2006
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
Apéritif confus
J’ai longtemps hésité
Avant de me décider:
Pour parler du midi, je devais caresser une
Forme parfaite, et des mots judicieusement choisis.
Car quinze années au soleil marquent lourdement le cœur,
Comment avoir alors le talent pour broder ce bonheur ?
Des images et des parfums, voilà ce qui me parle.
Quand les noms de Naurouze, ou de Narbonne,
De Perpignan, de Limoux ou de Carcassonne
Viennent à être prononcés,
C’est mon âme et non mes oreilles
Qui soudain s’éveille.
En quelques mots, j’aimerais peindre
Avec toute la force d’un chanteur de jadis
Cette symphonie de parfums aux couleurs anisés,
Ce miel, ce jasmin,
Ce thym,
Qui m’amusent et font amuser.
Au soleil, on boit pour se rafraîchir
Et pour parler, surtout pour parler. On
N’est jamais sombre au soleil. Quand
L’alcool vient peindre les oranges en bleu,
Quand le ciel s’amuse à être poète un peu,
Quand il vient comme faire un drap sur les plaines,
La cerise se change en miel et même les enfants boivent.
Là-bas, l’alcool serre les mains et frappe le dos.
Un étranger s’y sent chez lui.
Et s’il a peur de ne pas s’y intégrer,
Au bout d’un verre il est du pays.
On aime les visiteurs comme nous-mêmes,
Et le fromage et le pain accompagnent le vin
Mieux qu’au dernier repas du Christ.
On y danse et on y chante comme si demain allait mourir,
Et on boit et on rechante après avoir bu.
Le soleil est dans les verres et dans les mains,
Dans les prières,
Dans les yeux.
Et quand on ne voit autour de soi
Plus des amis mais des frères,
Et que chaque frère est le plus précieux de tous,
Que les terrasses sont belles et les filles aimables,
Et qu’on les aime comme des mères,
Comme des soeurs,
Alors l’eau elle-même enivre,
Et on garde toujours en soi
Un parfum d’anis et de lavande,
Un sucre de cerise
Et le goût de l’amande.
Quatre mille noms
Régulièrement, les universitaires s’interrogent et se demandent quelle langue serait la langue universelle, comprise de tous, et non du nombre ; une langue innée, comme enfouie au plus profond de chacun, qui se réveillerait grâce à un prodigieux signal, et qui pourrait en un instant faire resurgir du plus profond de nous grâce à des mots simples et des sonorités choisies tous les sentiments humains, les plus brutaux, les plus complexes ou au contraire les plus subtils, sur lesquels il est si dur de mettre des noms. La langue n’aurait besoin d’être apprise, pas même sur les genoux de la mère tandis qu’on boit le maternel lait, pas plus à l’école, et n’aurait d’orthographe que des codes implicites sus de chacun, pas de grammaire autre que celle qui se devrait d’être, et chaque homme s’approprierait la langue comme jamais, comme on s’approprie une chanson. Car cette langue ne serait rien de plus que cela, une mélodie, une symphonie, une rhapsodie, une élégie, une tarentelle, une musette, un rock’n roll ; et dans ses accents tragiques comme dans ses artifices joyeux elle s’élèverait sans retomber, sans même fluctuer, mais serait toujours reprise.
Le monde deviendrait un havre de lumière, plus de zone d’ombre : un nouvel objet apparaît ou est crée, un nouveau concept, un nouvel être et soudain le mot s’affirmerait de lui-même, le même dans toutes les bouches, le plus parfait de tous, le seul, l’unique, qui de par la forme ou de par le fond permet de restituer toute la grandeur, toute l’épaisseur, toute la tristesse de la réalité. Il ne serait plus de langue de bois, d’hypocrisie, de demi-parole, car les mots prononcés auraient à la fois mille sens et un seul, et selon qui le prononce on le comprendrait, selon quand on le prononce on le comprendrait : poète deviendrait une profession, un sacerdoce ; on serait rêveur avant que de naître, en naissant, en grandissant, en mourant, et le soleil ne serait plus qu’un astre, qu’une étoile, que la couronne du roi bleu, et la lune ne serait plus qu’une sphère, que le diadème de la reine noire ; on serait peintre avant que d’être, en respirant, en marchant, en soupirant, et chaque femme ne serait plus qu’une muse, certaines deviendraient des déesses ; on serait heureux, tout simplement.
Car la qualité première de cette langue est l’honnêteté, et la vérité est beauté tout comme la beauté est vérité.
Les philosophes, les linguistes, les philologues, les paléontologues, les prêtres ont tous espéré un jour détenir la clé qui permettrait à l’humanité entière de s’élever dans une ère nouvelle. Ils ont été nombreux, mais l’histoire ne retint que peu de noms : beaucoup d’appelés, peu d’élus.
Le premier homme vint avec un habit d’académicien aux palmes d’oliviers jaunes, un habit vert de cérémonie, bleu comme son nom l’indiquait ; il vint à la fin d’un nouveau siècle avec un dossier lourd, des relevés précis des substantifs les plus courants dans toutes les langues répertoriées à ce jour. Il mettait en avant les ressemblances, les dissonances, les phonèmes les plus courants. Il ne s’intéressait pas aux représentations écrites, considérant qu’une langue commune est sue des analphabètes, et n’a donc ni syntaxe, ni grammaire, ni orthographe, ni écriture, mais un vocabulaire théoriquement illimité. Le principe de base était le suivant : tout comme la langue allemande – et toute les langues ayant une architecture écrite en théorie, mais le cas germaniste est d’autant plus parlant – est capable de créer des mots d’une longueur prodigieuse, qui ne sont en réalité qu’un condensé habile de périphrases, la langue universelle était capable de produire ces combinaisons. Mais ces mots se devaient d’être simples, et ne pas dépasser deux phonèmes. Un problème de taille se heurtait à lui : il fallait considérer que le nombre de phonème existant est fini et bel et bien fini, et que le nombre de mots pouvant ainsi être créé était tout aussi fini et largement insuffisant pour réussir à laisser entrevoir la complexité de l’univers connu. On ne pouvait jouer de l’association des mots, car cela signifierait règle, ou syntaxe, trop élaborée pour être implicite et innée. Il fallait donc considérer (et c’était là la divine conclusion de son rapport) qu’une telle langue ne pouvait être exploitée qu’au sein d’un espace clôt, réduit, fermé, confiné, afin que le nombre d’objets à décrire et les concepts à élaborer soit tout aussi simples.
Le premier homme était marié, et avait une douce femme qu’il appelait « mon petit bouchon » avec le sourire aux lèvres, et il l’embrassait avec tendresse. Elle avait toujours voulu un enfant, mais lui n’en voulait pas : il ne songeait qu’à sa carrière. Chaque vendredi ils dînaient dans un restaurant différent, pour goûter un nouveau vin et une nouvelle viande, pour comprendre d’où provenait cette cruelle envie de changement. Mais hélas, rien n’y faisait. Leur principal problème était de toute évidence la discussion, la parole : ils ne prenaient plus le temps de parler comme aux temps anciens, quand il jouait de la guitare et elle du violon. Il adorait ses grands beaux yeux verts, et sa bouche d’héroïne tragique, quand dans le drame la cruelle n’est plus que bouche, celle qui dispense les baisers, celle qui dispense les reproches. Il lui semblait même de temps en temps qu’elle ne s’exprimait plus qu’en alexandrins, demandant où sont passées les riches années de bonheur perdu, réclamant à corps meurtri des baisers qu’il ne donne plus, exigeant le retour des caresses à jamais oubliées ; et il aimerait bien réveiller en lui cette cruelle langue universelle qui aurait pu en un seul son lui dire ce qu’il songeait. Lui dire combien il l’aimait, mais comme on aime une amie et non une femme, combien il voudrait s’éloigner d’elle mais qu’il sait combien elle l’aime, et refuse de lui donner du pain tandis qu’elle a soif ; combien éteinte est la flamme qui brûlait jadis dans leurs yeux, dans leurs mains, près de leurs oreilles, dans leurs couvertures ; combien vains étaient leurs efforts pour redorer un blason fêlé, au léopard meurtri, à l’ours évincé, à l’abeille piétinée, à la bordure de gueules ; combien il espérait secrètement lui proposer le divorce et mettre fin à cette farce. Mais il ne lui disait que « je t’aime », en espérant qu’elle se rende compte que le mot était vrai, et faux tout à la fois.
Le deuxième homme vint avec une soutane noire au col blanc, une soutane impeccable, portée pourtant jour après jour depuis vingt ans, qui avait résisté aux génuflexions et aux prières. Il vint avec une lourde bible annotée, commentée, reprise, et il lisait des passages en inversant certaines lettres, en inversant certains mots. Pour lui, la langue universelle était le texte sacré, c’était la parole de Dieu. Certes les hommes, faillibles étaient venus et avaient mis leurs mots sur cette parole mais la vraie parole était en deçà, bien en deçà, dissimulée sous la découpe des versets et des chapitres, dans le pentateuque, Lévitique et Deutéronome, les évangiles ; il avait réussi, à force de mathématiques, d’astuces, et un rien de hasard également, à trouver un code secret. Un code si complexe qu’il ne pouvait être que divin. Un code si complexe qu’il ne pouvait être que véridique. La preuve, disait-il, était que le code marchait tout également pour toutes les grandes œuvres, Moby Dick, La peste, Alcools, et le message était tout à chaque fois le même : une répétition de deux mots monosyllabiques. Le prêtre défendait l’idée que ce n’était pas le nombre de phonèmes qui importait, mais bel et bien les infimes variations soniques qui permettaient d’entrevoir toute la complexité d’un message éternel. Mais il fallait un entraînement formidable pour parvenir à les retranscrire sans mal et sans se tromper. Il envisageait donc la possibilité (et c’était là la raisonnable conclusion de son étude) que seule une élite, une partie infinitésimale de la population naissait avec cette maîtrise de la parole. Le deuxième homme n’était pas marié, mais il n’était pas vierge. Avant qu’il ne rentre dans les ordres, il avait eu une amourette tranquille avec une belle fille rousse, douce, intelligente et aimable, qu’il aimait profondément, et elle l’aimait sincèrement et tout aussi profondément en retour. Aucun nuage noir ne venait obscurcir leur idylle, tout était parfaitement parfait. Si ce n’était la cruelle proportion du destin et du deuxième homme à jeter sa vie en l’air, et à se fixer des objectifs tout aussi absurde qu’improbable. Tout avait commencé par une simple boutade, elle lui avait dit qu’il ne lisait pas assez, ce qui était somme toute assez vrai, il avait toujours été plus scientifique que littéraire. Il avait répondu qu’il pourrait lire la Bible en une fois. Elle ne l’avait pas cru. Mais elle l’aurait dû. Et lui était parti sans un mot, sans avoir le courage de trouver le mot, le mot qui aurait pu tant lui dire, qui aurait pu lui dire combien il l’aimait, combien il l’avait toujours aimé, et que ce n’était pas de sa faute, mais de la sienne, que de la sienne, et qu’il regrettait mais qu’il ne pouvait faire autrement, qu’il regrettait mais qu’il ne pouvait pas faire autrement, qu’il partait et qu’il fallait s’y résoudre. Mais il n’avait rien dit.
Un soir, tard. Dans un bar quelconque. Une petite chanteuse terminait sa journée sur un mélancolique refrain, qui parle d’amour et d’eau fraîche, et d’elle qui est loin, là-bas au loin, très, très loin. Le premier homme regrettait qu’elle n’y soit pas. Le second regrettait qu’elle y soit déjà. Le premier buvait une manière de rhum blanc, presque laiteux, au nom poussif à quatre syllabes. Une autre preuve de la nécessité de la création d’une langue universelle. Le second buvait un cocktail de jus de fruits, le cocktail du jour, mangue, ananas, pêche et cerise. Sans doute déterminé par hasard, mais ça se laissait boire sans mal. Le premier soupira longuement, et le second s’approcha pour lui mettre une main à l’épaule.
C’est une femme, n’est-ce pas ?
Oui.
Il prit un peu de rhum à son tour et lui raconta son histoire. Le confesseur se confessait. Puis le premier homme raconta son histoire. Et quand ils eurent bien raconté, ils se turent. Et comprirent alors tous deux quel est la seule vraie langue universelle : le silence qui suit le verre.
La Renaissance de la folle blanche
Il est dix heures quand je me réveille enfin. C’est l’été, et il fait chaud : autour de moi, un silence pesant. Mon amie est là, dans mes bras, elle dort encore. Le nez blotti dans le creux de mon épaule, ses cheveux éparpillés sur ma poitrine, sa blondeur associé au châtain de ma forêt pectorale me fait entrevoir des histoires interdites et des souvenirs doux d’une soirée érotique, passée à se découvrir l’un et l’autre. Je glisse lentement sur le dos, je mets vite un oreille sous sa tête : je ne dois pas la réveiller, pas encore. Je lui suis redevable, les hommes sont toujours redevables de leur compagne après une nuit d’amour. J’enfile un rapide caleçon, je me dirige vers la cuisine et prépare un frugal petit-déjeuner. Des tartines cuites à point, du café, un peu de beurre, du lait. Deux sucres pour elle, un seul pour moi. Dans le frigo, quand je repose le beurre, je vois une bouteille de liqueur, vide aux deux tiers. Le souvenir de la soirée passée me revient en un éclair.
Nous étions six, puis quatre, puis trois puis deux. Il y avait moi, elle, sa sœur Andromaque et Petit-Jean mon meilleur ami et son copain, puis Théo et Sydoine, les inséparables. Elle les avait invité, sur un coup de tête, comme ça. Elle les avait vu dans la journée, par pur hasard. Et leur avait demandé de venir dans la soirée, pour refaire le monde. Elle ferait des pâtes. Sydoine était venu pour la révolution, Théo pour les pâtes. Andromaque et Petit-Jean sont nos voisins, et ont toujours un œil sur nous. Pour nous protéger, car ils tiennent à nous autant que nous tenons à eux. J’avais rencontré Petit-Jean un matin d’hiver, devant la faculté. Il fumait une cigarette, et je n’avais plus de briquet. Il m’a tendu le sien, et je ne le lui ai jamais rendu. Il a quelque chose dans sa voix qui m’intriguait et m’intrigue encore, sans que je ne puisse expliquer totalement quoi. Une voix à la fois masculine et féminine, qui fluctue maladroitement avant de se poser, brutale, en fin de mot. Cela créé une mélodie étrange, à la frontière entre le violon et la scie égoïne, le zinc et le mercure. Ses idées sont singulières ; anarchiste convaincu, politicien engagé, on l’appelle Démosthène. Mais un Démosthène qui ne se serait jamais entraîné à bien parler. Sans se moquer, son corps également est singulier, il est grand mais courbé, ce qui le fait paraître bien plus petit. Ses bras pendent généralement comme s’ils le gênaient et qu’il ne savait pas quoi en faire, et tous ses jeans sont rapiécés. Andromaque l’avait connu par hasard, en pleine rue. Ils s’étaient croisés sans se voir, mais son parfum l’attira. Elle met toujours sur son cou et en abondance de larges senteurs de lavande et de pin, parfois même du whisky. Elle prétend que ça éloigne les moustiques, et que c’est excellent pour la peau. Il l’avait donc suivi jusqu’à chez elle, et elle l’avait invité prendre un verre. Et il ne lui avait jamais rendu. Puis c’est grâce à Andromaque que j’ai rencontré Bérénice. Bérénice est la petite sœur, de deux ans la cadette, mais elle est plus grande et plus mature que sa sœur. Elle est également plus sérieuse, plus sereine, plus calme. Elle ne s’éparpille jamais dans des considérations oisives, des lubies précieuses ou des projets absurdes. En échange, elle m’offre toute la tendresse dont j’ai besoin, toute la douceur que je recherche. Je suis ainsi fait, j’ai besoin d’être rassuré : à la fois mère et amante, elle est parfaite à mes yeux, et je le suis aux siens. On s’est plus immédiatement, sans détour ni ambages. Un regard a suffit. Peut-être un coup de foudre, assurément une admiration et un respect réciproque. Théo et Sydoine sont frères, et nous les connaissons mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes. Toujours ensemble, faux jumeaux de titre mais très semblables d’apparence, ils sont toujours au courant de tout sur tout : concerts, manifestations, cinéma… ce sont de beaux parleurs, des séducteurs compulsifs qui multiplient les conquêtes comme d’autres les petits pains. Mais le peu de temps qu’ils aiment ils aiment sincèrement, et tueraient père et mère pour l’objet de leur désir. Mais inconstant en pensée comme en sentiment, ils se lassent de n’être que trop rarement surpris et papillonnent de cœur en cœur, de lit en lit. Théo est l’aîné, mais il ne l’a pas fait exprès comme le défend Sydoine. Ils sont restés jusqu’à la fin, Sydoine jusqu’à la toute fin. La soirée s’est construite sur le thème de l’économie et de la manière dont on l’enseigne. Théo étudie dans ce contexte, Sydoine est quant à lui plus social. Les deux matières se recoupent régulièrement, et les frères s’amusent à partager et faire partager leur vision des choses. Les discussions sont souvent animées, parfois justes, toujours amusantes : c’est à celui qui parviendra à comprendre comment vont les choses, et comment les améliorer. Alors on se lève et on se bouscule, on invente des images, on en appelle aux grands auteurs. Et celui qui manque d’arguments doit vider son verre. Théo a beaucoup bu hier soir, c’est pour cela qu’il est parti le premier, avec Petit-Jean qui doit travailler aujourd’hui. Il était d’ailleurs fort silencieux quand j’y repense.
Je remonte et Bérénice est réveillée. Elle se frotte les yeux du revers de sa main en grognant un peu, pestant contre le soleil et le jour qui sont apparus. Elle se précipite sur le café qu’elle boit à petites touches, je lui beurre une tartine. Je n’ai pas l’habitude de déjeuner au matin, je préfère me rattraper sur le midi. Une vieille habitude, sans doute pas très saine mais qui m’a permis pourtant de survivre jusqu’ici. Je l’embrasse sur la joue et vais faire un rien de toilette. Je me rase, me recoiffe, m’habille. Elle va à ma suite, prend une douche et s’habille. Je l’attends en réglant quelques petites affaires, et en redonnant quelques coups de pinceaux. Je suis peintre. Du moins, j’essaie. N’est-on jamais peintre un jour ? Nous sommes tous des débutants me disaient mon maître, mort l’année dernière en m’assurant une dernière fois que j’arriverai à percer. Mais la seule chose de percé reste mon compte en banque. Bien sûr, je travaille, un contrat de temps à autres, mais je prépare surtout une thèse sur la sémiologie des bouteilles d’alcool. Bérénice a un emploi plus stable dans une librairie, c’est vraiment elle qui fait vivre le couple. Je me sens si mal devant elle, j’aimerai ne pas lui sembler minable. Elle me rassure souvent, mais je sais ce qu’elle doit penser de moi. Je dois lui jurer de mieux réussir. Midi sonne, et nous n’avons pas encore faim.
J’ai décidé d’aller voir Théo. Plus j’y repense et plus son comportement de la veille me semble bizarre. Quelque chose le tracasserait ? Je ne l’ai jamais entendu, pas plus que son frère, se plaindre de quoi que ce soit. Toujours aimable, bon, disponible. Disponible. A mon tour d’être disponible pour lui. J’ai acheté une petite bouteille, je sais qu’il aime le cidre doux. On pourra le boire autour d’un peu de charcuterie, ça me fera l’apéritif. J’ai dit à Bérénice que je serai de retour avant les trois heures, pour ne pas manger trop tard. Théo habite en ville, tandis que son frère est un peu plus près du campus. Un petit immeuble sympathique, très frais en été. La raison pour laquelle il avait consenti à prendre cet appartement-ci, plutôt qu’un autre légèrement plus grand au même prix mais un étage plus haut, qui le rendait infernal en plein mois d’août. Je grimpe les escaliers, je frappe. Pas de réponse. Je cogne plus fort. Pas de réponse encore. Je commence à paniquer. Je redescends et interroge la concierge. Elle ne l’a pas vu entrer hier soir. Je l’appelle sur son portable : il est éteint. Que se passe-t-il ? J’appelle Sydoine. Il me répond d’une voix enfumée, je lui explique. Il s’inquiète lui aussi, dit qu’il me rejoint. Dix minutes plus tard, il est là. Essoufflé et débraillé, anxieux.
Anxieux.
Il a un double de la clé et ouvre la porte ; tout porte à croire que Théo n’est pas rentré de la nuit. Il n’était pas même dix heures quand il est rentré la veille, et il tient bien, très bien même l’alcool. Que s’est-il donc passé ? Dans la chambre, nous regardons les murs, le sol, les armoires. On recherche malgré nous un quelconque indice, une trace, une preuve, une piste. Je m’attarde plus que de raison devant une affiche au-dessus d’un piano. Théo est musicien, c’est son violon d’Ingres. Il sait jouer de tout, et à l’oreille. Sydoine vend son parent un peu partout, au détour de la moindre conversation portant sur la musique. Il raconte comment il arrive à retranscrire les mélodies après ne les avoir entendues qu’une seule et unique fois, à maîtriser d’un geste les instruments les plus barbares et les plus obscurs. Malheureusement pour lui, il n’a aucune imagination (« c’est bien pour cela qu’il étudie l’économie ! » appuie son frère) et est incapable de composer une œuvre originale. Qu’importe, savoir refaire au ukulélé Jeux interdits est plus impressionnant qu’écrire un nouvel opéra sur un coin de nappe. L’affiche m’a toujours intéressé, et j’ai même plusieurs fois proposé de la racheter, en vain. Il y tient, et il y a de quoi. Le fond est rouge, légèrement nuancé vers le bas de points noirs, qui diminuent en taille au fur et à mesure que l’on remonte. Un visage de femme tient lieu de principal argument publicitaire. Dessinée à l’huile, imitant un style propre à l’entre deux guerres, elle porte une de ces espèces de bonnet violet et cerclé d’un bandeau noir, qui va à ravir avec le roux de ses cheveux, coupés au bol. Elle a des perles vertes aux oreilles et un rouge à lèvres noir, et une mouche sur sa joue droite, près du nez. Elle sourit en ouvrant légèrement la bouche, dévoilant des dents blanches impeccables, et caresse de sa main un collier de perles vertes également. Les épaules sont nues, tout comme le haut de la poitrine et tous les hommes qui voient l’affiche – moi y compris – l’imaginent nue. Mais les illusions sont toujours déçues, car dessous se lisent les noms des groupes participant au festival, aux noms plus incongrus les uns que les autres. Pour un peu, cela ferait presque une phrase : les têtes raides mes souliers sont rouges massive attack lofofora. Touché, coulé. Rien de particulier. Sydoine se gratte la nuque en soulevant un sourcil. Je n’aime pas quand il fait ça. Généralement, ça m’apporte des ennuis.
« Je pense qu’il est au “poulpe pasteurisé”… encore une fois. J’apprécie pas trop le voir traîner dans ce coin. J’ai l’impression qu’il est en train de choper une sale philosophie. » A peine a-t-il dit cela que je me dirige vers la cuisine, sors deux verres et verse un peu d’huile de table. On boit cul sec. La journée sera longue.
Le poulpe pasteurisé est le repaire des marmiteux les plus titubants de la ville. Le siège des ivrognes les plus infâmes, des accrocs de la térébenthine, des adeptes de la suze. C’est le point de rendez-vous favoris des réformateurs et des communistes. On fait généralement la queue pour entrer. Le poulpe a une spécialité de Bloody Mary. Et c’est grâce à cela que j’ai connu le bar. Bloody Mary. Le nom évoquait déjà pour moi quelque chose d’unique. J’aime le prononcer à la française, sans chercher à accentuer les premières syllabes. C’est comme inventer une nouvelle langue. C’est comme inventer un nouveau mot, qui n’est pas sans en rappeler un autre, ou plutôt un autre nom : car Mary est un prénom, il ne faut pas l’oublier, et cette Mary tout un chacun sait qui elle est tant on connaît le bar. Mais ma Mary à moi n’était pas de celle-là, et ne l’est pas plus maintenant que je l’ai bue. Car comme bien souvent je connaissais sans connaître, je démontrais sans avoir la vision. Je connaissais le cocktail mais je l’ai goûté et cela, sacrilège, sans le sentir auparavant. Il faut toujours sentir les cocktails que l’on ingère. Sentir, c’est déjà boire, c’est déjà savourer. C’est imaginer de par avance le goût de sa boisson, si elle sera âcre ou au contraire douce, violente ou doucereuse. C’est considérer que l’on va pouvoir finir son verre d’une traite, pour sentir sa bouche et sa gorge brûler, appeler au secours ou au contraire boire gorgée par gorgée, doucement, laisser l’alcool enivrer et les glaçons faire leur office. Les glaçons sont très importants. Leur nombre tout également. Il en faut cinq, trois grands et deux petits. Ils doivent colorer la surface de la boisson, la faire croire plus belle qu’elle n’est en réalité, plus transparente, plus claire surtout. Bien sûr, ils doivent rafraîchir, mais uniquement sous la dent : ils n’ont pas le droit de fondre au sein du cocktail. Je m’imaginais surtout le Bloody Mary rouge. Je me l’imaginais uniquement rouge, et en boire revenait à boire la couleur et non la vodka, ni le jus de tomate, ni le tabasco, ni le jus de citron. Bien plus d’ailleurs que le goût, il appartient – et mon opinion s’en est trouvée confortée à présent que j’ai sa saveur sur les lèvres – à cette classe de boisson où la forme vaut bien plus que le fond. Le Bloody se sent, se regarde, on s’en imprègne avant de le boire : en définitive, le commander dans un bar c’est déjà l’avoir bu et c’est déjà en être ivre, c’est déjà être saoul. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles il a une réputation de triple sec, de dessoûler les titubées, de calmer les maux de tête. Mais il se tenait devant moi et je me suis imprégné de sa couleur.
Le rouge était un rouge parfait, un rien pâteux. C’est surprenant quand j’y repense car en buvant, la vodka fait son bel office et ne le rend ni gouleyant ni crémeux mais liquide et suave comme une mélodie du ponant, auquel le cocktail vole la douce teinte ; c’était un rouge de tomate, trop clair pour être celui du sang. Bien trop clair. Même un sang de vieillard, dans lequel les hématies brillent par leur absence n’aurait pas cette teinte. C’est de la tomate que l’on croque, et non du sang que l’on boit. Tant pis, je ne serai pas Nosferatu, tout au plus un pizzaïolo désabusé. J’ai bu, et comme je me l’imaginais on ne sent pas la vodka : on sent le rouge. Mais le rouge n’apparaît pas en bouche mais en gorge, et c’est à chaque gorgée un coup de fusil dans le dos. Les hanches se raidissent, d’instinct le bas-ventre remonte et vient cogner la table. Puis le menton remonte et imprime de toute sa force un certain mouvement (inédit dans mon cas) vers le bas pour que le tout soit ingéré. Puis on repose le verre, et les yeux cherchent une réponse. En vain, on ne peut qu’accepter cette douce douleur, s’essuyer les lèvres d’un rapide coup de langue et de tenter de redescendre en Terre, et d’un coup d’œil de voir le verre : encore six gorgées, et le paradis sera atteint. Et ce paradis a la couleur des néons du poulpe pasteurisé.
J’ai initié Sydoine, puis Bérénice, puis Petit-Jean, qui a initié Andromaque, qui a initié Théo. Mais Théo n’aime pas le jus de tomate. Mais il adore la Mary. Car l’autre spécialité du poulpe, c’est Mary, la barwoman. Une femme à la main « plus rude que le gant », dixit Bérénice. Elle est aussi blonde que le Bloody est rouge. Blonde comme les blés, blonde comme des blés d’automne. Elle porte toujours un T-shirt blanc serré qui mâche tout le travail de l’imagination, mais qui permet sans mal de mesurer la taille de ses seins. Quand il fait chaud, paradoxalement, ses tétons pointent et ça se voit sous le T-shirt. Et les clients boivent encore plus, peut-être pour les faire transpercer le tissu comme le mentionne une légende urbaine. Théo l’a vue (qui peut l’ignorer en entrant dans le poulpe ! Même les femmes se font lesbiennes en s’approchant du comptoir) et a dit à Sydoine « elle est pour moi ». Et Sydoine a répondu qu’il préférait les rousses. Théo s’est approché et a commandé un Bloody Mary, et Mary lui a souri et ses yeux ont brillé, dit-il. Régulièrement, il vient au bar et commande un Bloody. Théo n’a pourtant pas changé. Il ne parle jamais de Mary, mais son frère lui a interdit d’y aller trop souvent. Et Théo lui a désobéi. Sydoine dicte et Théo obéit. Théo sort en baissant la tête, et Sydoine toise la barwoman Et elle ne dit rien. Il se commande un armagnac, le boit, en commande un autre, le boit encore, en commande un troisième et me l’offre. Je bois, et nous sortons tous les trois. Théo n’a pas dormi. Il avance malgré lui en baissant la tête, son frère est silencieux. Moi je ne peux m’empêcher de songer à Bérénice. J’ai une idée.
Théo est amoureux. Réellement. C’est ce qui fait peur à Sydoine, et c’est ce qui fait peur également à Théo. La manière dont Mary le regardait était également équivoque. Sans doute est-ce réciproque. Sydoine pense la même chose que moi, et je suis sûr qu’il a ourdi le même plan que moi. On le raccompagne chez lui et il me demande d’avertir Bérénice, Andromaque et Petit-Jean. Je lui dis oui, et que tout sera prêt. Il m’accole et m’embrasse sur la joue. « Baker et Reinhardt », me dit-il. « Bien sûr ».
Bérénice m’attend, il est deux heures et quelques. Elle me regarde et se dirige vers une malle, et en sort un violon et un archer. Je l’aime tant.
Il n’est pas encore minuit et nous sommes tous là. Tous sauf Théo. Sydoine lui a recommandé de ne pas revenir au poulpe, autant dire qu’il l’a invité. Il est entré à minuit pile. Nous sommes tous là. Moi, j’ai la guitare. Bérénice le violon. Andromaque un violon. Petit-Jean une clarinette. Sydoine un accordéon. On commence. « J’ai deux amours… » Mary s’avance. Théo s’avance. Ils s’embrassent. Heureusement, nous ne serons pas saouls. Il n’y a guère que l’amour qui enivre, l’alcool abrutit. Ce soir, nous serons tous un rien enjoués, mais surtout contents pour Théo. On joue pendant deux heures, Joséphine, puis Django. Ils dansent et s’embrassent, et pour une fois les poivrots ont l’air de comprendre ce qui se passe. Pour une fois, pour une seule et unique fois. J’aime la guitare. C’est un instrument prodigieux. Si la trompette a été créée pour parler aux Dieux, la guitare a été faite pour amuser les anges. On en joue docilement. On ne frappe pas, on ne brise pas, on ne chahute pas. On ne fait que caresser, les ongles effleurent comme on effleure le galbe d’une cuisse ou d’une poitrine. Le son est produit, on le module sans contrainte. On l’oriente sans l’obliger. On lui laisse le choix. Mais nos caresses sont si douces qu’il se plie à nos volontés, et au final la mélodie existe. La guitare est légère, et léger est le bois qui la compose. Le son est cristallin. Végétal. Beau. J’aime autant la guitare que le pinceau.
Sacré Théo. La semaine suivante, il la quitte. Mais ces amourettes sont nos seules occasions de jouer ensemble, en espérant qu’un jour enfin il trouve la fille de l’affiche.
Liqueur florale et amère
Ma chère Sarah,
Je t’écris mais je crains fort, hélas, n’être guère inspiré ce soir.
L’inspiration est une chose fallacieuse, sais-tu. Elle vient et repart, on croit la posséder et finalement, on se rend compte qu’on ne tient qu’une jambe, qu’un pied, qu’un bout de sa gabardine. Elle s’éloigne encore et encore, avec son haut de forme et sa canne dorée et siffle « plaisir d’amour » d’un air goguenard. On lui court après, et alors qu’on croit enfin lui avoir poser la main à la gorge et qu’on l’étouffe afin d’inspirer son air vital, c’est elle qui finit par nous plaquer au sol et par nous piétiner. Elle plaque son bâton sur notre sternum et appuie si fort que la cage thoracique explose et que les poumons éclatent : les mains tremblent et ne peuvent plus écrire, et c’est la page blanche. Comment faire alors, comment pouvoir retenir cet éternel évadé ? Étrangement, en abaissant sa garde. Cherchez l’inspiration et elle ne viendra pas : laissez-la venir à vous doucement, et elle viendra d’elle-même se constituer prisonnière. Pour abaisser sa garde, la fatigue est mauvaise conseillère et la colère n’aide en rien. La haine rend les écrits brouillons, et n’est guère exploitable qu’au dessin, et uniquement pour peindre les paysages désolés. La mélancolie permet quant à elle d’écrire de manière plus formidable, plus durable, mieux tout simplement : les meilleurs esprits sont les tristes et les solitaires qui crachent sur le papier tout ce qu’ils portent sur le cœur. Même les pamphlets les plus drôles ou les astéismes les plus subtils ont été composés tandis que leurs auteurs étaient en train de pleurer à chaudes larmes. Il faut reconnaître que la tristesse n’est pas en soi un état désirable il est vrai ; alors que faire pour pouvoir écrire confortablement en étant triste, sans l’être tout à fait, être un sire triste sans être un triste sire ?
En buvant.
L’alcool est, sans conteste, le moyen le plus efficace de trouver l’inspiration. On en boit un peu et on est réchauffé, l’esprit s’apaise. On en boit un peu plus, l’esprit s’endort. On en boit encore, et l’esprit s’écroule. Mais cela ne dure qu’une seule petite, minuscule, improbable seconde : c’est comme alors si une transe incroyable prenait possession du corps entier et nous obligeait à écrire malgré nous. On ne change pas d’identité, ni ne travestit notre talent : mais il s’oblige à s’exprimer totalement sans la moindre pudeur, à l’état brut. Les idées s’enchaînent les unes derrière les autres, on les pèse et les trie, on les jette sur le papier. Mais le temps de l’écriture devient proche du néant, la frontière de l’alphabet s’amenuise et disparaît. C’est comme si sortait de la main en une caresse non interrompue un roman dans son intégralité. La première phrase est toujours la même : « j’écris et je suis extraordinairement clair ». Bien sûr, cela est faux. Il n’y a qu’en étant ivre que l’on peut oser écrire une phrase ainsi. Mais c’est le signal que l’esprit est libéré et que, détaché de toute contrainte il peut être exploité à son juste talent. Des mots connus mais hélas ! fort peu usités surgissent : pieux, inique, nonobstant, sempiternel. Ils servent les rimes oubliées et les rythmes négligés et amènent une couleur, une fraîcheur à la lecture qu’elle soit silencieuse ou bruyante que l’on ne rencontre que trop rarement. Que l’on me donne des tamariniers et des genièvres ! Des anacoluthes et des ravachols ! Des madriers et des ordinands, des gemmaux et des curculionidés !
Ainsi si je peux oser un amour hérétique :
Soulevant ta robe de moine,
Je trouve une rose pucelle.
Connaissant les gestes idoines,
J’évite de paraître cruel.
Une douce aubade effleurant tes lèvres,
Je brûle de percer ton secret ;
Enivré plus que par un verre de genièvre,
Je me surprends à rêver.
Sainte Bible condamnant mes gestes,
Belle douce, veux-tu me pardonner ?
N’ai pas peur de mes caresses :
Ma foi, c’est ce baiser.
Étais-je parfaitement sobre quand j’ai composé ces vers ? Je n’étais pourtant pas saoul ! Pas une seule once d’alcool ne traversait mes veines, artères et capillaires étaient vierges de toute substance immorale. Mais je n’y voyais pas clair, et la phrase première qui précède le poème est celle déjà citée ; et il t’est destiné, Sarah. Sarah, Sarah ! Tandis que j’écris ce nom tout en moi éclate ! Le drame s’approche, la tragédie se noue, le pathétique me ronge ! Sarah ! Comme il me coûte ce soir de composer ces mots ! Mon verre est là, mais vide, et la bouteille pleine. Buvons pour se donner du courage.
Sarah, je pense à toi continuellement. Tu es l’incarnation de l’exemple que je décrivais : tandis que sobre je n’ose trouver les mots, il me suffit de penser à toi, aidé par un petit verre alpin pour que ruisselle une divine inspiration. Ainsi puis-je t’écrire ce que je ressens.
Ce qui m’a le plus attiré chez toi, ce sont tes yeux, maquillés d’une manière exquise. Je croyais avoir devant moi une déesse égyptienne venue me donner une nouvelle formidable, venue m’apprendre à aimer. Je te devinais alors sous des soleils défendus et des nuits étoilées plus claires que les plus clairs déserts chauds et secs ; je te pressentais dans des torrents de fleuves capricieux qui vont et viennent sans s’arrêter, mais qui abreuvent les terres d’heureux présages et sans qui la vie serait impossible ; je te caressais sous des flammes impitoyables de prisons de tortures soudaines, où l’on guérit de l’audace insolente des chanceux orgueilleux, car voilà bien ma douleur impossible : je ne peux t’avouer mes sentiments sans avoir bu. J’ai d’ailleurs à nouveau avalé un rien de spiritueux absomphéique avant de poursuivre. Ton parfum, ta démarche me fait songer à présent à une tendre musique, un jazz manouche ou une guitare tzigane : et alors, ton image fait me souvenir d’une exquise ballade, d’une musique que j’avais composée en ton honneur. Je l’avais jouée à la guitare, en t’imaginant en face de moi, séparée par un feu ardent sur une plage désertée. Mes doigts glissaient sans erreur mais je tremblais comme à la saint-Jean, et toi tu souriais en me regardant et en imaginant, je le supposais, des intrigues interdites.
L’inspiration est là à présent, mais ma tête tourne. Je m’allonge à présent et me relève pour écrire. Sarah, que n’aimerais-je te faire lire ce que je compose actuellement ! Mais cela restera à jamais un instant, un rêve secret. Mais que ne t’aimé-je dans ce rêve secret ! Je te vois dans des habits, des foulards qui me rappellent les gitans d’antan et de maintenant, et je ferme les yeux et te vois encore danser. Danser, si tu pouvais danser pour moi ce soir-ci, Sarah, je serai le plus heureux de tous, le plus heureux de chacun ! Et ton ombre serait projetée sur des roulottes blanches immaculées, et la lune elle-même nous épierait de manière espiègle et jalouse, jalouse de ta grâce et de ta beauté. Tu danses mais tes pieds ne touchent le sol, ils glissent et toi-même tu voles. Et ta jupe tourne sans s’arrêter, colore l’air autour de toi de rouge et d’orange, de jaune rageur ; et tes colliers de breloques, ivoire et ébène, ivoire et cobalt noir sonnent sur ta peau et sonnent sur tes poignets, résonnent sur la musique et sonnent sur les flammes ; et tes cheveux tournoient encore et cinglent ton visage, et tes yeux brûlent de m’atteindre. Et ce regard me brûle plus que le feu qui brûle au milieu du campement habité que de nous deux, et je continue de jouer mieux que Django lui-même. Puis tu t’arrêtes de danser et tu t’agenouilles à mes côtés tandis que mon morceau s’achève. Tu fais glisser ta main le long de mon dos, et tu agrippes mon épaule avec fureur. Je m’arrête de jouer et tu m’embrasses, et je t’embrasse, et la nuit dure éternellement sur ce baiser sublime, qui ne mourra jamais plus.
Non, jamais plus.
Mais ce n’est qu’un doux rêve aidé par l’illusion fantasque d’un verre. Et si je ne l’avais couché sur le papier comme à présent, encore assez vaillant pour le faire je l’aurai sans doute oublié, ou bien ne m’en serait-il resté qu’une vague vision, qu’un vague souvenir, des formes qui iraient et reviendraient, traverseraient mon esprit et mes souvenirs. Et au détour d’une conversation j’aurai tenté de me rappeler ce que j’ai vu et ce que je vois encore distinctement rien qu’en levant la tête, et absent de tout ce qui m’entoure mes yeux se seraient brouillés et une atmosphère pesante m’aurait alors entouré : des fumées aussi denses que des rubans blancs se seraient pris autour de mes poignets, de mon cou, et une musique de cordes pincées aurait tinté près de mon oreille, en vain ; je n’aurai pu comprendre d’où me provenait cette langueur et cette mélancolie qui me saisirait alors et me rendrait frêle, fragile, triste. Car je suis triste, Sarah ; je ne le suis pas encore puisque emporté par la chaleur enivrante de mon alambiqué breuvage je ne me rends compte de ma détresse mais je sais que demain, quand à nouveau comme le jour de ma naissance je serai pur et vierge de tout rire et de toute boisson je me lèverai et que je verrai ce texte, ou bien avant cela si une musique, un mot, un simple geste me fera songer à toi, alors je serai rageur, triste et impuissant : tu ne seras pas à mes côtés, tu ne seras pas dans mes bras, et je ne serai pas même dans tes pensées. Car mon premier geste demain sera de déchirer cette lettre, de la froisser, de l’oublier. Et de me résoudre à croire que tu m’es inaccessible, que tu ne ressens rien à mon égard et que mes hallucinations vacillantes ne sont que des delirium tremens, vagabondages malsains d’un esprit fou qui croyait avoir la force de t’avouer enfin ses sentiments. Mais l’alcool, quand bien même il m’aura donné un semblant d’inspiration, quand bien même le Dandy m’aura donné la main et que j’aurai, en plus du « Plaisir d’amour » chantonné « Le temps des cerises » n’aura pu me convaincre d’aller au-delà de ma couardise. J’espérais secrètement y parvenir, mais je crois malgré tout que le mieux à l’instant, si je fais appel aux dernières lucidités de mon esprit, est de renoncer à cet insensé projet et de me coucher.
Je t’aime Sarah, et je n’aimerai jamais que toi. Et cet amour ne s’exprime hélas que saoul, et je crains de boire en ta présence de peur de me trahir. Voilà pourquoi je reste si froid et lointain en ta présence, voilà pourquoi je n’ose t’aborder. Je ne veux pas que tu te moques de moi, de mes ambitions grotesques d’adolescent romantique en mal d’une ultime reconnaissance. Alors je préfère me taire.
Je t’aime Sarah, mais tu ne le sauras jamais et ma vie se terminera comme je viens de terminer ma bouteille : sans que quiconque ne vienne la remplir d’amour ni de tendresse.
La double tradition
« L’alcool est une reine bavarde. Bavarde et coquette : dans les chambres qui parsèment ses nombreux palais, mille parures aux mille couleurs et aux mille parfums s’offrent à ses admirateurs. On veut la voir, la contempler, avec malice et tendresse : ce ne serait que la déshonorer de ne pas lui présenter ses hommages ; les codes de politesse se doivent d’être respectés. On raconte que plus d’un fat eut la gorge tranchée de ne pas avoir ôté son chapeau et salué une dame du monde : l’alcool fait perdre la tête. Dès lors, la gracieuse couronne attire à elle bien des mignons, bien des serviteurs, tous plus attentionnés les uns que les autres. C’est à qui sera le plus empressé, qui flattera le mieux, avec diligence et intelligence, qui saura également discréditer ses adversaires afin de rester le seul, l’unique, le préféré. Quand alors il parvient à ses fins il est trop tard : le tourbillon, comme ces tempêtes de sable téméréennes l’a d’ores et déjà happé, lui a ôté toute intuition et toute volonté, toute joie : et plutôt que d’être promu, comme on l’aurait voulu roi ou prince, conseiller ou cardinal, on devient bouffon, on s’habille de couleurs vives, criardes et vulgaires en agitant devant soi un sceptre qui glingue. Il est alors trop tard, et une vie de servitude commence, persiste et signe.
Aux premiers temps, on boit pour oublier. Oublier. Puis on finit par oublier que l’on boit pour oublier. On en arrive à boire pour boire, parce qu’il le faut, parce qu’on le doit. Puisque c’est ainsi et, croit-on, cela a toujours été. Mais si on a commencé à boire, ce n’est rarement sans raison : les alcooliques, les “vrais” alcooliques ne sont pas des boit-sans-soif. On boit pour retrouver, l’espace d’une soirée un semblant d’innocence, une aire de naïveté, un univers de candeur franche et totale : c’est un retour, aidé par quelques artifices, à la tranquillité première, celle des enfants, celle du bonheur. Boire dans ces conditions est une manière agréable de se “changer les idées” ; aujourd’hui, dans les mêmes optiques, certains choisissent de faire du sport, de courir au petit matin triste ou bien de boxer un sac de sable, s’inscrivent dans de onéreux clubs de gymnastique bref, recherchent la paix intérieure au moyen de la pureté du corps, selon une logique spartiate de plus de deux mille ans d’âge et qui aura prouvé à maintes reprises son efficacité. D’autres, qui ne sont pas pour autant moins fainéants ni moins courageux jettent leur dévolu sur des considérations plus contemporaines, comme la relaxation ou le yoga : reproduisant des gestes précis, soumis à des interrogations antédiluviennes face auxquelles les logiques les plus rationnelles sont sans réponse, ils laissent vagabonder en des boulingrins hindous traversés de rivières de lait, de vin et de miel leurs âmes torturées et en ressortent apaisés et disposés, meilleurs. Alors quoi ? Le modernisme et ses atours fonctionnaires ont permis la création officielle du temps libre et, de facto, l’entreprise des hobbies et des passe-temps. À présent tout un chacun, pour peu qu’il ne soit la victime des grandes passions ou soumis aux influences néfastes de grands Dieux peut s’adonner sans complaisance mais avec une régulation horlogère à satisfaire ses moindres plaisirs, des plus honorables aux moins vertueux. Pourquoi dès lors la pratique chérie du lever de coude reste-t-elle aussi populaire de nos jours ? On l’excusait par le passé, puisqu’il s’agissait du seul loisir accessible, autant en lieu qu’en moyen, mais à présent ? Ce serait en réalité négliger l’histoire de l’alcool : première grande invention chimique, il reste le premier des médicaments ; tout au long de l’histoire tumultueuse des siècles, les savants ne déméritaient pas de compliments à son égard, lui prêtaient des qualités d’aide pulmonaire, d’antiseptique, de calmant ou au contraire d’excitant, il aidait à la digestion, soignait la constipation, faisait disparaître les tâches de rousseur ; pour un peu, ses vertus surpassaient en efficacité l’extrait de racine de mandragore ou toute autre décoction de sorcière bossue. Encore aujourd’hui l’alcool, du moins un de ses dérivés, reste un désinfectant puissant et commun. C’est oublier sa présence millénaire dans toutes les couches de la société, du prolétaire au bourgeois, du paysan au notaire, et son incorporation traditionnelle dans de nombreux plats, de nombreux objets : le parfum n’est jamais, à l’image de l’eau de Cologne qu’un alcool dissimulé dont on a quelque peu modifié le rôle. D’ailleurs, certains n’hésitent pas à se saouler au parfum, sans en éprouver le moindre scrupule. C’est tout simplement oublier son importance absolue, tout simplement.
Il a été dit que les alcooliques buvaient pour oublier, et l’on peut dès lors les considérer comme égoïstes et lâches : ils choisissent de mettre bien des choses de côté, plutôt que de les résoudre. Pourtant, ils boivent quand bien même ces ennuis ne les concernent qu’eux et eux seuls, sans éclabousser proches et parents. La quête de la douceur est en cela bien plus forte que tout. Ainsi a-t-on de la sympathie pour les ivrognes ; et rares sont les voyous, à moins que ces derniers ne soient habités d’aucun scrupule ni d’aucun respect pour le genre humain (ce qui reste pour ainsi dire inexistant : il faudrait trouver des malfrats sans dignité, pas même pour leur personne) qui s’en prennent aux négligés, aux marcheurs de travers qui rentrent chez eux en nuit, le pas hésitant, la démarche frêle, en insultant les réverbères et en traitant les murs de fainéant. On rencontre davantage des agressions sur noctambules sobres : s’ils voyagent en nuit, sobres et seuls, ils ne peuvent être que louches. S’ils sont louches, ils ont des choses à cacher. S’ils ont des choses à cacher, c’est que ce sont là des choses de valeur, et donc le vol sera nécessairement profitable. Cette sympathie vient également des nombreux amis dont peuvent se targuer d’avoir les piliers de bar : aussi saouls, parfois plus, parfois moins que leurs confrères, ils paient des tournées générales, rigolent, s’échangent des astuces, mais en aucun cas ils se confient : les rôles sont toujours clairement établis et seul le barman, ou le serveur le cas échéant peut endosser, le temps d’un début de soirée, quand on a assez bu pour parler mais pas assez pour rire, la soutane du confesseur. Il est là pour écouter, mais en aucun cas pour répondre, rétorquer ou conseiller. On ne fait que parler. Et le silence de l’homme, ou plutôt de l’oreille qui écoute acquiesce selon une tendre maxime. Et acquiesçant, on continue de boire. Malgré lui (ou bien le fait-il volontairement ?), il contribue au cycle de la boisson. On ne peut rien faire que de boire.
Mais en cela, l’alcool a des atours sublimes, comme on pardonne à une belle et intelligente femme sa cruauté ou sa méchanceté. Car quand bien même le breuvage râpe la gorge et décanille la paroi de la trachée on persiste : car d’odeur et de vue, le verre est doux. L’odeur tout d’abord : sage et sucrée, tout comme l’arôme du café ; elle pénètre dans le sang, enivre : on s’en repaît. C’est toute une histoire cette odeur, une stance, une épopée : au fumet on revit la cueillette, la distillation, la macération, l’alambic, la flamme même : on sent la terre, la sueur, le sang, la haine et le dégoût. On reconnaît l’effort. La couleur ensuite : on glisse le verre devant une source de lumière et on s’aperçoit que l’alcool est une forêt de miroirs, tous plus brillants les uns que les autres. L’alcool brille, il n’est pas mat quand bien même il arbore des textures de lait ou de crème. C’est une pierre précieuse, une pierre liquide : la pierre philosophale alkhaestéenne, qui sait, mais qui est inexistante dans la nature, et en cela elle attise et effraie. Après cela, l’on peut boire en toute légèreté : tout sera à jamais pardonné.
Enfin, les alcooliques savent le prix du verre. Ils les comptent, les recensent, comme le toxicomane hait la seringue qui transperce ses veines. Et c’est pour cela que sous leur carapace se cache une tristesse, et une envie de corrompre ce cycle infernal, et qu’ils s’y essaient : sevrage, réunions anonymes, violences ; la volonté seule permet de sortir du gouffre. Mais abstinence et abnégation ne sont pas toujours des amies fidèles, elles courent souvent la campagne tandis que la reine, elle, honore toujours ses sujets de sa présence. Ainsi les buveurs honorent et rejettent, pleurent et rient tout à la fois : ils connaissent le prix de la vie, et la dépensent à rebours.
Ce sont là des poètes, et peut-être alors est-ce là la seule raison pour laquelle les poètes, les grands poètes, boivent et s’enivrent. »
Anonyme
Eau-de-vie lucullutienne
« “3. Il est des choses que l’on autorise et d’autres moins. Pour autant s’en scandalise-t-on ? Prenons le doux alcool qui nous brûle les lèvres et nous tord l’estomac. Un instant cria-t-on qu’il s’agissait de magie et de lui consacrer un culte. Mais soudain d’en applaudir la substance que d’en maudire les effets. Ainsi approuve-t-on du prêtre qu’il boive et non qu’il soit saoul ; ainsi approuve-t-on le Dieu qui donne et non qu’il reprenne. Voyons comment sont les choses, ne réfléchissons guère : mais gageons de trouver, non pas une solution, mais une raison de trouver un solution.
Car là où certains croient voir un ennui, je ne vois là rien de bien méchant en vérité. Tout au plus aura-t-on voulu voir une raison supplémentaire que d’imposer de nouvelles règles, de nouvelles lois. Mais qu’importe ; il s’agira ici de défendre ce qui n’en a nul besoin. Je propose pour cela trois arguments aisément réfutables :
3.1 : Il n’est d’alcool qui ne rende saoul ; ne pas être saoul revient à ne pas boire et donc, de ne pas se mettre hors de la légalité car celle-ci ne couvre que les cas où l’on boit.
3.2 : À l’inverse, être saoul n’est pas foncièrement une preuve de délit de boisson : certaines substances médicamenteuses ou psychotropes peuvent produire un tel effet sur la personne. Ainsi ne doit-on pas simplement constater l’ébriété mais identifier sa cause ce qui serait non seulement délicat, mais terriblement ennuyeux.
3.3 : À ce que je sache, on ne peut boire pour un autre.
Certains sont sceptiques du fait de cette démonstration totalement absurde. Ils ont sans doute raison. S’ils ont raison, il nous faut boire.
Afin d’oublier cette démonstration absurde.”
Jean Meslier n’aurait guère fait mieux. Un mot peut-être de ce qui est vu aujourd’hui comme un inepte récit, intriguant et obscur, d’où l’on ne peut tirer aucune leçon, lire aucune morale, découvrir aucun message : des mots alignés par les hasards éthyliques d’un homme d’église désabusé, ayant encore suffisamment de poignet pour tenir un semblant de stylo et de mémoire pour se souvenir des règles élémentaires de syntaxe. Il convient de rappeler que les brebis galeuses existent dans tous les troupeaux, y compris parmi les plus irréprochables ; et que l’exemple de ce qui reste le plus incohérent des êtres doit nous permettre de réfléchir sur la place que doit tenir le vin dans la célébration de la messe.
Or ça, prenons les choses de manière simple, correcte mais non superficielle. Depuis bien longtemps l’on dénonce les penchants, semble-t-il millénaires de l’homme pour l’alcool. N’en fallait-il pas ainsi peu pour qu’il puisse rentrer dans la commémoration la plus sacrée qui puisse exister ? On en fit le sang d’un Seigneur. On en fit la plus sage des substances. En oubliant, l’espace d’un cruel mais déterminant moment, qu’il a des effets secondaires qui n’ont strictement rien à voir avec la foi. Est-ce une erreur ? Non. C’est une composante nécessaire. Un rappel des leçons de notre Seigneur. Que le mal se tapit au sein de nous, et que tout est propice à accueillir l’Ombre. Y compris la vénération. Y compris la prière. Le dicible dissimulera toujours l’indicible.
Les cas, pourtant, d’hommes pieux morts saouls, ou adeptes de la bénédictine dernière est relativement rare, pour tout dire inexistant. Un cas, pourtant, de temps à autre, semble surgir prodigieusement et nous rappelle de nous méfier de la chose. Si cela a été depuis toujours, pourquoi s’en inquiéter à présent ?
Car les temps ont changé.
Et nous devons nous adapter.
Ainsi, cet individu n’a-t-il pas été là pour nous éclaircir, et éclaircir sur des débordements que nous savons exister depuis des millénaires, depuis des lustres ; mais permettre à une foule toujours grandissante de nous poser la question de l’utilité de certaines pratiques, question qui n’avait pas été mise sur le tapis depuis le seizième siècle et que nous avons pu, à renfort de Barthélemy, tuer dans l’œuf. À présent qu’il n’est plus permis à la sainte Église de tuer ceux qui œuvrent contre elle, nous nous voyons dans l’obligation de raisonnablement discuter sur ce qui serait la plus grande de nos réformes, et cela par la seule faute d’un ivrogne notoire. Il est déplacé et impossible de trouver un compromis ; notre position précaire nous en empêche. Et si nous ne voulons que, par la faute de quelques sophistes scrupuleux de faire respecter une bonne conduite dont nous sommes les instigateurs et les premiers protecteurs, notre entière fondation s’écroule, nous devons trouver une solution. Cruelle situation où l’élève dépassa le maître tant en vertu qu’en autorité ! Nous voilà pris à notre propre piège.
Étrangement, c’est en étudiant ces déclarations athéistes de l’homme en question que nous sommes parvenus à élaborer deux manières de nous tirer d’affaire. Toutes deux ne sont pas sans conséquences, à court et à moyen terme ; à long terme elles mènent à la destruction de notre culte.
Nous allons vous les soumettre en espérant que votre infinie sagesse nous permette de savoir définitivement comment agir.
Thèse 1 :
La première des considérations que nous soumettons à votre illustre autorité consiste à supprimer, purement et simplement, la moindre de nos boissons au sein de notre culte. Plus donc de vin, ni toute substance alcoolisée qui pourrait permettre, y compris en théorie le moindre débordement. L’intérêt primordial d’une telle considération est d’éviter de donner le fouet servant à nous flageller.
Plus simplement, il s’agit de remplacer cette substance avec une boissons fantaisie qui en reproduirait substance, couleur et, par exemple, goût. Ne manquerait que ce divin alcool qui donne la douce chaleur que ressent chaque prêtre lors de la sainte communion. Si à moyen terme la solution permettrait d’éviter strictement tout reproche, à long terme elle mène à la destruction pure et simple de l’Église selon une conception évidente à considérer, mais que nous exposons tout de même à votre sainteté :
- L’absence d’alcool interdit à l’esprit de s’apaiser et de rentrer parfaitement en communion. Cette absence de syncrétisme, qui pourrait passer pourtant pour annexe auprès de certains, empêche de rentrer en parfaite liaison avec le Seigneur puisqu’il exige l’amenuisement de nos niveaux de conscience enfin d’entendre la sage parole. Nous ne renierons point la vue néo-platonicienne de tout culte religieux, a fortiori le nôtre (nous ne remettons plus en cause les autres religions depuis bientôt cinquante ans, ce qui aura amélioré durablement notre image auprès des castes les plus populaires et les plus érudites, réunissant un groupe plus large que nous n’aurions pu alors l’espérer) qui espère permettre à l’individu, tout d’abord au chaman puis aux fidèles selon la communication de cet abaissement spirituel d’atteindre la sage parole. L’âme contenue dans le corps, en effet, appartient au Seigneur ; mais endormie par des considérations bassement matérielles du fait de notre enveloppe corporelle ne peut, sans aide atteindre la félicité exquise et recouvrer la vérité de notre Maître. Ce schéma simple peut être illustré au moyen d’une équation simplexe que nous proposons :
Pd + A => P+ / C = Ch + Te + At => P+ / Pu => Pr
Où Pd représente la Parole divine « dite » ; A, l’alcool qui permet d’atteindre la parole P+, compréhension de la Parole par le Chaman [C], puis par le Public [Pu] par l’intermédiaire du Chant [Ch], du Texte [Te] et de l’Atmosphère [At]. Cette parole comprise devient ainsi « ressentie » [Pr], assimilée et potentiellement exploitable par diction, formation de nouveaux chamans etc.
Il est impossible, du fait de la nature versée du chaman qui assiste au rite bien plus souvent que le commun des mortels que ce dernier puisse accéder à P+ sans l’intermédiaire du médium qui se trouve être l’alcool. Néanmoins, pourquoi pensons-nous qu’à court ou à moyen terme il permette au Culte de gagner un semblant d’autonomie ? Car nous présageons néanmoins que les prêtres peuvent encore, du moins sur quelques années permettre à leur barrière spirituelle de disparaître pour atteindre l’ultime félicité sans aide extérieure. Ce n’est qu’une hypothèse, mais suffisamment appuyée par les thèses de quelques généticiens qui présument qu’une accoutumance certaine existe de fait de la prise régulière d’une substance sur l’organisme, accoutumance d’ordre phénotypique et suivant une courbe de décroissance exponentielle de l’ordre de 1/ex et dont la demie-vie est calculée à 25 ans, environ, pour un prêtre ayant commencé à officier il y a de cela cinq ans.
- L’absence d’alcool empêche tout également de considérer le plaisir dû à la communion avec le Seigneur. Il convient de rappeler que le syncrétisme décrit dans le premier point n’a rien de sympathique, ni d’agréable. Les sensations subies se rapprochent même parfois de la torture, tant mentale que physique et dont la possession n’est que le penchant diabolique ; mais l’accès à la parole divine peut avoir les mêmes conséquences physiologiques que l’œuvre du malin, car nos corps sont porteurs du péchés et réagissent violemment au contact de la matière divine, comme l’acide au contact de l’eau. L’émulsion provoquée par le choc entre le souffle divin et la matière humaine peut même conduire, dans les cas extrêmes et lors de préparation insuffisante au rite, ou lorsqu’encore celui-ci est pratiqué par des profanes, à la perte temporaire ou permanente de fonctions vitales voire à la mort. Les prêtres étant mis au courant lors de leur formation par ce strict état de fait, il apparaît légitime de croire et de comprendre qu’un certain nombre d’entre eux, y compris parmi les plus âgés, redoutent encore et toujours ce processus. L’absorption d’alcool permet d’apaiser les craintes et les colères, et de faciliter la chose, comme on donne une sucrerie à un enfant avant une visite chez le dentiste ou qu’on lui promet une autre récompense qui pourrait lui plaire. Cette disparition entraînera nécessairement une révolte des prêtres qui refuseront catégoriquement de pratiquer le culte.
Nous pouvons ainsi considérer que cette solution n’entraînera que la fin de la pratique du culte.
Thèse 2 :
Il s’agit de devancer ces considérations en supprimant purement et simplement la communion. Comment peut-on donc élégamment faire pour permettre à l’Église de subsister le plus longtemps possible, sachant qu’elle est évidemment condamnée ?
Nous nous soumettons à votre auguste parole. »
… et Pierre II, comme l’on pouvait s’y attendre depuis bien des codex, ne trancha point.
Pomologie augeronne
Au bar, il y avait du jus de fruits, du café et du cidre. Tout le monde voulait du cidre : si bien que bientôt, il n’y en eut plus. Amandine et Émilie mirent une cuillère sur le tableau pour dissimuler le nom ; plus personne ne devait en demander. Pour faire enrager Émilie, j’ai joué la comédie de celui qui, sourd et entêté, en désirait encore. Émilie est grande et mince. Carole parlait avec Amandine. Elle est un peu plus petite qu’Émilie mais est également mince. Nous leur avons dit au revoir et nous sommes partis.
Nous devions aller chez moi passer la soirée. Nous avons demandé à mon voisin un DVD pour le regarder tranquillement, devant des pizzas commandés et qui arrivèrent peu après ; la soirée fut paisible. Elle s’endormit rapidement, fatiguée par sa journée et une quelconque maladie, mais je ne trouvais pas le sommeil. Je n’étais pas tracassé pour autant ; juste, il me semblait attendre quelque chose, qui ne venait pas. Je ne devais trouver quoi qu’au petit matin.
J’ai donc fait une nuit blanche. Et profitant du sommeil de ma douce, je me suis lentement glissé vers mon ordinateur, je l’ai allumé dans l’espoir que son ronronnement ne la dérange point, ce qui ne fut pas le cas – elle a le sommeil lourd – et j’ai écrit, navigué sur Internet, parlé à quelques connaissances rencontrées ci et là. Bientôt le soleil se leva, mais je n’étais toujours pas reposé : j’attendais encore.
Une seconde pourtant avant que le réveil de la table de nuit ne sonne, annonçant une nouvelle journée de cours, il m’a semblé comprendre. Tandis qu’elle volait à l’aube blafarde une nouvelle demi-heure de repos mérité, je prétextais une quelconque excuse et sortis. J’ai descendu la volée de marche, quitté la résidence, me suis dirigé vers le centre-ville. Là, dans un bar, j’ai pris un café crème. Je suis ensuite allé dans une librairie de ma connaissance, un petit commerce dissimulée entre les maisons, repaires de curieux et de silencieux : je m’y sens bien. J’ai acheté un tome quelconque. Je suis rentré chez moi, Carole allait partir. Nous nous sommes rapidement croisés, elle m’a embrassé, m’a souhaité une bonne journée, moi de même ; nous ne devions nous revoir que le soir. J’ai rapidement rabattu la couette sur le lit et m’y suis installé, lisant.
À chaque page que je finissais, j’allais écrire et ainsi de suite jusqu’à l’heure de midi. Là, je bus une bière et dormais deux heures. En me levant, j’ai écrit à nouveau.
Je continuais ce petit manège jusqu’au soir venu, et bien au-delà. Mon téléphone sonna à plusieurs reprises, c’était Carole : mais je ne lui répondais pas. J’étais ivre, ivre de tout : ivre de lecture, ivre d’écriture et, surtout, ivre de solitude. J’étais pris dans une effervescence que je me connaissais bien, et rien ne pouvait me détacher de mon travail. Cinq ou six appels plus tard, et autant de messages laissés sur mon répondeur, un silence d’enclume tomba brutalement sur mon studio d’étudiant. Au-dehors, j’entendais quelques oiseaux, et une discussion dont je ne saisissais que des bribes. Je ne devais pas m’arrêter : j’écrivais une lettre de rupture.
La veille, lorsqu’au bar il n’y eut plus de cidre, quelque chose se brisa en moi. C’était la spécialité du troquet : son absence était vulgaire. Ce manque, pourtant anodin, ne pouvait signifier que la fin d’une époque, je le savais au plus profond de moi. Les choses changeaient, et les beaux jours étaient derrière moi ; il me fallait renoncer à tout et à tous, et partir, ailleurs, faire de nouvelles rencontres et trouver de nouvelles amours.
Qui s’amuse à écrire une lettre de rupture car il n’a su boire la
veille ? Cela semble des plus stupides. Mais c’est ainsi que je me sais
fonctionner. Mon stylo n’a plus d’encre ? J’écris à présent au crayon
gris. Une chaussette se troue ? À moi tongs et claquettes ! Et ainsi de
suite. On me dit déraisonné ; je me dis absolu. Plus les temps passent,
et plus mes avis sont tranchés, en amour comme en politique. J’ai passé
ces dernières années dans un clair-obscur confortable, ni ombre ni
lumière, cinq minutes pour l’un, cinq minutes pour l’autre ; je croyais
atteindre, dans cette négation du choix la plus grande des
vérités.
Malheureusement, les déconvenues ont succédé aux désespoirs : et je me fis en réalité bien plus d’amis que d’ennemis, ne sachant si je voulais viande ou poisson. Ceux qui me ressemblaient étaient à mon image : fades et sans intérêt aucun. Pris de terreur face à eux, je résolus alors à être bien plus tranché dans mes avis. Et qu’est l’amour, sinon un avis comme un autre ?
Ma lettre était achevée, elle faisait une dizaine de pages. J’avais
fait, comme dit, de nombreuses pauses dans ma rédaction : je devais me
nourrir, qui d’alcool, qui de littérature, pour trouver les mots justes.
Le texte n’était pas parsemé de ces envolées lyriques que je dissimule
ci et là, ou de métaphores grandioses qui rendent évidentes le moindre
des événements : il était sec, et c’était cette sècheresse qui m’était
inaccessible. Il suffisait que je détourne le regard une seule seconde,
et brutalement les images revenaient ; je les effaçais en maugréant, et
reprenais mon écriture avec douleur, comme si je contraignais mon état
naturel.
Je compose le plus souvent sur mon ordinateur. J’ai délaissé la plume il
y a longtemps : il manquait ce bruit de marteau qui me plaît tant. J’ai
quand même pris le parti, étant donné la lourdeur de la décision, de
tout recopier à la main. Ainsi composée, la lettre faisait à présent une
vingtaine de feuillets : je paraphais maladroitement le tout, et sortais
de mon appartement. Le soleil commençait à poindre : le ciel était d’une
couleur dorée toute magnifique. Je me rendis chez mon amie, qui dormait
encore ou qui était ailleurs : cela ne me concernait plus. Je pliai
méticuleusement la missive, et l’introduisais dans la fente de la boîte
aux lettres. Je restais interdit, peut-être une minute ou deux,
m’envisageant les conséquences de mon geste, et partis alors.
Je restais éveillé la journée durant, sans parler ni manger, sans voir
quiconque. Vers les dix-huit heures, j’enfilai une veste élimée et me
rendis au bar d’Émilie. Elle n’était pas encore arrivée, m’avait-on dit
: je m’assis alors au fond de l’estaminet, commandai une bière et
attendis deux, trois heures, les yeux perdus dans le vague, que quelque
chose se produise.
Et quelque chose se produisit.
Émilie rentra dans le bar telle une furie. Elle était habillée d’une
robe noire et d’un collier vert, peut-être d’un peu de parfum mais il
était difficile de le dire. Elle alla embrasser son collègue, derrière
le bar, avant de le replacer et il lui sussura un mot à l’oreille : sans
doute qu’on cherchait après elle. Elle balaya la salle du regard,
s’arrêta sur moi, remonta son ceinturon qu’ornait un symbole en spirale
et se précipita vers moi. Elle posa les deux poings sur la table, me
piqua de ses deux yeux noirs et dit qu’elle savait tout.
J’hésitais un instant à lui demander le nom de la capitale de la Colombie, mais je me retins, pensant avec raison qu’elle n’avait le cœur à rire. Elle me raconta l’état de détresse de Carole, les pleurs qu’elle a épongés depuis la matinée. Elle manqua de me gifler. Je restais silencieux, stoïque, incroyablement quiet. Cela ne manqua pas de l’énerver davantage encore. De guerre lasse, elle finit par prendre son service. Je restais une petite heure encore en commandant un autre verre, et revins finalement chez moi. Il y avait une lettre devant ma porte.
Carole, évidemment.
Je ne pris pas la peine de lire. Je brûlais sa lettre et m’endormis.
L’amour n’est qu’un avis : et j’ai feint de ne pas le recevoir.
Festivité bénédictine
Le sang de la noix de coco
C’était une décision prise par avance. Un rendez-vous, pour ainsi dire : même si les raisons évoquées concernaient une tendre fête, une manière de beuverie pour célébrer la nouvelle année scolaire, les convives savaient pertinemment pourquoi ils y allaient. D’ailleurs, le seul choix du lieu du rendez-vous corroborait ces impressions, et songer à la seule promiscuité que le froid amènerait, à l’ombre menaçante de l’arbre gardien qui demanderait réconfort ou aux bougies témoins qui feraient vaciller leurs flammes comme d’autres se balancent, nonchalants, pour faire le guet et participer par leur absence feinte à l’entourloupe qui se prépare secrètement rendait déjà coupable et rendait déjà honteux. On se projette pour ainsi dire violemment en direction du futur quand la culpabilité ronge : on imagine les répliques, on prépare sa répartie, on s’amuse à créer des destins, plutôt des fils de destins comme des fils de Parques que l’on dénoue, emmêle, et coupe quand le besoin s’en fait ressentir. Jamais plus on ne sera si imaginatif : sans doute la raison pour laquelle certains artistes – même tous – boivent et recherchent l’alcool triste ou l’entretiennent, parfois contre eux – du moins, de manière inconsciente, et c’est ce qui compte ; l’esprit diffère du corps en cela : pour l’esprit seul compte la raison, pour le corps seul compte l’action – un sentiment de culpabilité, une sensation étroite de reproches. Et parlant de soi, c’est l’humanité que l’on embrasse, les plus égoïstes finissent toujours par être les plus altruistes et les plus compréhensifs. Qu’est-ce qu’un misanthrope à tendance pathologique, si ce n’est quelqu’un que l’on cueille soigneusement pour lui demander de l’aide ? Et ce constat de le rendre d’autant plus misanthrope, et de le rendre d’autant plus utile. C’est une manière de se convaincre que tout est bon, et d’ « inventer » une issue favorable, et non de se convaincre qu’il ne faut agir : car on s’imagine toujours ce que seraient les choses une fois l’événement passé, et non s’il n’avait jamais eu lieu. Rares, mais délicieux instants où l’éventuel justifie le présent : où ce qui est et sera est déterminé par la seule puissance de ce qui serait.
Le jour avait été fixé : c’est ce Lundi. Pourquoi particulièrement ? Pour des raisons prosodiques, prosaïques, esthétiques. Lundi, comme premier jour de la semaine et, pour cette année-ci précisément, du mois d’Octobre. Les emplois du temps s’accordaient également : aucune autorité, ni réunions, ni émissions, ni contraintes : du vide, encore et toujours. Et l’Homme, tout comme la nature, a horreur du vide et cherche avec ténacité à le combler. L’erreur pascalienne le guette à chaque instant, mais il s’amuse à l’ignorer et – ou – l’ignore à s’en amuser. L’heure a été imposée : six heures du soir. Pourquoi particulièrement, pourquoi alors que la soirée, que toute la soirée qui débute, cela va de soi, en fin d’après-midi était libre ? Pour profiter d’un instant unique d’onirisme chaloupé. Sur le champ du rendez-vous on peut voir, magnifique et ronflant, le soleil tomber dans l’horizon. À six heures et cinq minutes ce jour-là : et une fois le projecteur éteint, la fête pourra magistralement débuter.
Chacun devait fournir. Règle taboue régissant nombre de communautés. On partage le pain et l’eau, afin de délivrer un message de confiance – je mange ce que tu manges, ce n’est donc point empoisonné –, de renie de soi pour autrui – je t’offre la moitié de mes biens, c’est donc un cadeau – et d’amitié, enfin. Amis, ils l’étaient tous les sept assurément. Depuis la nuit des temps, c’est-à-dire depuis une septaine d’années. Le groupe avait grossi périodiquement, au voyage des hasards, des rencontres, des bévues ou des maladresses parfois, mais jamais des méprises : on lisait le cœur sur les visages et l’âme dans les yeux, et dans les yeux encore on mesurait la fierté, le courage, la bravoure. Le barème, bien qu’interdit et immédiat était d’une précision horlogère, d’un manichéisme stoïcien. Comme de souvent, il était exact et irréversible, difficilement modifiable dans tous les cas, même aux prix d’efforts ou de concessions extraordinaires. Fort heureusement, la pléiade n’était ni des plus « branchées », ni des plus hautaines et n’était qu’un groupuscule parmi d’autres : plus simplement, y adhérer apportait le réconfort d’une protection millénaire, et ne pas y appartenir ne faisait remplir l’âme d’aucune déréliction, pas même un haussement de sourcils. Ils étaient sept et inséparables, sept immuables : sept chevaliers dorés et argentés, un ordre où personne n’avait le dessus sur l’autre, jamais : ils s’écoutaient et se respectaient mutuellement, se conseillaient et prenaient conseils ; on les a même soupçonnés de former une manière de groupe, oui, de débauche ou de luxure. Mais ce n’était que de la franche amitié.
Théophraste formait, avec Lucien, le noyau dur du groupe. C’étaient les premiers, et ce seraient les derniers. Ils se connaissaient depuis la maternelle, et découvrirent qu’ils étaient voisins. Tout avait débuté tendrement : Lucien était assis au pied d’un arbre, attendant quelque chose de la vie. Théophraste l’aperçut, comme baigné de lumière, et lui demanda s’il voulait être son ami. Il répondit oui, et ce fut le début d’une longue union. Lucien, surnommé à cause de cette curieuse anecdote « l’éclairé » était issu d’une famille de catholiques pratiquants, et ce devait être du groupe le seul a n’avoir jamais été baptisé, et le seul à avoir subi et à subir encore les rites, les messes, les prières ; mais il n’était pas réfractaire à ces simagrées, puisqu’il croyait lui-même avec ferveur et piété ; il ne quittait jamais son pendentif en forme de croix qui pendait biblieusement à son cou, et qu’il conservait autant pour dormir que pour se laver, offert par une vague tante pour sa première communion. Bien que sincèrement convaincu de l’existence du Christ et de la véracité de toutes les paraboles du Livre, il n’avait jamais tenté de convertir quiconque à sa foi : pour ainsi dire, il ne parlait jamais de religion, quand bien même la discussion portait sur ce sujet-là. Il prenait alors une attitude innocente, regardait ses chaussures toujours impeccablement cirées et bredouillait qu’ils n’avait pas d’avis arrêté sur la question. En réalité, ses parents lui avaient imposé, et lui imposaient encore une foi dogmatique, tandis que son cœur était résolument luthérien : il l’était avant même de connaître l’existence du protestantisme. Il faisait régulièrement comprendre qu’il pouvait croire de sa propre manière, et régulièrement sa mère le frappait. C’était pour cette seule raison qu’il s’habillait toujours en manches longues et col fermé, qu’il abhorrait les bermudas et les pantacourts même en été : il ne désirait pas que l’on s’inquiète des étranges traces, coupures, brûlures, bleus et cicatrices qui parsemaient son corps par ailleurs chétif et pâle ; et bien que toujours entouré de lumières, d’auréoles mystiques et d’ailes gardiennes il se sentait perpétuellement sur la défensive, comme si chaque geste et chaque parole n’était jeté ou proféré uniquement pour le blesser et le vaincre. Était-ce par pitié ou désœuvrement qu’il avait été nommé chef de la bande ? Plutôt par convention. Car l’on savait bien, lui le premier, que Théophraste menait les rennes.
Il était de quatre mois son aîné, et par là le doyen de la pléiade : son physique de garçon boucher manqué, ses mains d’assassins et ses yeux injectés de sang des suites d’une mauvaise chute du haut d’un timide muret le rendaient impressionnant de visu, bien que Sabin le dépassait en force pourtant : mais il était bien plus intelligent. Sa mère était secrétaire dans une banque, et de curieuses rumeurs couraient sur la légèreté de ses cuisses, promptes à s’écarter au moindre coup de semonce si bien que Théophraste était considéré, à tort ou à raison, comme un bâtard. Le physique et la mentalité de son père, petit être malingre dissimulé derrière ses bouliers et ses lunettes, comptable dans la même banque n’arrangeait en rien le lourd poids de l’hérédité. Le sage, car c’était le surnom de Théophraste, était donc le véritable chef de la bande, et il contrôlait avant toute chose Lucien qui se laissait faire, docile. Pourtant, une véritable amitié, pour ne pas dire de l’amour reliait les compères, et le sage aurait vendu père et mère pour sauver Lucien : quand ce dernier avait été frappé dans la cour du collège par un semblant de brute épaisse, une crème de bestialité, et qu’il lui avait pris tout son argent, Théo l’avait attendu à la sortie des classes et s’était rué sur lui, l’amenant à avouer ses violences devant le principal et le conseiller d’éducation eux-mêmes et ce fut la fin du règne de Jojo le baraqué, responsable de l’intégralité des blessures handicapantes de l’école. Jojo reçut l’expulsion avec dédain, sans même un mot de remord ou de colère, et cela étonna fort : d’ordinaire les violents, quand ils sont écroués, parjurent et crachent, deviennent encore plus violent ; mais pas Jojo. Cela amena l’administration, sous un faux prétexte de paperasse défaillante à s’intéresser, avec raison, à son cas. Il s’avéra que Jojo vivait dans la peur : une mère malade perpétuellement hospitalisée et un beau-père perpétuellement ivre, qui jouait du goulot autant que du ceinturon. Jojo fut écouté, on le laissa parler, ce que personne n’avait jamais fait jusqu’alors, et il devint un élève volontaire, certes en retard et parfois « moyen », mais souvent courageux et toujours travailleur, comme ces peuples qui retrouvent le sourire après la mort du dictateur. Théophraste retint quant à lui la morale, du moins une des morales de cette anecdote et persista encore dans sa juste pensée, que le bon venait par lui. Il avait en effet ce don immuable, qui n’avait jamais trahi : celui de remettre les choses en ordre quand il le fallait. C’était, en un sens – et on l’appela souvent ainsi, ou bien avait-il lui-même crée ce titre ? – le « destructeur de chaos », le « chaostructeur » ; la graphie était par ailleurs très intéressante, les lettres se fondant et se confondant d’une fascinante façon.
Si Lucien était matheux dans l’âme, Théo était bien plus littéreux. Mais il demandait souvent à Lucien de corriger ses essais, car ni l’orthographe, ni la grammaire n’étaient son fort. Il ne désespérait jamais de se faire éditer, et composait surtout des odes et des poèmes :
Moi, doux poète de Sardagne
Que je ne suis sûrement pas,
Je t’offre un semblant de pagne,
Une lance et du sassafras :
Et je te demande de chanter et de danser,
En ton honneur et en celui de tes amis,
Et de les appeler chacun par leur surnom,
Et non pas, comme tous ces adultes, par leurs noms,
Que l’on sache que nous sommes des amis,
Et qu’on le restera pour l’entière éternité.
Nous étions comme des moutons
Que l’on aurait tondus et vendus,
Nous n’étions que de pauvres garçons
Sans l’habit et sans le sou, nus :
Nus et sans attaches, qui errions en nuit noire,
Sans comprendre tout à fait ce que nous faisions,
Sans savoir même ce que l’on devait faire.
Mais bientôt à l’ombre succéda la lumière,
Et ensemble, nous devenions les champions,
Et plus jamais nous ne perdîmes espoir.
On se soutenait contre vents et marées,
Pas un orage ou un grisou en vue :
Unis comme des frères à jamais ;
Rien ne saurait atteindre notre vertu.
Et quand viendra pour nous l’heure de mourir,
Nous nous dresserons contre cet odieux destin,
Et sans trembler nous déclarerons encore :
« Nous ne craignons ni douleur, ni mort,
Encore moins le hasard et ses démons malins :
Et c’est encore ensemble que l’on veut périr ! »
T.M.
Il signait toujours ses œuvres de ses initiales malingres, et prétendait appeler cela « poème ». Cela le satisfaisait, et satisfaisait Lucien tout également qui ne se serait jamais avisé du reste de donner une opinion négative. Mais les rares professeurs qui auront lu ces vers, au-delà du message somme toute agréable qu’ils distillaient, les lui rendirent avec dédain en bredouillant un vague « et vous prétendez avoir des ambitions littéraires ? » ; il n’accordait aucune valeur à ces jugements, préférant considérer cette sagesse éternelle qu’il avait reçue des esprits. Des esprits, et non des Dieux, car il ne croyait en rien aux Dieux, son cœur le portait vers un franc animisme ; et il avait ainsi dévoré un nombre honorable traités de philosophes orientaux, et se surprenait à dire souvent, se voyant Confucius :
« Je marche sur une route étroite et sinueuse,
Mais au bout se trouve la satisfaction,
Ni gloire ni souvenir,
Seul plaisir,
Et de le faire partager. »
À ce noyau de deutérium vint s’adjoindre, à peine un mois plus tard, un groupe autrement plus conséquent de quatre personnages, hauts en couleur tout également, et qui étaient amis avant de rejoindre Lucien et Théophraste. Ils les rejoignirent, et non l’inverse : il n’y avait du reste aucune explication à cette fusion, tout comme il n’y avait de raison à l’amitié entre le sage et l’éclairé : il s’avéra, sans nul doute, que les choses se devaient d’être ainsi et uniquement ainsi. Sans cela, le monde entier lui-même n’aurait pas tourné aussi docilement. À la tête du quatuor, chef parmi les chefs et donc numéro 3 – 2 – de la pléiade se trouvait Sofian, le curieux. Fils d’émigrés kabyles, bronzé hiver comme été, il parlait avec un accent particulier, ni totalement arabe, ni totalement maghrébin, mais assurément méridional. Il avait appris à lire et à compter tandis qu’il vivait encore dans le Sud, et n’avait pas la langue dans sa poche. Mieux : il n’était pas bavard, il avait du bagout, et il ne mentait jamais, il était simplement marseillais. Sa couleur et ses origines lui avaient attiré mille raisons de haïr ses semblables, mais fort heureusement il ne mangeait pas de ce pain-là : il était bon comme la romaine, jamais il n’avait levé la main sur quiconque, peut-être n’avait-il jamais tué un insecte de sa propre existence, à moins d’en avoir été aussitôt pris de profonds remords. Sa curiosité maladive et son penchant pour la cleptomanie – celle qui attire irrésistiblement vers les objets brillants et miroitants comme cent soleils – lui avait d’ores et déjà attiré beaucoup d’ennuis et plusieurs séjours dans les commissariats locaux, heureusement sans suite : même les plus revanchards des commerçants se laissaient attendrir par ce sourire franc et ces yeux pétillants, qui respiraient l’honnêteté et la franchise. S’il volait, c’était pour se donner une contenance ; et du reste, il ne volait pas, il empruntait et restituait toujours, à plus ou moins long terme, de plus ou moins bon gré. Les couverts d’argenterie, les pendentifs et les bagues étaient ses objets de prédilection, et il était devenu maître en la matière, un prestidigitateur en culottes courtes. Il arborait d’ailleurs avec fierté une chevalière ornée d’un diamant rouge, dérobée on ne sait où mais dont sa propriétaire, une élégante dame appartenant, disait-il, à la haute société lui avait fait cadeau. Il la montrait à qui le souhaitait ou ne le souhaitait pas et prenait bien garde, quand il mettait les mains dans ses poches, à laisser le majeur à l’extérieur de son pantalon afin de ne pas ternir son éclat. Plus qu’une simple coquetterie, c’était un signe de ralliement : et sa bande fut appelé avant que de rejoindre le duo du sage et de l’éclairé « la troupe du diamant rouge », et donnait l’illusion d’un gang secret ou d’une Cosa Nostra locale. Il s’était imposé comme un meneur, un investisseur, plein d’allant : il suffisait qu’il pointe du doigt une lointaine colline ou bien un mur tout aussi éloignée pour que l’on s’y précipite et que l’on explore, jusqu’à la nuit tombée parfois, ces nouveaux lieux. On s’y inventait des histoires, et en cela Sofian était particulièrement prolixe : le moindre caillou prenait des apparences d’œufs de dinosaure enfouis, la plus petite mauvaise herbe entrait dans la composition des concoctions maudites des sorcières d’antan ; conteur extraordinaire et enthousiaste, il semblait croire lui-même à toutes ces fables, ce qui rendait sa force de persuasion bien plus puissante que l’on put le croire. C’était par ailleurs lui qui avait découvert le fameux champ où tout ça devait se dérouler, avec les sept compagnons : un matin qu’il flânait sur le chemin de l’école, il avait tourné plus tôt que de coutume et découvert ainsi, juste derrière les bâtiments scolaires un coin tranquille, déserté des Hommes et de leurs mignons. Un refuge idéal qui devint son quartier général. Sabin, Barnabé et Gaspard étaient quant à eux des voisins, habitant le même immeuble, et ils s’étaient tout de suite plus : aucune domestication ni technique d’approche ne furent nécessaires, le soir même de leur rencontre, ils étaient frères.
Sabin était le plus fort de ce quatuor. Le plus fort, mais également le plus bête : incapable de fomenter le moindre raisonnement logique ou d’ourdir la moindre cabale, il ne connaissait que la loi du plus fort et l’argument des poings. Mais tout aussi bon que Sofian, débonnaire pourrait-on presque dire il n’agressait qu’en dernière extrémité et encore, eût-il fallu qu’on lui en donne l’ordre. Ses bras, bien trop longs, pendaient de chaque côté de son buste et se balançaient de gauche à droite en marchant, lui donnant presque une attitude simiesque qui prêtait à sourire. Mais il ne s’apercevait jamais que l’on se moquait de lui et se contentait de rire, fort bêtement par ailleurs, heureux d’être heureux, tout simplement.
Barnabé était le petit frère de Sabin, d’une année son cadet mais sur le plan intellectuel de trois ans son aîné. C’était là un savant, un chimiste et un physicien accompli aux lourdes lunettes rondes, toujours impeccables, à la mèche blonde rebelle qui lui tombait devant les yeux mais au corps frêle, aussi frêle que son frère était fort ; il évitait par ailleurs soigneusement tout conflit, ne serait-ce qu’avec sa propre famille et son silence pesant lui faisait effectivement éviter tous contacts. Dans la bande, il était de loin le plus intelligent : Lucien, bien que mathématicien ne pouvait pas raisonner concrètement tandis que Barnabé le pouvait sans mal, et savait trouver les solutions adéquates au bon moment. Muet et calme, il observait de son œil rond les débats et les intrigues, y participait sans que l’on sache précisément s’il était heureux de suivre ou bien s’il s’y ennuyait. Il faut dire qu’on ne l’interrogeait jamais pour lui demander son envie et qu’on ne le sollicitait qu’exclusivement pour des conseils, des aides de devoir et autres interrogations ; il ne s’en plaignait pas, mais ne se plaignait jamais de toutes manières, bien que ses yeux brûlaient parfois d’une flamme qui ne demandait qu’à exploser.
Enfin, Gaspard, le petit grassouillet, ne sortait jamais sans un gros casse-croûte de fromage, de pain et de beurre, et ses poches débordaient de gâteaux et de bonbons divers : toujours à la traîne lors des explorations, toujours caché lors des bagarres, on fit de lui le garde-manger officiel et cela lui convenait parfaitement ; il s’arrangeait d’ailleurs toujours pour dire que les vivres ne pouvaient pas être plus en sécurité que dans son seul estomac.
Le gang ne vivait pas beaucoup d’aventures, et c’était dans cette optique qu’ils rejoignirent Lucien et Théophraste : ils se disaient que ces deux petits hommes, qui allaient toujours d’un pas énergique et se permettaient de parler péremptoirement aux professeurs devaient vivre des événements extraordinaires dont les souvenirs les hantaient encore et encore, des mois après que tout soit terminé ; et ils n’avaient pas été déçus. Tous les six, ils avaient pris possession de plusieurs quartiers de la ville, ravis à renfort de bagarres et de négoces quelques terrains vagues et places fortes, obtenus des prix chez les marchands contre de menus services – chasser les rats ou les pigeons, par exemple, ou bien déblayer la neige devant les portes – ou encore devenir des champions de football inter-écoles : des vedettes tout simplement, adulés, respectés mais également surveillés. Les autorités voyaient déjà en eux des mauvaises graines, des futurs briseurs, des futurs casseurs. Ils étaient encore jeunes disait-on, et leurs jeux étaient inoffensifs : mais bientôt ce seraient des adolescents en quête de vitesse et de violence, et là la ville aura peur. Prudence ! murmurait-on, prudence ! Mais en attendant, ils étaient jeunes et le revendiquaient.
Il y avait un septième homme dans le groupe. Un septième compagnon, le dernier venu. Un orphelin, recueilli et trimbalé de foyers en foyers : le dernier venu, à dire vrai, il n’avait fait son apparition que deux petits mois avant la rentrée, juste avant les grandes vacances. Alain était d’une banalité dérangeante. Tout un chacun dans le groupe avait sa petite particularité, physique ou intellectuelle, son signe distinctif, son surnom : mais Alain était désespérément plat, on ne pouvait lui trouver aucun intérêt. Sa face marmoréenne, son petit sourire gêné été comme hiver empêchait de saisir clairement ses intentions. Il était seul, semblait toujours triste : et il avait une voix enchanteresse, une voix de crooner, une voix grave pour son âge. Mais il ne parlait que peu, rarement et toujours en tournant le visage, et cela servit paradoxalement à le distinguer : c’était « l’autre ». Et par ailleurs, personne ne pouvait prétendre en ville le connaître.
Le jour dit, chacun fut au rendez-vous, afin de fêter comme il se doit l’entrée dans un autre âge : le collège était terminé, tous, à l’exception de Sabin avaient eu leur brevet et entraient fièrement au lycée pour faire encore plus de bruit. Par miracle, le musclé obtint son droit d’entrée dans le bahut tout également, au sortir d’un conseil de classe houleux, mais somme toute favorable à sa cause. On pressentait en lui des talents cachés, et Sabin avait su par le passé développer une sensibilité artistique, notamment musicale qui avait surpris son professeur ; il y avait quelque chose dans ses mains, comme dans les mains de Reinhardt en son temps qui pouvait lui permettre d’aller bien plus haut qu’on le supposait de prime abord. Sabin jouait à l’oreille, il reconnaissait les notes à leurs timbres, sans mal ; et il avait un sens inné de la rythmique et de la mélodie qui ne pouvait pas être dû au seul hasard… il faudrait lui acheter une guitare, ou un ukulélé, à la rigueur.
Lucien arriva le premier, avec Théophraste : ils avaient à eux deux une vingtaine de bougies, des gobelets de plastique, deux packs de bières et une large nappe, qu’ils déplièrent au devant du grand arbre repéré lors des reconnaissances successives. Puis vinrent Barnabé et Sabin, apportant un peu d’eau, du vin et du tabac, ainsi qu’un peu d’herbe achetée on ne savait combien, on ne savait où, on ne savait quand, on ne savait à qui, et du papier à rouler. Sofian et Alain arrivèrent dans le même élan, bien qu’ils n’avaient aucunement fait le chemin ensemble ; et ils ajoutèrent au buffet du curaçao, du triple sec et un rien de sirop de cassis et de cerise. Enfin, bon dernier, Gaspard, grignotant ce qui était un reste de tarte vida généreusement ses poches et le petit sac qu’il portait sur son dos et ce furent bientôt des cakes, des fruits – pommes, poires, et même des tomates – et du cidre qui vinrent agrémenter la nappe. Tout le monde était là, et tout le monde bavait d’impatience ; mais le sage, qui devait inaugurer la soirée, voulait attendre le coucher du soleil… ce dernier ne fut pas long à venir : la nuit tomba très rapidement, les premières étoiles clignotèrent sur la voûte céleste : et aux quatre coins de la table ainsi improvisé sur l’herbe fraîche on alluma des bougies, en prenant bien garde de ne pas les mettre directement en contact avec le sol : un incident est vite arrivé. Le sage, encore lui, sous le regard approbateur de Lucien décida avant d’attaquer les festivités de faire un petit discours en prose – Sofian murmura à l’orphelin, assis à sa gauche, qu’il s’étonnait qu’un poème n’eut pas été écrit pour l’occasion – sur l’importance de la prochaine année, sur le nouvel environnement qu’ils allaient découvrir, les cours, les nouveaux professeurs, le nouveau rythme de vie. Il parla longuement du baccalauréat, « cette farce immonde, mais ce passe obligatoire » et, doué d’ailes blanches, se sentit assez courageux pour évoquer l’université et les études supérieures. On prétendit qu’il avait bien parlé, on l’applaudit même : et bientôt, on commença à boire et à fumer.
Il serait vain d’espérer retranscrire la soirée, tant celle-ci apparut comme banale et sans aucun événement, sans aucun drame : les bouteilles et les cigarettes passaient de main en main, tournaient dans le sens des aiguilles d’une montre sans jamais s’arrêter. Les sujets de discussions tournaient autour d’anecdotes du collège, de blagues graveleuses, du lycée. Des histoires entendues encore et encore, sans que rien ne vienne s’ajouter de plus à ce qui avait été maintes fois dit. L’articulation se faisait néanmoins de plus en plus difficilement, pour des raisons évidentes ; on parlait de plus en plus fort et, puisque la nuit était douce, on entreprit de s’endormir. Et quand le jour pointa le lendemain, Lucien fut le premier à se rendre compte que quelque chose n’allait pas : tout avait disparu, ne restait sur place que le sage, l’éclairé et le musclé. Tout avait disparu, y compris les porte-monnaie, les portables, les bijoux. Il jura, et pour la première fois Théophraste le vit prendre les rennes.
L’œil déterminé, il jura de mener l’enquête, et entreprit tout d’abord de se souvenir de la veille : impossible. La « gueule de bois » guettait, et ils avaient tous les deux une casquette plombée vissée sur le crâne. Sabin dormait, les bras étendus, un sourire béat aux lèvres. Inutile de l’accuser, il en était incapable. Les soupçons se portèrent, sans qu’on ait besoin de le dire sur Sofian et ses mains baladeuses. « Et puis, dit Lucien visiblement fort remonté, ce qui étonnait de plus en plus Théo, cela permettra de questionner les deux autres, puisqu’ils habitent le même immeuble. » On rabattit tendrement la couverture sur Sabin afin qu’il ne s’enrhume pas, et on alla à pied questionner le curieux. L’appartement était à une dizaine de minutes de marche du champ, mais ils y furent en moins de temps que cela, en beaucoup moins de temps : sans courir, ils avançaient d’un bon pas, l’éclairé menait la marche. Son énergie fit comprendre au sage la raison de sa colère… on avait dérobé son collier et sa croix, et c’était pour lui une véritable déclaration de guerre. Il avait averti tout un chacun, et les six savaient pertinemment bien combien ce pendentif était important à ses yeux. Le vol était donc, bien plus qu’une erreur une attaque dirigée clairement contre sa personne, et il se devait de mettre ça au clair. Sofian dormait encore quand ils arrivèrent chez lui : ses parents, sur la demande pressante de Lucien et de Théo le réveillèrent et préparèrent du café pour tous. L’œil vague, il tenta de se rappeler, en vain, de la soirée. Il jura par contre que malgré ses petits écarts de conduite, jamais il n’aurait pu faire une chose pareille. Et il s’empressa par contre d’accuser Barnabé, qui était assez malin pour tout planifier. Il ajouta en finissant son bol et sa tartine qu’il ne se souvenait pas de l’avoir vu trop boire la veille, ce qui pouvait supposer un sale coup de ce « bigleux qu’il n’avait jamais bien aimé ». Après avoir grimpé un étage, on s’aperçut qu’effectivement, Barnabé était frais et dispo, sans la moindre séquelle de la cuite passée, alors qu’il assura avoir été saoul. Il s’inquiéta pour son frère, se souvenant parfaitement rentrer seul puisqu’il n’avait pu le réveiller et avoir été le tout premier à quitter le champ, tandis que chacun dodelinait la tête. Il ne savait du reste rien du vol commis. On termina l’inspection par Gaspard, un étage plus haut encore : mais ce dernier ne se laissa pas réveiller. Ne manquait que l’orphelin. Et brutalement, cette conviction se fit forte chez Lucien : ce ne pouvait être que lui, lui, l’intrus, le seul, l’unique, le mouton noir du groupe. Il fallait le pourchasser, le cloîtrer contre un mur et lui faire avouer son crime infect. Simplement, tandis qu’ils sortaient tous deux de l’immeuble ils s’aperçurent que ni l’un ni l’autre ne savaient où il habitait. Alors Lucien jura très fort, et jura encore une fois : il ne pouvait pas rentrer chez lui sans ses affaires, sans son portable, sans sa chaîne… et si ses parents avaient déjà tenté de l’appeler ? Et si « l’autre » avait répondu ? Il n’osait imaginer la colère de sa mère, et ses bras lui faisaient déjà très mal en se rappelant de sa dernière correction, quand il avait osé quitter la table sans demander la permission. Retenant ses larmes, il se fit un devoir de retrouver le coupable coûte que coûte.
La fin de matinée vit la chance tourner en leur faveur : tandis qu’ils arpentaient tous deux la ville, se lamentant, luttant contre ce mal de crâne qui tardait à disparaître et espérant trouver le fin mot de l’histoire ils tombèrent par accident sur l’orphelin, qui lançait des cailloux sur les vitres d’un entrepôt désaffecté, avec pour objectif minutieux de détruire les rares survivantes. Il se sentit soudain soulevé par une main qu’il assimila à celle d’un adulte, et pris de panique hurla comme un goret qu’il n’avait rien fait, que ce n’était pas lui, que personne ne l’avait vu faire. Il entrouvrit un œil et perçut alors le regard de Lucien, que la haine rendait bien plus rouge que celui de son ami de toujours et crut à une mauvaise blague. Il se détendit alors, ses épaules tombèrent et il demanda poliment qu’on le remette au sol. Mais à sa grande surprise Théo continuait de le maintenir ainsi à bout de bras sans en éprouver la moindre fatigue. L’éclairé fut précis dans ses directives, mais Alain ne comprenait aucun mot. Théo le secoua plusieurs fois mais il persistait à nier les « évidences ». Alors que Lucien s’apprêtait à le frapper, le sage le mit en garde : « Il faut respecter la présomption d’innocence, à tous prix ; pourquoi ne pas organiser un procès ?
– Un procès ? Pas besoin. Il est coupable, et je vais te me le faire avouer.
– Lucien, je pense que ça n’est pas correct. » Quand Théo l’appelait par son nom, cela signifiait qu’il était parfaitement sérieux, et il le savait. Il céda à ses arguments, au nom de leur vieille amitié mais prit bien soin de préciser que si, à l’issue de ce « procès » rien n’avait été retrouvé, il s’en chargerait personnellement, et le sage dû promettre de le laisser alors faire. Alain ne comprenait décidément rien, et il sombra davantage dans l’étonnement quand, aux alentours de midi, il vit que toute la bande était rassemblée autour du grand arbre, où il avait été conduit de force. On le fit s’asseoir au pied de l’arbre ; à sa gauche dormait encore Sabin, aux côtés duquel se tenaient son frère, le curieux et le gourmand. Devant lui, Lucien, aux yeux lanceurs d’éclairs. Enfin, Théo était assis à sa droite, plus proche de lui que de son vieil ami, ce qui lui fit dire implicitement qu’il était là pour l’aider, et aussitôt il sentit que son salut ne dépendait que de celui qui lui avait déjà évité un coup de poing en pleine figure. En quelques mots échangés entre eux, ils surent tout de l’affaire qui les ramenèrent sur les lieux du crime ; et tout le monde, y compris Théophraste lui-même était persuadé de la culpabilité de l’orphelin. Il avait une raison, le caractère, la possibilité. « La possibilité ? s’écria-t-il. Mais non ! Un vol comme ça, ça se fait quand tout le monde dort ! Or, je suis parti tandis que tout le monde était encore debout. Et d’abord, qu’est-ce qui a été volé en réalité ?
– Nos affaires à nous deux, dit Théo calmement en posant une main sur le genou d’Alain et en pointant Lucien du doigt. Rien de plus, je suppose ? » Tout un chacun – excepté Sabin, indisposé – assura que rien ne lui avait été dérobé. Lucien argua que l’orphelin mentait, bien évidemment, pour protéger son crime. Il était parti bien après tout le monde, ne restait qu’eux deux et Sabin, tous trois endormis : et il avait commis son forfait. Seul Barnabé se souvenait quand il était parti. Néanmoins, Gaspard, qui sommeillait à moitié, eut une soudaine révélation : il n’avait pas retrouvé le sac avec lequel il était venu dans la soirée, et en déduisit qu’on le lui avait volé également. Les charges s’alourdissaient… Alain à son tour eut une preuve miraculeuse de son innocence : si tout s’était déroulé comme dit, pourquoi n’avait-il pas volé Sabin ?
Tout le monde, à commencer par Barnabé resta sans voix devant cet état de fait. Bientôt, les regards se portèrent sur le musclé, qui dormait encore à poings fermés d’un sommeil de plomb. On entreprit de le secouer énergiquement, sans succès. Son frère avertit qu’il était très dur de le réveiller, même l’eau glacée était inefficace. Alors, en désespoir de cause on élit bel et bien l’orphelin comme seul coupable, et puisqu’il refusa d’avouer, il le molesta. Il ne se défendit même pas, habitué à prendre des coups ; et son attitude passive fit se souvenir au sage l’histoire de Jojo et à présent, il était convaincu de son innocence. Seulement voilà ; les preuves manquaient, et on ne pouvait rien faire. Le soir tombait, Alain s’était recroquevillé derrière l’arbre et sanglotait en silence. Lucien continuait de s’impatienter devant ses amis, maugréant qu’il le ferait un jour avouer.
« Calme-toi, lui dit Barnabé, calme-toi.
– Toi l’intellectuel à deux centimes, tes conseils, tu te les gardes, répondit-il brusquement.
– Hé, intervint Sofian en se levant, ne t’en prends pas à lui, il n’a rien fait.
– Un problème le bronzé ? Ce que j’ai fait à l’orphelin, je peux le faire pour ta pomme.
– Cessez de vous disputer ! » s’interposa Théophraste, trop tard : ils commençaient déjà à se battre. Gaspard eut soudain faim, et s’aperçut sur sa montre bracelet qu’il était l’heure du dîner ; et il s’apprêtait à filer à l’anglaise quand il fut lui aussi happé par la bagarre, Lucien et les autres le traitant de dégonflé et de gros lard. Le pugilat commença, seuls Théophraste, désolé de l’attitude de ses amis, Alain pleurant et Sabin endormi n’y prenaient aucune part. D’ailleurs, la bataille fut si violente, et si longue qu’elle finit par avoir raison de la tranquillité de ce dernier, qui finit par se lever en s’étirant bruyamment. En voyant la bagarre, il se sentit soudain coupable et se dirigea derrière l’arbre. Mais il ne vit absolument pas l’orphelin, ne prêta aucune attention à ce dernier : il se contenta de chercher au sol, de creuser un rien et finit par ressortir, suintant de terre, le sac de Gaspard visiblement chargé. Il le vida et Théo vit ses affaires et celles de son ami ; et il demanda à Sabin de l’aider à interrompre l’échauffourée. Les explications furent brèves : après les départs de Barnabé, Alain, Sofian et Gaspard, ivre et oubliant son sac, Sabin se retrouva seul : Lucien et Théo dormaient déjà et lui, bien qu’ayant bu restait désespérément clair. Il ourdit alors l’idée d’une mauvaise blague : dévalisant les dormeurs et mettant tout ce qu’il pouvait dans le sac, il entreprit de l’enterrer et de faire croire à un quelconque vol au lendemain. Mais jamais il n’avait voulu faire de mal à quiconque !
Quand le soir tomba, chacun rentra dans ses foyers. Et tous, revanchards, refusaient d’adresser la parole aux autres, si ce n’était les deux frères qui, bien sûr, le resteraient à jamais. Alain quant à lui ne regretta pas cette bande fébrile, qui au moindre coup de semonce se disloqua. Et il vit alors une juste représentation de ce qu’il avait toujours su, et qu’un grand lui avait dit au foyer : pour se disputer avec les amis, rien de tel que les filles, l’argent et l’alcool. Surtout l’alcool.
Agave azul d’Anáhuac
« Pour moi à présent tout a le goût du carton. Cerise ou melon, eau et vin, viande et poisson, papier et salade. Je peux faire des mélanges formidables et des farces à mes amis ; j’assaisonne lourdement les plats ; paprika, safran, piment rouge des îles magméennes, rien ne m’éveille les sens. L’odorat me manque également, c’est vraiment handicapant. Bien sûr, je ne peux pas comparer cela aux autres ennuis, aveugles, sourds, muets, mais j’ai été privé d’un, de deux de mes sens. C’est arrivé un matin, tandis que je me réveillai après un anniversaire. J’avais un violent mal de tête, le pire que je n’avais jamais eu et j’étais pourtant un fieffé fêtard. Je buvais plus que personne et rarement j’étais saoul : mélanges et alcools forts, vinasses ignobles, tout m’apparaissait comme du petit lait blanc, du lait maternel. Et ce matin, je ne pouvais pas même me mettre sur les jambes. À dix reprises j’ai tenté de me lever, j’y parvenais avec grand mal et rampais plus que j’ai marché dans la salle de bain. Je découvris les affres de la gueule de bois : teint bilieux, jaunâtre, presque pourrissant ou lépreux, yeux profondément ancrés dans la face et vert et rouge, cernes immenses, cheveux tombants, barbe piquante, qui me pique moi-même, regard flou, presque blanche, et la sale impression d’avoir léché du béton armé. Je me lavais les dents, n’osant pas me raser de peur de me couper la mâchoire et la gorge. Ensuite je prends une douche brûlante, rien n’y fait, et mon estomac danse pendant ce temps un charleston endiablé. Je me recouche en peignoir, ou plutôt je m’affale sur mon lit sans réfléchir. Je dors encore près de dix-huit heures sans interruption, un sommeil sans rêve, ou plutôt si : un rêve noir, gouffre ou limbes profonds d’où rien ne peut réchapper. Quand je me suis réveillé, c’était nuit noire et je ne me sentais vraiment, vraiment pas bien. J’appelais mon médecin qui eut la gentillesse de se déplacer jusqu’à chez moi. Il m’ausculta rapidement mais je ne lui avais demandé qu’une aspirine. Et il a appelé une ambulance. Ma langue l’inquiétait : elle était devenue bien trop blanche, comme brûlée à l’acide pur. Des examens, des analyses, et le résultat. Agosie, le nomme-t-il : perte de goût. De manière définitive. Tout juste si je peux reconnaître la texture des aliments. J’ai par la suite découvert ce qui s’était passé. Au cours de la soirée, mon ami m’avait servi sa dernière trouvaille, un tord-boyaux nommé désir ; un alcool au nom imprononçable qu’il avait récupéré on ne sait où. De l’oncle d’un ami, contrebandier notoire et incarcéré à plusieurs reprises pour voie de faits, si ce qu’il m’a dit après est vrai. Mais cela faisait vraiment fondre le verre, et c’était très fort. Coupé avec de la térébenthine et de l’essence : ça pourrait rendre aveugle, voire tuer. Mon pote en est friand.
Si j’ai arrêté de boire ? Oui. Et je ne bois plus du tout, j’apporte toujours ma bouteille d’eau en boîte. Je peux encore être saoul, mais plus que tout autre je suis vulnérable aux somnifères et autres drogues du même acabit. Ma vie a changé et je fais avec. Et j’ai beaucoup de remords. Trop. »
Blé d’Inde macéré
Le Roi du Kentucky
À partir de quelle étape peut-on dire que l’on est dépendant à l’alcool ? Est-ce lorsque l’on s’aperçoit que l’on boit un peu chaque jour ? Que l’on est saoul lors de chaque fête ? Que l’on préfère, en course, acheter un pack de bières plutôt qu’une baguette de pain ? Je ne crois pas.
La dépendance, on le saura, est psychologique avant d’être physiologique. L’esprit réclame quand le cœur peut encore s’en passer. Il faut peu pourtant pour que ce dernier sente les prémices d’une malédiction annoncée ; mais même le plus chétif peut développer des capacités de résistance au-delà de toutes ses prédictions.
J’ai une amie avec laquelle je traite souvent de ce sujet-ci. Sa plus grande peur est d’être alcoolique. Elle se sait déjà dépendante à la cigarette : elle fume depuis le collège maintenant et n’envisage pas son avenir sans une blague de tabac. À présent en faculté, elle a appris à boire avec la liberté que les étudiants se voient octroyés par le système. Surtout entre amies ; mais elle a, avec le temps, développé un goût prononcé pour la bouteille qui lui fait toujours avoir du vin, ou de la bière, dans ses armoires ou son frigidaire, au cas où. Elle s’interroge et par là, m’interroge. Je la rassure. Je ne considère que la dépendance physiologique. Est-ce que je me trompe ?
Sans doute. Je me le suis longtemps demandé, mais…
J’ai un esprit, avant d’être littéreux, matheux, cartésien. Je pense en terme de « A » et de « B ». Si bien que j’ai rationnellement posé le problème, car c’en est un, et j’ai envisagé les deux solutions. Premièrement, mon amie est-elle alcoolo-dépendante ?
Il me semble que notre société, du moins le visage de celle que je puis connaître, a un rapport pour le moins ambigü avec l’alcool. Il est toléré plus qu’accepté, admis plus qu’approuvé. On le retrouve partout : au sortir des conférences et des colloques, dans les visites d’amis passée une certaine heure de la journée, pendant les vacances scolaires, lors des fêtes de fin d’année. Il est en revanche montré du doigt lorsque la soirée avance, lorsque les rires se font forts, lorsque la titubée remplace la marche. Autrement dit, on célèbre la célébration, et on renie les conséquences de la fête.
L’on commence à parler, de plus en plus, d’. C’est bien là, encore,
un problème de l’élite, un problème du prime-monde : celles et ceux qui
sortent chaque soir pour assister à un vernissage, à une projection, à
un cocktail d’affaires. Tout le monde boit : il serait vain de ne pas le
faire. Un autre temps, la cigarette aurait donné une contenance à chacun
; mais à présent, les choses ont changé, et il n’y a guère que le vin,
le kir, le cognac qui puissent remplacer, une soirée durant, la
sincérité et la reconnaissance.
Mon amie ne fait pas partie, cependant, de ces milieux. Des
manifestations culturelles, elle n’en est que le témoin et non l’actrice
: aussi, il me faut éliminer cette hypothèse.
Deuxièmement, mon amie n’est-elle pas alcoolo-dépendante ?
Père liquoreux
J’ai toujours eu une vive admiration pour les paysans et ceux qui labourent, retournent et entretiennent la terre. Je ne suis pourtant pas paysan moi-même, et toute ma vie je n’ai vécu qu’entouré de bitume et de macadam. Mon grand-père était paysan quant à lui, et j’aime mon grand-père : de là, je pense, l’origine de tout mon respect pour la terre et les gens de la terre.
Comme tout un chacun j’aime à sentir les fleurs des champs et mordre dans une tomate comme on croque une pomme, et sentir la sanguine pulpe glisser le long de mes lèvres et perler de mon menton ; mais ce n’est ni de verger, ni de potager, ni de jardin de fleurs que s’occupe mon glorieux aïeul, mais bel et bien de vignes, de vignes rouges, de vignes de sang. Le sol est là, sec, aride. Des pieux jaillissent, des mains sélénites, des lances bucéphaliques, des partisans valkyriques ; une armée en colère veut transpercer le sol, et surgir : mais leurs efforts leur coûtent la vie, et encore farouchement agrippés à leurs fers ils gisent morts, couverts de plaies, les veines éventrés, vomissant leurs sombres illusions en flots continus : et le sang des artères, par phénomène de capillarité, remonte les fers et surgit : de là naissent les grappes. Car sous les terres et les collines se déroulent depuis la nuit des temps un lourd combat, dernier assaut du bien et du mal : une lutte ardente entre deux légions dont il est écrit qu’aucune ne pourra jamais prendre le dessus sur l’autre. Ils élaborent des stratégies complexes, des pièges crapuleux, trahissent et honorent : mais indubitablement tout se termine toujours par une vaste mêlée. L’armée noire s’avance, ordonnée, magnifique, brillante ; l’armée blanche s’avance, disciplinée, formidable, lumineuse. Ni l’une ni l’autre ne sait exactement pourquoi ils combattent, quels sont les enjeux : et au-delà bien et mal, au-delà ombre et lumière, ils ne vivent que pour l’instant de bataille, que pour la cruelle mort. Au terme de chaque guerre une seule armée périt, et les cadavres aliments nos vendanges. Et ceux de recueillir de croire qu’il ne s’agit de simples fruits, tandis que ce sont les artefacts d’une empoignade millénaire. Pourtant, n’allons pas les appeler nécrophages ou croque-morts, ne les regardons pas de haut : j’ai, comme j’admire mon grand-père, une véhémente et éternelle admiration à leur égard. Car là est le sens premier de leur rôle : empêcher le sang de revenir en terre et de donner naissance à d’autres guerres. Pensez-vous que cette lutte, brièvement décrite, n’est apparue que par hasard ? Il faut être idiot pour le croire. Non, pas idiot ; insensé serait le terme juste. Car au commencement il n’y avait rien, et la lumière fut ; au commencement il n’y avait que la lumière, et la terre fut. Au commencement il y avait la terre, et les hommes furent. Mais, parmi eux, certains aimaient la lumière, et les autres aimaient l’ombre. Les premiers vivaient sur terre, les autres en dessous. On appela les premiers Phoebos, et on appela les seconds Troglodutos. Et ils étaient frères et se ressemblaient en tous points : ils n’étaient ni différents en couleur, force ou taille, mais les uns applaudissaient quand venait Dieu et se terraient de peur quand il repartait, et les seconds s’éveillaient alors jusqu’à ce que Dieu revienne. Ils finirent par s’enfuir définitivement en terre, à creuser un monde sous le monde. Un monde semblable, mais qui n’existait que par la nuit, uniquement la nuit : et les hommes ainsi marchaient toujours au sol, et se retrouvaient donc tête en bas par rapport aux Phoebos. Leur ciel était noir, parfaitement noir : pas de lune, pas d’étoile, pas de sacré. Il n’y avait aucun océan, aucune faille, aucune montagne : un globe parfait. Et la terre était verte, émeraude ou jade, et donnait des richesses à volonté et en nombre, si bien que l’on n’avait qu’à se baisser pour les saisir. Ils vécurent en paix, sans que quoi que ce soit n’appartienne à l’un et non aux autres, sans que la frontière ne soit tracée. Mais hélas, tandis que sous la terre la paix noire régnait, la lumière de surface se déchirait. Les divisions furent nombreuses, et le sang coula. Et le sang de lumière s’infiltra en terre et dessina des rivières rouges et creusa le sol : le ciel se teignit lui-même de rouge et la Rose naquit. Alors des armes furent forgées, d’abord pour conquérir la Rose, ensuite pour la détruire, et on finit par se battre uniquement pour se battre. Deux frères un jour se disputèrent, et l’un plongea dans une rivière rouge et devint noir : il baptisa ses amis, et les amis de ses amis, qui devinrent noirs tout autant que lui. L’autre frère refusa de se nourrir pendant une année, et devint blanc, et au contact rendait blanc ses proches. De là apparurent deux armées qui combattirent pour avoir encore le droit de se battre. Leur nombre est incroyable, jamais ils ne s’épuisent et sont soit vivants, alors ils se battent, soit morts, alors ils ne se battent plus. Leurs armes transpercent le sol et deviennent pieds de vignes, leur sang traverse la terre et devient vignes, comme le nôtre était devenu rivières et ciel rouges. En recueillant ce sang, et en le buvant, nous purifions notre monde de la haine souterraine, alors qu’ils purifient la notre.
Les vignerons sont des saints, des évangélistes véritables, les seuls dignes et les seuls proches de la terre : ils méritent notre respect et le vin notre humilité. Quand on les voit travailler aux champs, que le soleil les arrose et que la sécheresse les pèse, il est un devoir de se souvenir de ce rôle, de se rappeler que le rouge est tout à la fois couleur des Dieux, des Hommes et de la Lumière, que le blanc est tout à la fois couleur des Hommes, des Dieux et de la lumière, que le noir est la couleur du vin rouge et le jaune la couleur du vin blanc : mais que c’est toujours du sang que l’on boit.
Ce sont nos veines, et celles de nos aïeux et de nos frères.
Glorieuse Révolution sèche
« Régulièrement, les gouvernements interdisent un produit de consommation courante. Films, télévisions, livres, drogues, alcools. Les raisons sont souvent obscures, pour ne pas dire inexistantes ; à vrai dire, moins que l’objet interdit, c’est la pratique qui importe. Régulièrement, il faut rappeler qui tient la laisse et qui aboie : comme un chien que l’on doit dresser et apeurer pour mieux le contrôler, le peuple devient sauvage et donc potentiellement dangereux si on lui laisse trop de libertés : il grogne, mord, tue. Pour son propre bien, pense-t-on, il faut maintenir la menace de la cravache. Une simple évocation suffit uniquement si le sujet est bien préparé, sans cela elle est inutile car pas assez menaçant, elle apparaît inoffensive. Mais une interdiction sans sens ni explication, purement gratuite est exquise. Il y a incompréhension, mais il y a surtout peur. Peur d’ignorance car incapable de trouver une explication honnête au geste on s’imagine idiot alors qu’il n’en est rien, ce qui nous rend plus manipulable, mais également peur d’oppression car l’on craint, hélas à tort, que les interdictions se resserrent. À tort, car cela serait maladroit de leur part. Maladroit, car une oppression trop forte fait évoluer la peur vers la révolte : privez un chien de toute nourriture et il mordra pour avoir à nouveau le droit de la chasser. La prohibition se place sur la fine frontière entre la morale et la tyrannie : c’est pour cela que les raisons invoquées ou évoquées plutôt sont d’ordre médicales, éthiques et religieuses. On parle de santé et prévention : mais prendre l’explication pharmaceutique pour interdite une coutume qui n’était jusqu’alors qu’inoffensive sous couvert de progrès médical demande force et talent : il faut truquer les chiffres, en appeler à des spécialistes corrompus, faire des campagnes de sensibilisation : beaucoup de bruit pour rien. De toutes les interdictions, celle de l’alcool est la plus tristement célèbre. On la nomme justement “prohibition”, et ce n’est que par hypocrisie qu’on dota la bouteille de tous les maux possibles et inimaginables. Une violence conjugale ? Le vin était coupable ; une exhibition incestueuse ? L’inculpé n’avait sans doute pas bu que de l’eau. À gauche, à droite, dans les terriers, on s’est mis à injurier et à brûler flasques et fioles. Les dames-jeannes furent brisées, et de mémoire cette hécatombe fut la plus laide de tous les temps. Les commerçants furent bannis, tout juste si on ne décida de leur faire porter une étoile. Et les sobres d’être élevés au pinacle. En interdisant l’alcool, les alcools, les maris trompés ne surent chez qui consoler leurs chagrins, les orphelins allumèrent des seringues, les prostitués se suicidèrent, ne pouvant oublier tout ce qu’elles subissaient. L’alcool et le tabac sont les bourreaux de la souffrance : quand on fume, quand on boit, le fardeau est moins lourd. Mais les cigarettes ont depuis longtemps été interdites sous couvert de prétextes, non, d’excuses pulmonaires du dernier ordre. Et à présent l’on parle d’annihiler les derniers espoirs de douceur que ce monde ingrat nous a donnés ? Non, messieurs, non dis-je ! Songez combien de couples perdus l’orge a pu sauver, combien de familles ont perduré grâce à bouteilles et boissons ! Ne cédons pas aux sirènes alarmistes de quelques extrémistes mal-pensants qui n’ont ne serait-ce jamais senti la saveur enivrante d’un verre. Et comme ces moralistes qui condamnent l’amour sans y avoir goûté, ces bien-pensants veulent nous interdire de boire. Mais la boisson, la belle boisson ! Perdre ses ennuis, les noyer dans un verre, se sentir vivant. Le mot est lâché : vivant. L’alcool nous fait nous sentir vivant. Nous affirmons notre humanité en buvant, oui ; ôtez-nous le pouvoir de boire, et vous nous ramènerez au rang de simple animal : l’Homme reste le seul être vivant sur terre à boire sans soif et à faire l’amour quand cela lui plaît, alors buvons mes frères, buvons ! Et soyons heureux de boire ! »
Et la tribune d’applaudir, et la tribune de huer. L’orateur était bon, le soleil rouge rendait assoiffé, et tout le monde avait bu ses paroles. Mais le nectar était trop âcre pour certains et ils recrachèrent avant de boire encore. Un rien nauséeux encore, comme lorsqu’un mauvais goût reste en bouche, ils brûlaient de répondre. On élit alors un parolier, et son discours cingla comme du cuir de Bretagne.
Las ! Les idiots étaient partis, endormis, et n’ont rien écouté. Ivres, ils ne purent voter, et ils ne purent plus jamais boire.
Petite eau solanacéenne
Vin muté et syndiqué
Acide gamma-hydroxybutyrique.
Le nom somme comme un nom de héros mythologique. Ou d’un quartier de Babylone. Ou d’un codex grec. Ou quoi que ce soit de mystique dont on sait pertinemment qu’il y a une morale de dissimulée derrière. Comme tous les héros, on ne l’appelle jamais par son vrai nom mais toujours par des surnoms. Il en a deux : « GHB », et « Drogue de viol ». Ce dernier est assez parlant.
On en trouve un peu partout. Et beaucoup en font les frais. Trop. Indolore, incolore et sans saveur. Ça se verse dans un verre, comme ça, on boit et on n’est plus maître de soi. Ensuite, on tombe dans une manière de coma. Une fois bu il est trop tard, vous êtes déjà perdu. Dans la boîte, il y a un rideau au fond du bar, un rideau rouge qui dissimule l’entrée d’un débarras. Dans ce débarras, on peut tenir à sept.
Généralement, il y en a six debout qui se font reluire, et la septième dans le coma, parfaitement inerte.
Il y a deux chaises, que l’on place comme l’on veut pour assurer une certaine stabilité. Puis le travail commence. Les gens qui font ça ne sont pas des pervers. Du moins pas autant que quiconque. Ils ont leurs fantasmes, et l’un de ceux-ci est généralement de forniquer avec un corps sans vie. Une sorte de nécrophilie. D’autres n’ont pour unique but que l’acte en lui-même, et ne considèrent pas les choses comme de la perversion, mais comme de la facilité. Amants déchus, laissés pour compte, ils pensent que la fin justifie les moyens. Et les moyens, ils les possèdent. Autant les exploiter dès lors, pensent-ils à juste titre, autant les exploiter : il serait absurde que la science, que la science toute puissante ait inventé des molécules qui n’auraient qu’un rôle décoratif.
La victime est généralement choisie parmi les femmes seules (ou les hommes seuls, le cas échéant). Seule, car plus exposée, plus vulnérable. Seule, mais plus méfiante alors. Elle ne lâche pas son verre, réclame parfois même un couvercle pour plus de sûreté. Est-elle venue pour séduire, s’amuser, décompresser ? « Non », pensent les fomentateurs. « Si elle est venue seule, c’est uniquement pour cela. C’est une provocatrice. »
Évidemment.
Toujours de la provocation.
La logique utilisée déplaît pourtant fortement, à Aristote, à Platon et à Gorgias, à tous les penseurs et même à tous sauf exception de ceux qui l’appliquent et qui n’y voient aucune contradiction interne. Une logique de fou.
Un fou n’agit certes pas sous le sceau de la raison, mais il agit néanmoins sous le signe de la logique. Plus particulièrement, il agit sous le signe de sa propre logique, une logique corrompue aux yeux de la vertu, mais une logique qui fonctionne au sein d’un système déterminé de par avance, et qui ne va pas contre ses axiomes. Il suffit de penser que la cause vient après l’effet, et il apparaît logique qu’il pleuve puisqu’on a fabriqué des parapluies. Ainsi, il paraît naturel de violer les futures victimes, puisqu’elles sont habillées pour, puisqu’elles sont déjà des victimes, puisqu’on les choisit comme cible, puisqu’elles tomberont nécessairement dans le piège. Quelque part, à peine entrent-elles qu’elles sont déjà violées. Le viol commence par un simple regard, qui ne fait pas que déshabiller, mais qui bouscule bel et bien, qui déshonore, qui agresse. On ne fait pas que les imaginer nues, on les imagine humiliées, dépravées. En un instant on connaît déjà tout, on imagine le reste.
On les invite à présent à entrer dans l’arrière-boutique, et c’est le Tartare. On arrache les vêtements, au cutter s’il le faut ; deux se sont dévoués pour cette tâche ingrate. Les autres sont déjà nus, le chibre dressé, ils l’astiquent pour garder toute la vigueur. Et le massacre commence.
On pince le nez pour faire ouvrir la bouche. Et on enfourne, et on procède par va et vient. Les jambes sont écartées, on introduit sans frein, on gicle une première fois tant c’est étroit. Un autre succède pendant que le premier recharge, le gobant continue de limer les dents, tout au plus emporte-t-il l’émail, assurément il fait disparaître la dignité. Mais peu importe la dignité, le mot n’existe plus.
Quand c’est lâché dans la bouche, il se repose mais bande encore. Et les autres trous sont remplis. Les seins ne sont que peu malaxés ; ça ne procure pas de plaisir pour les violeurs, et la violée n’en reçoit pas. De même, on se dispense de caresses ou de douceur. L’acte compte. La brutalité compte. La violence compte.
Quand tout le monde est vidé, on évacue le corps par une porte quasiment invisible. Livré à son propre sort, nu et souillé. On entend des rires qui viennent de la boîte de nuit, qui se superposent et dévorent la musique ringarde. D’autres passent, la violent encore parfois. Des samaritains la soignent, et elle ne se souvient de rien, si ce n’est d’avoir bu.
Désormais, la victime ne sera plus jamais sûre de rien. Et aura raison de croire qu’on lui aura volé quelque chose de précieux, de plus précieux que l’argent ni les souvenirs.
Malt de cacao
Alcool d’esprit
Certains n’ont pas besoin de boire pour être saouls. Ils sont en permanence dans un état second, une simili-ébriété qui prête à confusion. Font-ils semblant, ou bien sont-ils réellement, par quelques hasards, atrocement mutilés par une maladie étrange qui leur imbibe perpétuellement le cerveau ?
L’on pourrait croire que c’est la force de l’habitude. Mais beaucoup n’ont que trente ans. Que dire ?
Il y a une manière autre de voir les choses.
Il y a ceux qui sont saouls sans boire par politesse, par connivence même pourrait-on dire : entouré d’amis fins ébréchés, ils éructent des banalités prodigieuses et un semblant de considérations oiseuses qui percent les mystères de notre monde et atteignent le ciel des Idées. Ils font cela pour ne pas s’attirer leur colère ou, plus prosaïquement, qu’on ne les force guère à boire davantage. Alors ils chantent d’une seule et même voix et, quand l’instant propice survient, ils s’évadent et vont poursuivre, qui sait ? la nuit ailleurs, là où il y a réellement quelque chose à faire.
Je me méfie de ces personnes.
L’on pourrait les taxer d’hypocrisie, certes ; mais ce n’est pas réellement cela que je me plais à leur reprocher. Pas même leur manque de jugeote, qui les pousse à s’acoquiner avec des camarades avec lesquels ils ne s’entendent pas.
C’est vraiment leur manque de confiance qui tend à exaspérer.
Car personne digne de ce nom ne voudrait profiter d’un être qui aurait trop bu et se serait égaré dans les méandres éthyliques de Bacchus le sage. Il convient de les remettre à leur place. Ce ne sont pas de pauvres victimes. Ni des manières de poule mouillée qui ont peur de dépasser une limite qui les conduirait vers la honte ou la détresse. Mais des machiavéliques.
Comment faire, comment dire, comment vouloir ?
J’ai été pourtant dans l’une de ces positions. À vrai dire, j’ai même tenu ce rôle à quelques reprises, ci et là ; je titubais gentiment en me dirigeant vers la sortie de l’appartement d’un comparse, feignant de vouloir m’appuyer sur l’épaule de mon amie ; je roule, balance ; et sitôt la porte passée, je me redresse.
Mon amie n’était pas dupe ; elle m’a déjà vu, dans le cercle étroit de l’intimité, brièvement saoul. Et elle n’avait pas vu dans mon regard la lueur incertaine qui lui indique que je suis devenu autre. Elle ne me le reprochait pas du reste, elle le fait elle-même ici et là. Mais cette nuit-là spécialement, je me sentais particulièrement coupable. J’ignore précisément pourquoi, car cet anniversaire ne différait en aucune manière dans son déroulement de la petite sauterie organisée il y a deux semaines dans les mêmes lieux, avec les mêmes personnes et les mêmes alcools. Aucun mot de trop ne fut prononcé, aucun geste que j’aurai pu, comme à ma grande habitude, interpréter d’une sale manière. J’ignore.
Mais j’ai décidé d’agir.
Je fais parti de ces hommes qui agissent plutôt que de parler ; ou, plutôt, qui se parlent énormément dans leur tête afin de choisir la meilleure façon d’agir. Quid ? Comment ai-je agi ? J’ai décidé de me prendre la plus belle cuite de ma vie. Que l’on juge cette histoire comme étant inventée de toutes pièces : car ce n’est qu’à partir de quelques indices trouvés sur mes habits au petit matin que j’ai reconstituer, bon gré mal gré, le déroulement de ma soirée. Je tiens à préciser qu’aucune connaissance n’a eu vent de cette calembredaine ; je n’ai de compte à rendre à moi-même.
Et si je désirai, au terme d’une curieuse réflexion, me faire mon propre procès, je crois que je me constituerai partie civile.
La virée débuta à dix-huit heures. Je portais sur moi une chemise rouge, une veste grise, un caleçon gris, un jean avec une ceinture, des chaussettes noires et des chaussures de sport. Je n’avais pris que de l’argent : ni portable, ni papiers d’aucune sorte. S’il m’était arrivé un malheur, je crois qu’il aurait fallu plusieurs heures, plus même ? pour que l’on puisse m’identifier, en vérité uniquement lorsqu’un proche, sans aucun doute ma petite amie, ne s’aperçoive de mon absence.
Ma première destination fut le bar le plus éloigné de mon appartement. J’ai en effet remonté, par cercle concentrique, le chemin jusqu’à chez moi afin qu’au fur et à mesure de mon impossibilité de rentrer le trajet me soit le moins désagréable possible. J’espérais, si je perdais connaissance, m’endormir près de là ; ou encore avoir assez de présence d’esprit pour interpeller un quelconque hère et lui indiquer, cahin-caha là où j’habitais.
Le bar se nommait « Le scorpion », et sa façade trahissait ses intentions : il fallait piquer vite et fort, faire mal ; transpercer l’échine et lacérer la chair, pour qu’enfin apparaisse devant nos yeux embués l’os à vif, et le sang en larmes.
La spécialité était le cognac. La soirée commençait mal.
À plus d’une reprise, ma petite amie m’avertit que cette boisson, que j’aime ostensiblement et je ne me prive guère pour le montrer, était une « liqueur d’hommes » pour reprendre ses propres termes. Je le bois pur, sans glace ; je me serai pris six doses. En sortant du bar, je parvenais avec fureur à marcher droit mais la tête, en revanche, s’inclinait encore et encore vers le sol, comme si j’étais déjà honteux de ce qui suivrait. Cet effort canalisait l’ensemble de mes fonctions cognitives et le moindre pas me coûtait plus d’énergie que si j’avais dû soulever quelques haltères grandiloquents.
En remontant donc, j’échouais, encore assez digne pourtant, au « Xochingo », bar métèque fondé par une tribu mexicaine sublime, à la décoration riche et, ma foi, luxuriante : les faux cactus côtoyaient les vrais, et les fleurs jaunes de havane dansaient langoureusement au rythme des sambas nonchalantes.
Deux tequilas, sans sel ni citron ; et un triple-sec afin de me dégriser un tant soit peu. J’ai eu de la présence d’esprit de ne pas manger ce jour-ci, et la veille encore : sans cela, j’ignore quels effets désastreux ma « cure » aurait pu avoir sur mes intestins. Je pense, sans me flatter, avoir perdu dans l’opération, soit dit en passant, près de six kilos.
Mesdames, je crois avoir là trouvé un régime certes risqué, mais ô combien efficace.
Sans que je ne puisse savoir précisément pourquoi, je suis rentré à la sortie du Xochingo dans une colère folle, accusant un réverbère si mes souvenirs sont bons – mais déjà ceux-ci se brouillent – d’être fainéant. Je le laissais gâcher sa vie et avançait, encore et encore, vers ma prochaine étape.
Les tickets retrouvés dans mes poches, classés selon les précieuses heures que les caisses impriment, m’indiquent que j’ai par la suite vogué dans le « Tapas » et la « Route de la Fortune » mais j’en ai strictement aucun souvenir : j’aurai bu dans ces deux bars huit whiskys, deux cognacs encore et un peu de gin. Ainsi qu’un coca-cola light. Une certaine « Sandy » a inscrit son numéro de portable au dos d’un des tickets, avec une figure que j’ai interprétée comme étant un champignon.
À tout hasard, j’ai acheté le lendemain un antifongique.
Je me souviens en revanche de mon arrêt-buffet au « Chichiña d’Esperuenz », qui n’est pas un bar mais une boîte de nuit ; il était en effet deux heures du matin. Néanmoins, je me demande comment j’ai pu y pénétrer. À l’heure actuelle, je n’ai toujours pas pu trouver de réponse. J’ai cette fois-ci commandé une entière bouteille de Malibu, que j’ai peut-être siroté à moi tout seul. Cela m’étonne, je ne le digère d’ordinaire pas. Mais mon sens commun n’était à l’heure actuelle plus qu’un vague souvenir.
Je me sais par la suite visiter au moins six autres « public houses », mais je n’en garde strictement aucun souvenir. Je pense par ailleurs ne pas avoir récupéré l’intégralité des tickets et autres notes.
Quand je me suis levé, je me suis senti honnête avec moi-même. Je n’avais qu’un timide mal de crâne, la bouche pâteuse mais rien d’exceptionnel : aurais-je été grippé, les effets auraient été similaires. Mon amie est venue passer la fin de la journée avec moi, mais en aucun cas elle ne se sera douté de ma soirée : tout au plus m’aura-t-elle dit que j’avais l’air fatigué, j’ai acquiescé en prétextant un mal d’estomac retord. Elle ne chercha pas à aller plus loin, tant mieux : la farce n’aurait peut-être pas pu se poursuivre.
Un dernier mot peut-être, si : la prochaine fois, je pense continuer ma petite comédie en soirée… Je préfère largement être saoul par connivence que réellement. Au moins, on se rappelle ce que l’on fait, et on n’a pas cette Sandy qui appelle, et tombe sur ma copine et me vaut, malgré elle, quelques explications houleuses…
La sueur de Saint Patrick
Côt de Caurs