2006
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
Mésaventures irréelles et autres considérations
L’angoisse de la page blanche. Même sur un écran d’ordinateur, elle effraie sensiblement, c’est improbable, incroyable : inaccessible. Pourtant, je pensais que c’était d’une facilité désarmante de commencer un texte : le difficile venait pour moi toujours de « l’avant texte », de ce qui s’est produit en amont mais que l’on ne peut décemment pas raconter, pour diverses raisons : place, intérêt, inspiration, tout simplement. Et pourtant, un instant avant de commencer à écrire, de voir cet écran vide, parfaitement vierge, un simple curseur clignotant qui semblait attendre – et qui attendait – une directive de ma part m’a serré violemment le cœur.
J’avais, il y a de cela plus ou moins un an, débuté un recueil de nouvelles par les mêmes mots. Et je pensais à l’époque qu’il ne s’agissait pour moi que d’une forme de peur mêlée à de la curiosité, une exaltation : que je me méprenais sur l’ambition de mon « rôle » d’auteur. Mais sont passés les mois et les semaines, et pas une ombre d’amélioration en vue. Pis : il a même semblé que la douleur qui s’épanchait de mon esprit grandissait d’instant en instant, me poussant violemment à l’acte de mutilation, aux pleurs, aux reproches. Je ne savais absolument pas pourquoi ni d’où venait ce mal maudit, et je croyais que mes travaux auraient pu me permettre de me « guérir », une thérapie douce qui n’aurait rien renié à l’homéopathie. Rien n’y a fait, et j’abats ici ma dernière carte ; si une fois ce texte parachevé, rien n’aura changé, je me résignerai jusqu’à la fin de mon existence à porter ce poids sur mes épaules, sans broncher ni me plaindre : résigné.
Ma dernière carte, celle-ci : une biographie. Une autobiographie, même : mais grandement fictive. Fictive, dans la mesure où si ce n’est quelques données éparses, jetées comme on sème des grains dans un champ, et le hasard qui ferait que les évènements contés se produisent réellement, tout aura été miraculeusement inventé, au sortir d’un esprit tortueux comme un labyrinthe de ronces et de lierre, difformes et vérolés, boiteux et tordus comme des faux ou des tridents serpentés : les noms, les lieux, les drames et les bonheurs, rien n’aura jamais été et il n’y aura aucune difficulté, je crois, à celui qui s’y intéresse – existe-t-il ? J’en doute ! – à prouver que tout ce qui est avancé, quand bien même je jure avec force et volonté que je ne mens pas et que j’accompagne ces mots de larmes est faux et non avenu. L’écriture pourtant sera sans doute pour moi larmoyante ; je ne manquerai pas, idiot et frêle d’esprit que je suis de me projeter tout entier dans ce texte, à croire que tout ce qui est inscrit est vrai, et purement vrai. Peut-être que cela m’aidera dans l’écriture : car j’avoue que c’est la première fois que je tente un texte d’une envergure similaire.
Bien entendu, mes prétentions m’auront amené parfois à dépeindre un personnage qui me ressemble comme deux gouttes d’eau, qui avait la même démarche, les mêmes habits ou, plus généralement, des paroles qui se sont trouvées ou qui se seraient trouvées dans ma bouche à un instant donné. Peut-être que certains amis ont vu clair alors, peut-être pas : après tout, qui peut réellement savoir ce qu’il y a dans la tête des gens, dans la mienne en premier lieu ?
L’auteur
Dans la lueur de la pleine lune, il eut une idée. Pas très originale, certes, ni même entreprenante : elle ne lui demanderait que peu d’efforts et ne pourrait sans doute pas lui apporter les honneurs ni les récompenses, encore que... Il n’était même pas convaincu de ne l’avoir volée à un autre, qu’il aurait lu il y a longtemps ou non, qu’il aurait aimé et apprécié, et qu’il aurait salué le talent de l’auteur et non la puissance de l’intrigue. Mais il n’accordait que peu de pouvoir aux intrigues : c’était un poète. Du moins, essayait-il d’être poète. Mais il était dur d’être poète avec sa carrure, qui s’approchait plus de celle de Remington que de Rimbaud, et il avait toujours des scrupules à vouloir parler en vers et en rimes, et à être lyrique, sinon onirique. Cela brûlait ses veines et son sang, et ses mains tremblaient quand une belle image lui venait en tête, sans jamais réellement savoir comment ou pourquoi. C’était une qualité, et une belle qualité : car il était poète et se défendait honorablement dans cette difficile profession, et comptait grâce à cet art plus de conquêtes que ceux qui essayaient, en vain, de séduire par les muscles et les pectoraux.
C’était un joueur de sérénade, un jongleur de pâquerettes : il avait appris seul à jouer de la guitare et un peu de violon, et quand il croisait une belle proie dans la rue il la suivait avec malice et rapidité, attendait qu’elle soit rentrée chez ses parents puis attendait la minuit, se postait sous son balcon et lui dédiait son ode du soir ; car en effet il écrivait trois poèmes par jour, un au matin avant de manger, un au midi en digestion, et un au soir avant que le soleil ne se couche. Il les posait aussitôt trouvés sur le papier et les retouchait jusqu’à la perfection, et pour tous inventait une mélodie pour s’accompagner à l’instrument ; et quand son carnet était rempli il l’entreposait chez lui, sous son lit, et inaugurait un autre carnet et cela jusqu’à en vomir. Il en avait exactement trente-sept, numérotés, plus de deux cents sonnets, quelque quatre cents ballades, encore plus d’élégies : et pas un ne ressemblait à un autre, pas un n’avait le même sujet de prédilection, pas un n’empruntait la même image ou le même langage : c’était un travesti du recueil, un illusionniste du chant et un spadassin du texte, un rêveur.
Il s’appelait Giorgio, et était Italien par son père, Corse par sa mère : la barbe drue et les cheveux sombres, toujours en désordre, le teint légèrement basané, les yeux d’un bleu impénétrable, et une carrure qui imposait le respect. Son arrivée dans le monde, et sa venue en pleine ville de Lyon ne lassaient pas de surprendre, si bien qu’il serait intéressant d’y consacrer un chapitre entier, un chapitre d’introduction ; mais il récitait souvent son aventure à qui voulait l’entendre, et ce soir-ci, pour fêter son idée, il allait sans doute faire de même. Il sortit de la poche de sa chemise blanche impeccable un paquet de gitanes et en alluma une avec espièglerie pour trouver le « la », puis s’engagea au fin fond d’une cour d’immeuble et descendit un petit escalier ; là il ouvrit une porte et entra dans un bar dérobé, s’installa au comptoir et pinça la corde de sa guitare.
Et le silence se fit : quand Giorgio chantait, on se devait de l’écouter. Surtout, la belle Sissi l’écoutait. Pauvre Sissi ! Amoureuse d’un troubadour ; dormant le jour, vivant la nuit comme serveuse, elle était aussi septentrionale que Giorgio était méridional : de ses cheveux blonds en couettes à ses tâches de rousseur en passant par sa pâle peau, on croyait entendre siffler le vent norvégien à chacun de ses passages, et ses longues jambes effilées étaient taillées pour transpercer la neige et non le maquis. Et quand son amoureux chantait, elle arrêtait son service et venait s’asseoir auprès de lui, et Giorgio lui souriait à pleines dents et lui passait la main dans les cheveux, lui caressait la joue pour l’empêcher de rougir et clignait légèrement de l’œil. Alors Sissi laissait s’appuyer le coude sur le bar et faisait reposer sa tête sur sa main de fée, et ses yeux brillaient d’étoiles, et elle écoutait Giorgio chanter.
Giorgio était poète, cela fut dit : mais il était un poète d’un genre nouveau, mêlant vers, prose, poésie, chanson, ballade, théâtre même : il avait mis plusieurs mois à écrire ce qu’il appelait sa « grande tragédie », l’histoire romancée de sa vie. Et à l’écouter parler, on se serait cru revenir au grand temps de la commedia dell’arte, et on était surpris de ne pas le voir porter le multicolore habit d’arlequin. Il faut dire que sous la terre comme dans ce bar le temps n’avait plus réellement cours, plus réellement de raison d’être : et qu’on y vivait comme on y vivait il y a trois cents ans. Giorgio commença sa chanson, et la guitare suivait : il en pinçait les cordes de velours avec grande douceur pour ne point l’effaroucher, elle restait la seule qui avait droit à ses caresses. Giorgio était de ces poètes qui avaient fait leur choix et qui aimaient les hommes, et cela Sissi le savait bien, et c’était cela qui rendait Sissi si triste : mais elle ne désespérait pas un jour de se faire aimer, ne serait-ce qu’une nuit par ce bel éphèbe, et ne cessait de soupirer quand il se mettait à chanter.
« Holà, mesdemoiselles, holà, mesdames, holà, messieurs ! Je viens ici la guitare à la main, un doux chant en bouche ; je ne vous veux aucun mal, croyez-moi fortement, bien au contraire : mon métier est celui d’un marchand de bonheur, et j’en ai quelques échantillons dans mes besaces. Ce serait un charmant plaisir pour ceux qui les désirent, car pour un tendre verre de liqueur ou un rien de spiritueux, je chanterai jusqu’à ce que le jour, ce fieffé voleur d’illusions, ne vienne chasser à renforts d’aurore la lune qui nous est si tendre, qui m’est si tendre ; car voyez-vous, j’ai jadis épousé une lune, j’ai épousé un astre, j’ai aimé une dune comme Zoroastre. Je suis allé partout, j’ai tout vu : j’ai parlé aux loups et je les ai vaincus ; j’ai même combattu un soir, tandis que je m’appesantissais, un damné guépard qui me griffa sans pitié. Ainsi, si vous désirez me voir chanter, il ne suffit qu’un geste : il ne suffit que de m’inviter, et je ferai le reste. »
Sissi s’imaginait déjà dans la peau du guépard, en train de griffer, et de mordre sauvagement sa proie : elle se voyait bientôt panthère, roulant des épaules, grognant doucement ; elle se voyait lionne ou sauvage des terres africaines, et désirait plus que tout tomber poings et bras liés entre la bouche de ce chanteur, et devenir elle-même un sujet de son ode. Sans le savoir, elle allait le devenir : car l’idée de Giorgio la concernait bien plus qu’elle n’aurait jamais pu le croire, si bien que quand sa chanson s’acheva, sinon de repartir avec ce qu’il avait récolté cette nuit, il arrangea ses sourcils et lui murmura un doux mot à l’oreille, et elle en fut toute retournée. Elle lui prit la main et ils descendirent encore, dans un renflement dissimulée derrière un rideau noir : et dans une nouvelle chambre elle le fit asseoir sur le lit, lui demanda de rester sage et ressortit.
C’était la première fois que Giorgio venait dans la chambre de Sissi, et il goûtait la tendre douceur de l’endroit avec respect. Il n’y avait que deux meubles dans la pièce, le lit et une table de chevet où trônait, entouré de deux bougies allumées sans doute en début de soirée (compte tenu de leur petite taille et de la fumée grisâtre qu’elles dégageaient), un cadre entourant une photo de la vierge Marie. Il n’y avait aucun tableau ni aucune croix au mur, pas même au-dessus du lit : Sissi était bien trop pauvre pour pouvoir s’acheter ces babioles. Mais sa foi valait tous les trésors. Il n’y avait de même qu’un mince drap de toile sur le lit au matelas abîmé, et une valise concassée, ouverte par le dessus et défoncée sur les côtés contenait l’intégralité de ses toilettes, une paire de chaussures de ville, deux robes, autant de gilets. Giorgio avait des scrupules à venir ici pour une affaire aussi étrange que la sienne, pour la concrétisation de l’idée qu’il avait eue ce soir-là, et qui ’lavait même obligé à raccourcir de près de six couplets son récital nocturne – il avait dû passer sous silence son travail au chemin de fer et son aventure avec une archiduchesse– mais il ne pouvait décemment pas amener son amie chez lui : sa chambre de bonne, dans les combles de cette galerie en ruine était deux fois plus petite et son lit beaucoup plus poussiéreux.
Perdu dans ses pensées, songeant avec un timide pincement au cœur à sa mère à présent si loin de lui, il n’entendit pas Sissi revenir de la salle avec une bouteille sans étiquette remplie d’une substance noirâtre et de deux petits verres. Elle les remplit en un tour de main, lui en offrit un et vint s’asseoir à ses côtés en buvant déjà un peu, sans le quitter des yeux. Il prit quant à lui soin de laisser distiller le breuvage, de le faire tourner avec douceur dans son verre : du reste, cela lui laissait le temps pour trouver les mots. Bien que chanteur, il parlait très mal, et très lentement : et quand il parlait, il ne pouvait s’empêcher de gratter sa barbe de trois jours avec le revers de sa main, pour le délice d’entendre le petit raclement qui plaisait tant à ses compagnons. Il se mordit la lèvre inférieure à deux reprises, plus aucun bruit n’émanait du bar : il était déjà quatre heures passées et la patronne fermait.
La grosse daronne savait que Sissi avait de la compagnie, car il manquait la bouteille de tord-boyaux : si bien qu’elle verrouilla les portes et éteignit les lumières le plus discrètement possible, et partit dormir chez elle. La serveuse était d’ordinaire la seule à dormir dans le bar, ne pouvant loger en ville : trop frêle et trop orpheline pour travailler ailleurs, son salaire servait à payer le gîte et le couvert, pas un dinar ne lui restait pour s’amuser. Elle s’en contentait pour l’instant très bien et, il faut le dire, Sissi ne songeait pas à l’avenir. Elle vivait dans l’instant, heureuse d’être en vie, et heureuse d’avoir échappé à cet orphelinat où on la battait été comme hiver. Elle avait eu de la chance de trouver madame la propriétaire du bar qui l’avait prise en amour, tandis qu’elle était piteusement assise sur un escalier non loin du centre-ville. Elle passait tout par hasard, se promenant, et aurait pu ne pas la remarquer ; mais Sissi ne faisait pas la manche, elle pleurait juste, et c’étaient ses pleurs qui l’avait attirée. Elle était déjà très belle et fort blonde, mais assez petite et très maigre, et la vieille propriétaire, qui n’avait jamais eu d’enfants ni de maris, qui n’avait jamais aimé quiconque fut prise d’une curieuse douleur. Ce n’était pas qu’elle se reconnut en cette fille, puisqu’elle était issue d’une famille de fonctionnaires et avait toujours vécu loin du besoin, ce n’était pas de l’empathie, mais bel et bien de la sympathie : elle dira plus tard pour justifier son acte que « le ciel était gris ce soir mais qu’elle, elle était ensoleillée, et que j’ai voulu prendre un peu de son soleil avec moi, par pur égoïsme ». Elle en avait fait une serveuse, la seule de son bar : auparavant, elle s’occupait de tout. À présent, elle avait du temps pour s’adonner à son envie première, le modélisme. Longuement, avec une patience d’ange elle assemblait pièce par pièce des navires et des avions, des voitures et des camions, les peignait, leur posait des décalcomanies et enfin les exposait fièrement chez elle et, chaque semaine, le vendredi après-midi, elle invitait les gosses de l’immeuble et leurs parents à venir voir ses dernières œuvres, elle leur offrait un biscuit sec et un verre de lait en leur conseillant de toujours écouter leur maman. Elle faisait ça gratuitement, sans jamais rien demander en retour, et sans mauvaise pensée : elle ne désirait que dispenser ce petit conseil aussi souvent qu’il le fallait, car on racontait que, jadis, elle n’avait pas écouté sa parente et que c’était pour cela qu’elle ne s’était jamais mariée. Des racontars, pensait Sissi, qui était à la fois sa confidente et sa confiée : elle aimait tout simplement les enfants, comme elle l’avait aimée, et aurait tout fait pour leur distiller un peu de bonheur.
Giorgio but un peu, puis posa sa guitare contre le lit. Il la désigna du doigt, un doigt tremblant et sale, et fit un drôle de bruit avec ses lèvres.
« Tu sais, ça va faire dix ans que je l’ai, la titine… dix ans. Dix ans, et elle ne m’a jamais lâché, jamais. J’ai même pas eu besoin de changer les cordes, tant je suis doux. Et tu vois, c’est en la transportant pour venir chez toi que j’ai eu une idée, Sissi.
– Tu m’as parlé d’une affaire qui pourrait rapporter gros…
– Précisément. J’ai eu une idée. Tu sais Sissi, je suis poète, et j’écris : mais j’ai toujours eu envie d’écrire un roman, un vrai roman, une histoire belle et touchante, qui fasse vraie surtout, tu le sais. Et bien je me suis décidé à le faire. Je me suis décidé à écrire un roman. Et j’ai envie de l’écrire avec toi. Parce que toi, tu connais l’orthographe et que moi, hé bien, j’écris mal… tu pourrais m’être d’une très grande aide, parole ! Et la moitié des sous du livre sera à toi, à toi ! Et tu pourras enfin avoir une vraie maison, avec une vraie armoire.
– Mais il faut une idée pour faire un roman. Une idée.
– Précisément, l’idée, je l’ai. Son œil brillait beaucoup, plus que d’ordinaire : on aurait dit qu’il était ivre, et Sissi reboucha d’instinct la bouteille à ses pieds, quand bien même elle se douterait qu’il avait encore parfaitement sa tête. Tu vois, j’ai eu une idée en venant, je te l’ai dit. Et bien l’idée, ce n’est pas l’idée d’écrire un roman, c’est l’idée du roman, de quoi il parlerait. C’est une histoire de mythomanie.
– Mythomanie ?
– Mythomanie. Tu sais, mon frère était mythomane.
– Non, je ne sais pas… tu ne parles jamais de ton frère, seulement de toi. Je ne sais que ce que tu chantes dans tes chansons. Je ne saurais même pas dire si c’est vrai, à mon sens cela ne l’est pas, ce n’est que des chansons.
– C’est pourtant vrai Sissi, mais je ne te parlerai pas de ça. Je vais plutôt te parler de mon frère et de sa maladie, et tu comprendras. Parole, si mon frère était encore en vie, il serait fier de moi, et de toi aussi, il serait fier qu’on parle de lui, car il était comme ça mon frère : il adorait que l’on parle de lui. Il était de six ans mon cadet, mais il a toujours été bien plus fort et bien plus grand que moi, qui suis déjà très fort et très grand, tu le sais. Donc pour te dire qu’il ne fallait pas bon être de ses ennemis. Mais justement un soir, il était revenu sévèrement blessé, frappé de toutes parts, saignant : il pleurait, et disait qu’on l’avait agressé. Bien sûr, mon père avait couru au commissariat porter plainte, et on avait même donné la description précise de ses agresseurs, toute une bande…
– Et c’était faux ?
– Tu as saisi. Tout avait été inventé.
– Mais ton frère ne s’est pas suicidé ?
– Il a disparu, attention. On ne serait jamais suicidé dans la famille. Et il pointa du pouce la vierge Marie. Sissi se gratta le nez plusieurs fois, se passa la main dans les cheveux et reprit ses esprits.
– Mais ton idée alors, c’est quoi précisément ?
– Un roman de mythomane. Je vais faire comme faisait mon frère : inventer une histoire de toutes pièces. Plus précisément, inventer de toutes pièces une biographie d’un homme que l’on ne nommera jamais. Mais cela sera une histoire terrible, pleine de déconvenues, de pleurs, d’espoirs perdus : en un mot, un drame. Et ce drame, on prétendra l’avoir récupéré on ne sait où… tu penses, des gars comme nous qui écrivent, ça serait louche. Mais une fois que ça sera édité, on dira enfin la vérité. »
Un chien se mit à aboyer au loin, et Giorgio plaisanta en disant que c’était là un très heureux présage. Sissi n’était pas des plus convaincues mais accepta : si cela pouvait lui faire plaisir, cela lui ferait tout autant plaisir. Néanmoins, elle exigea que dès à présent il lui dise précisément comment il allait procéder, ce qu’il allait raconter, ce qu’il allait faire. Et il décida de prendre des éléments entendus à gauche et à droite, et de broder : un peu de son enfance, un peu de la sienne. Pour écrire un bon roman disait-il, il n’y a pas de secrets : tout est dans l’accumulation. Tout est dans l’art non pas de l’intrigue mais du style, et si une riche idée peut être gâchée par une narration bancale, un style original peut quant à lui faire devenir célèbre n’importe quelle histoire. Et il prétendait sans mal trouver dans toute l’histoire de la littérature des exemples d’histoires banales, qui ne brillent ni par leur intelligence ni par leur esprit, être pourtant devenues de profonds classiques grâce à un style intelligent, ou à une astuce narrative particulière. L’inventeur des guillemets n’avaient dû être célèbre en son temps que pour cette seule innovation, et la première histoire qui avait dû lui tomber sous le bras avait dû faire l’affaire.
L’accumulation, disait-il, était la clé du succès de tout texte, et en tant que chanteur il en savait quelque chose. L’ennui des romanciers, c’est que ce ne sont que des chanteurs ratés – à cela Sissi ne put s’empêcher de glousser, et se mettre à imaginer certains grands auteurs s’essayer au cabaret. Ce sont des chanteurs ratés, tout simplement : frustrés de n’avoir pu trouver de la rime, ou plutôt la rime, la bonne rime, celle qui fait chanter avec exactitude leurs mots, ils ont dissimulé leurs ambitions sous de la prose qui est, sans aucun doute, une invention bien tardive, et bien bâtarde en comparaison du vers. Certes, la prose est plus facile à écrire et à lire, elle réclame bien moins d’attention et de composition rythmique : mais elle reste moins présente à l’oreille et dans le cœur, et ce sont toujours en école les poésies et les fables en vers que l’on retient, jamais les préfaces d’œuvres immortelles ; et si on en voudra à l’étudiant de ne citer un sonnet par cœur, on sera conciliant s’il parvient tout au plus à retenir une citation. De fait, comment retrouver au sein d’un texte en prose toute la musicalité d’une poésie, sans utiliser la métrique, sans utiliser une mauvaise métrique qui aurait des effets désastreux sur les lecteurs ? Par un phénomène d’accumulation qui permet, en outre, de montrer toute l’étendue de la culture maligne de l’auteur.
« Un exemple idiot, fit Giorgio en prenant sa guitare. Il esquissa un petit accord, quelques notes, et improvisa un refrain : je ne suis pas de ceux / qui haïssent la lumière / et je fais mes adieux / aux petits vers de terre. À présent, je cherche à le retranscrire à l’écrit : “je n’appartiens pas à ceux qui haïssent la lumière, et de fait ne vit pas sous la terre”. On y perd déjà quelque chose, ce n’est plus magique, ce n’est plus idyllique, ce n’est plus poétique. Mais à présent, j’accumule : “je n’appartiens pas à ceux que l’on nomme troglodytes, ces créatures informes qui errent sous la terre sans jamais n’en ressortir, pour la bonne raison qu’ils haïssent, détestent, abhorrent la lumière et tout ce qui brille : de fait, je n’appartiens pas à leur tribu ni à leur fratrie et persiste à vivre sur terre, parmi vous, mes frères, et non sous terre, parmi ces vilains”. As-tu ainsi vu le balancement quasi rythmique que l’accumulation entraîne à celui qui surcharge intentionnellement son texte ? Tu ne trouveras jamais, dans tout livre, un récit qui se prétende roman et qui n’utilise pas de ces artifices pour raconter l’intrigue. »
Plusieurs raisons à cela, persistait-il : tout d’abord, cela serait ennuyeux, plat : historique. Les encyclopédies ont la prétention de raconter des batailles et des défaites sur un ton monocorde, et c’est pour cela qu’on ne lit pas même les meilleures encyclopédies mais qu’on les consulte, comme on écoute le poète mais que l’on questionne le sage ; par la suite, un tel récit demande une farouche volonté pour être ainsi neutre, à la fois bon et mauvais – et non pas au-delà bien et mal comme il avait pu le lire, ou plutôt « comme on me l’a fait lire… il faudra que je te raconte un jour que mon père était un fervent et intelligent philosophe » – et provoque de violentes discussions au sein de l’équipe rédactionnelle, qui se demande si telle ou telle phrase est correcte ou assez neutre pour le sujet. Giorgio bomba le torse, et assura qu’il leur répondrait qu’il est hérétique de croire en une pureté neutre de la langue, tant elle porte dans son étymologie même des traces millénaires et profondément enfouies de son histoire.
Ensuite, il serait affreusement court. On a de tout temps jugé les œuvres au poids, à la page, au mot ; si l’on peut raconter une histoire en six pages, assurons-nous pour pouvoir le faire en deux ou trois cents : incorporons des personnages annexes, des intrigues secondaires, de très longues descriptions sans intérêt pour la suite mais qui corroborent à une illusion de réalité, et donc au final à aider les plus frêles à s’insérer dans l’histoire qui les dépasserait, si elle se contentait d’enchaîner les ambitions et les évènements sans les considérer d’une manière différente. Et du reste, cela permet à tout un chacun de concevoir les choses de la façon dont il le désire, c’est la porte ouverte vers un nombre improbable d’interprétations, de thèses, de théories, car du fait de cette lourde étymologie, on croit lire dans le balancement de la prose de ces auteurs des messages cachés qui demandent nécessairement éclaircissement.
« Et donc, tu crois qu’il est si simple d’écrire un roman ? Pourquoi n’essaies-tu donc pas d’éditer tes poèmes ? Tu en as écrit tellement, et la plupart sont très intéressants, en tout cas ils m’intéressent.
– Sissi, tu me vois, moi, Giorgio le poète, Giorgio le guitariste, arriver dans une maison d’édition avec mes calepins et demander à ce que l’on m’écoute ? Si dans le bar, ou dans la rue, on me prête volontiers une oreille, on ne m’accordera pas même une seconde chez les grands. Non, il faut acquérir une légitimité : et pour cela, soit je deviens professeur universitaire, soit j’écris un roman. En écrivant ce roman, on pourra se faire connaître pour nos vraies valeurs ! Mais il faut tricher. Il faut faire quelque chose que l’on n’a pas nécessairement envie de faire, mais qui permettra de viser plus haut. En gros, à présent, il nous faut faire de l’alimentaire. »
Sissi éternua dès que Giorgio eut fini de parler, et ce dernier l’embrassa sous la joue en criant hourra ! aux présages. Il lui demanda l’heure, et elle estima qu’il devait être près de cinq heures. Il se sentait en pleine forme, extatique : bien plus que d’ordinaire. Et il proposa sans sourciller de commencer à travailler sur l’histoire. Déjà, il sortait de son pantalon un crayon à demi brisé et des lambeaux de feuilles de papier déjà noircis de notes et de numéros épars, cherchait un coin vierge et notifia les quelques idées qui leur vinrent en tête. Ils se basèrent sur l’histoire d’un vieillard, d’un homme arrivé en fin de vie qui décide de mettre tout par écrit, afin de considérer l’ensemble et voir s’il a accompli quelque chose. Giorgio détestait avoir à écrire totalement à l’aveuglette, et considérait comme d’une importance capitale, pour un projet qui s’annonçait si dantesque, de patiemment notifier tous les points du récits et ici, en l’occurrence, de la vie de leur sujet. Il fallait faire vrai, et n’omettre aucun détail : cet homme avait un lourd passé, et dans une vie si longue se succédaient nécessairement des évènements, pléthore d’évènements tantôt banals, tantôt plus importants, tantôt insignifiants et qui l’étaient réellement, tantôt insignifiants et qui ne l’étaient pas plusieurs années plus tard, tantôt imposants et qu’il n’en était rien ; que dans une vie, on pouvait déménager de deux à trois reprises, en se refaisant des amis comme des ennemis, que l’on pouvait se remarier et avoir des enfants ; que l’on avait des parents ou des beaux-parents, des frères et des sœurs, des tantes et des cousins ; que l’on s’achetait des voitures et des costumes, et que toute une vie était faite de comparaison entre ce qui était mieux et ce qui était moins bien, et que l’écriture faisait souvent apparaître des éclaircissements dont on n’imaginait pas l’ampleur avant de les coucher sur le papier ; que l’on était parfois pris au dépourvu devant le monde, que des mystères le restent jusqu’à la fin des temps et d’autres sont éclaircis, que des discussions nous sont inaccessibles et que l’on avance parfois en nuit noire, uniquement par ouï dire en espérant trouver la réponse tôt ou tard. Que l’on a ses préférences et ses défauts, ses chanteurs favoris et ses films fétiches, sa manière de faire ses lacets, de se raser ou de se coiffer ; que l’on préfère les brunes ou les rousses, le thé ou le café ; que l’on est gaucher ou droitier ; que l’on aime lire ou que l’on aime dire, que l’on aime dire ou que l’on aime écouter, que l’on aime écouter ou que l’on aime lire ; il fallait inventer une vie de bout en bout, son passé et son présent, peut-être son avenir proche, comme les sorciers d’avant créaient des homuncules avec de la poudre de perlimpinpin ; qu’il ne fallait pas avoir peur d’être long ou sinon l’on serait court, qu’il ne fallait pas avoir peur de tout dire de peur d’en oublier ; de toujours considérer les choses dans leur entière considération et de relativiser chaque évènement, car avec l’œil du temps bien des choses distantes nous apparaissent tout autre ; il fallait y mettre de la poésie et de la chanson, tout en prose, et parler au lecteur en égal, comme un confident à qui l’on ne cacherait rien, car on voudrait être jugé et être entendu, qu’il faut répondre à cette seule question : qu’ai-je fait de ma vie ?
Les autobiographies, disait-il, n’avaient que ce seul et unique but : non pas instruire mais libérer, libérer une âme de tous ses tourments : c’était remplacer le confessionnal par un manuscrit et le prêtre par des centaines, des milliers de lecteurs et attendre leur bénédiction. C’est la foi tout offerte, et c’est pour cela que le genre est si populaire en ce siècle : c’est que les auteurs comme les lecteurs sont à la fois prêtres et pécheurs, et que rien ne saurait mieux les rassurer que de voir qu’ils partagent leurs vices avec des inconnus.
Sissi se laissait doucement convaincre. Et si ce n’était pour l’idée en elle-même, Giorgio semblait si heureux à l’idée d’écrire ce livre qu’elle finit par dodeliner de la tête et leur resservir à boire. Il hoqueta après avoir vidé son verre et commença dès lors à lui parler du profil de son héros. « Il sera un peu comme moi, en ce qui concerne la famille : un père qui aura causé la ruine de sa famille, et qui sera un peu mythomane. Ça permettra de préparer le terrain à l’annonce de la vérité, quand on aura fait un carton avec le livre ; il ne connaîtra pas beaucoup la famille de son père, plus celle de sa mère. Et il se sera marié deux fois, et aura un seul enfant, une fille. J’ai envie qu’elle te ressemble.
– Tu y tiens vraiment ? fit-elle d’une voix plaintive, comme pour l’en dissuader.
– Bien sûr ! Je le fais avec toi ce bouquin et j’ai envie que tu sois ainsi immortalisée !
– Eh bien, à l’immortalisation alors. »
Ils discutèrent encore un temps, puis elle fut contrainte de le faire sortir par derrière : plus le jour pointait et plus elle se devait de dormir pour être en forme pour le service du soir. Il l’embrassa encore secrètement sur la joue et lui remit quelques cheveux en place avant de s’en aller, se demandant déjà quelle voiture il achèterait une fois célèbre.
Bien, commençons, il se fait tard ; et j’aimerais tout autant pouvoir finir cette première partie avant l’aube. Non que je n’aime pas la nuit, travailler ou écrire quand le soleil est couché, bien au contraire – et cette lecture devrait vous en convaincre si vous la poursuivez plus en avant –, mais mes rides et mes mains frêles accusent mon âge et je ne suis plus aussi brave qu’auparavant. La moindre distance m’effraie à présent, je n’entends plus très bien et m’isole chaque jour davantage. Un naufrage, dira-t-on, une déchéance dans tous les cas : j’étais et ne suis plus, et je suis devenu ce que je redoutais le plus : un vieillard. Pendant longtemps je n’ai jamais cru le devenir, je pensais mourir avant, bien avant ; je m’étais fixé mes vingt-cinq ans comme une date butoir, un horizon. Je voulais m’appliquer une maxime chère à mes oreilles et à mon cœur : vivre jeune et mourir vite. Un rien comme toutes ces stars de la musique ou de la scène qui partent en pleine gloire en laissant derrière eux myriade de fanatiques meurtris, de disciples compatissants, de maîtres déçus. Bien sûr, il y avait dans cette volonté que je cultivais de mourir jeune deux sentiments antagonistes, comme toujours : car mon esprit a toujours été violemment divisé entre deux entités, entre deux personnalités, entre deux volontés.
L’une claire et pure, franche, honnête ; et la seconde sombre et ténébreuse, égoïste, menteuse ; et même ce soir je crains fort ne savoir laquelle est vainqueur, si vainqueur il y a. Je désirais dès lors mourir, tout comme j’ai souhaité mourir dès mes années de collège qui furent particulièrement pénibles – mais j’y reviendrai quand lemoment s’y prêtera. Se presser, certes, mais sans précipitation : pourquoi se précipiter ? –, et c’est là une idée qui ne cessa de me poursuivre et de me ronger les os, à la manière d’un acide ou d’un cancer malin. Mais je désirais tout également laisser derrière moi quantité d’admirateurs meurtris, et que mon nom soit encore prononcé, scandé, psalmodié durant des décennies, des cents ans après ma mort. Je voulais dans le même élan disparaître docilement et devenir célèbre, ou plutôt devenir célèbre et espérer pouvoir m’en aller sans que l’on ne sache réellement qui j’étais, un homme de l’ombre ayant agi avec force, conviction et poigne mais qui n’avait pu, pour des raisons obscures, être sur le devant de la scène et s’était recroquevillé dans des considérations miséreuses. Je doutais, au fur et à mesure que je grandissais, que les choses se passassent ainsi, et je dus bientôt abandonner tout espoir de mourir un jour dans la grandeur et la gloire, mais je ne désespérais jamais, tout autant, de considérer les choses ainsi, et de devenir un jour célèbre. Je comptais l’écrire encore, au soir de mon existence, je ne désespérais pas : je croyais au Miracle, et une vie à croire en Dieu ne saurait me tromper.
Et j’avais alors raison de croire, puisque j’ai su gagner bonheur et relative popularité.
Puisqu’il s’agit là de produire le travail d’un biographe, autant considérer les choses et les faire bien, et traiter un rien de mes arrière-grands-parents, de mes grands-parents et de mes parents enfin, de mes cousins, de ma famille : parler de l’environnement dans lequel j’ai grandi, mes modèles et les renégats, sans vouloir trouver une quelconque réponse, mais bel et bien plutôt tout mettre à plat afin de mieux considérer les évènements par la suite. Du reste, cela me permettra de poser au propre les données que j’ai amassées, lentement, auprès de mes proches pour finir cette partie-ci ; je ne désespérais pas qu’elles servent un jour. En les relisant, je me rends compte qu’il sera difficile, bien difficile de considérer les choses et de les relater de la manière la plus claire possible : mais je vais m’y efforcer en restant toujours simple et direct, et dire les choses telles qu’elles sont, sans mentir ni les enjoliver, mais bien telles que je les ai vécues en tout premier point, et en précisant la réalité des choses si, après mes investigations, il s’était avéré que mon jeune âge, mon insouciance ou mon innocence n’eussent corrompu ma vision des événements.
Je pense parler en toute priorité de mes parents, de ce que je peux en dire, de combien je les ai aimés : et je pense commencer par mon père, car en outre, en remontant sa famille je n’aurai guère de chose à révéler. Il faisait partie de ces hommes qui, bien qu’ayant une famille, des frères, des sœurs, des cousins, n’en parlent jamais et font souvent comme s’ils n’avaient jamais existé. Même après avoir interrogé les principaux intéressés et notamment ma mère, je n’ai jamais parfaitement su pourquoi il avait agi ainsi. Il semblait garder une grande rancœur, inexplicable par ailleurs, envers son entière famille, et le concept de famille dans sa globalité. Il était des plus solitaires, et je pense que jamais il n’aurait dû fonder un foyer. Il y mettait toute sa ferveur pourtant, toute sa volonté, mais il n’était tout simplement pas doué pour cela. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on, et c’est bien de cela qu’il s’agit.
Il ne prenait, je pense, pas son rôle de père, ou de chef spirituel de la famille très au sérieux, se bornant à dodeliner du crâne et à attendre des directives pour agir. Il était militaire, comme on pouvait s’en douter. Je ne sais pas si c’est par contradiction ou opportunisme, mais j’ai de tout temps développé une sincère haine envers trois corps de métiers : les médecins, les prêtres et les militaires. Hélas, mon père consultait souvent les premiers, aurait voulu être des seconds et faisait officiellement parti des derniers. Cela n’aura guère facilité mon dialogue avec lui. Par ailleurs, je pense que l’on se ressemblait bien trop pour s’entendre. C’est amusant, car mon frère de dix ans mon aîné avait toujours été considéré comme la copie physique conforme de mon caporal-chef de père : même cheveux courts, même regard, même visage, même démarche ; mais je le considérais toujours bien plus proche de ma mère en comportement et en manière de pensée, dans la façon qu’elle avait de vérifier à six reprises chaque porte avant de s’en aller, sa conduite tantôt tumultueuse, tantôt prudente à l’extrême mais jamais démesurée. Quant à moi, bien plus proche physiquement de ma grand-mère maternelle et de cette branche-là de la famille en général, mon esprit était plus proche de mon père, comme si la génétique m’avait joué un mauvais tour, ou m’avait puni d’avoir si souvent demandé, en me voyant dans la glace étant jeune, s’il était bien mon parent.
Tout aussi étrangement, plus je vieillissais et plus il me semblait voir en mon visage celui de mon père, son front haut, ses yeux surtout. Il avait des yeux arrogants, des yeux d’orgueil bouffi, et sa mère lui avait un jour dit que cet orgueil le perdrait. Ce fut bel et bien le cas, car par sa faute il aura perdu le respect de ceux qui l’aimaient et qu’il aimait, de ses compagnons de travail, de tous ceux qui l’avaient côtoyé, en bref de toutes ses connaissances. Je garderai de mon père, plus que son apparence physique ou ce qu’il aura accompli dans sa vie, à commencer par ma naissance et celle de mon frère, bel et bien cette mentalité infâme, et chaque jour que Dieu a fait du moment où je me suis aperçu qu’elle composait l’intégralité de sa personnalité, je n’agissais ni ne parlais sans réfléchir après coup, sans me demander s’il aurait parlé ou agi autrement, et je n’étais satisfait uniquement si la réponse était purement négative ; mais au fur et à mesure du temps, je m’apercevais que j’étais bel et bien son fils, ni plus ni moins.
J’ai caché cette nature au plus profond de moi, tentant de me contraindre d’être meilleur et y suis, je pense, parvenu à de rares moments. En cela mon père m’aura été grandement utile, en me montrant toujours la mauvaise voie à suivre. Et en prenant le chemin parfaitement à son opposé, je pensais, et avec raison – le temps m’en aura convaincu – suivre une voie bien plus vertueuse. Cela ne m’aura jamais trahi, et fut même une époque, à mon adolescence où, ayant cruellement besoin de repères, je lui parlais longuement afin de comprendre ses choix, et je m’avisais par la suite d’en prendre l’exact contraire. Ce fut à cette époque que j’en appris le plus sur son passé, mais j’ai, je pense, raison de mettre en doute ses récits dans la mesure où mes autres discussions avec ma mère ou mes tantes paternelles ont donné des versions tout autres de celles qu’il m’avait colportées. Mais c’était là également un des « talents » prodigieux de mon père : la comédie.
Je pense en avoir hérité, pour ma plus grande force mais, également, pour mon plus grand malheur. C’est ainsi, il faisait parti de ces acteurs qui ne s’arrêtent de jouer qu’une fois en scène, et notre désespoir, à moi et à ma mère, c’était qu’il n’avait jamais fréquenté de théâtre, pas même ses gradins ; et que quand il pleurait, quand il riait, quand il était triste ou enjoué, on ne pouvait s’empêcher d’être pris d’un doute, tant son comportement était stéréotypé, tant ses gestes étaient mécaniques, tant les mots qu’il employait semblaient directement issus d’un film ou d’une série télévisée. Sa voix prêtait souvent à confusion tant elle était multiple, elle se manifestait par des dizaines d’avatars. À croire que pour chaque situation il demandait à un acteur de jouer son rôle, et que cet acteur emportait avec lui son texte et bien sûr son timbre de voix.
En y repensant, je m’aperçois surtout qu’il avait deux manières d’agir : ou bien il était d’une béatitude, d’une passivité peut-on dire défiant toute concurrence, l’œil vide, la bouche entrouverte, les bras ballants, cherchant en vain dans ses souvenirs une situation similaire à la présente qu’il était en train d’affronter, et comme aucun supérieur, adjudant ou capitaine n’était là pour lui intimer un ordre quelconque il se taisait, s’asseyait sur son fauteuil – brisé, au demeurant… il faut dire qu’il avait la mauvaise habitude de se laisser tomber au lieu de s’asseoir. Une sale attitude qu’il adoptait tout à propos, qu’il revienne de la boulangerie ou d’un cross de plusieurs kilomètres, et qui a fini par se solder par un craquement très sensuel un beau jour.
Nous étions encore dans le Sud (je reviendrai sur nos fréquents déménagements, armée oblige, un peu plus tard quand je m’intéresserais enfin à ma personne, peut-être dans une seconde partie. Je n’aimerais pas devoir revenir en arrière plusieurs fois pour préciser des données, et préfère écrire un maximum à présent, quitte à paraître un rien lourd en introduction. Par ailleurs, c’est un tic que j’ai souvent eu à l’écriture et que j’essaie pourtant de minimiser : il s’avérait que, sciemment ou non, j’avais tendance à faire au fur et à mesure de mes textes des paragraphes de plus en plus étroits, de manière à produire une sorte de rythme décroissant, comme une boîte à musique qui se tait après avoir longuement ralenti. Mais je ne le faisais pas de manière consciente, c’était toujours à la relecture que je m’en apercevais : j’ai alors fait le serment d’un jour écrire un texte qui aurait le mouvement rigoureusement inverse, qui commencerait petit pour finir en une violente apothéose, un tonnerre, un Wagner !) lorsqu’il prit cette habitude et que le siège en souffrit, puis quand nous nous sommes fixés dans la Vienne, le fauteuil resta brisé.
Ça ne semblait du reste pas le déranger, bien qu’il s’asseyait à présent un rien plus calmement. Un rien seulement – et regardait la télé ou fumait sa pipe, en attendant que le ton devienne un de ceux de son répertoire, ou bien il répliquait comme il avait appris à le faire.
Mon père fumait, pas régulièrement ni souvent, et d’ailleurs, il ne « fumait » pas dans le sens où on peut l’entendre. Quand on dit que quelqu’un fume, il faut le reconnaître, on s’imagine pléthore de caractéristiques, les doigts jaunes, les dents cariées, les cheveux bilieux, l’œil sombre, l’haleine glauque, la grimace sordide : on l’imagine au sortir du lit, allumant sa première cigarette et l’inhalant avec volupté et bonté, comme si elle lui donnait vie, et le soir avant de se coucher écrasant son dernier mégot avant de rêver de champs de tabac ; tandis que mon père, lui, aimait à fumer une fois au week-end ou en société, comme on boit de l’alcool sans être alcoolique pour autant – et quand on dit de quelqu’un qu’il « boit », on a tout autant les mêmes a priori par ailleurs –, le cigare – ou plutôt le cigarillo, un cigare de la taille d’une cigarette, plus économique et beaucoup plus orienté vers le dandysme, un des rares traits que mon père possède et que je revendique encore, mais j’y reviendrai si j’y pense – et la pipe.
Je ne sais pas réellement pour quelle raison il fumait, mais, ce soir, je décide d’écrire qu’il fumait pour se détendre. Sous ses dehors de chiens à la solde de l’armée, placide et passif, il cachait une profonde nervosité qui se manifestait non pas en journée mais la nuit, et ma mère en aura fait les frais toute sa sainte existence, toute sa sainte vie : il était atteint – entre autres maux – d’une maladie que les médecins appellent « bruisme ». Le bruisme est, j’ose l’affirmer, le mal du couple, un malheur que je ne souhaite pas même à la femme de mon pire ennemi. Il s’agit, en pleine nuit et tandis que le malade est parfaitement inconscient et en plein sommeil de petits bruits qu’il produit avec sa bouche, ses dents, ses lèvres, sa langue. Un peu comme du scat, mais en beaucoup plus ennuyeux, et en beaucoup moins rythmé. Sans ça, nous aurions sans doute fait fortune en lançant tout un concept, mais le bruit produit est beaucoup plus dérangeant que dansant, hélas ! Et de ma chambre, située tout à côté de celle de mes parents, j’entendais, portes closes, les sons inconscients qu’il produisait régulièrement, comme autant de lances en direction d’une cible imaginaire. Les médecins étaient formels, cela venait bel et bien d’une nervosité naturelle, ce que semblait corroborer une tension plus élevée que la normale. Mais quand il dormait aux côtés de ma mère, celle-ci était dans l’incapacité de fermer l’œil toute la nuit durant. Sans mentir ni noircir le tableau : elle en faisait des nuits blanches, contrainte et forcée d’aller dormir dans le canapé du salon en attendant que le matin se levât. Mon père, lui, dormait mal tout autant mais dormait plus, et jamais il n’a pu se guérir de cette douleur qui devait le miner.
Quand j’y repense, je ne connais que peu de choses de mon père, et le peu que je connais est nécessairement contradictoire. Cela va sans doute surprendre, mais je ne peux faire autrement que de raconter son enfance et son existence entière selon deux axes totalement distincts, sans trancher purement pour l’un ou pour l’autre. Comme je l’ai dit plus haut, ce que racontaient ses sœurs et ma mère contredisait ce qu’il disait quand on l’interrogeait, mais il souffrait d’un mal intérieur qui semblait justifier pourtant sa vision des choses. J’ai peur, en composant cela, qu’il ne s’agisse que d’une forme de jeu : le comédien se sera pris à son propre piège et n’aura plus su faire la part des choses entre la réalité et le mensonge, il aura été victime de sa propre mythomanie, il mentait mais sans s’en rendre compte, et dans mon cœur il reste celui que je plains le plus, même dans la mort, et celui pour lequel je prie le saint Seigneur de le laisser entrer dans son royaume, et de le laisser se tenir à sa droite.
Enfant des montagnes, je pense que c’est là le terme qui lui conviendrait le mieux, mon père n’était sincèrement pas un urbain. Né au pied de hauts reliefs, bercé de cris de chamois et d’hivers éternels, il était le dernier né d’une famille composée de deux filles, de cinq et dix ans ses aînés. Jeune créature fragile, il n’avait jamais connu son père, pas réellement : il travaillait non loin de la capitale, et les trajets l’obligeaient à partir tôt au matin, quand le soleil n’était pas encore levé, et à revenir tard le soir, quand ce dernier était déjà couché. Pour subvenir aux lourds besoins de la famille, il travaillait sans cesse, été comme hiver, semaine et week-end ; si bien que quand il disparut, emporté par une maladie qui, à l’époque, n’avait aucun traitement, il ne sut réellement s’il devait pleurer ou rester de marbre, s’il devait se sentir affecté ou au contraire, indifférent à l’idée d’avoir perdu un père qu’il n’avait jamais réellement connu. Il consentit à être triste, et sans doute depuis cet instant décida alors de ne jamais être pris au dépourvu en matière de sentiments, et de toujours décider par avance l’attitude à adopter, qu’il ait à être enjoué ou éploré. Sa mère, ma grand-mère, était une dame forte et bien que je ne l’eusse que trop peu connue – ce qui compose un de mes grands regrets concernant la famille de mon parent–, je me fais un devoir de lui dédier un large paraphe à présent – avant de lui consacrer un plus large morceau comme vous pourrez sans doute le lire –, car elle reste une inspiration pour moi, dans ses gestes ou ses paroles, du moins selon le récit que j’ai de sa vie et de ses choix.
Elle était, pour sûr, une grande dame, je le répète, un modèle, et il semblerait que certains de mes talents, pour le dessin et pour l’écriture, soient directement hérités de sa personne. Ma mère m’a souvent dit tout également que je lui ressemblais en certains points de caractère, si bien que le doute m’est permis quant à la personne à qui je ressemble le plus : mon père ou sa mère. Mon défaitisme me pousse à considérer la première solution, mon envie d’espérance vers la seconde, sans réellement trancher : cette dualité reste hélas uniquement paternelle, j’en ai peur. Ma grand-mère, donc ; née dans l’entre-deux guerres, en plein baby-boom, un de ces fameux consortia qui apparaissent à la fin de tout conflit, comme si le sang des nouveaux-nés pouvait entièrement remplacer celui des disparus, elle s’était très tôt engagée contre l’envahisseur teuton dans la Résistance, en dissimulant des messages dans sa bicyclette, dans l’arbre de sa bicyclette ; elle aura tout également eu à dissimuler dans sa famille des juifs, des recherchés, et a été elle-même activement poursuivie puisque faisant partie d’un réseau terroriste. Elle aura raconté beaucoup d’anecdotes au sujet de ces activités illicites mais qui ont participé, en addition de tant d’autres actions, des plus banales aux plus héroïques, à la victoire et au renouveau de la liberté. Ainsi, un soir, tandis qu’elle revenait d’une quelconque course, un message à délivrer au groupuscule maquisard afin de faire sauter une voie de chemin de fer que devait emprunter un convoi de munitions, elle aperçoit au bout de la route un barrage, qui déjà lui fait signe de s’arrêter. Elle jette son vélo au sol et s’enfuit dans la proche forêt, poursuivie par une escouade : les chiens aboient, les cris gutturaux résonnent, elle prie en silence et embrasse ceux qu’elle aime en esprit. Elle se démène tant et tant dans la nuit noire qu’elle ne peut apercevoir une racine qui surgit du sol, tombe et se foule la cheville ; elle se traîne en étouffant ses cris de douleur et se dissimule comme elle le peut dans les buissons, attentive à son sort. Les lampes torches se rapprochent, les cris se font de plus en plus distincts… et soudain, un rottweiler la trouve, passe sa tête dans les fourrés et grogne. Elle se mord les joues pour ne pas hurler et, sans trembler, se met à caresser son museau. Il glapit et s’éloigne, et bientôt plus un bruit : elle aura été sauvée.
Elle revient à pied, en boîtillant, chez elle, prétexte une vague chute dans un fossé et passera le reste de la nuit à soigner son membre endolori, en vain : elle gardera toute sa vie, comme marque de son courage et de sa détermination un léger déhanchement, témoin de sa douleur, la jambe n’ayant jamais totalement guéri – preuve de la violence de la course ! Elle a tout également un souvenir oppressant, suite à une autre course poursuite, non loin de la fin de la guerre, si ce n’était qu’elle s’était dissimulée cette fois dans une grange, et plus particulièrement dans le foin. Encore une fois, le silence se fait, quand des sons qu’elle ne connaît que trop bien arrivent à ses oreilles : on pique le foin à coup de fourches afin de déceler l’intrus. Et elle manque à nouveau de crier et se mord les joues jusqu’au sang quand les pieux apparaissent brutalement juste devant son visage, l’évitant de peu.
Elle n’a raconté que rarement ces histoires, ne voulant pas se vanter de ces engagements, disant à mi-voix qu’elle n’a fait que ce qu’elle avait pu en ces temps difficiles. Elle était sincèrement modeste, silencieuse et tranquille, mais savait pertinemment hausser la voix quand il le fallait et quand elle le devait, elle gardait la tête froide en toutes circonstances. Si bien que lorsque son mari mourut, elle savait bien que ce jeune garçon, qui apparaissait si jeune aussi fier allait devenir une manière de père dans la famille, et la contraindre à vivre sous un joug qu’elle n’aurait su gérer. Ainsi, pour le meilleur de ses enfants décida-t-elle de se remarier au plus tôt.
Ici les versions diffèrent largement. Si mon père n’a, semble-t-il, jamais apprécié son beau-père, et que ce dernier le lui rendait bien en le privant et en l’humiliant régulièrement, ses sœurs ne lui ont porté aucun grief particulier et, quand bien même ne l’auraient-elles jamais considéré comme leur « vrai » père – rien ne peut remplacer cela –, elles ne l’auront jamais insulté ni considéré comme un ennemi. Alors que croire ? Je n’ai pas connu ce beau-père, par ailleurs ; de fait, je ne peux décemment pas privilégier une version plus qu’une autre bien que, comme je l’ai dit plus haut, je pense avoir plus de facilités à croire mes tantes que leur frère.
Selon ce dernier, donc – je me fais comme un semblant de devoir d’exposer ici les deux thèses, laissant libre choix à celui qui voudrait avoir une réponse arrêtée sur cette affaire. C’est un rien prétentieux et, pour ainsi dire un travail de fainéant que de laisser au lecteur le travail de l’auteur. Quoi ! Est-ce trop fatiguant pour un auteur de mener à terme un projet que personne ne lui aura demandé, que personne ne lui réclame ? C’est absurde, tout simplement. Mais pour paraphraser Goscinny, lejour où ce seront les lecteurs qui feront la littérature, je n’aurai plus qu’à me faire moine – son beau-père était, selon ses propres termes… mais je pense retranscrire ici bas ce qu’il m’aura dit à son sujet. Je lui avais demandé ce jour-là – le printemps venait de commencer, la cassette du dictaphone est datée du deux mai – de me parler plus en détail de son beau-père, tout ce qu’il aurait pu dire à son sujet, sans chercher la vérité, mais toujours en restant honnête avec ses pensées. Il ne savait bien sûr pas que je l’enregistrais, et c’est préférable je pense ; car mon père a conservé jusqu’à la fin de sa vie une fort mauvaise habitude, qui se retrouve par ailleurs chez tout un chacun mais qui était chez lui particulièrement exacerbée : il avait la fâcheuse tendance, quand il devait parler au téléphone ou devant un objet enregistreur à bomber le torse et à hausser le ton de sa voix, ce qui le rendait particulièrement grotesque, mauvais acteur d’une comédie Z burlesque ; mais malgré toutes nos remarques, tantôt subtiles, tantôt plus directes, il persistait hélas dans cette mauvaise direction. Je n’ose imaginer la « mauvaise version » que j’aurai eue si j’avais affiché l’appareil devant ses yeux, lui disant même tout de mon projet. Je reproduis donc ici l’intégralité de la conversation que j’ai eu avec mon parent, la mettant un rien en forme et supprimant mes propres interventions, du reste peu nombreuses – signalées par le signe « […] » au sein du texte – afin d’avoir le récit le plus compact possible. J’ai veillé tout autant à corriger la syntaxe et l’orthographe, car il faisait de ces fautes même quand il parlait à haute voix.
« Que je te parle de mon beau-père ? Hors de question.
[…]
« Bon, très bien. Je vais te dire, et puisque tu veux m’entendre parler, je vais parler, et je ne vais pas te lâcher avant d’avoir tout dit sur la question, tu entends ? Tout, tout. Je ne vais rien oublier, tu penses ! Il m’a fait tellement de vacheries que je ne risque pas d’oublier. La première fois que je l’ai vu… en fait, je le connaissais d’avant qu’il marie ma mère, ce galapiat. Ouais, je le connaissais d’avant, c’était un bigleux, un rond-de-cuir de la commune. Un genre de banquier, ou d’huissier, quelque chose en rapport avec l’argent. Avec les copains à l’école, on le surnommait Harpagon, et on disait qu’il avait les mains crochues, crochues, crochues. Et c’était vrai d’ailleurs ! Il les avait vraiment crochues, cet imbécile. De vraies mains d’usuriers, ou plutôt, ouais, de vraies mains de juifs. C’était la parfaite caricature du juif de l’époque, mais je ne pense pas qu’il fût de confession israélite… je ne sais pas, c’est possible. Je m’en doute quand même, car je l’ai jamais vu prier ou faire quoi que ce soit en rapport avec la religion, et c’est pour cela aussi qu’il n’a jamais grimpé dans mon estime, car tu vois, même le pire des gars, hein, même le pire, et bien s’il prie, je suis prêt à être conciliant du moment qu’il a la foi. Mais un gars sans foi, je ne sais pas, ça me remonte. J’ai envie de le baffer, il ne va rien y comprendre.
« Alors bon, c’était un athée. Encore que, ce n’était pas réellement un athée. Il avait un Dieu le lascar, le Dieu kopeck. Et crois-moi, il ne vivait que pour l’argent. Il ne faisait jamais rien qui ne pourrait rien lui rapporter, jamais rien gratuitement, jamais. Toujours par intérêt, toujours par pur intérêt. Alors imagine bien que quand ma mère a voulu se remarier avec lui, j’ai fait des bonds jusqu’au plafond, et j’ai été la risée de toute l’école. Mes sœurs étaient bien plus grandes, et elles allaient bientôt quitter la maison, donc elles se fichaient éperdument que ce crétin devienne notre beau-père… elles n’auraient pas à le supporter. Mais moi, je devais me le coltiner, et je n’ai pas été d’accord, d’accord du tout. Maman n’avait pas besoin de se remarier, pas besoin du tout : elle était bien toute seule, et j’aurai pris soin d’elle, ça… j’étais travailleur, honnête, droit : je ne me serai jamais risqué à l’abandonner après tout ce qu’elle a fait pour moi. Mais ça… je lui ai jamais pardonné. Qu’elle ne me fasse pas confiance comme ça, je ne lui ai jamais pardonné, jamais. Donc bon, elle finit par épouser ce… cette espèce de je-ne-sais-pas-quoi, là, avec ses grands airs, et puis, voilà comme qui dirait qui tient à me faire payer toutes les mauvaises farces que je lui avais faites.
[…]
« Les farces ? Oh, rien de bien méchant… il travaillait dans une maison sur la grande avenue, et on passait devant avec les copains pour aller à l’école, et ça correspondait pile au moment où on le voyait arriver. Si bien que quelquefois, on se pressait un peu pour arriver avant lui, et on faisait des canulars, des astuces, tu sais, on se cachait et on lui faisait peur, ou bien on l’arrosait avec de l’eau ou de la neige, on mettait de l’huile au sol. Rien de bien méchant, il lui arrivait plus souvent d’être trempé que blessé, et en retard à son boulot. Oh, une fois, si, il s’était cassé le bras en tombant, il paraît qu’il était resté près de sept mois à l’hôpital. Mais ce n’était pas de ma faute, c’était le hasard, enfin, la malchance, rien de plus. On avait huilé le trottoir, et il était tombé de tout son long, il avait atterri sur son bras, et crac !… mais rien de méchant, juste brisé, pas déplacé ni rien.
« On ne l’appréciait pas beaucoup. Il faut dire que de drôles de rumeurs couraient sur lui. À commencer par ses activités pendant la guerre. On disait qu’il faisait partie d’un réseau de collabos, et qu’il avait dénoncé de nombreux juifs et de nombreux résistants aux Allemands contre des avantages bien spécifiques. Il faut dire qu’avant la guerre, il était que simple grouillot, et quand elle s’est terminée, il avait grimpé près de huit échelons dans sa hiérarchie. Ce n’était pas rien. Il n’avait pas pu le faire tout seul, sans un petit coup de main de quelqu’un. Ce n’était pas normal. Même en travaillant jour et nuit, même sans manger ni boire, on peut pas en quoi ? cinq ans réussir à grimper aussi haut dans une entreprise. Alors évidemment, on entendait un peu de tout.
Notre professeur de mathématiques au collège, qui était un homme bien, un vrai résistant lui, qui avait perdu un œil lors d’une bataille, une balle mal placée qui avait ripé contre sa joue, et l’œil était parti à sa suite. Ça c’était passé en pleine journée, et sans se démonter il avait saisi un mouchoir et l’avait fermement enfoncé dans son orbite, en criant : “je ne serai pas de ceux qui ne veulent pas voir, comme tous ces aveugles !” et il désignait le peuple qui n’avait rien fait pendant la guerre. Parce que tu sais, pendant la guerre, bon, j’étais jeune et je ne me rendais pas compte, mais je sais que pas beaucoup ont bougé pendant que ça envahissait, au contraire, on pliait le dos, ou on allait en Suisse. Heureusement qu’il y avait des hommes de la trempe de mon professeur pour faire la différence, sans cela, et bien, toi, tu parlerais allemand, il ne faut jamais l’oublier ça. Enfin bon, je m’égare…
Mon professeur de mathématiques, donc, avait des dossiers sur un peu tout le monde, enfin, sur les collabos surtout, et cet usurier-là, c’était lui qui avait droit au dossier le plus lourd. Je me souviens qu’un matin, quand il avait appris que ma mère se remariait, après notre cours, il était venu me voir et m’avait confié une serviette de papelards, que j’avais regardés discrètement dans la cour, j’avais même séché toute la journée pour l’achever au plus vite, et ces papelards, c’était des avis de recherche, des planques etc. qu’il avait faits, et j’en ai appris de jolis sur ce futur beau-père. Tout d’abord, l’agence où il travaillait avait été rapidement réquisitionnée par la Gestapo pour devenir un centre d’opération très spécial, qui servait d’infrastructure pour les usines de mort.
[…]
Les camps de concentration, oui. »
Je fais ici une grande parenthèse, afin de parler d’une autre des passions de feu mon père, à savoir la deuxième guerre mondiale et, plus spécialement, le nazisme et les politiques hitlériennes. J’ai supposé après coup que cette « passion », qui relevait parfois de l’antisémitisme – mon père, bien qu’appartenant à la légion étrangère, n’avait jamais caché qu’il supportait ouvertement le front national d’une part, et que d’autre part il avait des élans de xénophobie, sinon de racisme envers noirs, arabes et juifs, tout comme une bonne dose d’homophobie… encore que ces traits-ci semblent avoir été transmis à l’ensemble de la famille car, tout du moins pour ce qui est de la xénophobie, mes tantes ne semblent pas avoir été épargnées.
Cela m’a longuement interrogé, mais encore une fois je l’en remercie, car cela m’a permis de devenir plus tolérant que jamais, et souvent il m’était arrivé de vouloir, par pure mesquinerie, faire semblant de m’acoquiner avec une douce maghrébine afin de provoquer un schisme au sein de la famille mais je n’en ai pas eu l’occasion, hélas. C’est d’autant plus surprenant puisque, appartenant à la légion étrangère, il côtoyait quotidiennement pour son travail des personnes venues du monde entier (et je n’exagère en rien les termes ; je suis friand d’hyperbole, mais point trop n’en faut) et que de fait, il ne faisait pas réellement bon d’être raciste… je devais me tromper, et je remarque encore une fois avec tristesse que ce sont toujours les plus mal placés qui parlent le plus – provenait de l’aversion qu’il avait pour son beau-père – et comme il le dit lui-même, rien n’a été prouvé, il n’était sûrement pas juif… – et que, par vengeance ou mesquinerie, il avait développé cet intérêt.
Il dépensait – du moins, avant que ma mère ne serrât les cordons de la bourse – des sommes considérables en l’achat de livres traitant d’Hitler et de ses mignons, du régime nazi, retraçait l’histoire des camps de concentration, apprenait l’allemand avec une ténacité estudiantine qui me surprend encore, car connaissant le personnage tel que je le connaissais, je ne me le représente que rarement avec un livre ouvert en main, bien qu’il eût possédé une culture générale qui relevait de la science infuse ou de l’érudition acquise on ne sait où, on ne sait quand. Je l’ai soupçonné d’avoir étudié afin de réhabiliter les actions des nazis lors de la seconde guerre mondiale, du moins de les amoindrir, en affirmant que la France avait été plus souvent en guerre contre les Anglais au cours de leur histoire que contre l’Allemagne ou la Prusse, que c’étaient ces mêmes Anglais qui avaient inventé, dans des cadres différents néanmoins, les camps de concentration en Afrique, que la guerre avait apporté de grandes et belles choses à l’Europe et à la France en particulier, et chantait Sardou – qu’il adorait par-dessus tout, par ailleurs – afin d’appuyer ses dires.
À n’en point douter, il manquait de retenue et surtout de relativisme. Il s’emportait pour un rien – cela, je n’ai pas pu m’en défaire… un des points de mon caractère que l’on trouve souvent cocasse, parfois ennuyeux – mais était tout aussi prêt à changer ses opinions et ses idées d’un revers de veste pour un peu qu’un plus-savant-que-lui, ou apparaissant comme tel ne lui prouve, parfois de manière rapide qu’il ait tort pour adhérer à sa thèse. Il était ouvertement plus sophiste que philosophe, mais il ne maîtrisait la dialectique que d’une manière étrange, ayant recours à une logique qui s’apparentait, à peu de choses près, à la raison du plus fort. Je me souviens d’ailleurs que cette passion pour la seconde guerre mondiale, pour le « mauvais côté » de la seconde guerre mondiale, nous énervait passablement, ma mère, mon frère et moi, au point de développer des théories – idiotes, je m’en rends compte à présent, mais dans le temps les choses n’étaient pas aussi simples… hélas ! – comme quoi c’était cette passion et certains des artefacts qu’il gardait précautionneusement chez nous qui attiraient le mauvais œil et les quelques déboires que l’on pouvait avoir. On a donc réussi à lui faire déchirer au cutter un uniforme d’officier SS qu’il gardait dans un carton judicieusement planqué dans notre grenier, devant nous et sans sourciller, sans dire mot ni nous regarder. Mais je puis garantir que ce soir-là, nous ne finissions pas de rigoler et de sourire, heureux de l’avoir simplement humilié. Le mot est lâché je crois, il s’agissait d’humiliation : nous humilions, j’humiliais mon père à la moindre occasion, trouvant n’importe quel prétexte pour le rabaisser et lui montrer qu’il avait tort, et il avait souvent tort du fait de son grand orgueil, mais je ne reviendrai pas davantage sur ce point. Fermons la parenthèse.
« Les camps de concentration, oui. Ce salaud devait organiser les départs et les arrivées, tenir des cadastres entiers de ces pratiques ignobles. En outre, il dénonçait et… et c’était un collaborateur et puis c’est tout, et il n’y a rien à dire là-dessus, et si j’avais été le maire de la commune, crois-moi que je l’aurai tondu et fusillé, comme tous les autres boschs qu’il y avait. Mais non, à croire qu’il avait arrosé tout le monde, les bons comme les mauvais, et il s’en est tiré, oh ! pas avec les honneurs bien sûr, mais comme si rien ne s’était passé. Il en avait gros sur le cœur ce gars-là, mais il vivait tranquillement, comme ces tortionnaires en Algérie qui s’en tirent avec les honneurs et qui aujourd’hui ont des récompenses et des palmes et je sais pas quoi… alors je n’ose pas te dire la tête que j’ai faite quand il a marié ma mère, ça… d’ailleurs, je n’ai pas assisté au mariage. Il paraît que ça a jazzé, mais personne ne voulait m’écouter. On me croyait jaloux. Jaloux ! Tu m’imagines, moi, jaloux de ce… de cet… hein ? Honnêtement, non, bien sûr que non. Mais personne ne voulait m’écouter, quand bien même je leur aurais montré les documents de mon professeur sous le nez, ou que j’en aurais fait des choux gras dans la presse du coin, rien, rien, rien n’aurait bougé. Alors j’ai agi comme je le pouvais : j’ai montré mon désaccord le jour de la cérémonie mais cela avait tellement fait de mal à ma mère, qui recevait de mauvais échos de moi et que ça la rendait triste, et que je ne voulais tout de même pas la rendre triste, j’ai décidé de courber l’échine. De ne rien dire, de ne strictement rien dire, ni de bon, ni de mauvais. D’attendre d’avoir l’âge de partir de la maison, et au plus tôt. C’est à cette époque que l’idée de partir à la légion étrangère m’a d’ailleurs effleuré l’esprit… mais si j’avais connu ta mère avant, je ne l’aurais sûrement pas fait, mais bon… disons qu’il me fallait partir au plus tôt, car j’avais ma fierté, et plus d’une fois je me risquais à provoquer une bagarre, ou quelque chose comme ça. Des assiettes de soupe ont déjà volé, tu sais, ont déjà valdingué dans tous les sens, sur les murs et surtout sur mon beau-père, qui les évitait bien… toujours, je ne l’ai jamais touché. Lui par contre, ne s’était pas privé. Il me frappait à bras raccourcis, avec force et violence, matin et soir. Je ne pouvais plus m’asseoir. Il m’a confisqué mon vélo, un vélo que j’adorais, que je ne quittais pas des yeux ni de la selle, mon beau vélo bleu et ça, ça… ça a été la plus grande des déchirures, je te dis, la plus grande et la plus violente de toutes les déchirures que j’ai jamais reçues dans mon petit cœur, j’en ai pleuré pendant plusieurs jours, et j’ai décidé de fuguer.
[…]
« Oui, j’ai fugué. Ça ne m’étonne pas que ta mère ne t’en ait jamais parlé, je ne lui en jamais rien dit. À personne de sa famille d’ailleurs, tu es le premier à être au courant, même Luc ne le sait pas – mon frère. Mais bon, maintenant que je l’ai évoqué, autant aller jusqu’au bout et te raconter un peu tout mon périple… d’ailleurs, sans lui, je n’aurais jamais connu ta mère, et je vais t’expliquer pourquoi à l’instant.
« J’ai donc fugué, après qu’il m’a confisqué mon vélo. Pas longtemps, parce que le chien ne l’avait pas revendu, il comptait sûrement le faire mais j’ai été trop rapide pour lui, j’ai pris quelques provisions dans un baluchon et tout l’argent que j’avais, pas grand-chose, mais à mes yeux c’était une vraie fortune, j’aurai pu partir au Guatemala avec ça, et j’ai piqué mon vélo. Il avait cadenassé dans le garage, juste derrière notre voiture… mais non loin également de notre caisse à outils, avec les tenailles. C’était en pleine nuit, je faisais le moins de bruit possible, mais je n’ai pas pu m’empêcher de soupirer d’aise quand la chaîne a sauté. Et le temps que je grimpe sur mon vélo, ma mère était là, devant la porte, en chemise de nuit et pantoufles, les cheveux défaits. Ça m’a marqué, car je ne l’avais jamais vue avec les cheveux défaits. Je me suis alors rendu compte combien ils étaient beaux. Elle ne les avait pas encore blancs à l’époque, ils étaient encore très blonds, presque platine, et tombaient jusqu’au mi de son dos… elle n’a rien dit, n’a pas eu un seul regard de reproche, juste une grande tristesse. Je suis parti, et je me suis dit très fort que je n’avais jamais eu de mère. Je suis parti au nord, j’ai roulé toute la nuit et le matin, jusqu’au midi. J’ai mangé le tiers de mes provisions et j’ai continué sur les routes, sans savoir précisément où aller. J’ai soudain eu une inspiration soudaine : je voulais aller en Amérique. On m’avait parlé d’un grand oncle, une branche caduque de la famille, par alliance, je ne sais plus exactement, qui était parti et qu’on n’avait plus jamais revu, peut-être avait-il fait fortune, peut-être était-il mort : mais je voulais suivre le même chemin, le retrouver même : je ne sais pas comment j’aurai fait d’ailleurs ! – il rit – et donc je me suis à traverser le territoire en large, en faisant du stop… et en voyageant illégalement par les trains. Une des seules fois, si ce n’est la seule où j’ai triché pendant mes voyages. J’ai pris trois trains : Dijon – Lille, Lille – Paris, Paris – Poitiers. Et une fois à Poitiers, mon objectif, c’était la Rochelle. Je suis reparti, et j’ai échoué en chemin dans un petit village, un hameau pour ainsi dire. Ce hameau tu le connais bien, c’est là où vivaient ta mère et ses parents.
[…]
« Hé oui. C’est sur un coup de tête que je l’ai rencontrée. Je sais, j’ai dit que si j’avais rencontré ta mère avant, je ne serais jamais entré dans l’armée… disons pour être plus juste que si j’avais su que c’était aussi sérieux, je l’aurais écoutée. J’ai été orgueilleux, je le sais, égoïste. Mais je ne pensais pas qu’elle était aussi amoureuse. Je l’aimais, bien sûr, mais je ne pensais pas qu’elle m’aimait autant. Ouvertement, elle a fait une erreur : les militaires, en dessous d’un certain grade ne devraient pas avoir droit de se marier, ni d’avoir d’enfants. »
Autre parenthèse. Mon père était militaire, je pense l’avoir suffisamment dit. Bien qu’il se soit engagé très jeune dans cette « grande famille », il ne sera jamais réellement monté en grade, restant un éternel caporal-chef, un troufion de quarante ans de maison. Le ridicule ne tue certes pas, mais il prête à sourire. Et en évoquant la carrière de mon parent, j’avoue avoir la larme à l’œil et le rictus malin aux lèvres. Selon ma mère, il ne sera jamais monté en grade par pure fainéantise : ne voulant travailler, il sera resté un éternel débutant ce qui, en un certain sens, n’était pas dénué de toute portée philosophique, mais dans la pratique sonnait bien différemment à nos oreilles. Mais selon sa version, et j’ai à présent envie de privilégier cette nuance – je sais, j’oscille entre procureur et… « avocat du diable », mais ce serait hypocrite de ma part que de concéder tous les malheurs de ma famille à mon seul père, et je reconnais qu’il aura tout de même eu ses raisons et qu’il aura parfois agi de manière fort maligne et intelligente. Ou tout du moins, les résultats de ses actes auront laissé présager cela. Après, j’aurai toujours des doutes concernant ses intentions véritables bien évidemment – c’était par pur désintérêt.
Il faisait souvent référence à l’armée comme étant une maison de fous, d’où on ne s’évadait que très difficilement : une prison, tandis que ceux qui y sont enfermés sont censés être des substituts aux gardiens de la paix. Je le dis honnêtement : sa paye était largement insuffisante pour contenter une famille, et l’état ne nous octroyait très peu d’aides. Il lui arrivait souvent de partir en outre-mer afin de palier cet ennui : à l’étranger, son salaire était bien supérieur. Ainsi, il sacrifia son identité de père pour nous, il a tué qui il était pour assurer ce que nous serions, mon frère, ma mère et moi. Je n’ai jamais considéré ce sacrifice à sa juste valeur, pour la seule et bonne raison que je le trouve encore bien stupide. À vrai dire, j’aurai largement préféré qu’il demeure et qu’il assume son rôle de père, son vrai rôle de père. J’aurai concédé manger des fèves pour le reste mon existence s’il était ne serait-ce que resté à nos côtés pour nous épauler lors de nos premiers pas, de nos premières expériences. Les choses auraient pu être bien différentes. On aurait pu s’arranger : quand bien même aurait-il renié sa famille, sa belle-famille nous aurait accueillis sans sourciller, elle nous a par ailleurs tellement aidé financièrement et moralement, je n’ose croire que tout ne se serait pas passé, certes, non le mieux du monde, mais suffisamment bien pour nous permettre à tous de survivre. Comme j’aurais largement préféré, aimé, considéré et respecté mon père d’autant mieux s’il était resté près de moi. Je comprenais pourquoi il partait mais, étant jeune, je me suis fait tout à propos la même réflexion qu’il s’était faite devant sa mère, à savoir que je n’avais plus de père. Pour en revenir à sa réflexion, comme quoi les militaires d’un certain grade ne devraient pas avoir droit de se marier ni d’avoir d’enfants, vous comprendrez, je crois, toute la portée de ce message une fois que j’aborderai la question de ma jeunesse. Et encore aujourd’hui je reste profondément de cet avis, et un de mes nombreux regrets aura été de ne pas avoir milité plus en profondeur pour rétablir cette profonde injustice, qui fait que ce sont toujours ceux au bas de l’échelle qui ont le plus à souffrir des pressions et des contraintes de la vie quotidienne.
« Je passais dans le coin, fermement décidé à rejoindre La Rochelle quand je me rendis compte que je m’étais en réalité perdu en pleine campagne… aucun panneau indicateur, je n’avais aucune carte et je ne connaissais bien sûr pas la région, je n’étais même pas sorti du département jusque là. Alors je me suis décidé à demander mon chemin. Il y avait une épicerie dans le village, qui faisait également tabac. J’y suis rentré, je me rappelle, tout crasseux et tout poussiéreux… je n’avais pas dormi dans de grands hôtels mais le plus souvent sous les ponts ou sous les porches, et je n’avais pas pris de bain depuis une éternité. C’était sa mère, ta grand-mère, qui se tenait derrière le comptoir, et, mon Dieu… »
« Elle était en train de ranger des pommes au fond de la boutique. Des pommes rouges. C’était très… édenien, comme vision. »
Mon père était croyant, catholique et pratiquant. Baptisé, il avait suivi son catéchisme avec véhémence et assiduité. L’occasion pour moi de revenir, au détour de cette remarque délicieuse, sur une des faces les plus mystiques de mon père, sa foi. Il portait en permanence avec lui, où qu’il aille, qu’il pleuve, vente ou neige, à l’étranger comme au supermarché du coin, une vieille Bible achetée on ne sait où. Il ne m’a jamais réellement parlé des rapports qu’il avait avec la religion, même quand je lui posais la question directement : c’était pour lui plus secret que tous les grands secrets de famille qu’il pouvait avoir, plus violent encore ; et rien ne mettait plus de flammes au fond de ses yeux que les instants où l’on parlait de Dieu. Je ne l’ai jamais vu plus respectueux envers Dieu lui-même qu’envers n’importe lequel de ses semblables, supérieur hiérarchique y compris ; c’est à partir de cette réflexion que je me suis souvent demandé si aimer Dieu, c’était aimer l’humanité, quand bien même détesterait-on ou serait-on indifférent au moindre des individus qui la compose. Il s’est avéré que la question fut aisément tranchée, car bien qu’il aimât Dieu, il détestait la moindre de ses créations – ce qui a tout également amené une autre grande question, la séparation entre la personne et son œuvre, mais j’aurai l’occasion de m’épandre bien plus longuement sur le sujet puisqu’il a été le responsable de mon divorce – à commencer par l’homme, et son indéniable corollaire, la femme. Entendons-nous : mon père n’était pas misogyne. Mais il ne considérait pas les femmes comme des êtres égaux à sa personne, sans pour autant omettre de leur concéder quelques talents. Il ne voulait pas les garder au foyer par la force, mais préférait qu’elles se rendent compte par elles-mêmes que c’était là la meilleure de leur place. En un mot comme en un cent, c’était un homme dans le sens générique du terme, et ses rapports avec les femmes furent bien plus conflictuels que l’on ne pouvait s’en douter. Je profite ainsi de cet encart pour parler à présent de mes tantes paternelles ; je reviendrai sur la question de ma grand-mère paternelle un rien plus tard, peut-être même bien plus tard car je ne veux bâcler ce passage.
Mon père avait donc ainsi deux sœurs, qui étaient toutes deux ses aînées. La plus vieille était sans aucun doute celle qui lui ressemblait le plus, autant en physique qu’en caractère ; elle avait ce visage rude et taillé à la manchette et ce regard d’orgueil dont j’ai tellement parlé et qui semble être un des sceaux de la famille, une signature comme d’autres portent une tâche de vin millénaire ou des yeux vairons ; mais autant dans les légendes l’attribution d’une telle marque est souvent signe de bonté et de grandes choses en devenir, dans ce cas présent, c’était davantage une idée de malédiction. Pourquoi ne pas être né avec la grande marque des mèches blanches ! – Je ne me priverai pas de raconter ce mythe dont l’origine se perd dans les méandres de mon esprit et que je n’ai, hélas ! pu jamais retrouver dans quelconque de mes ouvrages. Je suis pourtant intimement persuadé de l’avoir un jour lu et appris par cœur, si bien que même ce soir je m’en rappelle avec clarté et discernement comme si je l’avais lu la veille : les soirs d’insomnie, je soupçonne mes Lettres de baguenauder de pages en pages, et bientôt de lire chez un auteur des mots et des phrases que je croyais appartenir sans sourciller à un autre… ou bien est-ce la vieillesse qui commence à me peser ? Je ne suis plus tout jeune, malgré ce qu’en dit ma femme… mais n’anticipons rien, je ne suis pas encore né. Je m’en voudrai, et elle m’en voudra nécessairement d’avoir mis la charrue avant les bœufs, je me retrouverai gros Jean comme devant, alors taisons-nous. Quoi qu’il en soit, voici la légende telle que je m’en souviens et comme je la mets pour la première fois à l’écrit.
Il s’agit d’un conte, dira-t-on, bien que sa portée soit celle du mythe. Comme tout mythe, il cache donc une large part de vérité mais, dans le même élan et c’est cela qui rend le mythe supérieur à la légende, il tend à offrir une morale. Le mythe enseigne là où la légende narre, là où le conte amuse : c’est de toutes les formes de fiction la plus noble et la plus grande, mais ils appartiennent hélas en des temps révolus où l’on savait que tout était à faire, et que rien n’était fait, qu’il n’y avait que de l’avenir et non du passé. Que ne puis-je regretter de ne pas trouver au détour d’une rue un haruspice ou un cénobite qui me prendrait le bras et, l’air encapuchonné, me raconterait un mythe, un vrai, qui ne soit ni une billevesée ni une vulgaire parabole, mais bel et bien un récit mythique et que j’en ressorte grandi, que pendant un instant je ne le voie plus moine, ermite ou paumé mais bel et bien devin, oracle par qui parlent les Dieux en se pressant au portillon de sa bouche, et que tantôt Héra, tantôt Aphrodite me donne leur version des choses, qu’elles se disputent pour savoir qui est la plus belle, qu’en vain elles ne veulent céder et que Zeus, las de ces querelles ne me fasse comprendre au travers de son regard que nul ne doit ignorer ses desseins et qu’il les honorera tous les deux. Comme j’aimerai tout cela ! Je le dis, le crie haut et fort et, en parcourant ces quelques confessions vous vous rendrez aisément compte que mon cœur est lourd de péchés et que, bien qu’un certain pacte d’authenticité me lie à présent à qui me parcourt je ne peux tout révéler ni tout raconter. Il est des choses qui ne se disent que dans l’intimité et d’autres devant un prêtre exclusivement. Les miens sont tous morts les uns après les autres sans avoir eu le temps d’entendre toutes mes confessions et je garderai ainsi tous mes secrets, Dieu lui-même sera seul capable de me les arracher, ni ses anges, ni ses saints, ni ses chérubins ou ses archanges ne le pourront, ils échoueront là où la Lumière sera seule vainqueur, je le sais. Mais j’aimerais tant également que les mythes jaillissent du sol et me lavent de toutes ces vilénies afin d’empêcher le très saint père, septième père du septième père, d’avoir à perdre son temps qui pour lui n’est rien, à me faire avouer des choses dont il a déjà connaissance par ailleurs (mon âme est-elle donc si précieuse ?), j’aimerais qu’ils m’enseignent des morales à foison, à pleines liasses : que je les applique sur mon lit de mort en y croyant sincèrement et que je sois absous, c’est tout ce que je demande. Mais hélas, les mythes appartiennent à une antique époque et les peuples apprécient bien mieux les légendes et les contes, les fables de fées. Puisse le mythe que je m’en vais conter être non pas le dernier à être composé mais le premier de tous les nouveaux mythes, et que la vertu qui devraitrevenir en notre civilisation devienne monnaie courante et remplisse son seul rôle, celui de permettre de voir les éléments en leur vraie valeur et d’apprécier la beauté nue, sans ambages ni ornements.
Il était donc en un vieux village de paysans, bordé de montagnes et de rivières, un terrifiant dragon sans nom qui faisait régner terreur et mort de son souffle ardent. Son repaire était connu de longue date : il habitait la montagne, une grande grotte du plus haut pic et gardait un imposant trésor, butin de millénaires de rapines autour du globe. On pouvait y trouver là, précautionneusement entreposée, la couronne du Seigneur de Xanadu, le grand Kubilai Khan, ornée comme le précise l’Histoire de six diamants et de deux opales et qui ne pouvait être portée que par son seul maître ; le sceptre du Roi Uther Pendragon, qui lui avait fort plu car décoré de deux salamandres qu’entoure un imposant dragon noir aux ailes déployées, aux yeux de rubis et aux écailles toutes d’argent finement tressé ; la toison d’or des Argonautes, dérobé au dragon gardien du roi des Dieux lui-même au terme d’une farouche bataille qui, nous dit-on, dura six jours et sept nuits et rasa l’entier pays d’Atlantide, qui disparut alors dans les flots ; l’œuf d’émeraude du pharaon Aménophis III, qui l’avait reçu en personne du grand Dieu Horus en honneur de sa piété, et mille et une autre merveilles qui rivalisaient de prestiges et de grâce. C’était là plus de trésors que tout orpailleur pouvait espérer trouver dans toutes les mines de charbon d’Afrique et d’Asie réunies, qui auraient rendu fou n’importe quel banquier suisse.
Mais aucun être n’avait jamais pu contempler ce trésor : le dragon sans nom était farouche et avait l’ouïe fine, et dévorait vivant tous ceux qui s’approchaient à dix lieues de sa caverne. Nombreuses avaient été les expéditions destinées à le tuer et à dérober ce trésor, qui aurait pu ainsi améliorer le quotidien du village, sauver bien des femmes enceintes et des orphelins, des veuves et des blessés : mais méfiant et rusé, le dragon attaquait régulièrement les environs afin d’entretenir sa cruelle détermination et faire ainsi comprendre que rien ne pourrait jamais l’atteindre. Il avait en guise de chevelure une longue crinière rousse, qui au soleil prenait soudain l’apparence de flammes méphitiques, à l’exception d’une seule mèche sur le bord droit de sa tête difforme qui était blanche du fait, disait-on, d’une ancienne bataille contre un fort gardien qui l’avait mortellement blessé ; mais par un pacte malin il avait survécu, et était devenu de surcroît plus fort, plus grand, plus vilain que jamais. Ses griffes furent garnies de platine et résistaient aux rochers les plus puissants ; ses dents devinrent de la porcelaine et ruisselaient de bave noire quand il mordait ; ses écailles luisaient en lune comme autant d’yeux inquisiteurs, et personne ne se sentait en sécurité, même barricadé chez lui, même enfermé en cave : on ne pouvait échapper au grand dragon, qui considérait le village comme un vaste garde-manger dans lequel il puisant en abondance, et rien ne semblait enrayer cette malédiction.
Un matin, un enfant naquit dans une pauvre famille, plus pauvre que toutes les autres pauvres familles : et à même le sol, dans un cri de déchirement, vint au monde un nourrisson braillard, coiffé dès ses premiers tempsd’une belle chevelure de feu et d’une mèche blanche. On brûla la mère, le père et tous ses frères, la maison : car c’était là le fils du dragon, celui par qui le malheur devait nécessairement arriver. On l’habilla d’un drap sale et gris, l’enferma dans un panier de paille et le jeta dans la première rivière sans un adieu ni un regard. Mais l’œil du dragon, à qui rien n’échappe, avait bien vu cet odieux trafic et rit si fort, si fort nous colporte-t-on, que toute la montagne et la terre entière tremblèrent, et réveillèrent au sein des profondeurs un vieil esprit débonnaire qui habitait près de la surface.
Il s’agissait d’un Djinn, un des primes habitants de ces lieux et qui avait déserté Shadukiam, la cité rose, attendant son heure. Il bénit le panier de paille, et le panier de paille fut sauvé des eaux par miracle. Un berger recueillit l’enfant et l’éleva comme son propre fils, sans jamais lui raconter ses origines, sans jamais lui montrer la rivière. Il le nomma Longwang, du nom du Seigneur des dragons et lui offrit en dixième anniversaire un bourdon qui ne l’avait jamais quitté. De là Longwang devint berger et, ayant tout appris de ses origines par son père adoptif mourant, décida d’affronter le dragon qui avait été cause de tant de tourments, et qui l’avait précipité lui-même dans le plus grand des tourments. Il gravit la montagne, et parvint devant le repaire du dragon sans nom. Ce dernier voulut le dévorer ; mais Longwang brandit le bourdon, et ce dernier eut le pouvoir d’intriguer le dragon, qui n’avait jamais rencontré quelque résistance que ce fût lors de sa très longue vie. Mais devant l’assurance de l’étranger il crut voir en ce bout de bâton un tueur de dragon terrible, unearme sacrée et resta tétanisé, jugeant qu’il ne s’y risquerait que si ce berger ne le tourmentait.
Longwang parla longtemps, en restant toujours poli : il ne faisait jamais de gestes brusques ni n’employait de mots grossiers, mais s’inclinait avant de commencer chaque phrase et demandait par hasard si l’histoire n’ennuyait pas son hôte, ne l’agaçait ou ne l’énervait pas ; et ce dernier, apeuré pour la première fois et intrigué par tant d’audace dodelinait longuement de la tête et restait fort attentif, ne perdant pas une miette de ce récit, et remarqua avec humour la chevelure rousse et la mèche blanche. Le berger lui parla longuement, sans ressentir le besoin de boire et de manger ; il lui raconta le lever du soleil, la chute des astres ; le manteau de l’empereur et les soupirants jaloux, la barbe du philosophe et les disciples éveillés. Il lui parla longuement, et le dragon s’endormit. Alors, profitant de ce bref instant, le berger entra dans la caverne et y déroba le trésor qui lui semblait le plus beau de tous : une topaze blanche qui brillait comme le soleil.
Il partit, et revint avec cette fois de nombreuses provisions, achetées grâce au bijou ; et l’odeur appétissante des mets réveilla le dragon qui ne s’aperçut pas même qu’il avait dormi, et voyait dans ses victuailles un heureux cadeau pour l’amener à écouter davantage. Longwang l’invita à manger, et le dragon mangea. Mais il dévora tant et tant en une seule fois, et le berger continuait de lui parler et de lui parler si bien, qu’il ne se rendit compte qu’il courait à sa perte : il était devenu si gros qu’il resta coincé à l’entrée de sa caverne. Alors le berger leva le bâton et le frappa une fois sur sa mèche blanche, là où jadis un gardien avait ébréché son crâne et le dragon tomba raide mort. Alors un grand cri résonna au travers de la montagne et du pays, et le fils du berger fut sacré roi. Il saisit le sceptre du père d’Arthur, la couronne du maître du dôme de plaisir et s’habilla de la toison ramenée en terre connue par le mythique fils d’Eson ; il devint roi dragon à la mèche blanche, Longwang, Seigneur des Dragons. Mais il ordonna que jamais ne soit touché le corps de celui qu’il avait vaincu et qui était son père, son sang, et que jamais ne soit saisi le trésor qu’il dissimulait ; et quand on demandait au roi comment il avait obtenu les trésors qui faisaient de lui le monarque des monarques, sur la Terre comme au Ciel, il souriait mystérieusement et révéla que sa mère connaissait déjà la réponse.
Cette tante s’était mariée près de trois fois, et tout à chaque fois elle avait fini par divorcer à renforts de larmes et d’avocats, et avait fini par avoir plus de dix enfants, tous de pères différents, et souvent même illégitimes ; elle ne les aura jamais aimés, ni comme ses enfants, ni comme des enfants, préférant s’exiler et rechercher avec fureur sa prochaine conquête. On ne compte plus le nombre de ses victimes ; et si un jour l’un lui plaisait, il lui suffisait de prononcer son nom et sitôt ils se mariaient. Elle avait un charme démoniaque qui apparaissait clairement dans les rares photos que j’ai pu voir d’elle. Ce n’était ni son regard, ni ses longs cheveux bruns, ni son visage qui attirait l’œil mais bel et bien sa démarche, et bien que l’image était fixe je pouvais, je ne sais comment ni pourquoi, imaginer sa démarche chaloupée, ses hanches désarçonnées, la chute de ses reins à damner tous les eunuques de Turquie. Et j’imaginais sans mal les hommes tomber les uns après les autres dans son escarcelle, pour le simple bonheur d’effleurer ses fesses. Je crois bien avoir un jour surpris mon père l’appeler la déesse de la sodomie et je crains bien qu’il s’agisse de cela, oui, je le crois bien ; c’était également, je crois, l’une des raisons pour lesquelles elle était si populaire, car de fait, elle n’était pas des plus belles, et sa poitrine plate aurait pu en décourager plus d’un ; c’est un Graal de la relation sexuelle à présent, popularisé par quelques films pornographiques… un Graal, une ambition à expérimenter à tout prix. En étant taillée rigoureusement pour cette seule optique et en ne se cachant guère pas pour le faire savoir, elle attirait ainsi tous les frustrés, tous les dominateurs en manque qui croisaient indéniablement son regard.
Elle s’était donc mariée à trois reprises, et à trois reprises avec des gendarmes : elle prétendait, en un sens, que seuls les gendarmes pouvaient lui donner tout ce dont elle avait besoin, à moins que ce ne soit les menottes ou la matraque qui ne l’attiraient particulièrement ? Je ne doute pas que ma tante fut masochiste. Je le dis sans fausse pudeur pour la seule et bonne raison que mon père avait lui aussi, bien que ça n’ait jamais été prouvé, des penchants pour la chose et, je l’admets, moi de même… j’aurai peut-être l’occasion d’en reparler, mais je tiens à préciser cela dès lors afin de faire garder à l’esprit que le poids de l’hérédité a toujours lourdement joué en ma défaveur, que ce soit dans mes vices comme dans mes vertus. Elle avait eu trois enfants de chaque mariage, et un enfant qu’elle aura eu avec un compagnon d’infidélité dont on ne sut jamais rien, bien que le beau-père ait toujours été soupçonné par mon propre père. Comme de bien entendu, il lui attribuait de nombreux autres vices que ceux sur lesquels il avait longuement eu l’idée de s’épandre : alcoolisme, toxicomanie, pédophilie. Trois caractères que, du reste, il détestait sensiblement. Il affirmait à plusieurs reprises que jamais il nous aurait fait du mal, à moi et à mon frère, que les toucheurs d’enfants méritaient la peine de mort. Si je m’en tiens au strict axiome de l’esprit de contradiction de mon paternel, il va de soi que j’ai de fortes raisons de croire qu’effectivement, mon beau-père n’était pas exempt de tous reproches… à moins bien entendu que ce ne soit une autre trace de sa mythomanie, s’imaginant montagnes accouchant de souris et croyant à présent dur comme fer aux thèses qu’il avait méticuleusement développées.
Quoi qu’il en fût, je n’aurai jamais connu de ces dix enfants que Cédric, l’illégitime, par un hasard qui n’aura d’égal que l’improbable de notre rencontre : tandis que je me promenais à Poitiers, un été, avec ma première femme, Alice, dont je parlerai tôt ou tard, une voix m’interpella. Je me retournai alors et je vis un individu, de l’âge de mon frère, qui ressemblait étrangement, notamment de regard, à mon père. Il me connaissait très bien, du moins connaissait-il mon prénom : moi, j’ignorais tout de lui. Après quelques brèves présentations et révélations, photos à l’appui, je l’invitai à prendre un verre avec ma douce, et nous passâmes le reste de la journée ensemble. Nous avions prévu de nous revoir le lendemain afin de faire plus ample connaissance encore, mais il ne vint jamais au rendez-vous et jusqu’à ce jour, je n’ai jamais pu le retrouver.
Sa seconde sœur, elle, avait eu un parcours bien plus droit : secrétaire dans une agence d’assurance, elle se sera mariée avec un ancien compagnon de classe, devenu arbitre professionnel de football par la force des choses. Elle aura ainsi toujours bénéficié, tout au long de son existence, de places gratuites de choix dans les stades pour les grands matchs internationaux, rencontré les vedettes du ballon rond, eu vent des magouilles et des affaires sombres de ce sport plusieurs fois entaché par la corruption et le vol. Elle était d’autant plus sympathique qu’elle ne ressemblait ni à mon père ni à sa sœur, que son physique, tout comme son caractère, n’avait rien de commun avec ce que l’on connaissait de la famille, ce qui amena son frère à la surnommer affectueusement – ou plutôt, ironiquement – « la grosse » et à émettre des doutes quant à sa paternité, si bien que je pense qu’il ne l’aura jamais vu autrement que comme une demi-sœur spirituelle. Elle n’a jamais eu d’enfants, et cela ne lui a jamais manqué, préférant sa vie de femme à celle de mère, et cela alourdit les reproches que mon père lui faisait régulièrement ; dans son intellect, une femme doit être mère, et mère au foyer avant toute chose, ce qui me permet après ce petit écart de revenir sur les relations de mon parent avec les dames.
J’ai précisé plus haut que mon père n’était pas misogyne et je ne reviendrai pas là-dessus. La misogynie est une haine, au même titre que le racisme : c’est la destruction. C’est contraindre la féminine engeance à une vie recluse au fin fond d’une cuisine ou d’un débarras, ne la voir habillée que d’un tablier et d’un plumeau, ou nue tout simplement, de la considérer comme manœuvre ou objet de plaisir uniquement. Objet, le mot est là : la misogynie consiste à déshumaniser la femme pour la rendre inanimée : c’est la descendre au rang d’esclave ou d’animal, et la traiter tel que. Mon père n’était pas misogyne, du moins, pas dans le sens littéraire et tel que je viens de le décrire… il ne supportait en général pas la concurrence, mais pour autant il l’appréciait et devenait « compétitif » si un homme lui faisait admettre sa faute ou travaillait mieux que lui ; mais si une femme faisait de même cela le rendait maussade et mauvais. Il considérait que les sexes devaient avoir des rôles distincts dans la société : à l’un le couteau, à l’une la cuillère et ce jusqu’à la fin des temps. Il était contre l’égalité sexuelle, contre l’accès aux femmes à certains privilèges, la conduite, le droit de vote, la politique, le droit, mais il était tout aussi contre l’accès aux hommes à certaines fonctions, le professorat – du moins, pour ce qui était des maternelles et des écoles primaires ; une fois que cela devenait « plus sérieux », il fallait des hommes bien entendu –, les travaux ménagers, la médecine d’infirmière – même remarque concernant les médecins, la chirurgie etc. – et ainsi de suite. Il aimait l’ordre, et il aimait que les choses soient en ordre, toujours, tout le temps. En cela, sa position dans l’époque moderne était symbole d’un esprit réactionnaire, réfractaire à tout mouvement et à tout changement : dans le passé.
L’expression est maintenant choisie, je n’en démordrai plus : il vivait dans le passé. Il aurait aimé vivre sa vie d’homme à la fin du dix-neuvième siècle, et nul doute qu’il aurait été bonapartiste et fervent opposant à Victor Hugo ; et toute sa vie il regrettera s’être trompé d’époque. De fait, une femme qui sortait de ses prérogatives lui apparaissait nécessairement comme une erreur, comme allant contre toutes les bonnes tenues sociales, menant au chaos et au désordre : presque une incarnation de ces fameux jours des fous où les paysans tirent la charrette et où les bouffons sont princes. Et si de plus, une femme refusait d’être mère et de donner la vie, seul rôle qu’il lui concédait, directement énoncé par la très sainte Bible, elle devenait une créature indigne de salut et de pitié, de laquelle on devait se détourner au plus tôt. Dans une ère qui aspirait de plus en plus au synthétisme, au syncrétisme des sexes, des fonctions et des salaires, où la natalité n’était pas nécessité mais option, inutile de dire qu’il se sentait profondément désaxé et cherchait en vain des repères sains afin de poursuivre son existence le plus sereinement possible. Il entretenait alors une certaine nonchalance envers les valeurs républicaines les plus profondes et les plus ancrées dans les esprits, et était misogyne par convention, aimant rire à gorge déployée sur des blagues de blondes ou de maris trompés. Un rien « beauf’ » comme on l’aura dit je pense, un rien seulement : car il lui manquait dans sa panoplie les charentaises, la chemise à carreaux et les moustaches pour être purement de ce bord-là, ce qui rendait son contact très difficile, ses idées correspondant rarement à son apparence physique, une autre trace de la cruelle distinction, de cette dualité qui l’aura poursuivie et qui me poursuit encore tandis que j’écris ces lignes. Mais le temps passe et j’ai peur de ne pas pouvoir finir : pressons-nous.
« Je ne venais pas de la ville, je vivais entouré de vaches et de montagnes, et je ne m’étais jamais considéré comme un urbain. Mais je t’avoue que là, en la voyant, habillée de manière si paysanne, sa robe blanche à fleurs jaunes, ses escarpins rouges, ses cheveux châtains accrochés solidement par une barrette blanche, eh bien je me suis senti infiniment supérieur à elle, comme si elle appartenait à la campagne et moi à la grande ville.
« Elle n’a pas croisé mon regard, occupée qu’elle était à son labeur, mais moi j’ai pris le temps de l’observer. Et j’ai encore eu un cri dans le crâne, qui me poussait à dire que j’étais amoureux et que je devais l’aimer. Je n’avais jamais connu de filles, c’était tout nouveau pour moi. Tout nouveau, et, je te le dis, excitant, mais dans le bon sens du terme. Elle était restée insensible à mes approches, car j’ai tenté la conversation, tu penses, malgré tout, après avoir demandé à celle qui allait devenir ma future belle-mère le chemin pour La Rochelle (je ne saurai même pas te dire si elle a répondu ou non, j’étais tellement absorbé par ce qui se tramait à côté qu’elle aurait pu m’offrir toute sa propriété que je n’aurai pas sourcillé), et j’ai eu une autre idée : de revenir avec de l’argent… et de l’acheter.
« Ça paraît ignoble quand je te le dis, mais pour moi, c’était dans la logique des choses. Je devais avoir de l’argent, travailler, avoir une situation et lui montrer que je pouvais lui offrir tout ce qu’elle désirait, tout ce qu’elle désirait, parole ! et qu’ainsi elle m’appartiendrait. Tout s’est mélangé dans ma tête je crois bien, et au final, j’ai voulu m’engager dans l’armée. Il y avait une caserne à Poitiers, qui faisait également recrutement. J’ai demandé si l’on pouvait m’y amener, et c’est ton oncle, qui était jeune motard de gendarmerie, qui m’a amené. Il batifolait avec ta tante si je me souviens bien… du moins, j’en garde un étrange souvenir, il descendait de l’escalier en réajustant sa ceinture, et à vrai dire cela m’avait fait largement sourire. Il avait des cheveux à l’époque quand j’y pense.
[…]
« Hé bien, il m’a amené en moto. Première fois que je suis monté à moto, ce n’était pas la dernière par ailleurs. Et nous sommes arrivés à Poitiers et… au fait, tu m’avais posé quelle question ? »
Là s’achève l’enregistrement. Mon père, visiblement troublé après avoir évoqué son arrivée à Poitiers a soudainement pris un air grave et n’a plus rien dit, et n’a jamais plus répondu à mes questions pourtant pressantes, comme si un odieux souvenir était revenu devant ses yeux.
Là se trouve un large fossé de plusieurs mois, ses premiers pas dans la Légion dont je ne sais strictement rien. Par la suite, il rencontre à nouveau ma mère mais cela la concerne, puis vient la question de leur couple. Alors sinon d’anticiper dans le récit, je préfère promettre d’y revenir plus en détails et de parler un rien encore de mon père, de ses passions et de ses occupations.
J’ai déjà abordé deux de ses belles passions : la seconde guerre mondiale et la religion. De la religion, revenons-y un court instant. Dans toutes les villes qu’il aura visité, et Dieu sait qu’elles sont nombreuses, y compris à l’étranger, il se faisait un point d’honneur d’aller prier à l’église. Il était prêt pour cela, chaque Dimanche et chaque jour saint à faire des kilomètres à pied par tous les temps, été comme hiver pour assister à la cérémonie et surtout faire ce qu’il adorait par-dessus tout : la lecture. Mon père aimait lire, il aimait discourir et aurait sans nul doute fait un très bon prêcheur, à condition que son texte eût été écrit par avance car l’art de l’improvisation lui était inaccessible pour des raisons que j’ai déjà lourdement évoquées. Mais il savait sans sourciller faire les voix, produire les intonations, accompagner ses textes d’une gestuelle toute particulière ce qui, il faut l’admettre, rendait les évangiles bien plus vivants que la version de tous les prêtres qu’il avait pu côtoyer et avec lesquels il s’était systématiquement acoquiné. Ainsi, il tremblait de fureur et prenait une grave voix quand le Seigneur lui-même s’exprimait à ses ouailles ; il était d’une bonté et d’une délicatesse à apaiser un agneau quand Jésus s’adressait au peuple ; il devenait soudainement avare quand Matthieu parlait, rugissait quand venait le tour de Marc, sacrifiait de son énergie pour Luc et était adoré de tous les prieurs quand il citait Jean ; et s’il fallait citer l’Apocalypse, les murs tremblaient eux-mêmes et son doigt devenait inquisiteur, il désignait et accusait sans jamais se tromper. Les scènes pouvaient parfois prêter à sourire, et plusieurs fois des éclats de voix retentirent parmi les bancs, et on manqua de le jeter dehors pour un quelconque blasphème qui n’était qu’un jeu de scène savamment distillé, ce qui tentait à confirmer que religion et comédie ne vont que rarement ensemble et se gênent plus qu’ils ne se tolèrent l’un l’autre. S’il fallait dispenser des conseils, remplacer le prêtre au pied levé, faire passer une information quelconque, il était là, toujours prêt, et bien plus preste à servir la famille de Dieu que la sienne, ce qui n’allait bien sûr pas sans reproche de la part de sa femme. Bien plus qu’une grenouille de bénitier, c’était un bénitier lui-même, et indubitablement avant d’entrer dans toute église il s’agenouillait six fois avant de prendre l’eau bénite et de faire le signe de croix, en signe de soumission.
Cette folie religieuse n’avait pas d’origine clairement établie. Tantôt il prétendait que sa mère lui avait offert une vieille Bible et qu’il avait été frappé par l’inspiration divine, tantôt il disait avoir trouvé lors de son premier jour en tant que troufion une Bible dans une table de chevet, abandonnée au premier venu, tantôt il prétendait s’y être intéressé après son mariage. Ma mère semblait dépourvue de toutes réponses à ce sujet, et cela l’agaçait sensiblement car elle n’était pas des plus croyantes. Mon père lui citait des passages entiers de la Genèse afin de lui faire comprendre combien la faute du péché originel était sur le crâne de toutes les femmes, et que l’humanité entière, selon sa conception augustinienne de la chose était un être déchu ne pouvant décemment pas atteindre le paradis. Lorsqu’enfin il fut à la retraite il tenta, sans succès, de devenir diacre. Il en garda une profonde rancune qui, bien qu’elle n’entamât pas sa foi, l’empêchait à présent d’assister à la moindre cérémonie de messe, si ce n’était son propre enterrement.
Le cinéma et la musique composaient les deux autres grandes passions de mon père, surtout concernant la période pré-80 où il restait incollable, citant de mémoire les grandes âmes du cinéma noir et blanc, féru de films noirs et de Michel Sardou, qu’il aimait par-dessus tout. Son amour pour les westerns antiques et les longs-métrages muets l’isolaient d’autant plus dans la famille, puisqu’il était le seul à ne jamais aimer ces genres-ci. Si bien que pour satisfaire son insatiable soif de culture, il se devait d’attendre le soir, tard, quand tout le monde était couché pour mettre une cassette vidéo ou bien brancher une vieille radio et un casque pour ne déranger son monde.
Ainsi, que ce soit dans ses mésaventures, son travail, ses rapports avec sa famille ou ses amusements, il est resté jusqu’aux derniers instants un être profondément seul qui ne pouvait attirer, du fait de son caractère et de son orgueil, aucune sympathie particulière. Je n’ai jamais bien su si cela le minait particulièrement, ou s’il était heureux ainsi. Je suppose tout également qu’il restera une énigme à mes yeux et que quand bien même je mettrais par écrit l’intégralité de nos conversations, toutes les anecdotes, tous les regards que nous avons échangés, il me sera impossible de répondre définitivement à la question : qui était mon père ? Tandis que je repasse en silence tout ce que j’ai pu retenir de lui, je persiste : j’ai envers lui une profonde pitié, après l’avoir méprisé pendant tant d’années, le traitant comme un moins que rien. Il l’était bien sûr, une manière de paumé qui n’aura pas connu de destin tragique et qui aura fini par dormir sous les ponts ; mais avec le temps je me suis ramolli et l’ai vu avec désintérêt puis sympathie, me sentant par le fait bien supérieur à sa personne. Son orgueil surtout, c’est son arrogance qui je crois me restera le plus longtemps en mémoire, et qui restera le plus longtemps en mémoire de ceux qui l’auront connu. Tout était propos pour lui à relever un défi, à affirmer sa supériorité, bien entendu devant les siens : il comptait prouver qu’il était chef de famille et qu’il portait la culotte, mais il n’était ni l’un ni l’autre, incapable d’assurer le rôle de mari ou celui de père, restant éternel étranger dans sa maison, éternel hôte dont on attendait impatiemment le départ, qui avait fini par prendre ses aises dans le salon et à la table.
J’écris cela, et je me rappelle des histoires relatées ou auxquelles j’ai assisté plusieurs fois, comme ces scènes de colère après avoir trop bu ou au contraire de profonde mélancolie pour les mêmes raisons. Mon père ne tenait pas l’alcool, il ne savait pas boire et aurait voulu, et buvait de fait régulièrement ; mais son organisme rejetait tout vin, toute bouteille aussi violemment que du poison et il finissait les repas arrosés et les banquets libidineux en vomissant allègrement tout ce qu’il avait sur l’estomac et ressortait ainsi assoiffé et affamé alors qu’il avait bien bu et trop mangé ; il nous aura couvert de honte plus d’une fois, moi, ma mère et mon frère, à cause de son attitude d’ivrogne. S’il ne buvait pas parce que son épouse lui en empêchait, il était infect et agissait en parfaite tête de mule, se taisait en lançant un regard noir et nous faisait tout aussi honte, si bien que la situation était inextricable et qu’il en résulta que ma mère refusait à présent de l’amener où que ce soit, et par gardiennage de nécessité s’enferma petit à petit dans son quotidien morne et plat, même après la mort de son mari. Il l’aura privée, inconsciemment et sans s’en rendre tout à fait compte de sa liberté, liberté de femme et liberté d’épouse, ne laissant que pendant quelques années une liberté de mère qui se traduisit par un amour immodéré pour ses enfants, qu’elle gâta plus que de raison, amenant des réactions tout aussi catastrophiques et des situations fort ineptes.
À présent, je pense assurer que mon père était un élément perturbateur qui aura détruit ma famille, et aujourd’hui encore ses fils portent sa marque dans les paumes de leurs mains, et il faudra plusieurs années et quelques générations encore pour que sa mauvaise influence ne disparaisse à jamais, et que l’on oublie son nom mais non son visage, comme on oublie le nom du démon mais non sa couleur rouge et sa queue fourchue, afin de nous rappeler avec violence la voie qu’il ne faut jamais suivre. Je répète ici ce que j’ai déjà dit : je n’admire mon père que pour cette seule qualité, de m’avoir toujours indiqué la voie à ne pas suivre. J’ignore si je suis devenu par la force des choses quelquun de meilleur, j’en doute de plus en plus. Cette autobiographie n’avait qu’un but : me convaincre que j’avais réussi quelque chose dans ma vie, ne serait-ce que d’être allé plus loin que mon père, mais je crains fort avoir échoué.
Allons, le jour se lève, il est temps pour moi d’aller dormir : qui sait, en avançant dans mon texte, peut-être pourrais-je considérer d’autant mieux les choses et trouver des réponses plaisantes à des questions déplacées, peut-être même serais-je fier d’être ce que je suis : mais je crains fort d’avoir ni la force, ni le talent nécessaire pour considérer tout ceci, et que mon travail, que toute mon enquête d’introspection soit vaine et sans utilité. Sans doute : mais j’avais promis de finir cette partie avant le lever du jour et je n’y serai pas encore arrivé, preuve, je présume, que j’ai bien plus à dire que je ne le supposais en commençant, et que mon histoire a quelque semblant d’intérêt… et je me refuse de croire que dans une masse comme celle qui devrait logiquement être il n’y ait rien, ne serait-ce qu’un mot digne d’étude et de louange. Cela serait impossible. Je reprendrai cette écriture ce soir, ou bien dès que je serai levé si je trouve la force et le talent nécessaire pour m’y replonger. Je dois à présent, après avoir longuement parlé de mon père parler également de ma mère et de sa famille : cela sera l’essentiel de la première partie, et cela sera bien. Puis je traiterai en second plan de leur vie de couple, de mon frère et de ma prime enfance, jusqu’à ce que je quitte le domicile familial. L’essence de ma vie elle-même se trouvera condensée en une troisième et longue partie, voire une quatrième. J’aime le chiffre trois et tous ses composés, j’aime le mysticisme : mais il sera grand temps d’en parler lorsque je parlerai plus intimement de ma personne, ce soir sans doute. À présent que vous connaissez mes ambitions et quelques uns de mes traits par le récit que je viens de commencer, il sera temps que je me décrive et que vous voyez plus en profondeur qui je suis réellement, bien que je doute que vous puissiez en rue me reconnaître : je reste un « monsieur-tout-le-monde », ni meilleur, ni pire, juste humain, désespérément humain, et c’est là mon seul, mon unique calvaire, et ce malgré toutes mes apparitions publiques…
« Pourquoi en avoir fait un paumé ? » Sissi venait de finir de lire les deux premiers chapitres de Giorgio. Il les avait composés en pleine journée, sans s’arrêter, sans boire ni manger, ni même gratter sa guitare, absence cruelle qui prouvait sa véritable obsession. Il avait encore les mêmes yeux que la veille, à demi-fou, à moitié ivre. Les feuillets étaient sales, tâchés, noircis à l’encre bleue et noire ; de nombreuses ratures parsemaient le texte et rendaient la lecture plus difficile encore, associées aux fautes d’orthographe et à l’écriture elle-même, croisée informe de pattes de chat et d’ongles de mouche. Giorgio affirmait à qui le lui demandait qu’il avait appris à écrire tout seul, sans n’avoir jamais été à l’école et, à voir la manière dont il remplissait les rares documents administratifs qu’il avait eus sous la main, il était pris d’une heureuse envie à quiconque de le croire sans sourciller. Si la graphologie était une science exacte, on aurait pu ainsi lire dans les lettres du poète qu’il était tout à la fois désorganisé, rêveur, rouspéteur, sanguin, patient, amoureux, enthousiaste, perfectionniste, menteur, seul et triste tout à la fois ; mais puisque ce n’est là qu’une prodigieuse escroquerie qui n’engage que les charlatans, tout ce que l’on pouvait lire dans les mots de Giorgio, c’était qu’il manquait d’éducation et de précision.
Il écrivait de la main gauche, bien qu’il préférât jouer de la guitare de la droite sans se l’expliquer ; de même, il tenait la fourchette de cette même main et l’utilisait de préférence pour toutes les autres tâches, mais avait des difficultés douloureuses à écrire comme un droitier, allant jusqu’à ressentir des picotements dans le poignet et l’épaule. Ainsi il préférait largement sa main gauche, et rappelait avec un semblant de malice que gauche se dit sinistra en Italien, et que seul le stylo était assez traître, car obéissant et au philosophe, et au sophiste pour n’être touché que de la main gauche, la guitare étant bien trop pure pour se voir traiter comme une vilaine.
Il était encore une fois quatre heures du matin, « l’heure du crime » avait-il dit en attendant que Sissi ne revienne avec la même bouteille. Tout en lui versant à boire et en parcourant rapidement les premiers mots de son texte ébauché, elle avait tenté de le dissuader de mener à bien ce projet, ayant eu la journée, puis le début de la soirée pour réfléchir. L’acte était inaccessible, disait-elle, inaccessible : comment pouvait-on espérer, elle la serveuse orpheline et lui le poète homosexuel devenir un jour célèbres, quand bien même ils seraient dégoulinants de talent ? Il l’avait lui-même dit, il fallait acquérir une légitimité, et à moins de falsifier des cartes d’identité, ils ne pourraient jamais être écoutés, ni admis. Giorgio y avait déjà pensé : il voulait même la patronne dans le coup. Sissi admit qu’il avait eu une bonne idée, mais revint à la charge.
« Pourquoi en avoir fait un paumé ? Tu ne pouvais pas choisir quelqu’un de plus prestigieux ?
– Ça sera quelqu’un, tu verras… mais même sans ça, nous sommes tous des paumés, avait-il rétorqué en touchant du bout des doigts sa guitare. Nous sommes tous des paumés, toi, moi, la patronne, les clients : même le président et ses ministres. Pourquoi mon personnage ne le serait-il pas ? Je vais te dire, tu te fais bien trop d’illusions sur les gens en particulier. Et les gens en général, d’ailleurs. Je vais te dire, c’est ça ton problème, Sissi : tu es bien trop modeste, tu te crois bien trop petite. Mais les gens ne sont pas mieux que toi.
– Qu’en sais-tu, Giorgio ? Qu’en sais-tu ? Tu sais comme je suis peut-être ? Tu le sais ? Je vais te dire moi, tu ne sais rien. On se connaît depuis deux ans, Giorgio, deux ans seulement. Je me souviens encore la première fois que l’on s’est vu. Tu te souviens ? C’était le beau temps, le bon temps même. Tout allait bien, pour la première fois de ma vie. La patronne m’avait définitivement adoptée, tout comme les piliers de bar. On ne me mettait plus la main aux fesses, on ne tentait plus de me violer entre les tables, comme on avait si souvent voulu le faire. Oh, oui, je me souviens quand tu es venu dans le bar. C’était novembre, parole, un satané froid : le plus grand froid qu’il n’a jamais fait en hiver depuis vingt ans. Le vin gelait dans les verres, et le chauffage était en panne. Même les meilleures de nos éponges à whiskies nous désertaient, et on crevait la dalle. Il neigeait dru, avec tellement de vent que l’on croyait que ça neigeait à l’horizontale, à l’horizontale ! Même à l’orphelinat je n’avais jamais vu ça, mais parole, j’avais eu bien plus froid que cet hiver-là, mais il avait fait bien froid tout de même.
« La patronne s’en inquiétait : elle allait dehors par toute une journée et moi je restais là, sans gilet, sans chauffage, sans même une bougie : il n’y avait plus rien. Et je ne m’avisais pas de toucher l’alcool, la patronne me disait que j’étais bien trop jeune et je l’étais, ça m’aurait tué plutôt que de me réchauffer. J’ai cru y rester cet hiver-ci, j’ai bien cru y rester. J’avais le ventre dans les talons, plus bas encore, et le cerveau dans les chaussettes. Mais je ne me plaignais pas, même avec le nez coulant et les yeux rouges, les oreilles qui sifflaient le jugement dernier et j’entendais déjà les cavaliers de l’Apocalypse qui accouraient pour me trancher la tête, je ne me plaignais pas. Cela aurait été insulté la patronne, qui avait tant fait pour moi et qui en fait encore, parce qu’elle quémandait la clientèle, mais elle s’en moquait : elle aurait pu fermer et survivre, tandis que moi, moi ! et chez elle, c’est bien trop petit, alors elle faisait encore tout ça pour moi alors non, je ne m’avisais surtout pas de me plaindre.
« J’avais froid de partout, froid de partout, et j’aurai tout donné pour qu’un homme m’enlace et me réchauffe de tout son corps. J’aurai donné ma candeur, mon innocence, ma vertu : il aurait pu tout me voler, me frapper, mais si seulement cet hiver-là il m’avait aimée et s’il m’avait réchauffée, je lui aurai tout donné, il aurait pu tout me prendre et moi, je l’aurai remercié infiniment, j’aurai tout fait pour lui. Mais il n’y avait personne. Il n’y avait que moi, mon mal d’estomac et le froid.
« Et tu es venu.
« Tu étais recouvert de neige, dame ! Plus blanc qu’un saint-bernard albinos. On aurait juré que tu avais été moulé dans une feuille de papier. De la neige sur les épaules, sur les cheveux, partout sur tes habits, et une forme immense dans le dos. C’était ta guitare, je l’ai bien vue, mais sur l’instant, j’avoue m’être effrayée toute seule. Déjà que tu es grand, je t’avais imaginé deux fois plus grand encore, et autrement plus violent. Tu m’as fait une peur infecte. Je croyais pourtant avoir tout vu à l’orphelinat, mais je n’avais jamais eu aussi peur qu’à cet instant. Tu t’es nettoyé devant l’entrée, même que ça m’a pris après deux heures pour tout laver, et tu m’as demandé si tu pouvais rester. Ce que tu étais beau sous la neige… (elle lui caressa langoureusement la joue. Il ferma les yeux et se laissa docilement faire, et crut un instant reconnaître le parfum de sa mère).
« Tu étais si beau. Tu l’es encore. Tu sais pourtant tout ce que je ressens, je te l’ai dit dès que je t’ai vu, pas vrai ? Je t’ai dit “épouse-moi” et tu as rigolé, et tu m’as dit que tu ne mangeais pas de ce pain-là. Même que j’ai cru que c’était mes miches qui étaient en faute, mais tu m’as assuré qu’ils étaient parfaits mes seins (elle rigola en regardant sa poitrine, puis se perdit dans ses pensées). Et depuis j’attends. J’attends que tu veuilles bien m’aimer, parce que je sais que c’est toi, et que toi, tu n’en fais qu’à ta tête, parce que tu n’es qu’un poète. Tu n’es qu’un vil poète, et dans ma bouche ce n’est pas un compliment, surtout pas. Je sais, tu me diras : “tu es une femme, et ce n’est pas un compliment pour moi non plus”.
– Tout à fait, répliqua Giorgio.
– Mais j’attendrai. Dans ma tête, y’a pas d’erreur. Alors si je te dissuade de faire ton bouquin c’est pas parce que je t’aime pas, au contraire : je t’aime de trop. Et je ne veux pas que tu sois malheureux. Tu sais, les gens sont méchants. Crois-moi quand je te le dis : les gens sont méchants. Et nous, on est gentils, et pauvres. Ça va ensemble, tu sais ; une amie quand j’étais petite me disait toujours “trop bon, trop con”. Et moi, je suis bonne. On me l’a toujours dit, je suis bonne. Je suis bien trop bonne. Je n’ai jamais su faire de mal. Mais à vouloir être trop gentille, vois où ça m’a mené. Les gens te marchent dessus, et toi, tu es obligé de t’incliner. Et à force de marcher le dos courbé, et bien tu comprends bien des choses. Ce n’est pas en relevant la tête que l’on gagne, bien au contraire : on a tout à y perdre. Ça leur donne des raisons de frapper, et il ne faut pas leur donner de raison. Il ne faut surtout pas (elle appuya bien chaque mot, en les espaçant de quelques secondes). Il ne faut surtout pas. Tu sais, je te trouve candide, bien trop naïf. Alors que nous, que nous soyons des paumés, bien entendu. Mais que le monde entier le soit, ne le crois pas : il n’y a que nous, les pauvres poires qui le soyons.
– Moi je crois, répondit Giorgio après avoir longuement soupiré, croisé les mains derrière le cou et s’être laissé tomber en arrière sur le lit, que le monde est ainsi fait : il y a des enfants petits, et d’autres qui ont grandi. Et si tu ne veux pas relever la tête Sissi, ça te regarde. Mais moi je ne faiblis pas, et je réinventerai le blues, la chanson des histoires, le blues qui servait à se moquer du blanc sans qu’il ne s’en aperçoive. Tu sais, je ne veux pas te donner de faux espoirs. J’ai mis du temps à comprendre qui j’étais, et maintenant que je le sais et que j’en suis sûr, je ne veux plus m’embrouiller avec d’autres considérations. Je ne te fais pas la petite morale, mais ce que tu as traversé, je le connais. Quand mon père a trouvé mon premier petit ami dans mon lit, il m’a chassé. Et je n’ai plus eu droit de revenir à la maison, et de revoir mon père. Je suis resté quelques temps aux alentours de Savone, j’ai des copains, et mon frère venait me voir en douce. Mais mon père a fini par le découvrir et m’a alors laissé le choix. À croire que j’ai fait le mauvais, se mit-il à ricaner, puisque je me retrouve ici. Je n’avais jamais travaillé. Jamais rien fait de mes mains. Juste gratter un peu, et j’écrivais déjà, mais sans ambition, et sans talent. Il a fallu trimer dur. Un jour j’en ai eu assez, j’ai décidé que je vivrais en France. Sur un coup de tête, sans raison particulière. Je devais croire que la vie y était plus facile, plus facile. J’ai surtout déchargé des cageots, avec mon bon mètre quatre-vingts et mes cent kilos, mes épaules comme la porte d’Orléans, on a du mal à croire que je suis artiste. Mais tout me profite, ricana-t-il encore, quand bien même je ne mangerais plus que de la salade, je prendrai du muscle. C’est comme ça, je ne l’ai pas voulu. C’était il y a dix ans. Depuis, rien n’a changé. Ou presque : je me suis affirmé. Et c’est tout. Et j’ai dû oublier le reste.
– Ton père était comme tu le décris dans le texte ?
– Non, la description correspond plus à celle de mon oncle maternel, Benito. À vrai dire, pour tout ce qui était du caractère, j’ai tout repris. Sauf que tu remplaces le nazisme par le fascisme, et tu as ainsi le tableau qu’il convient.
– Je trouve dommage de parler si tôt dans le texte de quelque chose d’aussi grave. Ça risque d’apeurer. »
Giorgio pensait que Sissi avait raison. Et c’était justement pour cela qu’il fallait le faire. Il disait que ça rentrait dans sa logique de l’autobiographie, et dans la logique du péché : que l’on était finalement tous coupables de quelque chose. Personne n’est réellement innocent, les saints n’existent que dans les bibles et les anges dans les cieux. Mais tout également, ça ne plaît à personne de se croire coupable. Il convient alors de faire appel à la relativisation. À la complexification du péché. D’ordonner le jugement, et d’exploiter ce jugement dans son sens ultime, global, final : un jugement qui ne serait pas loin d’être parfait sans être pour autant divin. Un jugement parfait mais qui laisse une grande place au doute, qui laisse une grande place au révisionnisme : et ce propre révisionnisme, ce négationnisme parfois fait partie intégrante du spectacle. On le réclame même, et l’on ne serait guère rassuré s’il était absent. Il montre combien le jugement est perfectible bien que parfait, car la perfection est divine et non humaine, et que la perfection humaine n’est qu’un stade avancé de réflexion qui satisfait le nombre… et qui n’est décemment pas la véritable perfection.
Ce relativisme ne peut se concevoir que d’une seule et unique manière : en évoquant un péché, un crime si horrible, ou si détestable que tout autre faute paraît désuète et pardonnable. Que tout autre péché devient broutille, qu’il ne conviendrait même pas d’avoir honte. Et on n’en a pas honte. Le confesseur gagne sur tous les tableaux : il sait qu’il est coupable, il se confesse, mais n’en retire qu’une seule satisfaction : ce n’est pas si grave et ne sera donc pas puni. N’étant puni, il ne peut que remercier la clémence de la société dans laquelle il réside, et haïr les précédentes qui se sont rendues coupables de ce grand péché ; et cela lui permet du reste de pécher d’autant plus et d’avoir d’autant plus envie de se confesser, et d’avoir d’autant plus envie de considérer qu’effectivement, ses fautes ne sont pas si graves que cela.
Il ajouta que dans notre monde, il n’était pas de crime plus grand que ceux perpétrés lors de la seconde guerre mondiale, et en particulier par Adolf Hitler. Et que s’il avait repris l’intérêt de son oncle pour Mussolini, cela n’aurait pas eu tout à fait le même impact en étant dans le même ordre d’idée. Pourquoi se contenter d’une ballade quand on a la fougue d’écrire un opéra ! C’est se contenter d’un accord parfait sur la tonique, alors que l’on a la force d’enchaîner une dizaine de rhapsodies hongroises lisztiennes sans se laisser le temps de respirer ! Tout bon livre contemporain traite nécessairement tôt ou tard du nazisme, d’Hitler ou du troisième Reich, et accessoirement, du protocole de Sion et de Jésus, même en note de bas de page. Rappeler sempiternellement, jour après jour, que l’horreur a existé, qu’elle est à demi humaine et à demi démoniaque, mais malgré tout irréversiblement humaine rassure et détruit dans le même élan.
« Là, le personnage que j’ai décrit : il précise tout du long que son père a eu une influence, du moins inconsciente sur lui. Preuve que le gars est humain lui aussi, et il le dit à la toute fin de son second chapitre (à propos, je n’ai pas voulu faire trop long, surtout après une introduction aussi lourde. Je chargerai la mule par la suite) et donc potentiellement un Hitler en puissance. Ce gars, on va le haïr pour ce qu’il n’est pas et sympathiser avec lui pour ce qu’il est. Il sera cruellement perfectible, horriblement vicieux, mais parfaitement clair sur sa condition. Il est prêt à se confesser et se confesse, mais puisque son père aimait le grand mal il ne peut considérer ses fautes autrement que comme elles le sont réellement. Il ne peut pas laver sa conscience, il ne le pourra pas. Et ça le rend triste. »
Mieux, fit-il comprendre : cela le rendait tragique. La tragédie est une affaire de rois et de dieux, c’est la lutte contre le destin. Mais comment peut-on lutter si l’on n’est même pas certain de son existence ? Relativisant ses fautes, l’homme a fini par ne plus croire au destin mais à la destinée, non pas à la fin mais au chemin : tandis que si on les considère telles qu’elles sont réellement, on est en proie au jugement parfait, à l’inéluctabilité. À la tragédie.
« J’aime les tragédies, disait Giorgio. J’ai lu Bérénice très tôt, bien plus tôt que tu ne peux t’en douter, à peine savais-je lire. Bien entendu, en italien : on y perd beaucoup. J’ai pu le retrouver et en profiter en français très rapidement, et seigneur, je n’ai plus eu un poil de sec. J’étais sur mon lit, le temps où j’avais encore la barbe, et j’étais seul ce soir-là. Enfin, je n’avais pas de compagnie physique, car Bérénice me tenait compagnie elle, je me l’imaginais parfaitement au travers de cette édition mitée, jaunie, meurtrie par tant de mains. Et moi, j’ai eu la révélation : j’ai su dès lors que j’arriverai à palper sur le papier une héroïne aussi belle que cette victime. Je sais, c’est un homme que j’ai choisi pour ma biographie, rigola-t-il avant de faire claquer sa langue sur les dents, mais Seigneur… sa femme, il y aura une femme qui sera aussi tragique que Bérénice. Je te laisse la surprise à la lecture, mais tu vas en entendre parler très, très bientôt. C’est une Bérénice, non, c’est Bérénice à mes yeux. Mais qu’est-ce que tu en as pensé sinon ?
– Cette légende, avec le dragon… c’était nécessaire également ?
– J’ai longtemps hésité avant de la raconter, bien que je l’aie inventée de toutes pièces, mais elle est venue comme ça, sans que j’y pense… sans même m’en rendre compte. Avant que je réalise que je devais continuer à parler de ses tantes j’avais déjà tout écrit. Alors j’ai gardé, j’ai trouvé ça très intéressant. Et ça m’a permis d’utiliser un vieux bouquin qui trônait dans ma chambre de bonne, un genre d’encyclopédie du fantastique, je ne sais pas trop quoi, qui parlait des mandragores ou des dragons. Et puis, je me suis dit qu’une allusion au fantastique prêtait assurément à sourire, et avait même une vertu utilitaire non négligeable. J’ai déjà mis mes idées concernant le mythe dans le texte, comme si je m’attendais par avance à ta question. Mais ma remarque est tout aussi valable pour l’appréciation du fantastique en général.
« Qu’est-ce que le fantastique ? C’est une immersion dans notre quotidien d’éléments que l’on ne peut expliquer. Le décalage nous rend suspicieux, parfois nous étonne : mais surprend toujours. Et il faut surprendre, n’est-ce pas ? Je ne serai pas mécontent d’arriver à placer quelques petites astuces fantastiques dans le texte… comme une apparition, ou une voix, ou bien un extra-terrestre, quelque chose. C’est un repère. Un bon texte, assurait-il en se relevant et en se versant un verre de tord-boyaux, est un texte à repères. Tiens, regarde cette bouteille : si je n’étais pas en train de boire, et s’il y avait pas ton verre sur la table de chevet, on ne pourrait pas dire si elle est à moitié remplie ou à moitié vide. Sans fenêtre, tu n’es pas capable de savoir si c’est le jour et la nuit. Ceux qui vivent sous terre, les vers de terre, ne savent même pas que le jour existe. Et moi, je ne suis pas saoul du moment que j’ignore ce que c’est d’être sobre. Un bon roman, c’est comme une bonne pièce de théâtre classique : ça a du lieu, du temps, et de l’intrigue. Souvent, on n’ignore pas les plus courants : le temps et le lieu. Et ça, certains romans en débordent ! Des dates, des heures, des mois, des villes, des calendriers… et on cherche la petite bête à celui qui n’est pas capable de les concilier. J’imagine bien des auteurs, des grands auteurs, être mis en échec par ce petit détail, et se perdre dans leurs calculs fastidieux afin de concilier des histoires parallèles censées se dérouler en même temps, et combien de temps dure ceci, et combien de temps dure cela, bla, bla, bla. Les lieux, je ne t’en parle pas : ils grimpent et regrimpent cent fois, mille fois les rues qu’arpenteront leurs personnages, photographient les commerces, les bâtisses, tout jusqu’au moindre détail pour leur souci de vraisemblance. Mais ils oublient à tous les coups, et ça, je te fiche mon ticket que pas des masses y ont pensé, c’est que totalement plongés dans leur histoire, ils ne sont même pas capable de se souvenir que leur texte coince à coup sûr sur un seul point.
« Tu veux que je te dise ? (il attendit la réponse, mais Sissi buvait et n’était, il faut le dire, pas très attentive). Ben tu veux que je te dise ? Ils oublient que leur texte, c’est de la fiction. Les personnages qu’ils mettent en scène n’existent tout simplement pas, ils ne peuvent pas exister : ils sortent de leur imagination. Et c’est comme vouloir animer des fantômes en pleine ville de Lyon. Des fantômes, tiens, bonne idée : je vais parler de fantôme la prochaine fois. Ça fera plaisir, et puis comme ça, tu seras sûr que c’est moi qui ai écrit. Parce que j’ai bien vu tes yeux, comment tu m’as regardé après avoir lu, tu t’es demandé à quel cadavre je l’avais piqué ce texte, hein ? Ne mens pas, je le sais. Bref, où j’en étais…
– Tu parlais des fantômes.
– Oui, les fantômes. Eh bien je vais te dire moi, ce que ça change que les héros des romans soient tous des fantômes. Tout simplement que la réalité du texte se place dans une autre réalité du monde : un autre monde où existe monsieur-le-héros-du-roman qui n’est pas le nôtre, puisqu’il n’existe pas ! C’est une réalité alternative, comme une guitare sans corde mais qui joue tout de même. Et donc tout sentiment de vraisemblance n’a qu’un seul but : faire croire que potentiellement le personnage, et donc les situations qui gravitent autour sont vraies, et parfaitement vraies, ou à la rigueur probables. Si je mets un élément fantastique dedans, il y a comme un problème : c’est une fiction qui s’étonne qu’il y a une fiction.
« Tu vois le tableau ? Reality without reality disent les Angliches. Reality without reality, ça veut dire la réalité sans la réalité. Quelque chose qui est dans un monde qui n’est pas, et qui donc ne peut pas être à son tour par effet boule de neige. Mettre un élément fantastique dans un texte, même si ce n’est que la mention d’un mythe ou d’une légende, ça aide à appuyer le clou de l’illusion, mais ça sert également à instruire le fameux doute. Tout fonctionne au doute.
« Tout fonctionne par le doute. La société doute, les gens doutent. Toi-même, du doute de ce bouquin, pas vrai ? Tu doutes que j’arrive à le mener au terme. Tu doutes qu’on y parviendra. Et je vais te rassurer, c’est normal de douter. Nous n’avons plus aucune certitude. »
Sissi relisait patiemment le début du manuscrit. Elle relevait les fautes, les tournures de phrase étranges, les incohérences. Se prenait d’envie d’y croire. Sans lever les yeux des feuilles, elle semblait parler à elle-même, mais d’une voix suffisamment forte pour que Giorgio, toujours assis à ses côtés l’entende.
« Des fantômes, des doutes. Et toi qui continues de bousculer ma vie comme si de rien n’était, comme une fleur, comme un vent du sud, comme le mistral ou l’autan. T’es un vent d’autan. Toujours souriant, mais tu ne trompes personne. On le sait que tu es triste. Même sans connaître ton histoire. Les gens normaux font la gueule. Toi tu souris, et tu souris parce que tu as quelque chose à cacher. Moi aussi je souris, mais je suis bien moins forte que toi. Moi aussi je souris, mais j’ai des larmes derrière les yeux. J’ai des larmes dans la tête. J’ai des larmes, parce que moi, mon histoire, personne ne la connaît, pas même toi.
« Oh oui, on sait que la patronne, que cette sainte de patronne m’a recueillie grelottante alors que j’attendais un pote qui n’est jamais revenu, mort ou pire, on sait qu’avant j’étais dans un putain de refuge pour les gosses comme moi, dont les parents sont morts et que c’était leur sale famille et que personne voulait de moi, que l’on me battait, que les plus grands me battaient parce que j’avais les cheveux blonds et les yeux bleus, et qu’ils disaient que j’étais un ange déchu, un judas en jupe, jupas qu’ils m’appelaient, et qu’il fallait me punir pour être ce que je suis. Et pendant plusieurs années j’ai eu honte d’être ce que je suis. Et même encore aujourd’hui j’ai honte d’être ce que je suis. Et même encore aujourd’hui je baisse la tête, et c’est pas toi qui me fera changer, et pas même la célébrité, et pas même l’argent. Parce que moi je suis comme ça, et que je suis l’ange déchu, je suis Sissi.
« Sissi, c’est pas mon vrai nom. Je m’appelle Elisabeth, Sissi c’est mon surnom. C’est la patronne qui me l’a donné, parce qu’Elisabeth, ça faisait trop guindé pour ce bar. Elisabeth. Je m’appelle Elisabeth, bordel, Elisabeth. J’en ai assez, tu entends, assez. Assez de ce bar, de ce tripot, de la patronne. Tout ce qu’elle a fait, je m’en contrefous. Elle aurait dû me laisser crever, tu entends ? Me laisser crever sur le bord de la route, de froid et de faim, de solitude. On meurt de solitude, Giorgio, tu sais, on en meurt. Je meurs chaque jour de solitude, un peu plus à chaque fois. À chaque fois que le soir, pour prendre mon service j’ouvre les yeux, je vois que je suis en vie et rien que pour ça je pleure. Rien que pour ça je pleure, parce que je suis en vie, et que je sais que demain ça continuera. Alors je souris en journée, je fais mon boulot du mieux que je peux, parole, du mieux que je peux ; je souris, mais je pleure en même temps parce que je n’arrive pas à être forte comme toi, je n’y arrive pas. Je n’y arrive pas. J’ai beau essayé, je n’y arrive pas, je n’y arriverai jamais. Et j’ai même pas de quoi m’acheter une corde pour me pendre, et même si je l’avais, j’ai rien pour l’accrocher dans cette foutue chambre. Il faudrait que je le fasse dans le bar mais ça ferait des emmerdes à la patronne, et dehors on m’arrêterait.
« Alors j’attends. J’attends quelque chose de bon. J’attends de clamser. Et toi tu arrives avec tes paperasses, avec tes envies de grandeur. Et ce gars, qu’on dirait qu’il a la même douleur que moi quelque part, mais en plus sobre, en plus doux. Il a vécu vieux, hein ? Si vieux, si vieux… il a vécu si vieux… et moi je ne le pourrai pas. Je ne pourrai pas. Je n’ai pas d’avenir, rien. Aucun avenir, sûrement pas avec toi. Avec toi ou avec un autre. Même si on me donnait tout l’amour de France et de Navarre, toute la tendresse du monde, je ne pourrais pas m’en tirer. »
Giorgio posa son verre au sol aux côtés de la bouteille d’alcool et saisit sa guitare du bout du bras. Il l’accorda rapidement, et se mit à improviser une aubade.
« Douce petite belle, tu pleures à mes côtés.
Tu vomis ce matin toute ta misère,
Devant une bouteille implorant ta pitié,
Et tu ne sais plus que faire.
Tu me dis que ta vie n’a plus aucun sens,
Que tu voudrais bien mourir,
Que c’en est fini, que c’est ton ultime danse
Et que tu vas t’enfuir.
Et moi je suis là à t’écouter, et je t’aime,
Pas de la bonne manière ;
Et moi je suis là à t’écouter et je t’aime,
Et je veux te sauver.
Tu ne crois plus en mes belles ballades,
Ni en ce que je t’apporte,
Tu ne veux plus de mes petites aubades,
Et tu me mets à la porte.
Pourtant je ne te raconte pas que des bêtises,
J’y crois dur comme fer,
Ce n’est pas un conte, il faut que je te dise
Que c’est ce que je veux faire.
Et moi je suis là à t’écouter, et je t’aime,
Pas de la bonne manière ;
Et moi je suis là t’écouter et je t’aime,
Et je veux te sauver.
Garde-toi de ton passé, oublie-le très fort
Il te ronge bien trop :
Oublie qui tu étais, tu n’avais pas tort :
Tu t’es battue trop tôt.
Je te prie de me faire toute confiance,
Je ne te trahirai pas ;
Je suis la lumière, ta nouvelle danse,
Je resterai avec toi.
Je suis là à t’écouter, mais tu ne pleures plus
Et je t’aime encore,
Pas comme tu le voudrais, pas comme il aurait fallu,
Mais je t’aime encore
Et je veux te sauver. »
Il avait repris une ancienne mélodie d’une chanson dont il ne pouvait retrouver le nom ; du reste, il n’était pas satisfait de cette improvisation, assez mauvaise au demeurant mais qui avait le mérite et le joli mérite de dire exactement ce qu’il pensait. C’est ce qui rend tout à fait la chanson et le vers si délicats à utiliser, disait-il encore pour défendre sa forme favorite ; c’est que la vérité, dans le cadre du vers, n’a pas le nombre de lettres ou de syllabes qu’il lui plaît d’avoir, mais bel et bien le nombre qu’il faut et rien de plus. C’est ça tout également qui a fait de la prose si populaire dans le texte, plutôt que le vers : le peuple préférait la quantité à la qualité, et croit que les gros livres, garnis de nombreuses pages, recèlent bien plus de mystères, de secrets, d’énigmes, de vérités et, paradoxalement, de poésies que les poésies elles-mêmes ; car il semble louche au profane que la rime tombe telle qu’il le faut, et prend pour de la facilité de faire sonner « marinier » avec « tamariniers » ; que la coupure de l’alexandrin, qui semble pourtant si contraignante, n’inquiète aucun grand dramaturge ni aucun grand poète ; que la forme du sonnet, si rigide d’apparence permet tant de libertés ; en un mot, ils s’inquiètent que les auteurs soient plus intelligents qu’eux. Tandis que la prose, qui demande bien moins de règles et de contraintes, semble s’offrir toute chaude, toute rôtie, au premier venu armé d’un stylo. Cela rend la littérature bien plus accessible non pas à la lecture, mais belle et bien à l’imitation, ce qui l’a rendue si populaire. On aimera toujours mieux ce que l’on peut comprendre : seuls les sots et les imbéciles se font sublimer par la poésie.
Sissi avait fini de pleurer, elle avait blotti sa tête dans le creux de son épaule. Une manière de silence pesant était retombé brutalement dans la chambre une fois que Giorgio s’était arrêté de jouer, un silence de mort qui semblait, à la manière d’un trou noir, aspirer tous les bruits aux alentours. Si bien que dans ce silence on entendait encore quelque chose, on entendait une manière de sifflement sourd, comme un courant d’air qui se serait dissimulé dans les coins et qui, tout doucement, rendait la réalité de ce monde moins ténue, comme présente uniquement dans un rêve. Il la rassurait comme il le pouvait, en lui passant le revers de la main sur la joue, et lui fredonnant qu’elle devait malgré tout se tromper et que son seul amour viendrait bientôt, très bientôt et qu’il fallait patienter. Il regretta encore d’être ce qu’il était, silencieusement et à haute voix, sincère : mais cela lui fit bien trop de mal, et elle s’imagina égoïste et idiote.
Elle s’excusa de toute sa conduite du matin, et promit de corriger du mieux possible les chapitres pour ce soir, et qu’elle parlerait à sa patronne du projet, qu’elle y croyait elle aussi très fort, et que plus jamais elle ne douterait de lui, plus jamais, que depuis deux ans il avait toujours été là sans faillir à lui parler et à la faire rire, et qu’elle ne voulait pas renoncer maintenant à sa présence qui était devenue, elle s’en rendait de plus en plus compte, indispensable. Et peut-être, ajouta-t-elle en rebouchant la bouteille, qu’elle l’aimait plus comme un frère que comme un amant, le frère qu’elle avait toujours voulu avoir, et lui fit promettre de toujours la protéger. Il fit gratter rapidement ses cordes afin de reproduire un semblant de son d’origine espagnole ou argentine, et lui promit en l’embrassant sur le front, puis sur les deux joues que jamais il ne pourra l’oublier, que toujours il sera là pour l’écouter, que toujours il sera là pour l’aimer, et que jamais il ne la laisserait tomber. Cela la rassura beaucoup, et quand elle le fit sortir, comme la veille, par la petite porte de derrière, il lui semblait en lisant son écriture qu’il était toujours là, et il lui semblait tout pareillement entendre le son si particulier de sa vieille guitare.
J’ai longuement parlé de mon père, de son enfance surtout ; et j’ai raconté ce que je savais de lui, ses traits de caractère – pas tous, car sa personnalité, au même titre que n’importe quelle autre est fort complexe, et plusieurs ouvrages ne suffiraient pas à référencer toutes ses passions, toutes ses paroles, tous ses rêves, tous ses gestes, bref, à l’annexer comme on peut faire l’index d’une créature de laboratoire ; j’ai pourtant tenté ici de dépeindre les faits marquants de sa jeunesse, de ses lubies, afin de mieux cerner le personnage pour des raisons sur lesquelles je me suis déjà longuement étendu, et sur lesquelles je ne reviendrai donc pas – jusqu’à sa rencontre avec ma mère. À présent, il convient de parler de ma parente.
Si je dois à mon père beaucoup de ma personnalité et de mes goûts, du fait de ce fameux esprit de contradiction, je dois à ma mère énormément de ma vie de société, de mon comportement, de mes tics, de mes phobies, de ma culture, de ma connaissance : si mon père a, souvent malgré lui par ailleurs contribué à me forger l’Esprit, ma mère m’aura intentionnellement forgé le corps et la Raison. Par son omniprésence du fait des fréquentes absences de mon père, desquelles je parlerai une fois le moment venu et que j’ai, du reste, déjà évoquées, j’ai souvent eu à considérer, tout comme mon frère par ailleurs après lui avoir posé la question, n’avoir jamais eu qu’un seul parent et de n’avoir jamais eu de père. Qu’il eût été ou qu’il n’eût pas été, cela aurait eu strictement la même influence sur ma condition, du moins jusqu’à un certain stade conscient, puisque mon développement inconscient a quant à lui été énormément influencé par mon père.
Quand je repense à ma mère, des sentiments contradictoires me bouleversent le cœur encore une fois. Tout à la fois un amour sans borne et sans limite, comme un enfant peut aimer sa mère, comme j’ai aimé la mienne : je lui aurai tout donné tout comme elle m’aura tout donné, et j’aurai volé à son secours plusieurs fois, l’accompagnant lors de ses derniers jours à l’hôpital, serrant sa main en tremblant et en pleurant, et elle essayant une toute ultime fois de me rassurer. Je savais pourtant qu’en mourant elle me priverait d’une part de moi-même, j’étais indissociable de ma mère et tous mes proches l’auront alors dit, je n’ai plus jamais été le même. Je suis à présent triste, et peut-être même est-ce cette tristesse qui m’a poussé à commencer ce texte, bien plus que tout mon questionnement égotiste ; peut-être est-ce ce vide complet qui m’amena à écrire, et peut-être également qu’une fois que je n’aurai plus à parler de ma mère, car bien que présente tout au long de sa vie à mes côtés, son rôle aura été moindre du moment où j’ai voulu voler de mes propres ailes : je ne verrai plus l’utilité de continuer mon travail. Elle m’a toujours conseillé, et j’ai parfois écouté ses conseils : mais dans tous les cas il s’agissait toujours de ce que je voulais faire de prime abord et elle n’aura alors fait que me rassurer sur la voie à suivre. Il s’agit là d’une forme de connexion entre nos manières de voir les choses qui prouvent davantage que le regard que j’ai porté, et que je porte encore sur le monde est le sien, que je vois les choses telles qu’elle les voyait, que je les conçois telles qu’elle les concevait, que je les comprends telles qu’elle les comprenait.
À bien y réfléchir, il ne s’agit sans doute pas là de la meilleure des logiques, ni la plus pointue, ni même la plus efficace ou la plus rapide, et le bon sens amènerait à rectifier certaines de ces données. Mais à présent que le « mal » est fait, je demeure trop vieux pour changer mon comportement et n’ai du reste aucune raison de le faire : il est bien trop tard pour toutes ces choses-là et je n’ai aujourd’hui plus d’espoir, seulement des regrets.
Ma mère était une femme forte à bien des égards, tant elle a dû surmonter les ennuis de la vie de couple seule, comme une veuve ou une divorcée, mais elle était assurément abandonnée. Abandonnée par son mari, elle a élevé seule ses deux enfants et a géré ménage, finances et tracas avec fougue et intelligence, désabusement parfois ; mais je ne l’ai jamais entendu dire qu’elle allait baisser les bras, ou renoncer, ou nous laisser à notre propre sort et en cela je continue de l’admirer. Sans aucune mesure, il s’agit de la femme la plus courageuse qu’il m’ait été donné de croiser, et je suis fier d’être son fils.
Elle est née, comme je l’ai évoqué par ailleurs dans un petit village de paysans de la Vienne, à une quarante de kilomètres de Poitiers, en pleine campagne. De la famille, elle était la seconde fille, et huit ans la séparaient de sa sœur. Mais plus jamais, je crois, l’on ne verra sœurs plus différentes. Si ma mère était petite et châtain – en réalité, elle était blonde en son enfance, blonde et bouclée, et je ne l’ai pas cru avant de voir la seule photo d’elle étant petite jamais prise ; comme de bien souvent m’a-t-on depuis assuré, les cheveux blonds de naissance onttendance à se foncer avec l’âge, bien que je fasse belle exception à cette règle puisque j’ai régulièrement blondi jusqu’à mes trente ans, en ayant de plus en plus de boucles. Dans le cas de ma mère, ses cheveux frisés ne seront devenus raides qu’à son adolescence, après que ma grand-mère lui a fait couper ses mèches ; dès lors ils sont devenus raides, et ma mère n’aura jamais tenté de retrouver sa coiffure de jeunesse –, ma tante était grande et blonde ; si ma mère était docile et passive, calme, ma tante était quand à elle farouche et trempée d’un caractère solide ; enfin, si ma mère se destinait à une vie aux champs, ne désirant rien de plus qu’une tendre tranquillité sans tumulte, ma tante, abreuvée de romans d’amour et de contes de fées criait à qui voulait l’entendre qu’elle voulait trouver le prince charmant et partir avec lui sur son beau cheval blanc. Leurs préférences elles-mêmes étaient opposées, et parfois complémentaires : ma mère aimait le blanc de l’œuf et sa sœur le jaune ; elle vivait le jour et sa sœur la nuit ; elle était sage comme une image, elle était sauvage comme un loup ; elle apprenait ses leçons, elle faisait l’école buissonnière ; enfin, elle était silencieuse, et elle était bavarde.
Silencieuse.
S’il est, je pense, un des comportements de ma mère les plus frappants et que je retiendrai toute ma vie c’est bien celui-ci : son silence. On dit souvent que les femmes sont bavardes, et que le seul bijou doré qu’elles détestent est le mutisme ; mais ma mère n’était bien entendu pas un stéréotype, et elle était silencieuse. Elle avait appris très tôt à se taire, et à ne dire jamais que l’essentiel à qui lui posait une question. Elle disait que cela permettait un parfait contrôle des informations, que ça empêchait les vilains de s’inquiéter pour rien, qu’ainsi on ne trahissait pas les secrets. Et que si l’on doutait de la marche à suivre qu’il fallait toujours s’abstenir : mieux valait en dire peu, quitte à donner de nouvelles informations le moment venu que trop dire, et divulguer ce qu’il fallait taire. Sur ce point, mon père ressemblait un rien à sa belle-sœur m’empressais-je d’ajouter : mais puisque ma mère ne lui disait que peu de choses tout également il n’avait rien d’imposant à révéler, si bien que je n’ai pas choisi de préciser cela plus haut lorsque je parlais de mon parent. Cette vertu de silence est mienne également : je me tais plutôt que de parler, et cela m’aura occasionné souvent quelques ennuis mais encore une fois, je ne me précipiterai pas, et je poursuis sur ma mère.
Du fait de ce silence imperturbable, je n’aurai su que très tard qu’elle était malade, et qu’elle souffrait le martyr. Quand enfin je m’en aperçus, et bien qu’elle niait encore l’évidence et que j’entrepris, pour son bien mais malgré sa propre volonté de l’hospitaliser pour le cancer qui lui avait déjà rongé les sangs, on ne pouvait plus la sauver. Mais même sur son lit d’hôpital, même lors de ces dernières heures, même lors de son agonie elle refusa de me parler des motivations de son âme, de son enfance, des points inconnus de son existence, et elle resta muette comme une tombe. J’ai depuis fouillé, le cœur transpercé de poignards et les larmes aux yeux sa chambre et ses armoires, dans l’espoir de trouver, théorie utopiste ! des mémoires, quelques carnets de notes, n’importe quoi pouvant lever le voile de mystère entourant certaines années de sa vie mais il n’en fut rien. Elle demeurait cruellement inaccessible, inconnue, mystique. Et à l’heure où j’écris, je ne possède aucun autre élément concernant sa vie de couple et les dossiers « cachés ».
Comme je l’ai dit, mon père n’était au courant de rien ; et la seule à pouvoir être au parfum restait ma grand-mère, mais elle disparut il y a de cela maintenant cinquante ans, et à cette époque mon cœur n’était pas assez large pour comprendre qu’un jour, j’aurai tellement de choses à lui dire, et tellement de choses à me faire pardonner.
Avant de poursuivre sur ce que je sais de ma mère, et sur les cocasseries de sa personne, je m’en vais donc parler de ses parents, de feu mon grand-père et de feu ma grand-mère, de ses oncles, et plus en détail par la suite de sa sœur et de mon oncle, dont j’ai déjà évoqué la présence et le rôle dans le chapitre précédent, et je vais, je pense, commencer par parler de ma grand-mère qui a été, je m’en aperçois à présent, la personne qui m’aura le plus marqué lors des vingt premières années de ma vie et sa disparition m’aura profondément changé.
Ma grand-mère était une fille de la campagne, tout également, mais ne vivait pas dans le village natal de sa fille mais non loin de là, dans un village encore plus étroit, encore plus petit si cela était encore possible. Elle aura des souvenirs de jeunesse associés à la guerre notamment : pendant que ma grand-mère paternelle combattait avec ses propres armes l’envahisseur teuton, ma grand-mère maternelle quant à elle, bien trop jeune, se dissimulait dans les caves et les celliers, en attendant que les patrouilles s’éloignent. Elle se souvint, jusqu’à la toute fin de sa vie, des sombres bruits de bottes et des ombres, des uniformes et du cuir des cravaches ; des restrictions, et de ces sons au loin qui témoignaient de violents affrontements ; la faim qui lui tiraillait le ventre, car bien que tout manquait il fallait toujours travailler, amener les bêtes au champ, ramasser les œufs, plumer les volailles. Tout était pour l’envahisseur, il fallait collaborer. Elle n’avait pas résisté, sa famille ne le pouvait pas. Mais chaque jour elle espérait une délivrance.
Elle espérait, et ne priait pas : car elle restait profondément athée, et elle donnera le goût de l’athéisme à sa fille cadette par la force des choses. Elle prétendait que prêtres et curés n’avaient rien vu de plus que quiconque, et que de fait ils n’avaient droit de parole. Du reste, elle ne supportait pas la vue d’une soutane, et considérait le pape, les papes, comme des hommes de paille. Sa position concernant la politique était également toute aussi drastique, ne considérant les hommes d’état que comme des traîtres et des intéressés, servant leurs propres objets avant de se concentrer sur les biens du peuple. Pour autant, il ne fallait pas la croire idiote ou attardée, ou bien en faire un tendre cliché de la paysanne recroquevillée dans sa province, en ignorant tout de ce qui se passe dans le monde ; lectrice attentive de journaux écrits et, plus tard, quand la télévision fut installée, des éditions télétransmises de ces mêmes journaux, elle suivait de très près les évènements sans toutefois les commenter. Mais elle savait pertinemment bien que la connaissance était clé de savoir, et refusait de demeurer à l’as quand un monde entier évoluait sous ses yeux.
Elle était par ailleurs la seule dans la famille à toujours s’intéresser et à se tenir au courant : pour prendre un exemple précis, lors des évènements de Mai 1968, tandis que ma mère, âgée d’une dizaine d’années était heureuse car il n’y avait pas cours, sa sœur plus âgée charmait tous les hommes qu’elle rencontrait et son mari s’inquiétait de ne plus avoir d’essence pour pratiquer ses livraisons maraîchères. Mais elle gardait le silence sur ce qu’elle savait et sur ce qu’elle croyait bon, tout comme elle se taisait à chaque élection et ne révélait à quiconque à qui était dédié son bulletin, si bien que l’on a longtemps songé qu’elle ne s’intéressait pas à l’actualité. Mais sa fine connaissance des situations internationales faisait qu’elle brillait lors des repas de famille, et prenait davantage part aux discussions masculines attrayant aux systèmes étatiques ou financiers qu’aux discussions féminines attrayant aux torchons et serviettes, quand bien même ne demeurerait-elle pas en reste en tant que parfaite dame de maison et que les batteries de cuisine, casseroles et surtout poêles attiraient toute son attention et accaparaient la majorité, la grande majorité de son savoir culinaire par ailleurs fort développé.
Elle était une femme cultivée et efficace autant en tenue de maison, ses talents de maîtresse queux ayant fait le bonheur des fins palais de sa famille, ses talents de ménagères les joies des lits bien faits et des chemises repassées, qu’en ingénierie diverse, son immense culture ne cessant d’étonner, culture que partageront nombre des membres de la famille alors, en particulier ses petits-fils qui « reprendront le flambeau », se rappelant d’un apophtegme qu’elle répétait tout à propos : « savoir rime avec pouvoir ». Tous ses talents ne l’empêchaient pas d’être femme et d’être aussi coquette qu’une femme : elle appréciait énormément les bijoux et notamment les colliers, et avait toute une collection de breloques, dont quelques exemplaires seulement étaient garnies de vraies pierres, de robes, dont ses armoires étaient majoritairement remplies mais qu’elle ne put mettre pour la plupart passée la cinquantaine du fait d’un certain embonpoint, imputé à un rythme de vie beaucoup plus tranquille et de parfums. Elle faisait en cela de véritables razzias dans les grands magasins, récupérant de ces petits flacons ou bandes de papier faisant office d’échantillon gratuit, et en avait régulièrement quelques uns dans son sac à main ; une femme, croyait-elle fermement, devait se préparer pour n’importe quelle occasion et devait alors être belle et désirable, et un bon parfum pouvait travailler à la place du maquillage ou de la coiffure. Et sa grâce naturelle faisait que n’importe quel habit, même les plus simples se trouvait magnifié, et elle faisait comme une nique à la mode en laissant ses longs cheveux frisés et blonds sans soin ni coiffure, tels qu’ils se trouvaient au matin : et le négligé de sa toilette attirait invariablement l’œil et rendait jalouse les concubines.
On lui aura prêté au cours de son existence beaucoup d’aventures, notamment d’aventures extraconjugales, ce qui n’a jamais été prouvé. Mais il était vrai de dire que cette dame intelligente aimait plaire et aimait qu’on la remarque, et qu’elle s’amusait des discordes ou des disputes qu’elle pouvait parfois, intentionnellement ou non, amener au sein d’un couple marié. Mais elle n’allait jamais trop loin et n’affûtait jamais trop ses instruments de séduction de peur de franchir une dernière barrière ou d’aguicher un frustré qui aurait, lui, dépassé toutes les limites : elle restait une dame, avec tout ce que cela comporte, en premier lieu la fidélité. Au-delà de ces jeux, il ne lui vint jamais à l’esprit de désirer un autre homme, ne serait-ce qu’en rêve. Ma grand-mère était amoureuse avant d’être séductrice, et se donna toute entière à celui qu’elle avait épousé.
Parlons de lui à présent plus en détail. Mon grand-père était pour sa part résident dans le fameux village où ma mère et sa sœur virent le jour, et où mon père échoua par le plus complet des hasards. Dernier fils d’heureux commerçants, maraîchers et épiciers, il aura trois autres frères de cinq, trois et deux ans de plus respectivement. Toute la famille attendait pour le quatrième, et sans doute dernier enfant une fille : mais quand sa mère accoucha, on entendit la sage-femme s’écrier en l’apercevant « voilà encore un drôle ! » et on sut qu’il n’y aurait jamais de gamine à la maison. Le travail était très dur, la guerre n’arrangeait rien : un seul des quatre fils pourrait faire des études et ce fut l’aîné, de loin le plus intelligent et le plus malin de tous qui eut ce grand privilège. Il devint ainsi professeur de mathématiques en université et historien notable, auteur de plusieurs ouvrages contant l’évolution de la région plusieurs fois primés ; le second quant à lui mourut après ses dix-huit ans d’une leucémie foudroyante qui prit les médecins au dépourvu, quant au troisième il partit en Angleterre pour suivre sa fiancée originaire de l’île et ne donna plus jamais de nouvelles. Enfin, mon grand-père resta travailler sur les marchés d’abord en compagnie de son père, puis irrémédiablement seul.
Pendant plusieurs années sa mère continua de tenir l’épicerie, mais bientôt elle fut bien trop malade pour s’en charger, et mon père ne pouvait se partager en deux. Et tandis qu’un jour il revenait de la ville, il prit en stop une charmante jeune fille, qu’il épousa peu de temps après.
C’était un homme pragmatique, qui en toutes choses considérait la fin. Alors que son frère aîné était posé et réfléchi, un intellectuel pour ainsi dire – sans que le mot soit connoté péjorativement, du reste –, lui restait un travailleur de la terre, et son savoir se devait d’être pratique : toute chose ne lui servant pas, dans l’immédiat, à progresser dans son travail, à faire plus de bénéfices et être plus rentable était systématiquement oublié sans même qu’il ne s’en aperçoive. Travailleur acharné, il désirait surtout assurer à sa femme et à ses filles un bon quotidien où elles ne manqueraient de rien, lui qui avait été jadis privé de tout, y compris de ce dont il avait le plus besoin : de l’attention. Il restera toute sa vie durant un homme rude et ferme, mais droit et honnête comme on en trouve souvent en campagne : économe sans être radin ni avare, gérant ses affaires avec sagesse et clairvoyance, il était parvenu au prix d’efforts acharnés à se faire connaître de toute une région, de nombreux petits villages et d’autant de maires et d’élus locaux : il fut bientôt le fournisseur attitré de nombreuses familles qui sans lui auraient été rapidement prises au dépourvu.
Ses beaux-parents, en particulier sa belle-mère ne l’appréciaient guère, et jusqu’aux derniers moments de sa vie elle s’acharnera à rendre difficile la vie de couple des époux. Sa mère par contre aimait particulièrement les parents de sa belle-fille, et faisait une confiance aveugle à sa semblable qui en retour ne se privait pas pour en dire du mal, ou lui donner de fausses joies et de fausses peurs ; ainsi, à la mort de son époux, mon arrière-grand-mère, la grand-mère paternelle de ma mère s’habilla après la mort de son mari toujours en noir pour porter un deuil qui dura jusqu’à sa propre mort. Si tout au début de cette habitude l’intention était sincère, par la suite elle oublia le pourquoi de l’origine de cette coutume et se demanda si tout ceci valait effectivement la peine. Elle s’en alla demander à la mère de sa belle-fille, qui lui répondit sarcastiquement de rester en noir, de ne plus jamais sortir de sa chambre pour ne pas risquer l’incident qui risquait de la précipiter au cimetière, de rester digne et de pleurer chaque jour que Dieu faisait la mort de son aimé. Et elle respecta à la lettre la prescription de son « amie », et précipita elle-même sa propre perte, puisque trois mois de ce traitement auront suffi à l’aider à rejoindre son amant disparu.
Le beau-père quant à lui avait fini par l’apprécier petit à petit. Encore une fois, il était tout à l’opposé de son épouse : si la belle-mère était souvent cruelle, droite, sèche, raide et, vers la fin de sa vie tout du moins, un rien portée sur la bouteille et obsédée par la peur de l’enfer et le feu en particulier – elle dira, en derniers mots, qu’elle « voit les flammes », ce qui fut bien entendu accueilli par tous, surtout par le prêtre qui se tenait à ses côtés comme un malheureux présage. Il resta longtemps assis, priant et priant encore pour le salut de son âme, la fin de la journée, la nuit et la mâtinée complète le lendemain sans s’arrêter, sans boire ni se reposer, sans manger, persistant à lire encore et encore des passages de sa vieille Bible. Le lendemain midi il s’excusera auprès du mari, qui n’était guère croyant, et de la fille, et du beau-fils, regrettant de n’avoir pu mieux faire. On l’enterra le lendemain, et lors de la cérémonie il n’y avait que lastricte famille proche. Par son caractère ténébreux et sa langue de vipère avérée, elle avait dans le département et la région entière bien plus d’ennemis que d’amis, bien plus de conspirateurs que de confidents : quand la nouvelle de sa chute se répandit comme une traînée de poudre vive, un cri de soulagement émana de plusieurs fermettes et de plusieurs champs, tout un chacun était convaincu que le globe avait été ainsi assaini et qu’il en avait été rendu meilleur. Sa tombe est aujourd’hui quasiment invisible : largement délabrée, personne n’a eu la force ni la volonté de la faire réparer, ni même de la fleurir. D’ici quelques années sans doute ce ne sera plus qu’un petit amas de terre sans nom, et l’on oubliera que dessous se trouve un cercueil –, le beau-père était quant à lui tordu, volage, obsédé par la chose : un véritable coureur de jupons. D’aucuns diront qu’il s’agit là d’une « tare » héréditaire, puisque sa fille aura hérité de ce même vice. Mais comme elle, il n’aura jamais été prouvé qu’il ait trompé sa femme un jour, et sans doute ne l’a-t-il jamais fait. Mais il aimait plaire et séduire, il aimait qu’on le regarde ; les cheveux toujours parfaitement gominés et ce jusqu’à son placement en maison de retraite, les trois dernières années de sa vie où les infirmières n’étaient encore une fois pas totalement insensibles à son charme naturel, toujours tiré à quatre épingles, un peu d’eau de Cologne sur les joues et le menton, un costume impeccable et des chaussures cirées, il avait en outre une grande collection de magazines pornographiques et de vidéos du même tonneau minutieusement classée et dissimulée au fin fond d’un grenier, si bien que ce n’était là qu’un secret de polichinelle que seule sa femme ignorait. C’étaient là, disait-on tout autant, les seules maîtresses qu’il se permettait pour se consoler d’avoir vécu avec une dame aussi rigide et aussi méchante, lui qui avait un caractère bien plus doux.
Par sa réputation et ses nombreuses incartades dans les bals, à la ville comme à la campagne, par son train de vie dispendieux, par ses petites incartades dans le monde du jeu – qui n’eurent pas de lendemain, mais sa seule immersion auprès des roulettes et des machines à sous se solda par un interdit bancaire – et par son insatiable appétit – qui lui vaudra très tôt d’être diabétique, mais de ne pas écouter les recommandations des médecins : à chaque lendemain de fête, banquet, mariage ou enterrement, un infirmier devait venir en urgence pour lui faire une piqûre d’insuline – il se retrouvait aisément à court d’argent et ne manquait pas d’entraîner régulièrement sa famille, sa femme et sa fille dans des imbroglios dantesques avec les banques et les amis, qui avec le temps finissaient par ne plus en être. Le seul à l’avoir régulièrement aidé, sans rien demander en retour, sans même espérer quoi que ce soit était son beau-fils, qui au moindre ennui n’hésitait pas à lui prêter, ou plutôt à lui donner tout l’argent nécessaire. Cela, il ne l’oubliera jamais, et dès lors ne fera plus aucune remarque déplacée à son égard. Quand il mourut lui aussi à la maison de retraite, ses dernières paroles furent là aussi très énigmatiques, puisqu’il prétendit voir le spectre de sa femme, qui l’invitait à la rejoindre.
Lorsque ma tante se maria, ma mère était nouvelle rentrée au collège. L’époux était un fier gendarme, habitant lui aussi la région. D’un caractère d’autant plus doux que sa future femme sera enflammée, sa belle-sœur avait plusieurs fois tenté, comme revanche lors de l’une ou l’autre broutille de l’avertir du comportement infect de sa sœur, en vain. Alors qu’au début de sa carrière, qui s’annoncera fulgurante puisque il était destiné à échoir colonel, il officiait chez les motards, il dut rapidement abandonner cette carrière qui lui plaisait pourtant énormément, car sa petite amie avait une peur bleue chaque fois qu’il sortait ; ainsi il finit par tout connaître du village et de ses habitants avant de faire enfin partie de la famille. Il aura été, pour mon frère comme pour moi, un second père, un père même, suppléant le rôle que le véritable n’avait jamais su tenir. Si bien que lorsque nous avions quelques ennuis apparemment irréductibles, ma mère, moi et mon frère, nous l’appelions en premier lieu afin qu’il puisse nous conseiller, quand bien même il se trouvait à six cents kilomètres de distance. Les choix professionnels de mon frère, mes études, mes travaux, ainsi que les décisions fondamentales de ma mère concernant l’immobilier qui furent par la suite fructueux lui doivent tout, réellement tout, sans embellir un tableau qui, du reste, n’en aurait pas besoin. C’était un homme sage et placide, fort, qui savait hausser la voix quand il le fallait. Mais il savait également, en bon militaire, que la plus grande des batailles était celle que l’on n’avait jamais menée, et préférait éviter les conflits, en particulier avec sa famille et surtout avec sa femme et faisait souvent bon dos, rectifiant ceci et cela si besoin était selon ses plans initiaux en catimini pour ne pas éveiller les soupçons : une culture du secret qui servit à réduire les finances incroyables de son épouse qui auraient pu les conduire à la ruine, s’il n’avait pas eu une gestion intelligente des comptes et des cordons de la bourse. Bricoleur notoire, homme à tout faire, il se présentera une fois retraité à la mairie de la commune et y parviendra, à la deuxième tentative malgré tout au terme d’une épuisante campagne et d’une attention de chaque instant qui le fatigueront énormément. Quand il partira un matin d’été, c’est sa femme qui lui fermera lui-même les yeux, et qui fera tout pour qu’il ait des funérailles gigantesques, qui l’obligèrent par la suite à réduire significativement son train de vie, avant de le rejoindre une dizaine d’années plus tard.
À présent que j’ai, rapidement tout du moins, dépeint le climat familial dans lequel ma mère a grandi et a été élevée – bien que je n’aie que rapidement parlé parfois de quelques uns des membres qui composaient ma famille, j’aurai l’occasion d’y revenir lorsque j’entreprendrai un récit méthodique de ma vie, tant certains évènements sont attachés dans mes souvenirs à ces personnes. Ainsi, tour à tour, j’aurai à parler plus en détail de mes cousins, enfants de ma tante maternelle, de mon grand-oncle le frère aîné de mon grand-père, et d’autres membres notables dont je ne peux hélas me rappeler ce soir la filiation exacte, et que j’irai compulser lorsque le besoin s’en fera ressortir. Je précise d’ores et déjà que mes recherches en ce domaine seront largement simplifiées par les travaux de mon grand-oncle, puisqu’il s’intéressait de près à la généalogie et son corollaire sacré, l’hagiographie, ayant certaines facilités pour l’écriture mais ne pouvant pas, comme il l’aura si souvent dit, inventer des histoires de toutes pièces –, je peux, pour discuter plus en détail de sa personne, aborder d’autres éléments de son caractère que j’ai déjà évoqués plus haut.
Ma mère cultivait plusieurs phobies, de véritables peur à l’encontre du tout venant et en particulier de l’inconnu : elle rechignait systématiquement à répondre aux coups de téléphone dont elle ne pouvait prévoir par avance l’instigateur, et ne répondait pour les mêmes raisons jamais à qui frappait ou sonnait à sa porte. Elle craignait plus que tout l’incertain, l’inconnu, le sombre et la nuit, ce qu’elle ne pouvait pas prévoir ou prédire. Par son silence et son sourire dissimulateur, seules réponses à mes questions pressantes, je n’ai su quelles étaient réellement ses motivations, si la peur était son seul ressort ou bien si elle dissimulait à travers cette apparente « xénomisanthropie » un secret bien plus lourd. J’ai même envisagé à plusieurs reprises l’idée qu’un étranger l’avait tourmentée étant jeune, voire violentée de la manière la plus terrible que l’on puisse concevoir, mais encore une fois rien n’a jamais été vérifié. De même, j’avais cru voir dans cette volonté de s’enfermer un fort désir d’ermitage, d’isolement, elle aimait la solitude comme j’avouerai l’aimer mais je suis intimement persuadé que cette situation la pesait fortement et qu’elle aurait voulu changer cet état de fait.
La thèse la plus probante qui m’ait été donnée de développer jusqu’à ce jour est la suivante : alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, un monte-en-l’air aura dévalisé le magasin de ses parents. J’ai remarqué que lorsqu’elle me parlait de cette anecdote sa voix tremblait plus que de raison, et que des larmes venaient parfois à ses yeux. Du reste, je suis persuadé que cette mésaventure est à l’origine d’une autre de ses peurs : elle détestait singulièrement qu’armoires et meubles aient leurs portes ouvertes, et se faisait un point d’orgue de méticuleusement les fermer et les cadenasser au moindre de ses déplacements. Plus intriguant et rigolo que réellement troublant, ce vice était pour moi et pour mon frère un sujet de taquinerie sans précédent ni aucune mesure. À la moindre occasion, dans nos chambres ou dans le salon, dans la cuisine pareillement, nous ouvrions à tour de bras toutes les portes que l’on pouvait trouver, et nous débouchions dans le même élan pots et bouteilles, ce qui avait le don de l’horripiler et de l’exaspérer plus que toute autre chose. C’était l’occasion de nous adonner à de véritables courses-poursuites s’échelonnant sur des journées, des semaines entières au terme desquelles une punition venait déterminer qui serait le vainqueur.
Doublée à ces peurs, on pouvait lire également dans le comportement de ma mère une franche dose de paranoïa, qui s’est trouvée amplifiée avec le temps et son âge. Mais moins envers les étrangers, c’était à destination d’une nouvelle catégorie d’envahisseurs qu’elle se vouait : les souris. Lorsqu’arrivait l’automne, puis l’hiver, elle se faisait une mission sacrée de dévaliser les marchands de tous leurs pièges, tapettes, trappes et autres cages afin d’en dissimuler dans toute la maison et ses environs, notamment les différents jardins et jardinets, ainsi que les balcons, les armoires, les meubles… quelques incidents sont de temps en temps survenus du fait de cette invasion, des doigts ou des orteils ayant été malencontreusement pris pour des rongeurs à la suite de faux mouvements ou de la surprise plus généralement, puisqu’elle ignorait régulièrement de préciser où et quand elle disposait les fameux pièges. De mémoire, elle n’aura jamais attrapé qu’une ou deux souris, mais prétendait chaque jour d’août, de septembre et d’octobre, parfois même bien plus tard en hiver voir dans la maison, tout autour d’elle, jusqu’au dessus de son lit des crottes particulièrement compromettantes. À plusieurs reprises, mon frère, mon père et moi-même avons tenté de la rassurer, de la convaincre, de lui faire admettre combien sa lubie était idiote et déraisonnée, sans fondements, mais jamais elle ne nous fit confiance, se bornant à répéter qu’un beau jour, on reconnaîtrait enfin qu’elle avait raison. Cette peur allait si loin que lors des canicules estivales elle se cloîtrait, verrouillant toute issue de peur que les souris, en masse, n’émigrassent dans notre grenier. Précaution bien inutile, car il faisait tellement chaud dans la maison ainsi calfeutrée que nous doutions nous-mêmes de notre habileté à survivre. Et lorsque, enfin ! nos efforts diplomatiques pour ouvrir une fenêtre ou la porte du jardin portaient leurs fruits, c’était pour voir un véritable remue-ménage afin d’édifier une manière de barrière de protection pour empêcher les nuisibles de pénétrer. La phobie devint telle qu’on l’entendit plusieurs fois prétendre voir des souris volantes, alors qu’il ne s’agissait que de mouches. Là encore, je ne peux trouver de réponses satisfaisantes à cet égard, me bornant à croire qu’il ne s’agissait là d’une peur commune et canonique que l’on attribue aux femmes concernant les souris, bien qu’ici elle ait été particulièrement développée. Il faut noter qu’à cette musophobie venait s’adjoindre une myrmécophobie, qui prenait là aussi une importante place dans sa vie. Dieu a fait pourtant que par chance ce n’étaient que des peurs saisonnières, qui n’entravaient pas sa vie courante d’une manière notable et irréversible.
Beaucoup de choses me reviennent pêle-mêle concernant ma mère, bien plus que pour mon père. Mais si je connaissais son passé d’une manière assez précise, quoi que toujours soumis au doute de l’interprétation – notamment concernant son beau-père comme je l’ai par ailleurs assez expliqué – ce n’était pas le cas de celui de ma mère. Au contraire, j’étais bien plus habilité à prévoir ses réactions et ses paroles par avance du fait de sa présence régulière tout au long de ma vie, notamment pendant mes vingt premières années, et régulièrement, tout autour de moi, un objet, une phrase, un simple mot me renvoie à une des innombrables crises de fou rire que j’ai pu avoir avec elle, ou bien les incompréhensions, les mécompréhensions, les disputes, les soucis, les bonheurs, les ennuis, tout ce qui rythme la vie de famille et la rend plus belle et qui permet de mieux supporter sa condition. La famille était pourtant lourdement tronquée, et c’est maintenant l’occasion pour moi de traiter de sa vie de couple. Que s’est-il donc passé, une fois que mon père fut rentré s’engager à Poitiers comme simple soldat ?
« J’ignorais que tu avais autant de vocabulaire, gamin. » La patronne lisait à son tour les feuillets pendant que Sissi et Giorgio sirotaient leurs verres. Elle n’avait pas cru sa serveuse quand cette dernière lui révéla le fou projet du saltimbanque, mais s’était jurée de venir voir son amphigouri afin de le convaincre de cesser cette activité. Mais après avoir lu les trois premiers chapitres, elle jugea silencieusement le potentiel d’écriture de Giorgio, qu’elle n’avait jamais pleinement reconnu après tant de poèmes, et dissimula du mieux possible sa surprise et son étonnement derrière un regard de biais et un petit rictus discret. Mais déjà le guitariste jubilait et ricanait en montrant ses belles dents blanches, heureux d’avoir enfin pu prouver à la patronne du bar tout son talent. Ce n’était pas qu’il ne l’appréciait guère, bien au contraire : il la respectait autant qu’une seconde mère et ne tarissait pas d’éloges à son sujet, remerciait sa clairvoyance et son intelligence, sa sagesse : mais cette sagesse l’amenait également à considérer d’un sale œil ce vaurien qui venait régulièrement traîner dans sa gargote et duquel sa serveuse était éprise.
Elle ne le voyait jusqu’à ce jour que comme un fauteur de troubles, un mauvais garçon plus simplement, sans attaches ni famille, habitant dans une petite chambre de bonne, vivant de charité, chantant avec sa guitare pour se payer un verre. Tout était rigoureusement vrai et Giorgio ne contestait pas ces points de fait, bien au contraire, il en était plutôt fier. Mais il rêvait surtout de pouvoir améliorer sa condition, de devenir riche et célèbre, de pouvoir manger à sa faim. Il ne désirait rien d’autre que cela seul, et n’attendait qu’une occasion pour s’avancer. Enfin le jour était venu croyait-il, enfin le jour est là.
« J’ai du vocabulaire et j’ai des ambitions, et j’ai de quoi construire une belle renommée. Madame, depuis longtemps vous me voyez d’un sale œil, vous me prenez pour un ringard, pour un minable. Je dis non, je prétends que non ; j’ai eu une idée qui, si elle est menée à terme, permettra à tout le monde, à Sissi comme à vous, si vous rentrez dans la combine, de changer un peu votre vulgus.
– Et ça consiste en ça alors ? Cette biographie ?
– Pas n’importe quelle biographie. Une biographie fictive, développée comme une vraie, qui dépeindra la vie, l’existence entière et complète d’un personnage qui aura fait beaucoup de choses dans sa vie et qui aura eu une vie hors du commun, non pas réellement dans ses actions mais davantage dans ses pensées. Il dépeint sans mal ses vices cachés, ses cauchemars, ses doutes, ce qu’il a fait de mal dans la vie. C’est un microscope sur tout ce qu’il y a de mauvais en chacun de nous, c’est racoleur et ça plaît de nos jours, et ça marchera. On fera comme si tout ça était bel et bien réel, et puis patatras ! on dévoilera toute la supercherie, et on sera enfin consacrés comme de grands auteurs, et on retirera tous les bénéfices de la gloire. »
Elle frappa le haut de son crâne avec son manuscrit pour le faire taire, et le reprit d’un air goguenard.
« On retirera ? Qui ça, on ? Sissi veut peut-être s’acoquiner avec toi pour des raisons qui la regardent, et elle est assez grande à présent pour faire ses propres choix sans que je n’ai mot à dire, mais moi, je suis loin d’être convaincue et je vais te dire tout de suite, même si j’avoue que ce n’est pas “aussi pire” que je me l’imaginais, c’est largement insuffisant pour faire un best-seller. Il va falloir que tu travailles un peu plus tes arguments, mon petit père, pour me convaincre de rentrer dans ton affaire (elle croisa les bras et le fixa d’un air de défi). Tu as trois minutes pour me donner clairement et simplement des éléments susceptibles de me faire changer d’avis, et ne t’avise surtout pas de toucher à ta guitare, même du cil où ça sera niet sans justification. »
Sissi se leva et prit l’instrument en otage, qu’elle déposa non loin de la porte de la chambre et resta dans son encadrement, pour ne pas interférer entre la rixe de regard qui opposait la patronne et son ami. Des éclairs émanaient des yeux de chacun, et l’air se troublait comme soumis à une imposante chaleur venue d’on ne sait où. Giorgio s’éclaircit la voix à deux reprises avant de commencer à parler.
Il mit tout d’abord l’accent sur la grandeur d’un tel projet, au-delà de celui qui le mène et au-delà l’intrigue et les personnages : un texte était en soi une aventure où à chaque mot l’auteur se distingue sensiblement du monde de la nature et du monde des animaux, qui ignorent les Dieux lecture et écriture, affirme ainsi son humanité, sa puissance sur les choses. Écrire, c’est être dans une zone de perturbation de la réalité : c’est prétendre la décrire avec des symboles et des associations de symboles, c’est prétendre l’expliquer par des sons. C’est donner des descriptions sans l’utilisation d’une image, aller plus loin encore qu’un tableau ou qu’un croquis : c’est représenter l’ensemble du monde réel et ce qui a existé, existera et ne peut exister, sans aucun mal. Aucune cathédrale n’est assez grande, aucun univers n’est assez improbable, aucun être n’est assez abject pour ne pas pouvoir être décrit, et quand bien même l’auteur inscrirait « indescriptible », « innommable » ou « les mots manquent », le lecteur sait parfaitement de quoi il retourne et il voit la chose bien mieux que mille caméras qui l’auraient patiemment filmée pendant des jours et des nuits. Quand les explorateurs, ou les mystificateurs viennent dans un monde connu, ils écrivent en premier lieu, et ensuite seulement photographient et dessinent. Les écrits restent : et on ne peut les truquer. Un récit n’est jamais truqué : il n’est jamais que fiction ou aberration.
« Donc, il faut que vous vous rendiez compte que ça sera là une grande expérience, que vous ne vivrez peut-être jamais deux fois dans votre vie !
– Deux minutes. »
Giorgio se passa nerveusement la main dans les cheveux, et modifia sa stratégie d’approche. À présent, il parlait du caractère moral et incroyable que recèlerait le texte en préparation. Un futur classique, un modèle pour des générations de lecteurs et d’auteurs, dont les répliques seraient apprises en chœur par toute l’intelligentsia qui croirait voir dans la moindre phrase des secrets cabalistiques de premier ordre.
« Une minute. »
À court d’arguments, il finit par souffler que ça serait sympathique d’avoir son expérience. Elle leva un sourcil circonspect, puis fut progressivement prise d’un tremblement qui n’était autre qu’un fou rire qu’elle ne put dissimuler plus longtemps. Elle servit à boire à eux trois et Sissi revint la guitare sous le bras, et la reposa sur le bord du lit. Ils trinquèrent alors à leur nouvelle alliance, et la patronne insista pour discuter des orientations prises par le manuscrit.
« Régulièrement, tu fais mention à ce que l’on trouvera par la suite, que ton personnage ne veut pas se précipiter… comme si tout était déjà écrit par avance. Dis-moi, tu ne crois tout de même pas à tes bêtises ?
– Non seulement j’y crois, mais c’est bien plus que cela fit Giorgio en se recoiffant, l’air hautain. Je l’ai dit à Sissi : je me suis inspiré de ma propre vie pour écrire tout ça, et de choses entendues ça et là. La phobie des souris de la matrone est par exemple directement inspirée d’une fille de Naples, petite nièce d’un de mes vieux copains qui, nous a-t-il raconté un soir, était véritablement grimpée à un arbre pour échapper à une de ses bestioles. Une fois romancée, ça donne quelque chose que je trouve prodigieux. Vraiment prodigieux : on dirait du fantastique. En parlant de fantastique, tu vois, j’ai bien parlé du fantôme, Sissi. Et je le referai, j’ai déjà des tonnes d’idées pour ce dont on va parler.
– Mais tu travailles avec un plan par avance, hein ? Ne fais pas croire que c’est que de l’impro…
– Je vais te dire, y’a un peu des deux. Ouais, y’a un peu des deux. C’est dur de parler de la manière dont je pourrais bosser, mais je vais essayer.
« Au départ, j’ai eu l’idée. Tout commence par une idée. Ça peut être totalement anodin, une phrase, un titre, un son. Ça peut être n’importe quoi. N’importe quoi. L’inspiration est un démon qui s’organise comme il le peut. Je suppose qu’il doit jeter son dévolu sur le premier venu comme on distribue les cartes pour une belote, et que celui qui a l’atout parle le premier. Mais avoir l’idée n’est jamais suffisant en soi. Des petites idées, on en a chaque jour : rares sont les vraies, bonnes, grandes idées. Une fois par existence, et encore, lorsque l’on est vraiment veinard et que l’on sait se distribuer un carré d’as dans le grand jeu de la vie. Mais même une petite idée, minuscule peut suffire… à condition d’avoir le talent (il saisit sa guitare et la fit gratter rapidement). Le talent, c’est quelque chose qui ne s’apprend pas, mais qui se cultive : si bien qu’on apprend à le découvrir et non le contraire. »
Il enchaîna sur un morceau assez doux, aux tournures de valse, et Sissi dodelina docilement la tête malgré elle sur le rythme de la mélodie.
« Les personnes qui ont du talent sont prédestinées à rendre les gens heureux. C’est leur mission, leur unique mission : rien d’autre ne compte, pas même leur personne. Je suis prêt à me donner corps et âme dans ce projet, pour le mener à terme. Je suis convaincu que l’idée est bonne, qu’il faut poursuivre. J’en suis intimement persuadé. C’est tout ce qui compte à mes yeux. J’ignore précisément pourquoi d’ailleurs (sa voix s’était faite plus douce, adoptant un ton de confidence). Ou plutôt si, je sais bien pourquoi. Je sais pertinemment pourquoi. Après avoir écrit le texte, je sais bien pourquoi j’ai décidé de tout mettre dans ce projet, quand bien même devrais-je le faire seul, sans aide, ni secours, quand bien même cela me prendrait toute ma vie, dussé-je poser le point final sur mon lit de mort, une seconde avant le grand départ dans un hôpital crasseux, sur un matelas de sang séché. Je sais pourquoi je n’attends rien d’ailleurs de ce texte, et que ça me rassure de le faire. Je le sais.
– Tu as quelque chose à prouver au monde entier, fit la patronne en s’asseyant à ses côtés et en lui passant un bras autour des épaules. Tu as quelque chose à prouver, mais peu importe d’arriver à tes fins ou pas. L’essentiel n’est pas dans la finalité, mais dans l’acte lui-même. Ton père t’a souvent dit que tu n’étais qu’un bon à rien, un fainéant, un rêveur. Il le disait comme si c’était une insulte, et toi tu l’entendais comme tel. Tu aimais pourtant, comme tu aimes pourtant chanter et écrire, et tu sais combien c’est un métier de crève-la-faim. Tu sais à quel point il est difficile, et tu t’aperçois combien ton père avait raison. Mais pourtant, bien que personne ne croie en toi, bien que toi-même, tu ne puisses pas croire en toi, tu persistes encore et toujours. Tu finis par te haïr d’être ce que tu es, tu aurais voulu plaire à tes parents, à ta famille entière, et tu as préféré égoïstement suivre la voie que tu désirais.
« Tu as voulu être honnête, et l’honnêteté est un désir d’égoïste, on ne peut pas changer cela.
« Pendant des années tu as traîné la patte, couru les villes, les campus, pour tenter de t’intégrer, et toujours on te chassait avec tes chansonnettes. Tu as fait des jeûnes de plusieurs semaines, sans rien à te mettre sous la dent, buvant de l’eau de pluie les jours où tu avais la chance de boire. La gorge sèche, les membres grêles, seule ta forte constitution t’a sauvé. Tu dois même être le sans domicile fixe le plus musclé du territoire, un physique de vainqueur, un de ceux qui tiennent la casserole par la queue, et non par l’inox. Tu n’as pas un physique de poète, tu le sais bien. Et ce texte, c’est un peu comme ta dernière chance. Un projet tellement immense, crois-tu, que toute une vie ne sera pas suffisante pour le mener à terme, mais qu’importe. Au fond de toi, c’est ce qui sert à t’accrocher. C’est ton dernier espoir, un espoir d’égoïste. Un sale petit espoir égoïste. Tu dis vouloir donner ta vie pour finir le projet, c’est faux. Quand tu dis que tu veux prouver au monde quelque chose, quand tu le fais croire, c’est faux, c’est bien entendu faux. Tout ce qui compte, c’est ta sale petite personne.
– Non. Sissi compte… tu comptes beaucoup à mes yeux Sissi, dit-il sans relever la tête. Si je t’ai demandé de m’aider, c’est pour…
– C’est pour que je puisse t’aider à poursuivre le projet, je le sais, Giorgio. Je le sais. Je sais bien que tu n’as pas besoin de moi comme correctrice. Regarde, je n’ai presque rien corrigé à tes premiers chapitres. Tu emploies des mots que je ne connais même pas. Des références inaccessibles. À se demander comment, et où, dans ton petit esprit tordu, tu as pu trouver toutes ces choses. Ça me dépasse, et de loin. Mais maintenant je vois plus clair dans ton esprit. Tu n’es pas là pour chercher de l’aide, tu es là pour chercher des survivants. Tu restes un auteur égoïste : et la célébrité compte à tes yeux, beaucoup. Tu veux survivre, et tu veux être célèbre. Et tu veux que quelqu’un achève, ou publie tout ça à titre posthume. Et que même mort, ton nom soit scandé. N’est-ce pas là le but de tout auteur, de tout musicien, de tout poète ? La célébrité ? Tout artiste n’est-il donc à tes yeux qu’un égocentrique ne s’intéressant qu’à sa personne ? Tu parles du message humain dissimulé derrière ton texte, mais comment peux-tu parler de message humain, si toi-même tu ne l’es pas ? Réfléchis bien Giorgio. Quel bonheur veux-tu assurer ? Le tien, le mien, celui de la patronne, ou celui de tes lecteurs ? »
Il commença à jouer un blues pour se donner le temps nécessaire à la réflexion, puis s’arrêta brutalement.
« Les lecteurs. Un texte qui n’est pas lu n’est rien. Il n’existe même pas.
– On peut donc commencer à travailler sérieusement, fit la patronne. »
Elle ne s’intéressait guère aux conceptions artistiques de l’auteur, ou aux scrupules de la correctrice. Elle devait songer à l’avenir pragmatique, et aux retombées financières. Aux compromis. À la répartition. À la publicité même. Et l’une des données qui lui parut nécessaire concerna la manière dont ils allaient apparaître sur la couverture, selon la première mouture du livre, selon laquelle la biographie était « authentique ». Ils devraient tricher bien entendu, et elle proposait de présenter les choses ainsi : le titre de l’œuvre, avec une préface de Giorgio expliquant comment il avait trouvé le manuscrit, dans quelles circonstances, ses réactions lors de sa première lecture, l’idée qu’il s’était faite du texte en lui-même. Sissi aurait été la correctrice du texte : l’occasion de revenir, elle aussi au cours d’un paragraphe sur les fautes qu’elle aura dû corriger, les tournures rectifiées, la personnalité de l’auteur à travers son écriture.
« Enfin, je serai pour ma part l’encadreuse, veillant à ce que tout se déroule le plus efficacement possible et, surtout, à ce que le texte original soit décemment respecté à la virgule près pour en conserver toute sa force.
– Il me semble qu’ainsi, votre rôle sera bien moindre en comparaison, non ?
– Tu t’inquiètes pour ta patronne ? T’en fais pas. Moi, je me chargerai de tous les communiqués, de toutes les annonces que l’on fera, à la radio, à la télé, partout. Je serai la première publicitaire de ce bouquin, si bien que bientôt on ne pourra plus discerner ma face du manuscrit, et on associera les deux pêle-mêle. Mais l’essentiel dès à présent est de considérer que nous ne formons plus qu’une seule famille, voire plus : une seule et même entité. Ta chambre sera notre repaire, et rien ne devra sortir de là. Toutes les discussions qui auront lieu concernant le projet se feront exclusivement ici, en compagnie de nous trois. À présent, il nous faut être efficace. Giorgio, tu continues d’écrire. Sissi, tu te charges de ta préface et des corrections. Moi, je me charge du plus important : trouver un titre capable de rendre toute la grandeur à l’œuvre que tu es en train d’accomplir. Tu es en train d’accomplir un chef d’œuvre, assurément : et si au moins moi, j’en doute encore, toi, tu en es intimement persuadé, n’est-ce pas ? À voir ton sourire ravi et tes yeux qui pétillent, tes mains qui tremblent, non seulement tu le sais mais tu en es convaincu, et tu entrevois déjà tes succès futurs, n’est-ce pas… tu es vraiment un sacré numéro, Giorgio. »
Et il acquiesça en grattant fébrilement sa guitare, et se resservit un verre.
Il a commencé à prendre du galon, tout simplement. Oh, pas grand-chose ! Il était en ce temps caporal, un rien au-dessus du simple troufion, le grade au-delà de la distinction de « première classe ». Cela lui permettait de toucher quelques sous en fin de mois, et il considéra que cela serait largement suffisant pour entretenir une épouse. Il s’habilla du mieux possible, tenue de sortie, képi, souliers cirés, teint glabre, crâne impeccablement rasé – pas totalement, mais largement ; quelques millimètres de touffes brunes pouvaient se discerner tout au long de sa tête, coiffure qu’il gardera du reste jusqu’à la fin de son existence, refusant même à la retraite de se laisser pousser les mèches. Plusieurs raisons à cela, du moins, s’en était-il convaincu ; il les répétait par ailleurs avec force et conviction, à plusieurs reprises, à celui qui restait dubitatif quant à ses choix esthétiques.
Il considérait de prime abord la beauté de la chose, argument on ne peut plus sujet à discorde mais que l’on pouvait taire, considérant qu’après tout, des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Il est vrai que de n’avoir jamais vu mon père coiffé autrement, je ne saurai l’imaginer, même à titre posthume ou grâce aux miracles de la retouche numérique avec une queue de cheval ou une frange. Il considérait également, et c’était généralement son deuxième argument qui devait contrebalancer l’aspect personnel, modal, unique de sa coiffure par une logistique bien plus grinçante, qu’en cas de fortes chaleurs, il n’en était que moins incommodé comparé à celles et ceux qui balayaient le plancher sans même se pencher. Ce à quoi on lui rétorquait qu’il nevoyageait plus guère, et plus du tout même une fois à la retraite, et que les pics de chaleur observables dans l’hexagone n’étaient pas des plus excessifs jamais enregistrés.
Dernier argument dans sa besace : la propreté. Il est vrai qu’il n’utilisait que peu de shampoing et qu’ainsi, ses cheveux restaient propres longtemps malgré la sueur et les pellicules, si bien qu’il gagnait quelques minutes sur sa toilette matinale. Et on lui rétorquait qu’il ne savait quoi faire de ce temps de toutes manières, et que son gain, surtout l’exploitation de ce gain, était nul. Si une discussion sur le sujet durait jusque là, il se cloîtrait comme à sa fâcheuse habitude dans un silence désapprobateur et toisait son interlocuteur de haut, de bien haut, dans l’espoir, comme ces roquets ou ces yorkshires, de les intimider suffisamment pour opérer une retraite réfléchie – et mouchoir parfumé, et revint, en taxi cette fois-ci, au fameux village et demanda la main de ma mère à la sienne, sans trembler ni frémir, se dressant au garde-à-vous, sans un seul autre mot d’explication.
La réaction de ma grand-mère fut d’abord teintée d’incompréhension, puis elle éclata d’un profond rire qui le frustra énormément et qui, j’en suis maintenant intimement persuadé, le frustra toute sa vie durant, et le fera se sentir inférieur, largement inférieur à sa belle-mère jusqu’à la mort de celle-ci ; si bien qu’il ne pleurera pas lors de son enterrement, mais rigolera à plusieurs reprises avant et après la mise en terre, un sujet particulièrement douloureux sur lequel je ne reviendrai pas je pense : j’en garde encore une profonde tristesse, qui m’aura certes rempli sur l’instant de haine, mais qui avec le temps n’aura amené en moi que du dégoût et de la pitié. Il n’aura pourtant pas un seul mot de colère, ou de mépris envers elle : il se contenta de réitérer sa demande à deux reprises avant de finalement forcer le passage vers la maison elle-même, qui était adjointe à l’épicerie, si bien qu’en sortant par la porte de derrière on se retrouvait directement dans le plus grand des deux salons de la demeure, là où ma mère demeurait en général pour se reposer, lire ou travailler selon ses goûts de la journée.
Avec une mémoire qui m’aura toujours étonné, elle m’assura qu’à l’instant où son futur époux rentra dans le salon, alors qu’au loin le rire tonitruant de la maîtresse de maison se faisait entendre inexplicablement, elle lisait un célèbre recueil de poésies, Les Fleurs du mal, et plus particulièrement le poème « Chanson d’après-midi » (section « Spleen et Idéal ») et plus précisément encore le second couplet,
Je t’adore, ô ma frivole,
Ma terrible passion !
Avec la dévotion
Du prêtre pour son idole.
Elle leva alors les yeux et l’aperçut, le front bas mais le menton haut, les yeux bleus pétillants d’orgueil, la face bouffie, le costume empestant la naphtaline et la sueur séchée. Elle se demanda qui était cet homme qui venait de faire irruption dans sa maison sans dire un mot, comme si son arrivée était attendue, espérée, réclamée et qu’il n’était ni utile de se présenter, ni d’expliquer les raisons de sa venue. Elle était seule dans le salon : sa sœur courait la campagne avec son époux, et son père avec le camion de livraisons. Elle concéda parler de cette curieuse entrevue devant un appareil d’enregistrement. Comme de coutume, les « […] » signalent une intervention de ma part.
« Quand j’y repense, ça aurait pu être n’importe qui… peut-être même un voyou, ou un assassin, ou pire ! Va savoir. Si ça avait été le cas, on n’aurait pas pu se défendre. Maman était en train de rire comme un bossu dans le magasin, et moi ce n’est pas avec ma force ou mon recueil de poésies que j’aurai pu me défendre efficacement. Ça aurait été la fin.
[…]
« C’est amusant, oui, que je me rappelle précisément du passage que j’étais en train de lire. En fait, ça m’est revenu que bien plus tard, après mon mariage. Un peu comme si j’avais cru voir dans ce quatrain un semblant de prophétie, ou de prémonition… il faut dire que lors de mes premières années de couple, j’étais bien comme le prêtre devant l’idole, je peux te l’assurer. J’étais très attachée. Mais pas ton père. À croire que je lui faisais honte. Et maintenant qu’il voudrait se rapprocher, moi, il me fait honte. Vois comme sont les choses. Enfin… tu voulais savoir comment j’ai pu épouser ton père ? Par stricte jalousie. Je te le dis à présent, je n’ai jamais été totalement amoureuse. Jamais. Je n’ai jamais ressenti tout ça, les papillons dans le ventre, le besoin d’avoir toujours l’autre à tes côtés. Pour m’aider à régler des affaires, ça, bien sûr ; pour soulever les meubles, déménager, oh oui, son absence m’a paru bien cruelle. Mais sinon, j’ai toujours préféré ma solitude, et mon indépendance. Si je l’ai épousé, ça a été par désoeuvrement, facilité et, je dois dire également, jalousie à l’égard de ta tante. Elle paraissait si heureuse avec ton oncle, si épanouie… je me suis dit, pourquoi pas. J’aurai pu trouver un prétexte pour divorcer, mais je ne l’ai pas fait. Ton père était…
[…]
« Ce n’est rien. Ça ne te dérange pas si on arrête ? »
Ma mère commençait à pleurer. J’avais réveillé en elle de troublants souvenirs, si bien que je ne connais pas totalement les entières raisons pour lesquelles elle décida d’épouser ce petit soldat. Sûrement pas pour l’argent, du moins l’argent présent : peut-être espérait-elle qu’il monte rapidement en grade et soit associée à sa gloire prochaine. À moins que ce ne soit le prestige de l’uniforme. Ce qui était certain, c’est que sa grossesse l’empêcha de divorcer comme elle l’aurait voulu, et comme elle aurait volontiers dû le faire : une fois mariée, elle négligea ses études, et se borna à rester femme au foyer, alors qu’elle avait de brillantes dispositions pour le calcul et qu’une carrière toute tracée comme mathématicienne ou femme d’affaires lui tendait les bras. Pendant plusieurs mois, elle dut supporter les absences répétées de son époux en manœuvre, alors qu’elle portait mon frère en son sein, ce qui se traduisit par de profondes et longues périodes de dépression, au cours de laquelle elle se laissait doucement mourir de faim, entraînant son fils avec elle. Elle ne mangeait plus que quelques feuilles de salade, tous les trois ou quatre jours, sans boire rien de plus que de l’eau et en très faible quantité : si bien que plusieurs fois l’on aura dû les amener à l’hôpital subir quelques observations à cause d’une très grande faiblesse, et l’on a plusieurs fois discuté de confisquer l’enfant à sa mère si elle se révélait incapable de s’en occuper.
Outre l’absence répétée de son « époux » et les discussions houleuses dans la famille le concernant et qui, directement ou indirectement lorsqu’ils s’agissaient d’insultes à son encontre – à noter que toutes ces réprimandes et ces noms d’oiseaux ne surgissaient qu’en sa stricte absence, et que de nombreux membres de la famille qui étaient des plus farouches et les plus réservés à son égard devenaient brutalement lorsqu’il revenait, de temps à autre, embrasser sa femme et s’adonner aux plaisirs de la chair, car c’était avant tout de cela qu’il s’agissait, ses plus chauds partisans. Je prétends qu’il ne s’agissait que de cela, car c’était hélas ! pour ma pauvre mère bel et bien le cas.
Mon père était un homme (en cet emploi-ci et dans ma propre bouche ce n’a jamais été un compliment, bien au contraire) et avait par le fait des besoins corporels, disons, certains ordres de besoins corporels « essentiels » que je comprends tout à fait pour les avoir moi-même ressentis lors de ma jeunesse (j’aurai sans doute l’occasion de les évoquer par la suite, mais je remercie dès à présent les nombreuses muses, et ma déesse, la Marquise [je t’embrasse six mille fois ma bien aimée, que les séraphins soient toujours à tes ordres pour te plaire à chaque instant] qui m’aidèrent à satisfaire ces besoins) et que je ne blâme pas. Mais moins que l’existence de ces besoins, que l’on ne peut guère supprimer autrement qu’avec l’ablation de certains des organes incriminés, c’est la manière dont mon père crut bon de les apaiser qui est sujet à de nombreuses critiques de ma part.
J’ai déjà eu l’occasion de parler plus haut de son rapport avec les femmes, et notamment de sa vision surles « objets de plaisir » qu’elles seraient censées être de façon exclusive (qu’il se trompait, qu’il se trompait lourdement ! Et que jamais je ne comprendrai que quiconque, même une femme, songe cela), mais c’est à rajouter sur son côté algophobe, la crainte de la moindre douleur, de la moindre piqûre, de la moindre hospitalisation. Si bien que, de peur d’avoir une quelconque maladie, il n’osa jamais, pour satisfaire ses fortes pulsions sexuelles de jeune homme vigoureux d’aller consulter les services d’une masseuse ou d’une prostituée, au risque de contracter une quelconque infection ou une maladie plus grave. Il vit alors dans ma mère, et elle me le confirmera à plusieurs reprises, une source de plaisir « inépuisable » et « saine », au détriment de son propre plaisir à elle.
J’ai notamment souvenir que ma mère m’assura que la veille de la naissance de mon frère ils firent l’acte (du moins, mon père l’obligea à subir l’acte ; cette formulation est du reste bien plus correcte concernant la vérité de la chose), et qu’elle en ressentit une très grande douleur. Les médecins du reste, je l’ai appris depuis, lui avaient déconseillé vivement toute forme de rapport à partir du sixième mois sous peine de complications, mais mon père n’avait jamais voulu rien entendre, jugeant mieux connaître sa femme que les médecins eux-mêmes –, l’affaiblissaient énormément, cela a véritablement été les rumeurs sur cette douloureuse histoire qui aurait dû rester interne à la famille comme le préconise avec sagesse l’adage, et les formalités administratives propres au fonctionnement logistique de la légion qui causèrent son plus grand malheur.
Concernant la « mauvaise réputation » dont ma mère écopa du jour au lendemain, alors qu’elle n’était que la seconde fille de l’épicière, silencieuse, discrète, celle dont on ne savait presque rien – pas une mésaventure, pas d’aventure du tout, une amitié prude et sans ambiguïté avec un voisin dénommé Serge, dont elle conservera un souvenir chaleureux, partageant nombres de ses jeux d’enfants, cache-cache, goûters et promenades à vélo –, celle-ci était tout simplement du fait de la « célébrité » que les femmes de légionnaires avaient à cette époque, ont toujours par ailleurs et qui est commune à plusieurs pays, non seulement en Europe mais partout où l’on peut apercevoir le béret ou le képi d’un soldat ; à savoir que, pour reprendre la stricte expression de ma mère, et j’entends encore sa voix trembler en prononçant cela, « une femme de soldat, c’est une putain ». Du jour au lendemain, comme je l’ai déjà dit, ma mère s’est retrouvée ainsi qualifiée par tout son village, partout où elle était connue : même ses « amies » de classe l’appelaient ainsi, pas une seule ne resta de son côté à la défendre. Et son ami Serge avait quitté la région deux ans plus tôt pour poursuivre ses études non loin de Paris. Elle se retrouvait seule, avec le soutien davantage physique qu’affectif ou psychologique de sa famille.
Des mois de « galère », encore une fois pour reprendre ses mots, où elle pesa lourdement le prix de ses erreurs et sut délibérément, refusant de se séparer de son enfant, qu’à jamais sa vie serait placée sous ce signe, sous le sceau de cette erreur ; le jour où elle dit « oui » devant le maire, le jour où elle l’épousa – je précise, car cela aura son importance, qu’aucun membre de la famille de mon père n’assista à ce mariage : il ne leur avait donné aucune nouvelle et de leur côté n’auront pas essayé dans cet intervalle de rentrer en communication avec lui. Elle eut conscience de « foutre sa vie par terre », et joua pendant plusieurs semaines avec l’idée de mettre fin à ses jours. En ce qui concerne les ennuis « administratifs », il convient de savoir qu’un soldat, lorsqu’il entre dans la légion étrangère est dépossédé de son identité : ne reste que ses initiales, auxquelles on adjoint un nouveau nom et un nouveau prénom. L’épouse, ou les enfants, ne sont dès lors pas reconnus lors de cette période, ce qui occasionne de nombreux ennuis pour l’administration et la juridiction en général. Je n’aurai jamais obtenu de plus amples détails concernant les situations délicates auxquelles ma mère a dû faire face à cause de cette caractéristique étrange de l’enrôlement ; mais je me l’imagine assez aisément, quand je ne suis pas frappé et bousculé par l’invraisemblance même de la pratique.
Brutalement, elle reprit du poil de la bête, tout brusquement, et elle-même fut dans l’incapacité de m’expliquer clairement pourquoi, ou comment ; mais elle décida au septième mois de considérer que quoi qu’il advienne, elle devait se montrer forte et accepter son sort. Elle m’avoua qu’alors, à la moindre de ses apparitions en rue, partout où on aurait pu la juger elle se figeait, son visage devenait de cire, ses yeux froids et absents. Et souvent elle pleurait une fois revenue chez elle, dans sa chambre ou, plus tard et sur « ordre » de son mari, qui jugeait que sa famille exerçait une pression bien trop malsaine sur elle, dans un petit appartement de Poitiers, non loin du centre-ville. Mon frère naquit fin janvier, tandis que toute la ville était bordée de neige ; mon père assista lui-même à sa naissance, et le prénomma Luc, selon l’apôtre. Ma mère aurait préféré l’appeler « Alexandre » ou « Jérôme » mais ne fut bien évidemment pas consultée.
Tandis que tout semblait s’arranger, une nouvelle décision tomba : elle devait l’accompagner en Corse, plus précisément à Calenzana où il avait été judicieusement muté. « Judicieusement », car il s’avéra que la ville était le point géographique le plus éloigné de Poitiers existant au sein de la métropole où il pouvait espérer échoir. Il s’agissait d’une tentative, qui s’avéra fructueuse, pour éloigner la femme de la présence familiale et ainsi mieux la contrôler. La contrôler, car lors de ses premiers jours en Corse il n’hésita pas à révéler un visage de dominateur, lui donnant strictement l’ordre de rester enfermée dans le logement minable que l’armée avait mis à leur disposition, la frappant pour la faire accepter et la menaçant même avec un fusil « prêté » par l’armurier de la garnison, sous prétexte d’entraînement lors des cérémonies officielles. Contre toute attente, et faisant ainsi preuve d’une détermination farouche, elle se rebiffa. Il changea dès lors sa technique d’approche : il menaça, en cas de rupture ou de divorce, de se donner lui-même la mort. À l’idée de priver son fils d’un père, elle accepta ses conditions, et commença alors pour elle un long calvaire, qui de la Corse l’amena en Guyane française, puis dans le midi de la métropole avant de revenir dans de tragiques circonstances, après une absence d’une trentaine d’années dans son village natal, auprès des siens.
Avant de m’étendre plus en détail sur le récit de la vie de ma mère et de mon frère, puis de ma propre personne – je ne reviendrai que peu sur mon père. Je n’ai, je pense, pas à me justifier de ce choix. Lorsque je l’évoquerai, et seulement alors, je présenterai tel que ce qu’il a fait, et encore, l’on pourra m’accuser de noircir un tableau. Ce à quoi je me permets de répondre par avance que le tableau n’a, en aucune manière, besoin d’être obscurci et qu’il est suffisamment éloquent pour se suffire à lui-même – je pense terminer cette première partie, traitant des personnalités de mes parents et grands-parents, de ma famille en général et racontant les prémices de la vie de couple à laquelle j’ai plus ou moins eu la joie – le malheur parfois – d’assister, en évoquant du mieux possible mon frère, les rapports tumultueux que j’ai entretenus avec lui au fil des ans, sa personnalité complexe, plus complexe que la mienne ou celle de tout autre de ma connaissance – si bien que je ne pense pouvoir, même en le voulant avidement, être exhaustif. Mais je m’attacherai particulièrement, en souvenir de sa personne, et au nom de tout le respect que j’ai pu éprouver pour lui, de l’admiration même, puisqu’il a été continuellement pour moi au cours de mes jeunes années un modèle d’indépendance, de sagacité, de liberté, je souhaite trouver les mots et les mots justes pour le décrire dans son entière personne, encore une fois sans mentir, obscurcir ni embellir ; je promets de rester en tout instant sincère et juste, droit, sans compromis ni invention : non pas tel que je l’ai perçu mais toujours tel qu’il a été. C’est une tâche difficile, et tandis que j’énonce avant de commencer l’écriture la ligne directrice que je me dois de tenir, je me rends compte qu’inconsciemment, j’aurai placé en toute fin de cette première et large partie cette description nécessaire et importante, pour ma personne tout du moins : après, peut-être jugera-t-on que l’influence de mon frère a été moindre que celle de mon père ou de ma mère – influences dont j’ai eu déjà largement le temps de discuter – mais à mes yeux, sa présence a été toute aussi primordiale, et je ne me bornerai pas à vouloir classer ou ranger les biens que m’auront donné, consciemment ou non les proches membres de ma famille.
Si j’ai choisi de mettre mon frère ici, en toute dernière position, c’est uniquement par facilité et par paresse. J’aurais pu organiser cette première partie bien différemment : et voilà que j’entame déjà ma troisième nuit d’écriture et je doute avoir plus d’un mois, ou d’une année, ou de dix ans pour finir. Si bien qu’en repoussant autant que raison les parties délicates de mon texte, parties anachroniques et n’entachant pas le déroulement progressif et logique de la lecture, je me laisse progressivement toucher par la fatigue et la lassitude, et peut-être serais-je ainsi tenté par l’envie de « bâcler » mon texte, de l’achever plus tôt que prévu et manquant ainsi de décrire de longs passages essentiels, anecdotes et autres données que j’ai pourtant jugées primordiales lors de la préparation de ces mémoires – un point peut-être concernant ma méthode de travail. Je ne sais pas si j’aurai à aborder tôt ou tard ce sujet particulier, et si cela était, cela n’aurait été qu’à la toute fin de ce texte. Dans l’éventualité où je ne parvenais, pour une raison ou pour une autre, à l’achever et que je doive confier à quelques amis ou quelques éditeurs un manuscrit inachevé, je préfère prendre le parti de l’exhaustivité et m’amuser à décrire non pas les raisons qui m’ont poussé à composer, mais bel et bien ma méthodologie, celle que j’aurai toujours suivie pour écrire au cours de mon existence.
J’ai toujours eu avec moi, et ce depuis mes vingt ans, un petit carnet de croquis qui me servait à noter quelques phrases, quelques mots et qui, le cas échéant en un prodigieux retour à son utilité première, accueillait mes griffonnages désordonnés. Je me défendais un rien en dessin, ou plutôt en esquisse : car je croquais plus que je dévorais du papier, et unrotring ou un crayon gras à la main, je m’amusais à dessiner de mémoire surtout, selon modèle parfois, un visage qui m’a marqué, un dessin abstrait, une caricature, mon propre portrait, en une situation particulière souvent cocasse et un rien dévalorisante pour celui qui s’y essaie. Les notes concernant mes futurs textes apparaissaient difformes, dans un sens puis dans l’autre, se chevauchaient, s’interconnectaient au moyen de flèches savamment placées, couraient d’une page à l’autre, si bien qu’il fallait bel et bien se trouver à ma place pour d’une part pouvoir déchiffrer la mienne écriture (une de mes professeurs en terminale me répétait que j’avais une « écriture de ministre » : des lettres étroites, menues, aux pattes longues et tordues, si bien que chaque mot ressemble à une signature et que ma signature ne ressemble à rien) et d’autre part dénicher parmi les nombreux indices directs et indirects le sens de lecture, le « bon » sens de lecture : car je ne cache pas que plus d’une interprétation était possible de page en page, et on aura pu croire lire tout le contraire de ma pensée en parcourant ces feuillets sans le vouloir et sans s’enrendre compte. Je n’ai jamais eu un sens pratique, et je rature plus que je ne compose, si bien que tout texte de ma main n’est jamais réellement un premier jet mais un deuxième, troisième, quatrième jet, car entre temps je lis et relis, corrige, rectifie, revient, perce souvent le papier à force de reprendre ; mais jamais sûr de moi, je finis toujours par persister et à relire encore et encore, et mon texte finit par n’être jamais achevé. Si bien que si je m’écoutais, je ne ferai jamais rien lire à personne et je n’aurai jamais rien fait lire à quiconque, et il me faut faire souffrance pour m’obliger à considérer à un moment donné que le texte est achevé et bien achevé, et que si ce n’est pour des corrections d’ordre orthographo-syntaxique, je n’y reviendrai pas en profondeur.
En parallèle à ces notes éparses qui composent, je dois dire la grande majorité du « brouillon » de ce qui sera le texte final, et qui se composent donc des différents titres de section si j’ai jugé utile de les nommer, du contenu des dites sections, des principales idées et de quelques citations, phrases, extraits que je trouve agréables à la lecture et que je désire insérer à tout prix, il m’est souvent arrivé de chercher l’inspiration au cours de longues promenades, qui s’échelonnaient souvent du matin au soir, en ville, dans les parcs ou, plus tard, à la campagne, contemplant les environs, parlant à moi-même silencieusement ou à voix haute, même en présence d’inconnus, et m’enregistrant, une fois seulement mes idées en place sur un dictaphone que j’avais acheté il y a de cela fort longtemps et qui ne m’a, miracle ! jamais trahi encore, si bien que je l’ai encore utilisé régulièrement pour préparer ce texte. Une fois que je le juge bon, je commence la rédaction à proprement parler en ayant toutesces données devant moi, et je m’efforce de composer le plus continûment possible, afin de ne pas briser mon style (si style je possède, bien entendu) et de ne pas m’affaiblir et de repousser, pire : de m’arrêter au sein d’une phrase, d’une ligne, d’un paragraphe (je m’autorise en revanche des coupures au sein d’un même chapitre, afin de me reposer et de choisir l’orientation future dudit chapitre. J’essaie au maximum de rester en un même sujet, mais je m’éparpille souvent : je palabre, m’autorise des parenthèses et des écarts, je m’en excuse : mais je n’ai jamais été capable de faire preuve de mesure et de raison de toute mon existence, et à présent il me semble tard, bien tard, même si le dire me semble à moi-même arrogant, pour modifier cela) ; une fois le texte entièrement composé, je le relis une première fois afin de modifier, déplacer, supprimer les parties qui le nécessitent, puis je confie à quelques amis grammairiens le soin de reprendre mon orthographe et mon expression, et me donner quelques primes avis sur ce qu’ils ont lu. En corrigeant encore une fois le fichier informatique je relis une ultime fois, puis je l’imprime et relis le « tapuscrit » avant d’en disposer comme je le juge utile.
Il conviendrait donc, pour parler de mon frère, d’être tout à la fois proche de lui et totalement étranger, de l’admirer sensiblement et de le repousser violemment, de le frapper de peur d’être frappé : car il conciliait en lui bien des contradictions, les affirmait et les condensait, les juxtaposait et affichait deux visages particulièrement opposés ; il était atteint d’un trouble terrible, dont une forme bénigne me frappa étant jeune et dont j’ai pu me débarrasser par volonté et chance je dois dire, une maladie mentale à la frontière du dédoublement et de la schizophrénie et qui a revêtu, pendant les dernières années de sa vie, le nom de « trouble bipolaire ». La maladie n’est pas orpheline, et plus d’un est frappé de ce désordre, parfois même en l’ignorant totalement et l’assimilant à quelque chose d’entièrement différent, anodin, sans importance : mais il s’agit d’un mal bien connu mais très difficilement soigné dans ses formes les plus malignes, et si elle n’est pas mortelle en soi elle peut pousser à l’automutilation, à la dépression et au suicide. Si l’on ne s’y intéresse pas, on peut passer une vie en ne connaissant pas son existence, en ne connaissant pas le péril dans lequel elle plonge ses victimes ; si bien que je préfère, avant d’aborder plus en détail le cas de mon frère, de le décrire du mieux possible, de l’expliquer du mieux possible, n’étant pas médecin moi-même et faisant sans aucun doute de nombreuses erreurs quant à sa description. Je m’en excuse par avance : bien qu’ayant été atteint du même trouble, je me suis toujours refusé à en connaître davantage, préférant aller à l’essentiel avec mes psychiatres, ne voulant parler que de ma guérison et non de ma maladie. Voici donc ce que je sais concernant ce mal dont mon frère a été gravement atteint, et qui aura eu pour lui une issue tout aussi fâcheuse que désespérée.
Ainsi, ceux atteints par ce que l’on appelle « trouble bipolaire » traversent de façon cyclique et aléatoire, et souvent sans phénomène déclencheur et sans que rien ne laisse présager d’une quelconque crise à venir deux états totalement opposés en substance mais qui sont tous deux « anormaux » en marge d’un comportement « normal », « de repos ». Le premier trouble semble s’affirmer comme une dépression, avec tout ce que cela comporte : troubles du sommeil ou insomnies, idées noires constantes, grande fatigue, volontés de se mutiler et de se tuer. L’état de déprime est ici particulièrement frappant et immédiat : il apparaît, comme je l’ai dit plus haut, brutalement, ou bien sans raison particulière, ou via un mot ou un évènement qui aura été mal interprété – comme certains individus atteints de paranoïa peuvent le faire – et est particulièrement dérangeant tant on ignore comment remonter le moral à celui-ci. Il n’est aucune solution, rien : quels que soient les moyens mis en œuvre pour rassurer, affirmer ou apaiser ils seront tous voués à l’échec le plus total, ne laissant qu’une grande frustration et pour le déprimé, et pour son ami. Mais tout aussitôt, en un éclair, à cet état de déchéance physique et morale incroyable succède une improbable joie, un bonheur de vivre et un optimisme dérangeant : le patient chante, danse, est heureux et devient doué d’une incroyable énergie qui semble ne jamais se tarir : ils entreprennent, rient, s’amusent, s’affirment les plus heureux du monde et semblent totalement détachés de l’univers qui les entoure, ne craignant ni les regards hautains, ni les courroux, ni les colères, ni les moqueries, ni les sarcasmes. Et tout aussi brutalement ils peuvent retomber en déprime ou bien revenir à un état « normal », et le cycle recommence encore et encore.
Ces cycles n’ont pas de durées fixes : ils peuvent durer quelques heures, quelques jours ou plusieurs mois et plusieurs années, en fluctuant, tantôt plus fort tantôt moins, sans qu’aucun élément extérieur ne puisse modifier cela : seules la patience et la volonté même de la victime sont capables de changer ce comportement. Mais lors des crises les plus aiguës, ou bien lorsque le trouble lui-même est en soi particulièrement violent il est difficile, pour ne pas dire impossible, de remédier à cet état. Et il convient alors aux proches d’user eux-mêmes d’énormément de patience et de volonté pour veiller et rester auprès des patients, afin de les aider et de les protéger surtout : car ils peuvent, dans un brusque accès de déprime ou au contraire d’euphorie, attenter pour des raisons bien distinctes à leur propre existence.
Deux pratiques sont couramment rencontrées : la scarification et l’écriture d’inscriptions diverses à même la peau grâce à des stylos, des marqueurs etc., les deux considérations se rencontrant principalement sur les avant-bras et sont en réalité les deux faces d’une seule et même pratique. J’ai pu de mes yeux voir de près les traces sordides qu’opérait sur lui-même mon frère aîné, au moyen de lames tranchantes, rasoirs, ciseaux et cutters : tout du long du bras gauche, de l’épaule à la main, on pouvait toujours trouver un bandage rougi, un mouchoir. Il portait souvent un seul gant à la main pour dissimuler ses blessures, constamment des chemises à manches longues et jamais de T-shirts. Les blessures étaient régulières et parallèles, profondes, infectées parfois. Il révélait qu’il lui arrivait souvent de brûler les cicatrices, une manière de cautérisation, et que lorsqu’il se faisait cela il en ressentait un certain plaisir, qui le transcendait, qui descendait le long de ses reins jusqu’au bas de son dos avant de remonter en un frisson délicieux jusqu’à la nuque. Souvent du pus venait, et l’infection le tourmentait d’autant plus : mais d’autre part il en ressentait du plaisir, et avait honte de ce plaisir.
Il lui arrivait tout également d’inscrire au stylo, en appuyant sur la pointe le plus possible – et préférant pour cela le « bonheur » d’un stylo à plume – des mots, des lignes sans sens aucun pour le profane mais qui pour lui étaient teintés de douleur et de cruels souvenirs. Il garda l’habitude d’inscrire sur ses membres et ses mains jusqu’à la toute fin de sa vie, que ce soit des informations anodines qu’il devait noter en urgence sans avoir de papier sous la main ou pour les fins que j’ai pris soin de décrire sans trop entrer dans le détail. À présent que j’ai expliqué le trouble dont souffrait mon frère Luc, je m’en vais parler plus en détail de sa personne, assuré qu’à présent vous comprendrez toutes les difficultés que je peux avoir à dépeindre sa personnalité, les souvenirs troubles et apparemment contradictoires, les nombreuses anecdotes : mais j’aimerai que l’on soit sûr qu’à jamais il a une place toute particulière dans mon cœur, dans ma tête, et que je pense à lui régulièrement, que je l’embrasse et le bénis, ici même et dans mes rêves.
Quand je repense à mon frère, et Dieu sait si je pense à lui régulièrement ! il me vient toujours une image qui me fait fortement penser à celle de mon père. Comme je crois l’avoir déjà dit plus haut, ils se ressemblaient physiquement si bien qu’on aurait pu sans aucun mal les prendre pour des frères, et bien que l’on sût tout pertinemment qu’ils étaient père et fils, la génétique s’était bel et bien exprimée et de la manière la plus ambiguë qui soit. Cette ressemblance couvrait d’ailleurs bien d’autres domaines en marge de la simple similitude photographique, externe : attitudes, gestes, goûts en musique et cinéma – jusqu’à un certain point, puisque mon frère n’aimait guère Michel Sardou, ni les western dont j’ai déjà parlé –, voix – à plus d’une reprise moi etma mère avons confondu au téléphone mon père et mon frère, en les vexant chacun généralement, ne voulant à aucun moment n’être mépris pour le second : et plus ils se ressemblaient et plus ils se détestaient, c’est je crois une des caractéristiques fondamentales de leur relation et, je dois le dire, celle qui m’a le plus marqué. Il y avait une haine tantôt sévère, tantôt tacite, sournoise, comme un serpent entre eux deux : ils évitaient soigneusement de se regarder en présence l’un de l’autre, chacun plongé en profonde discussion avec un tiers, ou bien regardaient la télévision, ou lisaient, en un mot attiraient leurs regards ailleurs que sur « l’ennemi ». Quand ils ne pouvaient ainsi s’éviter, tout était propice à la concurrence, au combat : à table, c’était à qui boirait le plus ou qui mangerait le plus vite, c’était celui, lors des réceptions ou des grands évènements qui serait le mieux habillé, celui qui parlerait le plus fort, qui chanterait le mieux, qui danserait le plus tranquillement du monde ; c’était celui enfin qui parvenait à avoir le dernier mot dans la conversation. Mais là le conflit dégénérait rapidement pour en venir aux mains, et comme ils étaient tous deux de force égale, ils finissaient par s’infliger des dommages équivalents et à repartir, les joues gonflées, les tempes rouges et les poings en feu chacun de leur côté pour se laver et remettre leurs habits en ordre.
Il semblerait, aux dires de ma mère que j’ai très tôt interrogée, ne pouvant avec mes simples yeux d’enfant voir la stricte vérité quand le drame se jouait devant moi, que mon frère n’ait jamais pardonné à son père quelques offenses subies dans le passé, ni quelques paroles blessantes à son égard et que pour sa part, il lui en aurait toujours voulu d’avoir répondu et d’avoir ainsi contesté son autorité, d’être une forte tête et un « libre penseur ». Mon frère était une version « meilleure » de mon père, je pense le dire : que ce soit en actions, en convictions, en pensées, en intelligence, en culture, en amour, il le surpassait et le surclassait sans aucun mal, et si mon parent entreprenait quoi que ce soit, mon frère faisait de même et était assuré de faire mieux. Et quand bien même cela ne lui aurait été en aucun cas utile de suivre la même voie, il le faisait néanmoins, pour avoir le strict plaisir sadique pourrait-on dire de faire comprendre à mon père toute son impuissance. J’ai notamment le souvenir – encore que ce ne soit qu’un souvenir flou et il peut s’avérer parfaitement que ma mémoire me joue des tours – que mon père, pour les besoins de sa carrière militaire avait dû passer le permis poids lourd pour je ne sais quelle raison. Apprenant cela, mon frère jugea bon de faire de même : il l’obtint plus rapidement et à moindre effort, mais ne s’en sera par la suite plus jamais servi.
En la matière, ce qui agaça je présume le plus mon père, du moins je me souviens distinctement des confidences que ma mère m’aura faites à ce sujet, ce furent les talents de composition de mon frère. Mon père était un auteur raté : pendant longtemps il essaya, sans succès, de composer des poèmes, des pièces de théâtre, des romans, mais ils étaient médiocres et n’attiraient aucune sympathie, que ce soit parmi les amis, la famille ou les professeurs. Il n’en garda qu’une profonde amertume et se mit à admirer les grands auteurs, mais à détester les petits et les amateurs, et à décourager quiconque se trouvant autour de lui ayant des « stupides prétentions d’écrivain ». Comble de malchance, j’en fis mon métier et mon frère se trouva bien plus doué et précis que je ne l’ai jamais été. Et il se faisait un malin plaisir de dissimuler et de distribuer ses pièces au travers de la maison, en dissimulait dans les poches et les sacs si bien qu’il était impossible pour mon parent de ne pas les voir, même s’il avait tout entrepris pour ne jamais les apercevoir. Et le talent de mon frère était tel qu’il pouvait en un instant et sans jamais y revenir coucher un quatrain divin, qui aurait fait frémir Baudelaire, Plutarque et Rimbaud réunis, un sonnet, toute une ode. Son vocabulaire semblait intarissable – c’est grâce aux lectures des poèmes de mon frère que j’ai acquis quelques mots formidables, comme « incoercible », « lovelace » ou encore « thaumaturge » –, ses figures de style innombrables, les sujets choisis multiples, souvent anodins – De la fenêtre de ma chambre, Le ciel et les nuages, La tristesse de la Dame-jeanne sont autant de titres utilisés par mon frère – parfois grands mais toujours traités avec dévotion, justesse, mélancolie.
La mélancolie était un des thèmes récurrents de l’œuvre de mon frère. Je dis « œuvre » car il s’agit bien de cela : on doit lui compter – j’avais fait l’inventaire il y a fort longtemps mais, hélas ! encore une fois, cette satanée mémoire me joue des tours – plus de huit cent poèmes de taille et de « qualité » variable. Je ne les ai jamais compilés, ni jamais montrés à quiconque, et je m’en vais l’expliquer. J’ai abordé la maladie de mon frère, et j’ajoute qu’il était atteint d’une forme maligne, qui n’alla qu’en s’empirant avec son âge. Et atteint ses trente ans, après une violente crise qui dura plus d’un an, et qui n’aura poussé sa fiancée qu’à fuir ce visage dont elle prit peur, il se pendit dans son appartement à l’aide de sa ceinture. Posée sur une commode, en appui contre un vase contenant deux roses, l’une noire et l’autre pourpre, une enveloppe contenant une lettre, une épitaphe et un semblant de testament. Il y faisait mention claire de ne jamais diffuser ses écrits et désirait qu’ils restent à jamais au sein de la famille. Et en dessous de ce mot rapide, ce quatrain, qu’il précisait vouloir que l’on inscrive sur sa tombe :
Au loin le corbeau siffle et je le rejoins.
Ma mère, mon frère, ne soyez pas tristes :
J’ai lutté, mais il ne faut plus que je résiste.
Joignez vos mains, et priez pour moi.
Il n’y avait rien de plus. Aucun mot concernant sa fiancée, qui passé l’enterrement ne nous donna plus jamais de nouvelles, que nous ne revîmes jamais et que nous tentâmes jamais plus de retrouver, et pas un mot pour mon père. Ce dernier n’en fit jamais la réflexion mais nous comprenions en lisant son regard tandis que nous parlions, à titre posthume, de mon frère, qu’il enrageait de ne plus pouvoir prendre sa revanche et qu’une dernière fois, Luc avait eu le dernier mot.
« C’est triste. »
Sissi finissait de corriger le dernier chapitre et n’avait pas pu s’empêcher de verser une larme. Giorgio grattait encore sa guitare et jouait un morceau mélancolique qui n’était pas sans rappeler Jeux interdits. Il écoutait sans vraiment écouter, sachant pertinemment qu’il n’avait écrit que ce qu’il voulait bien écrire, sans rien ajouter de larmoyant. La patronne à côté griffonnait une très longue liste des différents titres possibles du roman sans prêter aucune attention à ces discussions qu’elle jugeait ne pas répondre de sa juridiction.
« C’est triste, reprit Sissi. C’est à peine le début, tu fais naître le frère et tu le tues dans la même partie. Je n’ai jamais vu quelqu’un avec une durée de vie aussi courte. C’est cruel. Tu n’aurais pas pu attendre un peu ? Lui faire vivre quelques aventures ? »
L’auteur déposa sa guitare sur le lit et fit quelques pas ; il regarda longtemps le portrait de la vierge Marie, comme si elle pouvait lui apporter la réponse, mais se résigna : il n’était pas réellement un acharné de la foi matrimoniale. Il mit les mains dans les poches de son pantalon et, tournant le dos à Sissi pour observer ce qu’écrivait la patronne, lui dit le fond de sa pensée.
« Mon personnage est quelqu’un d’abject. Il faut tout pour que l’on s’en rende compte. À ce stade, cest-à-dire à la fin de la première partie, tout un chacun devrait s’apercevoir qu’il n’est pas le mieux placé pour parler de lui et de sa famille. Il ne sait rien. Il ne sait rien, il a une mémoire fluctuante, est incapable de se souvenir des détails et préfère parler de lui plutôt que de ses proches. Et il ne sait rien, tout simplement parce que jamais il ne se sera intéressé aux autres. C’est un personnage qui a, tu le comprends, tous les vices possibles. Et encore, ce n’est là que le début : au fur et à mesure, on comprendra que c’est un être dépravé, indigne du salut et de la pitié qu’il ne se prive pas de donner à tous propos. C’est un pécheur, un donneur de leçons, un moralisateur qui est le premier à ne pas appliquer et à ne pas suivre les conseils qu’il donne pourtant sans compter. En cela il m’apparaît comme le plus méprisable de tous : je hais particulièrement les sermons, surtout quand le pasteur est le premier à pécher. À quoi servent toute cette première partie, et une partie de la seconde que je m’apprête à écrire ? À se débarrasser de sa famille. C’est ça son but d’écriture, son plan : c’est avant tout parler de lui. C’est sa biographie, mais il veut faire comprendre qu’il n’a jamais eu besoin de personne et que ce n’est pas à présent qu’il va commencer.
– Tu parles de lui comme si c’était une personne réelle, Giorgio.
– Dans ma tête, et dans ma main, il l’est. C’est un personnage réel, pour moi en tous cas. Je le vois, je me l’imagine parfaitement. C’est un peu moi, c’est un peu mon frère, c’est un peu mon père, c’est un peu tout ceux que je connais. C’est une sensation étrange. Je pense qu’aucun auteur n’écrit de fiction à partir de rien. Sans référence à sa propre vie, à ses propres expériences. Quand il n’est pas une copie conforme de son propre personnage, il se retrouve quelque part dans le texte, ou bien un trait de caractère, ou bien il se projette… c’est trop difficile de faire totalement abstraction de sa personne, comme si rien n’existait jamais. Les bons auteurs sont ceux qui parviennent à faire abstraction, et à faire comme si cette fiction n’était rien d’autre que quelque chose qui ne s’était jamais passé. C’est se rappeler de quelque chose qui n’a jamais eu lieu. C’est s’en rappeler, et non l’inventer. On ne peut pas inventer. Aucun homme sur Terre n’est assez intelligent pour inventer une histoire. Ce ne sont jamais que des bouts d’anecdotes que l’on lie ensemble, que l’on adjoint avec de la colle à bois, et on passe dessus une couche de peinture ou de vernis pour les faire apparaître comme unis. Mais si on gratte, on s’aperçoit que tout texte dissimule des zones étranges, des hiatus ; à cela on ne peut rien faire. Il est impossible de vouloir composer une histoire cohérente sur des dizaines d’années et de ne jamais se contredire, ni ne jamais revenir en arrière, ni ne jamais oublier des détails, ni ne jamais délaisser des personnages.
« Ce ne sont que des êtres humains qui lisent ces histoires, et ce ne sont que des êtres humains qui les composent. Alors si je m’emporte en parlant de ce personnage-là, c’est bien naturel. Je me retrouve dans une situation inédite : décrire et dépeindre le tempérament d’un homme que je déteste singulièrement. J’aurais pu n’être qu’un hagiographe, citer de grandes actions, de hauts faits, prendre pour modèle un grand homme et pour témoins des disciples tout aussi vertueux ; mais il m’est apparu que je n’étais pas assez intelligent pour cela. J’ai dû prendre modèle sur ce qui m’entourait, et ce qui m’entourait c’est ce que j’ai écrit là : un homme abject, égoïste et sans aucune profondeur, comme l’est chaque membre de notre humanité. »
La patronne avait fini d’écrire depuis quelques minutes et relisait ses notes. Quand enfin elle se rendit compte que Giorgio s’était tu, elle commenta ses travaux.
« J’ai commencé par chercher un titre. C’est le moins évident. Un bon titre est un titre qui accroche, et je me fais une première restriction : aucun verbe conjugué à l’indicatif. Le subjonctif ou les formes figées, passent encore… mais c’est un manque élémentaire d’élégance de donner comme titre d’œuvre une phrase canonique. Quand c’est de l’ordre de la dédicace, ou des formes avec “que” (bien que, aussitôt que…) ou encore au sein de subordonnées relatives (car ça aurait alors une valeur d’adjectif…) ça peut aller ; mais je désapprouve sincèrement toutes les autres formes. Les titres les plus courts ne sont pas nécessairement les meilleurs tout également ; au contraire, ils peuvent être assez ternes, tristes, ou bien totalement inappropriés. Mais à l’inverse, un titre exagérément long ne peut soulever que du dégoût, ou pire : une incapacité totale pour s’en rappeler.
« Un bon titre est un titre sonore, qui chante quand on le lit et que, du fait, on retient facilement. Un jeu de mot, un mot en langue étrangère, une anagramme sont des morceaux de choix. Et la popularité des titres reprenant à leurs comptes des expressions populaires, des noms figés, des maximes, des noms propres ou qui contiennent en leur sein une indication numérale, généralement un ordinal mais ça peut bien être un cardinal, n’est plus à démontrer. En fait, c’est parfaitement idiot, mais s’ils plaisent autant, c’est que leur musicalité est connue de tous (nombre d’expressions populaires ne le sont uniquement que grâce à ce paramètre) et qu’ils semblent dissimuler une cabale inaccessible.
« La raison en est simple : si on utilise ces mots et ces termes comme titre de livres, c’est qu’ils doivent nécessairement, pense-t-on, cacher un secret dont on ne soupçonnait pas jusque là l’existence. Ça intrigue, ça attise, et par conséquent, ça oblige à s’y intéresser. Malgré nous-même : rien qu’à voir et prononcer ces titres, ça éveille des sentiments étranges que l’on ne peut décemment pas contrôler. J’ai alors pensé que l’on pouvait exploiter ce filon.
« Je vais vous lire les titres que j’ai trouvés ; en considérant la reprise d’expression populaire : La peau de l’ours, Plus gros que le ventre, À beau mentir qui vient de loin, Bon sang ne saurait mentir, Chacun pour soi, Le chat qui dort, Un mauvais arrangement ; dans le cadre des ressorts cabalistiques : La biographie perdue, La biographie qui n’existait pas, Une histoire qui n’est jamais arrivée, Les souvenirs disparus, La fiction, La neuvième vie, L’espérance seconde, La septième chance, Les six vies, Il n’y avait pas de réalité, L’ultime mensonge, la grande hypocrisie ; et si on considère les expressions étrangères : Liar, No Future, No Past, There is no Kabal, Unheimlich, Mythos, Mythomania. »
Aucun des titres qu’elle avait énumérés n’avait soulevé le moindre intérêt chez Sissi ou Giorgio, bien au contraire ils semblaient se désintéresser totalement des propositions et du projet de la patronne en particulier ; Giorgio en réalité réfléchissait d’ores et déjà la suite de son texte et Sissi le regardait faire, rêveuse et emplie d’illusions. Brusquement, ses yeux s’éclairèrent d’une vive incompréhension, comme si un élément échappait à son bon sens ; reprenant les feuillets et les parcourant rapidement des yeux, elle interrogea l’auteur sans même le regarder. La patronne suivit la conversation, intéressée, en se grattant rituellement le menton.
« Pourquoi est-ce que tu reviens toujours sur cette idée, sur les relations entre l’œuvre et l’artiste qui la compose ? »
Giorgio se mordit un instant la lèvre.
« Tout simplement car je juge l’idée intéressante.
– N’est-ce pas plutôt, fit la patronne en le fixant intensément, que tu as un compte à rendre ?
– Je ne vois pas ce dont tu veux parler.
– Alors je vais être plus claire… bien plus claire. Visiblement Giorgio ne veut pas que sa petite protégée soit au courant, mais moi, je dis que maintenant, il ne faut plus rien se cacher. Tant mieux si ce sont des fautes : on ira en enfer ensemble. Tu te souviens, Sissi (elle s’était alors tournée vers elle afin de mieux la convaincre, et s’assurer que son esprit ne s’éparpille pas pendant son discours. Non qu’elle était idiote, mais son innocence confinait à la naïveté et à la candeur, et un rien pouvait accaparer son attention sans même qu’elle ne le veuille, et sans même penser à mal) quand Giorgio était venu un soir, et qu’il avait la tête en sang dans un linge mouillé, et qu’il divaguait, prétendait que le monde entier lui en voulait ?
– Il avait bu toute la margarita ce soir-là, la plus belle cuite que je n’ai jamais vue. Et il a dormi tout le lendemain, on l’avait laissé dans le bar, impossible de l’en déloger.
– Tu sais pourquoi il avait bu ?
– Non, il ne me l’a jamais dit et moi, je ne lui ai jamais rien demandé. Je pensais qu’il voulait noyer un chagrin d’amour.
– Ce qu’il s’est passé, moi, je le sais bien… et je le sais, parce qu’en ville, par accident, je l’avais rencontré, ton Gaston. Il était aux prises avec trois fieffés lascars, habillés comme des arbres de Noël, qui prétendaient qu’il avait volé un cahier à un quatrième lascar, bien plus frêle, qui attendait sur le côté, l’air narquois. Il se défendait comme il le pouvait, et rien à faire. Et ils ont eu gain de cause.
– Mais ce cahier, c’était le sien ?
– Et comment ! s’emporta Giorgio. Bien une des seules fois où je l’ai montré en pleine rue, la seule, et je m’en repens encore aujourd’hui. Des quatrains que j’avais confectionnés avec amour, des odes de tendresses, des chansons de délices… mais on n’a pas voulu m’écouter. Et tu sais pourquoi ? Simplement parce qu’ils disaient que moi, j’étais trop sale et trop laid pour avoir écrit tout ça. Si j’avais eu une redingote et un chapeau melon par contre… alors voilà pourquoi la question des relations entre l’auteur et l’œuvre m’intrigue tant. Je veux savoir pourquoi on y trouve tellement de bizarreries, pourquoi il y a des poètes maudits et des procès pour atteintes à la pudeur, pourquoi on ne se préoccupe souvent pas de savoir à quoi ressemble tel ou tel écrivain, pourquoi au contraire d’autres deviennent des icônes… je veux savoir. Je veux savoir pourquoi, ce jour-là, je n’ai pas été capable de leur répondre, et de répondre juste surtout : et de dire combien ils se trompaient, et que cette relation n’est pas comme ils l’imaginaient.
– Quelle est-elle ? se hasarda Sissi.
– Comment, répliqua en levant les bras la patronne, tu ne le devines pas ? Pourtant il vient de te le montrer avec brio ! La seule relation qui puisse exister, c’est l’extériorisation. Dans son texte, Giorgio a dit que cette question sera la principale raison du divorce de son personnage… il se venge. Les auteurs sont des frustrés, et c’est pour cette unique raison qu’ils se mettent à écrire. Ils font subir à leur personnage ce qu’ils ont eux-mêmes subis, en bien pire ou, au contraire, leur donne les armes, des réparties, des volontés qu’ils ne possèdent pas. Ils se placent tour à tour soit dans une position de sadiques, soit dans une position de rêveurs. Et un auteur n’est rien d’autre que cela : un sadique et un rêveur. Tour à tour, ils incarnent des rôles de pères, de confidents, de créateurs, ils inventent et détruisent. En cela ils sont des frustrés. Ce sont des petits enfants qui jouent avec de la pâte à modeler, qui modèlent des petits bonshommes de couleur et les font vivre, et dans leur imagination ils sont aussi réels que toi et moi ; et jamais ils ne peuvent découvrir le chemin de la vérité. Ils ne sont vrais, les auteurs, que lorsqu’ils veulent bâtir un message, social, politique, civique : à ce moment-là l’histoire, la fiction est prétexte, c’est l’emballage, la forme. Mais si la fiction est première, et que l’on trouve tout de même un message caché alors ils le nient, ils s’en défendent, mieux : ils prétendent qu’il n’existe jamais rien. À chaque fois que l’on n’est pas sûr du sens caché d’une phrase, ou qu’après avoir interrogé son créateur celui-ci nous affirme catégoriquement, sans sourciller, qu’il n’y a pas de messages cachés alors tu peux être sûr qu’il a écrit uniquement pour lui, que c’est un scribe égoïste. Mais les penseurs qui, eux, en préface ou en commentaire de leurs propres textes avancent pertinemment bien qu’il est une thèse derrière le texte, eux sont des auteurs publics, des auteurs destinés à de grandes choses. Tous les autres ne restent pas dans l’illustre postérité, ce ne sont les égéries que d’un siècle, d’une période : on les oublie sitôt qu’ils passent de mode. Et ceux qui parviennent à franchir la barrière du temps, ceux-là tu peux en être sûre, sont les véritables acteurs de l’art littéraire.
– C’est exactement ça, exactement ça ! rit Giorgio. Je suis un frustré et un incapable, mais avant tout, j’aimerai prouver que ces textes étaient les miens, et parfaitement les miens. Et je veux montrer que ce sont, dans les cas des frustrés, des épanchements de l’âme, de l’âme et de l’âme seule, et que seule l’âme doit être jugée apte ou inapte à écrire tel ou tel billet, et que ce n’est ni sur le visage, ni dans la démarche, ni sur les habits que l’auteur porte sa signature : c’est moralement, qu’il a ses élégances, n’est-ce pas ? (et il appuya sa dernière phrase d’un accord de guitare. Il continuait de jouer encore, doucement, si bien que l’on pouvait toujours parler nonobstant ses jeux de doigts, et la patronne, en relisant ses propositions de titre et mettant des croix devant les plus prometteurs, se posait d’ores et déjà d’autres questions de mise en forme).
– Les chapitres, il faut nommer les chapitres, s’écria la patronne. Tous les grands livres ont des chapitres à titre, c’est connu de longue date.
– J’aime les titres, s’exclama Sissi ; c’est prodigieux pour guider la lecture. C’est comme si chaque chapitre était encore un nouveau livre avec un nouveau titre, et qu’en fait, ce n’était pas un bouquin que l’on avait en main mais des dizaines, oui, des dizaines ! Je trouve ça follement intéressant, et il y a souvent des jeux dans les titres de chapitre. Giorgio, pourquoi ne pas les avoir nommés ?
– Tout simplement parce que moi, je déteste ça, fit-il en continuant de jouer. Je déteste ça, et ça me coupe l’envie de lire : je ne lis jamais les titres des chapitres quand je lis un livre. Je l’attaque directement, tout au plus je pose un regard sur la numérotation et c’est tout. Que diable ! Ce ne sont là que des idées de religistes (ainsi appelait-il tout individu qui avait fait de la religion son métier ou son principal intérêt ; le terme était bien entendu péjoratif, quand bien même croirait-il, jusqu’à une certaine mesure, en un Dieu créateur, ou plutôt en plusieurs dieux créateurs) qui l’ont repris comme des moutons tout simplement parce qu’on le trouve dans la Bible, et on le trouve parce que ceux qui lisent la Bible, ce sont avant tout des illettrés et des hommes de peu de foi, voilà ; mais non, je me refuse catégoriquement à nommer les chapitres que je compose, et je vous interdis, à toi et à vous de retoucher ça, entendez-vous ?
« Je vais vous dire plus en détail : ça serait même insulter mon lecteur que de le faire, et je refuse de l’insulter avant même qu’il ne commence à lire… je me réserve le droit de ne le faire qu’en épilogue, et encore ! Savez-vous pourquoi je déteste donc autant nommer mes chapitres ? C’est rompre la sacro-sainte loi de la lecture, et ça détruit tout suspense.
– La sacro-sainte loi de la lecture ? s’inquiéta Sissi ; qu’est-ce que c’est ?
– La règle tacite du pacte entre l’auteur et le lecteur, dont le livre est le contrat. La règle qui stipule qu’il a tout à fait droit de lire ce qui lui chante du livre, à la vitesse qu’il le désire, comme il le désire ; il peut s’arrêter au beau milieu d’un chapitre si l’envie lui en prend, ou bien tout à la fin, il peut même se dispenser de lire la dernière ligne ou bien le prologue ou les premiers chapitres. C’est la règle de la libre-lecture, le dernier libéralisme qu’il reste : car un livre est une œuvre qui se découvre petit à petit, selon les envies, et c’est en cela que ça rend meilleur. Même les poésies : il peut rester huit mois s’il le désire sur un seul vers pour en apprécier la sonorité, et vouloir le comprendre en son entier avant de poursuivre. Combien d’auteurs-lecteurs se sont retrouvés ainsi immobilisés, tandis que les autres soumettaient à l’épreuve du gueuloir la moindre de leur phrase ? Croyez-vous que c’est pour la seule beauté, pour la stricte esthétique ? Bien sûr que non. Même la plus douce des séraphines ne mérite pas ce traitement de faveur.
« Le corollaire de la libre-lecture, c’est la lecture rythmique. Les meilleures chansons, les grands poèmes sont ainsi fait : ce sont des textes fractals. Si vous les lisez en entier, vous décelez leur rythme ; c’est une signature, une forme qui lui est propre, et belle et bien propre, qui permet de le reconnaître parmi une myriade d’autres textes. Mais isolez une seule strophe, et en son sein vous retrouverez, comme en écho, le rythme global ; et dans cette strophe, isolez un seul vers, et vous retrouverez encore ce rythme ! Le seul mot, prononcez-le : et à l’oreille, c’est comme si vous veniez de réciter le poème dans son intégralité. Les grands textes sont ainsi construits, et sont prodigieux : ce sont des illusions géométriques qui rendent fous les plus bâtards, car les sages, eux, ne s’y laissent jamais prendre. Et vous voudriez, cochons de foire que vous êtes, rompre la belle harmonie de mon texte en y incluant des titres de chapitre ? Mais êtes-vous donc parfaitement idiots ou bien le faites-vous exprès ? Introduire des titres reviendrait à rompre ce libéralisme en amenant, sitôt un chapitre fini, l’œil vers le titre suivant, pire ! sur la table des chapitres ou en un instant il peut voir toute l’intrigue, et ce même si les énoncés sont obscurs, il peut supputer à partir de bases qu’il ne connaissait pas encore et du reste, cela corrompt le rythme du texte ; c’est comme asperger une toile de maître avec des éclaboussures colorées parce que ça fait joli. Je m’y refuse.
– Tes considérations artistiques, s’éleva la patronne en essayant de paraître la plus menaçante possible (raison pour laquelle elle se tenait sur la pointe des pieds afin d’espérer se retrouver à la hauteur de Giorgio, sans succès hélas, celui-ci la dépassait encore d’une bonne demie tête), ne me concernent pas, bien au contraire : si elles entravent le sens commun, et plus particulièrement mes projets afin que ton manuscrit soit lisible, alors je ne les prendrai pas en compte, as-tu saisi ?
– Alors vous vous débrouillerez pour écrire sans moi, car je ne cautionne pas ça. »
Et tandis que Sissi pensait qu’il allait partir et s’apprêtait déjà à le rattraper, à l’embrasser sur la joue et à lui murmurer à l’oreille que l’on trouverait un compromis, qu’il ne fallait pas s’énerver ainsi, elle eut la surprise de voir qu’il restait cruellement debout, tenant tête à la patronne, et que du feu traversait leurs yeux. Puis il fit craquer les os de son cou et balaya l’air des mains en marmonnant quelque chose en italien, et la patronne sourit : elle venait d’avoir le dernier mot, et du reste, elle s’était enfin fixé sur le titre du manuscrit.
Giorgio fulminait, et se décida à raconter une histoire, une petite fable qu’il avait composée il y avait fort longtemps, pour il ne savait plus quelle occasion. Mais la situation lui rappelait étrangement quelques passages de sa comptine, qui était en prose et non en vers ; et il ne joua que pour indiquer qu’il réclamait l’attention, et passa le reste du temps à scruter le plancher, vermoulu et sale.
« Ils étaient six frères, ou peut-être cinq. Six, ils étaient six. Ils étaient six et intelligents, six et bons : mais le sixième était un bâtard, et son père ne l’avait pas reconnu ; et même s’il était tout aussi bon que ses demi-frères, il en était traité bien différemment, ne pouvait s’asseoir à table ni boire du vin, ni chanter quand la mère jouait du piano : il restait dehors et visitait le monde, grimpait les collines et descendait les ruisseaux, et quand le soir venait couvrir d’un manteau d’étoiles le ciel, il s’allongeait dans le pré et regardait les constellations.
« Il connaissait toutes les lueurs de la voûte céleste par leurs noms et surnoms, et il était ainsi bien plus chez lui là-haut qu’en bas ; et tandis que ses cinq demi-frères chantaient quand leur mère jouait du piano, lui, il s’envolait, et il imaginait des histoires. Il imaginait des contes et des fables, comme celles qu’il aurait bien voulu qu’on lui susurre quand ce n’était qu’un nourrisson, mais qu’on ne lui avait jamais chantonné ; et il essayait, très fort, à s’en faire pleurer et il pleurait de se rappeler de cette époque et de refaire le monde, mais quand il ouvrait à nouveau les yeux le monde n’avait pas changé, on ne lui avait toujours pas chanté de fables.
« Un soir, le pré était plus calme que de coutume : d’ordinaire il y avait toujours des enfants qui chassaient les lucioles, ou bien des amants qui s’embrassaient dans les ombres propices, sous les peupliers, ou bien des mésanges qui piaillaient en poursuivant les nuages ; mais ce soir-là le pré était calme et l’herbe était douce et brillait sous la lune, on aurait dit que le ciel était en bas, et les étoiles paraissaient plus ternes, bien plus ternes ; si bien qu’il se mit à aimer l’herbe et à regretter de regarder les étoiles et non le sol.
« Alors il en eut assez et voulut en toutes choses honorer la beauté ; c’était tout ce qui lui restait, et le seul orgueil dont il pouvait décemment faire preuve : reconnaître la beauté du monde, la sainte beauté de la nature quand ses frères et ses parents, eux, se complaisaient à écouter le piano et à croire que la beauté était devant leurs yeux.
« Mais la beauté, il le savait, il faut la dénicher ; il faut creuser la terre de ses mains pendant une vie, il faut grimper aux arbres, il faut gravir les montagnes, il faut désarçonner les empereurs, il faut déshabiller les rois pour l’entrevoir : et alors, on ne peut seulement qu’en saisir un petit bout, comme un petit bout d’une pelote de laine ; et il faut tirer et tirer, tirer encore sans se décourager, sans dormir ni manger s’il le faut pour ne pas lâcher afin de la contempler toute entière. Et si l’âme est pure, et elle l’est après avoir traversée tant d’épreuves, on ne sera pas foudroyés par la beauté, mais on sera alors une petite part de cette beauté, on sera beauté nous-mêmes.
« Cela, il le savait. Et quand il se mit sur le ventre pour voir l’herbe, il s’aperçut combien elle était belle et grasse, qu’elle lui faisait un doux matelas chaud et rassurant. Il caressa la terre comme on caresse un oreiller de satin, et soudain sa main rencontra un objet ; c’était bien plus lisse qu’un rocher, qu’une dent de la terre, ou tout ce que l’on peut trouver d’ordinaire en elle. Il le saisit et l’amena à lui ; c’était une pièce de monnaie. Et sur cette pièce était une vieille inscription, gravée au burin, à même le métal : mais si finement et si précisément qu’on aurait cru que le poinçon n’était guère plus grand qu’une aiguille, et que le numismate habile avait des doigts de fée. Et l’inscription était parfaitement lisible et semblait elle-même briller d’une étrange lumière, entre le blanc et le jaune. La lisait-il ou bien croyait-il la lire ? En cet instant, il n’aurait pas su dire s’il dormait même ou s’il était éveillé.
« Et sur la pièce, il lisait qu’il se devait d’aimer sa famille, et de ne jamais les trahir. »
Après leur mariage, mes parents se sont donc installés en Corse, à Calenzana comme je l’ai mentionné dans ma première partie. La ville est vraiment magnifique, et je recommande à quiconque passant un jour sur l’île de Beauté – et comment ne pas y séjourner pendant son existence ! Seuls les imbéciles et les porcelets manqueraient cette escale indispensable à la vie de tout homme. L’île porte courageusement son nom, envers et contre tous : bien des atolls désirent ardemment lui ravir son patronyme officieux, mais aucun n’y parviendra jamais.
Il y a dans l’air de la Corse quelque chose d’indéfinissable qui tient du prodige, un mélange : la voix du vent possède sa propre couleur, tout comme celle de l’eau ou du maquis ; cela tient tout à la fois à la chaleur, à l’enthousiasme, au caractère surtout : la Corse est une île de caractère, je l’affirme sans sourciller. Cela se sent, s’appréhende quand bien même on ne serait qu’un imbécile du continent : même un aveugle se rendrait instantanément compte qu’il se trouve en Corse rien qu’en respirant son air, qui est unique et semblable à aucun autre de par le globe. Jamais on ne pourra trouver plus pur, plus clair, plus fier, plus grand, plus malin que l’air corse, que soit maudit le prétentieux qui pense le contraire !
Mais il serait idiot de restreindre le seul charme de l’île à cette seule donnée, qui pourtant à elle seule ferait la fierté de n’importe quel pays. Seulement, la Corse n’est pas (et je veux fermement appuyer ce point) n’importe quel pays. On ne peut pas la comparer : elle est unique. Dans ses grandeurs comme dans ses paradoxes, dans ses valeurs et ses contradictions on ne peut trouver matière à la comparer à quoi que ce soit. L’on inventerait un barème géographique, géologique ou démographique pour classer les pays que la Corse serait systématiquement hors compétition, tant on ne peut la juger. C’est sa fierté qui s’exprime ici : on ne peut la cataloguer, on ne peut la classer. Vouloir la classer c’est prétendre la comprendre : et prétendre la comprendre serait être d’une arrogance inconcevable. On ne peut comprendre la Corse, il faut l’accepter : tout comme on ne peut prétendre comprendre la beauté, mais simplement l’observer. La Corse n’est pas « île de beauté », elle est la beauté incarnée, c’est une déesse : et comme toute déesse elle est toute à la fois grande, bonne et lumineuse, mais tout également jalouse et envieuse comme Héra la terrible. Cela il ne faut jamais l’oublier, et il ne faut jamais considérer les choses sous un autre angle. Ce serait la mort, le ochju – d’y séjourner à tout prix.
C’est une ville charmante, un village plutôt : il n’est qu’un petit millier d’habitants, tantôt plus, tantôt moins, et tous se connaissent : on demande des nouvelles des enfants et des petits-enfants, des cousins, on se renseigne sur la santé des parents : il n’y a qu’une grande place mais un nombre innombrables de petites ruelles, comme on peut en trouver tant dans ces régions d’Europe. Et il y a des fenêtres partout autour si l’on relève la tête, et du linge blanc qui sèche, et il sèche bien, puisque c’est bien là que le soleil habite.
Ma mère résidait donc là dans un cottage agréable, un semblant de villa de plain-pied gracieusement offert par la garnison de la ville ; si bien qu’elle ne payait aucun loyer ni aucune charge, eau, gaz ou électricité. Le jardin était grand, la position légèrement surélevée et agréable, le toit rouge de même que les dalles du petit chemin qui reliaient la barrière de l’entrée à la porte du salon. Malgré la distance qui la séparait de sa demeure natale, elle se sentait chez elle tant l’endroit était coquet et ensoleillé. Son seul regret venait de la petitesse de l’endroit : elle s’imaginait une ville plus grande, pour volontiers acheter bien plus, notamment pour son petit enfant qui venait de naître, mon frère, et qui demandait, comme tous les nourrissons, force d’attention et de soins. Afin de satisfaire tous ses désirs il fallait rejoindre une proche ville, à quelque dix minutes de là par la route : mais sans voiture ni, par ailleurs, permis de conduire, il lui était bien délicat de faire ce trajet si ce n’était par bus, un unique transporteur qui faisait le voyage deux fois par jour, le matin et le soir uniquement.
Apprenant par quelques voisins ce détail, son cœur s’obscurcit plusieurs jours durant, se résignant à comprendre d’autant mieux l’isolement dont elle était la victime, et l’emprisonnement que son époux lui faisait subir – ajoutée à cela l’anecdote avec le fusil que j’ai déjà eue l’occasion de raconter plus haut et qui prendra une signification particulière très bientôt, comme vous pourrez prochainement le constater – mais elle prit sur soi, faisant preuve d’un courage exceptionnel, accepta son sort, convaincue que prochainement, sans qu’elle ne puisse parfaitement donner une date, les choses s’amélioreraient d’elles-mêmes et qu’enfin elle pourrait prendre une revanche, sa revanche.
Je fais ici une parenthèse pour dire, car il ne me semble pas l’avoir évoquée jusqu’alors malgré la description précise que j’ai pu faire de ma mère que c’est là une idée qui lui resta en tête et qui mûrit à cet instant précis chez elle ; et jusqu’à ce qu’enfin, « justice soit faite » elle m’avoua que chaque jour de sa vie, en voyant son époux elle ne put faire autrement que penser à lui faire payer ses affronts, tous ses affronts, qui avec le temps s’accumulaient et s’amplifiaient de plus en plus ; et plus ces affronts grossissaient, plus la vengeance qu’elle mûrissait allait croissant, et plus elle se convainquait que c’était légitime : elle était pour l’heure entravée dans sa soif de revanche par son fils, mais comptait patiemment les jours jusqu’à sa majorité, qu’elle puisse alors avoir les mains libres.
J’ai évoqué ici les voisins de ma mère dans le village de Calenzana : il convient de leur dédier un paragraphe entier ce me semble, car leur influence sur ma parente a été telle que bien des années plus tard elle se référait à eux comme de proches amis, se rappelant leurs conseils et leur « sagesse » – sic.
La villa était adjointe, sans allée ni quelque espace que ce fut – un mur mitoyen faisait office de « frontière de voisinage » donc – à une autre villa, construite dans ce même style pittoresque que l’on associe instinctivement à la Sardaigne ou au Sud de l’Italie, pourvue des mêmes briques et du même toit rouge, du même agencement des pièces : seul le jardin était d’un tiers plus grand et bien mieux entretenu que ne le sera jamais celui de ma famille. Les voisins étaient italiens, et s’appelaient « Carrozo » ; ils étaient des environs de la Sicile et étaient venus s’installer en Corse afin de couler des jours paisibles. Ils étaient effectivement vénérables, bien qu’on ne sût jamais exactement leurs âges précis ; la femme, Mammita comme la surnommait son mari, avait su rester belle et élégante avec le temps, et deux yeux d’un bleu azuréen brillaient, profondément ancrés dans son visage meurtri par le soleil et ridé profondément. Sa coiffure de cheveux blancs était tenue solidement par une corde noire serrée, qui faisait trois fois le tour de sa natte avant de s’échouer en une boucle gracieuse. Jamais elle ne se maquillait : mais ses cils étaient bien plus longs que la normale, et on aurait cru de prime abord que du mascara les habillait, alors que ce n’était pourtant pas le cas. Sempiternellement vêtue d’une longue robe noire qui lui descendait jusqu’aux mollets et cintrée d’une ceinture de ruban rouge, elle était naturellement douée pour les arts culinaires, les soins de la maison et le jardinage, et à tout moment, à la moindre de ses apparitions, elle était en train de s’occuper des plantes, de cuisiner ou bien de nettoyer la villa, sans se plaindre ni souffler mot. Elle ne paraissait pourtant pas malheureuse car toujours aimable et souriante, douce : ses mains étaient des mains de mère que rien n’aurait pu entacher, salir ou corrompre, des mains de caresses, de baisers et de promesses. Le stéréotype peut déplaire et pourtant, je jure sur ma vie qu’en rien je n’ai surchargé le tableau : je m’en suis tenu à la stricte vérité, comme ma mère me décrivait la chose ; je n’étais pour ma part pas encore né et, du reste, n’ai jamais vu cette famille de mon existence mais je me garderai de remettre en doute les souvenirs de ma parente.
Son mari était quant à lui ancien manœuvre, ouvrier, et portait sur lui les stigmates d’une vie de labeur dédiée aux chantiers : de nombreuses cicatrices courraient sur son torse et son dos – on pouvait volontiers les voir lorsque, pour quelques travaux dans sa propriété il se mettait à l’aise afin de ne pas être gêné au niveau des épaules – et son œil gauche demeurait constamment demi-fermé et avait, semble-t-il, tourné totalement au blanc des suites d’un fâcheux incident lors de la construction d’un immeuble – ma mère cette fois était incapable de se souvenir s’il s’agissait d’une poutre reçue à cet endroit ou d’un autre accident – ; il parlait fort et avec un accent prononcé, là où celui de sa moitié était bien moins audible, et faisait des grands gestes à tout propos. On le devinait jaloux et orgueilleux, les rares cheveux bruns qui parsemaient sa coiffe grise lui donnaient volontiers l’allure d’un trafiquant quelconque, appuyée du reste par le petit cigare qui siégeait toujours entre ses lèvres et ses lourdes chevalières dorées sur ses doigts, décorés de bijoux et de breloques. Il était costaud et fier, excessif en tout, que ce soit en ville ou au foyer et sa première exigence concernait les pâtes, qu’il voulait voir à sa table chaque midi et chaque soir. Il ne souffrait pas qu’autre chose ne lui fût servi : spaghetti, lasagnes, ravioli, son épouse rivalisait d’ingéniosité et de créativité pour varier du mieux possible l’ordinaire, et se faisait un malin plaisir de créer sans cesse de nouvelles recettes de sauce, mitonnées grâce aux légumes d’un petit potager derrière sa maison.
Et comme bien souvent elle faisait bien trop de pâtes pour eux deux, elle-même ne mangeant que peu et lui en réclamant plus qu’il ne pouvait en avaler, ils invitaient régulièrement ma mère et son fils à manger chez eux au midi et au soir, et ainsi mon frère cultiva au biberon un goût immodéré pour la compagnie et l’amitié qui ne devra plus le quitter jusqu’à son départ précipité. Je dis bien ma mère et son fils en omettant volontairement mon père, pour la seule et bonne raison que ce dernier, sur les dix ans passés dans le village de Calenzana ne fut « chez lui » que deux mois en tout et pour tout, les deux premiers mois suivant l’arrivée dans le patelin. Non qu’il était consigné pour faute grave, ou bien que pendant tout ce temps un conflit majeur l’entraîna loin de ses pénates, ou encore que sa présence et ses talents furent demandés en une lointaine contrée au-delà des océans, rien de tout cela : il ne désirait tout simplement pas qu’on le voit en compagnie de son épouse car il en avait honte, tout comme il avait honte de dire qu’il avait un enfant : il assimilait cela à une vile faiblesse. Si bien qu’il ne revenait que le soir pour coucher – dans tous les sens du terme – et repartait au matin. Il passait toutes ses journées, toutes ses semaines, tous ses mois de permission dans la caserne, plus précisément au bistrot de la caserne où il s’était taillé une solide réputation de buveur de bières invétéré.
À Calenzana, on prenait ma mère pour veuve ou parfois évadée : et plus d’une fois Mammita Carrozo prit sa défense et celle de mon frère, s’élevant contre les mauvaises langues, nombreuses et de plus en plus farouches. Mais comme la dame était des plus honorables et respectées au même titre que son mari, les rumeurs cessèrent bientôt et on la plaignit plus qu’on ne l’accablait. Vous l’aurez sans doute compris, mais je me fais un devoir de l’afficher en toutes lettres ici : ma mère et mon frère avaient trouvé là une protectrice, sage et intelligente, dont la fidélité n’aura jamais été prise en défaut, à aucune reprise : lorsque mon frère fut malade, elle l’amena à la ville se faire soigner ; s’il manquait une babiole, fût-ce en pleine nuit, elle le donnait aussitôt ou le cas échéant allait l’acheter ; si, enfin, on avait besoin d’une épaule pour pleurer, elle se trouvait encore là. Mammita se dispensait par contre de donner des conseils sur la manière dont le couple allait, et s’interdisait de parler d’une manière générale. Elle écoutait mais savait se taire, et peut-être ce silence-ci marqua tant ma mère qu’elle en fit sa litanie, comme je l’ai dit plus haut. Cela est bien possible. Le mari par contre voyait d’un mauvais œil cette « intruse » et son « bâtard ». Il craignait que cette étrangère, venue du continent, remplie d’idées nouvelles, une « délurée », ne corrompe sa femme et la rende « délurée » à son tour. Bien vaines étaient ses craintes, si seulement il avait su qui était réellement ma mère ! Mais ses peurs étaient celles de tout homme devant l’inconnu, et il ne trouvait aucun moyen de s’apaiser car il ne lui faisait aucune confiance, et ne pouvait rien savoir d’elle autrement que par sa bouche.
Et tandis qu’il la regardait d’un sale œil, cherchant la faille dans son comportement, l’élément troublant qui lui aurait permis de lui interdire sa maison, il s’en éprit inexplicablement je dois dire, et manqua à deux reprises de commettre l’irréparable, si ma mère n’avait su courir et si sa femme n’était pas miraculeusement intervenue. Après cette dernier histoire il ne tenta plus jamais rien et, craignant peut-être des remontrances que l’on ne jugeait pas nécessaires, accepta tacitement cet état de fait, forte tête mais bon cœur – du reste, il devait craindre un tant soit peu sa femme, ou bien considérait-il plutôt que sans elle, il ne saurait s’occuper de la maison et de sa nourriture ?
Malgré cela, les choses restaient en l’état et ma mère, bien que trouvant en sa voisine une amie véritable qui fut une seconde mère à bien des égards, restait cruellement isolée, emprisonnée : elle étouffait. Les nombreuses lettres de ses parents ne la rassuraient et l’apaisaient que l’espace de leur lecture, mon frère l’occupait énormément et elle se sentait doucement sombrer dans la folie, quand un jour d’automne, vers les midis, on sonna, et en ouvrant elle se retrouva face à une femme âgée, aux cheveux gris, blancs frisés, aux petites lunettes et aux lourdes valises ; et rien qu’en voyant son regard, elle sut que c’était sa belle-mère.
La rencontre a été, je me l’imagine, riche en émotions et en intentions : malheureusement je ne peux retranscrire cette scène dans son intégralité, pour la seule et bonne raison que ni ma mère, ni ma grand-mère ne l’ont décrite avec soin ; je me permets alors un rien de fantaisie et d’imaginer, selon les caractères respectifs de mes deux parents, comment tout se déroula alors… que l’on veuille bien m’excuser cette « déformation professionnelle », mais ce sera, je vous l’assure la seule et unique fois où je brode sur la réalité, afin de garder un texte des plus délicieux à parcourir – du reste, je ne serai pas le premier à faire cela, loin de là ; il suffit pour s’en convaincre de lire nombre de biographies « réelles », et non depersonnages imaginaires comme on en croise parfois, ou de romans sous la forme de biographie (que je peux haïr ces procédés, soit dit en passant tout également ; c’est corrompre la fragile barrière entre le réel et l’imaginaire, et amener les lecteurs, et l’auteur lui-même ! à se perdre ; et voici qu’il ne sait plus s’il est simple mortel ou Dieu [« Bin ich ein Gott ? »], si les aventures qu’il raconte sont réelles ou imaginaires. Et il devient victime de cette maladie que l’on nomme « mythomanie » et qui est une vraie tare… tare non seulement pour les proches, c’est en effet vivre dans la peur perpétuelle que tout se découvre, et peur surtout de voir enfin la vérité de leurs yeux nus, et de tomber de bien haut ! je n’ose concevoir les conséquences) ; il faut être bien naïf pour croire que tout ce qui est raconté et réel et avenu, et aussi précisément que raconté… ne serait-ce que défaut de mémoire, mécompréhension des évènements ou tout simplement considérations autres, il paraît impossible d’être totalement objectif sur sa propre vie. Là est la grande incompréhension de l’exercice biographique, et plus particulière autobiographique : pas un ne connaît mieux sa vie que soi-même, mais il faudrait être un autre pour pouvoir prétendre la raconter honnêtement.
Ce sont ainsi les termes du pacte : considère que ce que je raconte est vrai, et je m’engage à ne dire que la vérité. Mais bien souvent les deux parties rompent le contrat et c’est tant mieux : cela apprendra aux arrogants que sont les autobiographes (que je suis par ailleurs : je ne me place pas en marge de ce groupe) d’écrire leur propre vie plutôt que de concevoir des histoires inédites et originales.
J’imagine fort que le silence a dû être la seule et unique parole prononcée pendant plusieurs minutes, un quart d’heure entier peut-être ! J’imagine ma belle-mère, hautaine, l’œil dédaigneux, juger silencieusement sa belle-fille, de haut en bas, la dévisageant avec minutie, répertoriant chaque boucle de ses cheveux, chaque cil, les rides naissantes s’il en était : elle quantifiait le teint de ses joues, la couleur de sa robe, ses souliers ; la douceur de ses mains, la profondeur de ses yeux. Elle tentait en un mot de déceler ce qu’il y avait d’elle en sa belle-fille, convaincue que son fils, qu’elle n’avait pas revu depuis des années je le rappelle, avait intensément voulu trouver une dame lui ressemblant, de physique comme de caractère. Mais elle dut je pense déchanter alors, et sa première impression fut nécessairement négative.
Ma mère quant à elle n’a pas dû se poser tant de questions je présume : une fois sa certitude établie, elle sera restée silencieuse jusqu’à ce qu’enfin, une parole fut prononcée. Mais je doute que ce soit le cas : je pense que sa belle-mère a franchi la porte, la bousculant au passage, trouvé une chambre et commencé à déballer ses affaires. Ce que je sais de source sûre en revanche, c’est que ma grand-mère n’appréciait pas du tout sa belle-fille, loin de là ! Outre le sentiment légitime et connu de haine envers la « femme qui vient voler le petit », quelque chose dans son attitude ne lui plaisait pas. Peut-être la trouvait-elle bien trop simple, trop timide, « minorée » pour reprendre un mot entendu de sa propre bouche, ou bien considérait-elle qu’elle n’était pas assez courageuse pour entreprendre la gestion d’un foyer ? Quoi qu’il en fût, une des grandes énigmes concernait la manière dont elle avait pu retrouver la trace de son fils, et se présenter à la porte du foyer. On ne l’apprit que bien plus tard, au cours d’une conversation banale qui n’avait rien d’un interrogatoire : et je ne résiste pas à l’envie de vous la raconter à présent tant elle reste cocasse et représentative de la farouche volonté de ma grand-mère et du caractère que j’ai voulu dépeindre avec le plus d’exactitude.
Tout a commencé par le plus complet des hasards, lorsqu’un voisin désira lui aussi se faire engager dans la légion étrangère. Ne sachant que peu de choses sur cette « grande famille » mais désireux de la rejoindre à tout prix, il se décida à aller interroger mon aïeule, convaincue qu’elle saurait, par sa grande culture et sa sagesse le renseigner au mieux. Ainsi, pendant plusieurs jours elle recueillit, en marge de ses travaux et de ses ménages, des informations, des noms, des hauts lieux. Après avoir patiemment compilé tout ceci, elle donna ses résultats et, reconnaissant, le voisin lui promit de la tenir informée de ses tribulations. Il s’engagea de fait au plus proche, à Besançon, et de là, par le plus complet des hasards fut amené à servir à Poitiers. Il écrivit dès lors régulièrement à sa bienfaitrice, qui à chaque lettre le pressa de questions ; et bientôt ce dernier l’informa qu’un certain individu, portant le même nom de famille que sa personne s’était engagé il y a peu. Son sang ne fit qu’un tour : alors qu’il lui demandait, naïvement, si elle le connaissait et si ce n’était qu’un parent, proche ou éloigné, elle fut par ailleurs persuadée qu’il s’agissait de son fils enfui – je précise qu’elle n’aura jamais tenté jusque là de le retrouver, convaincue qu’il reviendrait de lui-même tôt ou tard, et ne voulant du reste ne pas lui attirer d’ennuis.
Elle se rendit, sans souffler mot à sa famille qui demeurera pendant longtemps dans l’attente d’une explication, dans la ville où elle s’entretint fermement, plusieurs heures durant avec le chef de garnison. Elle tenta toutes les diplomaties : caresses verbales mais chirurgicales, fermeté, pleurs, tendresse : sans succès. Alors elle se décida d’entreprendre une grève de la faim – ce détail aura sur moi une profonde importance comme vous pourrez le constater par la suite. Pendant quatre mois, devant la caserne, réclamant l’information désirée ; elle en ressortira affaiblie mais pertinemment résolue, et enfin elle apprit la destination de la mutation de son fils. Après avoir repris des forces et dissipé la foule de badauds qui s’était minutieusement amassée autour d’elle – et les rares journalistes qui se trouvaient là –, elle fit un dernier crochet chez elle prendre des affaires puis, en stop et à pied, rejoignit Marseille pour de là prendre le ferry.
Quelles étaient résolument ses intentions une fois arrivée ? Ma mère m’a-voua qu’elle n’en sut jamais rien. Je pense à présent qu’il s’agissait pour elle, en toute priorité, de revoir son enfant. Mais devant la volonté de ce dernier de ne passer que peu de temps à la maison, elle dut se résoudre à trouver d’autres activités. Et puisque son fils ne lui adressa aucun mot quand il la revit le premier soir, et qu’elle ne fit aucun pas vers lui, elle désira tout d’abord s’occuper de mon tout jeune frère alors. Elle se révéla être une grand-mère attentionnée et délicate, et mit de côté toutes ses rancunes. Petit à petit et contre toutes attentes, à commencer par celles de ma mère, elles se nouèrent d’amitié en traitant d’un sujet de conversation commun : mon père. La belle-mère lui racontait son enfance qu’elle ignorait grandement, et elle, son comportement en vie de couple et devant son fils. Elle lui conseilla, en toute amitié et sans compromis le divorce, mais se ressaisit en songeant que son fils ne l’accepterait jamais, bien trop chrétien ; de même, elle ne put s’empêcher de rire en coin après l’évocation de l’anecdote de la carabine, lui disant qu’étant pratiquant et croyant, jamais il n’aurait pu se suicider.
Mais un de ses conseils ne tomba pas dans l’oreille d’une sourde : afin de palier son relatif isolement, elle lui proposa de passer le permis de conduire, et s’engagea à l’aider dans ce sens. L’idée la séduisit, et la promesse de cette aide supplémentaire n’alla pas sans lui plaire : et bientôt il fut savamment décidé que cela se passerait ainsi. Hélas ! Ma grand-mère ne pouvait rester éternellement en Corse et, trois semaines après sa venue, elle dut repartir. Elle ne prononça qu’un « ton orgueil te perdra » adressé à son fils en guise d’adieu, embrassa longuement ma mère et son fils et repartit comme elle était venue.
Ma parente me révéla que cet au revoir, qui avait des airs farouches d’adieux, fut douloureux et pour elle, et pour sa belle-mère et que plusieurs heures plus tard elle en pleurait encore. Cela affecta semble-t-il mon frère puisque lui aussi pleura, sans doute par sympathie avec sa mère : il est d’un usage établi que les enfants en bas âge sont particulièrement sensibles aux modifications d’humeur de leurs parents – et surtout de leur mère – et que sans raison autre que celui de l’imitation ils règlent leurs émotions sur leur modèle. Mais malgré ce départ, ma mère put passer efficacement son code de la route, puis son permis, au bout de la quatrième tentative. Les anecdotes à ce sujet sont nombreuses, mais je ne me bornerai qu’à en raconter une seule.
Lors de ses leçons de conduite, ma mère emportait avec elle un berceau où dormait mon frère, bercé par les virages doux de la route afin de ne pas le confier à sa voisine, qui avait déjà été si bonne avec elle. Et un jour, m’a-t-elle raconté, tandis qu’elle traversait le maquis, un incendie s’était déclaré et le feu traversa la route, devant eux : tremblante de peur, son moniteur prit le volant et ils purent sans mal revenir à l’abri. Cet incident la tourmenta plusieurs jours, et elle se refusa alors à reprendre les pédales. Mais les cris de son époux sur son incapacité à passer le permis – tandis que lui l’avait obtenu grâce à la légion, ce qui n’est pas, je m’en suis aperçu bien vite, un gage de qualité – et ses insultes la stimulèrent plutôt que de la décourager : et bientôt elle gagna sa liberté. Après avoir acheté une voiture d’occasion, en demandant un prêt qu’elle ne pourra jamais rembourser à sa mère, elle partit sur les routes, se libéra enfin. Mais sentant que son emprise sur elle diminuait progressivement, mon père ourdit une triste solution : il se décida à partir pour la Guyane française, emportant avec lui toute sa famille, augmentée d’un nouveau membre : ma personne, née dix ans après mon frère tandis que le maquis était encore une fois en feu, quelque deux mois avant le départ.
La stratégie de mon père restait rigoureusement la même que celle qui motiva le départ en Corse : éloigner le plus possible ma mère de sa famille afin de la soumettre et l’obliger, la contraindre devrais-je dire plutôt, à l’enfermement afin de briser ses nerfs. Il aurait pourtant dû saisir, après cette épreuve infructueuse sur l’île de Beauté que toutes ses tentatives seraient vouées à l’échec, et que plutôt vouloir à tout prix exprimer sa virilité au travers de procédés discutables, que sa femme n’était pas du bois dont on fait les potences – que l’on m’excuse cette virulente critique, mais je trouve dans ce texte une tribune afin de venger ceux qui le méritent. Néanmoins, je reconnais à mon parent une qualité, ou plutôt un don : celui de la manipulation. En effet, rien n’obligeait ma mère à suivre son époux en Guyane française ; elle aurait pu, bien au contraire, profiter de ce départ inespéré – puisque tout était décidé quand il l’annonça, et qu’aucun retour en arrière n’était permis – pour revenir chez elle et, peut-être, trouver le moyen de vivre plus confortablement sans avoir toutefois à divorcer. Avec un enfant d’une dizaine d’années et le second de deux mois, pourquoi l’avoir suivi ? Elle m’avouera tout simplement avoir eu pitié de lui. À nouveau je la laisse décrire cet épisode marquant de son existence, marquant et déterminant : toute sa vie, ainsi que toute celle de mon frère – j’ai été épargné, du fait de mon jeune âge – a basculé à cause de ce séjour de deux ans. Et s’il n’était qu’un immense regret dans son cœur, c’était bel et bien pour elle d’avoir accepté de changer de continent.
« J’avoue, j’ai cédé. Je ne peux même pas te dire quels ont été très précisément ses arguments. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’a fait une scène pathétique au combien ce soir-là, il m’a sorti le grand jeu. Dîner au restaurant avec champagne et chandelles, et détour dans la chambre bien évidemment. J’en garde un bon souvenir par ailleurs… jamais il n’avait été aussi doux avec moi, je dois l’admettre, jamais, pas même lors de notre première nuit. Je ne vais pas te dévoiler, petit pervers, tout ce qui s’est passé, mais sache juste que c’était grandiose et qu’il m’aura comblé, pour la seule et unique fois. Pour la seule et unique fois il aura songé à mon plaisir, à mon unique plaisir me semble-t-il. Rien que pour ça, je suis prête à lui pardonner certaines choses… certaines, et non pas toutes : je ne suis pas idiote. Mais à l’époque, les choses étaient différentes. J’ai eu pitié de lui, pitié de ses yeux de cocker frits, de sa lippe de bébé boudeur. Il me disait qu’il serait seul là-bas, dans ce pays étranger (bien sûr, il s’était gardé de me dire que c’était lui-même qui avait demandé la mutation… je ne l’ai su que bien plus tard, totalement par accident. Ton père est un distrait, tu vois : il ment, mais il n’a pas assez de mémoire pour se rappeler de tous ses mensonges alors que moi, je n’oublie pas… et rappelle-toi aussi : une femme, ça n’oublie pas) sans personne, et que nous on serait loin, si loin… alors j’ai craqué. Mais j’ai rapidement déchanté.
« La première (mauvaise) surprise venait du voyage. On devait prendre l’avion à partir du continent, de Paris, et on avait une escale à la Guadeloupe. Tu étais un petit bébé braillard.
[…]
« Pas la peine de faire ce visage-là, tu étais un bébé braillard. Jamais je n’avais entendu, ni élevé par ailleurs d’enfant aussi pleurnichard. Tu as pleuré des heures durant, sans que je ne puisse comprendre pourquoi : tu n’avais pas faim, tu ne voulais pas dormir, tu n’étais pas sale, je te berçais, te chantais des comptines… rien n’y faisait. Bien entendu, entassés comme nous étions dans l’avion, inutile de dire que je me suis attiré les foudres de bon nombre de voyageurs… et ton père ne cherchait même pas à me défendre : lui, il dormait (ou faisait semblant plutôt) pendant que je me faisais insulter. Une fois à la Guadeloupe, escale : là, une charmante dame de l’île m’a apporté à manger, à boire, s’est occupée de toi et de ton frère… alors que ton père, lui était en train de s’enivrer à la buvette. Après quelques heures qui n’ont pas été si catastrophiques que je le pensais de prime abord, tu t’étais endormi et on est arrivé dans… enfin, dans la ville, quoi. Et plus précisément dans l’immeuble que la légion mettait à disposition de la famille des soldats. Enfin, immeuble est peut-être trop… mais je ne trouve pas d’autres mots pour décrire cet amas de poutrelles et de parpaings qui tombait en miettes. Et cette odeur… j’ai cru devenir folle. Mais j’étais seule. Ton père, lui, restait à la caserne, comme en Corse. Ça, il ne s’était pas privé… j’ai compris bien rapidement son petit numéro du petit canard solitaire qui se retrouverait tout seul. Il s’en fichait. D’ailleurs, il ne revenait même plus le soir. Des mois durant sans nous voir. Mais je ne lui en aurais pas tenu rigueur si, comme nous, il avait eu un si piètre niveau de vie.
[…]
« Ah, notre niveau de vie à l’époque… et bien, ce n’était tout de même pas le tiers-monde : on restait en France. Mais je ne pensais pas jusque là que la France pouvait être aussi pauvre. Pas d’eau courante, ou très peu, et toujours noire, sale, je ne m’avisais pas d’en boire ou d’en faire quoi que ce soit : on se lavait à l’eau minérale exclusivement, on faisait la cuisine à l’eau minérale exclusivement, je faisais la vaisselle et toute ma lessive à l’eau minérale exclusivement. Des packs entiers, que je ramenais à bout de bras, dans ton landau poussé par ton frère tandis que je te portais à cou, pendant un kilomètre, car il fallait un kilomètre à pied pour aller dans le seul supermarché du coin… je n’avais pas de voiture et, de toutes manières, les routes étaient bien trop dégueulasses pour que l’on puisse s’en servir. Et la chaleur, cette chaleur… une chaleur humide, lourde, qui te collait à la peau. Je prenais trois douches par jour pour me sentir mieux, toi, tu avais une sorte de petite cuvette rouge dans laquelle tu trempais perpétuellement pour te rafraîchir, ton frère devenait dingue. Il a beaucoup souffert… il a passé toute son adolescence dans cet endroit où l’on manquait de tout, à un âge où on a certaines exigences, juge par toi-même : pas de lait, de la viande en très petite quantité et pas de poisson… bien sûr, on pouvait manger local, mais c’était à l’image de l’eau, et je ne voulais pas y goûter, surtout pas. Alors il fallait se contenter de ce que l’on recevait de la métropole. Je faisais du bœuf bourguignon à tour de bras, j’en ai dégoûté ton frère… il ne pouvait plus en manger, et il a mis du temps avant d’en manger à nouveau. Cette chaleur quand j’y repense… les murs étaient couverts de moisissures dans notre appartement, et les bestioles proliféraient. Des cafards gros comme mon poing qui volaient à travers la pièce, qui remontaient des toilettes et des lavabos, dans la douche, partout… quand j’y repense, quand j’y repense Seigneur… comment ai-je pu… on avait la télévision. Mais toutes les émissions étaient décalées de quoi ? deux mois par rapport à la métropole. Je me souviens qu’un après-midi, les programmes avaient été annulés et qu’ils avaient passé Viens chez moi, j’habite chez une copine avec Michel Blanc… que ton frère a pu être heureux ! C’était son film préféré jusqu’à la fin, je crois.
« À cette époque, je ne buvais que de la bière. J’ai pris beaucoup de poids, je m’étais déjà empâté après ta naissance (comme beaucoup de femmes après une grossesse d’ailleurs, le corps demande un temps d’adaptation) et l’alcool n’a rien arrangé. Quand je pense que plus jeune, ton père pouvait sans mal enserrer ma taille et faire rejoindre ses mains ! Quoi qu’il en soit, au bout de deux ans (un peu plus, ça doit faire en tout quelque chose comme trente mois) j’ai dit stop. Et j’ai réussi, je ne sais comment, à convaincre ton père de rentrer en France. À vrai dire, qu’il aurait voulu ou non, je serais repartie. J’avais atteint ma limite, ma dernière limite. Et nous sommes donc arrivés en septembre à Castelnaudary, dans l’Aude, un petit patelin que tu connais très bien. »
Un « petit patelin que – je – connais très bien » et pour cause : notre famille y aura passé près d’une quinzaine d’années, j’y ai fait une grande part de ma scolarité, mon frère tout également – en y incluant la proche région – ; et je garde de cette ville un souvenir ému et honnête, si bien que, sans m’en apercevoir, je me suis souvent retrouvé à comparer mes pérégrinations à celles rencontrées là alors. J’en garde également des souvenirs incertains, des doutes et des peurs : mais cela, vous le lirez par la suite.
À mes oreilles, aucun autre nom de ville ne recèlera plus de connotations agréables : comme du miel, ou une symphonie entière, un opéra ; à peine le prononce-t-on que j’en suis ému, les larmes envahissent mes yeux, mon cœur bat plus vite. C’est là où j’aurais vécu tant de choses, et où je vis encore tant d’évènements : car j’y suis retourné sitôt mes études achevées, me sentant éternel errant en ce monde mais trouvant dans ce paisible village un repos inexplicable – l’image de Chateaubriand se superpose en moi à cet instant. Je pense me faire un devoir de décrire ce qu’était la ville de mon enfance, de la manière dont je m’en rappelle ; que l’on excuse cette description qui peut paraître rédhibitoire et qui l’est sans aucun doute, mais encore une fois je le juge nécessaire. À plusieurs reprises j’ai eu l’occasion de me justifier, et je persiste : bien que je reste pertinemment maître de mon passé, que je sache dénouer les fils de la vérité et ceux du mensonge, que je choisisse quoi raconter et quand, je ne peux obliger quiconque à me lire et en cela je suis redevable à celui qui parcourt actuellement ces lignes : maudits soient les auteurs qui pensent, naïvement, qu’un livre surgisse ex nihilo ; il faut considérer que tout comme l’arbre qui tombe dans la forêt ne fait pas de bruit si personne n’est là pour l’entendre, un livre ne fait partie de la réalité non pas une fois écrit, mais bel et bien une fois lu et seulement alors. Sans lecteur, il n’est pas de livre. Ainsi je me fais régulièrement un devoir d’expliquer mes choix quand cela est possible, je me réserve le droit d’annoncer une future explication lorsqu’un point obscur est soulevé par mon texte ; je m’autorise le divin privilège de l’annonce, sans toutefois promettre que l’attente en vaille la peine ; je considère de ma mission d’informer qu’un personnage, ou une de ses actions revêtira une importance particulière par la suite. Tout ceci rentre dans le sacro-saint « pacte » que j’ai tissé plus haut ; bien qu’ayant averti que certains points resteront secrets pour des raisons que j’ai déjà exposées, je désire que ce « voyage littéraire » se déroule du mieux possible et, qu’une fois la lecture achevée, mes lecteurs en soient apaisés, qu’ils puissent me juger tel que je suis, qu’ils puissent me répondre. Mais je m’égare à nouveau dans des considérations oiseuses et mon récit n’avance guère : que l’on excuse les palabres d’un vieil homme qui n’a plus toute sa tête !
Peut-être un rien de géographie ? Bien que la ville ait une renommée d’ordre mondiale pour sa spécialité culinaire maîtresse, le cassoulet, j’ai été surpris d’apprendre au cours de mon existence que bien que les noms de Carcassonne ou de Perpignan, ou encore Limoux soient généralement connus du nombre, celui de mon village fétiche demeure une incertitude. Situé à une quarantaine de minutes de la célèbre cité fortifiée, au sein de l’Aude, Castelnaudary a vu son développement lié tout d’abord à la présence du Canal de Midi, célèbre construction fluviale et œuvre de Pierre-Paul Riquet, qui s’y attachera jusqu’à sa mort mais hélas ! avant sa complétion, puis à la présence du quatrième régiment étranger – régiment d’instruction de la Légion Etrangère – qui, comme vous pouvez le pressentir, accueillera mon père dans ses services.
Plate-forme honorable des déplacements dans la région, les visiteurs cou-rent un grand danger en parcourant la ville : celui de tomber sous son charme et y demeurer longtemps, bien plus longtemps qu’ils n’y prévoyaient. Il convient de diviser la ville en deux grandes aires, tout aussi agréables l’une que l’autre et que j’ai eu le bonheur d’habiter successivement : la ville haute et la ville basse, la première encore sauvage et interdite, la seconde bien plus urbaine et agitée. Je les porte toutes deux dans mon cœur, tant mes connaissances habitaient les deux cités : et du reste il était aisé de rejoindre l’une et l’autre à pied, du moins jusqu’à une certaine distance : pour prétendre atteindre les hauts plateaux à partir de la ville il fallait s’y prendre tôt et avoir du courage, car la montée était rude ; comme du reste mon lycée se trouvait dans cette zone, dans un des recoins les plus élevés du village, j’ai dû l’arpenter plus d’une fois, jusqu’à notre déménagement : me trouvant alors légèrement plus haut que mon école la route était bien plus agréable, si ce n’était que tout accès à la ville était à présent interdit au marcheur, et que la voiture était véhicule obligé pour la rejoindre.
Dans la partie Nord de la ville – ce que j’ai appelé « Ville basse » – se trouvaient mon école primaire, notre première habitation et notre collège, à moi et à mon frère ; je me souviens des larges avenues, lourdement détériorées par le passage, dorénavant interdit et ce l’année de notre arrivée en ville, de poids lourds qui trouvaient un moyen pratique de relier deux autoroutes, des longues rues et d’une caserne abandonnée, qui fut redorée lors de notre départ et qui aura été avec mes camarades une aire de jeux des plus mystérieuses, notamment du fait de sa position intermédiaire entre l’école primaire et le collège. Pour atteindre le centre-ville, il fallait remonter la plus large des avenues, dédiée à Frédéric Mistral, grand auteur de confession occitane, contourner l’école primaire puis, enfin, après une dizaine de minutes on pouvait apercevoir la grande place, devenue grand parc de stationnement et entourée de commerces, notamment un nombre raisonnable de bistrots et de troquets.
Si l’on poursuit plus haut son exploration, passée la place, les ruelles se font plus étroites, encore pavées de l’époque romaine pour certaines, comme celle menant directement à la gare. J’en garde un souvenir précis : de grands arbres qui l’obscurcissaient, été comme hiver, et une grande maison sur sa gauche en venant de la ville, à la grille verte rouillée, aux lierres envahissants ; je n’ai jamais bien pu savoir si elle était habitée ou non, mais ses volets étaient pour certains toujours fermés, pour d’autres à jamais ouverts. Sur sa droite, toujours en venant de la ville, on pouvait apercevoir une ancienne usine abandonnée, et qui sera détruite afin de construire des maisons d’habitation. J’adorais pertinemment bien cette usine pour une seule raison, qui à mes yeux revêt une importance fantastique : il y avait de dessinée sur un de ses murs, par quelque artiste bohème de passage, une étrange fresque qui défia pendant longtemps toute ma compréhension et qui reste emblématique d’un certain état d’esprit, d’une certaine union qui sera, pendant plusieurs années mon sacerdoce, et qui expliquera – du moins, qui tendrait à expliquer… n’est-on jamais parfaitement certain des causes secrètes des choses ? – mon goût pour les arts picturaux et littéraires ; cette fresque représentait une main, dessinée à la plume, tenant entre ses doigts un pinceau coloré, qui achevait de peindre une seconde main colorée, en dessous de la sienne, qui tenait dans ses doigts une plume, achevant de dessiner la première main… interprétation originale du « yin-yang » qui m’intrigua pendant plusieurs années et, encore aujourd’hui, c’est une de mes représentations favorites des deux arts, et de la connexion qu’ils peuvent tous les deux avoir. J’ai pris soin de décrire cette rue pavée du passé et pour cause : lors de mon retour, il n’y avait plus aucun pavé. Pour faciliter les trajets jusqu’à a gare, la municipalité avait jugé bon de goudronner entièrement l’allée, et cela à mon grand dam.
Je prends mes repaires « en venant de la ville », car c’est ainsi que les choses me viennent le plus naturellement : je faisais plus régulièrement le trajet en ce sens que venant de la gare, car notre médecin de famille, qui mériterait je pense un chapitre complet – que je ne vais peut-être pas faire, mais qui aura dans tous les cas un large paragraphe prochainement ; j’ai toujours scrupule à dédier une entière partie, ou un entier chapitre à un seul et unique personnage quand bien même, je l’avoue, je l’aurais fait ci et là, y prenant même un certain plaisir à l’écriture – habitait non loin de la gare. Par la suite, pour revenir en ville, nous prenions un autre chemin, toujours, qui nous faisait franchir le fameux canal avant de revenir dans des terres connues. Plus haut encore, comme je l’ai déjà évoqué, se trouvait mon lycée, puis les nombreuses impasses construites très récemment dans l’histoire de la ville – portant toutes, par souci d’égalité, des noms comme : « rue des érables », « rue des cèdres », « rue des cerisiers » etc. – et où nous aurons par la suite habité, et où j’habite encore : la maison de mon enfance était restée telle que, mais j’aurai l’occasion d’en reparler quand le moment en sera venu.
En tout et pour tout, ma famille et moi-même, nous aurons passé prêt de quinze années dans ce village, quinze années tantôt longues, tantôt courtes : comme de bien souvent les choses vont et viennent, les bonnes choses comme les mauvaises, tantôt plus, tantôt moins ; mais globalement j’ai encore de très bons souvenirs associés à cette ville, sans compromis ni exagération d’aucune sorte.
La première maison que nous avons donc habitée, au sortir de la Guyane et après une première nuit passée à l’hôtel le temps que l’agence immobilière ratifie quelques papiers – je garde de façon inexplicable un assez bon souvenir de cette nuit, un souvenir agité et fait surtout de draps blancs dans une chambre entièrement noire. Peut-être que ma peur enfantine de l’obscurité complète a contribué à graver cette nuit, pendant laquelle je n’ai pas dû dormir énormément, dans les méandres de mes souvenirs – était située non loin d’un imposant carrefour, jonction de deux avenues, théâtre de nombreux accidents parfois mortels avant que la mairie ne se décide à y implanter des feux tricolores afin de réguler le transit des véhicules. Nous louions, bien évidemment : je pense avoir déjà abordé les questions « salariales » du métier de mon père, et nous ne pouvions décemment pas être propriétaire.
Notre propriétaire justement était une vieille dame, dont la fille habitait la maison en face de celle ainsi louée. Je la revois parfaitement, et elle avait un certain air qui me rappelait ma grand-mère maternelle, du moins selon les rares photos que nous avions d’elle : je n’étais prédestiné à ne pas la rencontrer pour ma part avant mes dix ans. Toujours aimable, gentille, elle se lia d’amitié avec ma mère qui, paradoxalement, ressemblait quelque peu à sa fille, son portrait plus jeune néanmoins, si bien qu’il ne fut pas un tracas dans la maison dont elle ne s’inquiéta immédiatement, tuyauterie défectueuse ou chauffage en panne : pendant les douze années passées « chez elle », je n’ai souvenir d’aucun accident qui nous aurait dérangés de façon durable.
La pièce principale, celle par laquelle on entrait directement dans la maison consistait en un grand salon au carrelage noir et blanc, par ailleurs lourdement abîmé du fait des vibrations des poids lourds sur l’avenue et séparée en deux parties distinctes, une salle à manger et une manière de vestibule par l’intermédiaire d’une porte-fenêtre aux carreaux inimitables, que je n’ai jamais pu retrouver par la suite. Le salon donnait sur une petit cuisine, qui était de loin la pièce la plus sombre de toutes : de là, on pouvait rejoindre le garage, et via un escalier graveleux une petit cour intérieure. Par cet enfermement certain, la cuisine était sujette aux mauvaises odeurs de pots d’échappement d’une part, et de la cour de l’autre… car notre voisine, une célibataire avertie et âgée répondant au doux nom de « Josépha » avait également en sa possession des canards comme animaux domestiques et les appelait affectueusement « mamours » : et leurs besoins, lavés à grandes eaux, venaient s’échouer du fait de la pente dans notre cour, ce qui occasionna quelques rixes de proximité. Ma mère dut sans cesse batailler pour conserver une odeur agréable dans la cuisine et dans la maison entière, à renfort de parfums, de fleurs et d’astuces, et y parviendra miraculeusement. Bien entendu, elle aura souvent eu des paroles crues envers cette insupportable compagnie, et régulièrement Josépha l’accusera d’en intenter à la vie de ses « chéris » ; elle avait notamment porté plainte, qui par chance sera restée sans suite, contre ma mère qui aurait soi-disant coupé les ailes d’un de ses protégés.
À l’étage, on pouvait trouver les chambres, quatre, et une salle de bain : celle-ci était, je dois le dire, vétuste et sale mais formidablement bien éclairée. Je me rappelle qu’une large baie vitrée ornait le plafond, baie hélas salie par de la mousse et des herbes, que l’on n’a jamais pu nettoyer. Une des chambres, située sur la droite en sortant des escaliers servait d’entrepôt, où de lourds coffres et malles recueillaient nombre de jeux de société, dont mon frère était particulièrement friand, ainsi que des habits usés, des sapins de Noël abîmés, des affaires d’école de mon frère. Celle en face de l’escalier a justement été son refuge, jusqu’à ce que, autorisé par mon âge, je ne lui vole son bien, le contraignant à déménager dans ce qui était jusqu’alors une chambre d’amis ; il ne m’en garda que peu de rancune, car sa nouvelle chambre était supérieure à la mienne sur bien des points : mieux éclairée, plus grande, plus agréable à vivre et où, si je me permets de révéler un secret coquin – qu’il me pardonne, s’il m’observe actuellement écrire ses lignes ! – il perdit sa virginité avec une de ses premières petites amies. La dernière chambre – et non la moindre – était celle de mes parents et, quelques six années plus tard, servit de refuge à l’ordinateur que nous avions, sous l’impulsion de mon frère, alors acheté et qui aura bouleversé mon entière existence, puisque je devins par la suite un « accroché du clavier ». Lorsque nous avons emménagé à Castelnaudary, mon frère était en classe de quatrième au collège que j’ai évoqué plus haut, Le Collège des Fontanilles ; quant à moi, je n’étais pas encore en âge de scolarisation élémentaire, mais la maternelle me tendait les bras. En revanche, bien avant toutes ces considérations scolaires, je devais faire face à de nouveaux tracas et de nouveaux dangers : et pour la première fois, je frôlais la mort.
Oui, je frôlais la mort, je l’écris sans haine : tout un chacun sait qu’une maison recèle mille et une façons pour l’enfant trop entreprenant de se mutiler. Pour ma part, ces dangers ne m’ont jamais inquiété : l’ennemi était plus que jamais intérieur, il était génétique, et me venait de ma grand-mère paternelle, un mal qui me poursuivra jusqu’à mes vingt ans révolus, et bien au-delà dans une moindre mesure : mon asthme. Nourrisson, j’étais sujet à de violentes crises d’eczéma qui, par chance ou plutôt par miracle, ne me laissèrent aucune séquelle – je dis par miracle, car on aura fait appel à un marabout pour me guérir : une mèche de mes (rares) cheveux a été envoyée, via courrier postal, à mes grands-parents maternels qui ainsi, avec une photo de moi, ont confié mon sort à un guérisseur de leur région. Coïncidence ou force occulte, quoi qu’il en fût, je guérissais totalement deux mois plus tard, tandis que rien ne le présageait – mais qui ont cédé leur place à des crises d’asthme, aussi violentes et d’autant plus dangereuses. Plus jamais au cours de mon existence je n’aurai connu de peur semblable, je n’aurai eu d’angoisse similaire : ces crises qui se poursuivront, comme je viens de le préciser, bien tard au fil de mon existence, ont été pour moi une source intarissable de tracas, l’occasion répétée de faire des prières, souvent convaincu que ces secondes étaient mes dernières, d’embrasser mes proches, de me faire pardonner mes péchés. Mais si, à mes dix-huit ans, je concevais ces crises comme une juste punition de mes actes, à deux ans, pourquoi en étais-je frappé ? – Je me permets encore une fois de mettre ce récit entre parenthèses, et de commencer une description d’une de ces fameuses crises. C’est toujours délicat d’être ainsi son propre médecin, et de dépeindre symptômes et effets d’une manière subjective, personnelle, là où des générations de savants ont édifié des vade-mecum complets sur le sujet. Je vais néanmoins faire de mon mieux, et que l’on se rappelle surtout que la définition, et la description qui suit ne peuvent en aucun cas faire office de consultation : du reste, je ne suis pas Dostoïevski.
Je savais que j’étais sur le point de faire une crise, en sus du souffle court, de l’oppression de poitrine, de la tête qui me tournait, par deux indicateurs immuables qui m’effrayaient, autant par l’inéluctable qu’ils annonçaient que par l’incompréhension que je ressentais à leur égard : mon menton et mon oreille droite, en particulier son lobe, me grattaient. Ce n’était pas une démangeaison « classique », comme une irritation provoquée par une piqûre d’insecte, ou bien une inflammation maladive ; cela provenait de « sous » la peau, de façon à ce que mes efforts répétés ne pouvaient décemment pas faire passer la douleur. Il n’y avait du reste aucune trace : ni bouton, ni rougeur (exceptées celles que je provoquais moi-même alors en me grattant. On a longtemps pensé qu’ils’agissait d’une conséquence pré-traumatique à la crise, une réaction psychosomatique, mais je sais pertinemment bien que la douleur que je ressentais, et qui parfois allait jusqu’à la brûlure, était réelle et bien réelle et que je ne la fabulais d’aucune sorte. Mais lorsque je la ressentais, je savais que la crise suivrait, ce n’était qu’une affaire de secondes : et à l’intensité de la démangeaison, je pouvais pressentir l’intensité de la crise. Parfois, j’avais le temps de réagir : je me rendais compte de la démangeaison, réagissais au quart de tour, et modérais le tout grâce à la prise d’un médicament… mais lors des crises importantes, notamment celles provoquées par la poussière ou les allergies, le premier symptôme était contemporain de la crise proprement dite, et je ne pouvais que prier, et uniquement prier.)
La crise a cela de terrifiant que, bien qu’étant parfaitement conscient de tout ce qui se passe autour de moi, des sons, des paroles, que je puisse me déplacer à allure « normale » (sans toutefois prétendre piquer des pointes de vitesse), que je sois capable d’agir, mes fonctions respiratoires sont, quant à elles, totalement bloquées, détruites : annihilées. Et alors que je cherche à reprendre mon souffle, que je crispe mon ventre, que je tente d’aspirer, rien ne se produit. J’ai été brutalement privé de mes poumons et de ma trachée, et la bouche grande ouverte, bavant, le ventre, la poitrine poussent en vain, les mains serrent instinctivement la gorge dans l’espoir d’étrangler un ennemi qui est, hélas ! bel et bien invisible. Et je déambule ainsi, cherchant des yeux un secours, au plus vite, espérant capter ne serait-ce qu’une bouffée, de quoi libérer ces bronches qui m’empêchent de vivre normalement.
Et à chaque fois, j’ai été exaucé. Que l’on me vienne en aide par une piqûre rapide, comme aux premiers temps, ou bien par une bouffée de vaporisateur dont c’est le métier, cela me suffisait pour me calmer, pour demander à mon cœur de cesser de battre la chamade, à mes tempes de ne pas exploser. Et je reste bel et bien en vie, les larmes aux yeux, la panique dans le regard et un mal de crâne divin, mais toujours en vie.
Lorsque mes premières crises m’ont frappé, je devais avoir moins de quatre ans. L’environnement de la maison, formidablement humide – « une vraie éponge », pour reprendre l’expression même de la propriétaire, qui en était sincèrement navrée mais qui ne pouvait, faute de moyens, rien faire– favorisait l’émergence des troubles, et si celles-ci étaient bénignes et passaient inaperçues de prime abord – je toussais, parfois de manière plus ou moins « drue », mais on ne s’en inquiétait pas, moi le premier –, elles s’aggravèrent progressivement et un jour, on dut en quatrième urgence faire venir le médecin qui était de deux numéros à peine notre voisin. Ce dernier m’ausculta, conclut rapidement, et me soigna tout en calmant ma mère qui, s’agitant à mes côtés, me transmettait malgré elle son inquiétude et faisait s’augmenter ma peur et mon mal. Il fut décidé que dorénavant ce médecin serait le nôtre, et ce malgré son départ pour un cabinet plus spacieux dans la ville haute ; que j’en parle un rien n’est que justice, tant il aura été un ami avant d’être un docteur, ce que devrait être tout médecin de famille, à une époque où le mot avait encore du sens. Je me souviens de lui comme une personne grande, immense : aux cheveux bruns en bataille, à la barbe de trois jours et à l’accent du sud prononcé, qui m’avait toujours fait rire, et, je crois, ma mère et mon frère également. J’ai été le voir régulièrement, peut-être une fois par semaine étant jeune ; puis mon asthme se calmant docilement avec le traitement et l’âge tout simplement, mes visites furent de plus en plus sporadiques, si ce n’était quelques tracas gastriques ou un rhume mal venu. Surtout, il me conseilla fermement une fois mon bac obtenu, moi qui désirais aller en école de médecine… mais sur cela j’y reviendrai. Surtout, il diagnostiqua chez mon frère la maladie dont j’ai tant parlé, mais, hélas ! ce fut bien la seule et unique fois où on ne l’écouta pas… et sur ma demande on ne l’avertit point de mes propres ennuis « psychiques », dont je vais vous entretenir à présent.
Vous l’aurez sans doute remarqué, et, à ma relecture je m’aperçois combien cela est frappant, le chapitre précédent est, en comparaison avec tous les autres et de ce que devrait logiquement être celui-ci, relativement court. En réalité, il s’agit d’une fameuse astuce de construction… et puisque j’aborde le sujet, j’en profite pour écrire un rien sur cette habile manœuvre d’auteur, ce « secret professionnel » comme je peux l’appeler sans risque ou plutôt cette manipulation dont tout écrivain a su faire preuve à un moment donné de son œuvre. Même les plus inspirés ont leurs instants de faiblesse, et la forme vient toujours, pour ainsi dire, au secours d’un fond paresseux.
Tout part d’un état de fait incontestable, un vice de lecture que partage beaucoup d’individus sans scrupules et qui ne trahit aucune intention particulière : il ne s’agit que de commodité, dans un monde qui demande, exige plutôt de compartimenter et de jauger intelligemment ses temps de repos et ses invitations à la réflexion. Les choses sont ainsi faites et l’on ne peut décemment pas lutter contre : ainsi la vie aura-t-elle imposé à ses loyaux sujets un rythme effréné, où elle croit que tout un chacun est sparring partner ; chaque jour l’individu se place en lutte contre la vie, en course, en sprint contre elle et ne pourra décemment jamais gagner, faute de courage, de volonté ou d’obstination, de temps tout simplement. Et cette commodité consiste tout simplement, au commencement ou en milieu de chapitre de tourner fébrilement les pages, encore et encore, jusqu’à trouver sa toute fin : on y glisse alors le doigt ou un marque-page, on évalue non pas les pages restantes, mais celles qu’il reste à tourner pour apercevoir la fin. C’est l’étape, le moment où enfin on pourra se reposer : personne n’aime stopper sa lecture au beau milieu d’une partie, au milieu d’une phrase. Ainsi, on fait en cela toute confiance en l’auteur pour ce qui est de savoir découper son texte et ses idées, de les amener comme il le convient, de les répartir de manière intelligente et raisonnée.
Seulement, il n’est alors rien de plus facile que d’agencer les textes de manière à faire se succéder un court chapitre après un long : il existe, et vous en aurez convenu tout au long de cette lecture, mille endroits où l’on peut prétendre en finir avec le chapitre en cours et en débuter un autre. Si bien que moins par le fond, c’est par la seule volonté de l’auteur qu’un texte se structure. Simplement, il est des conditions sine qua non où, pour mettre en exergue un personnage ou une situation, ou bien regrouper les choses au sein d’une même partie, l’on sera obligé de trancher dans le vif du sujet et de répartir le texte selon un schéma unique. Il y a simplement des astuces ce faisant, des appels d’air : car une fois un chapitre fini, tout autant par commodité et pour juger si l’on a ou non le temps de lire la suite du texte, l’œil glisse déjà vers les pages suivantes et mesure la densité de la prochaine partie, si oui ou non il est agréable et surtout possible de poursuivre la lecture. Ainsi, disposer ponctuellement des chapitres plus courts lors de l’écriture permet de rythmer la lecture, d’entraîner l’œil de plus en plus loin dans le livre, jusqu’au stade de non-retour où le lecteur est pris au piège, et ne peut plus rien faire d’autre que se taire, et finir l’ouvrage. Et en cela, tout est bon pour raccourcir volontairement un chapitre : prétendre tout révéler par la suite, maintenir un pseudo suspense, introduire un nouveau personnage ou présenter un autre lieu, ne pas faire parler les protagonistes : tout dialogue vise à ralentir substantiellement le récit ; de fait, le relater prosaïquement permet de gagner de précieuses lignes. À l’inverse, rien de tel pour gonfler un paragraphe.
Que l’on m’excuse à nouveau, mais je subis souvent des pointes de colère concernant ce métier et les personnes qui font ce métier, dont je fais partie mais que je réprouve pourtant : mais cela, vous le comprendrez, je présume, au fil de votre lecture.
Comme je l’ai déjà précisé, une fois arrivé en métropole, mon frère entra au Collège – en classe de quatrième pour être plus précis – et moi, en Maternelle. Les deux écoles n’étaient pas géographiquement fort éloignées l’une de l’autre ; et, généralement, ma mère me confiait en premier à mes éducateurs avant de déposer mon frère, du moins jusqu’à ce que ce dernier, comme ce fut rapidement le cas pour des raisons que tout potache saisira bien vite, ne décide de faire le chemin à pied. Il ne fallait guère qu’une petite quinzaine de minutes pour prétendre faire le trajet dans un sens, et dans l’autre : mais pour mes courtes jambes, cela représentait bien évidemment le Pérou, et dès cet instant j’ai respecté et admiré mon frère, bien plus que je ne me respectais et m’aimais moi-même, un respect et une admiration qui ne me quitteront plus, et qui me feront voir en lui, aidé par cette ressemblance physique dont j’ai déjà tant parlé et notre écart d’âge de dix printemps, un père bien plus qu’un frère : et mes relations avec lui étaient de l’ordre de celles que l’on observe entre un père et son fils, amour, respect et autorité, rébellion ; et il prenait régulièrement à cœur son rôle de père honoraire, m’interdisant de sortir le soir, surveillant mes fréquentations, me reprochant de boire ou de fumer, allant jusqu’à accompagner ma mère aux réunions parents-professeurs de mes années de collège et de lycée.
Cette situation équivoque fera que même à présent je ne me suis jamais considéré autrement que comme un fils unique et agit comme tel, et parlant de moi comme tel. Avec le recul, je présume que ce n’était jamais que la meilleure des choses à faire. Nous n’avons en effet jamais eu de relations fraternelles, appelées ou supposées, jamais de ces instants de complicité : nous n’avions pas les mêmes problèmes, la même vision des choses, les mêmes centres d’intérêts. Pourtant, il serait faux de dire qu’il ne m’a jamais rien apporté : sans parler de son talent d’écriture, du vocabulaire appris et de ses conseils ponctuels de vie en société, il m’a initié à plusieurs pans artistiques que je n’aurai dû connaître que bien plus tard, mon âge grandissant, et qui a contribué à m’éveiller bien plus rapidement à certains plaisirs et certaines interrogations, à m’aider dans mes études et à contribuer à me placer résolument en « avance » sur mes compagnons.
Tout d’abord, la littérature : mon frère était grand lecteur, notamment de Giono, Camus, Allais et Michelet, Sartre par la suite : mais ces deux derniers m’étaient alors largement inaccessibles. Il m’éveilla, comme cela n’est besoin de le dire à la poésie, Apollinaire et Rimbaud, au théâtre d’Anouilh : il était résolument tourné vers l’écriture contemporaine ; l’école se chargea, quant à elle, de m’initier au passé – n’est-ce d’ailleurs pas là son rôle ? Les écoles ne me sont jamais apparues, et c’est d’ailleurs pour cela que je les aimais tant, que comme des usines de souvenirs et de mélancolies, et me faisaient davantage songer à des musées qu’à des lieux de vie à part entière. Il m’aura fallu attendre la faculté pour mettre en doute ce schéma, mais jusqu’à très tard je n’ai jamais vu l’enseignement sous un autre angle. Il faut dire que les noms cités, les tapisseries d’histoire observées, les océans de géographie contemplés étaient anciens, résolument anciens, appartenaient à des mondes différents, aux valeurs différentes, bien loin de mes préoccupations : et plus j’allais à l’école et plus j’apprenais, et j’apprenais autant à l’école qu’en bibliothèque (peut-être même plus !), et plus je susurrais que j’étais heureux de vivre à notre époque, où je ne voyais ni crise, ni guerre, ni conflit.
Comme je me trompais ; mais tous les étudiants songent pareillement et se trompent tout pareillement, car c’est là la grande méprise des systèmes scolaires… on enseigne à glorifier notre présent en salissant le passé ; fut une époque où les manuels trichaient un peu, et afin de faire aimer la République, prétendaient que les ceintures de chasteté provenaient de l’époque monarchique alors que leur invention, secret de Polichinelle que je me fis un joyeux plaisir de répandre à qui mieux mieux, date de la fin du dix-huitième siècle, tandis que la Terreur règne. Tous les moyens sont bons afin de manipuler les masses, et j’ai été, comme tant d’autres, manipulé. Mais le savoir mène au pouvoir, et en lisant je me démarquais de ces manèges, et neconsidérais plus les écoles que sous leur vrai jour, sans pour autant les haïr : ces démarcheurs de mélancolie me faisaient penser à des joueurs d’orgue de barbarie, vestiges nécessaires d’un temps passé, aux valeurs révolues qui pouvaient non seulement transmettre des secrets agréables, mais également susciter des vocations pleines de bonnes volontés. Le respect des institutions bien sûr, mais pas dans le sens péjoratif presque où on peut l’entendre.
Mais également par la suite à la musique : féru de chansons à texte et de belles mélodies, Renaud, Brassens, Cabrel et Léo Ferré composaient la majorité de son répertoire ; Daniel Balavoine, Queen ou les Beatles le complétaient magiquement. Il ne se passait pas une seule journée, en n’importe quelle période, sans que ne résonne une cassette ou un disque compact, sans que des baffles ne vrombissent : le son sourd violemment et s’élance, dépasse les frontières étriquées de sa chambre et envahit bientôt toute la maison, son seuil, les voisins en profitent tout autant ; et puisque la musique était bonne on ne se plaignait pas, bien au contraire, on en redemandait, ravis de ne pas avoir à payer pour assister à ce concert d’exception, qui durait toute une journée. Et quand, séparé de son matériel il courait les chemins, il s’équipait d’un lecteur portable, d’un baladeur et emportait avec lui ses artistes de toujours, et quand j’eus à mon tour vingt ans j’imitais ce comportement que je compris alors pertinemment bien. J’apprenais « ses » chansons, à force d’écoute et de persévérance : et j’ai su très rapidement par cœur un répertoire hétéroclite de chansons francophones, dont la seule connaissance m’attirait la surprise de mes professeurs, à une époque où la musique, comme chaque année, devenait vulgaire, primaire et sans aucun rythme.
Troisième grand domaine où j’ai rapidement, toujours grâce à mon frère, acquis une grande culture, il s’agit du neuvième art, la bande dessinée. Mon frère était grand admirateur de « p’tits mickeys », d’œuvres franco-belges et, dans une moindre mesure – mais qui me marquera tout autant – de « comics », ces bandes dessinées américaines ayant pour principaux personnages des super-héros, construisant ainsi d’années en années de véritables mythologies dont les sens cachés, qu’il savait décrypter grâce à une lecture pertinente, n’avaient pas fini de faire des émules. J’appris à lire sur ces images, les déchiffrant d’abord sans comprendre les textes, puis riant à deux, trois, quatre reprises au fur et à mesure que je sus goûter aux joies des calembours, puis des références historiques, artistiques ou sociologiques que les auteurs glissent dans leurs écrits. À l’heure où j’écris, les choses ont profondément évolué pour la bande dessinée : mais encore à cette époque ce n’était pas des occupations convenables pour un adolescent ou un adulte, et cela sera régulièrement reproché à mon frère. Quant à moi, je n’aurai pas eu à trop subir ce genre de distorsions : entre temps les mœurs avaient considérablement évolué.
Ainsi, comme on peut le constater, mon frère était une source d’inspiration éternelle, grande figure devant le néant, un modèle : et si je voulais réussir, être connu, être célèbre, c’est bel et bien pour lui et uniquement pour lui, mais occupé par ses propres travaux, puis par ses propres ennuis il ne m’accordait guère de temps, et s’emportait pour un rien : nos disputes furent mémorables. Jamais pourtant il n’osa lever la main sur moi, alors que mes effronteries, et mes moqueries auraient bel et bien mérité une punition plus expéditive que des mots, jamais vulgaires ni profondément violents par ailleurs… peut-être me voyait-il lui-même comme un fils. Je sais qu’à ma naissance, il eut peur et fut même jaloux : mais voyant mon caractère il me pardonna d’être venu au monde, et nous avons ainsi pu partager très régulièrement jusqu’à sa chute tragique des moments d’infinie tendresse et de complicité qui restent profondément gravés dans mon cœur. Mais cela, je ne le révèlerai pas, pour la raison que j’ai déjà édictée en tout début de texte : il est des choses qui ne se disent que dans l’intimité et d’autres devant des prêtres, dans tous les cas des paroles qu’il faut taire à jamais sans pour autant les oublier.
Je n’aurai jamais été au fait de la scolarité de mon frère, si ce n’était qu’il redoubla sa classe de quatrième à cause de résultats moyens ; puis une fois son brevet obtenu il opta pour une école de cuisine – à Carcassonne, ce qui, en ajout de ses nombreux stages l’initièrent aux joies de la solitude (et de la liberté) des chambres d’étudiant– où il fut couronné grand chef ; après avoir servi dans plusieurs établissements du Sud, son rêve était de monter sa propre affaire mais il ne le put, faute de moyens et de temps. C’est là tout ce que j’ai à dire, je pense, sur mon frère, si ce n’est quelques anecdotes qui me reviendront en tête, au fur et à mesure : le silence est une vertu que l’on a su développer à son extrême au sein de ma famille.
Mes années de maternelle à présent : premières confrontations avec le monde « extérieur », avec mes semblables et avec l’école dans tout ce qu’elle a de premier ; premiers souvenirs et premiers troubles. Ma mère voulait me garder auprès d’elle, et a toujours eu envers moi une attitude de mère poule qui n’eut pour unique effet de m’empêcher de découvrir le monde, et me restreindre à rester à la maison. Le manque d’activité physique m’amena ainsi à développer une obésité certaine, dont je ne me débarrasserai que bien plus tard, un peu avant mes vingt ans. Cet ennui physique, qui alla globalement en s’aggravant avant de se stabiliser quelque peu lors de mes années de lycée, fut à l’origine de bien des tracas notamment au collège ; à la maternelle, je ne me souviens pas avoir eu à supporter des regards dédaigneux ou cruels sur ma personne. Mais seules mes demandes répétées pour aller à l’école l’ont faite céder, contre un chantage certain : ma promesse d’aller à présent voir un orthophoniste, afin de m’aider à parler correctement. J’étais en effet victime de ce trouble qui trahit bon nombre de petits enfants, qui n’ont pas toujours la chance de le voir soigner : je parlais mal, avais énormément de peine à articuler les mots et à former des phrases convenables. Je bégayais et n’arrivais parfois absolument pas à me faire comprendre. Or, la capacité à véhiculer ses pensées et ses impressions est primordiale à l’école, il fallait bien que je m’en aperçoive ; et dès lors, chaque semaine – le mercredi au matin – je devais me rendre en ville, sur les abords du Canal du Midi afin de passer une heure avec une charmante doctoresse dont j’étais tombé, je dois dire, profondément amoureux, tant à cause de sa douceur que de sa beauté. Les exercices n’étaient rien d’autres que des jeux, cela seul et rien de plus : de mémoire, de réflexion. Je me souviens devoir reconstituer des paires parmi un jeu d’une dizaine de cartes faces cachées, ou bien décrire les habits de petites figurines qu’elle faisait gesticuler sur un plan d’une ville factice… j’adorais profondément aller à ces séances, et je progressais à vue d’œil. Tant et si bien qu’avant même de finir ma deuxième section de maternelle, je parlais à présent aussi bien que n’importe quel garçon de mon âge, voire mieux aux dires de ma mère et de mes anciens professeurs, ayant ainsi acquis une élocution que n’aurait pas reniée Démosthène ; mais j’aimais tellement ces cours que je voulais encore longtemps après y retourner, bien sûr on me le refusait et avec raison…
Je n’ai aucun souvenir de ma première année de maternelle, pas même de mon professeur ou de mes camarades : pas même une anecdote de cour de récréation. J’étais bien trop jeune. En revanche, ma deuxième année de maternelle – ce qu’on appelait la « moyenne section » – est marquée par deux évènements, du moins, deux anecdotes : impossible de savoir comment elles s’échelonnent dans le temps, si elles sont rapprochées ou au contraire plus éloignées. Mais leurs souvenirs sont profondément ancrés au sein de ma mémoire, tant et tant que même ici, dans la sombre chaleur de ma chambre de travail je les discerne encore clairement, comme arrivées la veille.
Il y avait dans ma section un garçon, qui répondait au nom de Claude – je précise que ce nom est androgyne ce qui, vous le verrez sous peu, a quelque importance – et dont j’ai le souvenir d’un garçon plutôt mince, effilé, au teint bronzé… sans doute avait-il des parents d’origine étrangère, peut-être algérienne, je l’ignore et me garderai de faire quelques conclusions hâtives. Quoi qu’il en était, il avait une odeur particulière qui m’attirait sincèrement, et qui, sans que je sache pourtant comment, me rappelait celle de ma mère – qui ne se parfumait pas, jamais, ou uniquement en sortie ; ce devait alors être, je viens de m’en rendre compte à l’instant, l’odeur du savon employé pour la toilette – et qui provoquait en moi un sentiment irrépressible, incoercible comme aurait dit feu mon frère… si bien que là où, et je m’en souviens parfaitement, il n’était que risée et bouc émissaire de mes camarades, tête de turc, je ne pouvais faire autrement que de l’enlacer et de l’embrasser avec bruit sur la joue, et éprouver ainsi du plaisir à le faire. Devant les railleries et l’incompréhension de ceux avec qui je traînais parfois, et avec lesquels je partageais jeux et fantaisies, je me hâtais de faire comprendre que je ne faisais cela qu’en guise d’humiliation, m’évertuant à démontrer que tout ceci n’était rien de plus qu’un jeu. Je ne sais s’ils ont compris ceci, ou s’ils ont vu ainsi clair.
Quoi qu’il en est, je me souviens que si ce n’était cet évènement, j’étais balancé d’une grande mélancolie, et également d’une grande solitude : je demeurais seul de longs moments dans la cour de récréation, en proie à de violentes interrogations, sur des sujets que je ne pouvais pas nommer, sur des questions que je ne comprenais pas. Et un jour, violemment encoléré par ce triste état de fait, j’ai envoyé une poignée de caillasses contre une fille d’une section supérieure, qui ne m’avait rien fait et qui n’a eu ce jour-là pour toute faute que de s’être présentée sur mon chemin. Après vérification sur un ancien carnet rempli d’informations hétéroclites, je sais que cette amie ne souffrit d’aucune conséquence de mon geste et moi, j’en fus quitte pour une bonne punition. Je me souviens que rapidement, on me saisit : mes jambes ne touchent plus sol et j’entends que l’on me sermonne. On m’amène dans une salle de classe, la nôtre, où je suis obligé de rester assis, seul dans cette grande salle en attendant que la récréation se termine. Puis la journée se poursuit, et on ne me parle plus de cet incident, ni maintenant ni à jamais. Mais, seul, assis dans cette salle sombre, aux volets fermés, tandis qu’à l’extérieur le soleil brille, je pouvais le discerner à travers les panneaux de bois mi-clos, tandis que l’on s’amuse, quelque chose se déclenche en moi. Je m’en souviens précisément. Un serment, comme une promesse à moi-même : quelque chose que je porterai à présent dans mon sang et que jamais plus je ne pourrai ôter. La promesse que jamais plus je ne pourrai être heureux, que jamais plus je ne pourrai être accompagné : on m’a reclus, obligé à rester seul et à affronter les ombres, je ne faisais plus partie du monde de la lumière mais de celui des ténèbres. Sans prononcer un seul mot, sans avoir un seul regard autour de moi, je m’habituais déjà à ne scruter jamais plus que le sol, et à renoncer à lever la tête, à affronter ce monde. On m’avait puni, par ailleurs très justement : et pour ne plus être puni, il fallait ne plus rien faire. Dès lors je me suis fermé, rétracté : ma mère devait jusqu’alors m’obliger à rester cloîtré pour éviter un danger qu’elle présageait et je l’avais rencontré, sans m’en remettre. À présent je restais enfermé de mon plein gré, heureux que tout en soit ainsi. Et la perspective de l’isolement contribua à faire naître très tôt en moi des idées noires, encore et encore, toujours plus : mais alors, ce n’était que des illusions, que des spectres lointains. La mort n’était pas une conséquence dont je discernais la pleine existence, appartenant davantage au monde de la maladie et de la vieillesse qu’au mien. Mais il n’en aura pas été toujours ainsi.
Je garde de ma dernière année de maternelle un seul souvenir, semble-t-il situé à toute fin d’année, tandis qu’un genre de goûter, sinon de fête, est donné. Chacun devait préparer un petit numéro, afin d’amuser les autres et les parents qui, je crois, assistaient à un genre de représentation. Des accessoires sont à notre dispositions : balles de couleur, capes, costumes et rubans, le même genre de colifichets que ces gymnastes professionnelles utilisent lors d’épreuves martiales. Mon choix, je ne sais exactement pourquoi, se porte sur ces derniers. Et je produis un genre d’arabesque, qui ressemble à un « 8 » couché, le symbole de l’infini – mais je l’ignorais alors. Et il semble que cela électrise tellement mon entourage que tout le monde se met à m’imiter, et les professeurs demandent à tous les autres de m’imiter. Et lorsqu’enfin on se met devant moi, que les regards brûlent afin d’observer ce que je fais, j’échoue.
Je ne pouvais plus reproduire ce geste que j’avais esquissé dix, vingt, trente fois peut-être sans interruption et sans la moindre gêne. Et dès lors mon besoin de solitude qui s’était développé se retrouva amplifié par la peur de la foule et du public, un « trac » qui ira jusqu’à parfois l’agoraphobie la plus névrotique. Mes années de maternelle, du moins de ce que j’en retiens ont été, à ce que je peux témoigner, dangereuse pour ma formation spirituelle. À présent complexé par mon apparence physique, celle d’un « petit gros », obèse même, et voulant pertinemment rester seul, la loi me contraignait pourtant à l’école primaire et à l’éducation jusqu’à mes seize ans révolus. J’entrais ainsi dans un autre cycle, bien plus long, et mes ennuis ne faisaient hélas que commencer.
Non que j’étais un cancre, bien au contraire : mon envie de réussir et ma volonté de devenir un modèle aimé pour acquérir un semblant de notoriété – à défaut de popularité… mais c’est là un rêve qui m’a toujours été bien trop inaccessible. M’en plaindrais-je ? On prétend que c’est là le but de toute personne : dans une société qui ne fonctionne guère autrement que par l’image, les apparences et la réputation, comment peut-on faire autrement ? Comment peut-on raisonner autrement ? Du moment que j’ai su comprendre ce que représentaient la télévision, la mode, la démarche et le langage, j’ai su qu’à jamais cela me serait inaccessible, et j’ai dès lors pris un malin plaisir à contrebalancer sensiblement tout ce que le bon sens me dictait. Soufflait-on tout autour de moi que tel accessoire était passé de mode ? Je m’en faisais une provision au point d’en vomir. Telle couleur était au contraire fortement « tendance » ? Je choisissais son exact opposé dans le spectre chromatique. Pourtant, ce n’était pas par volonté de ne pas « suivre le troupeau » que je faisais cela : car dans les cas où le troupeau avait raison de se mouvoir (cela arrive parfois, pas aussi souvent qu’on le voudrait bien sûr, mais assez régulièrement pour être plein d’espérance pour la suite) je le suivais, conscient et heureux. Si un film, un livre, un logiciel quelconque était adulé avec raison, je ne me privais pas de ce bonheur, comme j’ai pu voir d’autres le faire par anticonformisme primaire. Leur volonté de contestation est honorable, pour ainsi dire pleine de revendications mais hélas ! totalement inique. Ce faisant ils n’agissent toujours pas par leur propre raison mais uniquement par réflexe : il s’agit du mêmemouvement, mais en sens opposé. Donc en définitive, aucune gratification à faire cela… pourtant ils sont admirés, et deviennent bientôt les créateurs d’autres troupeaux, bien plus dangereux : le prosélytisme, pour reprendre la phrase du poète, c’est la gangrène, dans la majorité comme dans l’opposition – me faisait travailler bien plus que raison et, aidé par certaines facilités pour l’étude – notamment une mémoire qui m’étonnera moi-même à plusieurs reprises, et n’en finit pas du reste de m’étonner – je volais régulièrement aux abords des premières places des classes, obtenais les meilleures notes et les meilleures appréciations.
Mais, très rapidement, j’ai su également que cela attirait la colère de ceux qui ne pouvaient réussir – ou ne veulent réussir –, une colère nommée jalousie : et ainsi, j’étais conspué pour mes résultats, pour mon apparence physique et mon dégoût des modes et des tendances. On me baptisa orgueilleux ou arrogant, surnom qui ne me quittera plus jamais : à peine ouvrais-je la bouche que l’on pensait que je faisais une remarque désobligeante, même si le conseil était enrobé de sucre, même si je ne disais rien… mes yeux bleus étaient assimilés à des prétentions, mes cheveux de plus en plus blonds à de la supériorité. Que me restait-il à faire ? À « fermer ma gueule » et à rester seul. Et je suis resté seul, mais la solitude est une maîtresse exigeante et capricieuse : si on se l’impose, par vœu ou souhait, elle ne pèse pas, au contraire : elle s’avère être d’une compagnie agréable, avec laquelle on peut discuter sans relâche et sans jamais s’ennuyer. Les sujets sont multiples, les renversements de situation tout autant : on n’est alors jamais seul avec sa solitude. Mais pour un peu que l’on vienne à imposer cette solitude, elle se modifie, hideux Hyde informe en isolement, en contrainte. Et l’idée que l’on est un pestiféré commence alors à grandir encore et encore.
Cette idée a mûri en moi, rapidement : si bien que je n’avais pas réellement d’amis, je n’avais que des connaissances, et encore ! J’étais seul dans ma position : bien que des « grosses têtes » existassent par ailleurs dans ma classe, et qu’ils me côtoyassent en me rattrapant parfois en haut du tableau d’honneur, ils n’avaient pas mes problèmes physiques et ne s’attiraient alors pas les ricanements de tous les autres : ils étaient acceptés, malgré leur intelligence. Mais moi, je ne connaissais rien de plus que ma demeure, que les chansons de mon frère, mes livres, ma télévision, l’informatique : très tôt, mes seules capacités d’évasion se résumèrent à mon écran d’ordinateur ou de console de jeu. J’y trouvais là bien plus d’horizons et de campagnes féeriques que jamais, toujours en solitaire ; en ce temps ce n’était qu’un hobby naissant et onéreux, et non pas l’engouement que l’on connaîtra bien plus tard. À nouveau, j’étais seul. Chacune des six années de primaire que j’ai traversée compte force souvenirs, précisément gravés en moi : mais je ne raconterai que trois d’entre eux, puisqu’il s’agit, je pense, des plus intéressants. Les plus intéressants et les plus pertinents, ceux qui m’auront durablement marqué pour le reste de mon existence, tout simplement. J’ai donc été ainsi fait : bloc d’argile que l’on taille non doucement, à renfort de caresses, mais brutalement, à coups de burin. Et mon esprit, et mon âme et mon corps tout entier, année après année, de connaître la dureté et non la tendresse. À cette époque, ma mère était mon seul réconfort : je l’embrassais et l’enlaçais toute une journée, lui caressais ses longs cheveux, qu’elle coupera par la suite. Mais bien vite, cela ne suffit plus à me rassurer. Très vite, je m’éloignais d’elle, meurtri et fatigué : ne trouverais-je ainsi jamais le repos auquel j’aspire ?
Il y avait en classe de cour préparatoire une très jolie fille, qui répondait au nom de Laura. J’en garde un souvenir impérissable pour la seule et stricte raison que ce fut la première dame de mon âge dont les charmes attirèrent mes yeux. Oh ! Bien sûr, ce n’était rien d’autre que des amourettes d’écoliers, baisers sur la joue sucrés comme des fraises, ou bien mains serrées avec promesse de ne jamais se quitter. Et il se trouvait que mon amoureuse avait de longs cheveux blonds, qui descendaient jusqu’au bas du dos, des yeux d’un bleu de glace imperturbable et une pâleur de poupée chinoise qui me faisait tout simplement rêver. J’étais jusque là un ami et rien de plus ; et, un soir, tandis que la journée était terminée, je l’ai abordée et lui ai avoué l’aimer. Je me rappelle que, trahi par mon émotion, je me suis mis à rire bêtement ; et une fois la tête relevée elle était partie, sans m’attendre ni me répondre. Je me suis senti bête, très bête ; et en rentrant ce soir-là, j’étais plus triste que de coutume. L’année suivante, Laura disparut après décembre ; je me souviens que l’on nous avertissait qu’elle était malade, très malade et qu’on ne pouvait pas la revoir avant bien longtemps, puis plus personne n’en a jamais plus parlé. Je n’ai jamais bien su ce qui lui était arrivé : si elle était effectivement malade, ou bien si elle avait déménagé. Mais je me souviens que son absence me déchira le cœur en deux parts égales, un peu plus, le creusant un peu plus encore ; quelque part, elle avait pris un bout de moi avec elle. Un bout dont elle n’a jamais voulu bien sûr, mais que je lui avais imposé. Voyez comme on est idiot, à ces âges-là ! Quoi qu’il en fût, cela contribua à renforcer ma misanthropie, par ailleurs déjà fortement développée.
Mais rien n’aura été pire que ce qui se produisit lors de ma troisième année, en deuxième classe de cours élémentaire. Il y a eu cette année beaucoup de roulements quant aux écoliers suivant les cours : nombre de têtes connues, qui m’étaient indifférentes à défaut d’être sympathiques, quittèrent la ville ou la région, contre une venue assez imposante de nouveaux personnages, qui eux m’étaient franchement antipathiques. Dès leur arrivée en cours d’année, ils me choisirent explicitement comme « punching-ball » : et chaque récréation était l’occasion pour eux de me faire mille ennuis, des plus paillards – baissement de pantalon, eau dans ce dernier ou dans mes habits en général, substances… équivoques sur la tête, collantes et malodorantes – aux plus dangereuses, du moins pour moi : ils se mettaient en cercle et me molestaient dans un coin abandonné de la cour, où aucun adulte ne venait jamais, où ils savaient qu’ils seraient tranquilles. Ils frappaient au niveau du ventre, évitaient au maximum le visage, qui auraient pu trahir par la suite leurs mauvaises actions : mais j’étais couvert de bleus, d’écorchures, et je faisais croire à ma mère, qui ne resta pas dupe bien longtemps, que j’étais décidément bien maladroit, et que je tombais très régulièrement – pas plus ni moins qu’un autre en vérité. Il faut dire que la cour de récréation, les deux cours – une pour les grands, l’autre pour les petits – étaient recouvertes de bosses et de trous, et que pour accéder au préau puis aux salles de classe il fallait escalader une pente abrupte, et la descendre bien entendu quand il fallait sortir, et il m’est arrivé plus d’une fois, empressé de rejoindre ma mère de trébucher et de rouler sur une courte distance. Un matin, je refusais cet état de fait, je me révoltais sans pour autant nommer mon mal : mais ma mère ne fut pas très longue à saisir. Je me souviens alors d’une visite auprès du directeur d’établissement, de sanctions et moi qui ne suis plus frappé, mais que l’on évite soigneusement dans la cour, et qu’on ignore dans la rue. C’est depuis cet instant que j’ai décidé alors d’ignorer le monde qui m’entourait. De faire comme si plus rien n’avait d’importance, que j’étais seul, seul digne peut-être, mais seul dans tous les cas. Et j’ai dès lors appris à marcher tête baissée, en ne conservant dans mon champ de vision que l’environnement immédiat pour évoluer autour de moi sans me heurter aux réverbères. À présent, je ne pensais pas pouvoir descendre plus bas. Mais c’était oublier qu’à ces petites âges, on pouvait considérer un autre accessoire synonyme de discrimination : les lunettes de vue.
Cela fut fait en dernière classe, en sixième année, lors d’une visite de routine. On m’apprit coup sur coup que j’avais une myopie, venant sans nul doute de ma mère – ou de ma grand-mère paternelle, qui m’avait déjà transmis son asthme – et un léger daltonisme, qui m’empêche non pas de discerner les couleurs lorsqu’elles sont franches et « séparées », mais de faire leur distinction quand, par exemple, un dessin est composé de petites tâches colorées, juxtaposées de manière à reproduire un chiffre. Un trouble qui n’atteint que les hommes, et que possède, je ne l’apprendrai que bien plus tard, un de mes cousins et mon grand-père maternels. Bref, me voilà donc à l’entrée du collège, petit obèse à lunettes, misanthrope, avec une solide réputation d’arrogant et d’orgueilleux, d’intellectuel, dont la vue seule repousse. En y repensant à présent, je m’aperçois combien il a été difficile de survivre à ces années de collège, à ces âges bêtes où tant de choses se passent, tant au niveau du mental que du physique.
Mais encore une fois, je trie : et je ne piperai mot de mon « bahut », de mes professeurs, de ma classe, du programme, rien ; par ailleurs, même si je me souviens de chacun d’eux assez parfaitement, parfois très bien même, aucun ne m’aura durablement marqué. Aucun ne m’aura changé, poussé à faire quelque chose d’autre.
En vérité, ce n’est pas tout à fait exact… une professeur m’invita, malgré elle par ailleurs, au changement. Il s’agissait de notre professeur d’arts plastiques, la seule du collège, pour une matière qui était pour tous, y compris pour moi-même, un repos plus qu’une tare. Après des heures ardentes à mathématiser des concepts abstraits, ou bien à parler anglais, ou bien poésie, les deux en même temps parfois, il était bon de pouvoir se reposer devant une table blanche, d’écouter les conseils passionnés de notre professeur qui était un peintre renommé, et de laisser s’exprimer notre créativité. Ce jour-là, j’aurai dû sécher le cours. Je suis en classe de quatrième. Je passe volontairement sur les évènements, mais bien plus isolé et plus triste que jamais, tel que je n’aurai jamais été dans ma vie je pense, quelque chose se déclencha en moi, sans savoir pertinemment quoi. Un déclic, mais les rouages tournaient mal : je n’arrivais pas à faire le point. Alors le sujet du jour tomba sur la table : il s’agissait de faire un « portrait chinois » ; sur une feuille de papier, il convenait de dessiner, ou bien de coller en sélectionnant dans des magazines ou des catalogues, des éléments qui définiraient notre personnalité. Afin de faire ceci, il fallait écrire rapidement sur un bout de papier la manière dont on se voyait. Et là où mes voisins avaient fait le tour de leur personne en moins d’une demie page, je remplissais quant à moi une page entière. Je n’ai pas retrouvé cette feuille dans les affaires de l’école, sans doute l’ai-je brûlée. Mais je me souviens qu’après que notre professeur eut lu nos projets afin de nous donner quelques conseils de composition selon les caractères ainsi décrits, elle me demanda de rester à la fin du cours pour parler avec elle : j’arrivai alors à faire le point. La salle d’arts plastiques se trouvait au rez-de-chaussée pourtant ; mais ce jour-là, pour cause de travaux, le professeur avait réquisitionné une salle au deuxième étage. Bien mal lui en prit. Vers la fin du cours, je me sentis victime d’une crise d’asthme, ma poitrine se tordit : plus violent que tout ce dont je pouvais alors me rappeler. Je devins sourd, je n’entendis plus rien autour de moi, si ce n’était une voix solitaire, qui me hurlait : « respire ». Je me dodelinai vers la première fenêtre que je rencontrais, l’ouvris… et la voix me murmura un autre ordre, que je ne saisis qu’à moitié. Je pris alors appui sur une chaise, et me propulsai déjà dans le vide.
Tout mon corps tomba, lourd, quand soudain je sentis que l’on me saisissait par les jambes : mes camarades avaient des scrupules, mon professeur vint les aider. Puis le trou noir. Je tombai dans l’inconscience la plus totale, pour me réveiller une dizaine de minutes plus tard, dans un bureau que je ne connaissais pas. En face de moi, le dos d’un grand homme qui m’était également inconnu, et qui semblait téléphoner.
Sa voix ne parvenait à mes oreilles qu’en écho d’écho, des vrombissements sourds, comme s’il avait été loin, loin, si loin de moi à ce moment-là. Toute la pièce aux murs blancs, au plafond haut, très haut me semblait appartenir à un autre monde, un monde absent. Mais la voix dans ma tête ne cessait pas de hurler encore cet ordre, et je me suis dirigé alors, furtif, vers une autre fenêtre. Cette fois-ci, personne pour me retenir : mais je tombe bien vite sans mal, car j’étais revenu au rez-de-chaussée, dans le bureau du psychologue de l’école, après un passage éclair chez l’infirmière. Deux tentatives de suicide dans une même journée, toutes les deux avortées. Des pleurs, un corps sans vie qu’on malmena. Une chambre d’hôpital, un autre psychologue. Je restai muet. Peut-être ai-je susurré quelque chose à propos de cette voix, qui a mon timbre, qui s’exprime comme je le ferai ; peut-être m’a-t-il cru. On commença à me soigner, et je fis mine d’aller mieux. On diagnostiqua un semblant de schizophrénie, on accusait le stress de l’école. J’acquiesçai en silence.
C’est là tout ce que j’ai à dire sur ces premières années de classe.
Deux jours entiers s’étaient écoulés depuis la dernière rencontre du « terrible trio » comme ils s’étaient eux-mêmes baptisés ; bien que Sissi et la patronne attendaient pendant ces longs soirs la venue de l’auteur, ce dernier ne se montra pas et ne fit aucunement parler de lui, pas même en ville et on avoua ne l’avoir vu traîner nulle part. « Un malheur est sans doute arrivé », pensait la tenancière ; « ce n’est pas normal, connaissant le zouave, de ne pas avoir entendu parler de lui. Si ce soir encore, après la fermeture, il n’y a aucune nouvelle, dès demain je commence mes recherches ». Mais le soir Giorgio était bien au rendez-vous, avec sa guitare, ses carnets et ses idées. On le pressa de questions : on lui demandait, plutôt on exigeait de lui avec fermeté qu’il révélât où il se trouvait, ce qui s’était passé : mais elles se bornèrent à un mur d’incompréhension et de silence. Il ne saisissait certes pas ce qu’on lui reprochait, et semblait légèrement s’amuser du profond tourment qui les animait. Il prétextait une fatigue certaine, un besoin de s’isoler afin de retrouver des forces et l’inspiration. Mais son ton goguenard amenait la patronne à le presser, et bientôt il avoua.
« J’ai rencontré un homme, et nous n’avons pas été séparés l’un de l’autre depuis ces derniers jours. Je l’ai rencontré par le plus complet des hasards en sortant d’une de nos réunions, mais rassurez-vous : tout est fini. Donc je vous rassure, ma vie privée n’empiétera pas sur notre projet.
– Oh, disait Sissi d’une voix emprunte de jalousie mesquine en regardant ses chaussures, on ne t’accusait en rien.
– Je connais bien ce petit jeu, répliqua Giorgio en s’échauffant un peu ; mon père avait le même refrain. »
Et il se mit à épiloguer sur son enfance, et sur nombre d’anecdotes où, à chaque fois, sa vie privée empiétait (« aurait empiété » se reprit-il) sur ses activités scolaires et intellectuelles.
« Pourtant, disait-il, il ne faut confondre ma vie sociale et ma vie d’artiste, en aucun cas interchangeables, en aucun cas assimilables, en aucun cas superposables. Le personnage qui écrit, ce n’est pas moi : même si j’insuffle au sein de mes textes ce que je suis, c’est un autre qui écrit et se décrit. Représentez-vous l’auteur comme un acteur… une seule lettre sépare les deux. Et un auteur, tout comme un acteur joue un rôle. Il joue à l’écrivain, il joue au personnage : il joue au savant. Le livre est l’incarnation d’un savoir, d’une sagesse. Pendant que l’on lit, on se place dans un monde particulier, une réalité où les personnages dépeints existent, ou tout ce qui se passe existe : une uchronie à chaque page. Et jusqu’à ce qu’on referme le livre, on est pris dans ce jeu, tout comme on est pris dans un film, un film qui n’a d’autres volontés que d’être une fenêtre sur le monde. Ainsi, il ne viendrait l’idée à personne de croire que le personnage joué par un acteur a le même caractère que ce dernier, à l’attitude près ; alors, il ne faudrait pas considérer que l’homme qui joue le livre est le même que celui qui erre dans la vie de tous les jours. »
Sa colère avait progressivement laissé sa place à l’indignation ; il se rendait bien compte que son attaque n’était pas légitime et que ce n’était pas contre la patronne, ou contre Sissi qu’il fallait s’emporter : elles n’étaient pas responsables de son désarroi. Il s’excusa longuement et enlaça tendrement la serveuse en l’embrassant sur la joue, et tout fut pardonné. La patronne quant à elle ne put s’empêcher de lui faire un reproche : deux jours qui n’empiétaient peut-être pas sur sa vie d’auteur, mais deux jours sans composer. Et elle semblait pressée d’avoir des résultats, de quoi compiler un premier dossier, de le présenter et d’être célèbre. Giorgio ne semblait pas s’en émouvoir : il réclamait, légitimement, du repos, de quoi s’éloigner, se retrouver. Il riait en s’aventurant à dire qu’il n’était pas une machine, et qu’il ne pouvait passer des journées et des soirées entières à écrire.
« Je ne consacrerai pas mon existence entière à la plume, je ne mourrai pas le stylo en main. Je ne veux pas être de ces martyrs qui vivent après avoir vécu, un de ces poètes maudits : je voudrai être connu de mon vivant, mais ne pas m’acharner à l’être. La célébrité est une récompense et non pas un trésor, il faut l’obtenir sans la chercher : alors seulement on sera sûr de la mériter, et aucune critique ne pourra jamais nous l’enlever. »
La patronne se sentait à présent confuse, mais ne voulait en aucun cas rebrousser chemin : les choses devaient se faire telles qu’elle l’avait décidé, et Giorgio devait l’écouter. Ce dernier, suivant à présent une curieuse coutume empoigna sa guitare et se mit à réciter un conte.
« Le Seigneur Août, le Prince Novembre et Dame Janvier
« Au-delà des nuages vivent les Mois. Ce sont des êtres comme vous et moi, des humains : et ils agissent sur le monde et sur les climats, et se succèdent sur un trône étroit, qui change de forme et de substance selon qui le touche. Si Mars vient s’y asseoir, les branches d’oliviers fleurissent et le printemps arrive ; si Septembre l’effleure, le vent se met à souffler plus dru et la pluie tombe ; et si Décembre y prend ses aises, la neige tombe à lourds flocons et le froid fait frissonner même les plus aguerris des Mois. Et à intervalles réguliers ils prennent tour à tour place sur le saint siège, toujours dans le même ordre, et cela est bon.
« Chaque Mois a son caractère, son identité : Février est une vénérable vieille dame, qui aime la fourrure et qui porte, selon les années, des manteaux de vison ou de lynx, factices bien sûr : elle est avant tout une écologiste convaincue. Juin est un fringant jeune homme (sur Terre, on ne lui donnerait pas plus de vingt-cinq ans), toujours en bras de chemise, cheveux gominés et lunettes de soleil. Mai est une petite fille espiègle aux taches de rousseur, qui porte à l’oreille droite deux cerises comme pendentifs.
« L’anecdote que je vais vous rapporter concerne Août, Novembre et Janvier qui, il y a de cela bien longtemps, décidèrent de venir sur Terre afin de demander aux humains quels Mois ils préféraient, et pourquoi. Ils décidèrent de se grimer : Août, qui était un homme d’une quarantaine d’années, s’habilla d’une ample pèlerine de couleur ocre et prit un bijou en or, dont il s’orna le cou et par coquetterie, et pour rappeler à tous l’éclat du soleil. “Après tout, pensait-il, je suis l’incarnation même de l’astre du jour, et on doit me reconnaître” ; Novembre, dont l’apparence rappelait celle d’un vieillard aux moustaches blanches et au crâne dégarni, s’habilla chaudement, d’un lourd gilet et d’une toque en fourrure noire, et prit avec lui une canne de bois habillée d’un pommeau d’argent. “Après tout, dit-il, je suis l’annonciateur du terrible hiver, et on doit me respecter comme tel” ; enfin, Janvier, qui était la plus jeune et de loin la plus belle avec ses trente ans, était une dame aux longs cheveux blonds platine, presque blanc, au teint pâle mais aux lèvres rouges sang. “Je suis, prétendait-elle, celle qui inaugure chaque année : sans moi, le temps ne rime à rien”. Et ils vinrent ainsi sur Terre, en pleine campagne. Là, ils ne virent personne dans les environs ; Mai était sur le trône, et il faisait bon et chaud, un vent léger soufflait ; autour d’eux, des champs à perte de vue.
« “Bah ! disait Août en arrangeant son habit, marchons : nous trouverons rapidement un village, et nous pourrons alors demander aux habitants ce qu’ils pensent de nous.
– Tout à fait, soutint Novembre ; et ainsi, nous le verrons bien, mais je sais d’ores et déjà que c’est moi qu’ils préfèrent.”
« Novembre était en effet très orgueilleux. Et avant de parler, il avait une belle manie : il se lustrait les moustaches lentement, les recoiffait afin de les faire légèrement tomber de chaque côté de sa grande bouche. Cela lui donnait un air grave et sérieux qui pouvait effrayer. Août ne répondit pas à la provocation de Novembre, car c’était le plus sage des douze Mois, le plus sage et le meilleur : jamais on ne l’avait vu s’énerver, et jamais il ne s’était effectivement énervé. Janvier quant à elle s’était déjà mise en route, car c’était une dame courageuse et vaillante, qui n’avait peur de rien, qui n’avait pas “froid aux yeux” ; mais plus que tout elle aimait la douceur du foyer et Juin, et n’aspirait qu’à le retrouver. Alors, elle songeait tout naturellement que plus tôt ce jeu serait terminé, mieux ce serait. Elle n’avait suivi ses compagnons qu’uniquement pour leur faire plaisir et tenter de tempérer l’ardeur glacée de Novembre : bien qu’elle fît toute confiance au calme d’Août, elle songeait que deux bons esprits valaient mieux qu’un. Elle méprisait par ailleurs cette idée, mais avouait volontiers que cela lui plaisait tout également de connaître l’opinion des terriens sur les Mois.
« Après une courte marche, ils purent enfin accéder à un village et plus précisément au milieu de sa grande place, où c’était jour de marché : partout autour d’eux les badauds vendaient et achetaient, les camelots criaient et s’emportaient, les fruits côtoyaient le bétail et les tissus venus de pays lointains ; ils paraissaient tous affairés, si ce n’était quelques rares promeneurs qui flânaient sans l’intention d’acheter, et qui profitaient de la belle journée et des exhalations tranquilles des étalages.
« C’étaient vers eux que les trois Mois se tournèrent en priorité : ne voulant déranger ni indisposer les travailleurs, ils interrogèrent un petit homme, qui sortait tout juste de l’adolescence sans être encore un adulte et qui, sur les marches menant à une taverne prenait un malin plaisir à observer au loin une paysanne, dont on pouvait aisément deviner qu’elle ne le laissait pas indifférent. Novembre vint le voir, et après avoir entamé la conversation, lui posa la question tant attendue ; le jeune homme réfléchit un instant, autant sur sa réponse que sur le pourquoi de la question, et finit par soupirer tout en se tordant le cou pour voir encore son aimée. Il dit alors, plus pour lui-même qu’à Novembre : “Oh, savez-vous… moi, le temps ne m’importe guère, car je ne suis pas de ceux qui s’effraient de le voir disparaître : je suis jeune, et j’ai encore plus à vivre que je n’ai vécu, et cette pensée ne me quitte jamais. Mais s’il faut vous répondre, je dirai sans peine que je préfère les mois de printemps et d’été, quand les filles sont belles et qu’elles ont les bras dénudés, tout comme le cou et les jambes. Cela me les rend bien plus agréables, et mon triste fardeau de démuni en devient plus léger.” Ce faisant, Novembre, Août et Janvier examinèrent ladite paysanne, et s’aperçurent qu’effectivement, elle ne portait qu’un petit habit laissant à nu ses bras au niveau des épaules, son cou jusqu’à l’ébauche de sa poitrine, ses jambes à partir des genoux : ses cheveux défaits tombaient, dociles, sur ses épaules ; tout en elle respirait grâce et beauté.
« “Ah, jubilait Août ; des douze mois, je suis bel et bien le plus chaud et le plus beau de tous, et il faisait tinter son médaillon. C’est donc moi que les terriens préfèrent.”
« Janvier se cachait la bouche des mains pour qu’on ne puisse pas s’apercevoir qu’elle riait ; Novembre quant à lui haussait les épaules, et prétendait à juste titre que l’on ne pouvait tirer de conclusions avant d’avoir interrogé bien plus de monde, et que l’avis d’un seul ne pouvait être parole d’évangile. Août lui accorda raison, considérant que son succès était, de toute évidence, assuré.
« En se promenant sur la grande place, ils trouvèrent alors une vieille femme habillée de noir, et qui portait sur son épaule un lourd fardeau de bois. Son nez crochu était vérolé, ses doigts squelettiques, son visage creusé par les rides et les larmes. Août, cette fois-ci, lui posa la question ; et elle répondit des plus simplement : “Vous savez, mon bon monsieur, à mon âge, qu’il fasse bon et que je meure de canicule, ou qu’il fasse frais et que je meure de froid, peu m’en importe : mais je préfère encore lutter contre un bon froid et je méprise les temps chauds, qui m’obligent à travailler à mon âge, et préfère les temps frais, qui me reposent et m’apaisent.” Et tandis qu’elle repartait vers quelque destination connue d’elle seule, Novembre ne put s’empêcher d’éclater de rire en voyant que la réponse était contraire à tout ce qu’Août attendait. Ce dernier restait serein, mais ne trouvait aucune solution durable : il y avait tant de monde ici, et tant à faire, “cela serait ennuyeux que de tous les interroger”, dit-il. “Il nous faut une meilleure idée”. Alors Janvier, qui jusque là était restée pratiquement muette, proposa qu’ils se montrent tous trois comme ils étaient réellement, sans habits ni artefacts, et que ceux qui les aimaient les suivraient alors. “Autant être franc, disait-elle en arrangeant sa coiffure (il est vrai qu’elle était la seule à ne pas être lourdement habillée), et dans nos paroles, et dans nos apparences : montrons-nous comme nous sommes et recueillons nos partisans : celui (ou celle) qui en aura le plus pourra prétendre être le plus populaire des Mois.” On jugea que c’était astucieux, et on décida de faire ainsi.
« Lorsqu’Août ôta sa grande pèlerine, le soleil se mit à briller plus fort sur la grande place, et tous les regards se posèrent alors sur lui ; mais l’éclat était si fort qu’on fut obligé de détourner les yeux pour ne pas être ébloui, et que certains parmi les plus fragiles ont cru l’espace d’une seconde devenir aveugles. Puis, une fois habitués à la grande lumière, on observa le résultat : une foule d’admirateurs, composée de jeunes hommes se tenaient devant lui et l’appelaient déjà “Seigneur”, et lui demandait de faire venir encore plus, toujours plus de soleil.
« Lorsque Novembre se montra tel qu’il était, qu’il ôta son manteau et sa toque, un vent glacial se mit à souffler, le ciel se couvrit et devient gris : en comparaison du grand jour, on se serait cru en pleine nuit. Alors, quand le vent cessa, on s’aperçut que les adorateurs du “Prince Novembre” étaient tout aussi nombreux, mais que c’était là davantage des vieillards et des éclopés, dont le froid apaisait la douleur.
« Janvier, quant à elle ne fit absolument rien : tout au plus arrangea-t-elle ses cheveux. Une fois convaincue de la perfection de sa toilette, elle se présenta : “Dame Janvier”, et attendit : et aussitôt, tous les habitants du village vinrent la vénérer. On l’habilla d’une cape de brins de blé, d’une couronne d’orge et on lui confia une broche d’or, qu’elle accrocha à sa robe blanche. Août et Novembre n’en revenaient pas : pourquoi un tel engouement, comment un tel succès ? Janvier, en les regardant avec un timide sourire, ne leur dit seulement qu’au-delà de l’honnêteté, c’est la simplicité et le renouveau qui rendait populaire. »
« Tout ça est bien mignon, gronda la patronne, mais revenons à nos moutons. J’ai une amie, que je connais de longue date, qui est secrétaire dans une maison d’édition parisienne. Je lui ai téléphoné il y a peu, elle ne voit aucun mal à ce qu’on lui confie le manuscrit. Elle m’a même conseillé de prendre rendez-vous dans l’état actuel des choses afin d’obtenir une séance de pré-lecture, et qui sait ? Dégoter un contrat d’exclusivité sur le texte, avec premier versement, disons, pour nous convaincre de le finir et de rester chez eux. Qu’en dites-vous ?
– J’en dis, répondit Giorgio en continuant d’avoir le doux visage de Janvier devant les yeux, que c’est une hérésie. Le texte est trop peu avancé pour l’instant, on ne peut décemment pas montrer ça… on vient tout juste de finir l’introduction, à peine a-t-on esquissé le fond du sujet.
– Je pense qu’au contraire on a assez pour permettre à un tiers de se faire une idée. Il faut penser dès à présent à la commercialisation, ou on se retrouvera bientôt avec un pavé d’une centaine de pages imbuvable, que personne ne voudra jamais lire et qui filera direct au pilon, sans même qu’une ligne ne soit parcourue. Il faut y aller maintenant.
– On n’a qu’à voter. Je suis contre.
– Et moi pour. »
Les regards se tournèrent vers Sissi. Ses yeux allaient nerveusement de l’un à l’autre, mais aucun ne souriait, ils étaient tous graves et austères. Elle trépigna d’un pied sur l’autre, puis donna raison à sa patronne, en estimant qu’il serait temps de faire connaissance avec le monde réel.
Après de longues palabres, ma femme m’a convaincu de développer un rien ces mésaventures avec les psychologues. Je comptais les taire : mais peut-être est-ce finalement mieux que de leur consacrer ne serait-ce qu’un chapitre. Mieux, car au même titre que les mésaventures que j’ai déjà eues l’occasion de raconter, les longues séances avec ces spécialistes de la psyché m’ont profondément marqué et m’ont à jamais dégoûté de ce corps de métier, plus aucun médecin ne se valait à mes yeux – si ce n’était notre médecin de famille, mais que je voyais à présent davantage comme un ami intime, un confident, que comme un soigneur –, bien que je ne désespérasse pas de retrouver un jour la foi en cette profession qui aura tant fait pour l’humanité.
Il me serait difficile pourtant de donner le chiffre exact de tous les spécialistes que j’ai eu à consulter au cours de mon existence et, à vrai dire, mon seul exemple serait une illustration parfaite de ce fameux « consumérisme médical » contre lequel on cherche tant à lutter. Il ne suffisait qu’un mot de trop, qu’une question qui m’indispose, d’un geste : et soudain je m’ébranlais, me fermais à toute discussion et exigeais de voir un autre docteur, que je poussais tout également à la faute. J’ai su acquérir au cours des séances une grande maestria en cet art : en un instant je pouvais déterminer précisément le caractère de mon confident, ses points faibles et ses fragiles contradictions, et je me faisais un divin plaisir d’orienter mon langage afin de le confondre. Je ne l’attaquais jamais directement : jamais je n’aurais insulté, frappé, violenté de quelque manière que ce fût un de mes thérapeutes. Mais s’il était du genre à m’écouter, à me laisser dire sans intervenir, je me taisais de longues heures en le regardant d’un air bête, et en évitant soigneusement de parler. Et quand il voulait me dire quoi que ce soit, fût-ce pour me signaler que l’heure était passée, j’éclatais en sanglots. Si, au contraire, il se faisait un plaisir de vouloir mener la conversation, j’acquiesçais à la moindre de ses paroles et répondais toujours par l’affirmative à ses injonctions, quand bien même la question qu’il aurait posée ne se prêtait pas à une réponse par « oui » ou par « non », afin de l’irriter. Et au bout de plusieurs heures souvent ils étaient lassés, fatigués et me conseillaient un autre spécialiste.
À l’époque, les choses étaient claires dans mon esprit : j’étais certes perturbé, triste, déprimé, mais en aucun cas soignable. Je devais porter mon fardeau seul, à jamais, et personne n’aurait jamais pu m’aider à traverser cette étape que j’imaginais à présent éternelle. Et tandis que j’acceptais, afin qu’on me laissât tranquille, de me faire soigner d’une manière ou d’une autre, pour une maladie que je n’avais décemment pas, j’avoue que, par faiblesse ou manque d’abnégation, j’ai failli, à l’une ou l’autre reprise me confier sincèrement et expliquer tous mes ennuis, tous mes soucis ; et il s’en fallut de peu alors pour que je me reprisse et que le jeu ne recommençât, fort heureusement. Avant toutes choses, j’aspirais à la tranquillité, puis à la complétion de mes tentatives, afin qu’enfin elles devinssent des réussites.
Pour obtenir l’une, je devais plier le dos mais selon mes propres règles, comme j’avais sciemment considéré les choses, choisissant ma maladie et mon traitement ; et une fois « sain », je pouvais aisément m’acquitter de mes tendances et enfin me suicider, sans que rien ne fût fait contre, et sans qu’on ne pût m’en empêcher. Mais deux médecins, l’un à la suite de l’autre, ont su mettre le doute dans mon esprit, et auront pratiquement réussi à ôter de mon cœur cette douce mélancolie qui me tenait si chaud la nuit.
Le premier était une femme, il s’agissait du docteur Hermon-Lamarre, Isabelle ; son cabinet se trouvait en ville, non loin par ailleurs de la grand-place/parking dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. Je me souviendrai, je pense, toujours de la manière dont je fus introduit auprès d’elle. Après que le psychologue de l’école lui eut rapidement conté mes mésaventures et dit quelques mots, que je ne pus saisir entièrement au sujet des précédents savants qui s’étaient penchés sur mon cas, il prit congé et je me suis retrouvé seul dans son bureau, tandis qu’elle allait régler quelques affaires à l’extérieur. Occasion propice pour examiner avec soin mon environnement où je dénichais à chaque reprise des éléments décisifs quant à ma tactique d’approche. Sur ma gauche se trouvait un bureau de bois et une chaise, des papiers : le tout était d’une banalité affligeante, stéréotypée, et je détournai rapidement la tête. Les murs, tout autour de moi étaient vierges de tout tableau, de tout symbole, de tout dessin : d’une couleur bleu pâle, ils me rappelaient un ciel de neige, un ciel de montagne, sans l’ombre d’un nuage. Ni bibliothèque, ni aucun autre instrument, pas même un diplôme. Et deux autres fauteuils dans ce qui restait de la pièce, identiques, en cuir rouge solidement tendu par des boutons noirs et blancs. Le sol était fait d’un parquet qui faisait un léger bruit quand on le traversait, reproduisant le travail du bois ; et alors que je me tenais droit, en attendant le retour de ma « future victime » – du moins, le pensais-je –, je commençais à paniquer légèrement en me rendant compte que ce premier contact était à ma très large défaveur. Il me fallait à présent faire preuve de sagacité et trouver la faille uniquement lors de nos discussions, et à cette seule pensée j’ai douté de moi-même. Serait-ce pour cela que la thérapie sembla par la suite marcher ? Sans doute, du moins, je le présume encore maintenant après avoir longuement étudié la question.
J’ai souvent remarqué que la réussite, ou l’échec d’une entreprise dépendait largement de l’état d’esprit dans lequel on s’y plongeait et que les audacieux, pour peu qu’ils aient confiance en leurs qualités et aillent toujours jusqu’au bout des choses, étaient ceux qui parvenaient le plus facilement à leurs fins. Les modestes et les timides, surtout les timides desquels je fais encore partie, voient par contre leur glisser des mains comme des serpents visqueux toutes ambitions, tandis qu’ils ont scrupuleusement suivi le Discours de la méthode, tandis qu’ils possèdent clairement une sapience digne des plus fins stratèges ; mais il leur manquera toujours une volonté, cette fameuse volonté grâce à laquelle la chance se fait plus gentille et permet de marquer le point décisif.
Quoi qu’il en fût, je me souviens commencer cette première séance en grande situation d’infériorité, convaincu de devoir affronter mes ennuis, tenter de les résoudre et bien pire : devoir parler des tourments de mon esprit à une étrangère, une inconnue. Mais puisque j’étais vaincu et désemparé, cela m’était égal ; et quand je vis la poignée de la porte du cabinet tourner sur elle-même, et ses pas venir vers moi, j’ai alors très fort souhaité que Dieu me vînt en aide. Elle portait une blouse blanche étroite, serrée, et je pouvais ainsi malgré moi voir du coin de l’œil ses hanches et sa poitrine, ses longues jambes à nue : elle restera tout d’abord pour moi un de mes premiers émois sentimentaux, moi qui d’ordinaire, tête baissée et regard flou, dédaignais porter à présent les yeux sur la moindre fille, sur la moindre femme, n’était-ce ma mère ; et sans honte ni fausse pudeur, j’ose affirmer que c’est en songeant à elle que je connus les délices de ma première masturbation. Oui, le mot est lâché et je n’ai aucune peur. Je veux de ce pas faire cesser la tendre hypocrisie qui entoure bien des esprits étroits et puritains, ceux-là mêmes qui trouvent obscènes le David de Michel-Ange. Je me suis masturbé pendant mon adolescence, ma vie d’adulte, et cela jusqu’à très tard, y compris lors de mes années de mariage, plusieurs fois par semaines ; mais ce serait mentir de dire que je l’ai fait toujours sans scrupules car écoutant malgré moi les discours pessimistes de bien des moralistes, portant ou non des soutanes ou des chapelets, je me suis pris à regretter amèrement ces plaisirs, que je faisais parfois durer dix, vingt minutes ; j’en étouffais, j’en pleurais presque, je transpirais comme après une longue séance de sport. Avant d’avoir un ordinateur et l’Internet, les magazines, volés à mon frère – il devait, je pense, être plus ou moins au courant de ce trafic – composaient ma principale source « d’inspiration », l’occasion tout également pour moi de m’informer des spécificités anatomiques du sexe féminin auquel je ne m’étais alors absolument pas intéressé.
Mais quoi ! Je défie quiconque lisant ces lignes de prétendre affirmer que jamais, homme ou femme, il n’a goûté aux douceurs solitaires, en présence ou non de son compagnon, comme manière d’occuper le temps seul ou comme jeu érotique lors d’une belle soirée. Pendant trop longtemps les instances religio-politiques ont taxé ces pratiques d’onanisme, de blasphème, de perversion. Que cherchaient-elles donc à prouver ? L’apprentissage et la pratique de la masturbation, non content de permettre à celui qui s’y essaie d’atteindre une volupté véritable et non simulée, de se détendre, de se calmer, d’évacuer les pressions induites par son travail ou les situations stressantes du quotidien, permet de mieux considérer son corps, de le respecter, de gagner une forme d’amour de soi qui n’a rien du narcissisme. Je l’ai appris à mes dépends, celui qui ne s’aime pas ne peut aimer les autres. Ainsi, j’aimerais que cesse ce tabou, tout comme il existe un tabou concernant l’anatomie humaine, certaines parties du corps qu’il faut dissimuler et cacher, certaines pratiques ne visant qu’à donner du plaisir et qui se trouvent montrées du doigt, dénoncées comme des crimes et souvent punies comme tels. Je ne prône pourtant pas un libertinage total, des scènes obscènes à chaque coin de rue ou d’autres bestialités quant à elles blâmables, mais un rien de tolérance et surtout, de bon sens. En quoi l’expression des désirs corporels serait-elle plus sale et plus corrompue que les fantasmes intellectuels ? Quand bien même l’un ou l’autre ne saurait composer l’intégralité d’une relation, sans quoi elle serait nécessairement boîteuse, leur complétion m’apparaît nécessaire et indispensable pour atteindre un semblant de bonheur. Ainsi, il ne faudrait ôter à la relation physique son addendum de plaisir, et ne pas la restreindre à l’unique procréation ; et dès lors, il paraît naturel qu’en l’absence de partenaire, la masturbation permet d’atteindre une extase qui ne serait alors que de l’ordre du rêve inaccessible. Peut-être que bien des violences, que bien des frustrations, que bien des complexes auraient pu par le passé être modérés par cette simple pratique ; qu’on le veuille ou non, et à moins d’être totalement asexué, c’est une donnée qui à compter d’un certain âge obnubile totalement l’esprit. Le moindre geste, la moindre parole, la moindre attitude peut facilement être déviée pour devenir obscène et grossière : certains en ont par ailleurs fait un sacerdoce. Se débarrasser, pour quelques heures seulement, de cette idée fixe afin de se concentrer sur des préoccupations plus « profondes », quoi de plus habituel, quoi de plus normal ? Ainsi, je n’aurai jamais honte de dire que j’ai eu souvent recours à de telles pratiques, dans les cadres décrits plus hauts. Reprenons.
Ainsi donc, son physique avantageux, doublé d’un visage doux et aimable, de longs cheveux blonds attachés en natte dans son dos et qui tressaillaient à chacun de ses mouvements me faisaient un effet impressionnant, autant au niveau du corps que de mon esprit. Si bien que lorsqu’elle s’assit en face de moi, qu’elle croisa les jambes me laissant entrevoir, l’espace d’une infime seconde, sa petite culotte blanche et qu’elle me regarda avec bienveillance, tout ce qui fut alors autour de nous s’évanouit comme dans une manière de brume noirâtre, ne subsistaient que nos deux fauteuils. Je ne saurai retranscrire notre première séance, je n’ai de souvenirs que de ses lèvres qui s’ouvraient, deux bonbons rouges qui attisaient mon regard. Et quand enfin je m’évadais, c’était pour tomber sous l’emprise de ses deux grands yeux verts, d’un vert émeraude qui magnétisaient toute mon attention. Je me souviens vouloir, comme je voulais retourner aux séances d’orthophoniste, revenir très régulièrement prendre rendez-vous avec ce médecin, ne serait-ce que pour comprendre d’où provenait mon état béat en sa présence.
Mais bientôt son charme sur moi se fit moindre et disparut totalement ; si bien qu’un mois plus tard je l’observais comme un visiteur observe un animal derrière les barreaux de cage d’un zoo, et m’apercevant qu’elle me connaissait à présent bien mieux que quiconque, je décidai de mettre à profit une stratégie d’attaque savamment élaborée. Tout d’abord, il me fallut faire l’inventaire de tout ce qu’elle connaissait de mon passé, de mes peurs, de mes ressentiments. Cela, ce ne fut pas très difficile : elle parlait beaucoup avec ma mère, trop à mon goût : la moindre de nos séances était rapportée dans son entière exactitude, au mot près, suivie de ses conclusions personnelles et de ses futurs chemins d’investigation. Si bien que je n’eus qu’à parler un rien avec ma mère, lui demander des précisions sur ce qu’allait me faire le médecin, pour tout savoir. Ma mémoire me permettait de ne pas en manquer une miette, et je retranscrivais au sein de mes cahiers tout ce que j’avais ainsi appris, tout ce qu’il me fallait faire. Surtout, cela urgeait : elle avait déjà mis un nom sur mes troubles, et commençait à parler d’hospitalisation. Je devais à tout prix la convaincre que je me portais mieux, quitte à me contredire et à me discréditer ; il me fallait jouer comme joue un acteur, et je devais répéter mon rôle avec soin, me réinventer un passé. Réinventer un passé… à compter de ce jour, je me suis fabriqué un masque, un masque total. Tandis qu’auparavant, un ou deux mensonges suffisaient pour me permettre de me tirer des griffes des lions, je devais cette fois-ci mon salut à mon imagination, que je devais développer encore et encore, je devais inventer, innover, conceptualiser. Ma maladie s’appelait selon elle schizophrénie, je devais la convaincre de son tort, et je devins mythomane. Ainsi, je soignais un trouble par un autre : ce n’était là que de la légitime défense, pensais-je, un moyen d’accélérer le processus pour pouvoir enfin me tuer. Il me fallait agir vite, dès la séance suivante ; et j’entrepris alors, d’une manière consciencieuse et à force de preuves et de souvenirs faux, comme de bien entendu, de me contredire sur bien des points, notamment concernant mon statut au sein du collège. J’avais pu obtenir, grâce à quelques corruptions et promesses de devoirs effectués « gratuitement », sans aucun retour, la faveur de quelques camarades de classe qui purent ainsi corroborer mes versions des faits ; car je me doutais bien que le médecin, par ailleurs surprise de ce changement brusque dans mes dépositions, irait directement sur place interroger les principaux intéressés.
Au bout d’une petite semaine à peine, toute ma stratégie avait bel et bien fonctionné ; mais elle me nomma tout également « mythomane », non pas pour les « vraies » causes, mais pour mes tentatives de suicide, qu’elle considérait à présent comme des essais, certes violents mais somme toute courants, d’attirer sur moi une quelconque attention. Un mal pour un bien, pensais-je alors : car ma mère, écoutant avidement les conseils du médecin, me couva bien plus encore qu’elle ne le faisait déjà, et tandis que je quémandais un rien de liberté, je fus embastillé dans un cocon bien plus dangereux que jamais.
Mais mes tracas avec les spécialistes ne s’achevèrent pas là pour autant ; sous les conseils d’une amie de ma mère, celle-ci se décida à m’amener voir un dernier docteur, afin de confirmer les dires du précédent… et elle s’empressa d’en trouver un à Carcassonne, non loin du centre-ville, un médecin dont le nom encore me sonne aux oreilles comme un mauvais grésillement : Michard. Un malheureux souvenir, sur bien des points : tout d’abord, il s’agit sans doute du seul psychiatre qui aura su, dès la première séance, voir clair dans mon petit jeu et m’aura violemment confronté ; si rapidement, tant et si bien, que je suis resté désemparé, totalement coi devant cet homme à l’intelligence qui m’intriguait et m’inquiétait énormément. Ensuite, son physique, par ailleurs parfaitement canonique pour cette classe de métier et, par le fait, effrayant. Crâne chauve, yeux profondément ancrés dans la face, barbe blanche et épaisse, qui cachait l’intégralité de son menton et de ses joues, il fumait perpétuellement de ces lourds cigares ronds et poussiéreux, à l’odeur irritante et désagréable. Tout chez lui, de ses mains, ses gestes, sa voix, empestait le tabac et me rendait sincèrement malade, à en vomir. Son bureau arborait de nombreux diplômes, des photographies d’animaux et de personnalités – il m’avait semblé reconnaître alors, non pas Sigmund Freud, mais Gambetta – et même un squelette, que je présageais être authentique, et qu’il ne s’agissait donc pas d’une de ces reproductions en résine que l’on trouve parfois dans les classes de science.
À peine aura-t-on été présenté que je me mis à le haïr profondément, et son regard noir me laissait douter qu’il ne me portait pas plus dans son cœur… et comme je viens de le mentionner, à peine m’avait-il demandé mon nom qu’il comprit ce que j’avais fait, et me tint à peu près le discours suivant : je le revois encore, s’appuyer les coudes sur son bureau, se gratter le menton et l’oreille, tout en mastiquant son tabac.
« Jeune homme, vous jouez un jeu dangereux. Pas pour vos proches, mais pour vous-même. Je ne vous ferai pas l’affront de vous dire que vous risquez de confondre réalité et mensonge ; pour avoir eu l’idée même de mener la partie jusqu’à ce point, je me doute que vous soyez assez intelligent pour toujours savoir faire la part des choses, plusieurs années plus tard… et que vous vous souviendrez, au mot près, de tous les mensonges que vous avez pu dire au cours de votre vie. Je ne vous ferai pas non plus honte en disant que vous risquez de vous contredire, pour la même raison ; je soupçonne en vous une mémoire prodigieuse pour votre âge, qui n’ira qu’augmentant (à en juger, – dit-il à mi-voix comme pour signaler que cet argument était bien moins percutant –, par votre vocabulaire, votre culture et vos manières)… pourtant, et ce malgré les ennuis que vous avez déjà eu à affronter, je ne vous classerai pas dans la catégorie des sociopathes, ni même des surdoués exclus.
« Que vous ayez certaines prédispositions intellectuelles, des prétentions devrais-je plutôt dire, c’est indéniable… mais elles ne sont pas assez développées pour faire de vous quelqu’un d’exception. Vous réussirez sans doute vos études et vos projets personnels, quels qu’ils soient… mais en plus, si vous le désirez vraiment, vous pourrez vous intégrer dans cette société qui, selon vous, vous a rejeté. L’ennui véritable, ce n’est pas les autres, c’est bel et bien vous. Votre misanthropie, et peut-être plus particulièrement votre misandrie, vous entoure d’un voile de haine fort perceptible par tout un chacun… et comme votre apparence physique du reste n’entre pas dans les moules habituels, et que votre intellect tend à vous particulariser, cela ne fait qu’aggraver cet état de fait. Pourtant, pourtant ! il vous suffirait d’un rien d’effort… un peu d’exercice, perdre quelques kilos, tenter de quitter un peu vos livres, vos cahiers pour vous ouvrir, faire quelques activités extrascolaires et, il faut l’admettre, devenir un rien hypocrite (de cette fameuse hypocrisie sociale, je parle bien sûr – fit-il en murmurant à présent –… votre honnêteté tend à l’ingénuité, et cela ne pourra vous faire que du tort, croyez-moi) pourrait vous permettre sincèrement de devenir quelqu’un de meilleur.
« Je vous conseille d’y réfléchir dès à présent, car c’est maintenant que vous distribuez les atouts pour les années à venir. D’ici à peine cinq ou six ans, cela sera peut-être trop tard ou, dans tous les cas, largement temps d’agir. Pensez-y. Soyez sans crainte en attendant : je ne vais pas dire cela à votre mère. Je vais confirmer les résultats de mon collègue, puisqu’il s’agit bien de la raison de votre visite. Mais rappelez-vous mes paroles… vous n’êtes pas un cas désespéré. Certes, pas comme les autres, mais vous pouvez vous améliorer. » Et tandis qu’il me raccompagnait à la sortie de son bureau : « Vous êtes intelligent. Vous ferez le bon choix, je le sais. Tâchez de le faire au plus tôt. »
Bien que pleines de bons sens, ces paroles n’eurent sur le moment aucun impact en mon âme. J’écoutais d’une oreille qui se voulait distraite, du moins le croyais-je – si j’ai pu ainsi me souvenir de tout cela, c’est que ma distraction était elle aussi feinte… j’aimerais faire une autre parenthèse ici pour traiter de la question de la distraction, car c’est un sujet que je trouve fascinant. J’ai déjà eu l’occasion d’y réfléchir mais, hélas ! jamais de formaliserces réflexions par écrit. Alors que le texte me le permet, je commence.
La distraction et l’intérêt que les personnes peuvent porter sur telle ou telle chose me passionnent énormément, bien plus que l’objet de ces désirs ; car je présume avec force que les choses sont belles parce que nous les désirons et non l’inverse, et non l’inverse. Regardons ainsi une personne qui erre en rue et qui soudain voit une donnée échappant à son plan initial si elle en avait un, si elle devait faire une course ou voir un ami ; même les plus sincères des baguenaudes, qui se définissent telle que, dont les plus farouches représentants déambulent sans but ni image, peuvent pourtant être confrontées à un quelconque détail qui, par définition, ne devrait pas attirer plus que raison leur attention et les convaincre de l’inattendu de sa présence.
Observons-le : alors que le corps tout entier, pris d’une volonté farouche persiste à poursuivre dans sa direction primaire, la tête quant à elle pivote déjà vers l’objet de toutes les convoitises. La stature est parfois comique, drolatique : un pied levé, une main au-devant et l’autre le long du buste, les cheveux tombant sur le front. Il y a là tout l’instant qu’un peintre désire croquer s’il doitreprésenter le mouvement : force unique du déplacement, qu’une telle position pour autant immobile nous semble aussi vivante et mouvante que si elle courait ou marchait selon l’intention première. En un instant, l’esprit analyse si, oui ou non, ce qui nous apparut, semble-t-il digne d’intérêt, dans notre champ de vision l’est réellement, à présent qu’il a temps et moyen de l’observer avec précision. Et concluant s’il est essentiel de s’y intéresser davantage, ou bien de poursuivre ce chemin en pestant parfois d’avoir perdu d’inutiles secondes. C’est là tout l’éclat de l’esprit humain, son pouvoir de distraction : il peut ainsi s’éparpiller longuement en de oiseuses considérations, peser le pour et le contre de profondes secondes, de longues minutes parfois, sans pour autant finalement trancher et connaître. C’est là tout le drame de l’homme et de l’humanité, de penser sinon d’agir, et d’agir sinon d’attendre – et passais bien vite à autre chose. D’alors, il s’avéra que ma mère fut heureuse de ce revirement étonnant de situation et, d’un accord tacite, il fut décidé de ne plus jamais me parler des récents évènements. Mais malgré moi ceux-ci allaient bientôt revenir sur le devant de la scène, et d’une manière que je ne m’imaginais pas, et qui acheva de semer le doute sur les quelques rares certitudes de l’intelligence que je croyais avoir : ma grand-mère paternelle vint nous rendre visite, à moi et à ma mère.
Comment avait-elle eu vent de mes tracas, car c’était bel et bien de cela qu’il s’agissait ? Par le plus complet des hasards, en vérité. Il s’avéra qu’à la suite de mes tentatives de défenestration, l’affaire avait fait quelques bruits dans les journaux locaux, et que la télévision elle-même avait, dans un entrefilet d’une édition tout aussi locale, consacré quelques mots à cet incident. Des photos avaient été prises, et sur l’une d’elle on pouvait distinctement voir ma mère, de profil et d’une expression neutre, mais aisément reconnaissable. Par le biais de monstrueux hasards, dont il serait trop complexe et trop fou de reproduire ici l’enchaînement tant il semble invraisemblable – rare moment, notez, où je sacrifie le vrai au vraisemblable ! – ma grand-mère avait eu entre les mains ce torchon et son sang n’avait fait qu’un tour. Sans dire un seul mot aux siens et sans avertir personne du reste, elle se présenta un matin à notre porte, et ce fut pour ma mère, comme je le compris bien plus tard, un « air de déjà-vu », ce qui expliqua aisément sa réaction ; je me souviens parfaitement l’avoir entendu dire, quand elle ouvrit la porte et vit sa parente, « encore vous ? », et je me souviens m’être largement demandé par la suite ce que signifiait ces deux petits mots, jetés dans la nuit comme on frappe un inconnu dans le noir. Elle s’expliqua rapidement, et demanda à me voir et à me parler exclusivement.
Et je n’ai pu rien faire d’autre que d’aller avec elle, et nous entamâmes une longue ballade qui nous conduisit tout au long du Canal du Midi, et qui fut particulièrement éprouvante pour mes pauvres jambes ; si quelque six ans plus tard, des promenades de cinq à six heures durant, sans pause ni ralentissement, ne m’inquiétaient plus, ce n’était encore guère le cas et je réduisais au grand maximum le moindre de mes déplacements, du fait des indispositions physiques dont j’ai déjà eu l’occasion de parler à plusieurs reprises. Et là, tandis que je tâchais de ne pas paraître trop rouge, de ne pas suer comme six serviettes juste mouillées et d’éviter, surtout d’éviter de me plaindre à chaque pas, j’appris à écouter. Au bout d’un instant, toute douleur s’était évanouie, et ne restaient que moi, elle, et ses paroles que je buvais goutte à goutte, sans jamais m’en repaître. Elle me parla longuement d’elle, de son enfance, de la vie d’il y a cinquante ans. Elle me parlait de la France et de l’Europe d’alors, des espoirs que tout un chacun plaçait dans le nouveau siècle qui n’en était qu’à son balbutiement, de la science, de l’avenir tout simplement. Elle me parla de ses parents, de ses frères, de son premier mari, de mon père, de son second mariage. Et le récit s’arrêtait là, alors qu’elle me racontait le départ de son fils pour une destination inconnue, et qu’elle l’avait laissé partir, non pas parce qu’elle le devait, mais parce qu’il le fallait.
« Tente de retenir la rumeur, me disait-elle à ce propos, et elle reviendra déformée, bien plus violente que tu ne peux jamais l’imaginer. Mais laisse-la rouler au loin, loin de toi, oublie-la : et alors quand tu en entendras à nouveau parler, ce ne sera plus qu’avec le rire de celui qui te l’avance, convaincu qu’elle est pertinemment fausse, et tu en riras toi-même, une calomnie qui t’aurait mis dans la plus noire des colères. » Et elle me cita alors un fameux poème : « Si tu peux supporter dentendre tes paroles travesties par des gueux pour exciter les sots… » Et moi d’achever la strophe, et elle de me considérer de la même manière que m’avait considéré Michard : avec un sentiment mêlé d’incompréhension et d’étonnement, de haine et d’amour tout à la fois. Je la voyais hésiter à me faire un compliment, et plusieurs fois ses lèvres se pincèrent comme pour contenir une parole qu’elle jugeait alors inopportune.
Puis, fixant un point derrière moi, dans mon dos, avec intensité, j’ai eu la faiblesse de me retourner moi-même par curiosité, afin de savoir ce qu’elle observait. Bien mal m’en aura pris, puisqu’elle profita de cette courte inattention pour me pousser violemment, et me jeter à l’eau. Nous étions seuls alors sur cette berge-ci, tandis que l’on remontait vers le seuil de Naurouze ; depuis quarante, cinquante minutes nous n’avions rencontré aucun quidam, aucun cycliste, aucun démuni. Il n’y avait que les arbres, les oiseaux, les trèfles. Je ne compris tout d’abord pas ce qui m’arrivait ; je me souviens avoir eu soudainement très froid, sur l’ensemble du corps, des pieds à la tête, d’une manière inexplicable. Je ne m’étais pas aperçu que l’on me poussait, ni de ma chute. Il faut dire qu’à cet endroit il n’y avait guère de hauteur entre la rive et l’eau, et qu’il m’aurait fallu prévoir, simplement prévoir cette chute pour que je pusse avoir une petite chance de me rendre compte du danger que je risquais. Je me souviens avoir eu du mal à respirer, mais ce n’était pas le même mal que lors d’une de ces fameuses crises d’asthme que j’ai tant décrit, c’était un mal physique, qui ne venait pas de l’intérieur de mon corps mais bel et bien de l’extérieur, un danger palpable. Et par l’association immédiate du bruit de l’eau et du goût, ni totalement salé, ni totalement insipide mais assurément désagréable, je compris que j’étais en train de me noyer. Je n’avais jamais appris à nager, ayant une grande honte qui ne me quittera jamais plus alors de me montrer en tenue de bain ou nu tout simplement devant quiconque, tant je détestais mon apparence physique – seule mes amantes eurent lajoie, passés mes vingt ans, de me voir dans le plus simple appareil, comme au sortir du ventre de ma mère. Même une fois ma surcharge pondérale perdue, je fus persuadé, non sans raison, que mon corps portait encore les cicatrices, les traces de mon état passé– ; et les gestes élémentaires, que prétendent avoir les nourrissons quand ils sortent du liquide amniotique, avaient été oubliés, recouverts par des discussions à présent inutiles, traitant d’ontologie ou de je-ne-savais-quel autre concept oriental dont l’humanité entière se moquait à présent. Que me servait tout mon savoir, toute mon assiduité, toutes mes études ? Que me servaient les livres lus, les poèmes appris, les algorithmes sus comme autant d’évangile ? À rien. Que l’école est parfois bien idiote de ne former qu’un esprit, et de ne pas s’employer à faire du mens sana in corpore sano non pas une théorie, mais un lovelace dont elle ne se séparerait plus jamais, que n’en coûtent ses manières et son franc-parler !
Je me voyais mourir, et je me savais mourir. C’est une expérience que je connaissais déjà et qui, que le mal soit interne ou externe, reste la plus désagréable que je n’aie jamais connu. Cependant, par réflexe et instinct, ce fameux instinct que l’on nomme « de survie », je battais l’eau de mes bras, cherchant en vain à garder la tête au-dessus du niveau du canal et des nénuphars, mes jambes battant un adversaire invisible, et je tentais de rejoindre la berge. Mais plus je me débattais et plus il me semblait m’éloigner, et la fatigue de la lutte, associée à celle de la longue marche que j’avais faite et qui m’était pénible, eut bientôt raison de mes forces. J’entrepris de me laisser couler, sans avoir eu la présence d’esprit, je le reconnais à présent, de songer à quiconque alors : convaincu d’être seul, je devais mourir seul. Mais alors que je fermais les yeux, et que mon corps se faisait plus pesant comme pour accélérer ma chute dans l’abîme, je sentis une main me saisir au niveau du col et me soulever, juste ce qu’il fallait pour que je me considère « hors de danger » et que je me risque à ouvrir un œil. C’était bel et bien mon aïeule, qui, exploitant une force que je ne lui connaissais pas et surtout que je ne lui prêtais pas, me tenait à bout de bras en s’étant accroupie au plus proche de la berge. Quand enfin elle se fut assurée de toute mon attention, elle me regarda plus longuement et avec férocité, la même que celle des chiens devant la cible qu’ils veulent apeurer, et me décocha hardiment ces paroles qui, cette fois-ci, restèrent profondément gravées dans mes oreilles… je les ai même recopiées à de nombreuses reprises, et dissimulées sporadiquement au sein de mes écrits. Mais c’est là la première fois que je les recopie dans leur intégralité, sans en changer une virgule, telles qu’elles furent prononcées.
« Petit, si tu désires tant mourir, si tu en es si convaincu, pourquoi ton corps, lui, a voulu vivre ? Ce n’est pas logique. Ce n’est pas logique du tout. Quand l’esprit est affirmé, fort, fidèle, il règne sur l’individu et sur son corps. S’il décide ne pas avoir faim, il peut jeûner deux mois sans en éprouver le souci – je pense qu’elle faisait référence ici à sa grève de la faim – ; s’il décide d’avoir vingt ans, il les aura toute sa vie et transportera lourdes charges et colis pesants sur son dos sans trembler ni trébucher. Enfin, si l’esprit veut disparaître, le corps fera tout pour le lui permettre. Tu t’es débattu pourtant, petit, tu t’es débattu ; pour un peu, tu aurais crié au secours. Et je vois bien que ce n’est pas par volonté que tu t’es laissé couler, mais par fatigue, désoeuvrement, lâcheté. Je ne suis pas contre l’idée du suicide. Je ne crois pas vraiment en Dieu, bien que je respecte ce concept et la foi de mon voisin ; mais je considère l’habeas corpus comme le plus sacré des droits que le monde moderne nous ait donné, et si réellement quelqu’un en vient en une telle extrémité, dame ! je lui prête même mon fusil pour l’aider à partir, si vraiment il n’est d’autres solutions. L’homme qui a tout perdu au crépuscule de sa vie, qui vient de perdre femmes et enfants, métiers et avenirs, lui peut aider la nature, puisqu’il n’a plus rien à faire, et son geste est légitime. Je le considère alors comme une grande marque de bonté devant l’infini, et le père éternel, s’il y croit, l’accueillera avec bon plaisir. Mais ceux qui, parce qu’ils trouvent le ciel trop bleu à leur goût, décident de mourir, ceux-là sont pour moi moins que des animaux, moins que des chiens. Et je les traite comme des chiens. Ils sont abjects, petits, lâches.
« Tu es de ceux-là, et tu cites de la poésie. Tu cites de la poésie ! Mais la poésie n’est pas pour les chiens, elle est pour les honnêtes gens. Et tu n’en es pas un. Pas encore, qui sait ? Ma foi, tu pourrais sans nul doute le devenir, il faut le vouloir. Alors je te tire de l’eau si tu me le promets. Il te faut me promettre de devenir honnête. »
J’acceptais, bien évidemment ; et nous reprîmes la route comme si de rien n’était, sans parler néanmoins, ni moi ni elle ; mais sur le chemin, elle trouva un trèfle à quatre feuilles, et me le confia, enveloppé dans un mouchoir plié à trois reprises – je l’ai toujours du reste ; il est actuellement sur ma table de chevet, non loin de malampe de la même race. Je le regarde souvent. Quand je fus de retour à la maison, j’étais sec et elle repartit, sans même un au revoir et sans m’adresser un dernier regard.
J’ose le dire : je ne comptais pas appliquer cette promesse. Et souhaitais intensément son départ. C’était pourtant la dernière fois que je la voyais ou que je l’entendis de sa propre voix. Mais comme de ces rayons qui partent dans l’espace vide et froid, et ne reviennent que plusieurs années, siècles, millénaires plus tard porteurs de nouveaux messages, il se trouve que bien des temps après, tandis que les évènements se précipitèrent lors de mon entrée en faculté, je me souvenais de ces paroles, au même titre que celles de Michard, et pris sur moi le parti d’honorer cette promesse.
Mes années de lycée furent plus calmes, bien plus calmes que les tumultueux échanges du collège : là, se contentait-on simplement de m’ignorer. Un soir de décembre, tandis que j’étais en seconde et pour une raison qui m’échappe alors – ce me semble qu’il s’agissait d’une raillerie… je me souviens qu’à cette époque, une fille qui avait quelques influences dans la classe s’amusait à m’appeler « gros tas de fuel » pour une raison que je ne m’explique pas. Par ailleurs, j’appris par le plus complet des hasards qu’elle se maria à un homme de dix ans plus vieille qu’elle, qui se mit à la battre et à la sermonner vigoureusement dès la nuit de noce, lui fit deux enfants et partit du jour au lendemain, sans laisser d’adresses. Là, impossible de connaître la suite des évènements et, soyons francs et que l’on m’excuse ma grossièreté, mais je m’en contrefous. Quoiqu’il en soit, il se peut que ceci explique cela – je me suis ouvert les veines au cutter, la main gauche, et j’ai laissé le tout sous l’eau chaude. On m’amena bien vite aux urgences, il s’avéra que j’avais manqué de conviction… les paroles concernant mon corps n’obéissant pas à mes envies me revinrent une unique fois en mémoire. S’en suivit un soutien psychologique incertain, où l’on trancha pour de la schizophrénie, d’une forme bénigne, si bien que je ne pris le traitement que deux jours durant.
Puis passèrent les années. Je m’orientai vers une filière scientifique, me sentant bien plus à l’aise en mathématiques qu’en philosophie qui ne m’a jamais plu – je fais ici une halte, encore, afin d’exprimer un élément que je crois avoir négligé, et qui aurait pu pourtant trouver une place bien plus haut dans ce récit. Baste. Je m’étais juré de préparer un tant soit peu ce texte, du moins comme je préparais mes autres écrits, mais emporté par quelques nostalgies je n’ai pu me résoudre… tant pis. Quoi qu’il en soit, je comptais simplement dire que si j’élève la littérature à un très haut point, la philosophie reste pour moi une étrangère. J’en ai des notions : je lis des ouvrages théoriques ou, tout du moins, philosophiques. Comme de bien entendu, bon nombre de romans, et de fictions cachent en leur sein des questionnements hautement intellectuels, revendiqués ou non par leur auteur. Quand on demandait à Dostoïevski, tandis qu’il rédigeait son ultime ouvrageLes frères Karamazov de quoi cela traitait, il répondait en prenant un ton lunatique : « de l’Église » et rien de plus. Or tout un chacun ayant lu Le grand inquisiteur sait que le débat est bien plus large.
Ce sont en effet des sœurs malignes, jumelles, siamoises pourrait-on dire : et quand un texte semble ne cacher aucun enseignement, soyez sûr que s’il jouit d’une certaine popularité, il sera toujours un critique et un examinateur consciencieux pour vous prouver qu’il en dissimule non pas un, mais des milliers, qui prennent corps selon l’angle sous lequel on lit et relit le livre, si on ne parcourt qu’un chapitre ou qu’un mot sur deux, si on compare fin et début ou bien le texte entier à quelques paraboles bibliques, sans nul doute source d’inspiration première de l’écrivain. Quant aux œuvres de fictions traitant ouvertement de tels sujets, ils le font de deux manières : ou bien en de larges encarts, des parenthèses, des crochets qui bousculent toute lecture et s’avèrent bien lourdes pour le pauvre hère qui s’y risque, ou bien directement dans leurs histoires. Et il faut là avoir toute lamaestria d’un classique pour ne pas s’y perdre et savoir concilier message et fiction, ce qui n’est pas offert à tout le monde.
Pourtant, bien qu’après avoir étudié de nombreux courants, de Descartes à Borges, bien qu’après avoir lu pléthore d’œuvres aussi éparses que les sujets qu’elles traitaient, j’avoue n’en être ressorti que plus savant, et non plus sage. Tandis que la littérature, elle, et même (surtout, devrais-je dire !) la littérature dite injustement « enfantine » me rend meilleur, plus probe, « honnête homme » pour paraphraser ma grand-mère. Ainsi j’aime la littérature et repousse la philosophie, que je ne lis par ailleurs plus du tout, et feignant de rien n’y connaître lorsqu’au détour d’une discussion les noms de Kant ou de Spinoza tombent sur la table… tout au plus il m’arrive de maugréer que Diogène de Sinope était sans nul doutele meilleur de tous – et qui occupait la quasi intégralité des cours des littéreux… ainsi j’obtins mon baccalauréat avec mention « Bien », manquant de deux dixièmes de points – seulement ! – la mention supérieure quand une nouvelle échoua dans le foyer. Ma grand-mère maternelle était profondément malade, de ce mal qu’on murmure : cancer.
Au petit jour, la patronne se présenta devant un grand bâtiment, le plus grand qu’elle n’eût jamais à affronter. Le rez-de-chaussée était encadré de grands pans de verres impeccables, laissant aux passants tout le loisir de contempler l’intérieur de la baraque. On pouvait ainsi y discerner pêle-mêle des ascenseurs, des escaliers juxtaposés comme autant de corps d’armées, des bureaux, des plantes vertes, des bancs de cuir rouge. En levant la tête, on pouvait y voir un symbole, un livre ouvert en son milieu d’où sortait une femme les bras en croix, d’où jaillissaient de ses paumes une lumière verte qui se changeait en ruban tournant autour de son corps. Au-dessous, on pouvait lire « Éditions AA ». C’était là que travaillait son amie secrétaire, et elle attendait beaucoup de sa visite. Habillée d’un tailleur rose, un tissu délicat qu’elle ne sortait que pour les grands occasions, elle portait sous le bras une serviette usée contenant le fameux manuscrit. Il lui avait fallu près de deux heures en empruntant un train à grande vitesse pour faire le trajet, et sans même prendre le temps de boire un verre d’eau ou de visiter les rues de la capitale, elle héla un taxi et se retrouva, petite paysanne devant grand château, face à son destin. Elle reprit ses esprits, serra contre elle son paquet et poussa la porte d’entrée avant de se diriger sans faillir vers un des bureaux gardant l’accès aux étages supérieurs de l’entreprise. C’était là que son amie, une greluche de dix ans sa cadette mais de deux bonnets de plus travaillait hiver comme été, répondait au téléphone, notait les rendez-vous et, il fallait bien le dire, vendait sa vertu au moindre homme riche qui venait lui quémander un renseignement. Non qu’elle aimait particulièrement cela, ni qu’une vieille histoire lui ait donné le goût du libertinage, mais elle était attirée par l’argent comme une mouche par le miel, vénale comme les pires représentantes du beau sexe, comme la majorité doit l’être selon les hommes aux opinions peu scrupuleuses. La patronne n’était pourtant pas de celles-là. Elle qui n’avait jamais réellement offert sa vertu à quiconque ne pouvait bien évidemment pas la vendre – tout au plus lui avait-on prise –, et sur ce point elle méprisait fortement son amie. Mais elle lui était si gentille, si douce, si prévenante qu’elle faisait mine de ne rien voir de ces « bagatelles » comme elle les appelait, et préférait ne voir que la personne, et non la femme dans son amie.
En la voyant, elle s’arrêta de mâchonner le stylo qu’elle avait en bouche comme tentative de sevrage et raccrocha précipitamment, sans même prendre la peine d’adresser la moindre explication à son interlocuteur. Elle se leva et vint à la rencontre de la patronne en faisant tinter ses talons d’une marche boîteuse, discordante et dissonante qui éclipsa les lourds battements de cœur de la patronne, et la détourna suffisamment pour qu’elle ne se rendît pas compte qu’on enlaçait son cou et la couvrait de baisers.
« M’amie ! hurla-t-elle à en faire frémir les murs et à se faire retourner les autres secrétaires et visiteurs, croyant voir les retrouvailles d’une petite-fille avec sa grand-mère. M’amie, ça fait si longtemps ! Je suis si contente que tu m’aies appelé !
– Doucement, tu vas me renverser, idiote… et parle moins fort, on va nous entendre.
– Ah mais, ça fait rien, tu sais, je suis tellement contente ! Ça fait bien cinq ans que tu viens plus… tu me laisses seule !
– On discutera plus tard, tu as parlé de mon affaire ? »
Déçue, et semble-t-il énervée de si peu de sentiments, la secrétaire se raidit et l’invita à monter au deuxième étage, à un certain bureau. Elle revint à son plan de travail et de luxure en balançant les hanches, geste bien connu de mépris, et fit mine de ne plus la connaître, et désira très fort l’oublier. Mais aussitôt que la patronne entra dans l’ascenseur elle appela un excellent restaurant, pour fêter comme il convenait l’évènement. C’était un esprit versatile mais simple, boudeur mais bon, et en retournant à son stylo elle se demandait bien de quoi parlait ce fameux texte. Comme elle ne lui en avait rien dit, elle l’avait aiguillé vers monsieur Charlebois, un excellent petit homme très doux en paroles et en caresses, qui savait en toutes choses distinguer le potentiel de l’intéressant. Son bureau était au premier étage, et il était comme de bien souvent, mis à part pour quelques privilégiés, étoiles montantes de télévision ou auteurs vénérables, un passage obligé pour prétendre figurer dans le catalogue de la maison. Un cerbère au sourire charmeur qui ne mordait que peu ou prou, se sentant obligé, quand un manuscrit était effectivement mauvais d’y trouver quelques qualités afin de ne pas décevoir.
Quand il vit entrer dans son bureau cette dame aux manières simples, il crut avoir à faire à une fermière élue Nausicaa de sa campagne ; il pensait lire une frêle histoire d’amour, sans grande originalité ni promesses, mais pleine de bons sentiments comme il en existe tant. Il la fit s’asseoir après lui avoir demandé son nom, et lui demanda de lui montrer le manuscrit, afin qu’il pût en lire quelques phrases, de manière à se faire une idée du style. Il s’aperçut bien rapidement que le texte était bien loin de tout ce qu’il avait pu imaginer, et se permit de demander quelques explications afin de « mieux saisir les enjeux de la fiction ». « C’est que, commença la patronne sans oser le regarder dans les yeux, ce n’est pas une fiction. » Et elle récita sa leçon : le manuscrit trouvé par le plus complet des hasards dans la rue, perdu par un inconnu ; l’absence de noms complets, des prénoms seulement rendant impossible l’enquête pour le retrouver ; une histoire étrange avec un homme étrange, qui traverse des choses étranges ; et seulement une petite partie du texte apportée, car il était conséquent, et par le fait trop lourd pour pouvoir être transporté sans mal. Tandis qu’il écoutait, il tournait et retournait encore les pages du manuscrit, saisissant là une phrase amusante, là une autre plus tragique, lisait les considérations de parenthèses de cet homme qui semblait avoir un avis sur tout et n’importe quoi. Il prenait note, il hésitait. Tout d’abord, devait-il la croire quand il s’agissait d’un récit trouvé ? Il en avait une cruelle envie. Bien qu’il émît l’hypothèse qu’elle pouvait se faire passer pour plus bête qu’elle ne l’était réellement, et qu’il n’avait jamais rien lu d’elle, la manière dont elle s’exprimait permettait de croire sans aucun scrupule qu’elle n’était pas capable d’élaborer un manuscrit aussi lourd. Par ailleurs, il se demandait bien ce qu’il pouvait en faire. Il devait lire le texte plus en profondeur pour s’en faire une opinion, et savoir si oui ou non tout ceci en valait bien la peine. Mais quand bien même le texte aurait été mal écrit et/ou rempli de fautes, son histoire, l’histoire véritable et non contée était à elle seule assez intrigante pour en faire un roman en soi.
Il entreprit, et cette fois ce ne fut pas une de ces pirouettes pour éloigner les quémandeurs, de s’y intéresser tout particulièrement. Rassurée, elle lui précisa qu’ils étaient trois à s’être partagés la découverte, et récita un nouveau long monologue, appris dans le train. Il fit un signe combiné de la main et de la tête et l’invita à sortir, fâché de ne pas avoir la possibilité, puisqu’elle n’était pas seule dans l’affaire, de voler le manuscrit. Que lui importait ; il annula l’ensemble de ses rendez-vous de la journée et du lendemain et commença la lecture.
« À beau mentir
Mémoires
Partie A : De mes parents
Chapitre I :De mon père et de sa famille
Bien, commençons, il se fait fort tard ; et j’aimerais tout autant pouvoir en finir avec cette première partie avant que l’aube ne pointe (…) »
Tandis qu’il poursuivait, un observateur présent et attentif aurait pu voir sur sa face se dessiner l’admiration, la colère, la haine, la surprise, la désolation ; autant d’expressions qui trahissaient son grand intérêt du texte, qui allait s’amplifiant. Surtout, il ne cessait de se demander si la petite comptine chantée, ou plutôt récitée par la paysanne comme il la désignait dans son esprit était vraie. Et plus il progressait, plus il tentait de se faire une idée de ce narrateur, qui annonçait pas à pas des aventures qu’il raconterait un rien après. Et ces longues parenthèses tout à propos qu’il semait au travers de ses « mémoires » ! À quoi peut-il bien ressembler, s’il vit encore, mais tout laisserait à le présager ? Il se décrivait jeune en petit gros à lunettes, stéréotype grossier que l’on a tous en mémoire, lorsque l’on n’a pas tenu ce rôle par ailleurs. Charlebois se souvint de nombres de brimades de l’époque au sujet de ses cheveux roux et de sa haute taille, il avait encore sur les lèvres le goût âpre de la cruauté collégiale. On lui avait volé dix ans de sa vie, et il n’avait jamais pu les récupérer. Cette époque insouciante ne lui aura jamais enseigné que le mépris et le dégoût, et il aura tenté tant bien que mal de se retrouver. Mais jusqu’alors, il ne le put pas. Il se retrouvait quelque part dans le narrateur de l’histoire, et cela lui fit une excellente impression : il aimait à ce que les textes qui défilaient inlassablement sous ses yeux l’englobent totalement, et apparaissent comme écrits pour lui et pour lui seul. Certes, ce n’était pas un gage de qualité, mais un passeport obligé pour gravir l’escalier menant au second niveau ; car les éditions AA, initiales sacrées de leur fondateur mythique étaient bâties selon un schéma strict empruntant beaucoup à la fameuse bibliothèque babélienne de légende ; en hexagones, trois bureaux disposés tout autour d’un pylône central sur trois niveaux abritaient trois gardiens successifs que devait affronter tout nouvel auteur ; Charlebois était le premier, il se devait de déceler le potentiel. Mais de l’avis de tous bien trop rustre et inexpérimenté, il ne pouvait convenablement savoir à combien d’exemplaires l’on se devait de le tirer.
Tout manuscrit passant « l’étape Charlebois » était assuré de paraître : la question était de savoir quand et combien. Ceci était déterminé par le second bureau, de monsieur Sellière-Juste. Il s’agissait du petit-fils du fondateur, grand homme guindé et toujours tiré à quatre épingles. Il ne s’y entendait en rien en littérature, et pour cause : il touchait un salaire de comptable. Il y avait dans ses façons et ses regards des chiffres emprunts d’une régularité exemplaire, et à l’œil même du titre du roman il savait combien il fallait compter en termes de promotion, de publicité, de production. Il avait en cela une intelligence affûtée comme une lame, qui lui permettait de prédire le demi-succès ou la victoire éclatante de l’œuvre, puisqu’il connaissait les goûts du public, des lecteurs, de leurs lecteurs. Il vivait dans un monde de statistiques, de camemberts et de diagrammes, et admirait par-dessus tout le système métrique, qu’il considérait comme apogée de la civilisation moderne. « Si Dieu avait une taille, disait-il, l’on pourrait l’évaluer en mètres », phrase qui n’était somme toute pas totalement dénuée de sens commun.
Lorsque Charlebois remit le manuscrit à Sellière-Juste, SJ comme on le surnommait parfois, l’air gêné et timide, son confrère crut à une erreur.
« Le manuscrit a un vrai potentiel, répétait Charlebois, un vrai potentiel. Peut-être un des meilleurs que je n’aie jamais pu lire.
– Eh bien ! fit SJ. Qu’est-ce qui vous indispose alors autant ? Est-ce que vous ne tenteriez pas, mon cher, de faire passer le premier niveau à un manuscrit de famille ?
– Nullement, répondit-il piqué au vif. Nullement. Mais il y a quelque chose d’étrange. Selon la dame qui me l’a transmis, il s’agit d’un récit trouvé par terre, quelque chose de vrai.
– Sans doute écrit par un membre de sa famille, si ce n’est pas elle la vraie autrice. N’allez pas vous faire avoir par les écrivains, mon petit… ce sont des filous, tous à moitié fous. Quand ce ne sont pas des romantiques transis, ce sont des matérialistes visqueux, et ni les uns ni les autres ne devraient avoir droit à notre regard. Mais mon grand-père avait su voir en eux des vaches à lait, que l’on peut traire comme jamais… éditons, ne donnons rien à l’auteur si ce n’est qu’une misère et il en sera ravi, heureux de faire connaître ses idées. À vrai dire, j’embrasse le ciel que les cours d’économie ne soient pas à l’ordre du jour dans les formations littéraires. Sans ça, les maisons comme la nôtre courraient à la ruine. Bien ; alors… il ne me semble guère épais, ce texte…
– Il n’est pas là dans sa totalité. À toutes les phrases, on nous interpelle pour dire que les explications viendront par la suite ; il s’autorise des débordements dans son histoire, qui bien qu’ils ne soient pas tous dénués de sens commun, nous empêchent de tout lire d’une traite… sans parler du texte en lui-même, compact, dense, lourd : c’est toute une disposition à revoir en profondeur.
– Je croyais que l’on n’acceptait que des manuscrits complets à mon niveau, coupa SJ. Comment voulez-vous que je gère le planning publicité avec un tiers de texte ?
– En fait, je pense que ça serait erreur de vouloir le diffuser en roman directement. Il faut en faire un feuilleton.
– Un feuilleton ? Vous voulez dire, dans un journal ?
– Oui. Écoutez, j’y ai pensé avant de vous l’emmener, et je crois qu’il y a tout un secteur à investir… et ce texte risque d’être porteur. Il faut y songer. Je vais vous expliquer… je sais que vous n’êtes pas très littéraire, mais je vais aller droit au but, en répondant à cette simple question : quel intérêt a le feuilleton vis-à-vis du roman ?
– Je vous écoute.
– Bien… tout d’abord, l’intérêt indéniable que possède le feuilleton sur le roman, c’est son particularisme : son aspect décousu et morcelé. C’est sa grande force, sa forme est sa force. On en suit un épisode, il peut être tantôt sublime, tantôt moyen : mais on oublie aisément l’épisode qui ne plaît pas pour ne retenir que ceux qui plaisent. C’est là une donnée religieuse, presque : si une phrase ratée dans la masse de la Bible peut la discréditer toute entière, la même phrase donnée un jour, mais perdue entre d’autres lancées et présentées comme individuelles, ne confond pas l’œuvre entière. Le feuilleton est en cela un garde-fou, le plus sûr moyen que peut avoir un auteur pour s’assurer de son succès, et voir ce qu’il doit rectifier. Il est parfois des mots qu’il entend sonner juste et qui pourtant n’ont aucun écho auprès du public, et d’autres dont il est peu fier et qui sont alors repris en chœur par les masses. C’est un mystère dont on ne peut connaître la juste vérité, on doit l’accepter sans compromis.
« Le feuilleton a cela d’intéressant tout autant dans sa forme morcelée pour ce qui est de la fidélisation du lectorat. Un roman est une créature, un géant dense, titanesque : il faut l’affronter vaillamment, au risque devant la difficulté de renoncer et d’aller vers un monstre bien plus abordable. Dans le feuilleton, on n’affronte pas le titan, on affronte des parties de titans : une jambe, un bras, une tête. Rien ne semble inabordable. Il suffit de balayer la page des yeux pour voir dans un même temps le début et la fin du chapitre. Avec ça, même le plus réfractaire des écoliers à la lecture se sent l’âme d’un dévoreur d’encyclopédies. Et ça permet de ménager du suspense, de vendre plus d’exemplaires, de faire des fictions de fanatiques ! De quémander des illustrateurs pour les scènes-clés, bref, de faire du tapage. Mais il va falloir le découper sévèrement… rien qu’avec son premier chapitre, il y a de quoi faire une seule saison.
– Moi, je suis convaincu (et ce faisant il pianotait sur une calculatrice). Mais il va falloir voir avec mon frère. »
Le frère en question était, comme on pouvait le deviner, le directeur des éditions AA, faux-jumeau de SJ. Il partageait avec lui sa rigueur statistique mais était bien plus au fait de la sensibilité littéraire. Romantique devant Dieu, il se prenait poète, et ne parlait guère autrement qu’en vers, en société comme dans sa plus stricte intimité. Ce qui lui permettait, malgré des façons un peu brusques, d’avoir de nombreuses conquêtes et un carnet de rendez-vous judicieusement rempli. Ce jour-là, il était absent ; si bien que Charlebois préféra préparer une découpe en vue d’une future parution en presse pour le lendemain, dans un des journaux qu’il faisait paraître en kiosque et qui servait bien entendu de plateforme publicitaire pour leurs ouvrages.
La patronne se tortillait sur sa chaise de restaurant, à la frontière de l’absence et de l’interdit. Mordillant sa serviette en scrutant la porte de sortie, elle s’ennuyait de Giorgio et Sissi, en acquiesçant silencieusement à son amie lui débitant plusieurs âneries à la seconde. Elle avait un avis sur tout ; elle avait surtout des avis. Mais elle n’avait pas pu refuser l’invitation de sa bienfaitrice, et s’efforçait de conserver ses envies de révolution pour se faire obéir des deux têtes de pioche, quand elle devra les avertir des nouvelles orientations du texte. Celui-ci à présent devrait avoir beaucoup d’émotions, du fantastique, un rien de polar. Le narrateur devait se travestir en ce qui faisait fureur à cette époque, un croisement incertain entre Frodon le Hobbit, Arsène Lupin, Jean Valjean et Balthazar Picsou. Il fallait vendre et non innover : ils auraient l’occasion d’être des écrivains une fois devenus des artistes.
« Dis, Giorgio, tu crois que la patronne a réussi à vendre notre manuscrit ?
– Pour sûr ! Hé, tu ne la connais pas assez bien ta patronne pour ça ? Elle t’a recueillie, élevée, donnée un foyer et un travail, et tu doutes d’elle.
– Et toi, tu la connais depuis longtemps ?
– Si je la connais depuis longtemps ? Ouais, possible… tu sais, je ne suis pas venu dans ce bouge uniquement par hasard.
– Ah non ?
– Eh non. Mais ça, je vais te l’expliquer en poésie… il y a des vérités qui ne peuvent se dire qu’en poésie, je t’en avais déjà parlé je crois. Eh bien, c’en est de celles-ci. Je vais te raconter.
« Il est parfois des rencontres que l’on fait sans savoir combien précieuses elles seront ; il est des personnes que tu vois et avec qui tu te brouilles et qui seront de nouveaux amis ; il est des amoureuses dont tu fais patiemment la cour et qui disparaissent le lendemain. Quand je suis venu en ce monde, en ce bagne devrais-je dire, mon corps semblait trop étroit pour contenir toute mon âme et toute ma conscience. J’étais issu d’un univers de bonté et d’intelligence, de bons gardiens : mais afin de vivre, je devais apprendre. Et apprendre, c’est un synonyme de souffrir. Pendant plusieurs années j’ai souffert : dans mon berceau j’ai souffert. J’ai appris à marcher et j’ai souffert. J’ai appris à parler et j’ai souffert. J’ai tout simplement vécu, et cela seul à suffit à me faire souffrir. Alors quoi ? Renoncer ? Je n’ai pas renoncé. Je ne renonce jamais. Ce que je sais faire, je le fais, et je le fais du mieux possible. Alors j’ai vécu, puisque je suis venu pour cela.
« Il y avait dans mon village, dame ! une mère-grand, la mère-bonne, la vierge Marie. Tout auréolée de gloire et de lumière. Elle parlait à Dieu, et quand elle lui parlait, elle disait “tu” et le conseillait. Et le bon Dieu écoutait. “Garde-toi d’aller là”, disait-elle, et le bon Dieu oubliait qu’il était créateur de ce “là”. “Méfie-toi de celui-ci”, disait-elle, et le bon Dieu doutait lui-même de son existence. Cette vierge avait eu un enfant toute seule, disparue depuis des lunes ; une femme, son portrait tout exact. Si bien qu’on ne remit jamais en cause sa virginité, qu’elle protégeait comme vingt nonnes du Vatican : preuve du caractère intact de ses cuisses. Crois-moi : mieux la forteresse est gardée, moins les intrus y rôdent. Elle était bonne comme jamais aucune femme n’avait jamais été bonne avant elle. Elle vivait sans le sou, et à peine en avait-elle un qu’elle le dépensait pour un plus pauvre qu’elle. L’argent lui brûlait les doigts ; elle prétendait qu’il ne pouvait servir que son malheur, et préférait le dépenser. Elle ne s’habillait que d’une écharpe noire, que d’un costume rouge avec une ceinture de cuir passé et d’une jupe à carreaux. Elle disait venir du Sud, mais sans plus de précisions ; d’un pays “sans soleil ni nuage, où le ciel est déjà une promesse”. Toute une journée, elle était à la campagne, marchant, et dispensait conseils et soins. Elle était un peu prêtresse, un peu médecin, un peu comtesse, un peu savante, un peu sainte ; elle était un peu Dieu et un peu Femme, elle était bonne tout simplement. Comme de ces mécènes, qui, parce qu’ils ont connu jadis la misère, savent combien elle prend au ventre, et ne veulent jamais plus la revoir, ni chez eux ni ailleurs. Alors elle courait les chemins, un sac à malices sur son épaule. Racines de mandragore, feuilles de sauvette, graines de satrape : elle cultivait cet amour des plantes imaginaires comme d’autres polissent leur blason. On disait qu’elle avait rendu la vue à des aveugles, fait marcher des boîteux, sauvé des eaux des distraits ; ainsi on l’appelait “la fille du bon Dieu”. S’en vantait-elle pourtant ? Le moins du monde. Elle ne montrait ses dons qu’en unique cas de besoin, jamais pour qu’on l’aime ou pour convaincre un sceptique. Elle bénissait ces derniers par ailleurs : elle disait que les sceptiques étaient des croyants les plus sains, et les plus proches de Dieu.
« Elle élevait sa fille avec l’aide des villageois, qui lui donnaient fruits, lait, manteaux d’hermine, landaus ; et ainsi, ce petit bout de chair rosée qui babillait continuellement sans pleurer, qui avait appris à sourire avant même de savoir respirer vécut une enfance sublime, au milieu de sucre et de miel. Si bien que quand sa mère disparut mystérieusement, et que personne ne se demanda où elle était partie, la fillette, qui n’avait pourtant que six ans sut que tout était bon, et continua de nager dans un univers de soie.
« Mais le voyage l’appelait ; elle lui semblait que la terre la chassait, qu’elle devait se mettre en route. Et tout comme sa mère disparut sans que quiconque ne le sache, la petite fille quitta mon village en n’avertissant qu’un seul d’entre nous, qu’elle avait choisi parmi tous, par le plus complet des hasards : moi, Giorgio, le rejeté, le frêle, le mignonnet. Elle avait quatorze ans, moi dix ; elle m’embrassa six fois sur les deux joues et quatre fois sur le front, me serra fort dans les bras, et j’ai su alors que je la reverrai sans parfaitement la revoir.
– Cette femme, c’est la patronne ?
– Oui et non. Laisse-moi terminer. Bien entendu, pendant des mois, des années, des siècles ! je perds contact avec ce monde. Je tente en vain d’arrêter de souffrir, d’arrêter de vivre donc, je cherche à revenir dans mon monde de bonté et de félicité suprême, en vain : les portes me sont à jamais closes, on me fait comprendre que je dois encore réaliser avant de repartir. Réaliser non pas une œuvre, mais un chef d’œuvre ; non pas un message, mais un évangile. Alors je me suis mis au travail, mais bientôt la faim, le froid, les déconvenues et, pis que la famine, le gel, les ruisseaux tumultueux, les ponts humides, les pluies tranchantes comme des lames de rasoir sur mes poignets, le doute. Ce doute, cet affreux doute, ce lézard, cette salamandre qui pénètre par le nez, la bouche, s’immisce dans ton crâne et te fait paraître tout ce que tu composes comme sale, noir, banal, sans génie ni talent aucun. Alors tu demandes autour de toi des lecteurs, des auditeurs, des spectateurs. Heureux ceux qui sont heureux, ils n’ont que des amis ! Malheureux ceux qui ne sont pas heureux, ils n’en ont aucun. Et moi, j’étais bienveillant mais malheureux, malheureux et seul, sans talent. Un germe d’idée s’est alors infiltré par mon oreille, aux côtés du lézard du doute, une graine qui allait le combattre avec puissance et malice : elle seule pouvait m’aider, pouvait me dire, pouvait m’éclairer. Bon sang ne saurait mentir. J’ai alors cherché, dans toute la France, en Navarre, en Andorre, j’ai rencontré des voyous, des bagarreurs, des usuriers, aucun ne pouvait me renseigner. Et un bon matin d’automne, je l’ai vue. Ce n’était pas elle, mais c’était son essence, son âme, son aura : son soleil.
« Autour des purs, autour des éveillés, il y a comme un soleil puissant, pas aussi lumineux que l’astre du jour mais qui réchauffe bien plus, et sans jamais brûler. C’est une psyché, un psi, un inconnu, mais tout à la fois un savoir immense, que tu crois posséder avant de t’apercevoir, quand tu t’en éloignes, que tu n’en sais rien. C’est comme si ces purs étaient constamment entourés d’eau fraîche, le bassin des nymphes ou des narcisses, et toi d’être une brebis perdue qui vient s’y rafraîchir, et qui y reste parce que l’herbe est douce et croquante. La grand-mère et sa fille avaient la même aura, et la patronne l’avait. Mais ce n’était pas elle : elle était plus vieille que la fille de la fille du bon Dieu, le visage, bien que ressemblant, était moins féminin, plus rude : elle avait vécu, et la vie l’avait usée. Je l’ai observée, en silence, pendant très longtemps, et j’ai compris que cette femme, qu’elle vienne d’Italie ou de Mangalore, avait été éprouvée, mais qu’elle avait été divine un jour. Et cela, rien ne peut l’ôter. J’ai poursuivi encore mes recherches, et puis un jour, je suis rentré dans le bar. »
Sissi restait silencieuse, comprenant à mi-mot tout ce qui se cachait derrière l’histoire de Giorgio, qu’elle ne voulait pas croire dans sa totalité. Giorgio était un saltimbanque, sa patronne le lui avait toujours répété, et par-dessus tout, un menteur. Il faisait parti de ces êtres à la mémoire prodigieuse qui peuvent s’inventer autant de vies que de connaissances, d’anecdotes, d’enseignements sans jamais se discréditer ni se contredire. Fort heureusement pour l’humanité, ils possèdent, et cela pourrait surprendre, un sens aigu de l’éthique et de la morale, et s’interdisent de faire un métier de menteur, où l’on fait des promesses sans pouvoir les tenir, publicitaires, politiciens, dragueurs ; ainsi, même dans leurs mensonges, qu’ils savent mensonges, ils restent sincères, ils mentent en restant de bonne foi. L’on ne peut les confondre, si bien que lorsqu’un tiers met en garde contre de tels individus, soit la raison dicte que personne ne peut faire cela et ne jamais se tromper, ce en quoi ils s’égarent lourdement, soit la foi les oblige à remettre la moindre de leur parole en doute. Ils ont ainsi, sans demie-mesure, des groupies et de farouches rivaux, certains passant même sans scrupules d’une entité à l’autre, et personne n’y voit d’ennuis : Giorgio avait également une grande capacité de pardon, qui confinait au débonnaire ou à la naïveté mais jamais à la faiblesse. Il étouffait, égratignait, titillait mais n’achevait jamais : c’était un boa qui commence à serrer, et à l’instant où les os sont sur le point de craquer, défait son étreinte et apporte des pissenlits à manger à son lapin. Nature étrange, équivoque, individualiste qui collait parfaitement à son personnage. S’il n’avait pas été pauvre, se disait-elle à mi-voix, il aurait pu être très riche.
Avant de poursuivre selon la chronologie des évènements – je conçois que la méthode est fort banale, voire ennuyeuse, mais je n’ai strictement aucun talent narratif, comme vous le savez sans doute déjà si vous avez lu jusqu’ici – j’aimerais revenir sur les vacances d’été passées, à quelques rares exceptions près, dans le village natal de ma mère, lieu d’habitation permanent de mes grands-parents qui n’en connurent jamais d’autres, ce me semble ; non que de grandes choses s’y soient déroulées, bien au contraire. Et c’est justement de cet ennui-là, que j’ai ressenti pendant de très longues années, dont j’aimerais parler, afin que l’on puisse comprendre tout ce qui me coûtait de déménager à six cent bornes du village où j’aurais passé quinze ans et la plus grande part de mon enfance pour ce hameau pourrissant, pittoresque et miséreux, représentant sordide d’une France pré-révolutionnaire – que l’on ne s’y trompe : malgré une certaine affection pour les évènements de 1789, l’adjectif est purement péjoratif. Profitons-en par pour rapidement exposer mon point de vue sur ces évènements, sur cette révolution, sur cette République ; je précise que j’ai déjà eu l’occasion par le passé d’exprimer tout ceci clairement, par écrit, dans un essai qui n’aura jamais eu la faveur des éditeurs, commencé il y a une dizaine d’années, encore en écriture à l’heure actuelle. Si bien que c’est là une forme de redite mais, comme l’on chante,bis repetita placent !
Comme je le disais, je n’ai pas de vraie amitié pour les évènements que l’on rattache sous l’unique vocable de« révolution française », tout au plus un vain étonnement. Elle a été pour moi surtout inutile, grandiloquente, sujette à tous les excès. Terreur, exécutions sommaires, violents débats, guerre, famine : des maux qui devaient pourtant être résolus par la révolution. Un remède pis que le mal, cela se voit bien plus souvent qu’on ne le croit. L’élévation de cette République, de cette Démocratie en outre, comme héritage direct des antiquités gréco-romaines, n’a été que l’occasion d’instruire un système insuffisamment éprouvé, considéré comme une apogée, alors que cela ne reste qu’une pratique parmi d’autres. En quoi serait-elle différente ? Il en existe mille autres qui possèdent les mêmes avantages, ou si fait, et qui ont d’autres inconvénients, tantôt plus, tantôt moins. Et en cela, quoi ? L’on honore, l’on instaure, l’on fête ! Depuis plus de deux cents ans, bientôt trois, tout un peuple, comme un cochon dans une auge, s’ébroue de boue et de purin et crie à qui veut l’entendre que le bon temps a été imposé et qu’encore aujourd’hui, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Un bonheur imposé, baste ! Une cage dorée.
L’ennui, ce n’est pas le bonheur, c’est la contrainte. Que l’on me chante : « soyez heureux ! », je n’y vois qu’un ordre, qu’une sommation, au même titre que « ne bougez plus ! », « dénoncez-vous ! » ou « dites-moi toute la vérité ». Ainsi, si au commencement je pensais la révolution comme nécessaire (cela, je ne le renie pas. J’aime le changement ; je ne peux que déplorer, hélas, qu’il ait été fait d’une façon si totale, si brutale, et si sanglante), j’espérais néanmoins que l’on améliore le principe, que d’années en années, les réformes soient grandes, portant sur le fond, et non sur la forme ! (quem’importe qu’un gouvernement soit en place depuis sept ou cinq ans ? Blanc bonnet et bonnet blanc !) Mais au lieu de ça, l’on consacra un régime, un seul, comme étant le meilleur de tous. En cela, je me porte en faux. La démocratie et la république ont des limites qu’il convient de définir, de mettre en évidence et de corriger, et ce n’est pas en se bouchant yeux et oreilles et faire comme si tout était bon que les choses évolueront. Allons ! La société n’est pas parfaite, mais elle fonctionne, certes. Mais le progrès social se devrait de rester une actualité, et non un accomplissement. J’ai développé mes idées, je m’en aperçois à la relecture très rapidement et je m’en excuse : mais je ne voudrais pas faire prendre au texte une orientation qu’il ne possède pas, on pourrait me prendre pour un extrémiste– qui m’a été pendant longtemps infâme.
À présent mon jugement, bien que dépréciatif est moins virulent qu’aux primes époques ; j’associe cela davantage à l’âge qu’à la sagesse. Il y a des moments où l’on pardonne sans même s’en apercevoir.
Comment m’apparaissait Maisonneuve étant jeune ?
Comme un trou.
Le terme peut sembler abscons, voire sous un certain angle grivois, mais c’est, je pense, la définition la plus honnête que je puisse faire. Avant d’entrer plus loin dans la subjectivité, je préfère par ailleurs me borner tout d’abord à une description brève, mais juste du village. Afin de le concevoir, il convient de le considérer comme fort petit : la commune a toujours connu au long de son histoire une population d’une centaine d’âmes, tantôt plus, tantôt moins, mais guère davantage. Il est parcouru dans toute sa longueur par deux routes qui finissent par se souder en une seule voie, si bien qu’un oiseau pourrait distinguer un « Y » couché, aux bras orientés vers l’ouest, un rien plus écartés que pour la fameuse lettre. Des petites ruelles parsèment bien entendu chacune des trois routes, afin de proposer des issues plus abordables aux alentours composés en exclusivité de champs de melons, de blé ou d’orge. À un endroit pourtant, au sud de ce qui serait la branche basse du Y, un chemin de terre tortueux aboutit à un bosquet, puis à un ruisseau qui traverse ainsi des terrains vierges, sans cultures ni habitations : un mystère pour ainsi dire. Mais si ce n’est ce petit apport de verdure sauvage, l’ensemble est clairement dédié à l’agriculture, comme en témoignent encore les nombreux socs, tracteurs, véhicules aux destins immuables. Le seul développement d’habitation notable s’est effectué lors de la seconde moitié du vingtième siècle, quand tout un quartier nouveau jaillit au sommet de la même branche de la ville ; une « banlieue » qui fut rapidement le repaire de maisons de campagne de quelques bourgeois enrichis, recherchant paix, tranquillité et silence. Silence ; un des corollaires sublimes du village. Il est silencieux. Seules les cloches de l’église, chaque jour et un rien plus emportées, troublent à intervalles réguliers cette torpeur mortelle, cette atmosphère sphingique, cette trouble bulle de néant et le rattache au monde réel. Dieu semble avoir posé sur ce patelin un verre épais où nul bruit ne peut pénétrer, où rien ne peut sortir. Sans médire, si apocalypse il y a, je pense que la terre entière s’écroulera autour de Maisonneuve. Et moi, habitué au bruit de la télévision, de la ville, de la poésie, de la musique ! d’être comme un homme en pays étranger, ne parlant pas la même langue, ne voyant pas les choses de la même manière.
Tout également, autre détail qui n’aurait dû me troubler du fait de ma misanthropie déjà fort développée lors de notre premier séjour estival, l’âge moyen de la population du village dépassait allégrement, même en considérant les estivants et les passants occasionnels, les cinquante ans. J’étais seul, et je m’ennuyais. J’emportais pourtant avec moi tout ce que je pouvais : livres, jeux vidéo, musiques, projets. Mais j’étais, une fois arrivé, comme saisi à la gorge par une main invisible qui me transmettait un virus d’inactivité et me tuait. Je n’étais plus qu’un sombre aï léthargique et grabataire, flânant des heures, des jours durant sans rien dire, sans rien faire, sans rien songer, sans rien entreprendre, sans rien déplacer, sans rien vouloir, sans manger, sans boire. J’ai appris là la mauvaise patience, la contrainte, et la bonne nonchalance, la paresse ; mais ce sont là les seuls attraits que je peux considérer concernant ces séjours, dont les trajets me coûtaient cher – six longues heureux de route en pleine chaleur, avec une seule pause en milieu de parcours : plusieurs fois, j’ai cru perdre mes jambes par défaut d’irrigation sanguine –, dont les séjours m’ennuyaient terriblement, dont le nom même me glaçait les sangs et fut à l’origine d’un rejet catégorique d’aller ne serait-ce qu’une fois dans ces rues de mort avant bien longtemps.
Bien entendu, l’on y allait pour une unique raison : moins pour ma mère d’y voir sa famille entière, dispersée, comme toutes les familles ci et là, mais bel et bien d’y retrouver ses parents, et sa mère. C’était là une concession faite par son mari, la seule : après tant d’éloignement voulu pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas, il acceptait que quatre, cinq ou six semaines par an elle les retrouve. Moi, je n’avais guère de contacts avec eux : d’une part, j’aimais ma solitude, d’autre part la notion même de famille m’ennuyait profondément. Ennui sur ennui, nous n’étions, mon père et moi et cela en le sachant pertinemment, que des décorations pour les tendres retrouvailles de ma mère, et elle nous oubliait alors totalement pendant ce court intervalle. Je lui pardonnais aisément : toute l’année présente, douce, intelligente, je lui permettais à mon tour d’être égoïste une fois de temps en temps. Mais je pense que mon père, par ailleurs, ne voyait pas les choses du même œil. Il avait à son égard l’attitude du gardien qui observe son prisonnier se promener dans la cour, une main sur sa matraque et l’autre sur un sifflet, prompt à sonner le rassemblement, prompt à sonner le rappel. Qu’importe : si j’excepte un séjour au parc du Futuroscope, qui me pesa plus qu’il me ravit à cause de la chaleur intense du jour où nous entreprîmes de le visiter et une chute qui me valut au coude droit une cicatrice qui encore aujourd’hui peut se discerner sous les plis de ma peau, je ne puis rien me rappeler de particulier concernant ces séjours ou plutôt si : un nombre incalculable de jours mornes, de jours d’ennuis, de jours ensoleillés mais gris, des jours où j’espérais paradoxalement la rentrée. Je n’ai jamais eu de réelles vacances, jamais ; l’été pour moi ne m’apportait pas l’allégresse de mise que tout le monde autour de moi espérait, revendiquait, recherchait comme autant de petits eldorados, je le redoutais plus que personne d’autre.
Une fois mon baccalauréat obtenu, et avant même que je ne pusse m’octroyer ne serait-ce qu’une minute de satisfaction personnelle – hors de question, bien entendu, de « fêter » l’évènement par quelques bacchanales ou banquet familial – mon attention se portait déjà sur plusieurs évènements qui, coup sur coup, allaient durablement marqué mon corps et mon esprit, à un point que je n’imaginais pas encore possible : notre déménagement à Poitiers, à moi, ma mère et mon père – mon frère ayant depuis longtemps quitté le domicile parental, quelques années avant que je ne l’entreprenne à mon tour –, ma première année de faculté et la maladie de ma grand-mère. Il y a là beaucoup de choses à dire, me concernant et concernant ma mère surtout ; trop, sans doute. Ainsi, bien que j’aie pu auparavant le prétendre, je m’en vais me dispenser de toute narration chronologique afin d’en aborder une qui sera à moitié thématique, à moitié spiritualiste, puisque je m’en vais tout d’abord traiter de la maladie, et du développement de cette maladie par ma grand-mère, avant de revenir sur notre déménagement – qui se trouve « imbriqué » temporellement et causalement dans le premier thème – puis ma première année universitaire – idem.
Les dernières années de la vie de ma parente, qui nous ont été là ravies par quelques bureaucrates de l’au-delà trop zélés, ont été pour elle synonymes de Golgotha, de pénitence et de souffrance ; la maladie, puis la médecine qui peut parfois être un mal bien plus grand, semblaient s’acharner encore et toujours sur elle, tandis que toute son existence avait été placée sous le signe de l’abnégation, de l’amour, du travail ; une punition injuste, donc, ou bien placée sous le signe de plans divins qui nous échapperont toujours. Quoi qu’il en fût, l’on sait qu’au-delà d’un certain âge, le corps tend à se fragiliser, à se fissurer comme un mur qui serait resté bien trop longtemps au soleil ; que la constitution, nonobstant les efforts démesurés afin d’y remédier, se trouve à la merci du moindre froid, de la moindre pluie, de la moindre insolation ; que les gestes se font plus incertains, plus lents et saccadés, moins rassurés, davantage interdits, expérimentés mais tremblants ; que l’esprit peut, dans certains cas, s’amuser à baguenauder, à vagabonder dans des collines noires d’oubli ; qu’enfin, tout semble sombrer dans une manière de mer déchaînée et que le naufrage approche à grands crachins. C’est cette faiblesse-là, inéluctable et, pour ainsi dire, terrible, la plus terrible de toute, digne représentation du fatalisme de l’humanité qui fut le bourreau, le premier bourreau, qui fut la porte ouverte, qui permit à bien d’autres catastrophes de s’immiscer au sein de ma grand-mère.
Tout semblait pourtant cousu de fil blanc, quand un matin une oppression de poitrine, associée à une certaine toux, la clouait au lit. L’on s’en inquiète, évidemment et, en plein mois de mai, on diagnostique une façon de rhume ou de grippe, une bronchite, survenue suite à quelques travaux nocturnes et glacés, un mauvais coup de vent. Mais quelques heures plus tard, c’est du sang qui commence à être repoussé de la gorge, et là, l’hôpital conclut à une tuberculose. Quand j’y repense, combien de circonstances malheureuses ont dû être précisément réunies, conduites au même jour, au même moment, au même instant pour que, à cause d’un rappel de vaccin négligé, à cause d’un certain voyage en un lieu précis qui restera toujours un mystère, ne pouvant remonter raisonnablement toutes les pistes ayant amenées à ça, à cause d’un contaminé, revenant sans doute des tropiques ou d’un quelconque pays facteur de risque et mis en contact avec ma parente, la maladie ne se déclare… un statisticien, ou un doué de probabilités trouverait là sans nul doute quelque équation orpheline pouvant nous décréter mathématiquement que les – mal – chances sont très, très faibles, inexistantes : nulles. Mais, hélas ! un des grands ennuis de l’Homme, c’est que son clan est si nombreux que la loi des grands nombres finit par s’y appliquer, et qu’au fil des nombreux essais, l’impossible parvient à survenir.
Sans même se poser d’autres questions, on choisit, sans avis extérieur, de la guérir. Même dans le pire des scénarios envisagés alors – qui n’était alors pas le pire que l’on pouvait envisager, alors disons plutôt le pire des scénarios que l’on pouvait décemment envisager – ma grand-mère pouvait confortablement espérer vivre vingt à trente ans supplémentaires. Si elle avait eu alors quatre-vingt-dix ou cent ans, peut-être que les médecins auraient été plus tatillons quant à l’application d’un traitement qui, s’il n’en reste pas moins efficace, demeure lourd et éprouvant, même pour un homme dans la force de l’âge. Elle le suivit assidûment ; elle qui était réfractaire à la moindre gélule se plia aux injections, aux surveillances, aux régimes sans mot dire, fière et désireuse de guérir au plus vite. Mais sitôt le mal parti, sitôt les fameuses tâches blanchâtres évanouies de ses poumons, une autre faiblesse, par ailleurs beaucoup plus grande et profonde lui vrillait les os, lui tordait les boyaux, la rendait folle. Il s’agissait d’un cancer, généralisé à l’ensemble de son organisme. Les médecins, prudents, n’ont jamais voulu reconnaître que la faiblesse induite par la tuberculose avait pu amener la formation de tumeurs, mais j’en suis pour ma part persuadé, intimement persuadé. Un autre traitement a alors commencé. Une chimiothérapie, et une commande auprès d’un perruquier qui s’en suivit immédiatement après. Elle fut coquette jusqu’au bout.
Je regrette de ne pouvoir relater avec plus de soins les derniers mois de son existence. La cérémonie, l’enterrement, puis la souffrance, morale cette fois-ci, de ma mère, de mon frère, de mon grand-père, de mon entière famille, de moi-même. Seul mon père parvint encore une fois à nous faire honte, en riant à gorge déployée avant la cérémonie avec des cousins gênés – l’on aura saisi pourquoi – et en simulant, de manière odieuse et mauvaise surtout des larmes lors de la messe. En cela, il mérite notre damnation éternelle, et je n’ai aucun scrupule à la lui donner. Ce que je peux prétendre relater en revanche, c’est ma propre vision des choses, concernant mes rapports avec ma grand-mère. Je ne pense pas, quand bien même j’aurais eu près de trente ans pour y réfléchir, pouvoir, ne serait-ce que concevoir être honnête. J’en ai parlé en réalité, de façon sérieuse et poussée, qu’avec ma seconde et actuelle épouse, et encore là nous y revenons souvent. D’ailleurs, c’est plutôt elle qui m’en parle, et non moi. Un point se met à la troubler, elle m’en parle, je lui réponds ; et je continue de réfléchir sitôt la conversation achevée, mais bien souvent, rien n’y fait. Je reste muet, cruellement muet. Mon avis aujourd’hui est cruellement identique à l’avis que j’en avais à vingt ans : j’ai été un très mauvais petit-fils. J’ai raconté l’unique relation que j’ai eue avec ma grand-mère paternelle ; j’ai expliqué le pourquoi de ma froideur avec ma grand-mère maternelle, du fait de l’éloignement, de mes « ennuis »… de mon égoïsme plutôt. Peut-être que si j’avais su m’ouvrir non pas aux autres, mais à ma famille, à mon sang en tout premier lieu, peut-être que bien des choses ne seraient pas arrivées. Je l’ignore, on ne refait pas l’histoire, même trente ans après. Mais je reste intimement persuadé que j’ai mal agi. J’aurai dû profiter de ce déménagement providentiel, de ce rapprochement pour communiquer, parler, passer du temps. Et au final, je ne lui aurai jamais autant parlé qu’une fois morte, juste avant qu’on ne la mette dans son cercueil. Dans un petit salon où elle reposait, avec un système réfrigérant et une petite veilleuse. Je lui ai fait certaines promesses. Je les ai toutes tenues. M’a-t-elle entendu ? M’a-t-elle vu ? Qu’aurait-elle pensé de moi ?
Je n’en sais rien, et je voudrais savoir, j’aimerais tellement savoir.
À présent, je regrette, je ne fais que regretter. Que regretter.
Ce que je lui ai dit ce jour-là, ce que j’ai promis, ce que j’ai fait, je le tais, même à ma femme, même à mon prêtre. Il n’y aura qu’à la principale intéressée que je m’autorise à le répéter, et uniquement à elle. J’en suis désolé. Ou plutôt, meurtri d’avoir à le faire.
Quid du déménagement à présent ? Sujet autrement plus léger, que je peux développer, à présent, sans risques. J’avais déjà eu l’occasion de faire un premier déménagement, au sein de la même ville ; mais l’on pouvait se dispenser des onéreux services des professionnels, pour la grande majorité des affaires à transporter. Ainsi, plusieurs fois par jour, dans un intervalle de temps que j’estimerais à deux mois, nous transportions, ma mère et moi – mon père était toujours consigné au Quartier les jours dits. Étrange, n’est-ce pas ? Je ne pense pas – de la vaisselle, des cartons, des jouets… l’occasion tout également pour nous de se consacrer à quelques tris de vigueur. C’est ainsi fait ; l’on peut entasser des années durant, et un jour donné se mettre à faire un tri, à jeter ce que l’on gardait pour des raisons qu’on ignorait alors, à garder ce que l’on aurait sans doute jeté quelques ans plus tôt selon le même phénomène. Ainsi, il s’opéra une transition en douceur entre nos deux maisons ; un jour venu où les lits et un rien de provisions furent transportés, nous autorisant alors à changer de villégiature définitivement, et à se sentir enfin chez nous.
Mais lors de notre « vrai » départ de l’Aude, il s’agissait bel et bien d’un seul et grand déménagement, d’un grand départ, sans possibilité de retour : il fallait tout prendre, tout déposer, tout ranger dans le même temps. Et cette fois, mon père ne put pas échapper à la douce corvée du rangement. Du moins, de celle du transport. Il avait une vue très particulière du rangement et du tri que j’ai succinctement décrit : télévision allumée, confortablement assis dans son fauteuil devant un carton ouvert, il prenait une belle voix et nous criait, tandis que je m’affairais dans les chambres et ma mère dans le garage : « Bon, que mets-je dedans ? » et espérant tout honnêtement une réponse. J’avais cru pourtant à une boutade : il n’en était rien, il était sérieux, désespérément sérieux. Passons. Nous avions alors fait appel pour notre déplacement à une société dont la femme du patron était une voisine et, de surcroît, une amie de ma mère, peut-être même une des meilleures qu’elle ait su trouver là. Je ne l’imagine plus, me représentant nos quinze années passées dans ce coin de soleil, autrement que rigolant, buvant le thé – ou de la verveine ; pour un raison qu’elle ignorait elle-même, elle devint « vervéïnomane » la veille de notre départ pour Poitiers – et mangeant des petits fours en sa compagnie. Il convient de préciser qu’elle avait tout du physique méridional que l’on peut se dessiner : cheveux noirs, teint halé, yeux noirs, robe à fleurs ample et douce. Et surtout, surtout un accent magnifique, qui empruntait tout à la fois aux Marseillais, aux Espagnols et aux Basques ; elle se disait originaire de Valence – j’en profite pour consacrer là une petite réflexion concernant les accents. Hugo a parlé longuement de l’argot ; à moi de parler de l’accent.
Un accent, au même titre que l’argot ou le patois, est une identité. C’est une carte de visite. C’est un coin de son pays que l’on emporte avec soi. Dans un accent, il y a un peu de montagne, de lac, de maquis, de canopée ; il y a toute sa province. On le caricature souvent, on s’en amuse, notamment ceux qui pensent ne pas en avoir. Mais ne pas avoir d’accent, c’est pour ainsi dire déjà en avoir un ; il suffit pour s’en convaincre de demander à tel ch’timi, à tel provincial d’écouter chanter un parisien pour qu’il lui dise qu’il a un petit accent fort reconnaissable. Ainsi, n’en déplaise aux garants de la bonne langue française, de la bonne intention et de la bonne fluxion, c’est là une composante nécessaire,religieuse du langage, le supprimer c’est le tuer ; et pour ainsi dire, tuer une donnée aussi musicale, aussi belle, aussi dansante que cette pratique-là serait appliquer un décret affreux et inhumain, ça serait un meurtre, tout simplement. L’accent s’apprend, je présume ; je le pense dans la mesure où pour ma part, je n’ai pas celui de la région de mon enfance ; et mon frère et mes parents ne l’ont jamais eu tout également. Je présume que comme un argot ou un patois, comme une expression, il faut une prédisposition pour concevoir l’accent, y adhérer et le reproduire. Il m’arrivait encore, à mes vingt ans, de dire « pitchou », « coustelous » et d’autres petites interjections caractéristiques, mais tout ceci m’a passé brutalement, sans même que je ne m’en aperçoive. Peut-être que je n’étais pas assez « bien » pour l’accent, c’est ce que je présume tout du moins ; peut-être n’étais-je pas assez mûr pour saisir tout ce qu’il impliquait. À présent je le conçois d’autant mieux qu’il m’est à jamais inaccessible, et que ce n’est pas à mon âge que je vais changer ma façon de parler. Pourtant j’admire ceux qui ont cette identité-là, en plus de leur caractère, de leurs souvenirs, de leur peau, de leur vocabulaire. Cela fait partie de la panoplie de l’individu : cela le fait appartenir à un clan, à un peuple, à un pays enfin ; cela crée des liens, cela rapproche. Ça rattache à la terre. Celui qui n’a qu’un petit accent, qui a l’accent que l’on juge comme étant « sans accent », celui-là, tel que je le suis, je le plains, et je prétends que ce sont des apatrides, aussi malheureux que peuvent l’être des sans-papiers. Des errants, des éternels vagabonds en un état dont ils se prétendent légaux ressortissants mais qui les renie.
Après mûre réflexion, je présume que cette absence a contribué en mon état particulier d’éternel étranger : je ne pouvais me rattacher, ni par mes souvenirs (par mon relatif isolement du fait de ma misanthropie à un âge où les contacts forgent le caractère), ni par mon accent à un quelconque pays. Je n’appartenais alors à aucun d’entre eux, quand bien même mon cœur pencherait pour telle ou telle région. Il convient de dire tout également que jamais je n’aurai été attaché, jusqu’à ce que je fonde une famille, une « vraie » famille s’entend avec ma seconde femme, à des murs, à une campagne, à un horizon. Je pouvais partir du jour au lendemain, sans donner de nouvelles à l’est, ou à l’ouest, sans me retourner et recommencer mon labeur sans éprouver la moindre mélancolie ni le moindre mal du pays : ce concept me restait inaccessible. Pourtant, j’ai été éloigné à plusieurs reprises, d’abord des lieux de mon enfance, puis de mon frère, puis de ma mère. Mais je n’ai jamais ressenti ce vague à l’âme qui plaît tant aux romantiques français et allemands. J’ai eu cette impression pendant très longtemps, (et elle doit être encore fortement ancrée en mon sein) : on ne peut renier plusieurs pans entiers de sa vie sans mal et sans abnégation, n’être qu’une personne (aussi loin que je puisse m’appeler « personne ») dessinée en surimpression sur un canevas que serait ce monde ; mes semblables seraient quant à eux inscrits dans ce canevas, liés par un ou plusieurs fils, solidement reliés même dans quelques cas, si bien que l’on ne peut décemment les séparer du paysage. C’est ainsi que les choses sont faites : l’on ne peut concevoir la France sans Molière, l’Italie sans Dante, la Chine sans Mao.
Cette mobilité, qui a bien des égards m’a souvent permis de repartir en ermite au loin, de me ressourcer, de me poser des questions sur moi et mes actes, m’a été grandement utile. Mais comme de bien entendu, à cause de ce sentiment incroyable mais appartenant bel et bien à l’humanité et qui fait que l’on désire toujours ce que l’on ne peut pas posséder, j’ai regretté et regrette encore ne pouvoir me prétendre comme issu d’une province, et dire à qui le demande : « je suis de ce pays, et je m’en vais te le prouver par mon unique parole, par mon regard, par mes gestes, et par ma générosité ».
Cette charmante dame fut donc la première instruite de notre volonté de départ, le second fut son mari qui, dans l’heure, informa ma mère du coût de l’opération pour un déménagement complet de plus de six cents bornes, à une certaine date. Il était convenu que nous partions en avance, afin de prendre connaissance des logements que l’armée pouvait nous proposer ; sur ce point, ma mère ne se faisait guère de tracas, considérant avec raison que si les familles pouvaient être fort mal logées à l’étranger, il en était autrement en France, y compris pour les non-gradés, du moins jusqu’à un certain point. Ainsi fut fait : bientôt, tout fut rangé, empaqueté dans les camions, l’essentiel ayant été jalousement préparé et chargé à l’intérieur de la voiture. Mon père se devait de rester à Castelnaudary quelque deux mois après notre déménagement officiel : consignes de ses supérieurs. Ainsi, c’est à deux que nous entreprîmes, ma mère et moi, ce long trajet. Pour la première, et dernière fois de mon existence par ailleurs, je l’ai fait sur le siège passager de la voiture : d’ordinaire cantonné à la rude banquette arrière, généralement entouré par des paniers et du linge pendant près de six heures, là, c’était comme si j’avais gravi un certain échelon social. Non seulement ainsi sur le siège, j’étais assis confortablement – petit bémol tout de même concernant un carton contenant des figurines de modélismes fragiles, mes « petits soldats » comme ma mère les appelait, et que je gardais sur mes genoux pendant toute la durée du transport – avec aucun accessoire à mes côtés. Du velours. À l’arrière, ce qui prenait le plus de place ce fut, je dois dire, mon ordinateur ; accessoire dont je n’ai pu, les dernières années avant notre grand départ me séparer, qui plus est avec l’acquisition d’Internet qui me révéla tout le potentiel de la machine, et qui servit à me convaincre d’un certain talent pour l’écriture ; mais cela j’y reviendrai quand je devrai traiter de ce qui m’apporta une certaine gloire.
Bien entendu, avec le déménagement je n’ai malheureusement pas pu faire autrement que de me passer de la toile ; mais je gardais l’ordinateur. J’avais en son disque dur de l’époque – à la contenance risible, quand j’y repense… rien à voir avec ce que j’ai pu avoir quelques deux ou trois ans plus tard – beaucoup de dessins, des projets, des textes : notamment des « fan-fictions », mais comme convenu j’y reviendrai tôt ou tard. L’ordinateur m’a surtout permis, dans les quelques jours passés à attendre les déménageurs à ne pas m’ennuyer, ni à Poitiers, ni dans le trou décrit plus haut, et à patienter, tout simplement. Sans mal dire, je peux affirmer que sans cela, j’aurais été fortement pris au dépourvu, et j’aurais sans nul doute sombré un peu plus dans la folie la plus totale, du moins, un peu plus rapidement. À ma grande surprise, et à l’encontre des prévisions apocalyptiques de ma mère qui craignait plus d’accidents que dans une année de trafic routier mondial, tout se passa bien : le transport des déménageurs, l’aménagement de la maison de Poitiers, le reste ayant été amené dans notre maison d’été non loin de celle de nos grands-parents à Maisonneuve, la prise de connaissance de ces nouveaux lieux. En moins de quinze jours, il n’y avait pour ainsi dire plus de cartons à défaire : tout était installé, sous réserve de déplacements mineurs comme de bien entendus et d’achats pour pallier certains manques concernant notamment les habits – le tri ayant surtout porté sur ce point précis –, j’allais bientôt avoir l’Internet et, plus important encore me concernant, j’allais entrer dans le grand système universitaire, un démon pour beaucoup mais qui pour moi m’apparaissait davantage avec un museau de rat musqué.
Plus tôt dans ce récit, j’ai révélé que mon médecin de famille m’avait énormément parlé de la filière que je voulais suivre, à savoir la médecine. Je le confirme ici même ; quand j’ai cru avoir un semblant de détermination concernant mes études, et que par ailleurs ces études concernaient ce métier-ci, tout naturellement, plutôt que d’en parler avec mes professeurs, ou un vague conseiller d’orientation que je ne connaissais pas même de vue, j’ai décidé d’aller le voir. Après lui avoir expliqué sur un ton grandiloquent – ou plutôt ridicule, devrais-je dire, je m’en aperçois à présent… Dieu que jeunesse est sotte ! – mes projets, il me sourit et m’apprit tout ce que je devais savoir sur cette filière en particulier, sur la faculté en général. Je ne répéterai pas ici tout ce qu’il a pu me dire concernant les études médicales : non que ce fut inintéressant ou que je fus distrait, bien au contraire, je buvais chacune de ses paroles comme autant de gorgées de bon vin, mais ces pointes de détail ennuieraient bien plus qu’elles seraient censées renseigner sur mon état d’esprit avant la rentrée. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il s’agissait d’assiduité, de travail, de volonté, de vocation, etc., etc. Mais plus intéressant, ce fut véritablement ce qu’il m’apprit sur la faculté qui me stupéfia, dans la mesure où cela détruisit nombre d’idées reçues que je pouvais avoir la concernant, assimilées au fil du temps et malgré moi par mes professeurs, connaissances, famille.
Je voyais la faculté, les facultés, l’Université avec un « u » majuscule comme un lieu tout à la fois mêlé de liberté et de savoir, où les étudiants, ces créatures mystiques, étaient tels des « broncos » sauvages, ces chevaux domptés par les Indiens dans les Amériques, sans lois ni contraintes, allant et venant à la ville ou au campus, suivant les cours, travaillant, sérieux, parfois un rien dévergondés lors de manifestations ou de concerts, mais dynamiques, entreprenants, libres : l’âge d’or, bien loin des considérations de la mimétique de l’âge bête que j’ai pu observer au collège ou au lycée – ou un tel fait ou ne fait pas parti du groupe à cause de sa tenue ou de son comportement– et des conceptions de l’âge de plomb que je me représentais dans le monde du travail – où c’étaient les idées qui faisaient si oui ou non on était accepté… C’est à cette époque d’ailleurs que j’ai compris, et c’est un point que j’ai par la suite toujours défendu, qu’on ne jugeait les hommes ni sur leurs idées, qui bien souvent ne leur appartiennent pas – une phrase d’un poète dont je suis incapable de me souvenir le nomme revient par ailleurs à l’esprit : « n’attaquez jamais un homme sur les idées qu’il n’a pas, vous pourriez les lui donner » –, ni sur leur apparence. Un précepte que j’ai toujours tenté d’appliquer, tant bien que mal, et que j’ai toujours voulu que l’on m’applique. Mais sur ce point, je crains fort ne pas avoir été entendu. À ma sortie de son cabinet, je fus profondément atterré. Je ne remettais en aucune façon ses dires en doute : plus qu’à quiconque, je lui faisais profondément confiance. Mais voici, à peu près – là, je ne prétends pas pouvoir retranscrire dans leur pleine exactitude les phrases qu’il me confia en toute simplicité. L’esprit y demeure : mais pas la forme – ce qu’il me dit alors :
« … concernant les étudiants… Ah ! Les étudiants. Un statut à part dans notre société, moi je dirais vraiment, un métier. Un travail, en plus du travail qu’ils doivent fournir pour leurs études, et le travail qu’ils doivent abattre pour payer leurs études. Tout d’abord, il faut que tu saches que même aujourd’hui, faire des études est un privilège ; même si leur nombre tend à augmenter d’année en année, il reste une proportion non négligeable de lycéens, ou disons de jeunes pour faire simple qui n’ont pas les moyens matériels et/ou intellectuels pour se permettre de faire trois, cinq, huit ans d’études : c’est impossible. En tant qu’étudiant, tu vas donc entrer dans un monde d’élite en quelque sorte, en marge de la société, et comme d’alors dans situation similaire, tu auras un trait distinctif : une carte d’étudiant. Et avec ça, tu vas pouvoir jouir de réductions, à la ville ou à la campagne : on va t’offrir des crédits, des prix avantageux, des réductions, tout ce que tu veux pour bien te faire comprendre que le pays à besoin de toi, qu’il a besoin de ce que tu vas devenir, et qu’en cela il faut que tu persistes. Ça, c’est posé.
« Ensuite, il faut que tu saches qu’on ne peut pas empêcher les gens d’être cons. S’ils le sont, ils le sont. Si bien que s’ils sont cons en primaire, au collège ou au lycée, ils le seront en faculté. Ne crois pas que parce qu’ils ont eu leur bachot ils vont soudainement mûrir : si c’était le cas, il n’y aurait plus d’accident routier en France et toutes les boîtes fermeraient à minuit tapantes. Non… en réalité, et c’est là un conseil en toute honnêteté que je t’offre, il va falloir que tu redoubles en vigilance. Je sais bien que tu n’es pas du genre à t’ouvrir, ni à te faire des amis facilement. Mais je sais que ceux à qui tu dédieras ton amitié, ils l’auront à jamais, quand bien même eux ne se souviendraient-ils plus de toi, toi, tu ne les oublieras jamais. Je le sais, vois-tu, parce que je suis médecin, et qu’un médecin sait ces choses – il avait raison, cruellement raison même. Alors, en faculté, tu vas retrouver des gens qui vont te juger et te cataloguer au premier coup d’œil. Qui vont te compartimenter, te rouer de quolibets, d’insultes, de blagues. Tu vas les retrouver aussi cons que tu les as vus, et ils le seront toute leur vie, y compris sur le seuil de la mort. Crois-moi. Il va te falloir t’accrocher. On parle beaucoup, trop même selon moi, des étudiants, des universités, des facultés. Bien trop à mon humble avis. Ce ne sont que des potaches, que des lycéens qui ont à présent la barbe et la moustache à défaut d’avoir de l’acné. Ils ont les mêmes préoccupations, les mêmes centres d’intérêts, à savoir les filles ou les mecs, les grosses voitures, les sorties, l’insouciance. Et ils jugeront sur ces critères-là. Peu importe que tu puisses réciter deux lourds tomes d’anatomie au mot près (ce n’est pas une allégorie,– me précisa-t-il à mi-ton–,c’est ce que tu auras àapprendre : l’équivalent de deux dictionnaires, voire plus, dans la seule première année. Mais je sais que tu as de la mémoire), ils te prendront pour un tocard si tu n’as pas dégoté une belle fille ou si tu n’apparais à la moindre des sorties estudiantines qui se fomenteront dans les bancs d’amphithéâtre, et te traiteront en tocard.
« Quant à la liberté, oublie tout également : même si les heures, du fait des options ou des cours que tu suivras (et encore ! tu crois suivre les cours que tu veux ? Tu rêves mon cher enfant ! Tu seras fliqué, et dans les TD [pas dans les cours magistraux, ça sera trop éreintant] on fera même l’appel !) tu as parfois des après-midis de libres voire des jours entiers, le volume horaire reste le même qu’en lycée. Tout sera simplement mieux regroupé, sur trois jours de la semaine mettons, mais voilà.
« Un conseil que je veux te donner, et là, c’est pas le médecin, le diplômé qui te parle, c’est l’homme, l’ami, pour autant que tu me considères comme un ami, c’est de ne pas te faire trop d’illusions sur les études. Il est vrai qu’on peut y faire de charmantes rencontres, mais davantage au cours des troisième, quatrième années d’étude, guère avant. Il est vrai qu’on y apprend beaucoup de choses, et qu’on a les mains moins liées que ce que tu as pu voir jusqu’à présent. Il est vrai que passé un certain stade, tu pourras entreprendre des projets personnels, construire, bâtir quelque chose qui pourrait même t’apporter fortune et gloire. Mais je peux t’assurer que tu vas t’emmerder pendant les deux premières années. Ce que je te dis, je le dis à quiconque : commence dès à présent à bâtir, à construire un projet. Fais-en sorte d’étudier non pas pour avoir des projets, mais pour mener à bien des idées que tu as eu avant de commencer la moindre étude. Mange pour vivre, ne vis pas pour manger. Il faut que le savoir brut que tu vas découvrir là-dedans, dans ces bâtisses, dans ces écoles, auprès de ces professeurs qui sont parfois des braves gars, mais qui souvent se contentent d’ouvrir leur petite mallette de prêt-à-porter de savoir, de vomir leur leçon et de repartir dans leurs labos, te servent et te soient utiles, afin de pas devenir un prof comme je viens de te décrire. »
Quand je suis ressorti, à moitié K.O. par ce que je venais d’apprendre, je me suis mis à douter de ma volonté d’être médecin. J’ai décidé de rester dans cette filière, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la curiosité : je voulais savoir si ce Graal qu’on disait difficilement accessible était aussi délicat qu’on le prétendait. Ensuite, la sécurité : je pouvais m’essayer à la cytologie, voir ce que ça m’apporterait, et si rien ne me plaisait réfléchir à une autre orientation. Je savais qu’en matière d’études supérieures, la plupart des étudiants faisaient une ou deux années de droit, ou de psychologie, avant de s’orienter vers ce qui sera leur faculté définitive. Moi, je passais par la case médecine, quoi de plus naturel ? Enfin, je pense qu’il y avait une grosse fainéantise, et un brin de lâcheté. J’avais carillonné sur tous les tons que je suivrais cette voie ; je ne me sentais pas le courage de dire un certain nombre de fois que la situation avait évolué. Cela m’ennuyait profondément, si bien que j’ai décidé de rester là-dessus. Avec le recul, et avant même de raconter ce que j’ai à raconter, je pense que j’ai bien fait. C’est là une entrée en matière dans le monde des études qui reste exceptionnelle : en moins d’un trimestre, j’avais acquis bien plus de dédain envers les études en général et l’humanité en particulier que je n’avais jamais espéré pour corroborer toutes mes théories sur la sociologie construite alors. Mais tant de concordances me poussaient également à être sceptique, tout était par trop « parfait » : et méfiant, je commençais à croire à la bonté. Ainsi les choses sont faites : la médecine aura eu sur moi l’effet qu’avait mon père, l’envie de faire l’exact contraire. Mais associé aux paroles de Michard, de ma grand-mère paternelle et de mon médecin, j’étais persuadé de devoir trouver quelque chose. Ainsi, et jusqu’à ce que je pusse avoir la confirmation du bien-fondé de mes décisions, je me sentais comme investi d’une mission, d’une quête ; égoïste certes, mais d’importance. J’avais un but à présent, un but qui m’empêchait de vouloir me suicider. Je gagnais un an d’espérance de vie, une année où je devais trouver la branche me permettant de remonter définitivement. Elle était pourrie et branlante, me brûlant les doigts et les paumes mais assez solide pour me hisser : et c’était l’écriture.
La rentrée universitaire se faisait extraordinairement, je devrais même dire curieusement, tôt cette année-là – nous étions alors en 2004. Mi-septem-bre, les cours commençaient. À cette époque, la faculté de médecine, du moins « l’officielle » ainsi que les laboratoires d’anatomie, les centres administratifs et syndicaux se trouvaient non loin du centre-ville, dans un bâtiment vétuste et petit, étroit, de deux cents ans d’âge, tombant en lambeaux ci et là. On projetait depuis plusieurs années déjà de la déplacer totalement au sein du campus situé en banlieue, et qui regroupa à terme l’ensemble du domaine universitaire de la ville : à notre arrivée à Poitiers, il n’y avait plus donc que la médecine et le commerce qui siégeaient courageusement en ville. Toutes les autres facultés étaient déjà réunies sur le campus. En attendant ce déménagement long et coûteux, qui prit près de quatre ans afin d’être effectif sans compromis d’aucune sorte, et pour les professeurs, et pour l’administration, et pour les étudiants, il y avait un roulement au sein des élèves qui étaient alors divisés en quatre groupes, chaque groupe défini par une couleur de « passe » – un carton où étaient inscrites quelques informations personnelles – : rouge, jaune, bleue et verte. Les cours avaient lieu simultanément dans deux amphithéâtres : l’amphi « 800 » de la faculté de droit contenant, comme son nom l’indiquait – l’indiquait, car il a été rebaptisé entre temps « Amphi de Justice »–, entre sept cents et mille places et l’amphi « A » de la faculté de médecine, contenant au mieux une centaine d’élèves. Cette année, en tout et pour tout, nous étions, si mes souvenirs sont corrects, près de neuf cents, dont soixante pourcents de doublants. Avant que la tendance ne finît par stagner vers 2010, il y avait une augmentation d’effectifs annuelle de vingt-cinq pourcents : on comprendra alors la nécessité de construction sur le campus d’une faculté flambant neuve. En attendant, il y avait donc un roulement toutes les quatre semaines : une couleur s’en allait, plutôt à reculons que gaiement, suivre les cours transmis via une informatique chancelante au sein de cette souricière glacée automne et hiver. Il fallait sincèrement avoir la vocation : je n’imaginais pas qu’on pût y demeurer par plaisir, et ce n’était pas mon cas.
Après deux semaines de ce traitement – j’ai échoué dans l’amphi A lors de la première semaine–, un seul cours attira véritablement mon attention : les sciences humaines et sociales, menées par le vénérable professeur Ariès, que je salue au passage, même si je pense qu’à l’heure sombre où je compose ces lignes, il doit reposer au sein d’un tombeau. Ces cours m’attiraient non seulement pour leur contenu, honnête, pantagruélique, nourrissant comme un grand banquet de fête, mais également pour le professeur, de loin le plus vivant et le plus passionné que j’eusse pu rencontrer avant de nombreuses années, avant ma maîtrise. Il avait déjà un certain âge ; ses cheveux blancs bouclés se faisaient rares sur le sommet de son crâne, et ils attachaient les restants en une queue de cheval timide. Toujours habillé d’une veste de soie sombre, grise ou bleue, d’une cravate rouge et d’une chemise blanche, il mettait souvent la main dans la poche gauche de son pantalon, je pense pour avoir toujours auprès de lui un objet, ses clés ou un portable à portée. Je présume qu’il s’agit de cela sans pour autant en être parfaitement certain ; j’ai souvent eu à faire de même, si bien que je présume détenir cette vérité-là, à défaut d’avoir les autres. Il préparait le moindre de ses cours, que je possède encore du reste, soigneusement classés et triés dans des classeurs privilégiés, par informatique au moyen d’un certain nombre de diapositives qu’il nous diffusait au fur et à mesure des trois heures hebdomadaires prévues par l’emploi du temps, et sur lesquelles il pointait au moyen d’un stylo projetant un rai de lumière un mot, une phrase, un schéma précis. Pour faciliter encore ses cours – il devait songer que l’histoire de la médecine, la philosophie ou la perception de la mort au fil des époques devaient profondément ennuyer les scientifiques que nous ne manquions pas d’être, quand bien même aurait-il su par expérience que moins du tiers de notre effectif pourrait prétendre franchir la frontière de la première année – il nous avait vendu – à un prix raisonnable, me semble-t-il… encore que j’ai des souvenirs flous de ce point-ci – un fascicule résumant les points importants de son cours censé, au milieu de données médicales pures et dures, nous éveiller à l’art relationnel que se devrait de rester la médecine, et nous avertir des dangers du consumérisme médical.
Mais ses cours ne devaient se dérouler que lors de la première moitié de l’année, pendant le premier semestre : le second les remplaçait par de longs, ennuyeux et ténébreux cours d’anatomie. Je les ai tous suivis, jusqu’au dernier ; puis j’ai jeté une croix sur ces études, afin de me consacrer à mon projet personnel, ce fameux projet personnel…
« L’écriture ! explosa la patronne en lisant les derniers feuillets de son protégé. L’écriture ! Mais es-tu fou ? Tu veux faire de notre homme non seulement un individu de chair et de sang, mais également un auteur connu et reconnu ! Je me doutais de quelque chose en voyant qu’il avait des “apparitions publiques” comme il dit au premier chapitre, mais là ! Mais as-tu seulement perdu la tête, crétin que tu es ? Si tu fais ça, nous serons confondus ! Tout le monde saura dès les prémices de notre texte qu’il s’agit d’une invention, et toute notre invention tombera à l’eau. Adieu l’effet de surprise, tout ne sera qu’un pétard mouillé, tu entends ? Un pétard mouillé ! Adieu reconnaissance, succès, richesse, gloire ! Et tout ça, parce que tu n’as pas voulu prendre un inconnu, de faire un semblant d’effort d’imagination, non ; tu as voulu prendre un avatar, une personne qui te ressemble jusqu’à la lie ! Tu vas me rectifier ça immédiatement.
– Non. »
Il y eut un silence religieux dans la chambre pendant une ou deux minutes. La patronne, encore interloquée, le brisa enfin.
« Non ? Comment ça, non ?
– Comme ça se prononce. Et vous le faites admirablement, du reste.
– Tu n’as donc pas compris ce que je viens te dire ?
– J’ai entendu, perçu, entrevu, assimilé, jugé et je déclare : votre pessimisme est sans fondement.
– Et pourquoi donc ? Oublierais-tu que mon jugement, jusqu’à présent, a été essentiel pour la poursuite de nos plans ? Que si nous avons reçu cette lettre encourageante de l’éditeur parisien, c’est grâce à la patronne qui s’est sacrifiée pour aller les voir, leur donner les textes, marchander afin d’obtenir ce que l’on désirait ? Alors ? Dis-moi pourquoi je me tromperais maintenant !
– Connaissez-vous Balzac ?
– Bien entendu, répondit-elle par réflexe, sans même s’apercevoir qu’il changeait de sujet.
– Citez-moi une de ses œuvres.
– Dame ! Que j’en sais… Eugénie Grandet.
– Ah, mais je ne parlais pas d’Honoré ; je parle de Guez.
– Guez ?
– Jean-Louis Guez de Balzac. Auteur populaire et prolifique du dix-septième siècle, contemporain de Molière, Racine, Corneille, Madame de Sévigné. Inventeur, révolutionnaire dis-je du style épistolaire, sans qui la même Dame de Sévigné ou Les Liaisons dangereuses ne seraient que divagations d’un esprit malade. Adulé de son époque, invité d’honneur des nombreux salons, un esprit aussi affûté qu’une lame, et un héritage qui aujourd’hui encore est clairement visible. »
La diatribe avait été conduite sur un ton prétentieux, à la frontière du pédantisme ou de la cuistrerie. Sissi en fut toute émoustillée ; mais la patronne se contenta de produire un son grave de la langue et des lèvres, signifiant à peu de chose près « ouais, et alors ? ».
« Cela ne m’étonne pas que vous ignoriez son nom, tout comme on ignore que le best-seller du siècle suivant s’appelait La Nouvelle Héloïse, et que Voltaire était loin d’être une tête de gondole, si je puis dire.
– Où veux-tu en venir ? fit la patronne en tapant vigoureusement du pied.
– Ce que je veux dire, c’est que l’on a toujours tort de croire que les connus le resteront au fil du temps, ou même le sont dans leur époque, et que les inconnus le resteront au fil du temps, y compris dans leur époque. Tel artiste est, dit-on aujourd’hui, un précurseur d’un mouvement improbable ; mais ledit mouvement, l’on s’en rendra compte dans cent ans, sera tué dans l’œuf par un autre, que l’on n’aura pas su prévoir, et dont les représentants, adulés dans un siècle, mourront de faim dans dix ans, faute de trouver le succès. Si je vous parle de Balzac à présent, le “vrai”, l’Honoré, sachez qu’il changea de nom plusieurs fois, déménagea et fit des pieds et des mains non pas pour échapper à quelques lecteurs par trop ambitieux, mais à ses créanciers. Et je ne vous ferai pas l’affront de parler de Stendhal, qui ne connut la reconnaissance du public qu’avec Le Rouge et le Noir, une farce écrite en un mois, alors qu’il écrira ce qui reste d’avis des lecteurs et des critiques contemporains son chef d’œuvre, La Chartreuse de Parme, chef d’œuvre qui sera délaissé de son époque… je ne veux pas parler non plus de Baudelaire, considéré il y a encore cent ans à peine comme un auteur mineur, ou bien de…
– Ça va, ça va, joue-nous la brève.
– L’on pourrait écrire la biographie d’un grand homme politique, du moment qu’il serait pakistanais, libérien ou néo-zélandais. Qu’il soit auteur n’y change rien. Il pourrait même vivre de sa plume (et je vais faire en sorte que ce soit le cas), mais il ne serait connu que d’un clan restreint de passionnés… et ce n’est pas le public que l’on recherche, n’est-ce pas ? Et je suis bien placé pour savoir que les critiques n’accordent qu’une importance, disons, réduite aux feuilletons. Le secret doit couver jusqu’à ce que le tout fasse du remous, ni plus, ni moins. Le pot aux roses ne sera pas découvert.
– Mouais… et on peut savoir un peu quels seront les… “textes” produits par monsieur mystère ?
– Beaucoup d’ouvrages biographiques sous couvert de fictions… il va en parler bientôt : un de ses premiers bouquins, au chemin, disons, particulier, parle avant toute chose de sa deuxième année de faculté, sa première année de lettres. Ensuite, une série de polars, des romans de gare, et l’un ou l’autre essai sur un point obscur de langue.
– Tu peux faire plus évasif, histoire de pimenter la partie ?
– Si vous continuez, puis-je rappeler que je suis seul capable d’écrire ? »
Et la discussion s’éternisa encore de longues minutes entre eux deux. Sissi, alternativement, semblait parler au portrait de la vierge et buvait de profondes lampées d’un alcool trouble d’une bouteille portant le nom « Tequila » sur une étiquette verte et rouge. On ne se rendit pas compte qu’elle devenait saoule ; et comme beaucoup de jeunes gens qui ne sont pas habitués à boire, l’ivresse lui délia la langue.
« Taisez-vous, taisez-vous tous les deux ! cria-t-elle d’une voix stridente. Je vais vous dire, moi, ce qu’il en est réellement de notre projet. Que l’on soit un grand nom ou un gougnafier, que l’on écrive avec sa tête ou ses pieds, peu importe. Ce qui compte, c’est l’acte ; ni son origine, ni son devenir. Ce qui compte, c’est la lettre, c’est le texte, c’est le mot, c’est la ligne, c’est le point ; ce qui compte, c’est ce qui existe, non ce qui est raconté, ce qui serait raconté, à quelques journalistes idiots ou quelques amis saouls. Ce qui compte, ce qui prévaut avant toutes choses, c’est le texte. C’est le texte que l’on apprend, et je regrette fort, je vous le dis, moi, tout Démosthène que je suis ! je regrette fort que l’on n’apprenne plus de poésies par cœur, que l’on ne sache plus, au détour d’une conversation citer ou maximer, hurler notre amour des mots, que l’on ne sache plus jurer comme on le faisait, comme on le doit bref, que l’on ne s’accorde pas plus de temps à honorer nos conversations de jolis mots, afin que chacune d’entre elle soit unique et dans son fond, et dans sa forme ; dans sa substance, et dans son odeur ; dans sa substantifique moelle, et dans son épiphyse. Voilà ce que je veux dire ; alors que venez pas me faire chier, puisque c’est bien de ça qu’il s’agit et ma bouteille est vide, bouteille ! Bouteille, ma mie, pourquoi vous videz-vous ?
« Que ne suis-je pourtant bavarde et que ne me sens-je pas sage, aussi sage que Zoroastre, aussi sage qu’un aveugle, aussi sage que le bon Roi Lear qui devint fou quand je bois et quand je suis saoule ! Ah ! Des années, des décennies entières de lettres me reviennent à moi ! Pauvre orpheline que j’étais, que ne savais-je lire, et que n’avais-je appris après avoir pleuré et seulement après cela ! De ma vie je n’aurais jamais fait que pleurer et lire, je n’aurai jamais que lu et pleuré, et pleurer de ce que je venais de lire et lire parce que j’avais pleuré ! Que n’ai-je trouvé chez ces auteurs, chez ces pages dont je m’imprégnais toute entière, dont je me lavais, dont je tissais mes draps et mes taies d’oreiller, dont je répandais les larges flots noirs sur les murs tout autour de moi, plus d’amis, de confidents, de justesse, de clairvoyance, d’amour que je n’ai jamais trouvé dans ma vie entière !
« Et vous, patronne, qui m’aimez ; mais moi qui n’ai jamais pu vous dire combien je vous aimais et combien je suis reconnaissante de tous vos bienfaits !
« Et toi, Giorgio, qui m’aime ; mais moi qui ne t’ai jamais avoué, mais toujours balbutié, tout l’amour que j’éprouve pour toi, et qu’à trois reprises de désespoir je me suis coupé les veines, et qu’à deux reprises je me suis pendu ! Voyez mes cicatrices, voyez mes traces ! Pas plus tard qu’il y a trois mois, pas plus tard ! Que ne porté-je à présent de foulards et de bracelets, de gants pour tout cacher ; que ne gardé-je de bouteilles vides afin d’en faire des tessons et me lacérer encore la peau ; que ne gardé-je mes écharpes pour mieux m’étouffer ! Et que ne bois-je afin d’oublier les instants où vous frappez, où vous criez, où vous oubliez que je vous aime tous deux et que vous me rendez triste, et mélancolique, et apeurée quand vous criez, quand vous frappez, quand vous m’oubliez et que je bois pour m’endormir et faire de beaux rêves où je vous revois !
« Mais non, je bois et ne m’endors pas, je ne m’endors jamais. Mes nuits sont laborieuses, l’aube me guette, la journée m’éveille, le crépuscule m’oblige : je ne ferme plus les yeux, j’ai peur de mourir tout comme j’ai peur de vivre sans vous, je cherche la solitude dans laquelle vous m’enfermez et, ce faisant, je la renie et la chasse ! Et elle me cherche et me trouve, et je la cherche et la trouve, et je la chasse et elle s’éloigne, et elle s’éloigne et elle me chasse ! Et nous tournons l’un autour de l’autre comme des papillons de nuit qui s’apprêtent à s’entredévorer, à s’entretuer, mais avant de nous toucher l’un et l’autre déjà l’ampoule nous brûle les ailes et je tombe, Icare, ou plutôt nadir de l’Icare dans une mer d’huile qui sitôt après mon passage redevient placide, plate, sans un bruit, tandis qu’en dessous je me débats et cherche à remonter, en vain.
« Mes larmes sont du sang, et le sang tombe et embrase l’huile et je brûle, je brûle mais je ne dors pas ; je brûle et ne meurs pas. Je brûle et ne m’embrase pas. Parce que j’ai été trop longtemps privée de tendresse, à présent, je ne peux plus la ressentir ; parce que j’aime depuis trop longtemps un homme qui me chasse, à présent, je ne peux plus en aimer un autre ; parce que depuis bien longtemps je quémande la mort comme un chien quémande un os à une table, la vie me semble à la fois banale, douce, longue, douloureuse, légère, unique, plurielle, une et deux, tout à la fois, rien de cela et bien plus ! Et tout tourbillonne ; je lis tes manuscrits, Giorgio, je les lis et les corrige et je crois te voir, et me voir à chaque ligne, à chaque description, la veille tu te décrivais, aujourd’hui à la même ligne tu sembles m’avoir comprise mieux que quiconque. Un magma brûle en moi, un bouillonnement qui me semble couler de mes oreilles comme du pus, des glaires, de la pituite, de mes oreilles, de mes yeux, de mon nez, de partout, de là où tu songes également, Giorgio, et de là où vous songez également, patronne ! Comme si j’avais en moi amassé bien trop de haine, ou bien trop de douleur, ou bien trop d’amour, et que trop, bien trop de choses devaient sortir, mais je les contiens : alors ça pourrit, et ça… ça… »
Elle n’eut pas le temps de finir. Lasse, éprouvée par son long discours au cours duquel elle n’avait pour ainsi dire pas respiré, étourdie par l’alcool, elle s’écroula sur son lit. Giorgio la plaça doucement sous les couvertures, mit l’oreiller sous sa tête et lui baisa le front ; la patronne fit de même, et ils la laissèrent à ses rêves.
Dans le bar, une lampe près du comptoir était encore allumée. La patronne sortit deux verres et versa un peu de vodka, du café, du lait, de la glace pillée ; Giorgio fut émerveillée par le breuvage.
« Russe blanc, répondit-elle. Exquis pour tenir éveillé. Tu peux en prendre tant que tu veux, la vodka saoule, mais le café dessaoule.
– On va donc travailler, n’est-ce pas ?
– Oui. Giorgio… montre-moi tes derniers poèmes, s’il te plaît. »
Il sortit de sous son habit un cahier déchiré, corné et usé qu’il ouvrit à une certaine page, vers sa fin. Au milieu des dessins gribouillés, des ratures et des taches, il fit glisser son doigt tout du long de lignes écrites plus proprement que les autres, et qui témoignaient d’un soin calligraphique particulier. Elle lut silencieusement et en prenant scrupuleusement son temps, ce qui était particulièrement rare : la patronne savait lire et savait lire vite, plus vite que quiconque.
I
Ces longs vaisseaux blancs
Aux cous de Quetzalcóatl
Qui traversent nos étangs
Comme autant de cloaques
Me font songer à des anges,
Des élites qui s’éloignent
Vers des pays aux bruits étranges
Où n’ombre aucun bagne.
Parfois un petit hère les suit
Mais il est refoulé aussitôt :
Il ne fait pas partie des élus.
Alors il s’éloigne meurtri,
Redresse un peu son chapeau
Et noie ses yeux de sanglots.
II
Une génération d’anorexique
Pour qui seule compte la mimétique
S’essayait à un régime hypocalorique
Sous l’œil aigu des critiques.
Comme atteint d’un ténia
Ils se privent de manger ;
Croyant perdre tout ce gras
Qu’ils pensent discerner.
‘se font vomir,
‘sont forts faibles,
‘se sentent partir.
Et le monde tourne ainsi ?
Et personne n’est capable
D’améliorer leur vie ?
« Quetzalcóatl était un Dieu de l’ancienne Amérique, soliloqua Giorgio comme en réponse à une question inaudible. Il a plus ou moins l’apparence d’un serpent à plumes. Je l’ai choisi non seulement pour sa symbolique, mais également pour la rime ; j’aime à me lancer ce genre de défis.
– L’hère dont tu parles, c’est toi ?
– Oui.
– J’ignorais que tu avais fait de la prison.
– Six mois à peine pour chapardage, alors que j’étais du côté de Bordeaux. Oh ! Pas grand-chose. J’avais faim, et la prison m’a nourri et blanchi. J’étais même un rien triste de sortir, j’étais à nouveau seul. La seule chose qui m’ait réellement déplu, c’est qu’on ne me laissait pas sortir autant que je le voulais. Ma prison, la sainte Grande Prison de Dernière Folie, faisait face à une branche de la Gironde, une rivière dont j’ai perdu le nom. Et sur cette rivière, chaque matin à sept heures trente-sept précises, été comme hiver, qu’il fasse déjà jour ou encore nuit, qu’il pleuve, neige ou faille, comme parfois, accepter un certain viol, passait un banc de cygnes aux longs cous blancs. Parfois ils étaient suivis par un groupe de canards verts, d’ordinaire un jour sur deux, un jour sur trois sinon, jamais plus. Et moi, j’aurais donné l’Espagne et le Pérou pour être l’un d’eux. Mais quelque part, j’étais déjà l’un d’entre eux. J’étais déjà un de ces canards qui suivent le monde, qui nagent, à défaut de couler sur la grande rivière de vie et qui, ne parvenant à n’être un joyeux cygne reste vilain petit canard, encore et encore. »
Tandis qu’il buvait, la patronne lui mit la main sur l’épaule et sourit.
« Tu es un cygne, Giorgio. Puant et mal rasé, un bougre de cygne, mais le plus gentil que j’aie jamais vu. »
Et sur ce, elle lui sourit encore plus et lui fit un clin d’œil qui, miracle des miracles, parvint à lu tirer quelques larmes.
Je ne saurais dire exactement d’où me provenait l’idée que j’avais alors eue. Si déjà à l’époque je travaillais comme j’ai depuis travaillé, tout est parti non pas d’une idée, mais d’un titre. L’art du titre, l’art du titre ! J’en ai parlé à maintes reprises, moi-même ou par l’intermédiaire de mes personnages, lors d’interventions radios, télévisées, écrites, et je ne désire pas ici me replonger dans ces houleux débats qui m’ont attiré autant d’amis que d’ennemis, et autant d’ennemis qui m’admiraient que d’amis qui me détestaient. Tout ce que je puis dire ici et maintenant, c’est qu’un titre qui me plaît, qui m’attire avant toute autre chose, qui sonne bien, qui réveille en moi un je-ne-sais-quoi de mystique et d’ouvert, comme une porte entrebâillée, et qui me susurre de pénétrer dans la pièce qu’elle garde, il suffit d’un titre ainsi fait pour que, sans connaissance aucune du sujet du texte, ou des personnages, ou de l’histoire, ni des lieux, ou de quoi que ce soit, je me lance à corps perdu dans la rédaction et qu’au fil des pages se dessinent, comme un brouillard qui se lève, tous les éléments dont j’avais besoin. C’est en un sens paradoxal, ça l’est même totalement ; jusqu’à ce que je commence à m’intéresser sérieusement à la voie d’écriture, j’avais toujours songé que les auteurs, petits et grands trouvaient d’ores et déjà le sujet, l’idée, le personnage, et que par la suite ils s’efforçaient de trouver un titre justifiant le texte, certains même pouvant se permettre de ne pas nommer leur texte, leur chapitre tout entier. Et moi de faire précisément l’inverse ! Cela ne partait pas pourtant d’un sentiment de contradiction, et plutôt que d’être fier de ce que je faisais, plutôt que d’en être fier puisque c’est toujours ainsi que je travaille donc, je me sens toujours coupable de mettre la charrue avant les bœufs. Mais, ma foi ! j’ai su m’y habituer au fur et à mesure, et à présent, il me faut véritablement faire un effort pour m’apercevoir que je bouscule un rien l’ordre traditionnel des choses.
Le titre était donc le suivant : Le Cœur Meurtri. Je crois que ce n’est pas peu dire que cela sonnait très romantique, lyrique, mais dans un sens péjoratif, j’en ai peur. Étais-je ainsi si rêveur ? Certes, oui. À l’époque où j’entamais la rédaction du texte, je croyais encore fermement en de beaux idéaux, en la liberté, la vérité, l’amour, l’Amour même ; mais dès sa complétion, j’étais d’ores et déjà parfaitement désabusé, si bien qu’un peu plus de deux mois après le point final, je le reniais pour ainsi dire de la première à la dernière ligne. Par ailleurs, si je peux ici me permettre un rien de révélation, c’est là une sale habitude qui ne me quitte désormais plus : à chaque fois qu’un texte se termine, je le renie totalement, je le trouve laid, difforme, boîteux comme jamais. Las ! Même si je ne le crie pas sur tous les toits – on me l’aura gentiment déconseillé – je n’en pense pas moins. Mais malgré un titre aussi « romantique », le sujet, lui, ne l’était pas le moins du monde. Oh ! il y avait bien quelques personnages qui, l’espace d’un chapitre ou d’une partie entière se lançaient dans de longues et belles tirades sur la profondeur de leurs sentiments, que j’imaginais bien sûr, n’ayant alors pas ressenti réellement ces choses-là à cette époque, des palabres où les mots « amour » rimaient avec « toujours », « bonheur » avec « malheur » et « prière » avec « lumière », mais dans l’ensemble, le texte illustrait davantage une conception fataliste du monde et de l’univers, de la divinité, que je possédais déjà et que je poussais là à son paroxysme, exercice que je n’ai pas depuis réitéré : j’ai passé l’âge et les raisons de me plaindre.
L’histoire était particulièrement complexe, et je me souviens avoir mis près de trois mois pour la construire dans sa globalité, donc à construire ce que j’ai appelé le « synopsis » : les protagonistes, leur « carte d’identité » – avec biographie, physique, famille, rôle, symbolique même du prénom et du caractère... –, les lieux, les dialogues importants et nécessaires, etc., etc. J’avais commencé la rédaction tandis que je suivais encore avec assiduité les cours de la faculté de médecine ; et la fin des cours du professeur Ariès – qui se targuait d’ailleurs d’une brève apparition au sein du texte, sous une forme un rien corrompu (je l’avais appelé « Seira », en jouant avec l’anagramme) – correspondait précisément au commencement de l’écriture à proprement parler. J’avais bâti – et l’on peut s’en amuser, diable ! la jeunesse n’excuse pas tout, et ma naïveté se confondait avec ma candeur à cette douce époque – un récit s’échelonnant sur six tomes, découpés chacun en dix parties de dix chapitres chacune, soit six cents chapitres pour une masse de, disons, quatre mille à six mille pages en tout et pour tout. Diantre ! C’était là une véritable Bible que je comptais composer ! Entre idée de grandeur, folie et génie, je penche plus pour la folie.
Ces six tomes, que je peux nommer de mémoire : I : Unions et Unifications, II : Trahisons et Révélations, III : La Fin des Mondes, IV : Le Sein de la Terre, V : Reconstructions et Créations, VI : L’Éternel Recommencement étaient en réalité divisés en trois cycles : « Cycle 1 : De la Destruction », qui englobait les trois premiers tomes, « Cycle 2 : De la Vérité » qui n’était composé que du quatrième tome – et qui donc, en terme de volume, était le plus lourd et le plus dense de tous les tomes – et « Cycle 3 : De l’Espérance ». L’histoire telle que je la concevais était alors la suivante : dans un monde imaginaire, une planète semblable à la Terre mais inventée de toutes pièces – de la manière dont je vais m’attarder à la décrire ci-après – il existerait, dit-on, une puissance divine, nommée « Le Cœur Meurtri » et qui, du moins c’est ce que les légendes colportaient, avait le pouvoir de détruire la « Peste du Monde » ; son unique utilisation, il y a de cela des millénaires, avait provoqué tant de catastrophes que plus aucun détail de celle-ci ne subsista, et on ne trouve alors dans les recherches archéologiques que la seule mention de l’existence de ce pouvoir, mais ni son origine, ni son emplacement, ni son mode de fonctionnement, ni même ce qu’il est réellement. Seul un certain peuple, un certain clan connaît la vérité, du moins apprend-on au fur et à mesure du texte une partie de la vérité et se dispense bien sûr de la révéler. Ce qu’ils savent, c’est que cinq élus – un mage et quatre favoris – portant chacun une pierre sacrée doivent se réunir en un endroit précis au sud de la planète afin qu’émerge un nouveau continent, une terre sacrée où se trouve la source du pouvoir, et qu’ils sont à nouveau les seuls à être capable de l’activer.
Quelques années avant que le texte ne commence, une puissance financière et militaire, opérant certaines fouilles historiques sur leurs territoires, trouve bien plus de détails sur ce pouvoir et prend alors la décision de l’activer. Ils bâtissent ainsi un plan complexe, s’échelonnant sur près de dix ans, à renforts d’intrigues politiques, de magouilles, de meurtres et de promotions afin de permettre aux cinq élus, qui ne se connaissent donc pas, de se réunir au bon endroit. Le premier tome est l’occasion de présenter non seulement les cinq élus, ainsi que leurs motivations, toutes très différentes les unes des autres mais qui convergent toutes vers le fameux point de rencontre, mais également cinq adjuvants qui vont, par accident ou pour aider cette rencontre avoir un rôle primordial dans le texte. Certains d’ailleurs mourront au fil du premier tome. Le second tome décrit le voyage des élus et se termine par l’apparition du Continent Secret ; enfin, le troisième tome traite principalement de l’activation du pouvoir, sans pour autant en préciser ses conséquences : le texte s’achève lorsqu’enfin il se retrouve activé. La particularité narrative de ces trois premiers tomes, du premier cycle pour faire plus simple, vient du fait que chacune des dix parties composant un tome débute le même jour sur la planète ; pas à la même heure, mais le même jour. Et que les actions des uns et des autres, se déroulant donc en parallèle souvent influencent les décisions et les actions des neuf autres protagonistes. Lors du premier tome, les « élus », étant relativement éloignés l’un de l’autre, n’interagissent que peu entre eux ; mais plus ils s’approchent physiquement, plus les conséquences de leurs actes sont visibles et importantes. Cela me contraignait à dresser des emplois du temps stricts, à minuter les actions, les jours, afin de ne pas me contredire au fur et à mesure. Dans cette optique, j’ai été parfois contraint d’ajouter des épisodes, ou au contraire d’en enlever afin de tout faire concorder.
Pour donner un exemple concret, un des principaux évènements du premier tome concerne le meurtre d’un haut dignitaire politique de la puissance que j’ai évoquée plus haut ; cet évènement est alors retransmis dans le monde entier via les médias, et les autres personnages l’apprennent alors par ce biais, soit par l’intermédiaire d’un flash spécial, soit par on-dit, etc., etc. Cela me permettait de laisser en suspens une situation, qui trouvait une finalité bien plus tard, dans une autre partie, ou au contraire de présenter l’effet avant la cause. Les parties étaient du reste agencées de manière à ce que tout se déroule lentement, petit à petit, je jetais des informations dans la mare afin d’amener les lecteurs à se poser nombre de questions sur le pourquoi, questions qui trouvaient parfois réponse dans ce tome, qui parfois ne se résolvaient que dans les tomes suivants. Le caractère hétéroclite du texte, le nombre somme toute assez imposant de personnages – plus d’une trentaine rien que pour le premier tome, sans compter les passants nommés également mais dont le rôle était bien moins décisif et parfois facultatif, mais qui rajoutait au pathos – me permettait de m’amuser à construire autant de romans dans le roman : tantôt la partie pouvait s’apparenter à une enquête policière, puisque l’on suivait un inspecteur réfléchissant sur un meurtre, tantôt à une manière de récit politique, où les trahisons succédaient au trahisons, tantôt au récit fantastique, le lecteur suivant les tribulations de deux explorateurs au sein d’une épaisse forêt tropicale. L’on pouvait lire chaque partie indépendamment les unes des autres, même chambouler l’ordre de lecture que je proposais, et en guise d’introduction j’encourageais quiconque à le faire. L’intrigue était déjà quelque peu complexe, mais ce n’était rien en comparaison du monde que j’avais alors construit.
La terre se baptisait « Eterna », et le niveau technologique observable était exactement le même que le nôtre à l’époque de la rédaction : les personnages surfaient sur Internet, prenaient leurs voitures ou le train pour se déplacer, parlaient du dernier jeu vidéo à la mode ou des énergies alternatives et non polluantes. En ce qui concernait sa géographie, elle possédait sa propre structure, avec un large continent au nord ceinturant le pôle, un autre à l’ouest de ce dernier qui ressemblait aux Amériques, mais où ce qui pouvait être l’Amérique Centrale était bien plus étendu, une large île au sud-est du premier continent et enfin, au sud, deux archipels jumeaux qui formaient un dernier continent. On trouvait en marge de ces larges terres des îles plus ou moins importantes, plus ou moins imposantes, dont certaines n’avaient pas été totalement explorées. Une partie du grand océan encerclant les terres étaient fermées par toute une batterie de récifs, et ce n’était que très récemment, grâce aux progrès de l’aéronautique que l’on avait pu cartographier la zone. Beaucoup parlait d’ailleurs de falsifications, puisqu’on évoquait souvent l’existence, et par les anciens manuscrits, et par certains témoignages au fil de l’histoire, d’un continent oublié et qu’on avait voulu, pour une raison ou pour une autre, dissimuler.
Moins la géographie, c’étaient davantage les peuples vivants sur ce monde qui alourdissaient la compréhension du texte, mais c’était nécessaire, comme je m’apprête maintenant à l’expliquer. Il y avait en effet trois races de peuples intelligents : les Humains, les Démons et les « Lucias ». Chaque race était encore divisée en trois tribus, ou castes, possédant un certain nombre de caractéristiques physiques uniques, en marge de traits communs et qui permit alors, au fur et à mesure du temps, de proposer cette classification. Ainsi, il en résulte prosaïquement que les individus pouvaient avoir des enfants au cours de liaisons s’ils appartenaient à la même race, l’enfant ayant alors toujours la caste du père ; les relations entre individus de races différentes étaient stériles, du fait d’une trop grande incompatibilité génétique. Ces peuples étaient répartis selon un schéma strict sur les différents continents : certains ne comportaient qu’un seul représentant d’une seule race, d’autres étaient cosmopolites, mais selon des proportions strictes que j’avais définies par avance. L’histoire également avait amené l’élection d’une race, les Humains, et d’une caste à prédominer la planète et sur le plan du nombre, et sur le plan de la puissance, puisque c’était leur civilisation qui s’était développée la plus rapidement. Ils ont pu alors explorer, annexer, coloniser, réduire en esclavage et/ou annihiler parfois totalement certains peuples, et sont globalement racistes envers les autres castes et les autres races. L’idée d’une telle construction me permettait de faire une certaine critique de la haine raciale telle qu’on l’observe dans notre « réalité » ; je faisais dire effectivement, pour justifier ce racisme dans mon texte, qu’il était stupide que l’on soit médisant entre individus de la même espèce, que c’était là une idée aberrante ; du reste, je prêtais à certains peuples des qualités, ou des défauts – les Démons étaient alors bien plus fort en sciences, notamment en mathématiques etc. – que je détruisais au fur et à mesure. C’était une manière encore une fois de faire remarquer que certains stéréotypes pouvaient être tout aussi néfastes et entretenir la xénophobie, qu’ils soient négatifs ou positifs.
J’avais donc bâti toute une histoire mondiale, grâce à des dates clés, de tous ces peuples : leurs apparitions supposées sur la planète, les principales guerres, les inventions, afin d’expliquer la géopolitique telle qu’on la concevait dans le texte. Enfin, et non des moindres, pour parachever ce tableau déjà dense, je m’étais octroyé un défi d’écriture, plutôt deux : d’une part, puisque je considérais que fut une époque où, exceptées quelques castes, tous les individus parlaient latin, je ne mettais dans mon texte aucun anglicisme, ni aucun mot emprunté, aussi loin que je pouvais le savoir et le vérifier de l’arabe, du grec, du chinois etc. Ensuite, j’avais considéré que le système de temps utilisé par ces êtres était différent du nôtre. La seconde – qu’ils appelaient « soupir » – était néanmoins la base ; mais il fallait quarante « soupirs » afin de construire l’équivalent d’une minute, un « laps », puis trente « laps » pour faire une unité supplémentaire, un « moment », et cinq moments pour bâtir un « instant »… et trente « instants » faisaient une journée. Ainsi, je ne pouvais décemment pas employer dans mon texte les mots « soupir », « laps », « moment » ni « instant » sous peine de lourdes contradictions, ce qui m’obligea à une grande attention, et à employer parfois certains artifices pour arriver à mes fins. En ce qui concernait les mois et les saisons, j’avais inventé des termes spécifiques qui me dispensaient de telles circonvolutions, et allégeaient un peu mon travail.
Tout ceci concernait donc les trois premiers tomes. Puis, il y avait une ellipse de près de mille ans, et on retrouvait dix autres personnages, en un monde qui avait profondément changé, et dont la technologie alors faisait référence à un haut moyen âge, ce qui m’approchait des canons de la littérature fantastique. On découvrait au fur et à mesure du texte qu’il s’agissait bien d’Eterna – leur système de temps était alors, Dieu merci ! semblable au nôtre – et que le pouvoir divin avait entraîné un cataclysme amenant à une reconstruction intégrale du monde connu. Le tome n’était guère prévu pour contenir beaucoup d’aventures, ni d’évènements : il s’agissait plus d’une large réflexion sur l’Histoire, sur la mythologie, sur la religion, sur leurs créations respectives, leurs limites. Et cela se terminait sans péripétie majeure, sans grand évènement décisif. Près de deux mille ans plus tard, les deux derniers tomes, qui se plaçaient dans un univers futuriste, racontaient comment on avait découvert la vérité concernant le cataclysme, expliquaient point par point toutes les zones d’ombres, toutes les questions que l’on avait pu se poser et se terminait, comme vérification de toutes ces théories – puisque le monde ainsi décrit était un monde de doute, où même la vérité n’est pas certaine – par une expérience scientifique visant à créer un monde de toute pièce en laboratoire sous l’impulsion d’une équipe de cinq chercheurs, qui observeraient alors son évolution. Ainsi se terminait le dernier cycle.
Comme on peut le voir, le résumé lui-même du projet complet, ainsi que l’explication esquissée de ses principales caractéristiques, est d’ores et déjà conséquent. Songez alors que c’était là mon premier projet d’écriture, le seul en réalité à l’époque, du moins, ce que je considérais comme un « projet », et que c’est par ce morceau imposant, gargantuesque, que je désirais me lancer à corps perdu dans une carrière d’auteur. Plus tard d’ailleurs, j’ai découvert que le personnage de Bilbao du roman d’Umberto Eco, Le Pendule de Foucault, avait lui aussi projeté une saga en six volumes, ce qui ne manqua pas de me faire rire aux larmes en songeant à ma propre bêtise. J’y croyais pourtant, très honnêtement. Je médisais de ceux qui me faisaient très poliment observer que pour un premier saut dans la littérature, mon projet était un rien trop complexe, et qu’il me fallait peut-être commencer par quelque chose de plus simple, de moins tortueux. Et cela m’occupa pendant près de six mois. Six mois, troublés uniquement par la mort de ma grand-mère, au cours desquels je perdis la raison, et où j’ai failli sombrer totalement dans la folie. Il ne m’aura fallu que d’énormément de chance, bien plus que de persévérance ou de volonté pour me tirer des griffes du guêpier où je m’étais conduit moi-même, où je m’étais enfermé avec passion. Six mois au cours desquels je ne serais pas sorti de ma chambre, je n’aurais vu rien ni personne, ou quasiment personne, où j’aurais négligé alimentation, hygiène, informations, loisirs, plaisirs, six mois où je n’aurais plus existé, où j’aurais été conduit dans l’étroite frontière entre la vie et la mort : six mois que j’aurais oubliés pour ainsi dire totalement, un de ces « trous noirs de conscience », ce mécanisme de défense où l’organisme entier oublie ce qui lui paraît désagréable, parfois de manière inconsciente.
Je suis en réalité revenu lentement vers la vie par accident, et ce n’est pas peu dire ; je suis revenu vers la vie suite à quelques automutilations dont j’ai le secret. Aux abords de l’été, tandis que mon premier tome touchait à sa fin – je devais être, je pense, en pleine phase de relecture, qui fut aussi intensive qu’éprouvante par ailleurs – j’ai été pris d’instants de folie. Et je m’amusais à me cogner la tête violemment contre les murs, pour je ne sais quelle raison, pour je ne sais quelle envie, pour je ne sais quel but. Je suis tombé dans l’inconscience à deux reprises ; ma mère justifia toujours ces accidents par des chutes malheureuses, et ce malgré les questions pressantes des médecins qui observaient du reste sur mes bras et mes cuisses des coupures, bien trop rectilignes et parallèles entre elles pour n’avoir été que le fruit du hasard. Quoi qu’il en fût, après ces deux séjours à l’hôpital, espacés de quelques jours seulement, je suis brutalement revu à la raison. J’envisageais de rejoindre une faculté, celle de Lettres et Langues, en section Lettres Modernes, je me rasais la barbe, égalisais mes cheveux, réfléchissais à ma garde-robe. Je préparais des dossiers pour des éditeurs, et je me lançais, en issue de secours, dans la rédaction de nouvelles afin de construire une manière de recueil, qui dans mon esprit alors aurait été le premier et le dernier. Comme de bien souvent, les auteurs déposent et l’Histoire dispose. Mais avant de poursuivre comme toujours, un rien d’organisation : attardons-nous sur la suite et sur la fin de ce projet, qui ne sera jamais resté qu’en ce triste état.
Après avoir fini le premier tome, je discutais autour de moi de mon idée, à celles et ceux que je considérais comme susceptibles de m’apporter un avis éclairé, sincère et franc sur mes qualités d’écriture. Jusqu’alors, je n’avais jamais rien fait lire à quiconque, et l’idée même d’entendre dire que je sois totalement incapable d’écrire une simple phrase me tourmentait bien plus qu’il n’y paraissait. Ma mère a été dans ce domaine, et ce jusqu’à assez tard dans ma démarche d’auteur, la première lectrice de chacun de mes textes. Malgré son attrait certain pour les lettres et son amour de l’art, je dois avouer que je ne me fiais pas à ces talents de critique, pour la seule et bonne raison que, afin de ne pas blesser un enfant déjà quelque peu traumatisé par l’existence, et convaincue de voir en cette lubie lettrée une « soupape de sûreté » me permettant de ne plus me faire de mal, je considérais qu’elle se gardait de dire ce qu’elle pensait, notamment si le texte n’était pas des plus réussis. Dès lors, comment me fier à son jugement ? Je n’aurais jamais été sûr du moment, de l’instant où elle allait me dire la stricte vérité. Néanmoins, ma mère m’apparaissait comme un premier juge agréable pour deux raisons : tout d’abord, je la considérais comme représentative d’un lecteur lambda, et les réactions qu’elle pouvait avoir – de surprise, de peur, de malaise – et qu’elle ne pouvait théoriquement pas contrôler me permettaient de considérer à petite échelle si les ressorts narratifs que j’avais développés avaient été réellement efficaces. Ensuite, il s’agissait d’une question de compréhension globale. Je me suis aperçu qu’il est parfois très délicat de dépeindre des scènes par des seules paroles, et qu’un dessin ou un schéma remplace parfois efficacement et d’ailleurs bien mieux tous les mots au monde. Alors, aussi mauvais était mon texte, si déjà il était compréhensible dans sa globalité, je pouvais m’estimer heureux.
La première épreuve avait été ainsi couronnée de succès, mais je devais cette fois-ci trouver un lecteur capable d’être parfaitement intègre concernant ce qu’il lirait. Après avoir épluché des jours durant nombre de possibilités, y compris l’idée folle de prendre un individu au hasard dans la foule ou par l’Internet – idée folle, mais non dénuée de tous sens commun. Il faut en effet ajouter un élément qui jusqu’à présent a été négligé, c’est l’importance de la toile dans ma décision d’écrire, et mon apprentissage de l’amour de la lecture.
J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises, seul et au cours de longs et profonds débats, de considérer l’influence même de cette technologie-ci sur ses utilisateurs selon le point de vue que j’ai évoqué. Il m’est apparu que, à l’instar de n’importe quel outil, il était tout à la fois bénéfique et maléfique, toujours selon l’utilisation que l’on pouvait en faire et qu’il était inutile de croire et de prétendre trancher définitivement la question. Me concernant, j’avoue avec humilité que j’ai su, mais bien plus par hasard, accident ou chance, m’attirer ses bonnes grâces autant que ses foudres. Il apparaît alors tout d’abord que le moyen premier de communiquer à l’aide d’Internet reste la Lettre. Fora de discussion, messagerie instantanée, e-mail, sites et autres blogs sont bâtis sur cet unique fait, et un analphabète ne peut décemment pas se permettre d’utiliser Internet, tandis que la radio ou la télévision, elles, se dispensent aisément de cette connaissance.
Par la suite, il est délicat pour quiconque ayant un accès à cet imposant réseau de demeurer simplespectateur ou téléchargeur, un « leecheur » comme on l’entend dire parfois. Arrivera nécessairement un moment où il souhaitera communiquer une information connue de lui seul, ou plus généralement d’émettre une opinion. La création même du médium était de cet acabit : faciliter l’accès à l’information d’une part, et d’autre part de permettre une meilleure interaction entre l’artiste ou, plus généralement, le créateur d’une œuvre de communication, qu’elle ait une vue commerciale et/ou artistique, et son public. Tandis que jusqu’alors, il était pour ainsi dire impossible de joindre le plus humble des hommes d’arts sans se déplacer lors de longues séances de dédicaces ou de salons, et où il était de toutes manières impossible d’avoir avec lui un entretien particulier et construit, les échanges se bornant à une seule question, voire à un seul salut, Internet permettait à des auteurs de discuter longuement sur les fondements de leurs politiques et de leurs pensées non seulement avec leurs adorateurs, mais également avec leurs détracteurs. Selon cet angle-ci, et quel que soit à vrai dire le domaine concerné (j’ai toujours considéré pour cette discussion, et compte tenu du caractère hétéroclite [mené à un point paroxystique] du média, qu’il n’existe pas de sous-culture), Internet est une grande chose. Celui qui, et il est à mon sens aucun être, ou peut-être une infime, microscopique minorité qui ne possède ni centre d’intérêt, ni lubie, ni passion, ni hobby, ni opinion sur quoi que ce soit, possède un accès ne pourra s’empêcher tôt ou tard non seulement de lire, mais également d’écrire et de là, à se faire comprendre, à développer, à argumenter selon des degrés différents comme de bien entendu, mais l’idée est là. Il scrutera alors les réactions, en prendra compte, y répondra et, sous peine de se voir chasser de la moindre discussion, s’évertuera à devenir meilleur, à mesurer ses propos, à faire des efforts enfin. Là est l’aspect intéressant et, je dois dire, merveilleux dont j’ai su bénéficier en rencontrant les bonnes personnes, les bons endroits, les bons sujets. Je ne prétends pas avoir su retirer la moelle ultime de ce que je pouvais ainsi dénicher ; mais j’ai pu y trouver largement mon compte, et le temps a prouvé que cela fut parfait ainsi.
Le mauvais aspect des choses vient de toutes les dérives, ou des mauvaises influences que l’on peut subir concernant ces discussions : sujets prompts à amener la discorde ou à avoir une vue biaisée de la réalité, de la morale et du monde en général, et facilités d’écriture, par abréviations, codes divers, etc. qui entravent une bonne utilisation de la grammaire et de l’orthographe et qui ne peuvent qu’apporter malheur et absurdité – je me suis fixé sur la seule personne de mon entourage qui pouvait répondre à tous mes critères : mon oncle maternel – j’avais bien évoqué plus haut l’importance de cette branche de la famille sur ma personne ; voici la raison.
Mais avant d’aller le trouver, je devais passer par une petite procédure, ô combien inutile et donc parfaitement indispensable, qui était de protéger mon texte. « Protéger », cest-à-dire l’enregistrer au moyen d’un biais ou d’un autre, afin qu’en cas de futur litige, ou de plagiat, je puisse ressortir de mes cartons une preuve notariée, écrite, comme quoi je fus le digne et premier créateur. En me renseignant sur la question, toujours grâce à mon ordinateur, j’ai pu découvrir un nombre intéressant de données : tout d’abord, qu’il était vain de vouloir, à propos d’une œuvre de quelque nature qu’elle soit, tenter de prouver sa paternité : c’est impossible. Tout ce que l’on peut revendiquer, c’est l’antériorité, cest-à-dire la preuve selon laquelle on a été le tout premier propriétaire de l’œuvre. De là, par preuve « circonstancielle » peut-on considérer en être l’instigateur, jusqu’à preuve du contraire. Ensuite, qu’il fallait selon les moyens légaux mis à sa disposition adhérer à un syndicat d’auteurs, le fameux syndicat crée par Beaumarchais, payer la suscription, puis le notaire, sceller le texte, l’entreposer dans un coffre, attendre parfois plusieurs mois... J’ai eu recours pour arriver à mes fins à une vieille astuce lue ci et là, efficace et peu onéreuse. J’ai tout simplement fait en sorte de recevoir le texte en colis recommandé, via le service postal. J’ai alors acheté un colis, introduit le manuscrit en son sein, apposé le même nom dans les champs « expéditeur » et « destinataire », essuyé les regards équivoques du guichetier qui essayait, en vain, de comprendre ce que je désirais réellement faire après m’avoir demandé à trois reprises si j’étais sûr qu’il n’y avait pas d’erreur, et attendu. Deux jours plus tard, je signais le registre et entreposais le colis, sans l’ouvrir, au fond de mes armoires. Le colis est daté, enregistré dans les ordinateurs de la Poste ; en cas de litige, je n’aurais eu qu’à l’ouvrir devant témoins et huissiers afin d’être définitivement blanchi. Une technique que j’ai par la suite toujours suivie, et que je continue encore de suivre pour mes textes. Rapide, peu onéreux et légalement sûr.
Une fois mon texte ainsi protégé, j’en sortais une autre copie – cinq cents pages de texte. Mon imprimante s’en souvient, douloureusement. Encore que quelques années plus tard, certains de mes projets atteindront aisément ce chiffre, voire plus… mais j’aurais depuis changé de matériel – et je profitais d’une visite de ma mère à la famille pour cette fois-ci la suivre et m’entretenir avec mon oncle.
Mon parent ne mit que trois jours pour tout lire ; désirait-il réellement m’aider après avoir eu connaissance de ma vie d’ermite, ou bien voulait-il se débarrasser de moi ? Je ne peux encore trancher, même si tout l’amour que je peux lui porter me pousse vers la première alternative. Il m’invita alors, et devant un verre de cognac – le premier que je n’aie jamais bu – me fit plusieurs grandes révélations. Toutes me laissèrent paisiblement knock out. Il commença par me dire qu’il avait aimé mon texte, salué mon imagination, ma maîtrise de la langue, mes ficelles narratives. Puis il me fit entendre très explicitement que j’avais du talent pour l’écriture. Enfin, il dit tout aussi clairement que mon texte était éditable, bien qu’il émît des réserves concernant sa densité pour un premier roman. Je l’écoutai silencieusement. Je hochai la tête régulièrement. J’explosai intérieurement. Et le cognac n’arrangeait rien. Quand je suis rentré ce soir-là, j’avais deux envies : tout d’abord préparer d’autres copies pour envoyer aux éditeurs, ensuite m’attarder sur un projet plus bref, les fameuses nouvelles dont j’ai parlé plus haut.
La fabrication de ces nouvelles copies fut très compliquée et pour le moins cocasse. Je me rappelle distinctement l’avoir racontée à une amie, par téléphone je crois un soir, et je me rappelle que mon récit avait été tellement vivant et « vrai » qu’elle en tomba de sa chaise, se massant les côtes de rire et me maudissant dans le même élan. J’avais recueilli les adresses et les procédures d’envoi de manuscrit de dix maisons d’éditions, il ne me restait plus qu’à me mettre au travail. Le travail consistait également à confectionner des lettres de présentation pour les directeurs de publication, me présentant et surtout présentant le texte, et plus précisément encore mon projet entier. J’avoue qu’au fil de cet exercice, j’ai su apprendre une manière de concision dans la manière de présenter les choses qui non seulement enrichit mon vocabulaire, mais également me contraignit à revoir certains de mes objectifs à la baisse. Les lettres me prirent une entière soirée de mon temps ; mais enfin, le lendemain, j’ai pu me diriger sereinement vers une petite entreprise, située par ailleurs non loin du campus de ma – future – faculté qui s’était spécialisée dans ces entreprises de photocopie, à destination première des étudiants comme on peut s’en douter. Le transport de la copie première, l’explication de ce que je voulais en faire, puis le chemin inverse afin de ramener les dix copies furent particulièrement éprouvants, pour mon corps et pour mon esprit. J’étais gros et gras, mais mes bras étaient aussi musclés que ceux d’un enfant de six ans. À ma grande surprise, le coût total de l’opération était très abordable ; je me jurai de revenir régulièrement ici lorsque j’aurai à faire plusieurs copies de mes manuscrits, et durant tout mon séjour à Poitiers j’ai tenu cette promesse avec une assiduité que je ne me connaissais pas. En moins de quelques jours, j’ai eu toutes les données en main pour envoyer en batterie mes textes aux éditeurs.
J’ai ainsi reçu, dans un intervalle de deux mois à un an, dix lettres de refus.
Quel était mon but premier en écrivant ce recueil ? Quelle était mon ambition d’auteur ? Je suis de ceux qui pensent qu’il existe toujours, avant le texte, l’intention. L’on écrit toujours pour quelque chose, ou quelqu’un. Le tout est de toujours garder cette idée à l’esprit, et de ne jamais la perdre sous peine de voir s’égarer les mots dans des considérations oiseuses, ennuyeuses, longues. J’avoue qu’en composant ce premier recueil, qui fut donc le tout premier de mes textes édités, je n’avais pas tout ceci en tête. J’étais même bien loin d’avoir ne serait-ce que théorisé l’acte d’écrire, et je le considérais comme une activité insolite, amusante, en un mot : de la rigolade. J’ai depuis entrevu le pouvoir que pouvaient avoir les mots ; et ainsi, j’ai su que tout comme manier une arme, la parole et l’écrit étaient des forces puissances, qu’ils ne fallaient jamais sous-estimer.
Ce recueil de nouvelles s’intitulait À tous ceux que j’apprécie… et aux autres lors de sa première parution. Quelque dix années plus tard, on me proposera de reprendre le texte, d’y adjoindre de nouveaux feuillets, d’en corriger d’autres, d’en supprimer certains enfin. Cette seconde édition, la seule que l’on puisse à présent trouver sur le marché, exception faite des brocantes je suppose, porte le nom de Enfin, la fatigue !, en référence à la première historiette que l’on peut trouver dans le livre. Dans les deux cas, la prétention est la même : dédier à un certain nombre de personnes, famille ou connaissances, amis ou ennemis une histoire, une morale, une pensée, tantôt brève, tantôt plus longue. Une manière pour moi de dire tout d’abord à ceux qui ont compté pour moi, d’une manière ou d’une autre, combien je les remerciais et combien je leur étais reconnaissant de tout ce qu’ils avaient pu faire pour moi dans le passé, quand bien même ce ne serait qu’un « merci » ou une parole douce distribuée comme une caresse d’amour et d’attention, ou bien, pour les autres, tous les autres, combien je leur en voulais, mais que je pouvais pardonner et oublier.
On trouve de tout dans ce recueil, selon un ordre particulier dont je parlerai ci-après : des nouvelles policières, de science-fiction, fantastiques, merveilleuses, des poèmes, des fables, des comptines, des pensées… la plus courte fait quelques mots, à peine de quoi remplir une ligne ; la plus longue doit courir sur cinq ou six pages, je pense. Bizarrement, et je ne m’en suis rendu réellement compte que ces jours-ci quand, pour me documenter un rien sur ce que j’allais écrire, j’ai fouillé mes archives, je n’ai pas conservé un seul exemplaire de cette première édition, pas même un dossier informatisé, et mon éditeur non plus… si bien que je ne fais que me souvenir, et je ne suis pas à l’abri de lourdes erreurs. Moi qui ai toujours pensé qu’un auteur était le seul capable de parler de son texte, d’en parler « véritablement », me voilà bien pris ! Je réserve bien sûr le droit à quiconque ayant conservé le texte premier non seulement de corriger ce qui a été dit et ce qui sera dit sur le recueil, mais également de me contacter pour que je puisse revoir de mes yeux ce premier ouvrage. Je l’avais entièrement composé en deux mois, en juin et juillet 2005 ; j’ai dû envoyer mon texte début août je présume, et avoir une réponse dans le mois, ce me semble avant mon anniversaire. Mais du fait des délais habituels d’édition, des relectures, de la création de la maquette, compte tenu que c’était là mon tout premier texte et que je n’avais donc, par le fait, aucun droit de cité, le livre ne fut disponible qu’au tout début de l’année 2006. Donc, et je ne me privais pas d’ailleurs pour le faire remarquer, je ne me prive toujours pas de le faire remarquer, j’ai su éditer un livre, certes, par une maison somme toute modeste, et pas des plus côtés, ni des plus populaires, avant mes vingt ans ; avant mes dix-neuf ans même, techniquement parlant. Mais vingt ans est un âge autrement symbolique.
J’avoue avoir un rien précipité les choses concernant ce texte… je ne serais passé que par la première ligne de jugement, ma mère, et je n’aurais opéré qu’un nombre limité de relectures. Je me sentais comme pressé de prouver quelque chose, et c’était bel et bien le cas. Tout autour de moi, à commencer par mon père, on me regardait d’un œil sombre, considérant que j’avais « perdu une année », que mon avenir était pour ainsi dire destiné à des travaux de seconde zone. Rappelons pour mémoire que je n’avais redoublé aucune classe, que j’avais tout de même passé quelques mois en faculté de médecine, que j’avais déjà entamé les démarches pour adhérer à celle de Lettres et Langues, que dans cette fameuse « année » j’avais composé, corrigé et envoyé aux éditeurs un manuscrit de plus de cinq cents pages tapées – et non manuscrites –, écrit un autre recueil, et que tous ceux qui avaient lu ne serait-ce qu’une partie de ces textes étaient convaincus que j’avais un certain style. Ce n’était pour eux pas suffisant, et afin de faire mes preuves, je devais être réellement édité. Hélas, cela ne suffisait pas encore, visiblement. Et il me faudra presque vingt ans avant d’avoir leur reconnaissance, allant de pair avec la reconnaissance d’une certaine partie de la profession... la partie la plus difficile à convaincre, bien évidemment.
Quoi qu’il en fût, le texte était ainsi bien plus à refaire que fait ; mais il avait le mérite d’exister. J’en parlais un peu autour de moi, et je comptais en parler tout autant à l’école, notamment aux professeurs afin d’avoir bien plus de conseils et de technique que je ne pourrais jamais en avoir. À vrai dire, c’était même davantage dans cette optique-ci que j’entrais en faculté que pour briguer la place de professeur ou de chercheur ou que savais-je encore : j’avais le fameux projet personnel dont on m’avait parlé, et le monde m’appartenait. Âge idiot, âge profondément idiot où, comme le chantait le poète, « on croit se laver le cœur en se lavant les mains ».
Un dernier mot peut-être avant de parler d’autre chose : il y avait dans ce recueil un texte dédié à mon père. Ce n’était pas par envie de plaire. C’était pour éviter qu’il n’embêtât son monde en voyant que mon frère et ma mère avaient leurs nouvelles de dédicacées, et pas lui. Cette nouvelle fut l’une de celles qui furent supprimées lors de la réédition du recueil.
Je suis maintenant, je dois l’avouer, bien gêné pour parler de ma première année de faculté de Lettres et des travaux que j’ai eu à entreprendre. Je suis gêné, car rien de ce que je pourrais dire à présent ne serait fondamentalement nouveau en comparaison de ce que j’ai relaté dans ce qui fut un texte à la frontière de l’essai, du roman et des mémoires : Acide Abîmé. Mais je peux parler de la genèse du texte, sujet qui n’a été évoqué à l’époque que dans quelques journaux et médias, et que je me fais une joie de clarifier ici et maintenant. Le projet Acide Abîmé, ou comme je l’appellerai à présent A pour des raisons de commodité, m’aura occupé, l’on va considérer, entre quatre et cinq mois, entre le premier et le second semestre de ma première année de Littérature. Il s’agissait en réalité du recyclage d’un projet plus vaste commencé en tout début d’année, et qui se voulait une relecture du livre biblique de Job. J’avais ainsi commencé un texte traitant d’une divinité observant et jugeant ses créations, et se demandant si celles-ci avaient bel et bien méritées le salut. Simplement, il s’avéra que la rédaction de ce texte, pour lequel je ne reniais absolument pas ses attributs, m’ennuyait quelque peu. Je ne me sentais pas prêt à m’atteler à un récit traitant de ce sujet-ci en particulier, et très rapidement, je pense à peine deux semaines après avoir eu l’idée originelle, je le délaissai. Pourtant, mon introduction, et les quelques rares formules que j’avais pu distiller me semblaient digne d’intérêt et je comptais tôt ou tard les exploiter d’une manière ou d’une autre. Il se trouve que j’ai eu moyen de le faire grâce à un curieux concours de circonstances.
Tout a commencé lors du mois de novembre où j’ai entendu, malgré moi, une curieuse mésaventure arrivée à un potache hantant les bancs de la faculté. J’en avais saisi l’essentiel : une histoire de canular et de cœur brisé. J’ai alors écrit une nouvelle, baptisé Le Cœur sur la Nuque, et la considérai ’un peu plus loin, comme on s’éloigne d’un tableau que l’on vient de peindre pour mieux en juger. Qu’en faire ? Je la stockais dans ma haute pile de « projets en devenir », et je recommençais à gribouiller de ci, de là. Il s’avéra que depuis ma rentrée scolaire, j’avais pris l’habitude, de temps à autre et à intervalles réguliers, d’annoter mes remarques, mes aventures, mes anecdotes dans une manière de « journal intime », tantôt faste comme un jour de fête, tantôt maigre comme un dimanche. À nouveau, le relisant plus ou moins – je ne le relisais jamais. Autant le dire, je ne prends jamais le temps de lire ce que j’écris dans ces cas-là, car il ne s’agit pour moi que de vider mon esprit de tout ce qu’il a pu enregistrer, comme une éponge que l’on presse, et d’occuper ma main pour me reposer, tout simplement, et par définition l’ensemble est bâtard, mal écrit et inintéressant – je capturais une expression par-ci, une phrase par-là. Et soudain, j’ai eu une idée. Pourquoi ne pas considérer une manière de chronique estudiantine traitant d’une part d’une première année de faculté, admettons, mais également de la vie autour de la faculté ? L’idée m’a plu : je me suis alors farouchement attelé à la fabrication de mon texte. Mon objectif primordial était de bâtir un second recueil de nouvelles. Pourquoi un second recueil, puisque je venais d’en éditer un ? C’est justement parce que je venais d’en éditer un que je comptais reproduire cet « exploit ». J’avais signé un contrat, bien entendu, avec mon éditeur. Une des clauses de ce contrat comportait une motion d’exclusivité. Les manuscrits de même catégorie que le premier présenté devaient impérativement être soumis en priorité chez mon éditeur, qui était alors libre de les accepter, ou de les refuser ; le fait est que je devais en proposer deux autres afin de me « délier » de cette clause. Jeune, l’on est souvent anarchiste : quand bien même on ne se l’avouerait pas et qu’on ne le crierait bien haut, on a tous à ces âges des soupirs d’émancipation qui amènent à se démarquer de toutes les règles imposées. La meilleure façon pour moi de me défaire de ce « lien » était d’être plus prolifique que jamais. Ainsi, je comptais produire un recueil, et je commençais à écrire des textes, plus ou moins longs, plus ou moins denses, des pensées aux historiettes, variant les narrations… jusque là, rien de bien différent de mon premier livre. Néanmoins, je m’attardais à regrouper mes histoires selon six grandes parties, selon six grands thèmes : la rentrée, le fameux programme « Erasmus » qui permet à des étudiants appartenant à l’Union Européenne de venir étudier en France, une romance entre deux étudiants, les examens partiels, les manifestations universitaires et enfin le second semestre. Six parties, auxquelles j’adjoignais un prologue et un épilogue, directement issus du texte sur le livre de Job et qui englobaient alors toutes ces basses tribulations dans une considération supérieure et pessimiste. Pour parachever le tout et construire un fil conducteur cohérent, j’intercalais entre les parties des petites brèves narratives, cadre d’auteur où un mystérieux personnage, qui n’aurait été que ma projection dans le futur – ce que je croyais alors être mon futur s’entend – revenait progressivement sur sa première année de faculté après avoir retrouvé par accident ses anciens cahiers et ses anciens livres dans son grenier. Enfin, par un jeu dont j’avais alors le secret, j’intitulais les parties et quelques unes des « nouvelles » – je me suis toujours heurté à un problème de terminologie, mais comment puis-je baptiser ces parcelles autrement ? – selon des noms d’exercice de problèmes posés lors du concours d’entrée à l’école Polytechnique, alors que les enseignements de la faculté décrite dans le texte étaient bien entendu tournés vers la littérature afin de relativiser en seconde lecture le clivage entre sciences et lettres, une séparation que j’ai appris à prendre violemment en grippe et que l’on retrouve dès la maternelle ; c’est oublier que la linguistique, ou la critique sont des sciences au même titre que la physique et la chimie. Je peux me tromper ; mais je pense qu’en mars, tout était terminé. Je fis lire cette fois-ci mon texte à des camarades de classe, qui tous sans exception aimèrent. Je corrigeai le tout, refis un tour chez mon photocopieur favori, et je fus pris d’un violent doute. Était-ce encore un recueil de nouvelles ? Pour la première fois de mon entreprise, je devais remettre en question non pas mes textes à proprement dit, mais bel et bien mes intentions d’auteur. Je devais à présent réfléchir sur la forme et non le fond, travail que je croyais jusque là annexe : ce fut mes premiers pas dans les univers du paratextuel, et j’ignorais alors qu’il s’agissait d’une des grandes réflexions littéraires contemporaines.
Un des points que je considérais concernant les recueils était l’indépendance forcenée de chacun des textes vis-à-vis d’un autre issu du même ouvrage. L’on pouvait alors, qu’il s’agisse d’une compilation de poèmes, d’historiettes, ou de pensées, lire indépendamment l’un ou l’autre sans que la compréhension générale d’un texte particulier en soit bancale. Cela n’oblige pas l’auteur à traiter chacune de ces nouvelles comme un univers sensiblement différent des autres textes que l’on trouve dans le même livre : tout au plus se doit-il de redéfinir souvent lieux et personnages communs. J’avais en tête Marcel Aymé et ces Contes du Chat Perché, qui devait régulièrement préciser, dans chacun de ses textes, qui étaient Delphine et Marinette, qui était l’aînée, qui était la plus blonde des deux. Si on lit le recueil d’une seule traite, cela peut gêner ; mais compte tenu de la parution en feuilletons de chacun de ces épisodes, l’on saisira aisément le besoin essentiel que de telles définitions peuvent apporter. Moins les personnages, il peut s’agir d’un élément commun, qu’il soit purement narratif – l’on pensera à Edgar Allan Poe et à ses Nouvelles Fantastiques – ou contextuel – James Joyce et ses Dublinois – qui pourra sceller les textes les uns des autres, à la manière d’un ciment qui oblige les briques d’une muraille à adhérer farouchement entre elles. Ce point a beau par ailleurs s’observer régulièrement, l’on trouvera sans mal des recueils qui se bornent à ne pas exploiter ces liens, mais qui conservent cette indépendance des textes les uns par rapport aux autres. Ils peuvent les regrouper, en livres, parties ou thèmes, et c’était ce que j’avais fait ; mais mes introductions partielles, et le fait que ces introductions racontent une histoire, et que les textes en eux-mêmes ne soient alors que des illustrations du récit qui se joue de façon sous-jacente, empêchaient de croire totalement à une indépendance des nouvelles les unes par rapport aux autres. Je concevais, et conçois encore A bâti selon cet emboîtement-ci : tout d’abord, un cadre extérieur, prologue et épilogue où intervient la divinité aux contours flous que j’ai eu à dépeindre. Ensuite, le récit du trentenaire, découpée en six parties ; enfin, les textes à proprement parler. Si je devais schématiser, cela pourrait donner quelque chose comme ceci, avec N1 : intervention divine, N2 : récit du trentenaire – et N2a : première partie de la narration, N2b : seconde partie de la narration etc. jusqu’à N2g, septième et dernière intervention –, N3 : nouvelle prise en charge par différents narrateurs.
[ N1 [ N2a [ N3 ] N2b [ N3 ] . . . N2f [ N3 ] N2g ] N1 ]
Ce caractère-ci a pour effet de rendre le texte particulièrement hermétique et l’amène en théorie à le considérer comme un roman, ou comme une suite de romans ou d’histoires enchâssées menées par une série de fils conducteurs. Il m’aura fallu l’aide de quelques contacts travaillant en maîtrise pour parvenir à avoir la confirmation que ma pensée était correcte et, mieux, que c’était parfaitement défendable en cas de litige ou d’accusation de rupture de contrat. De tous ceux à qui j’ai posé la fatidique question, parmi d’autres concernant cette fois le fond du texte, tous m’ont affirmé avoir lu un manuscrit au genre hybride, que l’on ne pouvait pas réellement placer dans des grands canons du genre, mais qu’il était bien plus proches des mémoires – ou récit de mémoires – que du recueil de nouvelles. Pour ma part, j’ai préféré le classer dans la catégorie des « essais » qui a le mérite d’être suffisamment floue, y compris pour les exégètes, pour permettre à tout auteur d’y plonger tout et n’importe quoi.
Je me retrouvais donc en possession d’un manuscrit, non couvert par la clause d’exclusivité de mon premier éditeur. Qu’allais-je en faire ? L’éditer, mais chez une autre maison. Après avoir un rien demandé autour de moi, m’être renseigné sur des maisons de taille modeste, plus encline à la gentillesse que les grosses cavaleries, je me suis fixé sur une petite entreprise parisienne, ayant une très bonne presse dans sa catégorie – et meilleure, je ne l’ai su que bien plus tard, que mon premier éditeur – à qui j’ai envoyé une copie de mon tapuscrit et une lettre en bonne et due forme, comme de coutume. La réponse ne me parvient qu’en toute fin d’année ; le manuscrit était accepté avec enthousiasme, l’on ne me demandait que quelques retouches, notamment concernant mes titres « scientifiques », par un peu trop étranges, excentriques dirais-je, pour le public. Pour l’occasion, je me déplaçais directement à Paris, où je faisais un crochet pour rencontrer des amis et de la famille que je n’avais pas entrevus depuis bien longtemps. Ainsi je m’arrête, pour l’instant, concernant A ; mais son influence sur mon métier sera non négligeable, et j’y reviendrai plus tard, quand j’en aurai terminé avec quelques menus évènements déroulés entre temps et qui eurent tout autant d’importance, sinon plus.
Le texte, donc, a été parachevé en mars, tout du moins au tout début de l’année 2006. Que se sera-t-il donc passé entre la complétion de ce texte, et ma troisième année dans le cycle universitaire, ma seconde de Lettres ? Tout et rien. Tout et rien ; tout, car entre temps, je composais trois autres manuscrits et signais un autre contrat chez mon premier éditeur, tout, car entre temps je prenais un studio et goûtais aux délices poivrées de l’indépendance, rien, car entre temps, ma vie n’aura pas changé en profondeur.
Et là, je mens.
Je mens, mais j’y suis contraint ; je mens, car durant cette période, un évènement de taille, qui survint sur les plans affectif et personnel a profondément bouleversé ma vision du monde et des gens. Un cataclysme survenu un soir de mai au cours d’une promenade, et dont les échos, comme autant de secousses secondes se sont faits entendre plusieurs mois après le contact originel. Un bouleversement fondamental, qui m’amena à perdre tout mon surpoids qui me rendait obèse, soit près de cent kilos – fondus, à renfort de régime, de volonté et de sport, notamment la marche ; deux à trois heures par jour pendant deux mois ont contribué à faire le plus gros du travail, le reste n’était que la continuité logique de ce que j’avais déjà entrepris... en outre, et me souvenant de ma grand-mère paternelle dont j’avais appris les détails de son existence relatée en première partie de ce même texte, j’avais fait une « grève de la faim » d’un peu plus d’un mois, ne me nourrissant plus que d’eau et de café, mais sans que quiconque ne fût au courant : ni ma mère, ni mes camarades, personne. Si certains (ou certaines) lisent ce texte, je pense que je vais devoir rendre quelques comptes…– , qui m’amena réellement à concrétiser l’idée de prendre un appartement « pour moi tout seul », qui me fit croire davantage en une forme de bonté humaine et au mérite des choses. Et ce n’est qu’une certaine personne, une seule et unique qui fut à l’origine de tout cela. Une seule et unique personne, sans qui ma vie aurait sans doute été bien différente, plus sombre, plus noire, plus ombrageuse, plus triste, plus terne ; une seule et unique personne, qui est venue comme un soleil devant mes yeux, un soleil de vie, d’amour et de tendresse. Une seule et unique personne, que je refuse de nommer ici, pour la protéger, pour ne pas lui attirer d’ennuis, pour ne pas la salir. Une seule et unique personne que j’embrasse et que j’enlace si fort que toute la Terre en pleure de joie ; une seule et unique personne pour laquelle j’ai tant d’amour, que même si toutes les feuilles de tous les arbres du monde existant et ayant existés un jour se changeaient en bouche, on ne pourrait l’exprimer ; une seule et unique personne qu’à jamais, et jusque sur mon lit de mort je porte en mon cœur, y a une place bien spécifique. Une seule et unique personne. Dans le monde, il n’y a que moi, et cette personne bien sûr qui savons de qui il s’agit. Si elle lit cela, qu’elle sache combien je lui suis redevable, et combien je lui souhaite encore tout le bonheur du monde et des étoiles réunis. Merci encore, ma Marquise.
Ces trois autres manuscrits que je composais, quels étaient-ils ? Eh bien, des trois, deux seulement quittèrent mes bureaux et échouèrent chez les éditeurs tôt ou tard, et furent publiés tôt ou tard. Parmi ces trois manuscrits, l’on trouvait un triptyque fantastique, Cardenza, le Jardin de Roses qui reste encore totalement inédit mais dont je vais traiter en premier lieu, car il s’agit, chronologiquement, du premier texte que j’ai rédigé après A, un second recueil de nouvelles – un « vrai » cette fois-ci – que j’ai présenté à mon premier éditeur, qui l’accepta et qui m’apporta une certaine renommée, mais pas de la manière dont je l’espérais, Des Dieux et des Hommes, et un autre récit hybride, composé en réalité de trois textes distincts et qui relate les – més – aventures d’un grand-père, de sa petite-fille et de son arrière-petit-fils, une manière de comédie humaine à toute petite échelle : Rosa Rosarum. J’ai mis un temps infini à relire ce dernier, et à me décider à le proposer à ma seconde maison, après avoir signé pour A. Je ne me l’explique pas totalement, mais je pense que je devais avoir peur de la qualité de ce texte, qui est considéré par certains comme un de mes meilleurs. Après une cinquantaine d’années à écrire, j’ai découvert bien souvent que l’avis de l’auteur était toujours à l’exact opposé de ce que les critiques et le public considèrent ; mais c’est là un autre débat dont je ne m’approcherai pas, car bien trop complexe, et d’autre part il aura déjà été largement discuté par bien d’autres avec plus de talent que je n’en aurais jamais.
Cardenza se voulait une farce, une distraction. Quelque chose que j’écrivais de ci, de là, sans y prêter grande attention, quand j’en avais le temps, pour me détendre la main. Au fur et à mesure, j’ai décidé d’en faire un récit merveilleux plutôt que fantastique ; et même, plus directement, je comptais en faire une bande dessinée. J’ai déjà parlé de ma passion pour le neuvième art ; c’est en composant Cardenza que j’ai écrit le scénario de la bande dessinée primée à Angoulême Vice-Versa, merveilleusement mis en images par Versille Guillaume, une vieille connaissance d’alors et qui depuis a connu la carrière que l’on sait ; du reste, je ne m’étendrai pas sur la genèse de cette œuvre, puisque mon dessinateur se sera largement étendu sur la question à de nombreuses reprises. Était-ce une lubie ? Dans la mesure où tous mes essais en la matière ne se résument qu’à ces deux uniques textes, et que du reste un seul fut illustré, je répondrai sans remords ni regrets : oui, c’était bel et bien une lubie, un essai ; à aucun moment je n’ai voulu, désiré, souhaité, prié pour percer dans ce domaine. J’avais pourtant des modèles d’envergure : Goscinny, Franquin, Gotlib, Larcenet ; mais j’ai compris très rapidement que je ne possédais pas ce que les anciens appelaient la vis comica, autrement dit le « pouvoir de faire rire ».
Du reste, mon imagination était à présent fermement habituée à travailler en lettres, et non en images : je ne pouvais décemment pas composer de scénarii de bandes dessinées. L’on illustrera pourtant certaines de mes histoires par la suite, l’on en fera même un ou deux courts-métrages qui, je l’avoue, même s’ils n’ont pas de grandes qualités artistiques restent très agréables à voir. Mais il s’agissait bel et bien d’adaptations, et non de textes spécialement dédiés à une représentation, disons, iconographique. Puis-je raconter l’histoire de Cardenza, ou disons, du « projet Cardenza » sans me prendre l’envie de rire ou de me moquer de ma propre naïveté ? J’en doute. L’histoire est tellement stéréotypée, fermée, bricolée que je me demande encore pourquoi j’ai eu le besoin de la mener à terme, et non de m’arrêter à mi-chemin.
Bref. L’histoire se déroule en un continent que je ne me rappelle pas avoir nommé, et où se trouverait caché, quelque part, un jardin entièrement recouvert de roses rouges et noires, censé dissimuler un lourd et prodigieux secret. Une riche héritière, croyant voir en cet Eden un remède contre la triste maladie qui emporta jadis ses parents et dont elle souffre à présent, mandate trois mercenaires, un nain particulièrement sale mais également particulièrement brillant intellectuellement – caricature, on l’aura compris, de ma personne –, un grand guerrier armé d’une faux et d’une sorte d’amazone maîtrisant les flammes, afin de trouver le jardin. S’ensuivent une série de péripéties, des combats, la traversée d’une jungle et d’un océan, un séjour sur une île déserte etc. et ce jusqu’à la fin de l’histoire où on apprend la vérité sur le jardin… dont je suis là parfaitement incapable de me souvenir, et je n’ai conservé aucune copie de mes brouillons. Je ne me souviens pas plus de la morale de l’histoire, si morale il y avait. Mais je pense pouvoir affirmer sans me tromper qu’il y en avait une. Le récit, comme dit plus haut, était divisé en trois parties, qui s’ouvraient et se fermaient par un sonnet « canonique » de quatorze alexandrins, ce qui m’obligeait du reste à exercer mes pseudos talents de poète – « pseudos talents », car bien que j’eusse à de nombreuses reprises l’occasion de faire rimer quelques pensées sous couvert d’une inspiration lyrique, je n’ai absolument aucun respect pour mes poésies, à part peut-être une ou deux, et encore, ce n’est qu’une valeur sentimentale et non littéraire. Je n’ai jamais cherché à m’en vanter, et j’ai toujours répondu que ce n’était que de l’amusement, comme lorsqu’un dessinateur va s’amuser à corrompre son style pour en imiter un autre, ou bien qu’un acteur, jusque là cantonné à une certaine catégorie de rôle, joue un personnage au total opposé de ses habitudes. Par jeu, pour me convaincre de mes propres limites, pour travailler tout simplement (comme disait le poète, le « vrai », il n’est point nécessaire de réussir pour persévérer) et pour enrichir mon vocabulaire. Astuce que j’utilise toujours du reste : il n’est rien de mieux pour colorer son parler que de tenter de faire des rimes. On sera surpris du résultat – et de narrateur.
L’histoire a pourtant été menée à bien ; je l’avais corrigée, j’avais même été jusqu’à m’amuser à inventer une langue de toutes pièces pour certains passages – jeu que j’avais tenté de faire lors de la rédaction du Cœur Meurtri mais qui, faute d’envie, fut éconduit dans le panier des « vraies mauvaises idées » –, j’avais dessiné, cartographié le trajet de mes protagonistes afin d’être le plus précis possible ; et, une fois le tout achevé, comme atteint d’une folie meurtrière, je déchirai la plus petite de mes notes, je brûlai le reste et je traçai un trait définitif sur l’ensemble. Pourquoi ? Je l’ignore. Étais-je à ce point accablé par la médiocrité de mon texte ? C’est fort possible, mais même dans ces cas-là, je m’arrange toujours pour garder quelque part, ne serait-ce qu’au plus profond de mes cartons un exemplaire du manuscrit fini. J’ai retrouvé ainsi des notes et des brouillons de projets restés au stade d’esquisse, mais point de ce texte-ci. Je ne m’expliquerai je pense jamais sur ce geste inconsidéré et inattendu, y compris pour moi-même, mais je reste convaincu qu’il existe une autre raison à cet acte, semble-t-il dénué de tout sens commun.
Des Dieux et des Hommes a donc été le second recueil de nouvelles que je n’aie jamais publié, un recueil en bonne et due forme comme je l’ai déjà fait observer et qui traite, on l’aura deviné, de religion. Plus précisément, il traite des rapports que peuvent avoir les individus face aux religions, aux déismes, autant dans ses écarts que dans ses grandeurs. Le texte ne se voulait ni exhaustif, ni critique ; il désirait principalement véhiculer quelques idées, notamment sur l’émergence des religions, leur développement et sur les ennuis qu’elles peuvent créer, parfois bien malgré elles. Je ne saurais dire par contre si l’écriture du recueil fut motivée par une actualité quelconque, je ne m’en souviens fichtre pas, mais je serais tenté de prétendre le contraire dans la mesure où un sujet tel que celui-ci est fort courant, et qu’on en trouve des merveilleux, des prétentieux et des idiots chaque mois au sortir des librairies. Je me souviens en revanche l’avoir composé très rapidement, en un mois au grand maximum, plus précisément même à cheval entre avril et mai 2006, alors que j’étais en pleines révisions et que j’allais commencer mes examens partiels du second semestre. Ce recueil s’articule autour de treize nouvelles, aux titres latins – traduits par mes soins en guise de « sous-titre » ; je regrette encore que l’apprentissage de la langue ne soit pas systématique au moins au lycée. L’on apprend l’Histoire, l’histoire de l’Histoire, de la géographie, des mathématiques… et pour ainsi dire aucunement du français. C’est là à mon sens une grande lacune pédagogique qu’il faudrait combler au plus tôt. De plus, il serait inutile de vouloir rejeter l’éventualité d’un tel changement sous couvert de difficultés d’apprentissage. Le latin n’est pas plus dur à apprendre qu’une autre langue, et étant donné son statut de langue morte (ce qui, du reste, est assez faux ; on le parle encore couramment au Vatican, et on persiste à enrichir son vocabulaire. Deux conditions sine qua non selon les linguistes qui permettent à une langue d’accéder au statut de langue vivante. Passons.) on ne demande aux élèves aucune maîtrise orale ou de faire des prouesses en dictée. Bien souvent, les étudiants sont autorisés à utiliser un lexique voire un dictionnaire, ce qui ôte tout apprentissage extravagant de vocabulaire ; considérant tous ces points, ne reste à apprendre que les différents systèmes de déclinaison, de conjugaison et de syntaxe qui ne comportent qu’un nombre fort limité d’exceptions, le tout étant de bien saisir le système de la langue, avant même de pouvoir prétendre comprendre la langue elle-même – et placé selon un pseudo ordre chronologique : les quatre premières peuvent se dérouler dans des périodes allant de la préhistoire au début du vingtième siècle, les autres sont relativement atemporelles. Après avoir sélectionné une série de thèmes – les sectes, la distinction philosophie/religion, le duel entre sciences et divin etc. – je me mettais scrupuleusement à l’ouvrage, écrivant avec une facilité qui me surprit fortement à l’époque par ailleurs.
En entamant le projet, je me pensais devoir y réfléchir des mois durant, voire être contraint de l’abandonner purement et simplement par faute d’arguments. Pourtant, j’ai réussi à composer des textes relativement longs, denses, parfois même pertinents aux dires de mes lecteurs sans m’en rendre compte. Plus tard, j’ai énormément communiqué autour de l’idée d’une « inspiration divine », ce qui n’est peut-être pas des plus idiots, tout compte fait. J’ai présenté le recueil en juin, il fut accepté début août avant d’être finalement publié courant novembre ; les ventes, bien plus conséquentes que pour mon premier ouvrage qui ne fut qu’un coup d’essai, me permirent de toucher ce décembre-ci près d’une cinquantaine d’euros de droit d’auteur, ce qui est peu ; mais à vingt ans, croyez-moi, ce fut comme si Fortunatus lui-même m’avait prêté sa bourse.
Rosa Rosarum est, sans conteste, le roman – aussi loin que l’on puisse appeler ce texte « roman »… pour ma part, je préfère le considérer comme une « saga novelisée » – le plus étrange que j’ai eu à composer, et dans son contenu, et dans sa structure. Tout commence en réalité par l’écriture, sur un forum de discussions littéraires appelé « Nota Bene » et sur lequel je fis la connaissance d’un nombre incalculable de personnes intéressantes, passionnées et attentives qui m’aidèrent et m’aident encore pour quelques unes d’un feuilleton censé adapter quelque part mes propres expériences – déjà ! je me rends compte en réalité que mes ambitions autobiographiques ne me quittèrent jamais réellement… l’on écrit sur ce que l’on connaît, et que peut-on connaître de mieux que sa propre vie ? Peut-être également qu’en mettant ma vie en mots, qui ne sont jamais que des intermédiaires entre les pensées et les objets, je tentais de demeurer, bon gré, mal gré, dans les mémoires et acquérir une forme d’immortalité. Ma vision de l’écriture aura toujours été plus ou moins égoïste – et que j’avais baptisé Le Nez de la Baronne, « nom » d’un des personnages principaux. Le protagoniste, justement, souffrait d’une curieuse maladie : non pas un trouble bipolaire, mais une manière de schizophrénie paranoïaque. Le feuilleton avait remporté un certain succès, mais voilà : il était bien trop court pour que je songeasse à l’éditer. Et je ne pensais à l’époque ni aux journaux, ni à tout autre format qui aurait pu me permettre de passer outre cet ennui. Je le corrigeai néanmoins, modifiai légèrement sa fin de manière à la rendre bien plus pessimiste, et le mis de côté. Puis, j’ai eu une autre idée ; je parlais dans ce texte des parents du protagoniste, et de l’endroit où ils vécurent, disais-je, le meilleur morceau de leur amour – et qui n’était autre qu’un petit coin de verdure que j’avais moi-même découvert au derrière de la faculté de lettres. Je me suis ainsi mis à imaginer, tout simplement, la rencontre des parents. J’ai alors commencé une nouvelle, que je voulais purement esthétique : point ici d’histoire haletante, ni de rebondissements, mais des descriptions, des considérations, une atmosphère, une ambiance ; naquit alors Sous le Signe de la Rose, ou la rencontre entre une fille d’une pâleur fantomatique et d’un garçon perturbé, victime d’un « corbeau » dont on ne saura rien, même pas l’objet du chantage. L’histoire se déroule en exclusivité dans un bar – exception faite de l’épilogue – et c’est un vieillard, dont on ne saura rien non plus, qui se chargera de la narration. Le récit est alors alterné, entre les révélations de l’homme et les observations du vieillard. Enfin, Vie et œuvre d’un botaniste hédoniste raconte l’histoire du grand-père qui éleva la pâle jeune fille en question, et reste la partie la plus conséquente et la plus complexe du « roman ».
Il m’aura été inspiré en réalité par deux objets : premièrement, le roman La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, dont l’ingénieux système de notes, de renvois, d’annexes n’a cessé de m’inspirer – et je pense que la référence se voit très aisément, du reste – et deuxièmement, des confidences faites par une amie de faculté, qui se sera éloignée pour partir à Montpellier à la fin de sa première année, au sujet notamment du lien particulièrement fort qu’elle entretenait avec son grand-père. Ce récit est le sien, sur beaucoup de points, et il lui a été spécialement dédié lors des premières éditions – plus tard, la dédicace disparaîtra des marges, mais sûrement pas de mon cœur. Cette première partie est elle-même divisée en plusieurs sous-parties : le journal intime du grand-père, qui sombre petit à petit dans la folie en se consacrant à sa passion de l’écriture, deux textes, se voulant comme des « réquisitoires contre la lecture à l’attention de ceux qui savent lire » et une série de pensées, où l’on peut retrouver des nouvelles issues de mon tout premier recueil. À ce propos, je précise que je m’inquiétais fortement du fait de m’être plagié moi-même mais on ne m’en tint jamais rigueur. Rosa Rosarum, La Rose des Roses a donc été achevé en même temps que Des Dieux et des Hommes. Mais il faudra plus de six mois pour achever sa relecture et sa réécriture, tant je redoutais cette épreuve pour ce manuscrit-ci. Là encore, attitude inexplicable. Entre temps, je n’aurais que peu composé, notamment un troisième recueil dont je parlerai par la suite, et le premier de mes polars ; du temps libre, mais je repoussais sans cesse l’écriture. Une amie, à qui j’avais donné le manuscrit l’apprécia fortement et me fit plusieurs remarques pertinentes, tout comme mes correcteurs « habituels ». Mais ce ne fut qu’en janvier, après les examens du troisième semestre que j’envoyais le manuscrit auprès de mon second éditeur, qui avait plus tôt accepté A. Peut-être n’attendais-je finalement que cette décision pour me lancer.
« Dis-moi, Giorgio…
– Oui, Sissi ?
– J’ai pensé à quelque chose…
– Oui ?
– Ben, on avait peur que ça ne fasse pas vrai… mais si ça l’était trop ?
– Que veux-tu dire ?
– Imagine un peu qu’un tel homme, comme on est en train de l’écrire, existe réellement…
– Je ne pense pas qu’il faille s’inquiéter pour ça. »
« Notre émission de ce soir sera consacrée à la polémique concernant le récit de mémoires À Beau Mentir. Un petit rappel des faits tout d’abord, pour ceux qui seraient passés outre le lourd battage médiatique qu’a soulevé la parution dans le mensuel Lettres et Arts, puis dans le quotidien Le Monde d’un feuilleton retraçant la vie intime d’un mystérieux personnage, dont le nom jusqu’à présent reste une énigme. Le succès de l’ouvrage, dont on n’a découvert jusqu’à maintenant qu’une douzaine de chapitres, ne cesse de soulever de profondes interrogations ; deux clans se sont rapidement créés, ceux qui dénoncent un canular fomenté par un auteur resté jusque là anonyme, et ceux qui défendent le point de vue selon lequel il s’agit bel et bien d’un vrai récit, couvrant de vrais évènements arrivés à une véritable personne.
« Le débat a pris tellement d’ampleur que des individus cités dans le texte ont porté plainte pour atteinte à la vie privée, tandis que l’on recherche toujours la trace de l’auteur décrit dans le manuscrit. Les indices laissés, et notamment les titres des ouvrages qu’il a composés n’ont pour l’instant donné aucun résultat, mais les partisans de la thèse réaliste se défendent en arguant que le fort nombre de livres publiés chaque année depuis maintenant plus d’un siècle rend les recherches particulièrement difficiles, sans parler des archives qui furent perdues au fil des temps. Afin d’avancer dans le débat et de tenter, sinon de trouver une solution à l’énigme, d’apaiser les consciences sur ce qui pourrait être la plus grande idée, ou la plus grande arnaque littéraire du siècle, je reçois sur ce plateau différentes personnalités, qui seront rejointes en cours d’émission par d’autres intervenants, qui ont pour l’instant souhaité rester anonymes afin de ne pas atténuer l’effet que leur entrée sur le plateau pourrait produire. Je reçois ainsi J. Sellière-Juste, vice-président des éditions AA…
– Bonsoir.
– … monsieur A. Aristide, le fameux critique littéraire…
– Bonsoir !
– … madame A. Caliostro, professeur au Collège de France…
– Bonsoir.
– … et enfin le docteur A. Ariès, fils du professeur dont le nom est cité dans le fameux récit, et qui fut le premier à porter plainte pour atteinte à la vie privée.
– Bonsoir.
– Avant de commencer cette soirée, je vous invite à regarder ce reportage, traitant plus précisément du sujet, afin de connaître plus en détails tout ce que l’on sait de source sûre sur ce qui nous amène ici ce soir. Rétrospective de K. d’Arvor et de F. Vigien. »
« Tu as peur ?
– Plutôt… c’est la première fois que je vais apparaître à la télévision… et que fait la patronne ?
– Elle va revenir, détends-toi. Je vais te distraire. Est-ce que tu connais l’origine réelle de la télévision ?
– Non ?
– Je vais te raconter. Tout d’abord, à quoi sert la télévision ? La télévision sert à combler un vide affectif. La télé éduque, apaise, rassure. Elle ne stimule que l’œil. Elle s’est développée comme fuite évidente d’une pseudo réalité, et moins qu’un outil de propagande (ce qu’elle reste aux mains des gouvernements) c’est une pensée de substitution, un ersatz de conscience. Elle vient imprimer ses lois, imposer les besoins pour rentabiliser la personne en tant que marchandise en l’aliénant ; elle exploite une forme de naïveté séculaire, héréditaire, composante humaine : la télévision reste une invention humaine, seule apte à exploiter nos propres faiblesses, car on ne peut dominer et diriger que ce que l’on connaît. En avoir peur revient à accepter nos propres erreurs, et à s’affirmer comme être de conscience ; la détester, ou la rejeter invite à une réflexion ontologique… d’un côté, l’on est passif, de l’autre, actif mais rien de grave.
« En revanche, y être indifférent ou la banaliser, c’est entrer dans un cercle d’exploitation et finir esclave de la pensée : ne reste qu’un corps, frêle et fragile, totalement soumis. En un mot, elle fait éclater les cellules familiales. Elle a été inventée à une époque où le père, digne héritier de l’ère industrielle, prétendait être promu après la guerre comme chef de la famille, ce qui allait imposer de graves ennuis concernant la relance économique. La radio, qui pourtant était à présent dans tous les foyers du fait de sa grande utilité propagandiste n’avait pas un pouvoir hypnotisant, aliénant, abrutissant ; elle était, et reste encore informative. D’ailleurs, c’est là un grand indice : celui qui possède une radio et qui l’écoute, du moins chaque matin, est un être digne de salut. La télévision a été inventée tout d’abord pour diffuser un message : consommez ! Mais une fois la croissance relancée, l’on aurait pu s’attendre à ce que son impact diminue, et d’ailleurs, on le présumait. Mieux, on désirait ardemment que ce fût le cas : elle coûtait trop cher à entretenir. Les messages alarmistes concernant la mort future des cinémas, ou bien son côté trépanatif… c’était encore et toujours dans cette optique. Mais contrairement aux espérances, la télévision ne déméritait pas de son succès. Elle était trop attirante, elle était un nouveau Dieu ! Il fallait la garder. Et on la garda. Pour le meilleur et surtout le pire.
– Je suis totalement distraite, fit Sissi, interdite. »
« Pour entamer ce débat, j’aimerais connaître l’opinion, si tout le monde est d’accord ici, de monsieur Aristide, qui, en quelques sortes, nous donnerait le ton.
– Je ne suis pas d’accord.
– Monsieur Sellière ?
– De quel droit un critique, appartenant à une école (et je me fiche pertinemment de savoir quelle école) peut prétendre savoir mieux qu’un autre la valeur de ce texte ? Je suis désolé ! Mais il part avec des a priori qui, à mon sens, sont totalement déplacés pour juger de la valeur d’un texte comme celui-ci.
– Je vais vous dire, monsieur Sellière, je suis particulièrement d’accord avec vous, et peut-être même plus que vous ne l’êtes avec vous-même, fit Aristide. En effet j’aimerais ici que l’on s’entende sur ce qu’est un critique littéraire, afin de lever le voile clairement et simplement sur une profession qui est, pour ainsi dire, largement montrée du doigt. On dit des critiques que ce sont des frustrés, qui vomissent sur les artistes pour se venger de ne pas en être ; qu’ils détestent les auteurs populaires ; qu’ils prêchent des considérations de l’ancien temps, ou au contraire portent au pinacle des contemporains incompréhensibles pour la majorité du public.
« J’avoue que certains de mes confrères, qu’ils soient critiques musicaux, picturaux, littéraires, cherchent à choquer et à se faire un nom, et de fait descendent en flèche le premier artiste qui commence à remuer et à prouver ce qu’il sait faire. Mais je rassure ; bien que ce soit eux dont on entend le plus parler, et que ce soit tout également eux qui se montrent le plus souvent, ils sont une toute petite minorité, insignifiante. Les plus nombreux sont silencieux et font consciencieusement leur travail, cest-à-dire que bien qu’ils appartiennent à un courant particulier, une école comme vous dites (qu’elle soit positiviste, cest-à-dire s’intéressant à l’histoire de la production de l’œuvre, intra-textuelle, thématique, que sais-je encore !), ils connaissent pertinemment toutes les écoles, tous les tenants et aboutissants et sont des sages avant d’être des érudits. Ils connaissent leur sujet. Je ne prétends pas, cela serait justement prétentieux de ma part, être le plus calé de tous, le plus érudit, le plus savant ; mais je vous invite, si vous ne me croyez pas compétent, à lire ce que mes collègues ont pu écrire sur moi, tout comme l’avis des professeurs d’université qui...
– Ça va, ça va.
– Bien. Je me permets de parler en qualité de lecteur, et je ne parlerai ce soir qu’en qualité de lecteur, pour la seule et bonne raison que je me refuse de critiquer une œuvre incomplète, même si la folie des fragments et des brouillons est devenue depuis la seconde moitié du vingtième siècle, grossièrement parlant, un sacerdoce. En qualité de lecteur, j’ai lu. J’ai lu, et j’ai tenté, au fur et à mesure, de me souvenir de mes lectures passées pour tenter de retrouver ce nom, ce fameux nom qui m’échappe encore. Au-delà de ce postulat, qui finalement peut être le plus grand MacGuffin comme dirait Hitchcock de la littérature de ces dix dernières années, j’ai lu un texte finalement assez banal. Je passe sur le style, lourd au combien, mais les évènements décrits ne surprennent personne… tout a déjà été largement dit, dit et redit ici et ailleurs. À vrai dire, je m’étonne toutefois du succès d’une telle œuvre, succès dû selon moi à ce mystère. Si je puis lancer un appel, conseiller l’auteur de mon fauteuil, surtout, ne révélez pas ce nom avant la toute fin de votre texte, ou bien vous pourrez dire adieu à votre célébrité ! »
« Pourquoi ont-ils tenu à faire cette émission en direct ? J’ai mis un temps fou pour trouver un taxi.
– Patronne, vous voilà !
– Ma petite Sissi, tu n’imagines pas que j’allais t’abandonner !... Où est Giorgio ?
– Il est parti se… rafraîchir.
– Oh, je vois… comment il est ?
– Comme d’habitude.
– Toujours aussi mal, donc.
– Je voulais vous demander, patronne…
– Oui ?
– Quelque chose que je me demande depuis longtemps… vos maquettes…
– Et bien ?
– Vous les faites pourquoi ?
– Pour les mêmes raisons que Giorgio écrit. Pour exister. »
« Je ne serai pas d’accord avec monsieur Aristide pour ma part.
– Madame Caliostro ?
– Je m’avance peut-être ; peut-être tout également m’imaginé-je des liens là où il n’y en a aucun, des solutions là où il ne peut y en avoir, des références qui ne sont présentes que dans mon esprit… peut-être tout également crois-je lire dans ce long texte, qui semble devoir encore s’allonger jusqu’à sa complétion, ou considéré comme tel, des pensées qui ne sont que des borborygmes, mais… il me semble évident pour ma part que l’auteur, que les auteurs si jamais il s’agit d’une œuvre collective comme j’ai de fortes envies de le penser (mais je développerai cette idée bien plus tard quand nous rentrerons plus en profondeur dans le vif du sujet, si vous me le permettez, je n’aimerai pas parasiter le débat) semble nous indiquer, ligne après ligne, mot après mot, qu’il cherche à combler un manque, de tendresse, d’amour, bref, une douleur qui me semble belle et bien palpable. Et bien plus que ce mystère, qui doit pourtant faire partie du large succès qu’a rencontré l’œuvre jusqu’à présent et qui a servi à faire venir à elle des lecteurs friands d’énigmes de ce genre, il me semble que c’est la dimension humaine, tragique du personnage qui a plu. Dans un monde aseptisé, “jeuniste” comme on peut se l’entendre dire, où seul compte l’instant, et où tout le monde semble si conscient de ses gestes et de ses décisions, le témoignage d’un individu usé, fatigué, que l’on suppose d’un certain âge et qui tout simplement avoue ses doutes devant l’existence, devant ses actes, devant son travail, devant ses souvenirs même est une vraie bouffée d’air frais. Ça prouve tout simplement que rien n’est mort, que la société n’est pas telle qu’on s’amuse à la décrire et à la dépeindre, à le croire. C’est un texte qui me rassure.
– Il vous rassure comment, plus précisément ?
– Il me rassure dans la mesure où rien n’est joué par avance. Où une vie peut rester une vie, où on peut encore se présenter, comme Rousseau devant l’Immortel ou, en l’occurrence, devant nous autres, pauvres mortels ! en disant “voilà ce que j’ai été, voilà ce que j’ai fait, je raconte tout ; seulement la vérité. Qu’on en pense ce que l’on veut”. Un texte détaché du jugement, qui ne cherche ni le sensationnel, ni l’émotif, ni le tragique, mais qui présente l’humain, rien que l’humain. »
« Ce n’est pas qu’en concevant mes petits modèles je me prenne pour Dieu. Non. À mon sens, le seul instant où l’humain peut s’imaginer Dieu, c’est dans le travail manuel. C’est en faisant le ménage, c’est en rangeant, en nettoyant ; c’est en faisant la cuisine, c’est en épluchant, en faisant cuire ; l’on ne devrait jamais renier les bienfaits du travail manuel sur le corps et sur l’esprit. Ça apprend l’humilité. On se baisse, on se met à genoux, on patiente. L’on dépend totalement des éléments, notre pouvoir immédiat est pour ainsi dire nul. Mais en voyant ce que l’on parvient à faire malgré tout, ces résultats prodigieux, ces merveilles de propreté ou ces plats dignes de Lucullus, on se sent comme investi d’une grâce. Dieu était un cuisinier ; et il devait être ménager un tant soit peu, s’il a crée l’être humain à partir de poussière. Mais ce n’est pas ce que je recherche en réalité. Et bien que je sois effectivement orgueilleuse, et que j’invite les gamins à venir jouer avec mes modèles, je ne m’imagine pas créatrice. Je m’imagine redevable bien au contraire. Comme si je comptais non pas être supérieure à ces bouts de plastique, mais faire partie d’eux. Je justifie ma seule présence sur Terre comme ça : je ne suis qu’un petit morceau d’un grand tout qui me dépasse, et que je ne veux pas comprendre. »
« Docteur Ariès, avant de poursuivre ce débat qui porte en réalité sur les fondements même de la profonde interrogation qui nous anime tous et toutes, j’aimerais avoir votre témoignage concernant la véracité des propos que l’on peut lire dans le texte concernant votre famille.
– Si cela vous convient… mon père était effectivement, aux dates mentionnées dans le texte (2004 si je ne m’abuse) professeur de sciences humaines et sociales (ou SHS comme on les nomme dans le milieu) en faculté de médecine, à destination notamment des premières années. Après avoir fait une riche recherche dans ses archives (je dis riche, car cela m’a permis de faire de très belles découvertes sur la manière dont on concevait la mort et la maladie il y a de cela quelques années) j’ai pu me rendre compte qu’effectivement, il s’agit bel et bien du même programme que celui qui est décrit dans le texte. À présent…
– Ne vous souvenez-vous pas d’une observation de votre père concernant un étudiant en particulier à cette date-là ?
– Non. Jamais. Il n’a pour ainsi dire pas rencontré de génie médical ou autre au cours de sa longue carrière ; et en première année, mille nouveaux visages… impossible d’y déceler quoi que ce soit. Il aurait fallu que cette personne, quelle qu’elle soit, se fasse remarque bruyamment et durablement… ce qui était, à moins de produire un quelconque drame, purement et simplement impossible.
– Quelles conclusions pouvez-vous alors tirer de cette mention ?
– Deux choses, je présume. Et j’ai bien peur que dans ces conditions, mon témoignage ne puisse apporter une quelconque lumière sur la question posée… car dans un premier cas, je ne peux que croire qu’effectivement, devant les détails donnés sur la faculté de médecine, son fonctionnement de l’époque, et les autres détails sur sa faculté de lettres (car je serai allé au-delà de mes prérogatives, et j’ai étendu mes recherches sur toute ces parties-ci du texte, celles traitant de sa vie estudiantine), il a été comme il le décrit étudiant à cette époque. Malheureusement, comme vous le savez tous, les données administratives étudiantes ont été irrémédiablement perdues il y a dix ans des suites du black out européen, qui mit à mal tout notre système. Toute recherche dans ce sens est donc irrémédiablement vouée à l’échec, et c’est bien dommage en réalité, car nous aurions pu avoir, sinon le dernier mot, une très forte indication pour pencher en faveur du faux, ou du vrai du témoignage.
– Et quel est le second cas que vous envisagez ?
– Eh bien qu’il ne s’agisse que d’un témoignage recueilli par un tiers. Ce qui est sûr et certain, c’est que ces faits sont trop précis pour n’être que le seul hasard. Le narrateur, s’il n’est pas ce qu’il prétend être, a été en contact avec le système universitaire. Après, qu’il ait été frère d’un étudiant, père, fils, cousin, voire même professeur (puisque l’âge même du narrateur est une incertitude dans la mesure où il dépend de la vraisemblance globale du texte ; et que même si celle-ci est avérée, il faudrait garder l’œil critique et considérer chaque détail dans sa spécificité), je l’ignore. Et pour devancer votre question, je précise que je ne me prononcerai sûrement pas pour l’un ou l’autre de ces points. »
« Ça va être à nous.
– Te revoilà, toi !
– Il y avait du monde. Allons ; prêts pour la célébrité ? »
« Nous allons accueillir sur ce plateau à présent le premier de nos invités secrets dont je vous parlai en tout début d’émission, il y a de cela deux heures maintenant. Il prétend être le véritable auteur du texte, et compte nous en offrir les preuves. Je vous demande d’accueillir chaleureusement, mais également avec tout le scepticisme nécessaire à une telle déclaration, Mathieu G. »
Tonnerre d’applaudissements, puis un profond silence. Les trois heures suivantes restèrent, de l’avis des néophytes comme de celles des privilégiés, dans les annales télévisuelles, et destinées à y demeurer aussi longtemps que la conscience collective, que la mémoire sera d’actualité et dans les mots, et dans les textes, et dans les images ; ce furent des heures de débat houleux, entre ce mystérieux invité, les intervenants déjà en place et trois pauvres hères qui, s’ils manquaient parfois d’assurance ou de vocabulaire, et si les manières et les mots les plaçaient irrémédiablement du côté des « petites gens », vivaient passionnément leurs propos. Après quelques rixes, tantôt physiques, tantôt verbales, l’on a pu enfin y voir plus clair. Les deux théories qui s’affrontaient restaient en vigueur, mais se retrouvaient éclairées d’un jour nouveau. Les partisans de la thèse « réaliste », comme quoi il s’agissait d’une vraie autobiographie avaient de leur côté la grande cohérence du texte, les preuves apportées par ce Mathieu G., des extraits de naissance, de livrets de famille, ainsi que les ouvrages décrits aux numéros ISBN semble-t-il véridiques, et Mathieu G. lui-même. Les partisans de la thèse « fabuliste », comme quoi il s’agissait d’une œuvre de fiction conçue par quelques esprits inspirés, avaient pour eux les éditions AA et leurs comptes rendus des entrevues avec la patronne, ainsi que les brouillons, identifiés formellement par force d’experts, de Giorgio et des corrections de Sissi.
En réalité, une troisième thèse avait été bâtie par les exégètes. Thèse rapidement mise de côté, mais dont l’existence seule parvenait à résumer toute l’absurdité du débat : qu’il s’agissait bel et bien d’un récit fabuliste… mais que par le plus complet des hasards, les auteurs avaient réussi à décrire point à point une vraie vie, une vraie « existence » dont ils ignoraient alors tout. Improbable, selon les statisticiens, mais loin d’être impossible ; seule la peur de la folie peut faire redouter d’aller trop loin dans l’imaginaire. Quand l’émission fut achevée, Sellière-Juste s’entretint longuement avec les principaux acteurs, à savoir Mathieu G., la patronne, Giorgio et Sissi. Il leur fit comprendre non pas l’absurdité, mais l’impasse où conduisait une telle situation, tant sur le plan économique que sur le plan littéraire, ce qui fut étonnant car Sellière-Juste n’entendait rien aux lettres. Pourtant, c’était comme si ce débat théorique avait éveillé en lui une grande conscience ; c’était comme s’il s’était aperçu qu’un livre cachait avant toute chose un auteur, une personne et non un concept ; que quand bien même l’élan créatif serait premier, ou alors l’intention, le but sous-jacent, cela n’ôtait rien à la présence tangible inhérente à toute production artistique ; en un mot, il se mit à s’intéresser aux lettres comme reflet de l’existence d’une personne humaine potentiellement exploitable. Là est le grand pouvoir de la télévision et de sa vulgarisation, pensait Giorgio qui connaissait, d’après les récits de la patronne, le personnage.
Le bohémien était absent de la conversation, il était bien plus intéressé par ce « Mathieu ». Attiré, il l’était sans doute ; amoureux, il s’en aurait fallu de peu. Ce qui l’attirait avant tout chez cet inconnu, c’était son statut ambigu, pour lui tout du moins : c’était comme si un fantasme s’était bel et bien matérialisé devant ses yeux, comme si toutes ses pensées lubriques se concrétisaient, car il avait bâti sa version du personnage qu’il décrivait, comme à sa grande habitude et quand ses héros ne s’inspiraient pas de sa propre personne, selon ses fantasmes actuels. Il véhiculait ainsi toute la force du père et du mari protecteur, toute la fragilité et la tendresse de l’enfant fautif, toute la profondeur qu’on exige au cours d’une longue et belle liaison. Si bien qu’il lui était inutile d’aller plus en profondeur dans ses observations, ni même de lancer la discussion : il savait en un coup d’œil, rien qu’en contemplant cette aura qui lui appartenait et qui est unique, dit-on, à chacun, qu’il correspondait avec une précision troublante et dérangeante à tout ce qu’il avait pu imaginer. Il n’en était pas blasé, il en était émerveillé. Émerveillé, mais également déçu, car il l’avait imaginé résolument hétérosexuel, et il savait alors que vaines auraient été toutes ses tentatives de séduction de ce sexagénaire qui paraissait dix ans de moins, les yeux d’un bleu azur et les cheveux si blancs qu’on aurait pu les dire blonds.
Sissi quant à elle écoutait avec précaution ce que Sellière disait. Il n’était pas énervé, il n’était même pas, pour ainsi dire, surpris qu’une telle situation se produise. Sans avoir pour autant songé qu’elle aurait pu survenir, son esprit sagace et prompt à s’adapter aux moindres coups du sort l’avait amené à considérer l’intervention de cet individu comme un argument majeur dans ses projets de vente. Il voyait là une éventualité formidable de gagner sur au moins trois tableaux et donc, par le fait, de gagner trois fois plus d’argent. Tout d’abord, il allait continuer la diffusion en feuilleton d’À Beau Mentir, tel que Giorgio avait décidé de le faire et sans que le vrai intéressé n’intervienne en quoi que ce soit. Ce dernier porterait plainte pour atteinte à la vie privée, diffamation et sortirait ainsi sa propre biographie. Enfin, une troisième catégorie d’ouvrages pouvait aisément fleurir, ceux, bien sûr, qui étudieraient ce phénomène de concordance fascinant « qui donne une toute autre signification, avait dit la patronne, au mythe de la pensée unique », la démentiraient ou la prouveraient, bref, des ouvrages métalinguistiques, paratextuels, qui assureraient la pérennité de l’œuvre pour les siècles à venir comme premier et jusqu’à présent unique du genre mais qui allait être, à n’en point douter, fils d’une myriade d’autres romans bâtis selon le même schéma. Plus qu’un genre, c’était tout un nouveau courant (que Sissi proposa d’appeler, dans un soubresaut d’inspiration que l’admiration sait produire, « l’anticipationnisme ») qui allait naître, allait se développer, allait se théoriser. Le businessman était du reste totalement séduit et réjoui à l’idée d’une future percée en université et que de futurs étudiants en maîtrise composent leurs mémoires sur l’ouvrage. Ses projets ne souffraient bien entendu d’aucune contestation, ni d’aucune discussion ; et Mathieu G. ne vit aucun ennui à abonder dans le sens de SJ. Parlant comme il devait parler, sans dire une parole ou un mot de trop, il s’inquiéta de savoir précisément comment il devait s’y prendre pour lancer cette action en justice ; comment, par la suite, il serait en contact avec les éditions AA sans qu’on ne le sache pour ne pas soupçonner toutes ces manigances ; quelles seraient précisément les retombées financières. Et Sissi ne pouvait s’empêcher décemment de penser que tout ceci était résolument étrange.
Peu après la sortie en librairie d’Acide Abîmé, je reçus une lettre de mon éditeur, m’indiquant que le manuscrit avait été présélectionné dans le cadre d’un prix récompensant le meilleur essai sorti dans leurs rangs. Ces prix, qui portaient le nom de « Prix d’Alexandre – suivi de l’année en vigueur – » concernaient les genres du roman, de l’essai et du recueil afin de repérer parmi les nombreux ouvrages ceux effectivement dignes d’intérêt, et leur permettre alors, en sus du prix qu’ils remportaient, de jouir d’une campagne de publicité, auprès des libraires de toute la France et des magazines spécialisés plus importante, qu’il n’aurait jamais eue sinon. Un gain non négligeable et pour le texte, et pour l’auteur qui peut prétendre alors acquérir une forme de légitimité, quand bien même ce prix resterait réservé aux seuls initiés et qu’il était loin d’avoir la force d’un Goncourt ou d’un Nobel. Malgré tout, j’étais bien évidemment ravi qu’un tel sort me fût réservé, car cela signifiait d’abord que mes talents étaient reconnus, peut-être pas à leur « juste » valeur, mais qu’on leur prêtait certaines qualités qui eurent soin de me rassurer ; ensuite, cela soulevait implicitement la question du chiffre de ventes. Tandis que la première maison à laquelle je me suis confronté permettait, par l’intermédiaire de son site Internet, de consulter en toute liberté les chiffres de vente dans un récapitulatif somme toute assez détaillé – puisque permettant de faire la distinction entre les ouvrages papiers et les ouvrages informatiques vendus, ainsi que les commandes passées non pas par l’intermédiaire de leur site mais des autres sites de distribution, Priceminister, Amazon… –, et même d’évaluer ainsi à combien se chiffraient mes droits d’auteur, c’était pour ma seconde maison une information taboue que l’on ne pouvait consulter que six mois après la mise en vente du texte. Je supposais néanmoins que ce dernier chiffre devait être encourageant, pour la seule raison que cette présélection, comme on me l’expliquait rapidement, dépendait quasiment entièrement du nombre de ventes réalisées par l’ouvrage.
De fait, rien que cette annonce, même si elle serait restée sans suite, me comblait de joie. J’y voyais en réalité un franc crescendo dans la réception de mes travaux, net, direct, et immédiat puisqu’il concernait mon second ouvrage. Ce n’était évidemment pas une preuve de succès ; nombreux sont les auteurs illustres qui durent s’y reprendre à plus d’une fois avant de percer, et d’avoir eu raison de persister. Mais mon optimisme, qui se trouvait jour après jour amplifié alors, voyait là – et il avait bel et bien raison. Mais si j’avais pu, à cette époque, connaître le bien-fondé de mes espoirs, peut-être, même sûrement, n’aurais-je pas été honteux de les avoir. Depuis bien longtemps, et comme chacun je pense, exception faite des imbéciles et des miséreux je crois, j’ai des scrupules à espérer, j’ai des scrupules à croire. Dans un monde qui ne jure plus que par la seule preuve scientifique, qui tend à ôter à la médecine sa fonction utilitaire d’art relationnel pour ne conserver que les chiffres et les molécules ; dans un monde qui remet en cause le principe même de dogme et de croyance, pour qui le credo quia absurdum de Saint Augustin devient incompréhensible, pour qui la religion n’est qu’une fable en reniant toute son importance au cours de l’Histoire des siècles ; dans un monde qui croit détenir la seule et dernière vérité, contre laquelle il ne peut y avoir de compromissions, d’omissions, de redditions, et où les voix autres sont montrées irrévocablement du doigt ; dans un monde où l’extrémisme et le communautarisme, l’intolérance se retrouvent banalisés ; dans un monde où la menace d’annihilation est omniprésente, et si facilement accessible ; dans un monde tel que je viens de le décrire, quel est l’être raisonné qui n’aurait pas peur de se tromper en espérant ou en étant optimiste, quel est celui qui ne se croit pas idiot de penser que le salut ou la chance existe ?
Je me sentais idiot, je me sens encore idiot depuis que j’ai entrevu la bonté humaine, qui existe, mais reste incognito, qui se cache de peur qu’on ne la frappe. Le jour où elle pourra sortir au grand jour sans que sa présence seule paraisse à tous incongrue, ces scrupules d’espérance disparaîtront comme la neige au soleil de mars – une preuve formidable d’un futur succès.
Je me permets encore une fois de faire fi du déroulement chronologique des évènements afin de ne pas perdre celui ou celle qui lit ces lignes, et me permets alors de préciser quelles auront été les conséquences immédiates de cette présélection. Je ne fus pas, malgré toutes mes espérances, élu, et je n’ai pas remporté le prix convoité. Pourtant, j’arrivai second des votes et de fait parvins à obtenir un certain battage médiatique, certes bien moindre mais existant, qui me permit de gagner encore et encore plus de popularité, de gain de parole, notamment, et je m’en aperçus très rapidement, dans les universités et les facultés où mon texte déchaîna souvent, par l’intermédiaire de fora – autant réels qu’informatiques – de belles discussions où je pris part, parfois de manière anonyme, parfois en qualité d’auteur afin de relancer la discussion ou d’éclaircir mes positions. Ce fut l’occasion pour moi de visiter, encore une fois, les nombreux campus de ma région et des alentours puisque les réunions, organisées par l’éditeur, ne me coûtaient pas un kopeck de trajet ou de logement, tout était organisé par avance. Je goûtais alors à la fameuse maxime « les voyages forment la jeunesse » en confirmant sa tendre véracité, puisque j’aurais bien plus appris au cours de ces voyages et de ces colloques que je n’aurais pu le faire en demeurant à Poitiers, quand bien même ’aurais-je parcouru la ville en long, en large et en travers des mois entiers. C’est d’ailleurs au cours d’une de ces fameuses réunions que je fis la connaissance de ce qui sera ma première épouse.
Ici, je me permets de faire une pause dans mon récit, afin de vous faire part de mes scrupules, cette fois-ci, d’auteur. Je ne désire pas en faire un laïus mais bel et bien une partie plus ou moins importante de ce chapitre, raison pour laquelle je ne la cerclerai pas de ces tirets (–) révélateurs d’une parenthèse dans mon texte. La question que je me pose encore à l’instant où je compose ces lignes, à laquelle je n’ai donc pas de réponse – et donc, vous assisterez au fur et à mesure aux progrès de ma réflexion – concerne ma première épouse, tout justement. Non que son souvenir me chagrine ; au contraire, et ma présente femme le sait pertinemment bien, j’ai été formidablement heureux lors des cinq années que dura notre relation. Notre séparation s’est faite également d’un commun accord, sans cris, sans larmes, sans colères : c’était une évidence qui avait jailli dans nos deux esprits pour ainsi dire dans le même élan et le divorce était la seule solution honnête, de même que le mariage avait été la seule éventualité, et ce à cause d’un débat que j’ai déjà évoqué, sur l’œuvre et ses rapports avec l’auteur. Non ; si j’ai des scrupules à vouloir parler ainsi de ma première dame, c’est pour la seule et bonne raison que notre aventure fut d’une banalité affligeante, avec de nombreux moments intimes de bonheur, quelques disputes, des ennuis que se partagent tous les couples en ce monde, notamment d’ordre financier et d’ordre amoureux. Au cours de ces cinq années, ma popularité en tant qu’auteur, notamment en tant qu’auteur de polars – comme je le présenterai au cours de ce chapitre en relatant l’écriture du premier volet de la série des Christophe, parfois appelée Christophe bouzigue l’affaire – alla croissant, mais sans atteindre cette douce limite – que je n’atteindrai jamais, du reste, à mon grand plaisir – insultant la vie privée. De fait, aucune anecdote croustillante sur les « dessous de la célébrité ». À aucun moment sa présence, ou ses actes n’auront influencé l’écriture des œuvres composées lors de ces cinq années – si j’en fait dès à présent un inventaire (je parle d’œuvres écrites, et non nécessairement publiées), cela concerne trois polars de la série des Christophe, L’homme qui vouvoyait les chiens, L’homme qui pensait que la solitude n’existait pas et L’homme qui croyait que les souhaits se réalisaient encore, deux romans : Il ne pleuvra plus désormais et Je vous vomis et un recueil : Nouvelles à boire qui chronologiquement se place en toute première position et dont je vais parler sous peu – et je me refuse, pour des raisons que j’ai déjà, et à plusieurs reprises, édictées, de reproduire les poèmes, sonnets, ballades, contes, fables qui lui sont spécialement dédiés – pour deux raisons en réalité : d’une part leur penchant trop intime, voire érotique pour certains, et d’autre part pour la somme immense d’explications que chacun nécessiterait pour en saisir la portée : il s’agirait de retranscrire précisément le contexte de sa création ou plutôt de l’émergence de l’idée, le contexte de son écriture et le contexte de sa lecture ce qui alourdirait bien inutilement le texte – dans ce présent manuscrit.
Alors, en réalité, je me trouve dans une position ingrate, où je ne peux parler de mon épouse lors de nos années de mariage, car ces évènements sont soit inutiles, soit volontairement tus, mais où je peux tout à fait inviter le lecteur à partager avec moi le plaisir de la rencontre. Le prétexte de la séparation ne sera, quant à lui, définitivement pas abordé, et je ne m’en justifierai pas : je m’excuse, après avoir annoncé bien plus haut que j’en parlerai plus longuement de ne pouvoir le traiter, pour la stricte et bonne raison que je ne le juge pas nécessaire. Je me refuse également de corriger le texte en ce sens, afin de conserver une certaine spontanéité d’écriture. Ainsi soit fait.
Alice était étudiante en seconde année de psychologie à La Rochelle. Élève assidue, incontestablement dotée d’un brillant intellect et d’une culture sans aucune mesure – je le dis sans fausse pudeur, elle était bien plus intelligente, cultivée et intéressante que je ne l’étais et que je ne le suis actuellement – elle était, comme deux cents autres, venue assister à un colloque sur A² et sur l’écriture en règle générale. Cette série de réunions, outre l’aspect publicitaire, mercantile ajouterais-je même, n’avait pour autre but que de parler longuement de la complétion des projets personnels, qu’ils soient d’ordre artistiques ou non en me posant comme exemple de ce que l’on pouvait atteindre avec force et détermination. En un mot, je devais évangéliser les amphithéâtres et inciter les étudiants à « penser par eux-mêmes », pour reprendre grossièrement une expression éculée. J’y parvenais tant bien que mal ; car certains étaient d’une constitution psychique si forte qu’ils étaient réfractaires à tous mes arguments et préféraient rester dans le miasme universitaire. La situation, par ailleurs ironique si elle n’en était pas en réalité tragique, me servit de point de départ concernant le roman Je vous vomis dont je parlerai en cours de partie. L’une de ces réunions avait lieu sur la célèbre ville portuaire, non loin de Poitiers ; il s’agissait de la énième du genre que je faisais depuis mars, et nous étions en juin. Je venais de terminer mes examens, dans l’attente de leur résultat et je supportais le stress inhérent à telle patience en parlant de mes projets passés, présents et futurs, en me racontant à d’autres, en espérant trouver un écho favorable en eux. La réunion se déroulait, je m’en souviens parfaitement, de quatorze à seize heures dans la faculté de lettres, dans l’amphithéâtre « A » – « A » comme « Allais », me glissa un professeur de linguistique avec un sourire entendu quand je vis que le colloque avait un certain succès – et fut suivi de débats avec les étudiants, débats qui durèrent bien plus longtemps que mon intervention en réalité et qui nous entraîna, les étudiants, les professeurs et moi-même sur des terrains aussi incongru que l’Histoire de la critique littéraire, la psychanalyse, la géographie, la physique même – nous avions erré, sans que je ne puisse me rappeler exactement comment, jusqu’à la question des influences cosmogoniques sur l’inspiration de l’auteur – et qui me laissèrent, plus que tout autre débat que j’ai pu faire depuis, des souvenirs impérissables – oh, si j’osais ! je vous relaterai une charmante anecdote… une étudiante m’avait posé, d’une manière assez cavalière : « mais si vous niez l’existence première du Génie, et que vous prétendez que ce que vous avez accompli est à la portée du premier d’entre nous, que reste-t-il à la Création ? ». Et j’avais répondu, du plus simplement du monde : « Ma foi, ce qu’il reste ? L’illusion créatrice. Avez-vous déjà vu de vos yeux la création ? Vous est-elle apparue sous la forme d’un rayon lumineux, ou bien d’un lutin qui rentre en vous par la bouche, le nez ou les oreilles ? Est-elle donc une déesse si frêle qu’il faille la défendre du reste ? Imaginez un peu… la Création est une donnée, un concept incertain en réalité. Quand est-ce que l’on crée véritablement ? Est-ce une fois que l’idée jaillit ? Lorsque le premier mot est posé ? Lorsque le récit est achevé ? Lorsqu’un tiers en a pris connaissance ? Lorsqu’il est publié ? Lorsqu’il est reconnu ? Lorsqu’il est étudié ? Tout à la fois, rien de cela, ou plus encore ? Vous pouvez vous torturer le crâne encore et encore, des mois, des années durant, faire votre thèse dessus, écrire une soixantaine d’ouvrages canoniques qui n’en finissent pas d’épuiser la question. Vous le pouvez. Mais à mon sens, vous perdrez votre temps. C’est un faux débat. Accorder trop d’importance à la Création ou au Génie, c’est justement ramener l’humain à un réceptacle vide, ce à quoi je m’oppose farouchement. La considérer comme un outil, c’estredonner à l’être une identité, et permettre enfin de comprendre, ce que j’essaie de vous faire comprendre depuis le début de ce débat, que l’individu est premier et que du moment que vous savez tenir un stylo, il n’importe qu’à vous et à vous seul, sans besoin d’un démon malin ou d’un lutin facétieux d’écrire et de donner votre propre vision du monde » – et des images fortement ancrées dans mon esprit.
Après les débats, nous dûmes nous séparer, comme de bien entendu ; il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte. Et tandis que je rangeais mes notes et que j’échangeais encore quelques mots avec les professeurs qui se trouvaient à mes côtés, des étudiants, voulant prolonger la discussion vinrent me voir à la sortie de l’amphithéâtre. Ils étaient une petite dizaine – Alice, vous l’aurez compris, faisait partie d’entre eux – et de fait, je les invitais à venir au-dehors, sur l’herbe grasse du campus afin de discuter de tout et de rien. Ils furent enchantés, tant et si bien que nous parlâmes jusqu’à la nuit tombée. À la fin, ils étaient tous partis. Tous, sauf elle. Et nous passâmes la nuit ensemble, à discuter je le précise ; nous errâmes dans les rues et dans les bars qu’elle fréquentait, parlant surtout de philosophie. J’ai pu ainsi voir combien sa connaissance du genre humain était profonde et sublime, combien elle savait user de la rhétorique. En vérité, il me semble l’avoir écoutée bien plus que je n’eusse pu parler ; fatigué par cette longue journée, mais également surpris et émerveillé, j’étais redevenu petit enfant sur les genoux de ma mère. Alice était déjà fort belle lorsque je fis sa connaissance ; et l’amour la rendit bien plus belle encore. De longs cheveux blonds bouclés, qui tiraient vers le roux et qui descendaient à mi-dos ; des yeux d’un vert profond, opalins au soir, et une blanche peau de nacre troublée par un grain de beauté, ou devrais-je dire une mouche sur le coin gauche de sa bouche. Elle était un rien plus petite que moi, une demie tête tout au plus, mais cela ne se remarquait que lorsqu’elle ne portait pas ses talons, qu’elle affectionnait énormément. Ainsi, quand j’étais avec elle et qu’elle était pieds nus, je l’appelais « mon petit mégot », c’était « ma blonde » ; et quand elle redevenait mon égale en taille par l’intermédiaire de ses chaussures, je l’appelais « moustique ». Dans les deux cas, elle faisait souvent mine de se fâcher et m’embrassait secrètement derrière l’oreille en me murmurant un mot doux, et j’adorais cela. Je connus avec elle, quelque deux semaines après notre premier baiser, peu avant mon entrée en troisième année, mes premiers délices de chair. Nous nous fiançâmes peu après, pour se marier une fois nos licences respectives obtenues. Un mariage auquel ne put prendre part mon frère, mort l’année précédente, ni mon père, pour une raison que je n’ai jamais pu connaître, mais je ne lui ai porté aucun préjudice, au contraire, je crois même l’avoir remercié. Et il dut prendre cela pour de l’ironie, alors que j’étais pertinemment et cruellement sincère.
Après ce récit assez intimiste, qui m’aura je crois quelque peu balancé le cœur, je reviens à mes projets et aborde la question du troisième recueil, Nouvelles à boire. Je ne saurai dire avec précision quel évènement aura précipité la création d’un recueil de nouvelles bâties sur le thème de l’alcool. À l’époque, comme beaucoup, je buvais ci et là, en soirée, en sortie, en repas. Plusieurs fois plus que de raison par ailleurs, au point d’en avoir le crâne percé. Mais je ne parviens pas à déterminer avec précision quel est l’élément premier, le but brigué, l’inspiration. Je me souviens pourtant avec clairvoyance de l’instant où j’ai entamé la rédaction ; nous étions en juin 2006. Le recueil était composé d’une vingtaine de textes, chacun nommé selon une préparation particulière : Pastis, Cachaça, Armagnac, Alcool d’absinthe, Cognac, Kirsch, Cidre, Champagne, Malibu, Tequila, Marilla de oros, Bourbon, Vin de Sauternes, Gin, Vodka, Porto, Stout, Brandy, Scotch, Malbec. Et bien que le thème original fût l’alcool, force m’est de reconnaître que je m’égarais souvent dans l’écriture, au point où la boisson devenait parfois un prétexte, un point de départ s’effaçant rapidement devant une intrigue très éloignée de celui-ci. L’écriture en fut laborieuse, non dans le sens qu’elle me fut compliquée, en général quand je débute un texte, il ne me faut guère plus de deux ou trois jours pour le parachever, mais bel et bien par le fait que d’autres projets, et que d’autres occupations se superposant à l’écriture, il me fallut en tout et pour tout près de quatre mois pour finir le recueil, alors que j’aurais très bien pu le compléter en moins de trois semaines. Proposé, puis accepté par mon premier éditeur, ce texte avait rempli ma part du contrat ; j’avais publié chez lui en tout et pour tout trois recueils de nouvelles (À tous ceux que j’apprécie… et aux autres, Des Dieux et des Hommes et Nouvelles à boire) et étais ainsi détaché de la clause d’exclusivité qui me liait à lui. Bien que par la suite les manuscrits que je lui proposais fussent, à mon sens, bien moins travaillés que ceux que je réservais aux maisons plus importantes, je me fis comme un devoir de garder de charmantes relations avec lui. Je ne saurai préciser exactement pourquoi encore une fois ; ce n’était ni par pitié, ni par faiblesse, mais je considérais comme nécessaire de garder un point d’appui, dans l’éventualité où j’aurai eu besoin d’une maison capable d’éditer et de publier un texte que je considérais comme « hors » des canons que j’écrivais et qui aurait pu surprendre ou décevoir, ou bien au contraire un texte polémique qui aurait pu être refusé par les maisons auxquelles j’allais frapper d’ordinaire. Également, je n’excluais pas la possibilité pour moi de publier un texte par ce biais sous un pseudonyme quelconque, pour le seul plaisir de le faire… ce que je n’aurais en définitive jamais accompli, à mon grand regret. Mais j’ai là alors moins à me plaindre que dans l’éventualité où je n’aurai eu la possibilité de le faire.
Nouvelles à boire, à la lecture, je ne m’en suis rendu compte qu’en le relisant plusieurs années après son écriture – je ne relis que très rarement mes livres une fois qu’ils sont sortis en librairie, pour la raison somme toute prosaïque que je les connais déjà « par cœur » ou presque, et que leur lecture ne m’apporte strictement aucun plaisir. En revanche il m’arrive de les relire plusieurs années plus tard, ne serait-ce que pour me rendre compte d’une certaine évolution dans mon style ou ma démarche d’auteur, ou encore pour me souvenir des positions, philosophiques, littéraires, politiques que je tenais alors. Mon avis en ce sens m’invite à croire que les pensées évoluent avec la personne ; et force m’est de constater que, en ce qui me concerne tout du moins, c’est bel et bien le cas – est un recueil profondément inégal, tantôt pertinent, tantôt franchement populiste, voire poujadiste sous certains aspects. Pertinent, puisque la vision que je m’autorisais de l’alcool, ou plus généralement des conséquences de l’ingestion d’alcool – puisque je me suis toujours plus intéressé aux conséquences qu’aux faits eux-mêmes, qui ne m’intéressent décidément peu – me paraît être autre que le discours élitiste que l’on peut entendre à ce sujet depuis des générations, le même que le discours concernant le tabac ou les drogues en général. Sans pour autant prendre parti, et faire une élégie de ces pratiques, j’ai tenté, avec plus ou moins de succès et, il faut le dire, de talent, de les replacer selon des cadres moins fantaisistes que ceux que l’on nous communique encore et encore. De même que la prostitution, le sexe libre ou les sports de combat, je replaçais l’alcool avant toutes choses comme un élément que l’on ne pouvait ôter à l’humanité et qui avait servi non seulement ses déchéances, mais également ses plus grandes victoires. Que, de fait, un jugement impartial était parfaitement impossible, du moment que l’on a une connaissance de l’Histoire humaine ; et qu’ainsi un jugement partial était également intimement faux, quand bien même les arguments avancés, l’ensemble des arguments avancés dans un sens ou dans l’autre ne relèveraient ni de la prétérition, ni de la langue de bois, ni de la mauvaise foi tout simplement et qu’il ne pouvait conduire qu’à bien plus de guerres et de disputes que ce qu’il était censé résoudre.
L’impact du roman fut, à ma grande surprise, bien plus important que celui du précédent et me permit de participer à plusieurs salons littéraires, ce qui permit d’accroître encore ma notoriété. En vérité, ce n’était là que mes « coups d’essais », puisque le texte qui m’apporta « richesse et gloire », comme on peut le dire, fut L’Homme qui vouvoyait les chiens. Et pour la première fois ici même, après des années de silence, je m’en vais révéler enfin les origines mystiques de cette série de polars qui éclipsèrent quelques peu mes autres travaux, à mon regret ; on ne les oublie pas, mais du moins les cite-t-on en seconde position, alors que j’aurais tant voulu qu’il en fût autrement.
Tout débuta en réalité lors de mes leçons de conduite, du temps où je passais le permis de conduire. Après avoir vaillamment obtenu ma théorie, je pris alors, comme cela se fait d’ordinaire, une quarantaine d’heures de conduite pratique. Ma monitrice première s’appelait Viviane, et ce fut avec elle que j’ai passé la majorité de mes leçons. Elle était professionnelle, patiente, bonne pédagogue. Mais de temps à autre, je pense pour une dizaine d’heures, peut-être même moins, je faisais mes écoles avec un moniteur du nom de Christophe. Il me serait vain de vouloir ici vous le décrire, car j’en fais à chaque reprise un assez long paragraphe dans chacun des tomes du genre que j’ai composé, selon la sacro-sainte règle qui édicte qu’un lecteur doit pouvoir se saisir de n’importe quel ouvrage d’une série et ne ressentir aucun gêne de compréhension – si ce n’est l’une ou l’autre référence que l’on invite à compléter, via une note en bas de page, en lisant le tome en question – ni sentiment de honte. Ce que je puis dire, c’est que son apparence « dans la vie réelle » est strictement identique à celle des ouvrages, de son lourd ventre à ses yeux bleus, en passant par son hobby de batteur dans un groupe amateur – j’eus par ailleurs la chance d’assister, une fois mon permis en poche, à l’un de ses concerts et persiste et signe : c’était un des meilleurs groupes de rock alternatif que je n’ai pu jamais entendre, et Dieu sait ! si depuis mes vingt ans la musique berça mon cœur– et je n’aurais jamais rajouté qu’une seule donnée : son franc-parler. Ce fut en effet un des côtés les plus malicieux du personnage, son argot, compréhensible de lui et de lui seul : « mi-levain », « ziches », « rostoffs », « colabres à tartiner », et le fameux « j’ai morfilé un cabouille serein qui m’entachait les raviolis » qui est depuis devenu sa signature, puisqu’il le prononce dans chaque épisode et qui est un synonyme de « Zut ! » mais dont la signification reste inconnue, y compris de moi-même. J’ai bâti le scénario – plus exactement, le synopsis, car je n’avais pas un plan détaillé des choses quand je me lançai dans la composition – en une seule après-midi, au parc de Blossac, fort connu à Poitiers, une matinée d’août 2006, assis sur l’herbe, appuyé contre un arbre, tandis qu’autour de moi l’on pique-niquait. J’avais moi-même apporté une pomme et des sandwichs à la mousse de thon, que je confectionne encore personnellement en mélangeant ledit poisson avec du fromage à tartiner et un peu de jus de citron, avant d’entreposer le tout au frais : c’est délicieux. Avec mon moniteur, avec Christophe donc, c’était comme un « jeu » entre nous que de faire comme si j’étais un auteur connu et reconnu et lui, ma source d’inspiration principale. Nous évoquions nos futures interventions télévisuelles, les séances de dédicace... et fort de questions, il désirait tout savoir de ma manière de travailler : rythme, méthode, lectures… et tandis que, je ne sais pourquoi, je ressassais tous ces petits instants de bonheur, il me vint une idée.
Il m’avait en effet demandé, lors d’une des dernières leçons que je pris avec lui, si je ne désirais pas m’essayer à la littérature de genre, fantastique ou policier. Je lui révélais qu’une telle écriture m’était très difficile, et que je manquais de matière surtout : que je n’avais pas encore pu trouver « la » bonne idée afin de conduire un texte « jusqu’au bout », jusqu’à sa complétion. Mais que si je le pouvais, je m’y essaierais volontiers. Il me vint alors à l’idée, par ironie et afin surtout de le prendre à son propre piège en quelque sorte, d’en faire le héros d’un de mes manuscrits. Le héros, ou plutôt le protagoniste – car comme je l’explique dans le pré-texte de L’Homme qui vouvoyait les chiens, Christophe a cette incroyable capacité de n’être ni un héros, ni un anti-héros, mais un être de passage à l’influence, comme on le sait, sujette à discussion au sein de l’intrigue dont il reste surtout simple spectateur – était choisi. Il ne me fallait du reste aucunement lui imaginer une façon d’être, de se comporter : mon modèle était déjà construit. Je ne lui adjoignais que ce langage malicieux, occasion pour moi de m’essayer en profondeur à la néologie, art que j’affectionne particulièrement – et auquel j’ai consacré un large chapitre dans le roman Je vous vomis, dont je parlerai dans le chapitre suivant – et qui me permettait de plonger mes lecteurs dans des méandres d’incompréhension. L’idée, découverte à présent et considérée comme le point fort bien que caché du texte, au même titre que le caractère lipogrammatique du roman La Disparition de Georges Perec, est d’amener le lecteur à croire que Christophe – le personnage, cette fois-ci, ne nous y trompons pas – a un réel pouvoir sur les choses et que ses interventions codées dissimulent de vraies informations quant à la résolution de l’enquête du livre. Bien entendu, en fin de récit, le voile tombe et l’on s’aperçoit que loin d’être un inspecteur de la trempe d’Hercule Poirot, ou bien un aventurier, ou un policier, il est bien souvent le point de départ du roman, qu’on le retrouve de ci, de là, qu’il peut même parfois prendre en charge la narration de certains chapitres mais que même en son absence, tout se déroulerait exactement comme raconté. Christophe n’est pas même un « héros malgré lui ». C’est un inconnu de passage, que j’ai choisi de mettre en avant par unique jeu.
Je n’ai entamé l’écriture de ce premier tome que vers la mi-octobre 2006, deux semaines avant de décrocher mon permis de conduire – coïncidence que j’ai toujours trouvée troublante et qui m’a fait fortement songer à un heureux présage – pour la finir un mois plus tard. Je présentai le manuscrit à une autre maison, spécialisée quant à elle dans le récit de genre et le succès fut tel qu’on m’invita très poliment, mais fermement à composer une suite à L’Homme qui vouvoyait les chiens avant le milieu de l’année suivante, avec versement d’acompte pour me motiver. Je refusais ce dernier, mais promettais de faire de mon mieux ; bien plus tard, le directeur de la maison d’édition me révéla qu’il n’avait jamais rencontré un auteur dans toute sa carrière ayant refusé de l’argent ainsi avancé et qu’alors, j’avais acquis sa grande confiance et une solide amitié, qui ne se démentit plus jamais au cours des années.
Pourquoi avais-je refusé cette somme ? Pour la bonne raison qu’en toute franchise, je ne pensais pas pouvoir finir un second texte avant la date imposée – et ce ne fut pas, comme on l’écrivit par la suite par conscience artistique… je rougis de l’avouer, mais c’est là une « légende urbaine » sur ma personne que je tiens à effacer une fois pour toute. Jusqu’à présent, l’on ne m’a pas cru quand je le criais, pensant que j’étais ironique, sarcastique ou caustique ; j’espère qu’à présent on me croira – puisque j’avais entamé la rédaction d’un second texte, un roman assez personnel et dont l’écriture me tenait bien plus à cœur.
Il était de mes intentions primaires de consacrer tout un chapitre au roman Il ne pleuvra plus désormais ; mais par quelques scrupules structuraux, et afin de faciliter la lecture du texte, j’ai décidé de regrouper en ce chapitre qui clôturera la troisième et avant-dernière partie de mon texte le point sur ce projet, l’écriture du second polar de ma série et les évènements qui suivirent la toute fin de mes études qui me menèrent à l’Agrégation. Ce sera, pour ces derniers points, assez courts je pense, pour la seule et bonne raison que mes études furent studieuses et sans éléments notables susceptibles d’éclairer l’un ou l’autre de mes comportements, de mes textes ou de mes réactions.
Il ne pleuvra plus désormais est sans contexte le roman qui me tient le plus à cœur. Même aujourd’hui, je le considère comme le plus abouti et le plus tendre, ce pourquoi j’ai décidé un jour d’écrire ; il est ma fierté, et je me sais orgueilleux disant cela, orgueilleux et faux, puisque des critiques me prouveront régulièrement par « A + B » que d’autres de mes textes sont bien mieux construits et bien plus agréables à la lecture. Mais l’on comprendra, je pense, ce qui me lie pertinemment bien à ce roman une fois que j’en aurai raconté la genèse secrète, celle qui me fait pleurer à tout instant. Si Alice, ma première épouse, lit cela, peut-être me comprendra-t-elle mieux ; mais qu’elle se rassure, même en ayant eu connaissance, à l’époque, de ces faits, jamais nous n’aurions pu persister à vivre ensemble. Comme je l’ai déjà dit, notre divorce était inéluctable. Et puisque le roman est encore pour beaucoup, même au sein des passionnés de mes écrits, un grand inconnu, je me fais un devoir de le résumer, cette fois-ci très précisément. Épreuve délicate, mais indispensable, j’en ai peur.
Ce roman marque pour moi une fois pour toute le passage vers la vie adulte, et la mort de ce qui fut mon adolescence et ma vie de jeune homme. Bien entendu, mon mariage et mon « enterrement de vie de jeune garçon » marquèrent la rupture franche avec une vie qui, sans aller jusqu’au terme de « débauche », était rythmée par une certaine nonchalance, où les responsabilités étaient autant d’horizon, où les nuits se succédaient aux jours sans pour autant que la transition ne fût si évidente que cela, où l’argent allait cahin-caha mais où l’on ne s’en souciait guère. Où l’on pouvait manger sur le pouce, voire oublier de manger un soir ou un midi, parce que l’on travaille, ou parce que l’on embrasse son aimée, ou que l’on va plus loin que le seul enlacement. Où les habits peuvent être froissés, car propres – quoique… – mais non repassés, où l’on se saisit par ailleurs de la première chemise, du premier pantalon et de la première veste qui passe, où, exception faite des jours d’oral, on peut se permettre de se chausser en sandales même en automne ; où je vivais insouciant, sans me rendre compte que je vivais réellement. Tout cela, je m’en aperçus résolument dans ma première année de mariage, qui n’en comporta du reste que trois en tout et pour tout ; mais ce fut une riche expérience et, preuve s’il en est, mon second mariage fut exempt de toutes les erreurs que j’ai pu avoir faites alors. Bien que ma vie amoureuse débutât assez tard, comme j’ai pu l’expliquer fort longuement, par mes expériences passées, j’ai pu, avant de me fiancer, puis de me marier, vivre l’une ou l’autre aventure, qui d’une semaine, qui d’un mois, qui de deux mois qui toutes me plurent et forgèrent mon cœur « sur le tard ». De fait, là où l’éducation sentimentale se fait pour beaucoup au collège et au lycée, tout en moi fut décalé de cinq à six ans en matière de relations sociales, de conceptions humaines, d’amour enfin, si bien que je grandis en réalité jusqu’à mes trente ans, ne cessant depuis mon entrée en faculté de découvrir et de redécouvrir le monde et les personnes, juste, bien que tard retour des choses, après une longue parenthèse dont j’ai souhaité tout oublier, en vain.
Il ne pleuvra plus désormais s’écrivit donc doucement, entre l’instant où je connus Alice et ma première année de maîtrise. Sa rédaction fut interrompue de deux à trois mois par l’écriture du second Christophe, L’Homme qui pensait que la solitude n’existait pas dont on remarquera les thématiques communes, thématiques que je m’en vais de ce pas expliciter.
Le roman se déroule en l’espace d’une seule nuit. Une nuit au cours de laquelle un personnage, un jeune garçon à l’âge compris entre vingt-trois et vingt-six ans, écrit un long pamphlet, se souvenant d’Ovide, de Sade et de Flaubert sur l’amour, sa conception de l’amour, les expériences vécues, ses espoirs le concernant. Il ne s’agit là ni d’un testament, ni d’une élégie, ni d’une condamnation : l’honnêteté siège de bout en bout. Le narrateur, au nom qui demeurera jusqu’à la fin inconnu, moins par jeu que par nécessité de le rendre emblématique et faire ainsi comme si les choses se relataient d’elles-mêmes, sans intermédiaire, comme si Amour s’exprimait et que de fait, les choses décrites étaient ainsi, et résolument ainsi, prend en charge l’intégralité du récit sans exception. Il s’agissait de répondre à une seule question, à la manière des grandes écoles d’antan qui lançaient dans la mêlée des sujets de thèse, laissant aux bons soins des auteurs de réfléchir et de considérer les choses sous le bon angle. Je ne me prétendais pas fils de Diderot ou de Rousseau, mais désirais avant toute chose atteindre leur réflexion et surtout leur efficacité. Je pense y être parvenu, même mieux que je ne le pensais alors ; mais le lecteur sera, comme toujours, seul juge.
La question était ainsi la suivante : « Comment reconnaît-on Amour ? » Et mon personnage de réfléchir toute une nuit durant sur cette délicate question. À la manière du banquet de Platon, il existe plusieurs cycles au sein du roman, chaque cycle étant lui-même divisé en deux parties, irrémédiablement les mêmes : « Quels seraient les moyens de le reconnaître ? » et « Critique de ces moyens ». Il existe en tout six cycles, qui correspondraient chacun à une réflexion d’une heure et demie, à peu près, de manière à ce que le para-texte de la réflexion durant une nuit – de neuf heures donc, plus précisément de vingt-deux heures au soir à sept heures le matin – soit respecté et que l’on puisse – c’est du moins ce que je me figurais en écrivant le roman – le lire à haute voix et s’apercevoir que j’en avais moi-même fait l’expérience, rallongeant et supprimant certains passages afin d’homogénéiser l’ensemble. Par ailleurs, je me suis toujours demandé si, hors pièces de théâtres et autres œuvres destinées par leur genre à être lues à un public, un auteur avait déjà fait l’expérience avec son ouvrage. Je connais la fameuse épreuve du « gueuloir » ; mais Flaubert ne l’appliquait que ponctuellement, après écriture, et sûrement pas à un roman entier mais phrase à phrase, ou bien il serait mort d’avoir vomi ses poumons lors de la première tentative. Je lance d’ailleurs un appel : si un lecteur connaît la réponse, qu’il me le fasse savoir. Je m’en vais à présent, aussi précisément que je le puis sans pour autant tout révéler, et sans ôter l’envie de lire soi-même le roman en question, décrire les six cycles en question.
Après une brève introduction, présentant le personnage, ses conditions de réflexion – qui se limitaient en réalité à un bureau, un stylo et quelques feuilles – et le problème bien entendu, commence le premier cycle : « Amour est Vérité ». La première assertion était la suivante : Amour est vérité et ne saurait jamais mentir. Plus simplement, Amour est le plus pur, le plus doux, le plus grand de tous les sentiments humains que l’on puisse trouver sur Terre. De fait, un sentiment aussi pur ne peut être trompeur, ou être originaire d’un démon qui chercherait à nuire, sinon, depuis des siècles, des millénaires où on l’exhorte, où on bâtit des sociétés, des règnes, des royaumes autour de ce phénomène, on aurait compris le subterfuge. Ainsi, ce qui est « vrai » était « amour ». Le tout est de trouver la vérité. La quête du sentiment passerait ainsi par une quête spirituelle et individualiste, où Amour signifie en priorité « amour de soi », ce qui résume l’adage que tous connaissent sans pour autant le formuler ni de la même manière, ni au même moment : l’on ne peut aimer un autre que si l’on s’aime et se connaît soi-même. Rétrospectivement, la connaissance de son être permet de cartographier ses sentiments, ses goûts, ses défauts, ses qualités, à la manière d’une « carte de Tendre ». L’analogie est totale dans ma manière de présenter les choses puisque je parle d’une « cosmographie ontologique », où les frontières n’étaient que des principes et les lignes imaginaires, équateurs et tropiques, des paliers ou seuils de tolérance. Trouver l’amour équivalait à trouver la personne capable de s’orienter au sein de cette carte et de trouver « le cœur » pour parler grossièrement, bien que je présente les choses différemment, un rien plus complexe mais que je ne peux ici décrire sans violer ce qui me semble être le premier rebondissement de l’ouvrage et qui pose un premier jalon vers ce qui sera la chute et l’ultime réponse. La critique de ce moyen-ci porte sur trois niveaux : tout d’abord sur le postulat de base. Il édicte simplement que si Amour est vérité, alors ce dernier est une idée purement subjective. La subjectivité implique un point de vue, et ainsi une prise de position. De sorte que cette prise de position peut empêcher, par un écho au Mythe de la Caverne si l’on reste parmi les Antiques, de déceler clairement la part des choses et sinon de vérité, d’y voir un semblant de vérité, voire un contresens fâcheux. Quand bien même ce point serait clairement établi, et que l’on serait convaincu que la neutralité habille l’endroit où l’on se place, la question de la subjectivité se fait plus problématique puisqu’ainsi, l’on ne trouve pas « l’amour », mais « un amour », et que le protocole se dispense d’analyser la précision de cet amour et qu’il est alors fort probable que le sujet se leurre de bout en bout. Enfin, si jamais la preuve qu’il s’agisse bien d’Amour est établie, reste une ultime critique : celle de savoir si en cas d’évolution du point de vue, ce qui était vrai à un instant ne le serait plus l’instant suivant, autrement dit, puisqu’amour est vérité, vérité est amour et puisque que vérité est mouvante, sujette aux découvertes et aux réflexions, il en était ainsi du précieux sentiment.
Le second cycle s’appelle « Amour est Beauté ». Le postulat de base change légèrement, mais les critiques sont quant à elles grossièrement les mêmes, puisqu’elles rappellent que la beauté est une notion subjective, dépendant de l’œil qui regarde. Il s’agit en réalité du cycle le plus lyrique de tous et qui se borne, majoritairement, à faire un éloge du beau. À mon sens la partie la moins intéressante, mais celle à laquelle j’accorde le plus de sympathie, trouvant peut-être qu’il réside en ces quelques pages plus de poésie que j’aurais pu en mettre en toute une carrière.
Le troisième cycle s’appelle « Amour est Force ». Le postulat pour ce cycle est ainsi fait : il édicte que rien ne saurait surpasser en intensité, en puissance, y compris dans la perversion et dans la violence, Amour. De sorte que non seulement sur la base d’une appréciation subjective, nécessairement empirique mais également selon une évaluation objective, mesurée et comparée, tout ce qui apparaît comme sans aucune mesure est nécessairement affilié à ce sentiment amoureux. Cette force s’exprime ainsi par la langueur qu’inspire l’absence de l’être aimé, par la violence des sentiments exprimés, par l’attachement affectif, par la volonté de sacrifice etc., etc. S’ensuit une longue description des différentes façons dont la violence amoureuse peut s’exprimer, avec un bémol qui est déjà en lui-même, et bien que ce ne soit théoriquement pas le bon moment pour en parler, une critique : il est des réserves quant à la complétion de cette violence, autrement dit si violence il y a, si Force il y a, elle se doit de rester sous-jacente, implicite, contenue afin de ne pas blesser l’être aimé. Ainsi, il conviendra de considérer que ce n’est pas la violence que l’on observe mais les conséquences de cette force intérieure, de même que l’on ne peut jamais observer le temps mais les conséquences de ce dernier. La critique du moment s’exprime ainsi bien plus clairement et est, proportionnellement à la description du primat, bien plus développée et longue à la lecture, ce qui semble logique compte tenu de la faiblesse de l’argument. Les choses sont conduites ainsi : tout d’abord une longue pensée sur une vision très cartésienne du doute et de l’état de conscience qui amène à affirmer, et non pas à supposer que la violence, que la Force est œuvre d’un démon malin et qu’ainsi il ne pourra jamais produire que malheur et misère, bien loin des buts qu’il est censé avoir. La réserve continue, puisqu’à présent, c’est la finalité d’une telle Force qui est discutée : sert-elle à conquérir l’être aimé, ou bien à le conserver ? Dans les deux cas il risque fortement d’échouer dans son but, et petit à petit, au cours d’autres démonstrations du même acabit on comprend aisément qu’Amour devient une chose néfaste qui tend à éloigner et à séparer les personnes, à créer entre elles des discordes puissantes et des guerres de pouvoir. La réflexion tend à écarter non seulement Amour de son but, mais également à nier l’existence de bons sentiments et de bonté humaine en règle générale, puisque si le plus « pur » des sentiments est aussi sombre, il ne reste alors rien des autres marques de générosité, par définition « moindre » que ce dernier.
Le quatrième cycle s’intitule « Amour est Sensualité » et prend le contre-pied total de la partie précédente en supposant qu’Amour n’est pas force, bien au contraire, mais est douceur. Sans pour autant sombrer dans un lyrisme semblable au second cycle, cette réflexion porte davantage sur le principe de plaisir et de fait, ne se consacre exclusivement qu’aux relations physiques de tout autre ordre entre les deux amants, qu’elles soient prudes – un baiser, une caresse des cheveux… par ailleurs, il est important de souligner que mon personnage (qui me représente comme de bien entendu) accorde beaucoup plus d’intérêts aux signes de tendresse qu’à l’amour physique, charnel en lui-même ; cela se manifeste par une écriture qui, autant formellement que dans sa construction, est bien plus élaborée que les autres parties, quand bien même ces dernières auraient bénéficié de ma part d’autant de soin de rédaction que nul autre.
C’est un fait : lors de la moindre de mes incartades amoureuses j’ai toujours pris grand soin d’attacher bien plus de considération à la tendresse, aux préliminaires, aux attentions qui, pour beaucoup, ne font pas partie de l’acte d’amour mais qui pour moi le transcendent sincèrement. Mon opinion sur la question est la suivante : dès l’instant où le couple est formé, l’on est en position amoureuse. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faut être d’une jalousie terrible, ou bien être constamment sur les talons de son conjoint, bien entendu non ; mais cela suppose une attention constante afin de ne pas décevoir ou le moins possible, d’être toujours présent, toujours à l’écoute, toujours amoureux. C’est une tendre caresse, ou un baiser, ou un mot gentil lorsque l’on se frôle dans la maison, par hasard ; c’est l’appel désintéressé en cours de journée, juste pour rappeler que l’on aime et qu’on pense à elle ou lui ; c’est le présent inopiné, sans aucune raison, une fleur, un poème, caché ou offert, un repas minutieusement préparé. Tout cela fait partie en quelques sortes des « préliminaires », car une relation amoureuse n’est pas seulement une concordance physique, ce n’est pas qu’une activité purement animale, jouissive (ce qu’elle reste bien entendu, puisque je ne parle pas ici de la conception platonique de l’amour qui, même si je l’admire tout également, ne m’aura jamais nécessairement attiré), c’est un tout.
Et de la même manière qu’on ne saurait définir l’œuvre d’un auteur en négligeant certaines de ses pièces, on ne saurait être décemment amoureux si on oublie que la relation se construit également entre les nuits et les périodes de fornication, lors des absences, lors des soupirs et lors de la pensée. Songer à l’être aimé, aurait pu dire Pascal, et vous aimerez – ou formelles – il y a là aussi, et le roman bascule alors, je n’ose dire dans une forme érotique mais ce n’est pas si éloigné de la réalité, dans toute une description des pratiques amoureuses, hétérosexuelles et homosexuelles, notamment bucco-génitales, censées amplifier le plaisir et améliorer les rapports. Ce passage ne se veut surtout pas didactique, bien au contraire : j’ai tenté à l’écriture d’y insérer une pointe d’humour, dans mon esprit, c’était ainsi rapprocher l’ensemble des mythes antiques grecs et romains sur les oppositions d’Aphrodite/Vénus, pour ne citer qu’elles – et prétend ainsi avancer que si la tendresse qui unit les deux êtres est suffisamment forte, au-delà d’un certain seuil, il s’agit d’Amour. La critique est là encore évidente : où situer ce seuil ? Par mes propres expériences, j’ai souvent été confronté à des situations que je qualifierais de « limites », dans la mesure où autant pour moi que pour mon amie, l’on ignorait totalement la nature de nos sentiments respectifs, parfois nous en étions convaincus, d’autres fois troublés. Amitié très forte, empathie contextuelle, amour platonique et prude ou véritable amour, l’incertitude nous rappelait douloureusement à renfort de pleurs, de nuits blanches, de lettres enflammées, de disputes parfois mais toujours suivies de belles réconciliations, que nous n’étions que des êtres humains, et que notre esprit, tout comme notre corps qui manqua à plusieurs reprises de fauter, et parfois de la manière la plus explicite que l’on puisse imaginer sur ce que j’appellerai un « coup de chaud », sont désespérément faibles et ne peuvent être décemment pas « entraînés », à moins de renier totalement notre qualité d’humain, justement. Ouvertement, il s’agit là du cycle le plus étrange des six ; car si l’on commence par lire ce qui serait un précis de comportement amoureux, englobant des domaines aussi éloignés que la vie quotidienne à l’amour physique, on l’achève un goût âcre dans la bouche, puisqu’on discerne une réflexion sur le non-sens de chacune des actions humaines, et l’impossibilité de déceler dans chacune la franchise et la confiance.
Le cinquième cycle, « Amour est Solitude » est celui qui m’aura le plus coûté à l’écriture pour la seule et triste raison que sa tonalité sonne cruellement, à la manière d’un constat. En réalité, il interprète à sa manière la maxime, attribuée à Desproges mais qui depuis a fait bien du chemin, « on reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va ». Ce cycle, à la partie critique quasiment inexistante car il se détruit de lui-même, ouvertement et explicitement, considère qu’on ne peut reconnaître Amour une fois qu’il a été perdu, et que l’on se rend compte alors que l’on ne peut pas le retrouver. J’ai longtemps hésité en vérité – je ne m’étends pas sur la partie en elle-même, je pense que quiconque ayant été un jour amoureux connaît tous les tréfonds de cette réflexion ; parler de la tristesse, de la mort, de la douleur restera toujours le meilleur moyen de caresser l’universel et l’éternel humain – sur la position que devait tenir ce cycle au sein de l’ouvrage. Lors des premières maquettes, et jusqu’à très tard en fait dans l’écriture du roman – qui a des allures d’essai, mais je préfère le considérer comme roman, mettant malgré tout en avant le parcours intérieur de mon personnage au détriment de ses réflexions – ce cycle-ci était en sixième et dernière position et donnait à l’ensemble du texte une tonalité mélancolique, triste, très, très sombre, ce qui ne me déplaisait pas entièrement. Malgré tout, j’ai jugé bon à l’époque de modifier mes plans, car j’étais heureux en ménage, et mes scrupules et mes certitudes d’antan sur l’aberration de l’existence d’un tel sentiment étaient alors bel et bien de l’ordre du passé. Ainsi l’ai-je décalé en avant-dernière position, et terminé par une note d’espoir, bien plus lumineuse.
« Amour est Amour » est le cruel constat du dernier cycle, qui fait tout également office de conclusion formelle au roman qui se termine par la phrase éponyme « Il ne pleuvra plus désormais ». Le cycle traite de l’incapacité de définir le sentiment ouvertement, mais ce n’est pas de cela dont je voudrais traiter en priorité : j’aimerais revenir sur cette phrase, et par là même sur le titre de l’ouvrage. En ce monde, je pense qu’il n’est qu’une seule personne, encore en vie du reste et avec laquelle je suis très régulièrement en contact, puisqu’il s’agit d’une amie proche, sans doute la meilleure, celle qui est à mes côtés depuis cinquante ans déjà, en ce monde qui sait pertinemment à quoi se réfère cette phrase. Je ne vais bien entendu aucunement révéler son identité, afin de lui épargner des désagréments que je ne souhaite évidemment pas ; mais je m’en vais, avec sa permission – je l’ai appelée à l’instant, avant d’entamer l’écriture, elle ne voit aucun inconvénient à ce projet et est du reste emballée à l’idée de lire prochainement mon manuscrit (oui, elle reste irrémédiablement ma seconde lectrice, après ma femme) – révéler le sens caché de cette phrase, et ce qu’elle évoque en moi. Tout d’abord, il me faut préciser que notre relation, entre cette amie et moi-même, a toujours été et est encore placée sous le signe de la franchise et de l’honnêteté, mais également de l’ésotérisme puisque nous croyons tous deux à l’émergence autour de nous, par le fait de puissances supérieures, de divinités ou de « forces », d’esprits, de signes, de symboles, de messages codés complexes au décryptage délicat mais qui promettent en retour de nous éclaircir sur une situation particulièrement trouble. Vous devinez, je présume, où je veux en venir : la pluie dont il est question fait partie de ces symboles. En réalité, nous étions tous deux de vrais commères, de vraies petites concierges : nous nous échangions régulièrement, lorsque nous nous retrouvions tous deux – et puisque l’on traînait très régulièrement ensemble, cela nous arrivait on ne peut plus fréquemment – les derniers potins, les derniers mots, les dernières rumeurs et nous parlions de tout et de n’importe quoi : je me souviens de discussions passionnées sur les soutien-gorge, sur les sandwichs ou la lettre « T ». Mais nous traitions également de nos relations amoureuses respectives, et nos conceptions, parfois opposées l’une de l’autre, du Sentiment. Et, indubitablement, à chaque instant où nous en parlions et à chaque fois que nous tentions d’apporter une réponse claire et définitive, il s’avérait qu’il se mettait à pleuvoir, tantôt averse, tantôt orage, tantôt bruine, même en plein été. Et nous avions décoder le « symbole » de la façon suivante : le jour où, après une discussion sur le sujet, il ne pleuvra pas, alors nous pourrons prétendre avoir trouvé la vérité au sujet de l’amour. En terminant alors mon roman par cette phrase énigmatique, et par le lever du soleil au matin, je prétendais implicitement enfin avoir trouvé une réponse qui me permettait de partir définitivement du bon pied et de devenir un homme, un humain même, ce que j’espérais depuis plusieurs années déjà. J’espère y être bel et bien parvenu.
Avant de parler plus prosaïquement du second « Christophe », je désire faire un laïus sur Je vous vomis, qui est là aussi un roman « underground », connu de quelques passionnés et qui est tout également très personnel, trop : comme son nom l’indique, il s’agit en effet bel et bien d’un large règlement de compte. Dans ce livre, qui caresse à la fois les formes du roman, de l’essai, du recueil, des mémoires – forme hybride dont je me suis fait une spécialité, semble-t-il – j’exprime clairement et simplement l’ensemble des griefs – tout du moins, les griefs que j’avais lors de sa rédaction – que je pouvais avoir vis-à-vis d’un certain nombre de personnes, de faits, d’idées. Le titre m’a en réalité été plus ou moins soufflé par Boris Vian. Avant de débuter la rédaction de l’ouvrage, je comptais fortement écrire un livre violent mais qui ne sombrerait jamais dans la grossièreté. Des attaques toutes en finesse, donc, où chaque page aurait été comme un cruel constat, comme une gifle d’évidence, certes amené par la haine mais jamais par la colère : de la violence, mais jamais gratuite, toujours évidente et nécessaire. Un livre qui pouvait avoir la silhouette d’une manière de justicier, et ma cible ici n’était pas le racisme, mais l’égoïsme et, d’une manière plus générale – ce qui me permit de ne pas restreindre ma diatribe – la bêtise ou, pour être rigoureusement exact, la « connerie humaine ». Vous l’aurez deviné en lisant mes allusions, J’irai cracher sur vos tombes a été mon livre de chevet exclusif lors de la rédaction de ce roman, et a été ma principale source d’inspiration concernant le style, le vocabulaire et le ton général du roman que je trouvais – et que je trouve encore – pertinent, exact, juste. J’ignore si j’ai su à mon tour adapter mon style au message que je voulais faire passer, si le personnage dont on suit les pérégrinations, ce V.S., et qui se retrouve confronté à l’absurdité des relations sociales au sein d’une entreprise quelconque a pu faire réveiller auprès de mes lecteurs des sentiments contradictoires d’amour, d’ironie, de rire et de colère, de dégoût souvent. Il convient de préciser que bien que je puisse, ponctuellement et dans un cadre clairement défini, épancher mes mauvais sentiments sur autant de tartines qu’il y aura de bouches, je n’en fais pas, n’ai jamais fait et ne le ferais-je sans doute jamais une litanie : je ne pense pas avoir en moi assez d’obscurité, ou bien pour être plus exact j’ai déjà épanché pratiquement toute celle que j’avais pour pouvoir vivre de ma violence et de mes critiques, comme d’autres savent si bien le faire, et avec tellement de justesse et tellement d’intelligence que ça en devient une bouffée d’air frais, et que l’on voit alors la pertinence derrière la haine, et non pas seulement la haine pure.
Je vous vomis est décomposé en deux grands moments : une première longue partie où le personnage, avant d’entrer au sein d’une entreprise quelconque, expose sa vision de l’être humain, vision assez sombre il convient de le dire, et où je reprends allègrement, comme j’en ai encore l’habitude – il m’arrive souvent de « recycler » des paragraphes, des parties entières de mes romans précédents, moins par manque d’inspiration que pour illustrer des propos. Bien entendu, ces « pompes » ne sauraient composer l’essentiel de ma démonstration, ni de mon argumentaire et seront complétées. Je n’exploite là que la « bonne idée du mot juste », ou plus prosaïquement, sachant pertinemment que je ne pourrai pas dire mieux que ce que j’ai déjà écrit, je préfère utiliser le « mieux » plutôt que le « bien » – des descriptions issues de la seconde partie de Rosa Rosarum dont j’ai parlé bien plus haut. Néanmoins, son jugement était loin d’être définitif et surtout aussi sombre qu’il l’aurait voulu, pour l’unique raison qu’à son grand dam, il reste en lui un éclat de bonté, comme une émeraude qui persisterait à briller dans le noir. Et de fait, il consent à laisser une chance à l’humanité, une chance de prouver que la bonté humaine existe bel et bien et n’est pas qu’une – je cite – « autre connerie fielleuse inventée pour nous obliger à continuer d’aimer et de croire ». Cette chance, il l’exprime de cette manière-ci : si, en acceptant ce travail et en voyant comment les choses sont une fois au sein de cette entreprise, il reconnaît que toutes ses peurs étaient infondées, et que ce n’étaient là que les « divagations d’un esprit malade », alors il consent à ne plus jamais douter de la bonté humaine. Dans le cas contraire, il fera le nécessaire pour répandre en flots huileux toute sa rancœur ; ceux-là paieront pour tous les autres. Bien évidemment, et je ne pense pas trahir un secret, vous devinerez aisément ce qui se produit. Un petit indice peut-être : c’est tout à fait ce que vous pensez.
L’Homme qui pensait que la solitude n’existait pas est donc le deuxième « Christophe » à n’avoir jamais été écrit et publié, mais on le place d’ordinaire en troisième position dans la « pseudo-chronologie » des polars, pour une raison simple que je m’en vais expliciter. Lorsque j’ai débuté la rédaction, donc après avoir parachevé mes projets en cours et avec le couperet de juin au-dessus de mon crâne, comme précisé par mon éditeur, je ne comptais honnêtement pas faire la série que l’on connaît – à savoir, près d’une vingtaine d’« épisodes », si je puis dire. Avant d’oublier, il s’agira là de la dernière fois que je décris précisément l’écriture d’un tome de la saga, pour la seule et stricte raison que toutes les autres anecdotes concernant la réalisation de la série se trouvent compilées dans une biographie réalisée par un journaliste il y a de cela deux ans, à l’occasion de la sortie du dernier opus, Christophe ou l’Homme qui ne devait pas être aux éditions Archipel, écrit par le journaliste A. Dufontel lors de plusieurs entretiens avec ma personne. Je vous invite donc à vous référer à cet ouvrage, par ailleurs très complet si la question vous intéresse – et m’arrêter à ce tome-ci.
J’ai alors voulu, comme une manière de jeu, faire « comme si » un épisode manquait, comme s’il s’était égaré et laisser tous mes lecteurs sur leur faim, voire les inciter à prendre le relais et à écrire eux-mêmes : ce que je réalisais, c’était un « appel à reprise, demandez etc. » en espérant être compris d’au moins une personne. De fait, il se trouve que bien que ce roman puisse être lu indépendamment de tout autre, y compris du premier épisode publié, il est en revanche pertinent de le considérer comme une suite « aboutie » et éclaircissante de l’épisode L’Homme qui croyait que les souhaits se réalisaient encore qui tout également peut se lire indépendamment de tous les autres sans éprouver la moindre gêne à la lecture. Comment ai-je procédé plus exactement ?
Cela faisait déjà quelques temps que je caressais l’idée de faire un tel projet, mais je m’étais toujours heurté à l’incertitude de la méthode. Ne voulant pertinemment pas reproduire une quelconque astuce lue ailleurs, bâtie par un autre, patiemment, ne voulant pas n’être qu’un vil copieur – je ne me suis jamais autorisé à ne plagier que moi et moi seul – je me serais torturé le crâne des mois durant, faisant comme qui dirait face à un fossé, un gouffre d’incertitudes. J’ai alors entrepris, du moins tacitement, par la suite plus formellement, de théoriser les mécanismes d’un tel procédé. C’est par ailleurs une méthode que j’ai su reproduire par la suite, après ce « coup d’essai » : lorsque mes ambitions d’auteur, de rédacteur, nécessitaient une forme nouvelle, un procédé novateur ou une écriture que je pensais comme uniquement sortie de mon esprit tortueux, je me hâtais d’y réfléchir comme si je préparais un ouvrage théorique sur la question. Cette manière de procéder, du reste, orienta sensiblement mon devoir de maîtrise, comme j’en parlerai peut-être dans le présent chapitre, et permet de poser clairement et simplement des bases solides, peut-être pas des plus justes, ni des plus pratiques, mais confortables sur lesquelles avancer et progresser. C’est au cours de cette réflexion précise que je compris alors la supériorité de la théorie littéraire sur la littérature en elle-même ; bien entendu, depuis mes entrées en faculté de Lettres et bien avant cela lors de l’élaboration de mon tout premier projet, je m’étais rendu compte du potentiel que cachaient de telles réflexions pour l’auteur, mais également pour l’étudiant ; mais j’étais loin de me douter de sa grande importance.
Ce que je vais dire à présent appartient bel et bien au texte et ne sera pas une parenthèse : comme j’aimerais alors que tout auteur, que tout élève, ne s’aperçoive de la grandeur de la théorie littéraire ! Cela faciliterait amplement les études, cela aiderait aux dissertations, cela permettrait de grands et profonds débats dans les amphithéâtres, au sein même des cours magistraux sans pour autant entraver leur bonne marche, au contraire, cela leur permettrait d’aller bien plus loin que les prérogatives voulues par les ministères d’éducation. La théorie littéraire, si je peux me permettre un mot d’esprit, est aux Lettres ce que les mathématiques sont à la physique ou à la chimie : tout à la fois une conceptualisation, mais également un horizon d’attentes. La théorie est une merveilleuse donnée, qui permet de relativiser formidablement ce que l’on vient de lire, de donner un sens nouveau et de créer surtout de nouveaux sens : car c’est une belle chose de savoir, mais c’en est une autre, et bien plus belle encore je pense, de comprendre. Si le savoir mène au pouvoir, la compréhension mène à la sagesse : et ainsi la Critique, quel que soit le mouvement duquel elle prétend se revendiquer permet à tout un chacun d’accéder à une forme d’illumination, à un degré d’honnêteté vis-à-vis du texte qui lui permet de lire bien plus qu’il ne l’aurait cru possible de prime abord. Critiquer, c’est tout d’abord trier si l’on s’en réfère à l’étymon grec ; c’est trier, et par ailleurs, cela s’appliquait à la gastronomie. Tout comme on trie les cailloux et qu’on conserve les lentilles, tout comme on coupe le germe des pommes de terre avant de les manger, la Critique prétendait distinguer, et Aristote s’y sera évertué en des ouvrages qui aujourd’hui encore font office de magister dixit, les œuvres entre elles, prétendait donner des éléments capables de distinguer une tragédie d’une comédie, un roman d’une chronique. Au fil des temps, les écritures évoluent et bientôt, l’ancien classement est caduc : on en propose alors un nouveau, et ainsi de suite. De fait, et contrairement à la croyance populaire qui tend à penser que la théorie littéraire crée des textes, ce sont bel et bien les textes qui créent les théories littéraires. Sans cesse les spécialistes, les théoriciens, le mot est lâché, éditent leurs ouvrages, se battent entre eux, créent de nouvelles terminologies afin d’adhérer le mieux possible aux productions les plus récentes, afin d’éclaircir les volontés de l’écriture, afin de faire connaître aux auteurs eux-mêmes ce qu’ils ont voulu exprimer.
C’est ce point précisément qui sera objet de mon divorce... comme quoi l’étau se resserre autour de cette fameuse dispute, ou plutôt autour de ces considérations existentielles, et elles m’auront bien coûté. Les critiques ne sont pas, comme on se les représente – je persiste bien entendu à parler des « bons » critiques, et non pas de ceux, l’on en convient, qui font tout pour descendre en flèche les artistes, frustrés qu’ils demeurent de ne pouvoir en être, non ; je parle des « vrais » critiques, ceux qui sont justement un rien artiste à leur tour, ceux qui ont décemment choisi de faire cette œuvre d’éclaircissement pour faire progresser la littérature. Sans critique, pas de littérature, pas de nouvelle littérature : car tout comme elle éclaire, elle problématise et invite les écrivains à résoudre ces problèmes. Les critiques sont des chercheurs, mais les auteurs sont des trouveurs : et leurs trouvailles à leur tour sont tellement copieuses et tellement riches qu’elles entraînent de nouveaux problèmes, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’humanité entière ne se dessèche sous l’air aride de la destruction culturelle qui, je le souhaite, ne demeurera qu’une peur fœtale au fin fond de mes esprits. Il y a de la beauté dans la critique, une beauté qui ressemble souvent à la beauté du texte mais qui pourtant s’en distingue lourdement, non seulement par les ambitions (la beauté a toujours un but, mais celui-ci peut être caché ou non, évident ou non, compréhensible ou non, selon qu’elle se terre dans le visible ou l’invisible du monde qui nous entoure) mais également par le style. C’est une beauté qui se revendique extravertie, qui est tournée vers l’extérieur alors qu’un texte à vocation purement littéraire et à l’inter-textualité limitée aura une beauté intravertie : la Critique serait les plumes colorées du perroquet, l’œuvre littéraire la perle de l’huître – des imbéciles nécessiteux, ventripotents, double-mentonnants, le stylo fragile et frêle, l’œil poussiéreux ; ce sont avant tout et surtout des passionnés qui ont choisi, comme je l’ai dit, la voie de l’éducation.
Ainsi « critiquer le critique » viendrait à critiquer l’instituteur qui a choisi d’enseigner plutôt que de faire carrière en illustration ou en lettres, tout simplement, le maître qui a choisi de faire apprendre plutôt que de réaliser. Ce sont des contemplateurs, des fils de ces moines passifs qui restaient en monastères et qui songeaient, et qui composaient des ouvrages de philosophie magnifiques, tandis que les auteurs brassent l’air, s’agitent, font tourner et retourner le monde sur lui-même. Le critique et l’auteur ont une relation antagoniste mais complémentaire, chacun se trouve sur une face d’une pièce de monnaie, la tranche fait figure de point de rencontre, le Livre, la Lettre : en cela il convient alors de respecter la théorie littéraire et la critique, car l’oublier serait oublier une face de la Lettre, c’est finir son assiette à moitié. C’est parler sans comprendre ce que les autres disent.
Quoi qu’il en fût, j’ai donc établi par le biais d’une théorisation simplexe les structures de ce que j’ai appelé « l’attente perpétuelle » : à savoir que ce second tome a été composé selon ce seul théorème, que toute réponse donnée par avance produit une attente de question afin d’obtenir un schéma logique canonique. L’absence de question rend la réponse seule absurde et empêche de bien saisir tous les tenants et aboutissants de l’information ainsi délivrée. S’ensuit une fausse conception de la résolution de l’énigme et des intentions véritables des personnages, ce qui produit un effet de « non-texte » : le lecteur a l’impression en lisant d’avoir affaire à une manière de scolie facultative, auprès de laquelle on aurait négligé d’adjoindre la démonstration entière. Plus simplement et surtout plus profondément, cela crée un doute dans l’esprit du lecteur, qui se retrouve alors en possession d’un seul ouvrage, mais de deux textes : celui qu’il lit réellement et celui qu’il croit avoir lu. Celui qu’il lit réellement ne le satisfait pas pour les raisons évoquées, et celui qu’il croit avoir lu ne le satisfait pas non plus, car il n’a aucun moyen de certifier la moindre de ses hypothèses. Quel que soit l’angle selon lequel il voudra aborder le texte ce sera toujours pour lui une déconvenue, à présent certes tombée à l’eau puisque L’Homme qui croyait que les souhaits se réalisaient encore tend à expliquer les points laissés volontairement obscurs par le second tome. Je ne puis que recommander à quiconque désirant néanmoins se plonger dans la lecture de ces ouvrages de lire ce tome après L’Homme qui pensait que la solitude n’existait pas, afin de concevoir dans sa globalité toutes mes intentions d’auteur d’alors et se faire une idée quant à la complétion de ces intentions.
À l’époque, cela aura marqué quelque peu les esprits : c’était révéler le nom de l’assassin avant que l’on ne sache de quel meurtre il ne s’agisse. De quoi rendre vert certains puristes du genre qui n’ont pas manqué par ailleurs de me cracher allègrement dessus. J’étais jeune auteur à l’époque, jeune auteur et, il faut le dire, tout à la fois prétentieux et humble : prétentieux face à mes détracteurs, qui ne me considéraient alors que comme un énième personnage destiné à disparaître de la scène littéraire quelques mois, voire quelques semaines plus tard – il convient de préciser que j’ai souvent eu àprocéder ainsi. D’un paraître « supérieur » ou du moins, faisant fi de me surestimer, ou de sous-estimer l’ensemble de mes contemporains ce qui revient au même, je m’érigeais ainsi une manière de carapace d’apparences destinée à décourager ceux qui, justement, font bien plus confiance à leurs yeux qu’à leur tête. Ceux qui, par contre, savaient ne pas tenir compte de ce masque d’hypocrisie sociale, ceux-là s’attiraient alors mes amitiés et mon écoute – et humble devant mes maîtres à penser, mes auteurs fétiches que je croisais ci et là, auxquels j’écrivais ci et là – et qui me répondaient tous, et j’en fus par ailleurs étonnamment surpris. Pas une seule fois je n’ai eu à me plaindre, ni à reprocher à quiconque de ces écrivains de ne pas m’avoir répondu. Ils élaboraient leurs missives avec soin, tact et diligence, me répondaient sincèrement et savaient m’aiguiller quand et où il le fallait. Moi-même par ailleurs j’ai toujours suivi cet exemple, en répondant personnellement à chacune des lettres de passionnés (ou aux diatribes, bien entendu, chaque médaille à son revers) avec le plus de soin possible –, auxquels j’avouais mon admiration ci et là. De fait, j’étais une cible idéale pour les « biens-penseurs » qui prétendaient m’apprendre à composer. Jamais pourtant l’on ne m’entendit dire que j’écrivais mieux que quiconque ; jamais je n’ai avancé que je n’avais de conseils à recevoir de personne ; mais peste ! que j’ai vaillamment détesté, avec force, haine, mépris souvent que ces créateurs, ces « mauvais critiques », ne me prennent à part et me demandent d’écrire tels qu’ils l’entendaient, tels qu’ils le pensaient juste. Je n’aurais jamais eu l’occasion depuis de leur exprimer tout ce que je ressentais à leur égard, j’en profite, et je leur dis « merde ».
Comme je regrette que ce chapitre soit si morcelé ! Mais que l’on comprenne ; ces évènements ont été morcelés à leur tour dans mon existence, sans de réels liens les uns avec les autres. Je ne peux dès lors en parler sans faire de lourds écarts, et je me refuse de créer un autre chapitre. Que l’on se rassure : ce sera ici le dernier de cette partie qui clôturera alors ma « vie de jeune homme » ; la partie suivante sera consacrée, comme j’ai déjà pu le dire, aux quarante dernières années de mon existence, à mon sens bien plus calmes, et douces et monotones que tout ce que j’ai pu raconter jusqu’à présent. J’ignore si j’aurai l’occasion d’y réfléchir par la suite, si bien que je préfère d’ores et déjà me fendre d’une certaine pensée allant dans ce sens et développer ce que je viens à peine de réaliser : que l’existence en elle-même semble suivre deux mouvements contradictoires en apparence, mais cruellement complémentaires et qui font, comme disait le sage Confucius, que l’on « vit sans savoir que l’on va mourir et que l’on meurt sans savoir que l’on a vécu » : un mouvement de temporalité dynamique – il accélère au fur et à mesure que les années passent. Prenez un enfant, de moins de dix ans : une heure lui paraît une éternité. L’école, un bagne. Un sermon, un lourd tome de philosophie. Pourquoi les imagine-t-on toujours explosifs, courant à gauche et à droite ? Parce qu’inconsciemment, tout un chacun sait qu’ils poursuivent un temps qu’il leur échappe éternellement des mains. Et croyant, en les regardant ainsi se précipiter, construire des univers d’hypothèses et les détruire d’un sourire, qu’ils gâchent leur jeunesse, ils gagnent en réalité bien plus de temps que jamais – et un mouvement évènementiel régressif – qui amène les péripéties à devenir de plus en plus rares et de moins en moins symboliques au fil des années. Ces deux considérations associées, oeuvrant non pas en des sens opposés mais bel et bien combinés, empêchent l’humain de concevoir l’existence. Le Sage, le Savant ou l’Intellligent eux-mêmes sont bien souvent désemparés, car ils pensent saisir pleinement la vérité, tout comme j’ai cru et crois pouvoir ainsi la discerner ; mais on se leurre éternellement. Éternellement. Et lorsqu’enfin la réalité, la triste réalité nous apparaît il est à jamais trop tard, et tout est déjà fait : on ne peut plus apprendre car cet apprentissage devient parfaitement inutile.
Je n’étais à l’époque pas un chercheur convaincu. Je n’en avais d’ailleurs pas le profil et je pense ne l’avoir jamais totalement eu. Mon esprit est bien trop fantasque, bien trop vaporeux, nébuleux, pour avoir la dimension requise de la recherche. Certes, il peut, à l’extrême rigueur, trouver un sujet de recherche pertinent ; il peut concevoir le protocole ; il peut estimer la durée nécessaire et faire, si besoin, des retranchements et des concessions dans les dits projets. Mais jamais il n’aura pu et ne pourra, même aujourd’hui ! avoir la rigueur et la droiture nécessaires pour mener à bien un tel projet. Pourtant, c’était là un passage obligé. On me le conseillait, et je me pliais aux conventions, bon gré, mal gré. De toutes mes forces je me suis lancé dans ma problématique, dans ma vue. J’ai dit que mon sujet portait sur les relations entre l’œuvre et l’auteur ; qu’il avait été cause de mon divorce ; surtout, il a soulevé en moi des idées contradictoires qui remirent fortement en cause mon métier, mon « premier » métier, celui d’écrivain.
La pensée que je développais à l’époque n’était pas si éloignée de mon état esprit actuel. Bien entendu, j’étais plus enragé, j’avais des convictions plus marquées, plus farouches, plus violentes surtout. J’en suis venu aux mains, pour des questions purement abstraites et, il faut le reconnaître, dont on se moque éperdument. Et la réponse finale n’améliorera jamais le quotidien de l’un ou de l’autre, ne sauvera aucune vie ni ne permettra à l’Humanité de progresser d’une manière ou d’une autre. Il ne s’agit là que de discussions oisives et oiseuses sur des sujets qui le sont tout autant et qui, bien loin de la pertinence escomptée, tend à agrandir le clivage entre le peuple et une certaine élite que je dénonçais pourtant de l’autre main ; époque contradictoire, tant dans mes rêves que dans mes réalités, où je ne voulais ni chair, ni poisson. Époque où finalement, tout cela, et bien d’autres choses ! n’avait strictement aucune importance. Et pourtant, je soutenais mordicus qu’il fallait songer ainsi, et que tous les autres n’étaient que des infectes titubées d’ivrognes. J’étais aidé dans cette pensée par mes professeurs qui tous, sans exception – ce qui est assez remarquable pour être souligné – accréditaient ma vision des choses et, peut-être enthousiasmés par ailleurs de mon relatif succès de librairie, me poussaient à aller de plus en plus loin dans ma réflexion, me susurrant à mi-mot que je tenais peut-être là un bâton de dynamite, susceptible d’amener la création d’un nouveau courant littéraire et d’être, n’ayons pas peur des mots, un nouveau Proust ou un ancien Nerval.
« Ne pas avoir peur des mots », l’expression est là particulièrement bien choisie : car il s’agit bien du mot, avant de l’œuvre dont il s’agira de bout en bout. Le mot, moins sa définition stricte et délimitée qui posait et pose encore aux linguistiques de violents et douloureux cas de conscience – la définition la plus précise et, je dois l’avouer, également la plus belle que je n’ai jamais pu entendre concernant ce point fondamental me vient d’une de mes professeures de faculté. Je me souviens qu’un jour, je pense en troisième année (j’ai en effet eu le grand bonheur de l’avoir en pédagogue lors de mes trois années de licence, mais également lors de mes années de maîtrise et elle ne me quitta pas réellement lors de ma préparation à l’agrégation), le point avait été abordé en cours de discussion. Chacun y allait de sa vision des choses, mais tous étaient d’accord pour s’accorder sur le principe que le terme était bien trop vague et désuet, inutilisable et qu’il fallait le substituer, selon les cas, aux termes « mot-forme », « lemme », « vocable » etc. Comme de bien entendu, notre professeur abondait aussi largement dans ce sens, mais elle se fendit d’une manière d’explosion lyrico-anarchiste qui nous avait alors tous surpris, qui ne cesse de me surprendre encore à l’heure où je repense à cette anecdote. Voici, et je peux vous garantir qu’il s’agit belle et bien de sa tirade « texto » (je crois encore distinguer le bruit si pittoresque que ses breloques, bracelets et colliers indiens nous laissaient entendre à chaque souffle, à chaque mouvement, à chaque prédication !) ce qu’elle nous révéla alors.
« Qu’est-ce qu’un mot ? Un mot, c’est une inspiration. Pas dans le sens physique, respiratoire du terme ; mais une inspiration dans le sens spirituel. C’est une idée,c’est un concept : un mot est avant toute chose un espoir. Le mot est à la langue ce que la voile est au navire : seul, il ne sert à rien. Mais pour peu qu’on l’affable de poulies, de cordes, d’une coque et d’un équipage, le voici devenu élément essentiel, et si essentiel qu’en cas de synecdoque, c’est lui et lui seul qui permet de désigner la langue. Pas de langue sans mot, pas de langue sans inspiration. Parler, et cela vous le savez je pense, c’est promettre ; c’est partager sa propre vision du monde, en espérant qu’après la discussion elle s’en retrouve enrichie. Le mot est une pièce de monnaie, c’est un ducat, un louis, un talent ; le mot est une devise. C’est un point de langue que l’on retrouve partout où se trouve l’humain, partout où l’humain est, naît, parle et pense, partout où il se conçoit comme être à part entière. Un mot est une donnée qui soupèse l’idée d’une langue universelle, à la fois compréhensible de tous et unique à chacun. Votre mot n’est pas celui du voisin, et ce qu’il y voit n’est pas ce que vous y voyez. Ainsi, entre ce que vous voulez dire, ce que vous dites, ce qu’il entend et ce qu’il comprend, il y a des infinités d’infinités de mots, de fluxions, de flexions, d’intonations, de connotations, de dénotations : une infinité de possibilités. Un mot n’est pas seulement une considération abstraite : c’est l’humain dans ce qu’il a de plus social, c’est l’humanité même – était considéré dans mon optique comme l’influence même, sans intermédiaires.
Plus précisément, cela supposait qu’alors que l’auteur compose, qu’alors que le mot se forme, mot qui porte en sa graphie, en sa position, en son utilisation des traces fortes, subjectives de son étymologie et de tous ses emplois successifs, partout, à l’écrit ou à l’oral, il influence considérablement le mot suivant, et ainsi de suite jusqu’au point final. C’était une manière de « théorie du chaos », ou de « l’effet papillon » appliqué au texte : une boutade sophiste que je considérais comme tout simplement inique, absurde. À ma grande surprise, j’eus bientôt des passionnés, des fanatiques qui épousèrent ce point de vue : Alice la première. Mais quand j’ai dû révéler toute l’antiphrase, mon véritable projet – celui, peut-être plus polémique, de réhabiliter le travail du style et de la musicalité narrative au détriment de la narration, une considération qui, à notre époque, a fait énormément de mal – alors on se ligua contre moi. La situation à mon foyer était devenue sincèrement insupportable, et ce fut le prétexte avancé pour amener la question du divorce, en surface d’un ennui bien plus profond que je n’aborderai pas, comme convenu. La discussion finissait par osciller autour du rôle de l’auteur sur son texte : devait-il être un capitaine au long cours, présent sur chaque mot, chaque idiome, chaque virgule, ou bien un penseur à l’esprit large, se contentant de superviser l’ensemble ? Sur ce point moi-même je suis encore à l’heure où j’écris ces lignes bel et bien partagé, ne sachant si en tout texte l’on ne doit considérer que la fin ou le détail. Ce que je défends, c’est que les meilleurs textes sont ceux qui dissimulent dans le moindre de leurs mots l’ensemble de leur texte, et dont l’ensemble du texte peut être ramené à un seul mot. Aurélia n’a pas ainsi une écriture poétique : c’est la Poésie, avec un « p » majuscule.
(…)
« La situation devenait intenable. L’eau rentrait de tous côtés, le navire chavirait : même les plus acharnés des défenseurs quittaient progressivement la place, ou vilipendaient, pour être plus précis, la moindre des interventions de l’une ou l’autre partie. Toute crédibilité avait été perdue, coup sur coup, en trois interventions : la biographie (l’ébauche, l’ébauche d’esquisse, l’ébauche d’esquisse de brouillon de biographie pour être plus exact) de Mathieu G. en réponse à À Beau Mentir, le témoignage de Sissi concernant le texte original et l’annonce tapageuse des éditions AA, édictée par le directeur en personne pour sa première, seule et dernière intervention publique, l’occasion de s’apercevoir qu’il n’avait strictement aucune notion de politique de communication et que son savoir était purement écrit, à défaut d’être oral. Eût-il été muet qu’il aurait pu mieux parler ; mais hélas ! les choses se déroulèrent étrangement, si bien que ce que l’on nomme à présent “Le mensonge L” est considéré désormais comme un des plus prodigieux “couac” de l’histoire littéraire contemporaine.
« Mathieu G. avait assuré à quiconque qu’il pouvait écrire la vérité, “sa” vérité, l’unique, celle de sa propre existence, bien loin des racontars, des amphibologies et des méconnaissances que le manuscrit diffusé jusque là dans les quotidiens et qui, par arrêté de justice est à présent privé de droit de cité, avait propagé comme un odieux virus de calomnie. Il avait assuré, tout pareillement, être capable de nouer avec une scène littéraire et d’obtenir un juste retour des choses ; car si les textes, patiemment cités par le manuscrit avaient bel et bien existé, ils n’eurent en revanche pas le destin décrit par le texte, au contraire. Ignorés, conspués, bannis du moindre éditeur, même des plus modestes avec le suffisant motif de la qualité contestable des idées ou de la forme adoptée, ils avaient été les uns après les autres enfouis dans les plus profonds tiroirs des plus obscurs catafalques en espérant bien qu’un jour, la douce lumière ne vienne les tirer de leur sommeil léthargique. Si bien qu’en marge de la biographie avérée et “officielle”, du moins communiquait-on sur ce point, quelques uns de ces romans bancals, branlants, chancelants même bénéficièrent de l’immense honneur d’une édition tapageuse. On croyait ainsi pouvoir jouir de certaines ventes collatérales, et augmenter le prestige du fameux texte.
« Hélas, c’était sans compter sur le talent fictif de leur auteur. Ce dernier ne pouvait aligner deux mots, construire une phrase juste. S’inspirant, semblait-il, de Céline, du grand Louis-Ferdinand Céline, il distillait à chaque page et sans le moindre scrupule ses “!...” qui, en de mauvaises mains (et diable que les siennes l’étaient, sans mentir ni alourdir le tableau. Ses prétentions intellectuelles du reste avaient la fâcheuse tendance de le rester et de ne jamais se concrétiser, si bien que l’on se demanda, y compris au sein des éditions AA s’il n’était pas dyslexique ou étranger, s’il maîtrisait parfaitement la langue française, ne serait-ce que dans ses balbutiements. Et il avoua simplement qu’au fil des âges, une certaine maladie mentale avait tailladé dans son maigre esprit de profondes blessures qu’aucun baume ne pouvait guérir. Ceci expliquait cela ; mais la maladie dut vraisemblablement être fort précoce, car même le tout premier texte à n’avoir jamais été composé dans l’optique d’une publication véritable, un recueil de nouvelles, est fort mauvais) énervent plutôt que d’apaiser et de stimuler : là où le fameux auteur invitait ses lecteurs à poursuivre, presque à renfort de grands coups de pieds au cul, il n’arrivait qu’à énerver et à inviter à fermer l’ouvrage au plus vite en n’en gardant, cela va de soi, qu’une mauvaise, très mauvaise opinion de l’œuvre, de son commanditaire et de son éditeur.
« Tous les subterfuges furent mis en œuvre pour vendre : promotion exceptionnelle, télévision, radio, presse, et même parrainage de grands évènements sportifs ; interviews exclusives auprès des journalistes d’une vingtaine de pays du globe ; une chaîne câblée fut même expressément lancée, se donnant pour but affiché de commenter l’actualité littéraire, se donnant pour tâche attitrée d’enfoncer encore un rien le clou. Rien n’y faisait : le livre, les livres étaient mauvais, fort mauvais et rien, pas même s’ils avaient été vendus avec un lingot d’or, n’aurait pu permettre de combler le gouffre financier dans lequel s’enfonçaient petit à petit l’éditeur et son auteur. Cela rassura largement les critiques, qui virent le public d’un autre œil : tandis que ces derniers le considéraient jusqu’à présent exclusivement comme une grande bouche, comme composé exclusivement de veaux, allant jusqu’à conspuer les auteurs populaires pour cette seule raison, sans s’attarder sur l’excuse qui les rendit populaires, ils les regardaient à présent différemment, avec indulgence et crainte ; ils n’étaient visiblement pas des plus imbéciles.
« Après avoir observé pendant quelques mois les chiffres désolants de l’œuvre du “vrai” personnage, les éditions décidèrent de tout miser sur leur premier cheval. Hélas, à peine avaient-ils pris cette décision, qui équivalait ni plus ni moins qu’à un limogeage en règle de Mathieu G., qu’une interview exclusive de Sissi, pour un magazine satirique dont on taira le nom (si vous ne pouvez pas l’acheter, volez-le !) était déjà largement reprise et diffusée, intervention on ne peut plus claire et que nous reproduisons ici, sans y apporter le moindre commentaire ce qui, du reste, serait parfaitement inutile.
« “Mademoiselle, bonjour.
– Bonjour.
– Pourriez-vous, je vous prie, vous présenter ?
– Je me nomme Elisabeth Alonfo, j’ai vingt-cinq ans et je suis serveuse dans un bistrot de Lyon.
– Quelles sont vos relations avec le manuscrit À Beau Mentir ?
– J’en suis la correctrice attitrée, j’ai aidé à la rédaction de certaines parties également.
– Pourriez-vous, je vous prie, nous raconter toute l’affaire depuis ses prémices ?
– Oui. Ça a commencé il y a pas si longtemps que ça en fait. C’est fou comme les choses vont vite quand on ne les observe pas. Il suffit de s’éloigner un peu ; vous vous éloignez, et puis ça file comme les étoiles filent lorsqu’elles se propulsent d’un côté à l’autre de la voie lactée. Ça vous détruit véritablement, ça vous ramasse à la petite cuillère. J’aime les étoiles. Ça scintille… tout comme Giorgio. Giorgio, c’est un ami. Mon seul ami, mon véritable ami masculin, je veux dire ; je ne suis pas quelqu’un de très sociable en réalité. Ce serait même plutôt le contraire ; je suis quelqu’un d’isolée. Pas de seule, d’isolée, il y a une nuance de taille. La solitude, ça n’existe pas. Mais l’isolement, ça existe ; il suffit de demander au vieillard dans la maison de retraite, au malade dans son hôpital, au veuf dans sa cabane. Les gens se fuient les uns les autres, mais comme le monde est petit, ils se culbutent et finissent par se supporter. Mais une relation ne naît jamais qu’au moyen d’une répulsion ; c’est parce que les choses sentent mauvais qu’on décide de parler des masques pour ne plus avoir l’odeur jour après jour après jour. L’homme est un animal qui hait avant d’aimer, mais il panique dans sa haine ; et dans cette panique, il se crée des amitiés. Une amitié n’est jamais que le moyen pour deux personnes de détester la même chose. Ce qui les relie n’est pas ce qui les attire, mais ce qui les repousse. En cela l’isolement est affreusement frustrant : cela veut dire qu’on est seul à haïr certaines choses, et que l’on a trouvé personne d’autre pour les haïr avec nous. La solitude, c’est se retrouver seul pour comprendre exactement pourquoi on les hait, mais je m’égare.
« “Giorgio est donc mon ami, oui, le meilleur, le seul. Et c’est un grand artiste. C’est un grand artiste dans tous les sens du terme : il est à la fois grand physiquement, musclé, carré comme un culturiste, mais il est également grand mentalement, par l’esprit. Il est capable de trouver des rimes, des mélodies innovantes, des rythmes nouveaux sans même le vouloir. Il n’a pour cela qu’à fermer les yeux et hop ! le voilà parti dans des horizons où les notes ont des couleurs, où les portées se dessinent sur les troncs d’arbre, où chaque brin d’herbe est un nouvel instrument. C’est un musicien, mais c’est avant toutes autres choses un poète, un grand poète, et un poète lyrique, romantique. Pas de ces poètes qui écrivent des ballades nouvelles, à l’image de ces théâtres contemporains sans point ni virgule où on se trémousse pour faire ressentir à un public ouvertement élitiste toute la démence d’un monde qu’on ne saisit qu’à moitié, non ; pas de ces poètes qui dissèquent les mots à la tronçonneuse et qui font leurs sonnets avec du sang de voyelles et des boyaux de consonnes ; pas de ces auteurs qui, se croyant appartenir à une intelligentsia prodigieuse, s’affichent partout, toujours, alambiquant leur message qui n’est qu’un non-message, à destination de non-personne, parlant de non-sujet. Giorgio est un vrai poète, un de ceux qui peuvent parler confortablement en alexandrins, en coupant à l’hémistiche, ou bien se faire du décasyllabe épique en 4-6, ou bien de l’octosyllabe romanesque en 4-4 ; de ceux qui connaissent sur le bout des ongles des dictionnaires entiers, qui savent pertinemment que ‘philtre d’amour’ est un odieux pléonasme, et qui font de la néologie un art à part entière, pas seulement une amusette intellective ; un poète qui fait rêver. Quel est le rôle du poète ? Pourquoi devient-on poète, pourquoi apprend-on la sensibilité ? Pour la faire partager. Pour permettre à l’humanité entière de s’élever au-delà de toutes limites, pour permettre à l’homme et à la femme de devenir meilleur. Ni le romancier, ni l’essayiste, ni le fabuliste, ni le conteur ne peuvent parvenir à autant de maestria. Autant leurs œuvres éduquent l’âme, autant le poème fortifie le cœur. Se nourrir de poésie suffit à une vie de littérature ; se nourrir de quatrains et de poésies suffit à se rendre meilleur. Et Giorgio tente jour après jour de rendre l’humanité meilleure.
« “Malheureusement, on ne voulait pas de cela. On, c’étaient les éditeurs. On, c’étaient ceux qui ont le pouvoir, et qui l’ont encore, et qui ne veulent pas, surtout pas ! le donner à quiconque. Qui le gardent et ne veulent le donner. Pourquoi le donneraient-ils ? Ils ont raison. Quiconque à leur place le ferait. Ils détestent donc le changement. Que veulent-ils donc avoir, que veulent-ils pertinemment avoir ? Des recettes qui marchent. Ces recettes, ce sont en priorité des témoignages vécus, comme À Beau Mentir, des vies illustres de personnes illustres, ou que l’on croit qu’elles sont illustres, ce qui revient au même en fait, des têtes de gondole. On tente de temps à autres de faire percer un petit jeune qui le mérite, histoire que la machine continue de tourner mais ce n’est qu’un appât, jeté dans la fosse aux lions comme un païen. Bientôt, il n’en reste pas même un os. Bientôt, il faut un autre appât. Giorgio n’a jamais été assez bon pour être un appât. Il ne l’aurait pas accepté et ça, on le sentait chez lui. Il avait bien trop de caractère, c’est une vraie tête de pioche. On ne peut pas la fendre, même avec une massue ; il n’y a guère qu’en lui envoyant des roses qu’on peut lui briser le souffle, et encore ! faut-il qu’il ne soit pas convaincu qu’il s’agisse d’une sombre farce d’un obscur crétin.
« “Alors on ne l’a jamais pris. Et pourtant, pourtant, il passe ses journées, ses nuits et ce qu’il y a entre à écrire encore et encore, des sonnets, des fables, des poèmes. Ils parlent de tout et de n’importe quoi ; sa culture dépasse l’entendement. Je vous offre ici un de ses textes les plus longs.
‘Comedia delinfernarte
Divine comédie que voici ; la vie nest quune grande perdante.
Trois petits tours et puis sen vont, comme laura écrit Dante.
Et avec Virgile de poursuivre le voyage, et de traverser neuf cercles
Et un vestibule pour connaître. Venez, soulevons le couvercle
Et voyons ce quil en est en enfer.
Tout dabord, nous dit le poète, il nous faut marcher dans lantichambre:
On y trouve là indifférents, neutres, lâches aux faibles membres
Qui, tourmentés par mouches et guêpes, marchant sur un tapis de vers,
Doivent offrir allégeance au nocher Charon, le plus cruel de tous les espers.
Clément IV et sa langue de vipère !
Ensuite, le premier des neuf cercles, limbes et magnanimes :
Défaut de foi, non baptisés... Homère, Ovide, Lucain, Euclide...
Tant de grands savants, frustrés de ne pouvoir contempler Dieu !
Et pourtant ce nest pas faute, crient-ils, de navoir des yeux !
Moïse fut sauvé, incroyable mystère !
Le deuxième cercle inaugure le haut enfer des incontinents ;
Luxurieux, impudiques, morts par amour... Hélène, Tristan,
Cléopâtre : tous sont soumis au divin jugement de Minos,
Et leur peine consiste à tomber dune falaise et à ne plus avoir dos.
Sémiramis face aux berbères...
Troisième cercle, délicieux, divinement réservé aux gourmands.
Cerbère, chien à trois têtes, est le gardien de cet endroit dément :
Étendus dans la boue, sous la pluie, la bourrasque et la grêle,
Les condamnés, Ciacco notamment, se noient tant ils sont frêles.
Tarte aux pommes et éclairs !
Quatrième cercle, avares et enfants prodigues : les fils déchus de fortune
Qui, sous loeil malicieux de Plutus, seigneur richissime, simportunent :
Ils poussent de lourds rochers, sinjuriant mutuellement de tous les vices,
Tous les noms doiseaux y passent, ce sont bien là dHarpagon les nobles fils !
Il est lheure, mon seigneur, de se taire...
Cinquième cercle, arrosé par le Styx et protégé par les coléreux ;
Ils sont enfouis profondément dans la vase, la gadoue, et entre eux
Se fouettent, se battent, se frappent, se mordent avec une haine féroce :
Chacun souhaite sortir, Phlégyas samuse à les garder dans cette fosse.
Purin, boue et souffre de fer !
Sixième cercle qui luit dun feu brûlant, les tombeaux en flammes :
Hérétiques, épicuriens, Cavalcante... les cris des hommes, ceux des femmes,
Et leurs larmes, inépuisables, ne peuvent arrêter ce grand brasier,
Si grand, si vaste, incroyable et improbable, à lodeur dérangeante de fumier.
Feu, incendie sans lumière !
Septième cercle frappé du sceau de la violence et de la fraude,
Anastase juge ainsi les damnés et les pêcheurs, et dans son ode
Décrit ainsi trois girons : les affamés envers les autres,
Ceux envers eux-mêmes et les sodomites, blasphémateurs apôtres.
Septembre dune sale affaire !
Huitième cercle, vallées aux fosses, aux canyons complexes,
Les trompeurs hantent les lieux : séducteurs avides de sexe,
Flatteurs, simoniaques, devins, hypocrites et prévaricateurs ;
Serpents, mauvais conseillers, faussaires et voleurs.
Troubles et mises en bière !
Enfin, neuvième et ultime cercle des enfers de Dante, les traîtres,
Ceux que Dieu a créés de sa main toute puissante ; il les a fait naître
Mais nont pu satisfaire ses visions idéalistes et ont été punis.
Voici, grossièrement, le tour des Enfers, des cercles des bannis :
Enfer de malheur et de misère !’
« “Je ne m’y connais bien sûr pas en poésie ni en quoi que ce soit, mais moi, je trouve ça génial de tirer un poème d’un autre poème, d’y mettre de l’humour et même des références à des œuvres plus récentes. Je trouve que ça devrait avoir sa place dans un bon recueil, avec une belle couverture, un code barre, et que ça puisse lui permettre d’être lu du nombre. C’est tout ce qui lui importe, rien de plus ; il ne veut même pas toucher de droits d’auteur, il n’en veut pas, il dit que ça serait comme escroquer ses lecteurs. Il ne veut que leur reconnaissance immatérielle, que leurs remerciements tacites. C’est tout ce qu’il désire, il ne veut strictement rien d’autre. Le droit d’auteur, dit-il, c’est un peu comme si on devait, en marge du pain acheté chez le boulanger, payer un tribut au four qui a cuit la pâte. L’écrivain, dit-il, est un outil, c’est un prolongement du stylo : il devrait totalement s’effacer devant son texte. Que la vie serait belle, dit-il, si seulement on ne disait plus ‘je lis du Proust’ mais ‘je lis un volet du Temps Perdu’ !
« “Mais voilà, on parle de l’auteur, et on prétend parfois comprendre le texte en comprenant l’auteur. C’est inverser l’effet et la cause : on ne comprend l’auteur qu’une fois que l’on a compris le texte, et uniquement dans ce sens-ci. Tout autre essai est irrémédiablement voué au pire des échecs, au pire des échecs tout simplement. Ainsi il est contre le droit d’auteur. S’il voulait percer, c’est bel et bien pour pouvoir être lu, et uniquement ça. Ne pas être seul à son tour, sauf que Giorgio est plus qu’un homme : lui, il ne cherche pas des compagnons pour haïr en chœur, il en cherche pour aimer. En cela il est supérieur à tous les autres, et en cela il est mon ami. Et moi, si je suis isolée, si j’étais isolée jusqu’à la dernière extrémité, c’était à cause de ça. Je ne parlerai pas de moi, mais sachez qu’avec la patronne, c’est lui qui m’a sauvé.
« “La patronne, c’est mon autre amie, une amie femme elle, même si avec son âge, elle fait deux fois le mien, ça m’empêche de me sentir vraiment égale à elle. Elle est un peu comme la mère que je n’ai jamais eue ; elle me gronde, mais elle me dit des choses douces surtout. Plein de choses douces. Des choses que je n’aurai jamais connues sinon, des choses que je ne pourrai jamais totalement connaître. Mais je l’aime comme une mère. La patronne, c’est elle qui faisait en sorte que Giorgio ne s’éparpille pas un peu n’importe où quand il écrivait À Beau Mentir, car c’est son projet ; je vais en parler, je reviendrai sur la patronne après.
« “Un soir, Giorgio est venu avec une idée. Il m’a dit qu’il voulait inventer une vie, en s’inspirant de la sienne, de moi, de tout ce qu’il avait vu et entendu, dans sa famille et ailleurs. Il disait que ça serait une expérience formidable, que même si on ne devenait pas célèbre avec ça, ce qui n’était sûrement pas possible, ça ouvrirait des tonnes de portes et surtout celle vers un sublime projet, bien mieux, dont il serait le fils. Il faut écrire, il en restera toujours quelque chose ; même si cela paraît laid, idiot, sans aucun intérêt, il y aura toujours un bon mot, une jolie métaphore, une idée. C’est en cela qu’il faut persister, c’est en cela : les choses ne sont jamais totalement ce qu’elles paraissent être, et une huître laide peut cacher une belle perle.
« “Son idée ne m’a pas convaincue de suite. Il a fallu qu’il bataille, qu’il m’explique, qu’il se défende. Il faut dire que je ne suis pas non plus des plus rapides, je n’ai jamais eu d’éducation. Mais j’ai comme des pressentiments, je sens les choses ; peut-être est-ce justement parce que je n’ai pas d’éducation. Le savoir aliène l’instinct, tout le monde le dit et c’est vrai ; quand on grandit avec l’école, on devient des gosses, mais on n’est plus des enfants. Alors que moi, je suis une grande enfant, dans le vrai, dans le bon sens du terme. Il a fini par me convaincre, je commençais à être moi aussi très convaincue de son projet et de son futur succès. Je suis donc devenue sa correctrice, sa relectrice attitrée, sans vraiment me vanter. Bien que je ne sois pas très cultivée, je me défends en grammaire et en syntaxe. Encore que Giorgio écrit tellement bien que ça n’est pas vraiment la peine de repasser derrière lui, enfin. Quoi qu’il en soit, on a fini par se mettre à travailler tous les deux sur À Beau Mentir, qui ne s’appelait d’ailleurs pas À Beau Mentir alors : il n’avait tout bonnement aucun titre. Giorgio ne croit pas aux titres. Le texte n’en avait pas, pas même les chapitres, ou les parties. C’est à cause de la patronne, ou grâce à elle qu’on a commencé à en mettre. La patronne est venue nous aider dès le troisième ou quatrième soir, je ne sais plus… mais il faut que je vous parle avant des conditions de travail et comment on s’organisait, c’est drôle.
« “Tout d’abord, Giorgio apportait son chapitre, ou ses chapitres ; il lui est arrivé d’en écrire deux ou trois d’affilée, comme ça, inspiré par la plume. Il nous les donnait raturés, corrigés, mais c’était surtout du premier jet. Ça se sentait. Giorgio ne travaille de toutes manières qu’avec du premier jet, uniquement, pratiquement comme ça. Il n’y a guère que quelques uns de ses poèmes qui ont droit à un traitement de faveur. Tous les autres, tous ses autres écrits jaillissent comme du sang jaillit du poignet d’un suicidé. C’est son expression, c’est ce qu’il dit ; moi, je ne dirais pas les choses comme ça… j’aurais plutôt utilisé une image plus discrète, mais bon… je le lis, et je corrige les rares fautes, les rares imperfections, je fais un ou deux commentaires. J’adore vraiment ce qu’il écrit, toujours. Et puis la patronne lit, et le reste de notre ‘séance’, c’est en fait une dispute entre eux. C’est réglé comme du papier à musique ; à croire en fait que toutes les soirées ont été identiques, et je pense que c’est la réalité en fait. Un certain ennui, si on prend tout au premier degré. Mais y’avait une espèce d’énergie… je ne saurai pas l’expliquer. Je me serai retrouvé dans le cocon d’un Dieu. Dans sa poitrine, en son sein. Il y avait une atmosphère que je n’avais jamais trouvé, et que je ne retrouverai sans doute jamais plus. Vraiment étrange… je me demande ce que c’était en réalité.
– Et la patronne, pourriez-vous en parler ?
– Bien sûr. Je pourrai en parler des jours sans me tarir, mais je ne le ferai pas ; car tous les mots ne peuvent remplacer ce que je pense en réalité. La patronne m’a recueilli alors que je crevais de froid. Seule, sur une marche d’un escalier, un perron d’une maison où je tentais de m’abriter, en vain. L’orphelinat ne voulait plus de moi, ou le contraire : ça revient exactement au même. Elle m’a vue, et elle m’a aidée. Elle m’a habillée, elle m’a nourrie. Elle m’a donné à boire. Elle m’a donné de l’affection, et surtout une oreille. Elle m’a écoutée. Je ne sais pas ce qui est le pire en fait ; n’avoir rien à dire, ou personne pour écouter. Je penche pour la dernière solution. J’ai souvent éprouvé les deux, et la douleur du vide est quelque chose d’insupportable, de réellement insupportable. C’est également pour cela que je ne peux pas écrire, que cela m’est impossible : l’angoisse de la page blanche me terrifie sincèrement. C’est quelque chose qui m’opprime rien que de l’imaginer ; c’est inaccessible. Commencer à composer sur une feuille vierge, c’est un peu comme vouloir entacher un champ de neige : il faut s’y reprendre à plusieurs fois avant de faire quelque chose qui semble agréable à l’œil. Une lettre noire, un sigle noir plutôt sur fond blanc, c’est très laid en réalité ; plusieurs par contre peuvent être sympathiques à regarder.
« “Ne vous êtes-vous jamais amusé, lorsque vous lisez un livre, à se faire se dessiner des dessins, des traits avec les espaces entre les mots, de ligne en ligne ? Parfois, ça captive bien plus que l’ouvrage en question, on s’en amuse. Il y a une vertu ludique dans la lecture qui ne passe ni par le sens, ni par le son, mais uniquement par le sang, l’apparence. Une vertu au-delà de toute compréhension, que peuvent atteindre les analphabètes : les nourrissons peuvent lire. Ils lisent d’une certaine manière, ils voient au-delà des mots. Et au-delà des mots, il y a des horizons de considérations nouvelles. Giorgio disait que l’écriture était une promesse, une attente : l’attente commence rien que par la forme, tout comme le repas commence en regardant son assiette et participe à la perfection du goût. Giorgio prétendait que les auteurs, les critiques mais aussi les lecteurs s’arrêtaient trop sur les concepts de forme et de fond, et qu’il fallait encore aller au-delà, considérer le livre comme un objet mouvant et non statique : une forme vivante. Et ainsi, si l’objet est vivant, il n’est nul besoin à l’auteur de l’être. C’est comme ça qu’il illustrait sa théorie sur les droits d’auteur, et je suis totalement en accord avec lui, sur tout ce qu’il avance, sur tout ce qu’il prétend. C’est prodigieusement sublime. Je m’aperçois que de plus en plus, je suis devenu comme une parcelle de sa cervelle. C’est la preuve des grands auteurs : après les avoir lus, on a tendance à faire partie d’eux-mêmes. L’on ne lit ni n’écrit plus l’histoire : on est l’histoire. Nous sommes l’histoire. Et cette histoire est grande et désastreuse.
« “C’est nous.
– Pourriez-vous à présent nous parler davantage de cette fameuse soirée où nous avons tous appris l’existence de Mathieu G., et les relations que vous pouvez ou avez pu avoir lui ?
– Avant de vous dire ça, j’aimerais finir sur Giorgio. Je lui ai dit que vous comptiez m’interviewer, et il m’a demandé de vous faire passer un petit mot concernant ceci justement. Et c’est pour cela que j’ai accepté : sinon, je me serai tue, comme d’ordinaire. Je n’ai, aucun de nous trois n’a droit de parole dans cette histoire, et je suis en train de l’usurper. L’essentiel est ailleurs. (…)
– Où est Giorgio ?
– Caché. Il travaille sur la fin de À Beau Mentir, qui a été renommé en MITHOMANIA, avec un ‘i’, car il dit que c’est plus joli comme ça, tout en majuscules, et retravaillé. Il est plus proche de ce que voulait Giorgio, et il raconte notre périple en outre. Il m’a dit qu’il incorporera cette interview dans son texte, mais ça ne sera pas du tout à but de publication. C’est pour lui. Il y a en effet quelque chose qui déteste bien plus que de finir un texte, c’est de ne pas l’achever du tout. Il préfère encore faire une transition bâtarde, un second couteau ou une astuce narrative plutôt que de ne pas le terminer.
« “Un livre est un être vivant, je l’ai dit : il a une tête et une queue. Coupez-lui la queue, et il meurt. Ce n’est pas un lézard ; pour Giorgio, il est plus proche d’un oiseau… sans qu’il ne puisse expliquer sincèrement pourquoi, mais je ne sais pas non plus pourquoi moi-même, je suis d’accord avec cette idée. Il achève son texte, et puisqu’il renonce à toute publication, à le faire lire à quiconque excepté à moi et à la patronne, il va être un plus présent dans le personnage décrit. Il va être plus proche de lui, de ce qu’il est réellement que jamais ; c’est ainsi. Il le fait, car il en a besoin. Il a besoin de se recentrer après une épreuve comme celle-ci. L’écriture lui sert à oublier, c’est la conclusion à laquelle il a abouti. Mais cela, il l’expliquera bien mieux que moi.
« “Mathieu G. à présent… je peux jurer sur tout ce que j’ai de plus cher que nous ne le connaissions ni d’Eve ni d’Adam. C’est un prodigieux hasard. Mais ce qui est sûr, c’est que notre accord avec lui ne nous a que très moyennement plu.
– Un accord ?
– Oui. Giorgio m’a dit aussi de dire la vérité sur ce point. Nous avions un arrangement avec notre éditeur. Il espérait gagner sur les deux tableaux : continuer À Beau Mentir, et publier dans le même temps le texte officiel de Mathieu G. La procédure de diffamation dans laquelle nous sommes engagés ne nous satisfaisait pas. Elle ne nous satisfera jamais : nous voulions être reconnus, et non devenir riches ou célèbres. C’est tout. (…)”
« Voici donc, telle qu’elle a été diffusée, l’interview globale de Sissi. Le dernier paragraphe, celui qui est propre à semer les discordes est bien entendu celui qui fit le plus de bruit. Par la suite, le directeur des éditions s’est vaillamment expliqué, en vain ; tout était déjà perdu.
« Vous aurez remarqué à deux reprises l’intervention de symboles exprimant l’idée que certains passages ont été supprimés lors de la parution ; nous avons retrouvé ce qui a été dit en ayant obtenu, par des procédés que nous tairons, l’enregistrement original qui servit de base à cette transcription. Voici donc, pour la première fois édités, les passages manquants :
« Première ellipse
« “(…) L’essentiel est ailleurs. Ailleurs ; nous ne sommes que des dépositaires, des témoins. Il y a quelque chose au-dessus de nous. Giorgio dit que nos idées ne nous appartiennent pas. Que quoi que l’on puisse faire, tout a déjà été écrit, tout a déjà été dit, tout a déjà été décrit, tout a déjà été pensé. Nous ne pouvons décemment pas faire preuve d’invention sans nous leurrer ; nous ne pouvons prétendre dire que nous sommes des originaux. Alors il faut bien ‘gagner’ des points autrement, et l’autrement, c’est parfois faire semblant. L’autrement, c’est être audacieux ; c’est prétendre, et non gagner. Si on prétend avoir inventé une idée nouvelle, alors cette idée sera nouvelle, uniquement comme cela. Giorgio disait qu’il était un existentialiste à tendance nihiliste : c’est parce qu’il croit que rien n’existe qu’il n’y a rien, et uniquement ainsi. Son constat du néant ne se base pas, dit-il, sur l’absence même mais sur le constat de l’absence, qui suppose sa propre existence. Il est ainsi sûr qu’il existe, mais autour de lui rien n’est ; et par effet d’écho, il n’existe pas dans un monde qui lui, par contre, existe bel et bien.
« “Ainsi tout est ou rien n’est : et il peut avoir les idées qu’il désire. En pensant ainsi, dit toujours Giorgio, l’auteur se substitue à Dieu, donc à la nature : il ne fait plus partie de la nature, il est nature. Il est l’esprit même de la nature, son essence ; il n’a plus vraiment de corps. Il veut prouver que l’écriture, c’est bigger than life, comme il dit très souvent, plus grand que la vie : c’est supérieur à tout. Il n’y a que la vérité qui la surpasse. La vérité surpasse tout par ailleurs : littérature, religion, philosophie. L’humain est en quête de vérité. Giorgio aime la vérité. Tout ce qu’il écrit est toujours vrai : c’est nécessairement arrivé tôt ou tard, à lui ou à un autre. Parfois, c’est comme s’il se souvenait de quelque chose qui ne s’est jamais produit, mais qu’il parvenait quand même à retranscrire. La vérité, c’est ça : dire. Alors, même s’il écrit que c’est indescriptible, ça existe déjà quelque part. La vérité, c’est ce qui existe, même si ce n’est qu’une promesse, qu’une croyance d’existence. Croire, savoir et pouvoir sont des synonymes. Seulement, ils ne sont pas employés par les mêmes personnes.”
« Seconde ellipse
« “(…) C’est tout. À quoi nous servirait d’avoir de l’argent ? L’argent n’est pas, ne devrait jamais être une fin en lui-même. Ça doit rester qu’un moyen d’atteindre ses buts, d’arriver à ses rêves. D’être ce que l’on veut être, et uniquement cela. Pourquoi est-ce que le monde devrait être dicté par l’argent ? L’argent remplace l’imagination, ça remplace l’imaginaire, ça remplace la réflexion. Plutôt que de trouver les moyens, on voit en l’argent une fin ; plutôt que de trouver une astuce, on achète l’objet manquant. C’est stupide. Les gens ne savent plus comment se débrouiller de par eux-mêmes. Ils n’y arrivent plus. C’est dommage. Le monde serait peut-être, sûrement, sûrement ! plus beau et plus grand si les bouts de ficelle parsemaient les rues. Ça serait une manière bien plus agréable de faire son chemin. Giorgio voulait être comme un petit bout de ficelle que l’on aurait emporté un peu partout avec soi ; quelque chose qui semble insignifiant, mais qui pourtant est cruellement, pertinemment nécessaire. Tout a une utilité en ce bas monde, quand bien même ne serait-il pas nécessaire que tout soit utile. Celui ou celle qui cherche son utilité ne la trouvera jamais : il faut qu’elle apparaisse comme cela, un jour donné. Et Giorgio avait trouvé son utilité : être utile à tous.”
« Vous remarquerez que la suppression de ces passages n’entraîne strictement aucun ennui quant à la compréhension de l’interview, et n’induit pas, comme on l’avait prétendu par la suite, de faux ou contresens concernant le texte dans son intégralité. Ils ont été supprimés car inutiles, alourdissant l’ensemble. Ce n’est qu’un choix raisonnable. On comprend par contre mieux pourquoi le journaliste revient, après la seconde ellipse spécialement sur Giorgio alors que le lien logique était pour le moins contestable dans l’article en lui-même.
(…)
« Après l’intervention du directeur des éditions AA, tout s’arrêta : les fanatiques cessèrent de palabrer, les critiques n’écrivirent plus, plus rien ne bougea. Plus rien, jusqu’à tout récemment ; et c’est pour cela que cet ouvrage rétrospectif sur cette aventure étrange est aujourd’hui entre vos mains. Giorgio lui-même nous communiqua la fin de son texte, nous l’envoya par la poste, tout simplement, avec une lettre manuscrite. Voici ce qu’il y écrit :
« “Bien le bonjour, messieurs, mesdames et toutes celles et ceux qui liront cette missive.
« “Commençons, et débarrassons-nous des civilités : je suis Giorgio, l’auteur du fameux manuscrit À Beau Mentir, rebaptisé MITHOMANIA par mes propres soins ; je n’ai d’autres preuves que mon écriture, qui me distinguera de tous les autres illuminés qui pensent me voler mon travail, mes travaux, mes projets, mes rêves. J’écris cette lettre aux côtés de Sissi et de la patronne, qui me reliront ; ce que j’écris est placé sous leur accord, et sous leur accord exclusif. Quant au lieu où tout cela est composé, je ne peux malheureusement pas vous le révéler. Non que je ne veuille être découvert : nous ne sommes pas cachés et quiconque, pour peu qu’il lève les yeux peut nous apercevoir ; mais je préfère garder tranquille l’air doux qui nous entoure, et ne pas le troubler de questions ou d’agitations superflues. Nous sommes, tous les trois, fort las de toutes ces discussions sur ce texte de malheur ; ainsi j’écris, nous écrivons ici le dernier de ses chapitres, selon l’acception populaire afin que soit à tout jamais refermé ce livre affreux de notre histoire commune.
« “Lorsque débuta le projet, nous ne pensions provoquer de si vilaines discordes. Nous voulions faire du bruit, cela, Sissi l’aura confirmé et c’est un point sur lequel nous nous accorderons toujours, quelle que soit la manière dont on pourrait nous demander ou nous redemander quel était notre but premier. Moins qu’une réflexion sur la littérature, qui n’a sans nul doute pas besoin de pauvres hères comme nous pour se défendre ou évoluer, c’était surtout une réflexion sur le livre en tant qu’objet qui primait. C’était surtout une manière de considérer le livre comme ce qu’il était réellement, tout à la fois ses défauts et ses qualités. C’était une manière d’éviter à ce produit de devenir un objet déchet, que l’on jette comme un mouchoir en papier, que l’on oublie ou pire, que l’on conserve à l’abri de tout, y compris de ses lecteurs. J’ai vu, nous avons vu de nos yeux, vu, des bibliothèques de naphtaline où, à défaut de lecteurs passionnés et intéressés ne se trouvaient que des momies dégénérés, qui avaient peur de saisir un ouvrage, peur de le corner, de le griffer, de l’ouvrir. Le livre devenait un instrument d’idolâtrie, une icône : un culte. Or ce n’est pas le livre qu’il vaut révérer : mais bel et bien l’art qui le supporte.
« “Je trouvais ça scandaleux. De considérer les choses de cette manière-ci, qui va au-delà de tout bon sens et personne ne me contredira, pas même ceux qui agissent de la sorte. Et moi en revanche, lorsque je tentais d’améliorer le tout, d’être conspué et chassé. Je ne prétends pas être un génie d’écriture, et sans doute aucun ne le suis-je sûrement pas ; mais je suis un lecteur assidu et cela, on ne peut me l’ôter. Je prends soin de mes livres : mais ils vivent, et à travers eux, leurs idées, leurs messages vivent à travers moi. Et moi de considérer l’auteur comme ce qu’il est réellement, non pas comme une star, un sex-symbol ou une quelconque personne digne du même culte que celui précédemment décrit : mais bel et bien comme un moyen, tout comme le style, de faire passer un message. Quoi ! Vous vous révulsez de voir qu’aux élections, on élit non pas le programme mais le politique ; pourquoi en serait-il différent de l’auteur et du livre ? Cela, il est délicat à quiconque de le reconnaître, en raison de l’aura que dégagent les auteurs. J’ai eu parfois, au détour d’une conversation, par accident ou non, ou bien en réponse à une question, depuis mes plus jeunes âges, à dire que j’étais artiste, écrivain pour être précis. Les réactions sont toujours violentes, en bien comme en mal. Tantôt on m’adore, tantôt on me déteste ; tantôt on voit en moi quelque chose en plus, un regard intelligent, des mains de pianiste, une apparence d’original ; tantôt on distingue dans mes yeux un ton orgueilleux, la moindre de mes mèches respire l’arrogance, toutes mes paroles sont des reproches. Un écrivain n’est plus, aux yeux de tous, un homme : c’est un surhomme, pas dans le sens de supérieur, mais de différent, au-delà de toute compréhension. Et selon les esprits, l’inconnu effraie, ou encore l’inconnu fascine. L’être humain hait le dieu ou implore le divin. À ses yeux, un écrivain est un messie : il est capable de lui dire quoi penser. Il est capable de lui dire quoi songer. Il est capable de lui dire quoi rêver. Sans eux, c’est comme si la vie elle-même n’était pas réellement la vie, comme si la vie n’existait pas en tant que vie. Comme si…
« “J’ai préféré ne plus dire que j’étais un auteur. Du moins, pas aux inconnus ; je ne le disais pas même aux éditeurs à qui j’envoyais mes poèmes. Ils se faisaient d’eux-mêmes l’idée qu’ils voulaient, si je n’étais qu’un amateur ou si je savais persévérer. Apparemment, ils privilégièrent sempiternellement la première solution et me relaxaient. Avaient-ils raison, avaient-ils tort ? Ni l’un, ni l’autre. Je reste en-dehors de ces considérations de mensonge et de vérité. Je ne suis, comme on peut l’entendre parfois, qu’un homme, et rien qu’un homme. Ni ange, ni démon ; ni conformiste, ni révolutionnaire. Ce qui peut faire la différence entre moi et les autres, c’est que je comprends bien des choses que l’on oublie trop souvent dans notre temps : la première et la plus importante de toutes, c’est que je suis mortel. Et loin de m’angoisser, cette idée m’apaise : je peux ainsi agir autant que je le veux jusqu’à ma fin prochaine.
« “En négligeant de dire quelle était ma profession, ma véritable profession, je deviens une manière d’ermite de pensée, un sous-homme cette fois-ci : un être sans but et sans identité. Voyez comme sont les choses : chassé par mon talent, négligé par mon absence, que me restait-il à faire pour me prouver que j’existe, pour vivre et ne pas oublier que je suis mortel ? À tromper. À tricher. À m’amuser. À voir le monde non pas comme une aire de paix où je pouvais trouver de l’attention, mais comme un terrain de jeu.
« “La vie est un jeu. La vie entière est un jeu ; en cela, je n’ai jamais douté. La vie me fait penser à un match de football, avec ses règles, ses équipes, ses arbitres et ses tricheries, pas toujours sanctionnées par l’arbitre d’ailleurs. C’est le croche-pied malencontreusement donné, c’est le coup de coude dans les côtes. C’est la bagarre. La vie est une manière de bagarre : un jeu. Et tout autour de moi, je ne vois que des cobayes, que des manières de prendre du bon temps, d’essayer tout ce que je veux avant de mourir. Tout ce que je crois être juste afin de modeler le monde tel que je l’imagine, comme je souhaite l’imaginer, comme je le veux voir. Un monde sans regrets. J’aimerais pouvoir observer autour de moi des gens qui agissent sans se demander longtemps après s’ils ont eu raison d’agir. S’ils ont eu raison de faire ou de parler ; des gens qui ne considèrent que la fin, et non le moyen ou la cause, ou la raison. Des gens lucides. On pourrait me reprocher d’être un idéaliste, c’est vrai : j’en suis un et je le revendique. Je ne suis pas de ceux pour qui le mot est une insulte ou un reproche, sûrement pas : c’est là une grande qualité, et il est temps que le monde s’en aperçoive de nouveau. En quoi un idéal serait-il nécessairement quelque chose de négatif ? Bien au contraire, c’est une vertu. Un idéal est une promesse : la littérature est un idéal.
« “La vie est un jeu, et chaque matin je me réveille en prenant conscience des règles. Chaque matin je me lève plus fort que la veille, plus grand, plus unique, plus serein : car avant toute chose je m’aperçois que je suis encore en vie, et je prends alors conscience de ma contingence. Je pouvais mourir dans mon sommeil. Dès lors rien autour de moi n’a plus grande importance, seule compte ma personne et mon bon plaisir : et ce plaisir passe par l’amour des hommes (vous n’êtes pas sans savoir que je suis homosexuel), l’amour des amis et l’amour des livres. Plus je suis égoïste me concernant, plus je suis attentionné, aimant, passionné. Ainsi sont les choses : le vrai chemin vers la paix n’a jamais été l’altruisme, c’est l’égoïsme. Mais parce qu’un jour on décréta que ce fut une tare, on se mit à haïr ce précepte qui n’apportait pourtant que de la joie, tout comme on se mit un jour à haïr Leopold von Sacher-Masoch, qui ne demandait qu’à faire partager son idéal du monde. Bientôt, on se mit à parler de perversion, de maladie ; dois-je rappeler que l’OMS considéra jusqu’en 1990 que l’homosexualité était une maladie mentale, et traitée comme telle ? Non, je ne ferai pas dans la prétérition. Du reste, mon message ne voulait s’appliquer qu’aux stéréotypes véhiculés par l’image du livre, et non à tous les autres. Non à tous les autres : je laisse le soin aux révolutionnaires d’y travailler. Jamais la bête ne s’endort, retenez-le : tout comme le mal à jamais peut s’éveiller, le bien lui aussi peut surgir brutalement. Et le bien fait son travail en donnant des coups de pied aux conventions. Il faut réveiller les choses.
« “J’aurai mis presque deux mois à terminer la dernière partie du manuscrit ; non qu’elle fut délicate à rédiger, au contraire : plus que jamais je me serai plongé corps et âme en son sein, corps et âme : nulle par ailleurs il ne s’agit plus de moi que d’un autre. Seulement, mon écriture se faisait plus relâchée. Je travaillais surtout, en parallèle, sur un (autre)recueil de poèmes, que je vous enverrai peut-être, qui sait ? Je l’ai baptisé Les Âges retrouvés, mais ce n’est encore qu’un titre temporaire.
« “Que trouve-t-on dans cette ultime et dernière partie ? Eh bien, ce que j’avais d’ores et déjà annoncé, ce que j’avais d’ores et déjà prévu. Une expérience homosexuelle, qui fait le lien entre deux mariages ; ce second mariage justement, et une vie sans surprises. Enfin, des considérations annexes, anecdotes et petits récits qui n’ont pu, faute de temps, d’idées, d’importance, de régularité, de rythme, être incorporées au sein du texte principal. Des pensées, pourrait-on dire ; j’aime à finir mes textes de la sorte. Cela leur donne une toute autre portée.
« “Ainsi se termine donc cette longue aventure, qui aura fait couler bien trop d’encre. Je ne souhaite, nous ne souhaitons plus que trois choses : premièrement, que cette lettre soit diffusée dans un ouvrage relatant toute cette aventure du mieux possible. Nous vous avons choisis, car nous vous faisons confiance. Ne nous trahissez pas. Deuxièmement, que soit diffusée, dans le même ouvrage, cette dernière partie, sans un quelconque commentaire ni annotation autre que cette lettre-ci. Troisièmement, que plus aucune question ne nous soit posée à l’avenir concernant cette affaire.
« “Comme il aura été dit dans le dernier chapitre de la dernière partie bien plus longuement, j’ai écrit pour oublier. Alors oublions.
(signature)
Giorgio, Sissi & la Patronne.” »
Extraits de l’introduction de À Beau Mentir : récit d’un mensonge,
Charles Siph, Édouard Anaank et Jules Athé, éditions Skiophoros, MMLXXV, pp 34 - 47.
Après mon divorce, je pensais avoir besoin de me reposer ; de goûter, comme on dit vulgairement, aux tendres délices de la vie de célibataire. C’était oublier combien je pouvais la détester à présent – ah ! que préféré-je ne jamais goûter à un plaisir que d’avoir à le regretter si on me l’enlève ! C’est là quelque chose d’horrible que je ne souhaite à personne et qui pourtant survient bien trop souvent. Privation : aucun autre mot ne fait par le monde plus frémir, qu’il s’agisse de concret ou d’abstrait. Ni douleur, ni peine, ni haine ne peuvent provoquer le dégoût de la privation ; car il s’agit bien là d’ôter, et non de donner. Et ce simple fait suffit à connoter le terme d’une profonde révulsion que rien ne saurait guérir. À jamais, quel que soit le produit offert, le simple fait de l’interdire rend malheureux au moins un homme, et ce même s’il s’agit du racisme ou de la guerre : car la vraie liberté réside dans le choix, une absence de choix conduisant nécessairement à la faute. C’est en partie à cause de cela, me semble-t-il, que la religion est de plus en plus mis à mal dans notre monde moderne, car ce constat de faits que je viens de présenter se révèle de plus en plus dérangeant à quiconque : le moindre vilain s’en aperçoit dès à présent. Alors qu’auparavant la religion se permettait, par définition, de permettre à l’un et l’autre de ne pas se poser de questions (quel est le rôle primordial de toute religion ? De rassurer. La première des certitudes était celle de la mort : le shaman, dictant aux fidèles ce qui survient après la vie, leur permettait d’exister sans se tracasser), l’individu, ragaillardi par des considérations ronflantesde liberté, d’indépendance, d’émancipation rejette toute solution de facilité et privilégie le vécu, le réel au détriment de la certitude, quand bien même elle appartiendrait au monde du merveilleux ou serait, par définition ou par sa seule existence, en-dehors d’un cercle pragmatique et côtoierait une tendre fantaisie de vigueur.
C’est peut-être également pour cela que, niant la religion, le divin et par le fait l’idée même du destin, le concept même du hasard, de l’absurde et de la coïncidence se retrouvent plébiscités et amplifiés plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, et qu’à défaut de signes conscients on croit voir de ci, de là des signes inconscients. Moi-même, en composant Il ne pleuvra plus désormais je faisais appel à ces signes, sans réellement trancher toutefois, me plaçant encore entre la limite du conscient et de l’inconscient. Globalement, et je m’en serai aperçu assez tôt au cours de ma longue vie de réflexion et de perpétuelle remise en question de ma personne, de mon savoir à mon physique et à mon identité même, psalmodiant un fameux « Bin ich ein Gott » que j’ai d’ores et déjà évoqué, me prenant au jeu que j’ai déjà décrit, je me suis tourné au fur et à mesure vers une restriction du concept du choix. Et considérant qu’il est des choix par trop importants, et trop nécessaires pour être confiés à de simples mortels, tout comme la guerre est trop grave pour être confiée à des militaires ou l’humour à des rigolos, je restreins consciemment la liberté de l’être humain. Ainsi décidé-je de ne laisser qu’une liberté conditionnée, les éléments primordiaux ayant été clairement définis, délimités, cadencés par des institutions pensées et raisonnables.
Ce n’est pas là une dictature : c’est là une raison. C’est cette même raison qui amène à établir des interdictions qui ne devraient souffrir d’aucun questionnement (quel intérêt de se demander pourquoi il ne faut prendre une arme à feu et tirer sur les passants, ou bien boire de l’acide chlorhydrique ? Il ne faut le faire, cela seul et rien de plus. Ainsi on saisira pourquoi certains poètes, à l’instar d’André Breton, écriront que la liberté réside dans ces actions totalement dénuées de raison) et des limites qui permettent à la société de demeurer en place (la liberté à outrance conduit à des catastrophes aussi terribles qu’une cruelle répression, car les deux sont dictées sans l’accord de la raison). Cette réflexion, développée bien plus longuement au fur et à mesure de chacun de mes textes sans qu’un seul néanmoins ne l’illustre exclusivement, aura amené mes détracteurs à m’appeler despote ou tyran, ce à quoi je réponds par le mépris le plus total, considérant qu’ils n’ont strictement rien compris à ma pensée – et combien elle pouvait m’apparaître odieuse.
J’étais resté pourtant des mois, une année entière ! sans voir rien ni personne ; et le seul souvenir de cette expérience traumatisante qui me forgea le caractère plus que nulle autre me remplissait d’effroi. Pourtant, d’une manière étrange, je ne cherchais plus la compagnie des femmes. Ni celle de membres de ma famille, de ma mère, de mes cousines, ou de mes amies : elles me devenaient insupportables et c’était pour moi alors inexplicable. Le dégoût était palpable, tangible : moins mon esprit, c’était mon corps tout entier qui repoussait violemment toutes caresses et tout sentiment d’amitié et d’empathie propres à ce genre de situation – l’on dit que c’est dans le besoinque l’on reconnaît ses amis. Cela est vrai, mais il faut préciser : dans le besoin et, en règle générale, dans toute situation critique. Un ami n’est pas celui qui agit : c’est celui qui s’inquiète. Un ami n’est pas celui qui remue ciel et terre : c’est celui qui pense à vous. Un ami n’est pas celui qui achète et marchande : c’est celui qui sourit. Tout comme nombreuses sont les muses et unique est la déesse, nombreuses sont les connaissances et rares sont les amis ; dans toute une vie, peut-être doit-on s’estimer heureux d’en croiser ne serait-ce que trois. J’avais jadis lu, sans que je ne puisse me rappeler ni où, ni quand, un joli message qui remplit de joie une camarade de classe à qui je l’avais dispensé sans réellement avoir envie de faire un effet. Il disait cela : « Trouver quelqu’un qui t’écoute est déjà surprenant. Trouver quelqu’un avec qui tu as plaisir à parler est sublime. Mais trouver quelqu’un avec qui tu puisses parler de la vie et de ses paradoxes tout en mangeant des pommes, adossé à un chêne un matin d’automne, c’est unique et c’est exceptionnel ».
Ainsi, au fur et à mesure de mon existence, de ma seule existence, ai-je accordé bien plus d’importance et d’intérêt aux amis qui m’appelaient pour savoir comment j’allais après une journée d’absence, ou voulaient m’inviter passer une soirée avec eux, comme cela, de temps à autres, qu’à ceux qui remuaient ciel et terre pour me rendre un menu service. Moins la servilité, j’apprécie l’attention. Et moins l’attention, j’apprécie la fidélité, qui n’est, ni plus ni moins, qu’une attention constante – et m’amenait à m’interroger ce qui se produisait alors en moi. Vers quoi plus spécifiquement s’exprimaient mes craintes et mes doutes ? Tout d’abord, étant alors d’une nature sinon pragmatique, du moins logique, aussi logique que je pouvais alors l’être – la logique… encore un point très particulier que je me fais ici un devoir de développer puisque j’en ai l’occasion, m’aidant moi-même. Si vous m’aviez demandé à dix ans, à vingt ans, à quarante ans, à cinquante ans ou si vous me demandez à présent mon degré de logique, sans aucun doute vous aurais-je répondu ou vous répondrais-je : proche du néant. La logique m’effraie et m’insupporte. Je l’ai toujours associée à une idée de justification : agir sous le sceau de la logique, c’est déjà quelque part justifier son geste par une considération autre que l’instinct ou le cœur, pour parler poliment.
Or l’idée même d’une quelconque justification au moindre de mes actes m’horrifiait et continue de m’horrifier. Je préfère agir selon l’angle qui me semble le plus éloigné possible de toute logique (mais non sans aide de la raison ; il ne faut en cela pas confondre l’illogique et l’absurde. L’illogique est une considération mécanique, l’absurde une considération psychique. Ainsi un acte peut apparaître logique bien qu’absurde, ou à l’inverse illogique, mais parfaitement raisonné) et voir ce qu’il en est alors selon cette seule et unique excuse. Mais à trente ans, à l’époque donc où se place ce chapitre, je me défendais comme étant d’une logique à toute épreuve ce qui, je dois l’admettre, devait modifier en rien ma manière de me comporter ou d’agir… ce qui en passant m’amène à me demander jusqu’à quel point j’étais illogique, ou logique selon l’angle sous lequel on se place.
Pourquoi ? Tout d’abord, je pense que mon mariage eut sur moi un effet prodigieux, aux effets encore non mesurables. Je fus à la fois plus mature et plus gamin, plus clairvoyant et plus aveugle, plus sage et plus fou : en un mot comme en cent, plus humain que jamais. Alors que je me considérais comme relativement en marge de toute société, et par mon passé, et par ce que j’ai eu à traverser, et par une certaine originalité (qui n’était souvent que factice ; je serai en réalité toujours resté quelque peu superficiel, concernant surtout mon apparence physique [à nouveau, pour des raisons que l’on comprendra] et le regard que les autres pouvaient avoir sur moi), le mariage arriva à me convaincre que j’appartenais définitivement à une forme d’humanité que je reniais jusqu’alors. En bien, en mal ? Moins selon ces critères-ci, je pense avoir plus de raison de réfléchir en terme d’effets. Et tout ce qui se produisit dans ma tendre existence, et dont on peut avoir ici qu’un bref aperçu sans que jamais ne puisse être tout relaté, et les causes, et les effets, contribua à faire ce que je suis aujourd’hui. Et ainsi, m’apercevant, quand bien même cela aurait été ponctuel, que je n’étais qu’un être humain parmi tant d’autres, quand bien même pourrait-on me trouver certaines spécificités comme chacun par ailleurs, j’appris une forme d’humilité formidable qui conditionna toute ma vision des choses depuis lors. Je devins plus honnête et plus droit, meilleur : il n’est jamais d’expérience vaine, voici ce que je retins alors – sur la manière dont je pouvais me tirer de ce spectre de dégoût.
En toutes choses je voyais la fin dans cette logique, et non la cause : je ne m’en souciais pas et encore aujourd’hui je m’abstiens de poser la question. Je tentais de m’abandonner dans le travail, de composer plus que de raison ; ainsi ai-je écrit énormément de nouvelles, romans, poèmes lors de cette période acharnée qui tous, sans exception aucune, finirent au pilon tant ils étaient mauvais : j’avais perdu toute verve et tout talent, si tant est avoir un jour possédé l’un ou l’autre. J’ai tenté de me replonger dans mes anciens hobbies, à corps perdu : la bande dessinée, les jeux vidéo et l’informatique, le dessin même, que j’avais abandonné depuis dix ans, en vain. Tout semblait me glisser des doigts encore et encore, sans que jamais rien ne puisse se résoudre, sans jamais que rien ne puisse s’améliorer. Je sombrais petit à petit dans le désespoir, et seules de longues escapades en solitaire, dans des bars de la ville où je traînais jusqu’à des heures indues devant un verre d’armagnac ou, le plus souvent, de cognac ou d’absinthe et que je quittais quand le monde n’était plus qu’un grand tout tournant et suffoquant, m’écroulant dans le caniveau, ramené chez moi je ne sais comment, je ne sais par qui, arrivaient tant bien que mal à me faire oublier la noirceur qui envahissait à nouveau mon cœur, une noirceur qui, sans être totalement la même que celle d’antan n’en était pas totalement différente et j’avais peur, plus que jamais, de devoir à nouveau affronter un démon, ce Frivolan, ce double malin, ma part de ténèbres que je croyais avoir vaincu mais qui surgissait à nouveau et qui sait ? peut-être allait cette fois me dévorer pour de bon.
Un de ces soirs pourtant, que rien ne semblait distinguer de tous les autres, si ce n’est que j’étais plus désespéré que la veille et, le croyais-je alors, moins que le lendemain, il vint à moi. Il, c’était Guillaume ; il, c’était la lumière. Comme on me le dira après l’expérience que je m’apprête à raconter, il n’est pas nécessaire, et même inutile de vouloir combattre les ténèbres que chacun porte en son coeur. Il suffit pour s’en défaire de s’entourer de lumière ; et il est bien plus aisé de trouver la lumière que de fuir les ténèbres : les ténèbres sont inhérentes à quiconque ; ne plus les supporter, c’est ne plus être. Mais les contraindre au silence permet de rester soi-même, tout en devenant bien meilleur que jamais. La soirée venait pour moi tout juste de commencer : je n’avais pas touché à mon premier verre. Bien qu’il fût commandé et posé devant moi, doucement, j’attendais avant de le boire, comme d’ordinaire. Une habitude apprise on ne sait où : mais le premier verre doit se mériter. Ainsi je distillais ma peine avant de distiller mon alcool, condition sine qua non pour que ce dernier pût me guérir.
Tandis que je m’apprêtais à tremper mes lèvres, une voix qui m’apparut androgyne, féminine mais dissimulant un je-ne-sais-quoi d’incertain, appartenant à « l’autre rive », me fit un compliment sur ma tenue. J’étais habillé simplement, en sortie, sans chercher l’élégant ni le rare : une chemise monocorde, une veste à la couleur complémentaire, un jean. J’avais pris cette nuit mon chapeau rouge – j’avais, et j’ai encore du reste, de nombreux chapeaux, de toutes les couleurs, de toutes les formes, pour toutes les circonstances et toutes les occasions. Le chapeau habille son homme : c’est là une mode vestimentaire que j’espère voir revenir rapidement à la mode tant je la trouve agréable, tant c’est la seule qui à mes yeux mérite qu’on y accorde de l’importance. Pour une fois je ne développerai pas cette idée-là pour la seule et stricte raison que je ne peux pas même l’expliquer : j’aime les chapeaux, voilà tout – et devais avoir mon éternel pendentif, une simple chaîne dorée à laquelle pend une pièce trouée de l’ancienne république. Je ne me rappelle en revanche pas du compliment exact : ma seule certitude concerne le ton sur lequel il fut dit, ni entièrement sage, ni entièrement mesquin, ni entièrement fier, ni entièrement timide : tout comme la voix elle-même, l’intention se cachant derrière le compliment me paraissait sinon incertaine, du moins pas entièrement définie au moment même où il fut prononcé. Peut-être, et c’est là quelque chose que je pense fortement depuis, était-ce un de ces compliments qui se forgent au fur et à mesure qu’on l’édicte et qui pouvait être, au sortir de la gorge, un reproche ou une menace mais qui au final se trouve tant enrobé de sucre et de douceur qu’il apparaît doux comme un matin de printemps. Ce n’est pas là la marque des faux, bien au contraire, mais celle des vrais, et cela je devais le savoir inconsciemment. Ce pourquoi je me retournai alors vers celui qui m’avait parlé.
Beaucoup de choses se réveillèrent en moi à cet instant précis, trop pour que je puisse ici en faire une liste exhaustive. Moment rare où apparaissent la couleur des sons et la flaveur des teintes ; moment rare où l’orange se mêle à l’ambroisie ; moment rare où l’œil est comme dépossédé de lui-même, où il semble ne plus être une partie du corps, où il semble contenir toute notre conscience, tous nos rêves, toutes nos volontés. Moment rare que je n’aurai ressenti avant que de grandes choses ne m’arrivent, toujours : un bon présage, un de ces signes incertains dont je parlais tantôt.
Ce que je vis tout d’abord, et pour la seule raison qu’il était debout à ma droite et moi assis, c’est le haut de sa poitrine, la base de son cou : je ne pouvais y distinguer le moindre poil, la moindre ride. C’était une peau de bébé, pâle ou plutôt blanche, blanche comme neige, blanche comme une feuille vierge. Tous mes souvenirs de Guillaume, dès cet instant et malgré tout ce qui a pu se dérouler entre nous deux et dont vous aurez par la suite dans ce chapitre un petit aperçu, est immanquablement associé à cette virginité maîtresse. Rien de ce que j’aurais pu dire, rien de ce que j’aurais pu faire ou entreprendre maintenant ou à jamais n’aurait pu entacher cet être, cet homme qui se présentait à moi comme le rayon de soleil perce un vitrail de cathédrale. J’étais pénitent priant Dieu, et mon souhait avait été exaucé ; j’étais maudit parmi les maudits, j’avais été sauvé ; j’étais dernier parmi les premiers, et j’avais été choisi. Il portait une chemise rouge, aux rayures noires irrégulières, plus larges au niveau des manches que sur le corps à proprement parler et qui tendait à affiner sa silhouette, déjà fort étroite. Moi qui me considérais à l’époque, avec mes cinquante-cinq kilos, très fluet, j’avais trouvé là un maître de minceur. Mais cette minceur jouait en faveur d’une innocence, d’une candeur et n’était pas dérangeante, bien au contraire : elle semblait aller de pair avec le personnage tout entier qu’il incarnait, une composante nécessaire et indispensable sans laquelle il n’aurait pas pu être parfaitement lui-même ; sans cette taille de guêpe, jamais il n’aurait pu, le poing sur la hanche comme il se tenait à mes côtés, faire ressortir, saillants, ses os de clavicule et de poignet auquel pendaient, anarchiques et désordonnés, deux bracelets, l’un en argent et le second en ferraille dorée qui charcutait l’air tout autour de lui et semblait avertir le monde de son arrivée.
En remontant son cou, j’ai pu apprécier son menton, ferme et étroit, pointu. Sans exactement savoir comment ni pourquoi, je l’associais inconsciemment à celui de Ringo Starr – il faut dire à ma décharge que depuis mes vingt ans, plus ou moins, je suis un fan indécrottable des Fab Four – ce qui me remplit de joie et de douceur. Ses joues creuses m’effrayèrent de prime abord, tout comme son nez crochu de sorcière maléfique : mais tous mes doutes partirent en fumée quand, achevant de remonter progressivement les lignes de sa face, je fus confronté à ses deux grands yeux marron. Comment pourrais-je trouver les mots, comment trouver les mots ? En un mois de vie commune je n’ai pu me résoudre, dans le moindre poème qui lui fut dédié, à m’attaquer à ce morceau de choix. Ses yeux allaient au-delà de tout ce qu’un mot peut offrir sur ses trois axes – on nous apprend qu’un mot peut avoir, de la façon la plus basique dont on peut le définir, deux considérations : tout d’abord une considération horizontale, prosaïque, unique, ou « dénotation » : c’est la définition telle qu’on peut la trouver dans un dictionnaire. À côté de cette définition, le mot possède une considération verticale, symbolique, multiple, ou « connotation » : il s’agit de tous les à-côtés, les images véhiculées par un mot ou un syntagme et qui sont induites par son utilisation passée, les emplois métaphoriques ou argotique ; chaque emploi d’un mot, aussi minime soit-il le dote d’une nouvelle considération verticale. On peut ainsi, selon ce schéma, rapprocher le champ sémantique du mot de la courbe d’une fonction exponentielle : tandis que les dénotations n’évoluent que peu ou prou (encore que ce phénomène, fort longuet jusqu’à présent est en forte accélération du fait des médias de masse ; grossièrement, une nouvelle utilisation pragmatique du mot tend à se répandre bien plus rapidement qu’auparavant), les connotations, elles, tendent à s’ajouter les unes aux autres encore et encore, à chaque utilisation, ce qui tend à augmenter radicalement, et de plus en plus brutalement, la valeur d’un mot sur sa considération verticale (car pareillement, plus un mot aura de dénotations, donc d’orientation horizontale, plus il sera utilisé car son champ sémantique sera vaste et par le fait, plus son orientation verticale sera prononcée). Cela, c’est ce que l’on peut apprendre.
À mon tour, j’ajoute, et c’est un concept que j’ai développé pareillement de ci, de là, dans chacun de mes textes, une considération troisième, « de profondeur » au mot, qui n’appartient ni à la connotation, ni à la dénotation, mais bel et bien à sa forme. Cette « profondeur », je l’appelle « autologistique », m’inspirant des fameux travaux sur le paradoxe sémantique de Grelling-Nelson (pour mémoire, un mot est dit hétérologique s’il ne se décrit pas lui-même ; ainsi, « long » est hétérologique, car en cela il n’est pas « long ». À l’inverse, « court » est autologique, car il est « court ». Le paradoxe tient au fait qu’ « hétérologique » ne peut l’être que si et seulement si il ne l’est pas) et la définissant comme étant le « caractère d’un mot à véhiculer une image en dehors de toute considération sémantique ». Un exemple simple concerne tous les mots d’une terminologie retorde qui véhiculent ainsi une autologique de complexité, et qui amènent inconsciemment le profane à s’en détourner, ou encore les noms de ville ou de régions étrangères qui supportent par leur seule forme des images tantôt réelles, tantôt fabulées. Ainsi, si « Oulan-Oude » et « Novokouznetsk » sont toutes deux des villes de Sibérie, seul le nom de laseconde véhiculera une sensation de froid et de glace ; le premier, bien qu’exotique pour le lecteur non-russe ou non-sibérien, aura une autologistique sans caractère particulier. Dans cette optique, des noms peuvent ainsi sonner « drôle » : rhomboïdale, cucurbitacée… les noms propres sont les plus concernés par cette considération de profondeur selon le repère sémantique que j’ai ainsi décrit – et doit offrir.
Ses yeux incarnaient ainsi une forme d’impasse, un défi : et mon tempérament me dicte toujours de relever le moindre des défis, afin de m’éprouver et de mieux me connaître. Ce ne fut donc pas une surprise pour moi quand je m’aperçus que je l’avais invité à s’asseoir à ma table pour prendre un verre, discuter, et me plonger bien plus profondément au fond de son regard pénétrant, sensuel et caressant.
Guillaume était un bohémien, un artiste tout comme moi ; mais il ignorait à cet instant-ci qui j’étais réellement et surtout, ce que j’avais accompli jusqu’à présent. Il ignorait que l’on était du même bord bien qu’il s’en doutât, me l’aura-t-il dit par la suite, fortement : il se dégageait de moi, de ma manière de parler ou de me comporter, de marcher surtout, une aura qu’il avait su reconnaître ou disons, pour être plus juste, appréhender, une forme particulière de chaleur qui émanait de tout mon corps, de la pointe de mon crâne à l’extrémité de mes jambes. Encore aujourd’hui certains inconnus, des journalistes que je dois rencontrer ou des contacts qui seront de futures connaissances ou amis, m’avouent tôt ou tard déceler cela en moi. Chacun a son propre vocabulaire : on parle de charisme, de force, de lumière, mais aussi de peur, de ténèbres, de présence. Jadis, j’avais élaboré un personnage me ressemblant physiquement et qui véhiculait, aux dires d’un observateur dont on suivait les pensées dans le texte, cette aura étrange. Je la décrivais comme « sombre au sortir de son corps, lumineuse tandis que l’on s’approchait de lui. Elle était à la fois glaciale et brûlante, invitait au contact mais repoussait violemment quiconque ; un aimant qui aurait attiré avant de blesser brutalement sans raison apparente. Cet étrange atour qui l’habillait comme une toile habille le moine et la jupe la putain, le rendait à la fois supérieur et inférieur au moindre et au plus illustre des hommes : ni totalement ange, ni totalement démon, ni même totalement humain, il était en marge de toute classification, unique. Il avançait en regardant droit devant lui mais ne voyait pas pour autant, tout en remarquant le moindre des détails, comme si rien n’importait et que tout avait une importance. Moins son existence, on remarquait les conséquences de son existence et de son absence, et il pouvait tout à la fois se distinguer dans la foule, ou bien disparaître tandis qu’il restait seul. Le voir, c’était vouloir s’écarter de son chemin et tout à la fois l’admirer pour sa détermination, le détester pour son orgueil, l’aimer pour son caractère, le haïr pour sa suffisance : c’était révéler les plus profondes contradictions de son propre cœur et se voir tel que l’on était réellement, et c’était sans doute cela qui faisait le plus peur. » (première version de « Sous le signe de la Rose », in Rosa Rosarum).
J’ignore si ma description était parfaitement juste me concernant, mais tous ceux qui auront lu ce brouillon me félicitèrent pour l’exactitude de mes mots si bien qu’avec le temps, mais peut-être n’est-ce que le signe de la faiblesse d’un homme âgé, j’ai pris pour habitude de croire ce que j’avais alors écrit sans doute en une trentaine de secondes, emporté par le fil de l’inspiration. Bien souvent, les mots rapidement tressés se révèlent plus sages que les mieux arrangés, et ainsi tous mes textes sont des plus sages que l’on ne pourra jamais trouver. Cette aura, je ne l’ai pour ainsi dire jamais perçue, et je n’ai pu me rendre compte de sa présence uniquement en observant les réactions de mes contemporains, si bien que tout comme le temps ou la lumière, on ne peut jamais me percevoir entièrement dit-on, mais uniquement déceler les effets de ma présence. Comme je l’ai écrit, certains, dès le premier regard, m’adorent et donneraient leur vie pour « protéger quelque chose d’unique » ; les autres bien au contraire me haïssent et veulent « détruire quelque chose d’abject » ; l’un et l’autre seront d’ailleurs allègrement passés d’une catégorie à l’autre sans aucun scrupule, du jour au lendemain. Il est rarement de demi-mesure, et au long des âges je me suis tout également aperçu que mes textes, même le plus insignifiant des billets, ne laissaient jamais indifférents : ou bien ils éveillaient de nobles et beaux sentiments, ou bien ils bâtissaient chez mon lecteur une cathédrale de haine et de violence.
Dans les deux cas, je suis comblé : il n’est de pire chose pour un auteur ou un artiste en règle générale que de provoquer l’ennui ou l’indifférence, et je préfère largement une lettre d’insulte des suites à un texte que je sais « à la frontière », dans la mesure où j’y aurais inséré tout ce qu’il y a au plus profond de moi – c’est là une vérité universelle que je crois avoir déjà abordée, mais je la répète pour mémoire : plus on parle profondément de soi, mieux on touchera le nombre. Mais également, plus intenses seront les sentiments dépeints, plus les réactions seront violentes, dans un sens comme dans l’autre. Ainsi, les auteurs à scandales, ceux que l’on dénigre ou au contraire qu’on élève au pinacle, sont toujours les plus honnêtes et les plus droits, les plus clairvoyants : ce sont ceux qui ont su aller aussi loin qu’ils le pouvaient dans leur esprit, dans leur âme, dans leur corps, trouver les mots justes, pas nécessairement les bons mots mais les mots vrais, y compris ceux dont la crudité et la cruauté choquent.
Il n’y a de milieu à la vérité : ou bien elle est vraie, ou bien elle ne l’est pas. Et la vérité doit avoir le nombre de lettres qui lui plaît, et on comprendra alors mon grand intérêt pour la néologie, la « science du mot juste » et mon respect ineffable pour la poésie, « l’écrit du mot juste ». La justesse du langage et celle de la parole sont deux éléments qui devraient être centraux dans le travail de l’écrivain et du hagiographe, du chroniqueur ; les autres auteurs, notamment les journalistes ou les politiques, peuvent quant à eux, pour des questions d’intérêt ou de facilité, se permettre d’aller à la simplicité. Mais j’ai toujours considéré, et j’exhorte en général tous ceux qui viennent me voir afin de trouver conseil (je ne suis pourtant pas, malgré un certain nombre d’années passées dans l’enseignement, un pédagogue confirmé et je suis toujours resté brouillon dans mes cours. Mais lorsqu’il s’agit de dispenser quelques conseils, ou de donner quelques avis sur un domaine qui me tient particulièrement à cœur, je m’y emploie avec fougue et courage, et l’on ne peut que difficilement m’arrêter alors : je suis en transe. Ainsi, certains jeunes auteurs, de tout âge [car l’on peut être un « jeune auteur » àsoixante-dix ans révolus] viennent me voir afin que je lise un manuscrit, que je leur donne mon avis. Certains fanatiques, que je ne nommerai pas ici mais ils sont bien plus nombreux qu’on ne le pense ! veulent que je leur « montre la voie », et moi de rire dans ma barbe. Auparavant je me lançais dans une profonde et longue litanie sur le sujet mais à présent, quelque peu fatigué par ces errements, je me contente de hocher la tête et de faire ce que je crois être bon) qu’un écrivain se devait de travailler encore et encore son texte de manière à trouver le mot juste.
Cela peut sembler en profonde contradiction avec ce que j’ai dit ci et là, que je ne travaillais qu’avec du premier jet : mais il se trouve que bien que ce premier jet le soit sur l’écran ou sur la feuille, ma tête, elle, marivaude, élabore, travaille les formules pesantes des heures, des nuits durant parfois avant de s’arrêter sur la bonne, autant selon l’angle du sens que du rythme, que du son et de la forme. Ainsi il conviendrait, me concernant, de revoir un rien ce principe de « premier jet » mais je laisse ce soin à d’autres de le faire à ma place, s’ils le jugent nécessaire ce qui, je dois l’admettre, ne doit sûrement pas l’être – que de ne recevoir aucune réaction de quelque sorte que ce soit, ne serait-ce qu’à l’oral ou sur le ton de la plaisanterie.
Tout comme il n’est pas de sous-culture – une considération que j’ai défendue avec véhémence tout au long de mes travaux, encore une ! – tout ce qui est dit doit être considéré comme d’importance. Et si l’imitation est la forme la plus sincère de la flatterie, la plaisanterie ou le quolibet sont quant à eux les manifestations les plus immédiates d’un effet réussi. Après, l’on pourra toujours discuter sur la perfection de cet effet – cest-à-dire, s’il correspond exactement aux plans de son créateur ; je prends ici le concept de « perfection » selon une vue spinozienne et réaliste de la chose – mais le fait est qu’effet il y aura. Et toute discussion sur cet effet ne sera jamais que de l’interprétation et donc, du ressort des critiques.
Nous discutâmes toute la nuit durant, bien après, même, que le bistrot n’avait fermé ses portes ; nous étions ses derniers clients, et Thénardier nous invita plus ou moins rudement à partir. Nous avons alors erré dans les ruelles de la ville, parlant de tout et de rien, d’amour et d’art surtout : dans nos bouches respectives, ce n’était que le même mot. Guillaume était dessinateur, esquisseur, un « croqueur d’éternité » comme il aimait à s’appeler. Il avait tout appris de lui-même, en recopiant – car dans tout art, l’apprentissage passe par la copie. Il est absurde de croire qu’un talent naît et croît sans cette pratique, et ceux qui prétendent le contraire ne sont que des téméraires – les œuvres de ses maîtres et s’était spécialisé dans le portrait. Il m’avoua sous cape avoir une irrépressible envie de me croquer et, peut-être en avait-il voulu ainsi, peut-être n’était-ce qu’un fin hasard, nous étions à proximité de son atelier qui lui servait tout également de studio. Je le suivis, la tête vide de toute intention et découvris une charmante retraite : de l’extérieur, il avait tout du hangar abandonné et rien, pas même une boîte aux lettres ou un numéro n’aurait pu permettre au passant de penser qu’il était habité.
Après avoir passé une large porte vitrée, je pénétrais dans le saint des saints. Le sol était de parquet sale et froid, lézardé et poussiéreux, mais on n’en voyait que rarement la couleur : des livres, des doodles, des feuilles, des habits, des couverts et une formidable quantité d’autres ustensiles le parsemaient et on hésitait à faire le moindre pas, de peur d’écraser un objet de quelque importance ; il me rassura néanmoins immédiatement et je compris alors que tout comme moi, il n’était attaché ni aux choses, ni aux murs : ce ne sont que des outils, et imbéciles sont les hommes qui donnent plus d’importance aux instruments qu’à ceux qui les manient. À ma grande surprise, les murs et le plafond étaient vierges de toute décoration : pas le moindre tableau, pas le moindre coup de pinceau. Tout était d’un blanc propre mais froid, angoissant, sans pouvoir expliquer parfaitement pourquoi. Quand nous sommes entrés, un ordinateur portable, branché dans un coin de pièce diffusait une mélodie évoquant un jazz manouche ; il l’éteignit avant toute autre chose, achevant de plonger la pièce dans une obscurité profonde. Il alluma trois bougies, me désigna un tabouret et me demanda de garder la pose. Puis il s’assit en tailleur devant moi, saisit à bout de bras, comme s’il s’attendait à les trouver là, un bloc et un crayon qu’il tailla d’un canif dissimulé dans sa ceinture.
Pendant alors un temps incertain où mes pensées vagabondèrent, où je me demandai bien ce que je faisais là et surtout, comment j’avais bien pu arriver là, où je me demandai comment les choses se passeraient par la suite, il s’évertua à faire mon portrait. J’étais face à lui et le fixais intensément. Moins ses yeux, sa bouche me fascinait à présent : elle était figée en une position équivoque, que j’avais bien du mal à interpréter : légèrement ouverte, elle semblait vouloir esquisser la lettre « o » et la salive faisait reluire ses lèvres qui m’apparurent plus pulpeuses que jamais. C’est à cet instant-là je crois que le désir grimpa fortement, nécessairement en moi, et que je sus intimement que Guillaume était la réponse à tous mes tourments, à tous mes doutes. Je savais à présent que quelle que fût l’heure à laquelle il terminerait son croquis, quelles que fussent les paroles qu’ils prononceraient ou la manière dont il agirait par la suite, je lui volerais un baiser. Je voulais non pas l’embrasser sur les lèvres, goulûment, ni violer sa pudeur – car je considère, plus que tout autre endroit, la bouche comme le plus intime et le plus secret de tous. Il m’arrive, souvent même, de caresser ou d’embrasser les cheveux, la joue, le front de mes amies ou de mes amis quand nous sommes, pour une raison ou pour une autre, tendrement enlacés et ils savent tous et toutes que c’est pour moi un geste de respect et de profonde amitié, et que jamais je ne pense à mal en cet instant-ci ; mais à aucun instant je ne m’autorise d’embrasser ou d’effleurer les lèvres, ne serait-ce que légèrement, de la bouche ou de la main du reste, et à aucun instant je n’aurais dérapé. Frôler quelqu’un à cet endroit-ci sans son consentement est à mes yeux un viol odieux, qui peut éprouver et effrayer bien plus que d’autres actes certes plus libertins, mais également dénués de tout sentiment – plus que de raison ; mais j’en avais cruellement envie, et s’il fallait par la suite mourir, m’ouvrir les veines, me terrer de honte jusqu’à la fin de mes jours ou bien essuyer un cruel procès, j’acceptais un large sourire aux lèvres tout cela et bien plus encore.
Mes pensées étaient là parfaitement égoïstes et cruellement intimistes, violentes, et tandis que cette idée grandissait en moi, j’avais bien du mal à demeurer parfaitement immobile et je n’avais qu’une hâte, que le portrait se terminât. Enfin, il posa son crayon à sa droite, satisfait de lui, et me demanda de le rejoindre. Je m’assis donc en tailleur à ses côtés, ce qui l’étonna également – il ne s’attendait pas à ce que je sois si souple, mais c’est oublier que même lors de mes âges d’obésité, j’ai toujours su m’asseoir ainsi et être d’une certaine plasticité ce qui, pour m’autoriser une certaine pensée paillarde, a un certain avantage dans la pratique charnelle de l’amour – et observai son dessin. Il était magnifique ; mais ce qui le fut davantage c’est que nos corps se rapprochèrent au même instant, au même moment, à la même seconde, et que nous nous embrassâmes fougueusement l’un et l’autre, sans que l’on ne pût dire alors qui invita son voisin à le faire, d’un commun accord parfait et héroïque, comme il n’y en eut jamais et n’y en aura jamais plus. Bien plus tard, il m’avoua avoir ressenti en moi ce besoin prodigieux d’amour et l’avoir exaucé, tout en ayant, bien entendu, la même envie. Mais ce soir-ci, nous n’allâmes guère plus loin dans l’expression de nos sentiments, car ce n’était ni le moment pour moi, découvrant un monde que je pensais alors inaccessible, ni pour lui, qui sortait d’une douloureuse relation. Il m’avait « dragué », selon ses propres mots, pour prendre du bon temps, croyant que j’appartenais à la jaquette : mais au fur et à mesure du chemin fait en ville il s’apercevait de son erreur. Quant à moi, je pense ne pas avoir saisi jusqu’à cet instant à quel bord il pouvait appartenir. Naïveté ou aveuglement, je penche davantage pour désintérêt. Je ne cherchais rien : j’étais à l’écoute. Et tout aurait alors pu convenir, excepté bien entendu une femme trop entreprenante.
Mais je reste convaincu que si une dame avait su me comprendre ce soir-là, et ce malgré la certaine répulsion envers l’engeance que j’ai décrite plus haut, je lui aurai sans mal tenu la main. Je suis néanmoins resté dormir chez lui ce soir-là et je pense me souvenir, bien que je n’en sois pas entièrement sûr– mes pensées concernant cette nuit-ci restant particulièrement nébuleuses – que nous avons passé la nuit côte à côte, sans nous toucher ; je sais que le lendemain j’étais seul, et qu’il y avait le portrait à mes côtés, avec un numéro de téléphone griffonné à la hâte sous une signature indéchiffrable.
J’ai attendu une semaine entière avant d’appeler. Une semaine au cours de laquelle je n’ai plus songé à cet « incident », mais une semaine où je me sentis revivre. Le démon avait été définitivement vaincu, du moins repoussé dans sa dernière forteresse dont il était dit qu’il ne devrait jamais plus ressortir. J’avais moi-même fermement cadenassé la porte et disséminé les clés aux quatre vents, j’en étais persuadé et le temps me donna raison : jamais plus je ne connus telle douleur. Mais passé ce délai, mes yeux se posèrent, sans réellement le vouloir, sur le portrait que j’avais « glissé » dans une quelconque chemise, ni réellement classé, ni réellement à classer : en-dehors du monde ordonné. J’hésitais toute une nuit. Et au matin, je décidai de l’appeler. Le portable était éteint, je donnai un rendez-vous au même bistrot, à la même heure de la soirée. Et il y était, habillé de la même manière, agissant et parlant comme il l’avait fait. Et nous revécûmes la même soirée, si ce n’est que nous franchîmes cette fois-ci les limites de la bienséance.
Je ne me hasarderai pas à décrire notre première nuit « passée » ensemble, ni même les suivantes au cours du mois que dura notre relation, pour trois raisons.
La première est facile à considérer : il s’agit d’une excuse d’intimité. La seconde est d’ordre personnelle et privée, et ne sera jamais expliquée. La troisième est une promesse faite à Guillaume et que je ne trahirai pas. En revanche, rien ne m’empêche de décrire tout ce que j’ai alors pu ressentir durant ce mois étrange, unique en son genre, ni tout ce que je considère à présent, après une vie entière de réflexion. Et je débuterai par ce qui me semble le plus évident : cette relation amoureuse, bien que courte et apparaissant davantage comme une parenthèse que comme une étape particulière de mon existence, m’aura épanoui plus profondément que je ne le croyais, plus durablement aussi : et m’aura appris à aimer et, paradoxalement, à bien mieux aimer les femmes que jamais. Non que je conseille à quiconque d’avoir une expérience similaire : mais tout comme on ne peut apprécier la lumière sans avoir traversé les ténèbres, on ne peut prétendre aimer sans avoir connu toutes les facettes de l’Amour, de l’amour théologique à l’amour homosexuel. La rupture a été nette et sans ambages, évidente pour moi comme pour lui : il apparut qu’il ne cherchait effectivement qu’un peu de bon temps et préféra être parfaitement honnête avec moi plutôt que de me faire souffrir ou miroiter une aventure bien plus longue qu’elle ne le serait jamais en réalité. Quant à moi, je compris que mon cœur me portait nécessairement vers les femmes, sans doutes ni regrets.
C’était, me disait-il alors, comme s’il avait aimé un « autre moi » et qu’il avait disparu un matin ; et que le moi restant, le « vrai moi » était résolument hétérosexuel. Si bien que parler de cette relation en ma position actuelle est équivoque, car ce ne sera jamais réellement « moi » qui en discute. Ma bouche en parle, mais mes yeux, quant à eux, cachent des secrets qui le resteront à jamais. Et tout ce que je pourrai à jamais décrire, tout ce que je pourrai dire concernant cette relation est immanquablement incomplet : à chacun de croire ce qu’il souhaite. Et je viens alors de me décider de ne pas en parler : je ne suis décidément pas bien placé pour soliloquer sur cette relation.
Elle a existé : que pourrais-je un jour dire de plus ?
Combien de temps faut-il pour être convaincu ? Peut-on prétendre être, au premier regard, intimement persuadé de détenir la solution, sans connaître le chemin, sans connaître la personne, sans connaître le futur ? Peut-on sincèrement rencontrer, au moins une fois en une infinité de vies et de morts, l’Évidence même ?
Je réponds sans hésiter non.
Et c’est bien de cela qu’il s’agit : ma rencontre, mon mariage et ma vie entière avec Louise, ma seconde et actuelle épouse, m’apparaît comme improbable, car au-delà de tout ce que l’on pourrait sincèrement et mathématiquement prévoir. Peut-être est-ce pour cela que je l’aime autant et que jour après jour je suis persuadé d’avoir fait le bon choix : justement en raison de cette imprévisibilité. J’ai rencontré Louise à peine deux semaines après ma rupture ; nous sommes sortis ensemble dès le premier soir ; je l’ai mariée trois semaines plus tard. Nous avons deux filles, nées de cette union, respectivement neuf et vingt-deux mois après la cérémonie : elles s’appellent Rose et Aurore et je m’arracherai les yeux plutôt que de les perdre un jour, mais n’anticipons pas ; et puisque ce chapitre se doit d’aborder, et de traiter de tout ce que j’ai pu vivre alors dans ce petit cercle intime et familial, planifions d’ores et déjà les tâches : ainsi parlerai-je tout d’abord de ma rencontre avec Louise et de notre vie de couple, puis de Rose, puis d’Aurore. Si ce n’est dans le cadre de ma vie avec ma femme, je ne parlerai ici pas de moi.
Louise était, lorsque je l’ai rencontrée, encore étudiante. Tandis que j’étais jeune professeur, elle travaillait aussi durement que possible afin d’obtenir la place de procureur de la République, sans contexte la plus délicate des professions à briguer. Elle achevait ses concours, et nous avions en réalité un ami commun : un voisin avec lequel je me suis fortement lié d’amitié, pourvoyeur en films rares et en rock progressif.
Un soir, il m’invite à prendre un verre et à rencontrer de ses camarades, venus exceptionnellement refaire le monde, comme de toujours devant un apéritif – jamais, dans toute mon histoire, après avoir vu et croisé tant de personnes je n’ai rencontré meilleurs révolutionnaires, meilleurs philosophes, meilleurs politiques ailleurs que devant un verre de cognac. Si vous désirez éprouver un être, savoir ce qu’il porte réellement en son cœur, connaître le fond de sa pensée : faites-le boire. Et ainsi, comme si tout venait de soi se livrera-t-il et parlera-t-il sans scrupules et sans ressentir de honte, développera-t-il mieux que jamais toutes ses théories, toutes ses idées, mettra son cœur à nu ; il refera le monde à son image, défendra bec et ongles cette vision et se verra également tel qu’il est réellement, sans se cacher derrière un masque ou un quelconque personnage.
Cela peut être à double tranchant, il faut en tenir compte : car autant la plupart seront gais et enjoués, d’autres, moi le premier, ont l’alcool résolument triste. Ils tombent alors en larmes au moindre propos et s’accusent encore et encore de tous les maux, à tort ou à raison par ailleurs. Dans ce flot incessant se dissimulent toujours quelques vérités horribles qu’il aurait mieux fallu taire, au-delà des fausses considérations et des mauvaises conceptions : on ne peut jamais pleinement le savoir sur l’instant, à moins d’être, comme certains se targuent de l’être, de forts bons physionomistes et grands juges de la nature humaine. Ainsi peut-on, par empressement ou volonté de bien ou de mal faire, prendre pour argent comptant ce qui n’est, somme toute, que divagations d’un esprit saoul et de croire entendre des révélations de djinns là où ne flottent qu’émanations de gins, si je puis me permettre un trait d’esprit – et j’accepte comme de bien entendu, heureux que l’on m’offre à boire – toujours, toujours en toutes choses considérer la fin : quoi qu’il fût advenu par la suite, je savais que j’allais boire. Et rien que pour cela, il fallait venir – et heureux en second temps de faire la connaissance de certains de ses amis. J’en avais déjà rencontrés, et à maintes reprises du reste de ci, de là, et ils m’apparurent tous forts sympathiques en réalité : si bien que je comptais « réitérer l’opération », quand bien même saurais-je combien ce terme est impropre.
Après avoir coupé la musique que diffusait mon ordinateur – je m’en souviendrai toujours : je l’ai arrêté tandis qu’il diffusait Pourquoi faut-il que les hommes s’ennuient ? de Jacques Brel – et enfilé une chemise propre, m’être passé un coup de peigne pour être, si ce n’est présentable, plus présentable que je ne l’étais alors dans la quiétude de mon antre, je le suivais chez lui. Et ce fut comme si mille tambours explosèrent mes tympans : Louise et moi sommes « entrés en collision ». Elle venait à la rencontre de son ami, je le suivais : et tandis qu’il s’écartait pour je-ne-sais-quelle raison, nous nous sommes percutés plus ou moins violemment, elle plus fortement que moi ce me semblait car elle recula fortement sous l’effet du choc. Pendant un instant je cherchais à comprendre d’où provenait cette fragrance de violette qui me chatouillait les narines quand mon regard se posa avec légèreté sur elle.
Louise est fort petite, d’une tête de moins que moi ce qui, je l’admets, est exceptionnel compte tenu de ma petite taille. Mais comme j’eus à le dire à tout ceux pour qui ce trait est un grief, moins que petite, j’ai toujours considéré Louise comme menue. Et tout dans ses proportions respirait et respire encore l’harmonie, et elle n’est pas tassée comme on pourrait imaginer quelqu’un de bref : si l’on devait la ramener à une considération purement physique, je dirai qu’elle a une certaine grâce de chérubin et, plus prosaïquement parlant – qu’elle m’excuse, mais je ne vois d’autres moyens de dire cela sans être prosaïque – l’apparence d’un modèle réduit de femme. De ses bras fins à sa poitrine en passant par ses courtes jambes effilées, il me semble avoir devant moi la « Cuisse-de-mouche » chantée par Pierre Perret. Elle avait lorsque je l’ai connue de très longs cheveux roux bouclés qui avaient vertu, en marge de la beauté que l’on peut se représenter, de conférer à son visage un côté angélique qui me fascina de prime abord. Sa pâleur jouait énormément dans cette image, de même que ses larges et beaux yeux bleus. C’est idiot de dire les choses ainsi, j’ai pertinemment conscience de tomber dans un de ces clichés à la mode mais nos regards se rencontrèrent et nous tombèrent profondément épris l’un de l’autre. Elle me dit son nom ; je lui dis le mien. Elle me prit la main, dit au revoir à chacun sans prendre la peine de les regarder, ne pouvant ôter les yeux de mon visage et m’invita, me força plutôt à sortir. Après une longue et silencieuse promenade où pas un seul mot, où pas un seul souffle ne sortit de nos lèvres, nous nous embrassâmes à la nuit tombée, et nous passâmes la nuit ensemble.
Si je devais à présent définir plus en avant son caractère et sa personnalité, puisque c’est avant toute autre chose ce de quoi il s’agit et ce qui me séduisit chez elle en priorité, je ne vois qu’un seul mot qui conviendrait : unicité. Tandis que mon être, selon ma propre définition ou la manière dont on me voyait et voit encore est immanquablement double, ni ombre ni lumière, ni ange ni démon, ni blanc ni noir, mais tour à tour l’un et l’autre, de mon caractère à mes idéaux, en passant par mon physique et mes paroles, incarnation improbable et inespérée de la somme des extrêmes, Louise est indubitablement plus franche et droite. Elle est une femme de conviction, de morale, de droite ligne : tout en elle respire l’assurance et la fermeté, quand bien même son chemin, comme celui de nul autre, serait clairsemé de zones de doute. Mais si l’on devait le dessiner, on représenterait tout d’abord une ligne : et à intervalles plus ou moins réguliers, des trémolos symboliseraient ses errances. Mais ces fluctuations seraient imperceptibles, et avant même de comprendre et de s’apercevoir de leur existence, on réaliserait combien elles sont accolées à sa conduite de toujours et combien il est idiot de prétendre vouloir en faire des exceptions – par comparaison, « mon » chemin serait quant à lui bien plus complexe… il faudrait pour cela se représenter deux courbes, se croisant à maintes reprises, tantôt n’en formant qu’une seule tantôt s’éloignant et baguenaudant l’une fort loin de l’autre si bien que l’on douterait qu’elles décrivent une seule et même personne – ou des particularités. Elle fait toujours – et j’insiste sur ce mot, ce n’est pas là une énième exacerbation lyrique – ce qu’elle annonce, quand bien même elle se saurait vouée à l’échec. Elle est de ces personnes qui aiment à aller jusqu’au bout de la moindre folie et tenir leurs engagements, ne jamais rompre les promesses et rester à jamais droite, même si le moindre incident a sur elle des effets impressionnants ; elle fond véritablement en larmes, y compris quand l’enjeu soulevé par le défi est insignifiant. En un mot comme en cent, elle était franche et entière : je ne pouvais que la chérir.
Pourtant, nous n’avions, semble-t-il, rien en commun concernant nos idées respectives sur la politique, la philosophie, l’art : elle était ouvertement à droite – peut-être, quand je l’eus rencontré, l’ignorait-elle elle-même – tandis que mon cœur était plutôt à gauche et battait parfois au centre ; elle était – est – une, j’étais – suis – multiple ; enfin elle haïssait la littérature : j’en avais fait mon métier, du moins l’un de mes métiers – je parle ici bien de littérature et non de lettres ; il y a une distinction cruciale que je me fais force d’éclaircir très simplement, du reste : la littérature est un art, la lettre est une matière. On peut considérer le rapport liant les deux semblable à celui existant entre la théorie et la pratique : j’étais professeur de Lettre, j’écrivais la Littérature. Elle la considérait, et l’on ne peut lui donner entièrement tort, comme parfaitement inutile et donc cruellement absurde. Mais comme me l’avait excellemment dit une camarade de faculté – avec laquelle j’entretiens toujours d’excellentes relations –, l’humain ne pourrait survivre sans les choses inutiles de l’existence, à commencer par l’Art. Elle voyait en Baudelaire et en Verlaine des fainéants, traitaient les romanciers de faibles, les « théâtreux » de bouseux ; elle ne voulait entendre parler d’aucune figure de style, ni métaphore ni catachrèse, et ne voulait rien lire de plus que journaux et droits civils. Rapidement, il me fallut lui révéler ce que je faisais dans la vie, et elle m’en aima d’autant plus.
L’on ne peut pas dire, et je ne dirai pas, qu’elle était malheureuse d’être ce qu’elle était. Qu’elle épousait certaines idées malgré elle, contre son gré, pour la seule et stricte raison qu’elle jette régulièrement par la fenêtre ce qui ne lui plaît plus. Mais je pense qu’elle s’est aperçue à mon contact qu’une autre vision du monde était possible ; pas nécessairement meilleure, ni pire, mais juste différente. Son premier réflexe fut, le lendemain même de notre rencontre, de dévorer le moindre de mes ouvrages : elle pensait que connaître mes écrits lui permettrait de mieux m’appréhender. Hélas pour elle, elle en ressortit plus troublée et hagarde qu’auparavant ; il faut dire pour expliquer cela que sa culture littéraire en terme de fiction se bornait à ce qu’on appelle l’écriture « moderne » – et qui fut en réalité mon principal domaine d’étude en faculté, du moins en licence. Peut-être dois-je éclairer un rien cette terminologie qui peut surprendre, mais on considère l’époque moderne comme étant enchâssée entre Louis XIV et la fin du dix-neuvième siècle. Marcel Proust est souvent considéré, du moins en ce qui concerne la temporalité, comme le premier des auteurs contemporains – et encore ! uniquement la période dite « romantique » et, plus spécifiquement à Victor Hugo. Ainsi, quand elle lut Rosa Rosarum ou encore Il ne pleuvra plus désormais, elle fut un instant désorientée vis-à-vis de certains jeux narratifs, concernant une certaine distance entre la personne du narrateur et le personnage – bien que les deux parlent à la première personne – ou encore les différents degrés de lecture qui font de mes textes des textes imbriqués, à l’image du schéma que j’eus fait plus haut pour illustrer le concept d’Acide Abîmé. Ce fut une des expériences les plus enrichissantes et les plus merveilleuses de toute mon existence, puisque j’ai pu ainsi observer et comprendre les réactions diverses que provoquaient mes écrits sur mon lectorat : l’incompréhension, le doute, la peur, la révolte, le rire parfois – y compris quand je ne l’avais pas désiré, souvent même sans l’avoir désiré – eurent ainsi moins de secrets pour moi.
C’est bien là l’ignoble drame qui frappe l’auteur : la réception de l’œuvre. L’auteur est ainsi tour à tour comme un père regardant son enfant grandir et s’épanouir mais sans savoir ce qu’il devient du jour au lendemain, comme un sculpteur modelant un morceau d’argile les yeux bandés et comme un acteur à qui l’on interdit d’assister à une projection commune du film auquel il a participé. Jamais on ne peut percevoir directement les réactions produites par le texte sur un lecteur : toujours en a-t-on une vue biaisée et retardée, via les critiques ou les lettres de lecteurs, que j’affectionne particulièrement. Mais être aux côtés d’un de ces lecteurs, sa tête dans le creux de votre épaule et vous, lisant ainsi en même temps que lui votre propre texte et pouvant ainsi savoir à quelle ligne il soupire d’aise, quel mot le fait rire et quelle réplique le fait réfléchir, cela est précieux. J’ignore si cette expérience aura modifié ma manière d’écrire bien que je le croie, quelque part ; mais ce furent là les plus délicieuses – bien que prudes – de mes soirées avec ce qui sera alors ma seconde et actuelle épouse.
Lors de la lecture, elle ne me posait jamais de questions : toujours attendait-elle de finir l’ouvrage pour se précipiter sur moi et m’assaillir à renforts de « pourquoi » et de « comment », et moi de lui répondre, parfois assez lunatique, souvent désemparé : elle me demandait sans vraiment s’en apercevoir de justifier mes choix d’auteur, concept que j’ai déjà dit détester et que je déteste effectivement. Je ne pouvais donc absolument pas répondre à ses questions, quand elle me demandait pourquoi j’avais employé ici telle image, tel mot, telle référence ; bien souvent, je haussais les épaules et lui disais très simplement « parce que ça me paraissait bien » ; elle n’en était pas satisfaite et je la comprenais tout à fait. Alors, très rapidement, j’ai eu à écrire un petit mot pour expliquer toutes mes ambitions d’auteur. Ce mot, donc d’un usage purement intime a été par la suite réinsérée dans la préface de l’essai Le huitième et dernier chemin dont le concept initial, rappelons-le, est de raconter une histoire « à rebours », soit en commençant par l’épilogue et en remontant ainsi jusqu’au prologue. L’idée était de montrer que même ainsi, l’histoire se « tient » et que de fait, moins que l’enchaînement logique des péripéties c’était leur succession, achronologique ou non qui importait. Afin de ménager les futurs lecteurs, j’ai réfléchi, tout au long de l’écriture à une manière de préface ou d’introduction, de note qui aurait pu me permettre d’expliquer clairement mes intentions ; et il se trouve qu’alors j’ai eu idée de réimplanter ce petit écart à destination de mon épouse au sein de cette préface, et qu’il s’y accorde du reste parfaitement puisque je n’ai aucunement eu besoin de modifier le moindre mot. Pour mémoire, voici donc le fameux passage :
« Ne croyez pas qu’un auteur est un Dieu tout puissant. Bien au contraire : devant son texte, il se trouve être le plus démuni de tous. Il se retrouve être inférieur au critique, inférieur au lecteur, inférieur à l’œuvre même : il se retrouve être le plus mal placé pour parler de ce qu’il vient de composer. Même les plus riches des poètes, qui réfléchissent au destin de la moindre virgule et à la place de la moindre syllabe se sentent dépourvus devant ce corps qu’est le texte achevé et qui semble bien différent de ce qu’ils ont cru écrire.
« Certes, il lui ressemble : mot à mot, c’est bel et bien lui à n’en point douter. Mais à considérer l’ensemble, il se dessine des dynamiques qu’ils ne soupçonnaient, des sonorités étranges, des maladresses jusque là invisibles et, parfois pour son plus grand bonheur, de jolies tournures dont il ignorait l’existence. C’est en réalité fort simple à saisir et à comprendre : il faut s’imaginer un peintre dessinant une fresque sublime, perpétuellement le nez sur sa toile, sans jamais prendre de recul, y compris pour retoucher un coloris incertain. Et quand enfin il se signe au bas du tableau et qu’il observe l’ensemble, c’est pour lui impossible de croire qu’il a bien accompli cela. S’il se rapproche, la moindre fluctuation de la pâte lui est connue et familière ; mais s’il s’éloigne, il ne voit plus rien.
« L’auteur peine à considérer comme un ensemble ce qu’il compose : il croit toujours avoir affaire à un assemblage de détails disparates, ainsi aligne-t-on les mots sur une ligne. Mais le lecteur qui lui ignore le moindre processus, qui ignore l’histoire de chaque mot qui a été pesé et choisi, considère le tout comme un être unique et entier. En cela il voit plus loin et plus clair que l’auteur qui, en revanche, connaît en détail ce qu’il a composé. Ainsi les critiques qui veulent expliciter la dynamique d’une œuvre sont légitimement plus savant que l’auteur, ainsi les critiques qui prétendent l’expliquer pédantisent autant qu’il est possible de le faire. »
Bien entendu, ce court passage est développé dans la préface mais je l’avais donné tel que à mon épouse, qui n’était alors que ma petite amie à cet instant-ci – je précise que contrairement à Alice, je ne me serai pas fiancé à Louise, pour une raison que je ne saisis qu’à moitié du reste mais qui devait sans aucun doute être à cette époque fort pertinente – et qui comprit alors ce que je voulais lui communiquer, ce que je défendais alors ou plutôt, ce que je commençais doucement à défendre – car je n’étais là qu’à un stade primaire de ma pensée – à savoir que l’auteur n’est qu’un outil, et que la scie est incapable de comprendre pourquoi elle a scié un bout de bois d’une certaine manière et non autrement.
Après avoir ainsi tout lu, Louise crut tout de même mieux me percevoir : et elle est à dater de ce jour ma première lectrice lorsqu’une idée jaillit de mon cerveau torturé et de même me pose-t-elle en fin de texte nombre de questions, m’amenant à remettre en cause mon écriture et mes choix, à avoir sur mes productions un œil critique qui, sans elle, n’existerait tout simplement pas.
Que dire de plus la concernant ? Oh ! je pense que le reste ne serait qu’un étalage de pure intimité, concernant ses goûts pour la musique, le cinéma, ses plats préférés, et serait donc parfaitement inutile. Je m’en vais donc préciser qu’en quarante années de mariage, plus ou moins, jamais elle ne m’aura trahi, et jamais je ne l’aurai trahi ; et nous nous aimons comme au premier jour, unis pour le meilleur et le pire.
Rose fut conçue dans les premiers soirs qui suivirent notre rencontre. Nous nous protégions pourtant, jusqu’à ce que nous fassions les tests d’usage afin de nous passer de quelques accessoires « caoutchouteux » ; mais il s’avère que les dits artefacts restent fiables qu’à une certaine limite et qu’ainsi, rapidement, nous dûmes prendre une décision. Devait-on garder cet enfant ? Nous étions déjà profondément amoureux l’un de l’autre et la question ne se posait donc pas selon cet angle-ci, mais bel et bien concernant la création d’un foyer. Si je pouvais, par mes seules activités, entretenir un ménage et un enfant sans aucune difficulté mais ni, non plus, avec une grande marge de manœuvre, un enfant obligeait surtout ma femme à abandonner l’espoir de passer ses concours. C’était l’un ou l’autre, et ce fut l’un. Ainsi comprit-elle aisément combien l’idée d’avoir un enfant me tenait particulièrement à cœur, et me fit-elle la plus grande des preuves d’affection à mon égard en se sacrifiant sur le plan professionnel. Fut une époque où elle m’en voulait particulièrement, comme je présume toute mère au foyer s’en veut tôt ou tard d’avoir sacrifié ses activités pour élever l’avenir, mais elle fut dans l’ensemble heureuse et satisfaite de son choix tant j’ai su la supporter, l’épauler, l’aider, la chérir pendant cette épreuve. Ainsi ai-je déménagé de mon studio vers une « vraie » maison, ainsi a-t-on lancé toute une procédure de mariage afin de légitimer ce futur enfant, ainsi ai-je définitivement quitté ma vie de garçon et de bohémien pour devenir véritablement un homme.
Ce fut lors de ces neuf merveilleux mois que je m’aperçus combien Louise était belle enceinte. J’ai énormément de mal, tandis que je me rappelle cette étrange aventure où je fus moi aussi enceint quelque part, allant jusqu’à ressentir des contractions, subir des crises d’insomnie et d’abattement total, à trouver les mots justes pour dépeindre toute la joie qui s’empara alors de moi. Avant cela déjà, j’avais pour les femmes en attente d’un enfant une tendresse particulière, mélange étrange d’érotisme et de curiosité, mêlé encore à une forte envie de protection et d’orgueil. Mon cœur bat fort quand j’écris ces mots, les larmes de bonheur s’écoulent les unes après les autres sur mon clavier et ma chemise, je me sens extraordinairement bien. Mes souvenirs sont troubles, je crois retrouver là ce syncrétisme des sens que j’avais évoqué lors du récit sur Guillaume mais amplifié, démesuré, poussé à son paroxysme. Me remémorer la peau de lait du ventre de mon aimée fait remonter en moi un goût de papaye et de menthe poivrée, un parfum velouté de crème, des sons cristallins ; ses yeux éveillent en moi des odeurs d’iode et le vertige des hautes montagnes, du marbre d’Italie ; sa bouche du sucre, du miel, des cerises, des violons. Comment ou pourquoi, je l’ignore ; mais je revis ces instants. Je revis cette adoration, car c’est là bel et bien de l’adoration, celle du « prêtre devant l’idole », avec véhémence et interrogation car jusqu’à ce soir, jusqu’à la nécessité de me souvenir de ces tendres années, je n’imaginais pas ces pensées aussi puissantes. Je les savais présentes, mais je ne leur accordais pas plus de soins que celles ayant attrait à Alice ou à Guillaume ou encore à mes autres compagnes. Maintenant que leur trace m’apparaît si claire je ne pourrai plus, je crois, être si distant les concernant.
Je me revois encore jouer de mes mains autour de son ventre qui grossissait et qui abritait un miracle ; je me revois encore la prendre dans mes bras et l’embrasser sur les tempes pour la rassurer et lui certifier que je serai toujours là ; je me vois, en pleine nuit et tandis qu’elle errait paisiblement dans un de ces rares moments de sommeil, trop rares pour la femme-déesse, lui prendre fermement la main et lui répéter mes serments d’amour et de fidélité ; je me sais l’aimer plus puissamment et plus intensément, plus cruellement, plus égoïstement qu’aucun amant n’aura aimé son épouse. Louise put réellement s’épanouir au cours de cette grossesse, tout comme lors de l’attente d’Aurore ; et ainsi ce fut à la fois une peine et une immense joie de voir notre fleur éclore.
Notre première fille est une copie conforme de ma mère. Ce n’est pas peu dire et encore ! j’ai peur que l’on me croit exagérer la chose. Il n’en est rien : c’est ma mère, quel que soit le point sous lequel on pourrait considérer l’évènement. Petite, elle était extraordinairement blonde ; grande, cruellement châtain. Sa taille, ses gestes, sa voix, tout me fait éternellement penser à ma mère qui nous quitta il y a de cela une dizaine d’années ; mais étrangeté que celle-ci, je crois la voir réincarnée dans mon propre enfant et ainsi fut-ce comme si jamais elle ne me quitta – c’est là du reste une réaction de défense malheureusement commune. Ma mère avait ainsi tenté de faire jadis de même lors de la perte de ses parents et mon frère, en vain ; car personne ne put venir se substituer à eux aussi bien en apparence qu’en personnalité. On raconte pourtant, et c’est quelque chose que je m’amuse à croire encore fortement, quand bien même il m’arriverait d’être bien plus ironique ou mélancolique quand je l’évoque que sincère et sérieux, que lorsqu’un vieillard sort de la vie, un enfant y entre afin de rétablir un équilibre ; cet enfant n’est jamais que l’incarnation de l’âme du vieillard (peut-être l’ai-je déjà abordé dans ce texte, je ne m’en souviens pas et si c’est le cas, je suis incapable de le retrouver [une autre preuve de l’incompétence de l’auteur à parler de son propre manuscrit !], mais je considère que trois composantes construisent un être : le corps, soit l’enveloppe matérielle, l’âme, soient son caractère profond, ses impressions, ses intuitions et enfin l’esprit, soient les expériences, le savoir, la sagesse acquise au cours d’une vie. Un corps sans âme ne peut aimer, un corps sans esprit ne peut apprendre.
À la fin d’une vie, quand le corps retourne en terre, l’âme assimile l’esprit et en devient ainsi plus grande. Je crois en une vertu transcendante, qui rend l’âme de plus en plus belle au fur et mesure de ses réincarnations jusqu’à atteindre un but ultime. Ainsi est-elle égale d’un Dieu, et ainsi est-elle la sagesse et le savoir combinés) au sein d’un tout nouveau corps. Rose pourtant avait onze ans quand sa grand-mère partit, d’extrême fatigue ; et son caractère ne sembla pas évoluer du tout au tout après cette expérience qui la marqua sensiblement.
Pour en revenir à mon propos initial, je pense qu’il ne s’agit là que d’une manière de rassurer l’esprit et d’apaiser l’âme : en croyant en une réincarnation, c’est en toute une logique de l’utilité existentielle à laquelle on croit en réalité. Si l’être perdure au-delà de la mort, dans une forme comme dans une autre, alors c’est comme si elle servait à un plan divin supérieur. C’est se sentir soi-même comme appartenant à une gigantesque machine dont on n’est certes qu’un minuscule rouage, mais pourtant un mécanisme essentiel à sa bonne marche. Songer à tout cela, et réussir un jour à faire son deuil permet d’affronter sa propre fin plus sereinement : ceux qui pleurent les morts des années durant ou s’enferment dans des veuvages sempiternels ne sont en définitive que des peureux et des lâches, fuyant leur propre chute en retardant la réalité d’une autre qui, inexorablement, leur rappelle le temps qui passe –, comme si toujours elle resta à mes côtés ; j’ai toujours su la voir pourtant avec des yeux de père et non de fils, et à assumer ce rôle du mieux possible, à gronder si nécessaire – ce ne le fut pas autant que pour sa sœur, comme vous le comprendrez sous peu –, à promettre parfois, à guider toujours : car je ne voulais pas reproduire la même erreur que mon père et amener mes enfants à suivre le chemin parfaitement opposé au mien afin de découvrir la droite voie, mais au contraire toujours donner le bon exemple.
J’espère y être parvenu : Rose, tout du moins, ne m’a jamais rien reproché. Elle est, à l’instar de ma parente, très silencieuse mais elle sut voler la franchise de sa mère et à dire sans prendre de détours ni de pincettes ce qu’elle ressent et ce qu’elle pense sur l’un et l’autre. Elle sait également être discrète quand la situation l’exige, mais jamais fielleuse ni hypocrite, y compris quand cela lui permettrait de briguer certains objectifs secrets : l’honnêteté reste pour elle la seule et unique solution, toujours. Je l’ai souvent mise en garde : le monde n’est pas comme elle pourrait se l’imaginer, il est bien pire. Et cette franchise, cette honnêteté et son visage ouvert peuvent la faire paraître naïve plutôt qu’ingénue, et inciter certains à abuser de sa confiance ; très tôt, je pris alors soin de lui dispenser une certaine éducation « militaire » afin de lui apprendre à se défendre.
De quoi se composait cette éducation ? Tout d’abord, de certains rudiments de ce qu’on appelle la « self-défense ». J’avais appris totalement par accident, auprès de ce qui fut un des gardes du corps que l’on m’assigna lors d’une visite en Belgique – précaution inutile, mais indispensable pour d’ennuyeuses histoires de police d’assurance – quelques gestes et techniques élémentaires qui permettent, sinon de gagner un combat, de faire mal et de prendre la fuite : comme dit le sage, celui qui combat et fuit peut survivre et revenir se battre le lendemain. L’entraînement fut particulièrement cocasse en vérité, puisque Rose se révéla bien plus forte que je ne l’aurais cru, manquant à l’une ou l’autre reprise de me faire durablement mal. Louise considérait nos jeux avec bienveillance et humour, s’installant paisiblement, un verre d’orangeade à la main tandis que nous « combattions », applaudissant un joli geste ou une belle répartie, car là était le second pan de mon éducation : la parole.
On dit que c’est une arme, c’est incorrect : c’est l’Arme dans toute sa splendeur. Un mot judicieusement placé peut tuer, déstabiliser, étouffer, blesser ; c’est grâce au Mot que les nations se bâtissent et que les révolutions grondent, que les tyrans gouvernent ou sont au contraire exécutés. Je pense ne pas avoir à développer ici même cette idée : c’est là un topos des plus reconnus. Ainsi pouvait-on se lancer, tout d’abord Rose et moi, puis Louise, puis, plus tard, Aurore, dans de véritables « combats d’insultes » où l’originalité était de mise. Il était interdit d’être grossier, scabreux ou ironique ; j’avais même élaboré cinq règles simples pour nos duels :
Règle 1 : Seules deux personnes à la fois peuvent participer à un combat d’insultes ;
Règle 2 : On ne fait référence ni à la famille, ni à l’apparence physique (y compris les habits et les accessoires) ;
Règle 3 : En cas de répartie faible ou incertaine, un tiers décidera de la validité de la réplique ;
Règle 4 : Bien que le dialogue ne puisse se dérouler en une langue autre que la langue usuelle des participants (ou tout autre langage selon un accord commun avant le début du duel) il est autorisé de faire appel à un vocabulaire ou aux idiomes issus d’une langue étrangère ;
Règle 5 : Pour remporter le duel, il faut gagner deux manches successives. L’on gagne une manche en déstabilisant son adversaire, qui ne trouve alors pas quoi répondre à la dernière réplique, puis en l’achevant d’une autre répartie.
Bien qu’il ne fût jamais édicté explicitement dans ce règlement – que j’ai d’ailleurs écrit en lettres gothiques et encadré (il est toujours accroché dans mon bureau, précisément derrière l’ordinateur sur lequel je compose ce texte) peu de temps après son élaboration – qu’il est interdit d’être grossier, jamais nous ne le fûmes : notre modèle exclusif était, comme de bien entendu, le capitaine Haddock, et la lecture régulière des albums de Tintin à compter du Crabe aux pinces d’or – où il fait sa première et magistrale apparition dans la série ; ce biais me permit de convertir ma femme et mes filles au neuvième art du reste, ce qui reste une de mes plus grandes fiertés puisqu’il n’en fut pas de même de l’informatique et du vidéoludisme – ne cessa de nous donner de nouvelles idées afin de remporter la victoire. Il ne fut pas un domaine, scientifique, littéraire, artistique qui ne fût passé au crible : nous recherchions les termes les plus exquis et les plus exotiques en marge d’expressions qui, bien que ne comportant aucun terme délicat, avait pour but d’être ouvertement brisant.
Un combat se déroulait toujours ainsi : l’on tirait au sort – souvent à « pile ou face », mais parfois grâce à une partie d’échec, de football etc. – qui allait commencer. Je précise qu’ici, l’idée n’était pas de remporter, mais bel et bien de perdre ce tirage au sort : il est toujours plus aisé de répondre à une attaque et de répliquer que de trouver immédiatement une formule intrigante ; on a ainsi vu des duels se finir en trois attaques : la réponse à la première laissait sans voix, et la dernière achevait le malheureux adversaire qui se retrouvait être Gros-Jean comme devant. À l’inverse, on vit parfois des après-midi entières consacrées qu’à un seul et unique duel, des journées où les participants étaient particulièrement en verve : il était en cela merveilleux de constater que rien n’était jamais écrit de par avance. Du reste, je fus rapidement dépossédé de ma propre idée puisque battu systématiquement par mes filles ; j’ai toujours pu garder une tête d’avance sur Louise, bonne dernière mais qui nous surprit plusieurs fois à l’aide d’un vocabulaire issu de réminiscences de ses anciens cours en faculté de droit.
Ainsi donc Rose – puis Aurore, je ne le repréciserai sans doute pas quand je parlerai d’elle – sut-elle se doter dès son adolescence d’armes prodigieuses : peut-être grâce à cela n’eut-elle aucun ennui – et surtout pas des ennuis approchant ceux que j’ai eus et dont elle ignore encore la teneur exacte... sans doute, je viens d’y songer, apprendra-t-elle l’une ou l’autre chose me concernant si elle lit un jour ce texte – lors de ses années de collège et de lycée et entra-t-elle fièrement dans le monde universitaire.
Je n’ai eu à son égard aucun vœu concernant sa profession future et, quand fut le moment venu de s’inquiéter de son avenir j’ai eu à la rassurer : quels que soient les buts qu’elle se fixe, si ceux-ci sont atteints, je serai fier d’elle. Qu’elle soit scientifique ou littéraire, manuelle ou intellectuelle, prude ou libertine, peu m’en importait ; seul son bonheur compte. Élève relativement bonne à l’école, au sortir d’une filière scientifique au lycée, elle n’avait développé aucune affection particulière pour une matière à proprement parler, pas plus que pour une activité extrascolaire – elle fit un peu de théâtre, savait (je parle au passé, mais je ne serai pas surpris d’apprendre, compte tenu de sa mémoire, que c’est toujours d’actualité) un ou deux accords de guitare, faisait du tennis en amateur, mais rien de « sérieux » ou, dans tous les cas, de carriériste – et n’avait pas de réels projets. L’enseignement ne la tentait guère, pas plus que le droit ; néanmoins elle rejoignit cette dernière école par dépit, afin d’avoir un pied dans le système. Je la rassurai : tout comme je fis une année de médecine, elle pouvait faire une année de droit – ou un semestre, ou un mois, ou un jour… l’essentiel étant l’obtention du statut d’étudiant. Peu de chose croit-on, mais tout en réalité – et réfléchir au fur et à mesure de ses contacts avec les professeurs, avec ses amis, avec le personnel du campus sur une autre orientation, si jamais cette première ne lui plaisait pas ; la « filière droit » a du reste une qualité que je concède encore aujourd’hui, celle d’être, du moins en première année, assez généralisante. Une manière de croquer l’apéritif avant de choisir le menu, comme je me souviens le dire à l’époque.
En réalité, je n’avais qu’un seul vœu : que jamais elle ne rejoignît une école préparatoire, car j’ai été horrifié dans ma jeunesse par les témoignages de plusieurs amis et amies – dont certains rejoignirent les facultés au terme d’une ou deux années passées dans ces établissements – concernant le rythme de telles écoles, et ses conséquences sur les étudiants. Comme je m’y attendais, la faculté de droit ne l’intéressa nullement mais elle lui permit de comprendre où serait sa voie : et ainsi, après avoir passé plusieurs concours obtint-elle une charmante place dans une grande institution boursière que je ne nommerai pas ici, place qu’elle occupe toujours du reste. Et comme il n’est besoin de le préciser, il s’agit du métier qu’aurait sans doute fait ma mère si elle ne s’était pas mariée. Je n’aborderai pas plus en avant sa vie privée, qui n’est pas ici l’essence de mon propos : je ne m’aviserai seulement de dire que je suis grand-père de quatre garçons et de deux filles, sans préciser comment ni par qui.
Aurore est donc la seconde de mes filles ; et si Rose sut prendre physique et caractère de « mon côté », Aurore fut quant à elle totalement affiliée à ma belle-famille. Elle hérita en premier lieu de l’entière beauté de sa mère, de son caractère également, de sa fierté et de son orgueil ; de la mémoire de mon beau-père et des talents d’organisation de sa grand-mère maternelle. Elle est brune corbeau et, étrangement, fort grande, ce qu’elle dût grappiller, je pense, de mon frère qui avait une certaine taille de son vivant ; elle est convaincue et droite, et son parcours dans l’existence fut bien plus atypique que celui de sa sœur et demande, je pense et cela sans rentrer spécifiquement dans sa vie privée, un large paragraphe. Du reste, j’ai son accord concernant l’écriture de ce passage et elle ne revient jamais sur une décision donnée ; tout au plus fait-elle comprendre à l’instigateur qu’il a pu mal agir et je m’attends, si mes mots sont un rien faibles, à un retour de bâton mais courage ! la vérité avant toute chose.
Tout en réalité est faute de son caractère ; car quand bien même elle serait aussi franche que sa sœur, ce que je n’ai jamais douté du reste, elle est également beaucoup plus cynique, sarcastique et ironique. Elle a une manière d’« humour à froid » difficilement compréhensible pour le profane tout comme pour le connaisseur, si bien qu’on ne sait jamais réellement quand elle plaisante et quand elle dit la vérité. Elle a l’insulte facile, le quolibet immédiat ; mais à travers ses prises de position extrêmes l’on peut déceler au travers la tendre vérité qui perce alors, comme pointe le soleil au travers des nuages. Et ses remarques sont toujours pertinentes et intelligentes et permettent, à qui sait les comprendre, de progresser au sein de son propre parcours.
Est-ce par prémonition que Louise choisit de l’appeler « Aurore » – « Rose » étant, on s’en doutera, de mon fait –, soit l’instant où apparaît l’astre solaire ? Je crois me souvenir de Victor Hugo : « la vérité est comme le soleil : elle laisse tout voir et ne se laisse point regarder » ; et ainsi Aurore de vouloir guider, montrer, aider, supporter, mais de ne vouloir en aucun cas qu’on ne la touche ni qu’on l’aide en retour. Jusqu’à très tard dans sa prime vie, en vérité jusqu’à la toute fin de son adolescence, elle passait pour muette ou autiste auprès de ses professeurs : elle ne parlait jamais en cours et n’avait aucun ami, fille ou garçon. À la maison, de même, elle restait étrangement silencieuse, lisant et dessinant, plutôt peignant de grandes et belles toiles colorées, des paysages impressionnistes à la qualité fort honorable. En cela me faisait-elle penser à une ancienne amie, que j’ai depuis perdu de vue à cause d’une malheureuse dispute – peut-être était-ce, est-ce d’ailleurs sûrement la preuve que cette amitié n’était pas aussi sincère qu’elle y paraissait. Plusieurs fois nous nous aidions mutuellement ; plusieurs fois nous nous consolions ; plusieurs fois nous nous rappelâmes mutuellement notre admiration réciproque. Elle adorait sincèrement le moindre de mes mots, j’étais fougueusement épris de ses toiles où se mêlaient l’harmonie et la grâce, la ligne et la courbe, la couleur et la réalité. Mais un jour où je fus un rien trop franc et elle, un rien trop susceptible, la colère gronda et plus jamais nous ne nous adressâmes la parole. J’ai toujours souhaité savoir ce qu’elle était devenue ; peut-être le sait-elle me concernant. Puisse-t-elle un jour entrer en contact avec moi ! – il y a de cela bien longtemps, avant d’avoir vingt ans.
Sans être surdouée, elle était « à l’aise » dans les études, bien à l’aise, même : et entrant, sans hésiter, en filière littéraire une fois le cycle supérieur en vue, elle réussit à décrocher son agrégation à la première tentative, avec félicitations et tout le tintouin. Et c’est le lendemain même de cette « manœuvre » qu’elle vint me voir, pour me tenir un charmant discours, que je vous reproduis ici de mémoire…
« Papa, parlons peu et parlons bien. Depuis toute petite j’ai voulu marcher dans tes pas ; depuis toute petite je sais que je suis bien plus intelligente que toi. Et sans mal, tout ce que tu fais, je pourrais le faire en mieux ; sans mal, tout ce que tu as écrit, je pourrais l’écrire en mieux, mais je n’y parviens pas. Je n’ai jamais haussé la voix, mais à présent je le fais ; j’ai eu parfois quelques démêlés avec la justice – j’ai hésité quant à la place de ce “détail-ci” dans mon récit, mais j’ai jugé plus judicieux de l’insérer dès à présent, plutôt que de l’évoquer avant ce monologue de ma fille. Ainsi, par un jeu connu du nombre gardé-je une manière de surprise jusqu’au dernier moment, ainsi est-ce elle-même qui en parle la première ; l’intrusion n’est alors pas surfaite mais allant naturellement de soi. C’est là une manière détournée pour l’auteur de ne pas se mettre en avant : et ainsi le lecteur a-t-il une cruelle impression de réalisme au sein du texte, réalisme qui peut être appuyé, du fait de son insertion au sein d’un passage parlé, par les répétitions et maladresses du personnage qui accréditent alors l’oralité nécessaire et imparfaite du passage. Si tant est qu’on y dissémine deux ou trois maladresses de langue, l’illusion est parfaite.
Or donc, quels sont ces démêlés dont parle ici Aurore ? Elle fait référence aux nombreuses fois où elle fut enfermée au commissariat du quartier ou invitée au bureau du directeur de son établissement pour s’y expliquer sur l’une ou l’autre faute. Plus particulièrement fait-elle référence à deux incidents qui, coup sur coup, nous laissèrent demander s’il ne fallait pas prendre de grandes décisions. Tout d’abord, tandis qu’elle devait avoir quatorze ans, si ma mémoire est bonne, il y eut une violente bagarre non seulement avec des camarades de classe, mais également avec plusieurs surveillants… et elle eut le dessus, elle eut indubitablement le dessus. Ses adversaires étaient des hommes de vingt-cinq ans, mais elle parvint à les mettre à terre et à faire de profondes et terribles marques à coup d’ongles et de crocs : il y eut des plaintes et nous dûmes payer des amendes. La raison de la bagarre est restée floue de longs mois avant qu’un des dits surveillants, me rencontrant par le plus complet des hasards en rue, ne m’explique qu’on avait fait une remarque déplacée sur la tenue vestimentaire d’Aurore (un autre point que je n’ai pas voulu aborder, mais l’adolescence de ma fille fut marquée par une certaine tendance à suivre ce qu’on appelle le “gothisme”. Bien que désapprouvant, pour certaines raisons, ceux qui se disent appartenir à ce courant, force m’a été de constater que cela lui seyait particulièrement bien) et qu’elle eut à réagir alors fort mal ; les adultes se retrouvant pris dans le flot de la bagarre ont été des victimes malheureuses, là au mauvais endroit, au mauvais moment.
Moins d’une dizaine de mois après cet évènement notable, à nouveau nous reçûmes un appel, cette fois-cidu commissaire en personne : parce qu’un inconnu avait tenté de la voler (selon ses dires), Aurore lui avait poché un œil. Encore une fois, l’argent étouffa l’affaire... – et on m’a reproché une violence qui n’a rien à voir avec une révolte ou un agacement : je n’aime tout simplement pas que l’on marche sur mes plates-bandes.
« Pourtant, mon cœur me pousse vers la peinture ; tu le sais, et je le revendique. Je me doutais pourtant bien que tu allais m’empêcher de faire carrière, mais voilà : à présent que j’ai un emploi stable pour assurer mon pain, je peux tout également être artiste et être bien plus célèbre que tu ne le seras jamais. C’est pour cela que je n’ai jamais trop parlé : je travaillais pour acquérir une légitimité professionnelle, à défaut d’avoir une légitimité dans mon art, ce que j’aurai prochainement. ».
Je lui répondis : « Très bien » et elle en fut chagrinée : elle s’attendait à bien plus de réticence de ma part. Elle surenchérissait : « Est-ce que tu as bien compris, papa, que je me suis moquée de toi pendant toute ma vie, que je voulais te dépasser et que je vais y parvenir ? ». Je répondais, laconique et, pour l’énerver d’autant plus, très désintéressé – ce que j’étais réellement, du reste, du moins à moitié : « Médiocre est l’élève qui ne surpasse pas le maître. ». Elle éclata d’un semblant de rire nerveux et ce fut le silence. Nous nous regardâmes profondément, chacun tentant de percer les secrets de l’autre pendant deux à trois minutes, en vain. Je répondis alors à son annonce de cette façon :
« Ma fille, Aurore, mon soleil, ma lumière, qu’ai-je donc fait, qu’ai-je donc dit ou, au contraire, que n’ai-je omis de dire ou de faire pour que tu me voies comme le tyran que tu t’imagines ? Est-ce mes remontrances quand tu dépassais les bornes ou que tu faisais preuve d’un évident manque de respect à mon égard, à l’égard de ta mère, de ta sœur ou de ta famille, ou encore de tes connaissances, de tes professeurs et qui étaient donc parfaitement justifiées ? N’ai-je pas manqué, quand l’occasion le justifiait, de te récompenser pour tes efforts quand je savais que tu avais travaillé plus que de raison ? N’as-tu jamais été malheureuse dans ce foyer ? Je connaissais tes goûts pour la peinture, et j’ai toujours vu en ton silence et en ton individualisme moins une marque de rejet qu’une trace de génie et je respectais cela.
« Je n’ai jamais voulu, et Dieu sait combien de fois les professeurs m’y ont invité, explicitement ou plus élégamment, t’amener devant les psychologues pour des raisons que tu connaîtras peut-être un jour, si je choisis de les relater d’une quelconque manière – curieuse prophétie, je viens de m’en souvenir… il faut dire qu’alors, si ce n’était Louise et encore, que très partiellement (encore une fois, je me répète mais cela est bon, certains détails de ma vie resteront à tout jamais miens), aucune de mes filles ne connaissait mon trouble passé. Rose s’en doutait, je le sus plus tard, après avoir “intercepté” une discussion entre sa mère et moi mais ne pouvait pas, par manque de données, réunir les morceaux épars. Aurore, quant à elle, n’avait strictement aucune idée de tout ce que j’ai pu raconter ici même, et plus spécifiquement dans la seconde partie de mon texte. Je précise que cette révélation que je lui fis alors n’eut strictement aucun effet sur elle, comme je m’y attendais un rien par ailleurs et je pense ne pas me tromper en disant qu’elle crut alors qu’il ne s’agissait que d’un banal effet de style, comme je peux si facilement en improviser – pour soigner une maladie qui n’existe que dans leurs dossiers.
« Et si tu m’avais annoncé, à tes dix ans, que tu voulais devenir peintre, dame ! je ne m’y serais pas opposé et sois rassurée que ta mère non plus. Je ne peux pas t’assurer que nous ne nous serions pas inquiétés pour ton avenir, comme tous les parents s’inquiètent pour leurs enfants et qui sait ? si un jour tu trouves la perle rare comprendras-tu ce que ça fait, mais nous ne t’aurions pas bridée pour la stricte raison que je suis moi-même un artiste, un bohémien, un boétien, un paumé même ! qui aurait sans nul doute pu tenir le rôle de Jean-Paul Belmondo dans À bout de souffle… je t’aurais laissé faire. Je connais ton talent, j’ai vu tes toiles et je pense que tu as ton message à dire, ou plutôt à vociférer à la face du monde si j’ai bien compris la manière dont tu raisonnes.
« Si cela marche, sublime ! Mais si cela échoue, et il faut une part de chance dans le processus, je parle, je peux te l’assurer, en connaissance de cause, il faut bien évidemment rebondir. À ce niveau-là, pas d’ennuis : tu as déjà ton issue de secours et je me dispenserai donc de t’inviter à en avoir une. Mais à présent, à présent ma fille, fais comme bon te semble : tu es majeure et vaccinée, et bien que vivant encore sous mon toit – Rose quitta le domicile dès ses dix-huit ans. Aurore, bien plus pantouflarde, ne partit qu’une fois ses vingt-huit ans révolus ; non réellement par confort, mais pas facilité – je ne t’impose nullement mes règles, comme d’autres n’hésiteraient pas à le faire. Je ne souhaite, c’est stéréotypé et j’en ai conscience, que ton bonheur et surtout, surtout ! que tu me surpasses comme je l’ai dit.
« Dépasse-moi. Vois plus loin. Va au-delà. Si c’est là le seul ordre que je te donne, c’est celui-ci. Après, fais-en ce que tu veux. Jusqu’à preuve du contraire tu resteras toujours, n’en déplaise à tes futurs détracteurs, et si tu exposes tu en auras nécessairement, fais-moi confiance, maître de ta propre vie. »
Une ou deux minutes s’écoulent, et elle fond en larmes avant de tomber dans mes bras : elle me fait alors sa seule, première et touchante déclaration d’amour qui restera à jamais gravée dans ma mémoire, dans mon cœur, dans mes yeux. En vingt-six ans elle n’avait jamais été aussi expressive et soudainement, cet éclat : c’est ainsi qu’un jour, tandis qu’il n’y avait que les Ténèbres, le Seigneur étendit les bras, et vint la Lumière.
Ne croyons pas que l’histoire d’Aurore s’arrête ici, bien au contraire ne fait-elle que commencer : et j’ai, à présent que le récit de son enfance est achevé, bien des choses à dire encore. Après avoir obtenu ce qu’elle appela par la suite ma « bénédiction », elle prit une année sabbatique, ce qui n’était pas sans rappeler ma propre expression lorsque j’abandonnai la médecine pour me consacrer à l’écriture – soit dit en passant, c’est dans ces ambitions créatrices que je crois me retrouver en ma fille, alors que tout en elle, comme j’ai annoncé, la rapproche de l’ascendance maternelle – afin de se consacrer à ses travaux. Elle comptait réaliser en tout et pour tout une série d’une dizaine de toiles, ce qu’elle appelait la « Collection Revolver » et bâtir un dossier qu’elle aurait présenté à une galerie parisienne. Mais là où je restais enfermé, cloîtré même au sein de ma chambre jadis, elle, en revanche, en profita pour voyager par le monde, aux Indes, en Afrique, en Océanie notamment afin de chercher l’inspiration. Elle la trouva, puisqu’au terme de cette riche année, au seuil de l’été, parvint-elle à achever sa dixième toile. J’ai été, au cours de ce projet, son « mentor », si je puis dire : pas un coup de pinceau ne fut donné sans que je n’en fusse informé. À tout instant elle me demandait mon avis, afin de le suivre ou de s’en éloigner : elle voulait surtout être rassurée et je crois avoir parfaitement rempli ma mission.
Dieu sait pourtant si ma sensibilité artistique, concernant les domaines autres que l’écriture – ne soyons pas orgueilleux, d’ailleurs… qui suis-je, qui prétends-je être pour dire, à la vue de tout ce que j’ai édicté concernant les rapports entre l’œuvre et l’auteur, pour oser dire que je possède une quelconque sensiblerie artistique ? Tout ce que je peux avancer, arguer en lisant un ouvrage, contemplant une peinture ou méditant face à une sculpture, c’est un fameux « j’aime/je n’aime pas » dont la pertinence n’a d’égale que la culpabilité que je ressens en le prononçant. Mais après tout, pourquoi se sentir réellement coupable ?
Derrière ce diptyque immonde se dissimulent trois réalités et deux vérités, soit cinq raisons substantielles qui obligent le profane à susurrer l’un ou l’autre ; respectivement, ce sont la réalité de l’esthétisme, la vérité de la beauté, la vérité de la réception (à savoir, la compréhension ou non de l’œuvre qui demeure, par définition, subjective), la réalité de la pertinence, la réalité de l’élégance (j’entends par là l’adéquation del’œuvre avec son époque. Je préfère l’isoler de la « réalité de la pertinence » dans la mesure où une œuvre peut sembler pertinente à une époque et ne plus l’être de nos jours, et inversement) et la réalité de la transcendance, ou la possibilité qu’a la matière artistique en question de traverser les âges. Que de choses, donc, derrière un sujet, un verbe et, potentiellement, une négation ! Que d’éternité, que de savoir-faire, que de savoir-être ! C’est le « je-ne-sais-quoi » lui-même, romantique et préromantique, qui s’illumine brutalement ! Pourquoi devrait-on se sentir réellement coupable de donner son avis et d’être plus sensible que mathématique, plus sage que savant ? En réalité, ce qui déplaît dans la formule reste moins le mot lui-même que la manière dont on peut la dire et surtout, surtout ! la courte introduction qui, à un rien près, ressemble à s’y méprendre à : « je ne m’y connais rien en art, mais… », parfois suivi de « je sais ce que je n’aime pas… ». Il y a là une logique de lâche : plutôt que d’assumer pleinement son avis, on préfère le donner a contrario : ce n’est pas que l’on aime, c’est que l’on ne déteste pas. Ainsi passe-t-on pour indifférent devant l’œuvre ce qui, je crois l’avoir dit, est la pire des insultes pour un artiste – est pour le moins… limitée.
Mais j’avais, par une petite expérience dans l’illustration, un semblant de catalogue d’astuces, de combines concernant l’esthétisme, la symétrie dans les tableaux et mes conseils, sinon décisifs, lui furent utiles pour capter une expression retorde ou balayer d’un revers de pinceau un paysage lui glissant toujours des doigts.
La « collection Revolver » est, il faut le dire, dédiée implicitement à ma personne. La référence est évidente pour celui me connaissant : je suis un fanatique des Beatles comme je l’ai évoqué, et, plus spécifiquement, je suis en admiration perpétuelle devant l’album Revolver qui reste, selon moi – et selon nombre d’amateurs et de critiques, par ailleurs –, le meilleur des albums qui n’ait jamais été réalisé par le monde et par les âges. Ma lubie m’invita par là même à imprimer, avec mes courts moyens un poster magnifique, reproduction exacte de la pochette emblématique qui ne m’a plus quitté depuis mes vingt ans.
Plus précisément, cette collection est censée offrir un panorama complet de mon caractère et de celui de son autrice, ce qui explique par ailleurs les titres fort éloquents des dix pièces qui la composent : « Colère » – qui retrace nos longues années d’incompréhension, comme on pouvait s’en douter –, « A » – référence, tout à la fois à Acide Abîmé mais également à un semblant de code de conduite que nous mîmes en place tous deux après l’entrevue que j’ai décrite, et que l’on aura baptisé « Amour et Admiration » –, « Like a french-window » – ou « Comme une porte-fenêtre ». Là encore, la référence est précise, mais inaccessible pour le profane. Elle évoque, à ma fille et à moi, trois éléments forts disparates les uns des autres : tout d’abord la fameuse chanson Like a Rolling Stone de Bob Dylan, car nous nous retrouvâmes parfaitement dans les vers «How does it feel, how does it feel, to be on your own, with no direction home, like a complete unknown, like a rolling stone ? » ; nous avions (et avons encore, bien qu’un rien plus raisonné) en effet une vision de l’artiste proche de celle de l’anachorète, de l’ermite, de l’éternel gitan.
Quand, devant notre toile ou notre écran d’ordinateur ou notre feuille, nous sommes aspirés par le vide, par l’éternel vide du blanc, nous fredonnons cette chanson, afin de nous conforter dans nos choix, afin de saisir et réaffirmer que ce que nous endurons, et qui est réellement frustrant, déprimant, ignoble, n’est pas une peine, mais une récompense vis-à-vis de nos choix et que ce n’est qu’un pendant nécessaire, un « passage obligé » pour bien faire.
Ce n’est pas une épée de Damoclès : c’est au contraire ce pourquoi nous sommes. Et il se trouve que du temps où elle créait ces toiles, mon bureau et son atelier n’étaient séparés que par une fine porte vitrée… et fort régulièrement, nous soupirions et souffrions du même mal au même instant. Ensuite, le titre fait référence à une métaphore de la peinture, qu’elle évoqua au cours d’un dîner et que j’ai trouvée si belle, si choisie, si parfaite que je n’ai pu m’empêcher de lui consacrer une nouvelle entière dans le recueil L’hommage rendu au dernier Roi, « L’aveugle qui m’observait ». Selon Aurore, une toile ne présente pas un monde, ni un nouveau monde : c’est une fenêtre ouverte sur une parcelle du monde connu. Mais la vitre est si travaillée, si particulière qu’elle distord et corrompt la lumière, et ainsi la toile offre une image déformée de ce qu’est la réalité, du moins, la réalité que l’on perçoit ; « c’est comme quand moi, je t’observe à travers la porte et que je te devine plus que je te vois écrire ; je vois, et j’imagine ce que tu composes. Je crée l’après, en voyant le pendant, j’imagine l’avant. C’est la déformation qui m’oblige à cette gymnastique mentale : si je pouvais te voir clairement, je saurais d’où te vient l’inspiration et ce que tu écris, et ça me rendrait moins rêveuse. Rappelle-toi Baudelaire : plus la matière est présente, physique, concrète, plus âpre est le travail de l’imaginaire. Et c’est ce que j’aime ».
Troisième et dernière référence cachée derrière ce titre « à tiroirs », c’est un excès de colère de feu mon frère qu’il me faut là raconter. Tandis qu’un jour, alors que nous habitions toujours à Castelnaudary, nous jouions au Monopoly, il y eut une tricherie, de la part de mon père, il me semble… à moins que ce ne fût moi, je ne puis m’en rappeler. La discussion s’envenime, le ton monte : brutalement Luc s’emporte et, afin d’appuyer ses dires et de calmer sa bile, il matraque de ses poings une porte vitrée jouxtant le salon à l’escalier menant à l’étage. La vitre éclate en morceaux. J’étais jeune à l’époque, tout au plus devais-je avoir six ou sept ans : et l’évènement me marqua tant qu’encore aujourd’hui, je revois distinctement la scène, il me suffit de fermer les yeux. Il se trouve qu’Aurore manqua un jour, au sujet d’une discussion sur un prétexte tout aussi futile (un jeu de cartes, cette fois-ci) de faire de même. Racontant l’anecdote, je l’en dissuadai –, « Dionysos et Apollon » – ou l’union des contraires, selon un jeu symbolique on ne peut plus commun –, « V » – à considérer comme le chiffre romain, et non la lettre. Le titre et le tableau sont un « hommage » (si l’on peut appeler ça un hommage, mais c’est bien entendu une franche plaisanterie) rendu à mes mains distordues (l’une des hypothèses concernant la genèse du signe consiste à dire effectivement qu’il s’agit d’une symbolisation simplexe d’une main ouverte) ; il convient de dire que depuis mes années de lycée, et cela n’alla qu’en s’aggravant, j’ai les doigts crochus, des doigts d’avare, des doigts de « Saint Matthieu » qui était, rappelons-le, collecteur d’impôts. Les os sont tordus, les dernières phalanges relevées et non, comme on s’y attendrait, inclinées vers l’intérieur de la main ; si je les laisse en position de repos ils s’arc-boutent, et il me faut un effort démesuré et surtout douloureux pour les mettre droits etc., etc. Ma tendance à les faire craquer, tout comme je fais craquer mes os du cou ou des bras n’a guère arrangé les choses, je pense –, « Surpasse-moi » – référence, on l’aura compris, à notre discussion –, « Étonne-moi » – idem –, « Est-ce bon ? » – le tableau est souvent interprété comme érotique, et donc le titre comme une manière de jeu pervers, de domination ayant évidemment attrait à l’acte sexuel. Pourtant, il s’agit d’une transposition claire, bien que symbolique, de la question qu’Aurore me posait après chacune de ses décisions et qu’elle sollicitait alors mon avis.
Elle me demandait, scrutant sa toile, le pinceau reposant sur son menton « Est-ce bon ? » ou « Est-ce bon, papa ? » et je lui répondais bien souvent « Oui, ma fille ». Quand je restais muet, elle retravaillait son oeuvre –, « Je ne veux pas te faire mal » – à nouveau, plusieurs sens derrière ce titre aux interprétations multiples. Tout d’abord, il s’agit d’un regard sur ses violents actes passés, et ses démêlés avec police et justice ; ainsi affirmait-elle que jamais elle ne frappait la première, mais répondait-elle aux agressions et aux insultes. Ensuite, il y la réminiscence d’une discussion avec un de ses prétendants dont j’ai intercepté, bien malgré moi, la fin. C’était une rupture, et tandis que le jeune homme, que je connaissais plus ou moins mais qui me semblait fort sympathique, désirait allait plus loin dans leur relation, vivre avec elle, elle s’excusa et expliqua qu’elle n’était pas encore prête pour cela. Elle finit sa réponse sur ces mots, et le jeune homme, sans répondre, meurtri, s’en alla. Il y a derrière ce titre, je n’en étais guère sûr jusqu’alors, mais ma fille me le confirma tandis que je travaillais sur ce chapitre, une volonté également de ménager le spectateur hagard ; sa collection s’affirmait comme porte-drapeau d’une toute nouvelle école (ce qu’elle fut par la suite, par ailleurs. Aurore a ce don que je lui envie : elle est consciente de son génie et le revendique, à l’instar d’Oscar Wilde, de Dali et de tant d’autres) et elle avertissait le spectateur qu’elle ne lui voulait pas de mal, bien au contraire.
Enfin, c’est là la quatrième issue que je peux trouver au titre (mais ma fille me laissa sous-entendre qu’il en cachait au moins deux autres… je suis décidément bien idiot pour ces choses-ci), il s’agit d’une anthropomorphisation de la peinture (représentée par le « te ») selon le même angle que le précédent, à savoir que la collection et l’auteur ne veulent pas tuer la muse, mais l’habiller différemment – et enfin « Caïn » – qui renvoie au personnage biblique et, indirectement, au concept d’Arme et de Violence, mais surtout aux fameux vers de Victor Hugo : j’étais l’œil, elle était le maudit assassin.
Le dossier fut donc monté, parachevé, parfait. Pendant un temps, Aurore hésita à me demander d’y inclure une note de ma main, en guise d’introduction, mais j’ai catégoriquement refusé, pour plusieurs raisons : tout d’abord, je ne voulais pas qu’on l’accuse d’avoir été « pistonné » et par ailleurs, je ne voulais pas que son mérite en fût entaché. Du reste, elle ne désirait pas cette collaboration pour légitimer ses travaux : comme je l’ai écrit, elle est parfaitement consciente de ses talents, mais plutôt pour attirer l’œil. Elle voulait être sûre qu’on allait ouvrir le dossier, et non pas le jeter dans une corbeille à papiers sans avoir pris ne serait-ce le temps de lui donner une chance. Mais j’étais quant à moi persuadé que tout irait bien, et la réponse ne tarda pas. En moins de trois mois l’exposition eut lieu, et déjà s’afficha-t-elle comme une incontournable de la nouvelle scène picturale européenne, bientôt mondiale. Elle devint effectivement bien plus célèbre que je ne le suis et ne l’ai jamais été, signant ses toiles d’un « Madame G. » admirable que l’on ne présentera plus.
Si bien que j’aimerais à présent non pas parler des suites de sa carrière, j’invite en ce sens le curieux à compulser les innombrables biographies et autres chroniques que l’on peut sans mal trouver dans le commerce, mais de choses bien plus intimes, de l’envers, du caché : de l’ombre qui se terre aux côtés de la lumière. Surtout, une des questions que l’on pourrait me poser, ou se poser et je m’étonne que l’on n’en ait pas fait état auparavant concerne la relation qu’entretiennent les deux sœurs entre elles. On pourrait croire qu’à cause de la célébrité d’Aurore, Rose soit envieuse, jalouse, mesquine ; mais quand bien même, et elle n’a jamais été hypocrite en ce sens, elle serait admirative des grands talents d’Aurore et regretterait-elle de ne pas avoir sa sensibilité artistique, elle n’envie nullement ses démarches et ses obligations d’artiste et préfère sa tendre tranquillité de mère de famille. Par un curieux effet de miroir, la cadette tend à admirer l’aînée d’avoir su ainsi réussir sa vie et fonder un foyer paisible, alors que sa vie privée est, et les tabloïds le prouvent régulièrement même aujourd’hui, tumultueuse – tout ce qui est raconté dans cette presse n’est pas entièrement faux, hélas. Ainsi, comme dit le sage, celui qui a du pain n’a pas de dents. Je tiens à lever, et je pense que je pourrais ainsi fermer cette parenthèse sur mes filles car le reste serait ennuyeux à lire et plus encore à écrire – j’espère ! que l’on ne me reprochera pas de me préoccuper de mon propre petit plaisir d’auteur… il n’a beau rester un outil, il est avant tout un homme –, une manière de légende qui m’agace au plus haut point : Aurore n’a jamais négligé sa famille, et ce n’est pas sa célébrité qui l’invita à le faire par la suite.
Un peu d’étymologie. Cela surprend, certes ; mais je juge cela bon pour commencer ce chapitre. Or donc : qu’est-ce qu’une anecdote ? La racine indo-européenne « do » est liée à l’idée de transmission : on la retrouve notamment dans le terme « donner », qui va au-delà de la simple communication par ailleurs. Le don est sans compromis, c’est un absolutisme de la générosité, mais là n’est pas notre propos. Le mot français provient directement d’un terme grec, « anecdota » (ἀνέκδοτος) et qui signifie « choses inédites ». La première occurrence intéressante du terme vient d’un auteur grec, Procope de Césarée qui, en marge de chroniques historiques « sérieuses », choisit de relater des détails croustillants, autrement dit l’histoire secrète de ses contemporains. Les tabloïds que j’évoquai plus haut ne sont, on le voit bien, pas nés de notre brillante société mercantile. Le sens français est quant à lui sans appel : est anecdote un « récit bref, relatant des faits curieux, amusants ou peu connu » et s’applique, du fait de l’inspiration première, « surtout aux récits historiques » – les guillemets viennent préciser, mais en cela je pense qu’il est inutile de le dire, que les formulations proviennent directement d’un dictionnaire quelconque. J’encourage le sceptique à vérifier. L’anecdote recouvre donc les mots historiques, les faits troublants, les coïncidences fatales : quand Victor Hugo arrive à cette sinistre conclusion, que Waterloo fut perdu car il plut la veille, c’est de l’anecdote. La définition pose plusieurs difficultés à celui qui cherche à toujours aller plus loin dans son étude – et que ne suis-je pas de ceux-là ! Toute mon existence durant, avec une opiniâtreté que j’abjure sensiblement je me suis attardé à étudier les détails, à les disséquer, à en faire de la bouillie et moi, moi ! d’étudier chaque cellule, chaque parcelle, chaque microscopique atome de cette bouillie infâme et d’en faire dix tomes pour chacun, dix tomes pleins et copieux où je ne vais jamais à la ligne, où je ne marque aucun paragraphe, ou la majuscule, même, est déjà de trop ! Ainsi m’a-t-on depuis bien longtemps et à tour de bras reproché d’offrir à qui voudrait me lire la poire et le fromage, de trop vouloir en faire, de trop vouloir en dire.
D’alors ! J’en dis ce que je juge bon : je ne rends de compte qu’à moi et à moi seul. Je n’écris pas pour être compris : j’écris pour être lu. Et que m’importe qu’on lise tout ou un seul chapitre ! Dans le premier cas je serai long, dans le second je serai court : dans les deux je serai parcouru. Plus honnêtement, et surtout plus calmement (je me surprends à me rappeler d’un ancien professeur de biologie du collège, jeune mais efficace et par-dessus tout intéressant, qui nous enseignait la subtile différence entre la colère et l’énervement, l’agressivité et la puissance. Ses paroles restèrent et restent encore fortement ancrées au sein de mes oreilles, et je m’y réfère régulièrement, autant pour moi que pour ceux qui semblent avoir la moutarde au nez. Et ainsi peut-on calmer une discussion qui s’annonçait houleuse, et ainsi m’empêché-je de franchir des barrières indues) j’aimerais revenir sur ces nombreuses critiques qui épanchent et ont épanché régulièrement les revues spécialisées, les bouches des exégètes ; je ne remets tout d’abord nullement leurs jugements, ni leurs études en cause (exceptées celles ouvertement dispendieuses, j’entendspar là qu’elles entraînent énormément de dépense d’énergie pour les démentir, les faire interdire ou, plus rarement, tenter de comprendre pourquoi ce qui devait être qu’une simple étude stylistique débouche sur une réflexion absconse sur mes pratiques politiques, mes idées sexuelles ou mes penchants religieux, et qui tient alors du simple « délit de sale gueule » et non de la réflexion esthétique), mais je suis ce soir particulièrement énervé, fatigué devrais-je dire de me voir sempiternellement reproché ma densité d’écriture.
J’écris, et je suis lu : ce n’est pas à mon grand âge que je m’en vais changer mes habitudes, qu’on se le tienne pour dit – notamment concernant la brièveté – ce qui fait des tournures comme « petite anecdote » un pléonasme, mais qui est à la frontière aujourd’hui de la périssologie… il lui manque quelques siècles encore pour passer parfaitement inaperçu, comme « philtre d’amour » – ; les autres qualités, si on considère le terme dans son acception populaire et non savante – soit, en ôtant la considération historique – vont généralement de pair avec la longueur du message : la condensation amène l’intérêt.
Pourquoi ai-je pris la peine d’apporter ces considérations avant de commencer à proprement parler ce chapitre ? C’est là une mise en garde. Mise en garde pour dire que si le dernier chapitre ne sera qu’une longue succession d’anecdotes, et cela je le sais par avance puisque depuis plusieurs jours déjà je note de-ci, de-là, tout ce dont je peux me souvenir et qui aurait une place de choix au sein de ce toute dernière partie, cet avant-dernier chapitre sera quant à lui relativement plat concernant ces saynètes bien qu’il parle de mes occupations professionnelles. On aurait pu croire, et moi-même je crus sincèrement en commençant ce métier qu’au terme d’un certain nombre d’années j’aurais de quoi aisément remplir plusieurs livres d’histoires entendues, lues, vues, sues ; qu’au contact de mes étudiants, de leur famille, de mes collègues, j’aurais acquis un savoir important sur le pourquoi et le comment, savoir nécessaire pour me permettre à présent de réfléchir sur le bien-fondé du système scolaire actuel, ou bien les méthodes d’enseignement, ou encore les programmes. Je croyais, sans aller jusqu’à une idéalisation totale et parfaite de mon rôle, devoir aider l’un ou l’autre, et dans sa vie privée, et dans sa vie sociale, et dans ses études bref, je pensais vivre.
Mais hélas ! peut-être pour le mieux, sans doute pour le mieux par ailleurs, rien de tout cela. Je pense également que le faible nombre d’établissements dans lequel j’eus à officier – cinq en tout et pour tout, que je détaillerai aussi précisément que faire se peut ci-après – y est pour quelque chose. Enfin, peut-être n’aurais-je finalement pas eu tout simplement la possibilité de voir de tels évènements, tant mieux comme je viens de le dire : faux est le samaritain qui se plaint de n’avoir aucun malheur à guérir.
Mes diplômes me permettaient donc d’enseigner la littérature – en réalité, la linguistique… mais je m’en vais préciser cela de suite – et le latin. Je pouvais tout à fait donc, en lycée, postuler pour une place de « professeur de français » et « professeur de latin », en université en qualité de « professeur de lettres latines » – à savoir, donc, langue et civilisations anciennes –, « professeur de linguistique » – stylistique, syntaxe, énonciation, narratologie, mais aussi lexicologie –, « professeur de lettres » – et plus spécifiquement de la littérature du dix-huitième siècle qui reste, et de loin ! mon domaine favori avec certains courants contemporains, auxquels on me rattacha du reste. L’erreur souvent commise est de croire qu’il n’existe qu’une et une seule littérature contemporaine par le monde, alors qu’on en observe de multiples courants… mais cela serait bien trop délicat et surtout, trop pointu à expliquer ici et je n’en ai en outre ni courage, ni talent. Je vous renvoie aux œuvres dédiées que l’on trouve sans aucun mal en librairie (achetez les livres en librairie. Honnêtement. Les grandes surfaces vendent des « livres en gros », comme ils vendraient des produits d’entretien ou des chaussures ; ainsi adressez-vous plutôt au bon Dieu qu’à ses saints) et qui pourront sans mal vous instruire sur le sujet, si tel est votre bon plaisir – et autres petites friandises… j’avais donc le choix et, lors de mes primes années, je me définissais comme un chercheur : et pour cela, il me fallait travailler exclusivement en université.
Ainsi donc je revins vers mes premières amours, à savoir la faculté de Lettres et Langues de Poitiers où je fus donc un fervent étudiant. Quelle joie, quel bonheur que d’arpenter à nouveau ces couloirs et ces amphithéâtres – qui n’avaient du reste aucunement changé depuis ma dernière visite, il y avait plus de dix ans de cela. Certes, le matériel informatique était un rien plus moderne, certains murs avaient été repeints, j’avais cru me souvenir d’une ou deux fissures qui avaient été, depuis, colmatées ; mais l’atmosphère, la beauté, la grandeur même de l’ensemble du lieu était restée telle que et pendant plusieurs jours je ne me crus non pas professeur, mais élève, étudiant. C’est particulièrement troublant à vrai dire, de regarder sa vie à travers le voile sain de l’expérience et de l’âge : c’est s’élever vis-à-vis de la réalité. Sentiment difficile à définir en réalité, très stendhalien dans sa représentation et qui s’approche de ma conception de la foi. Peut-être puis-je y venir, ou y revenir à présent ? J’ai déjà eu l’occasion d’aborder ce point et de préciser quel était le rôle premier de la religion. J’ai également eu à dire que j’avais jadis composé un recueil sur cet unique thème. Mais dans ce dernier, ni même dans ce texte je n’ai eu, je crois, la tribune pour m’expliquer.
Je romps là une promesse : de tout temps, je prétendais que la religion, à l’instar de la politique, devait se faire (se pratiquer) et non se dire ; qu’il fallait agir et non prétendre. Je me fais vieux pourtant et mes convictions s’ébranlent de ci, de là : je vais de ce pas donc expliquer parfaitement, en étant le plus juste et le plus clair possible, les fondements de mes convictions vis-à-vis du divin. Si je suis catholique « officiellement », ayant été baptisé selon les règles de l’Église, mes parents ne m’auront jamais amené à croire réellement. Le maître mot restait le choix : le choix de son Dieu, le choix de sa lumière. Et bien entendu, le choix de ne pas choisir et de ne rien considérer ; ils n’y voyaient strictement aucun inconvénient. Et même si je considère que l’être humain se doit de croire, et que d’une manière ou d’une autre il finit toujours par croire en quelque chose (mais cela, je l’ai développé justement dans mon second recueil de nouvelles et je vous invite donc à vous y reporter ; bis repetita placent, excepté lorsque je le juge faux) jen’aurai eu aucun mal à dire que je ne désirai nullement de foi. Ma mère ne pratiquait pas et sa croyance en une force supérieure était quasi-inexistante ; mon père quant à lui, comme je l’ai longuement expliqué, était une vraie grenouille de bénitier et cela m’en aura quelque peu dégoûté. Ainsi, très rapidement, je me fis cette réflexion : je consens à croire, mais non à pratiquer. Ma foi serait uniquement spirituelle, jamais je ne ferai de sacrifices, de rites, de lectures, de simagrées pour ainsi dire : mais je crois.
Dans mes primes années, le réflexe liturgique apparut par imitation, comme toujours ; j’apostrophai un Seigneur et je le vouvoyais. Puis, petit à petit, je me mis à lui dire « Tu » et j’appris bien plus tard que les saxons ne faisaient pas autrement ; quelques écrits plus tard, de violents ennuis théologiques m’empêchèrent sincèrement de m’endormir la nuit. J’étais réellement préoccupé par trois qualités que je concédais alors au Dieu que je ne nommais pas donc : je le considérais comme transcendant, immatériel, infini. Je ne le matérialisais nullement sous la forme d’un être humain, Dieu non ! Simple mortel, je ne peux même pas concevoir son essence : je ne peux que considérer son existence. Cette existence était en moi synonyme d’omniscience, d’omnipotence et d’omniprésence. L’omniprésence ne me causait nullement souci : en effet, temps et espace sont une seule et même unité (ne croyez pas que ce topos soit une lubie de relativiste ou un fallacieux concept de physique quantique, loin, très loin de là. Il convient de se souvenir qu’on ne peut jamais « voir » le temps, mais voir les effets de ce temps. Les nihilistes utilisent ce prime argument pour défendre leurs opinions et par-là même le non-sens de l’existence, dérive à laquelle je n’adhère plus et qui m’aura valu, à mon adolescence, quelques ennuis dont vous connaissez d’ores et déjà la teneur. Ces effets du temps, quels sont-ils ? Ils s’expriment en terme de déplacement spatial. C’est le sable qui s’écoule dans le sablier, l’eau dans la clepsydre, l’aiguille qui se déplace sur le cadran de l’horloge ; c’est le vol de l’oiseau, c’est la course de la biche, c’est la moindre des actions humaines.
Comme il n’est d’action sans donnée spatiale, il n’est d’action qui ne puisse être minutée [en cela l’esprit restera supérieur au corps, car n’étant à l’origine d’aucune action physique, elle est par définition infinie, transcendante, divine, supérieure. Les télépathes et les aficionados de la psychokinésie dévaluent la pensée humaine et la rabaissent ignominieusement en réalité, contrairement au discours qu’ils prêchent, sans succès, ci et là]. De fait, il est très facile de comprendre que très tôt on associa implicitement les deux concepts, celui de temps et celui d’espace, notamment à travers le langage : il suffit de s’interroger sur la bivalence des prépositions « avant » ou « après » pour s’en persuader) et je l’ai toujours accepté comme évident. De là, l’infinité temporelle du divin induit nécessairement l’infinité spatiale du même divin. L’omnipotence en revanche me troublait particulièrement ; je ne me l’exprimais pas en des termes si triviaux, mais grossièrement, je me demandais si le divin (l’essence divine plutôt, pour éviter les quiproquos) s’était créé lui-même… L’omniscience, qui semblait capitale, me causait souci pour la même raison. Si bien que je réduisis inconsciemment l’omniscience de mon « Dieu », et je me l’imaginais comme appartenant à un niveau d’expérience supérieur. Il n’était ni meilleur, ni pire que moi : sa distinction l’empêche d’être défini selon mes critères, tout comme on ne peut dire d’un animal qu’il est « bon » ou « mauvais » : il est surtout tel que ses maîtres l’ont dressé ou tel que ses instincts le guident. D’alors, je me l’imaginais comme sur une colline, d’où il pouvait percevoir en contrebas les chemins de chaque membre de l’humanité. Sa position surélevée fait de lui un privilégié : il peut tout simplement voir au-devant, bien plus loin dans le futur (à nouveau, ce syncrétisme spatio-temporel) et donc, potentiellement, guider celui ou celle qui le lui demande.
Il n’a strictement aucun intérêt à le faire : si on conçoit le divin comme d’une nature différente, ses ambitions nous demeurent incompréhensibles (« les voies du Seigneur sont impénétrables » ; en cela, les anciens voyaient juste) et il est cruellement vain de vouloir les saisir. En revanche, il se peut que ses actions (ce que j’appelle action, mais gardons à l’esprit qu’elles restent d’une identité autre et insaisissable pour nous) aient des échos interprétables et qu’elles puissent donc nous aider. Il ne coûte ainsi rien de lui parler, de lui demander parfois conseil, qui sait ? peut-être que la pitié nous est commune. Pour éclaircir davantage encore ma conception du divin, j’ajouterai que la distance de savoir qui nous sépare est la même que celle qui sépare une personne d’un animal, selon l’acception commune que ce dernier n’a aucunement conscience de sa mortalité. On peut résumer les choses alors ainsi : si l’être humain apparaît comme un Dieu aux yeux de l’animal, car pleinement savant concernant l’existence de sa chute, cet être est un Dieu pour l’humain car, en sus de ce savoir il connaîtra, par exemple, la date précise de sa chute. Et de là nous pouvons concevoir un « Dieu au-dessus du Dieu » et ainsi de suite, jusqu’au stade ultime d’omniscience, l’essence primaire de toutes choses, d’où tout est issu et où tout retourne. J’ai développé cette idée dans un « essai fantastique », Les six vies d’Édouard A. où je reprends en postulat premier la distinction entre le corps, l’âme et l’esprit que je crois avoir déjà ci développé – et de retrouver, surtout, mes anciens professeurs ! Ils n’avaient pas changé, physiquement ou moralement : ils étaient restés tel que mes souvenirs les fabulaient, bien qu’à mon grand regret certains eussent démissionné. J’en fus quitte pour choisir de les voir en personne dans leur foyer et tous m’accueillirent avec joie et bonheur.
Débutèrent enfin mes premiers cours en qualité de professeur de linguistique : j’enseignais alors la syntaxe de la phrase simple et complexe aux premières, deuxièmes et troisièmes années, et ma juridiction débordait sur les étudiants en maîtrise. J’étais moi-même en intenses recherches sur la langue, et mes journées étaient réellement chargées. Je ne m’en plaignais pas, bien au contraire : frais et jeune professeur, je n’étais pas encore désabusé comme j’ai pu l’être en fin de carrière. Je pétillais véritablement de joie et de douceur, et j’acceptais même les corrections de dissertations et d’exposés avec joie et intérêt ; j’étais volontaire et primesautier. Au cours de mes années d’enseignement en université, j’eus à rencontrer des élèves intéressés et intéressants, mais pas aussi bons et justes que je m’y attendais : point de Flaubert nouveau que j’aurai su révéler, pas même un échantillon de Balzac. Cela ne me désespère pas, mais j’aurai tant voulu avoir un étudiant que j’aurai pu choyer, guider, conseiller, être pour lui un réel mentor. Cela sera sans doute pour une prochaine vie.
Après être resté une petite dizaine d’années en université, je décidai de tenter ma chance en lycée. Par envie de changement ? Pour goûter à un nouvel air pur ? Ou bien encore pour justifier mes années d’étude ? Rien de tout cela, je présume. Ce choix était parfaitement inexplicable, un matin j’en eus envie et je suis allé au bout de cette envie avec un absolutisme qui me surprit d’ailleurs, mais que je devais nécessairement à ma femme, qui était ravie du reste de me voir étendre le champ de mes expériences vécues. Mes années de lycée – j’entends par là de professeur de lycée. J’aime à employer à présent cette tournure selon cette acception-ci, c’est particulièrement jouissif – furent paisibles, mais bien plus éprouvantes que mes années d’université, je ne croyais par ailleurs pas cela possible. Cela ne venait pas réellement des programmes : on saisira avec évidence que la somme de connaissances que l’on doit distiller aux lycéens et bien moindre que celle des étudiants ; même remarque concernant la complexité dudit savoir et de ses exigences. Le baccalauréat reste, quelle que soit la filière – bien que cela soit à nuancer concernant la branche littéraire, ce qui m’intéressait particulièrement – un examen des plus généralistes et le savoir requis, par là, fort étendu mais peu approfondi : c’est là le rôle de l’enseignement supérieur.
Ainsi devant mes yeux défilèrent scientifiques, économistes, littéraires, et les plus intéressants ne furent pas nécessairement ceux que l’on pourrait croire. En effet, et cela me rappelait en vérité de joyeux souvenirs me concernant, ce furent les scientifiques qui, du moins en classe de première – le « français » étant remplacé, en terminale, par de la philosophie… je m’étais promis de ne pas cracher sur la philosophie de terminale scientifique et je tiendrai parole. Et pourtant, ce n’est pas l’envie qui m’en manque ! – s’intéressèrent le plus aux cours que je pouvais donner. Même, la seconde année de mon « escapade au bahut » j’ai pu former, à l’aide de quelques intéressés, un atelier d’écriture où ainsi j’ai pu aider certains à éveiller une certaine fibre artistique en eux. J’ai encore dans mes cartons des exercices que je leur faisais faire, de la réécriture au récit d’invention en passant par l’éveil à certaines formules de style ou images ; les résultats étaient on ne peut plus prometteurs et j’en étais agréablement surpris. Nous nous réunissions ce faisant le soir venu, en une salle gracieusement prêtée par le proviseur et qui se trouvait, pour des raisons de conciergerie que je n’ai jamais totalement comprises par ailleurs, très près de l’entrée de l’établissement. J’en avais la clé et la responsabilité exclusive : ma tête et ma tête seule serait tombée si le moindre accident avait eu lieu. J’ai plus tard appris que mon supérieur hiérarchique avait une haine farouche envers les littéraires, les auteurs en général et les écrivains en particulier : auteur raté, il s’était progressivement élevé avec une mesquinerie qui n’avait d’égale que la véhémence de ses propos envers ceux qui faisaient le bel art ; inutile de dire que non seulement il accueillit mon projet d’atelier avec dédain, mais que du reste, après s’être informé sur ma petite personne, il me porta un grand mépris. Mais comme j’étais aimé des élèves, de leurs parents et de mes collègues, il ne put jamais m’attaquer de front et je prenais le tout avec philosophie, et surtout ludisme ; cela me rappelait une histoire similaire avec une étudiante, cette fois-ci, en université, avec laquelle mes rapports étaient quasi identiques.
J’y songe à présent, mais je pense avoir acquis depuis bien longtemps un certain œil critique sur la nature humaine qui est loin d’être si déraisonné que cela. Sa pertinence n’a d’ailleurs de cesse de m’étonner moi-même, je le dis sans orgueil ; je suis même enclin à ce que quiconque me prouve le contraire par des exemples judicieusement choisis, mais personne jusque là n’aura jamais relevé le défi. Bref, j’aurai enseigné coup sur coup dans deux lycées – celui dont je viens parler, le lycée « Aliénor d’Aquitaine », et un autre, toujours sur Poitiers et qui accueillait également une école préparatoire de lettres, « Camille Guérin » où je n’ai rien à révéler en réalité – avant de revenir à mes amours universitaires, mais cette fois-ci à La Rochelle.
Le chemin tortueux qui me mena dans la ville fortifiée n’est pas, je pense, pertinent à relater, que ce soit sous l’angle du parcours ou celui de l’enrichissement personnel. Comme l’on doit s’en douter, le souvenir d’Alice me revenait sempiternellement en tête au moindre des pas effectués en cette ville superbe. Moins la mélancolie, le bonheur : cela faisait enrager Louise, à qui j’assurais qu’elle restait la seule, mais j’avais vécu avec Alice un pan certain de mon existence qui construisit durablement ma personnalité et que je ne pouvais décemment pas rejeter comme on rejette un déchet après avoir pelé un fruit. Son essence habitait encore mes gestes et ma voix, j’avais encore parfois de curieux souvenirs et l’espace d’une seconde je ne savais plus en quelle année nous étions, à qui j’étais marié. Je recouvrais mes esprits peu après, bien entendu, mais je pense qu’encore aujourd’hui, je n’ai pas encore perçu tout ce que ce mariage a pu produire de bon en moi.
Après cette aventure rochelienne j’eus à officier dans un lycée de Tours l’espace d’une seule année, avant de revenir « triomphalement » dirais-je à Poitiers où je suis alors demeuré principalement, et ce jusqu’à ma récente retraite.
Ces récits de travailleur terminés, il me reste à évoquer ma vie d’auteur. Je ne saurai à nouveau rapporter de belles anecdotes : tout ayant déjà été dit ou sera dit dans le chapitre suivant, je me réserve donc ces lignes afin de produire une biographie exhaustive de mes ouvrages, tels que l’on peut les trouver en bibliothèque, selon l’ordre d’écriture – donc l’ordre où j’ai réellement commencé à composer –, et non l’ordre d’édition. Je ne reprendrais pas mes primes œuvres, que j’ai déjà décrites et reprendrai donc après l’opus L’homme qui croyait que les souhaits se réalisaient encore ; ai-je écrit :
Point final, roman aux allures de ce qu’on
appelle au cinéma le road-movie relatant la longue traversée
océanique de deux amis ;
De moi à lui en passant par vous, recueil écrit
en collaboration avec une amie sur le thème de la correspondance ; il
réunit une cinquantaine de textes, soit autant de lettres qui ont
chacune une vraie histoire et un vrai passé ;
Du temps et des évidences, essai sur les
modifications physiques – du régime à l’opération de chirurgie
esthétique – entraînant un changement singulier de rapport avec les
personnes ; on reconnaît là certaines de mes préoccupations concernant
ma « fulgurante » perte de poids et ce qui s’en suivit ;
Le huitième et dernier chemin, essai romancé,
déjà cité dans ce texte qui relate une intrigue à rebours, afin de
réfléchir sur les principes narratologiques de la focalisation et du
temps dans le récit ;
13, Rue de la Liberté, recueil de nouvelles qui
se voulait « anintrigue », soit sans péripéties ; il est composé d’une
trentaine de textes qui ne sont que de longues descriptions de
personnages divers et variés – dont un avatar de ma mère – et
qui a pour unique but de célébrer l’ennui dans lequel on peut
s’enfermer, arrivé un certain âge ;
Le silence du monde, roman composé de trois
parties : Genocide-City, qui traite des quelques heures suivant
la destruction de ce qui fut une mégalopole, Doch nur ein Tier
– ou « Seulement un animal », titre extrait d’une chanson
du groupe allemand Rammstein que j’apprécie encore beaucoup – qui
est une manière de journal intime d’une enfant violée par son père et
Les six vies d’Édouard A., que j’ai déjà cité et qui, au-delà
de ses prétentions de réflexions sur le divin, la religion et le culte
d’une manière générale, raconte les aventures d’un immortel qui traverse
différentes réalités avant d’arriver dans la nôtre. Les protagonistes
des trois parties finissent par se retrouver enfin sous l’égide d’un
mystérieux commanditaire afin de fonder une nouvelle Utopie
;
L’homme qui chantait sous la pluie, une aventure
de Christophe ;
L’homme qui voyait la lumière et se brûlait les
yeux, une aventure de Christophe, suite du précédent ;
Mille et une manières de cuisiner la viande de
cheval, recueil de nouvelles sur le thème de la nourriture
;
L’homme qui avait une chevalière d’opaline, une
aventure de Christophe, suite du précédent et dernier épisode de la
« Trilogie Sublime », du nom du personnage, à présent récurrent, qui y
fit sa première apparition ;
Poudre de rêve, seule tentative de texte
fantastique – en réalité, merveilleux – à n’avoir jamais été
édité et, à mon avis, la pire de mes œuvres ; sa maladresse dépasse
celle de mes tous premiers ouvrages selon moi ;
Je ne demande rien, feuillet « réponse » – le
plus bref des livres de ma bibliographie ; une trentaine de pages en
édition « poche » seulement – à une critique acerbe que l’on
m’avait adressé au sujet de Il ne pleuvra plus désormais sur
lequel je suis particulier susceptible en vérité ; j’ai tendance plus
que jamais à renier ce manuscrit-ci, écrit sous l’énervement
;
L’homme qui tutoyait le Seigneur, une aventure de
Christophe, réécriture du premier de la série selon l’angle du
personnage secondaire d’Ernest et qui apporte ainsi certaines réponses
laissées en suspens et que mes fanatiques réclamaient à corps et à cris
;
paRaDOxa : un essai nouveau, roman –
contrairement à ce que le sous-titre laisserait présager – mettant
en scène l’aventure d’un jeune musicien tentant de percer dans le
métier, en vain ;
Il faut détruire Carthage, roman mettant en scène
un « Don Juan » des temps modernes aux prises avec sa conscience le jour
où il découvre qu’une de ses conquêtes est encore mineure. On me demanda
s’il s’agissait là d’une réécriture du célèbre Tristana de
Galdos ; après coup, je me rendis compte de la proximité de mon texte
avec ce chef-d’œuvre mais je jure pourtant n’y avoir nullement songé au
cours de son écriture ;
L’homme qui savait, une aventure de Christophe
;
Une seule manière de dire, recueil de nouvelles
réunissant une quinzaine de textes sur le thème du silence
;
Dix manières de faire, recueil de nouvelles
réunissant une quinzaine de textes, pseudo-suite du précédent, toujours
sur le même thème ;
Cent raisons pour mourir, recueil de nouvelles
réunissant une trentaine de textes, suite du précédent, cette fois-ci
sur les thèmes combinés du silence et des raisons de ce silence
;
C’était un mardi, roman mettant en scène une mère
de famille qui décide de s’adonner à la pratique de l’échangisme
;
I was the Walrus, roman uchronique – ou, si
l’on préfère, de « réalité parallèle » – dans lequel les Beatles
n’ont jamais eu le succès que l’on connaît, du fait d’une dispute entre
Paul McCartney et son ami Ivan Vaughan qui n’a pu alors le présenter à
John Lennon ;
I’ll be the Walrus, roman uchronique qui prend le
contre-pied du précédent, puisqu’il considère que les Beatles ne se sont
pas séparés en 1970 du fait de la mort prématurée de Yoko Ono, qui ne
put alors pas rencontrer John Lennon ;
La dernière fois, c’était…, roman se
déroulant, comme Il ne pleuvra plus désormais en l’espace d’une
nuit et qui relate l’écriture des mémoires d’un sans-domicile avant sa
mort au matin ;
L’homme qui disait que le noir était une couleur,
une aventure de Christophe ;
L’homme qui peignait les nuages, une aventure de
Christophe ;
L’homme qui scrutait le béton, une aventure de
Christophe ;
L’homme qui réparait les porte-avions, une
aventure de Christophe ;
Cahiers secrets : notes et idées, compilation de
fragments de textes inachevés, de nouvelles n’ayant pu trouver leur
place dans les différents recueils – car atypiques, uniques ou
considérées comme mauvaises – ainsi que de correspondances avec des
miens amis ;
Cahiers secrets : notes et idées tome 2,
compilation faisant suite au précédent, complétée par la nouvelle La
réunion des petits Dieux qui était parue en feuilletons dans le
mensuel Lire !;
Je n’ai pas envie de toi ce soir, recueil de
nouvelles d’une vingtaine de textes à caractère érotique ;
Il y a un instant, je vivais, recueil de
nouvelles d’une vingtaine de textes sur le même thème ; ce dernier est
une commande faite par mon éditeur, à la vue du succès rencontré par le
précédent ;
L’homme qui voulait tout refaire en claquant des
doigts, une aventure de Christophe ;
Chantons !, recueil de chansons d’une trentaine
de texte, qui servit de base à un double album du même nom interprété
par plusieurs artistes qui ont bien voulu se prêter à la farce
;
L’homme qui dansait sous la lune en criant au loup et
en portant des sabots, une aventure de Christophe, la plus longue
jamais composée ;
L’homme qui s’ennuyait, une aventure de
Christophe, dernière de ma main ;
… et ce présent ouvrage, au titre encore incertain.
Il faut tout également savoir qu’un troisième tome des « Cahiers secrets » est actuellement en cours de montage ; je n’ai eu à fournir, tout comme pour les deux précédents, que des textes bruts, y compris certains de mes brouillons : des exégètes se chargent par la suite de les trier, de les réécrire, de les débroussailler et, si besoin, d’y apporter l’un ou l’autre témoignage ou récit, que ce soit un mot de ma personne ou d’une tierce une, une revue de presse d’époque, etc., etc. Mon rythme d’écriture a toujours été relativement soutenu, souvent constant malgré certaines longues périodes où je n’ai eu envie, pour une raison ou pour une autre, de composer. Le texte qui m’occupa le plus longtemps fut Il faut détruire Carthage, puisque sa rédaction dura en tout et pour tout quelque quarante mois ; à l’inverse, C’était un mardi me sollicita qu’une quinzaine de jours tout au plus. L’on remarquera ce point-ci tandis que les deux textes, à une ou deux vingtaines de pages près ont le même volume : je ne m’explique pas moi-même ce constat étrange au demeurant.
Comme convenu, ceci est l’ultime chapitre de mon texte et avant toute chose, j’aimerai y inclure une réflexion sur ma conception de l’écriture de manière claire et nette, sans l’inclure au sein d’une fiction ou grâce à une allégorie pompeuse, non : à savoir que l’écriture me sert, paradoxalement, à oublier et non à immortaliser mes choix et mon existence en général. Cela peut être étrange à comprendre : mais cette idée, que je fomentais déjà en faculté et que je théorisais, du moins tacitement sitôt après son édit, est selon moi capitale pour la lecture de mes textes. L’on ne peut prétendre, je crois, lire entre mes lignes si on néglige son existence : et vain serait de croire qu’il existe une considération plus importante que celle-ci au sein du moindre de mes manuscrits. Il m’aura fallu un rien de temps avant de comprendre moi-même quels buts je briguais exactement en écrivant, quels étaient mes objectifs et mes ambitions. Ce n’est qu’au cours de ma seconde année de lettres qu’enfin j’esquissais un semblant de théorie, par l’intermédiaire d’un atelier d’écriture que j’ai fréquenté l’espace de quelques semaines ; on nous demandait précisément d’expliciter ce que l’art représentait pour nous, et ce qu’on en espérait. Je me suis alors fendu d’une courte « préface », largement sensualiste, je dirai même, avec le recul, intimiste, mais qui posait d’ores et déjà les bases de ce que je m’apprête à édicter à présent.
Si je devais agencer cette considération, je dirai qu’elle prend en compte deux concepts : tout d’abord, comme je l’ai indiqué, que l’écriture servait à oublier. Ensuite, dépendamment de l’autre mais également supérieure, vient l’approche frustrante de l’acte, qui pose bien plus d’ennuis qu’elle n’en résout. De même et en guise d’introduction, schématisons peut-être la teneur même de l’acte : l’écriture répond à un besoin, à un manque que l’on croit combler. Ce manque doit différer selon les personnes ; chez moi, il s’agissait de me purger, d’extraire de mon âme certains évènements de mon passé, certaines perversions dont j’avais cruellement honte. Écrire me permettait, pensais-je, de devenir meilleur. Simplement, son rôle « déborda », alla au-delà de ses prérogatives : et tandis que je croyais la maîtriser, avoir sur elle un contrôle absolu, elle s’amusa de moi comme je m’amusais d’elle. Bientôt elle me rendit plus coupable que jamais, et j’écrivais d’autant plus pour m’innocenter.
Un cercle vicieux qui eut quelques conséquences terribles sur mon être mais qui, Dieu merci ! m’empêcha quelque part de devenir quelqu’un que j’aurais indubitablement détesté. Mes tentatives, comme toujours désespérées pour m’expurger, atteignaient en réalité leur objectif sur un unique point : l’attention que je mettais à la composition m’évitait à employer mon temps à d’autres occupations, par moins constructives et plus destructrices surtout. Parfois même il me semblait que j’avais parfaitement réussi : l’avatar sur le papier, doppelgänger parfait de ma personne, connaissait à présent des choses qui m’étaient parfaitement inaccessibles désormais. Plus savant et plus sage que je l’étais alors je le jalousais et lui me narguait de son savoir. Ce que j’écrivais me devenait parfaitement incompréhensible, comme si j’avais rédigé en une langue étrangère. Ainsi dans un cas comme dans l’autre l’écriture ne pouvait décemment pas me satisfaire, me frustrant ou me rendait d’autant plus orgueilleux, m’amenant à vouloir d’autant plus me purger.
Aujourd’hui, que me reste-t-il de ces intentions ? J’ai tout simplement abandonné l’envie d’écrire pour moi. Je n’écris pas pour autant pour être compris : j’écris. L’acte seul, désintéressé, déraisonné, sans but ni pensée a sur moi le même effet qu’un bon repas ou un verre de vin : il enivre et m’apaise, mais tôt ou tard revient la sensation de faim et de soif. Tel Tantale je me remets dès lors à composer pour me reposer : et si j’y songe trop, alors l’eau des fleuves se retire et les lignes disparaissent, et je n’arrive plus à me relire. Et si je n’y prête garde, je me retrouve devant un texte surgi du néant, et je n’en suis pas l’auteur. Si l’écriture est un esclave qui fait maître son auteur, l’Écriture quant à elle est une malédiction sordide, punition terrible : malheur à celui qui veut écrire ! Malheur à qui prétend vouloir en faire son métier ! Jamais plus il ne pourra connaître la paix.
Je n’ai plus jamais connu la paix ; bientôt en réalité se scinda en deux ma personne, plus totalement et plus cruellement que je ne le croyais alors possible. Tandis que l’amant, le mari, le père, était droit et juste, l’auteur demeurait cet éternel boétien, ce cruel, ce petit, cet inconnu : l’insatisfait. Le premier était lumière, le second dansait dans les ténèbres ; l’un et l’autre ne se rencontraient jamais. Quand par malheur, à l’orée du jour il fallait bien choisir, et d’avoir trop veillé je ne me rendais plus compte précisément qui j’étais, je me tournais vers ma femme qui lisait dans mes yeux aussi clairement qu’en état de grâce : et si c’était l’autre, elle m’obligeait à m’endormir et le lendemain, enfin ! j’étais redevenu l’homme derrière le texte. Il m’est souvent arrivé, avant mon mariage surtout ! d’apercevoir la tendre frontière entre l’un et l’autre, qui d’ailleurs auparavant était lui-même double, si bien qu’en tout et pour tout j’étais triple mais cela est une bien autre histoire… je ferme soudain les yeux, et mes souvenirs deviennent flous ; je rigole en coin sans savoir exactement pourquoi. De ma peau monte une envie irrépressible, selon qu’il survient du bien-être ou du malheur ; c’est une sensation tour à tour physique et spirituelle, mentale, difficilement descriptible. C’est moins formidable qu’un orgasme, mais irrésistiblement bon. C’est à rapprocher d’un petit plaisir interdit, comme manger du chocolat, ou du fromage, ou bien savoir que l’on fait quelque chose de haïssable, de répréhensible mais qui n’occasionnera ni peine ni douleur. Le meilleur des instants, tout simplement, s’il m’était donné de le garder.
On disait qu’Arthur Schnitzler avait une propension tendancieuse à anticiper sur ses écrits les évènements qu’il vivrait par la suite, et qu’il a vécu par ailleurs : certaines de ses œuvres sont particulièrement éloquentes à ce sujet. Loin de moi l’idée graveleuse de prétendre qu’il m’est toujours arrivé de même : mais force m’a été de constater que, inconsciemment ou non, j’avais moi-même une prescience qui, pour mon propre malheur, tendait à me faire entrevoir et à décrire évènements, personnes, lieux, avant, bien avant que je ne les fréquente. Bien entendu, et je ne contredirai nullement cela, une part peut-être importante de tous ces points observés est sans nul doute l’œuvre du hasard ou le fait de la coïncidence ; mais parmi eux se dissimulent, et en cela je n’aurai jamais aucune honte de le dire, des éclairs de lucidité qui, par leur précision, leur puissance, leur machiavélisme parfois même ne peuvent être le fait de la simple chance.
Sans être parfaitement exhaustif, je n’en citerai que deux : tout d’abord, ma première femme, Alice. Je ne l’ai pas dit tandis que j’expliquais l’essentiel de ma relation avec celle-ci, j’ai négligé d’apporter cette précision car je la considérais comme annexe. Elle aurait véritablement entravé la bonne marche d’un récit d’ores et déjà houleux et bringuebalant, ennuyé plus qu’éclairci ; ainsi m’autorisé-je à présent d’en parler ici et maintenant, dans la section qui lui est consacrée. Il se trouve qu’Alice illustre une façon de fantasme d’adolescent, la « femme idéale » que l’on peut se dépeindre à ces petites âges ; mais au-delà du physique et du caractère, je lui avais inventé tout un passé, tout un présent, une voix, un visage, des expressions. J’en avais fait des saynètes, des historiettes que j’ai parfois reprises, notamment dans mon premier recueil – si la curiosité vous dévore, je vous conseille, dans mon tout premier recueil, de lire avec soin les textes « Au bout du monde » et « Distraction » pour avoir un aperçu de ce que je viens de dire – que je ne lui ai jamais fait lire néanmoins – et qu’elle ne lira jamais du reste ; tu pourras toujours me le demander après avoir lu ces lignes, je ne cèderai pas d’une virgule pour une raison que tu connais nécessairement. Fouille dans ta mémoire – mais qui correspondait en tout point à la réalité. Des dialogues entiers, des expressions, des mimiques : tout correspondait avec force détails. L’on pourra encore soliloquer sur cet aspect-ci des choses, et croire que j’ai inconsciemment choisi Alice en fonction de cette donnée-ci : mais que répondre alors quand, citant la seconde des anticipations que je choisis de révéler, je précise que la même situation s’est ouvertement présentée avec une « fanatique » – je pense que le terme est judicieusement choisi. J’étais devenu un « sex-symbol » à ses yeux, elle collectionnait la moindre de mes photographies, de mes vidéos, m’écrivait de brûlantes lettres d’amour et avait projeté d’assassiner Louise. Elles sont devenues amies d’ailleurs par suite, ce me semble, d’une tentative ratée – lors de notre première rencontre. Puisque c’est là elle, et elle seule qui m’a choisi et non le contraire, puisque les textes l’évoquant sont à jamais restés secrets, comment expliquer une hégémonie si parfaite, une correspondance si totale ? Je ne suis pourtant pas un mystique. Mais je sais tout également reconnaître l’évidence quand elle se présente à moi.
Je bois mon café noir. Je le buvais auparavant sucré – deux sucres, toujours – et j’ai eu une courte période où je le nuançais d’un rien de lait ; mais j’ai appris, je me suis forcé même à le consommer noir. Pourquoi dis-je « forcé » ? Le goût, l’arôme devrais-je dire plutôt du café s’apprivoise, se dompte comme on dompte une bête sauvage. Il faut tout d’abord s’inviter à supporter le goût âcre et amer, tout comme le parfum violent qui vous saisit à l’estomac en un instant ; il faut endurer la délicate chaleur du breuvage sur la langue et dans la gorge, les trémolos troublants du sombre dans l’organisme ; mais la sensation de bien-être va au-delà de tout ce que l’on ne pourra jamais reproduire. Pourquoi associe-t-on généralement le café à l’amour ? C’est pour cela, c’est uniquement pour cela. Et si un carré de chocolat l’accompagne langoureusement, il n’est plus de doute à ce sujet.
Ma couleur favorite reste le bleu. Pourquoi spécifiquement celle-ci plutôt qu’une autre ? Comme toujours quand il s’agit de déterminer les causes secrètes des choses il apparaît difficile, pour ne pas dire impossible, d’annoncer clairement quelle raison est la bonne ; ainsi choisit-on d’en faire une énumération judicieuse afin de ne plus se tromper, avec la cruelle pensée d’oublier l’une ou l’autre explication. C’est là la maxime célèbre : choisir, donc exclure. Et qu’est-ce qu’un texte, sinon l’expression même d’un choix à chaque lettre, parmi les infinités de lettres et de mots que l’on ne pourra jamais écrire ?
Ainsi donc, je pense retrouver dans cette couleur tout d’abord celle de mes yeux, de mes « si beaux yeux bleus » pour paraphraser mon épouse, qui y voit là une de mes plus belles qualités physiques. Le bleu évoque pour moi tout autant, et ce ne sera une surprise pour personne bien évidemment, l’azur, l’horizon, les cieux. Combien d’heures, de jours entiers peut-être dans toute ma vie ai-je pu les contempler, regarder passer les nues, stratus, cumulus et nimbus, les oiseaux – j’avais d’ailleurs jadis acquis quelques notions d’auspices, révélées à prix d’orfèvre par l’une de mes connaissances à présent disparue fort mystérieusement ; c’est à lui qu’est dédié le personnage de « Raoul » dans le texte « Point final », neuvième nouvelle du recueil Une seule manière de dire – et les machines humaines et néanmoins volantes. Je leur confiais mes espérances déchues, mes rêves d’enfant solitaire, mes peurs absurdes, mes paniques déraisonnées ; je leur posais une question stupide, parfois en anglais, parfois en allemand, et jamais ils ne me répondaient, toujours ils restaient bleus. Parfois se teintaient-ils de gris d’orage, surtout quand l’amour habitait mes réflexions mais cela, j’en ai déjà longuement et précisément parlé.
Louise et Rose d’ailleurs n’ont jamais compris mes amours des ondes. Aurore en revanche m’a résolument percé à jour et souvent encore vient-elle me visiter, et moi d’être allongé en mon jardin, silencieux, les yeux vers le néant et elle de me tenir compagnie à mes côtés, ses cheveux dans mes mains – cela me calme. J’ignore comment, mais c’est sans aucun doute maternel ; Alice, Louise, Rose, Aurore et toutes les autres dames qui eurent à me tenir compagnie doivent et ont dû endurer cette névralgie comportementale. Et lors, comme un enfant a besoin du sein de sa mère pour s’apaiser, dois-je avoir en main un semblant de mèche pour m’imprégner de son odeur et m’apaiser – et sa tête dans le creux de mon épaule. C’est ainsi qu’elle me révéla un matin qu’elle était enceinte ; et c’est ainsi que je lui répondis que je l’aimais.
La couleur bleue a un avantage indéniable sur toutes les autres, y compris sur le noir que j’affectionne particulièrement pourtant – mais le noir, à l’instar du blanc, n’est pas réellement une couleur. Le noir, c’est ce qui reste quand rien n’est plus (et le blanc, quand au contraire tout est. Dieu est blanc, j’entends par là qu’il est la couleur blanche, parfaitement blanche : il est lumière. Le néant est noir, parfaitement noir : on ne peut le discerner. Et si l’on considère, comme d’aucuns le songent, que du néant a surgi le divin, de l’obscurité a surgi la lumière). Il est donc préférable de parler du noir soit comme une absence, soit comme la somme des absences ; dans les deux cas ce n’est pas une identité propre. Par ailleurs, existe-t-il sincèrement autour de nous du « noir », du noir véritable ? Ce n’est jamais qu’un gris formidablement foncé, jamais parfaitement mat. Il est toujours un semblant de lueur quelconque, car si le noir l’était totalement, alors on ne pourrait le regarder, car ça serait regarder le néant. Regarder le néant, c’est ne rien regarder ; il suffit de fermer les yeux pour que le monde disparaisse, et pour que le noir apparaisse –, c’est qu’elle est par sa définition même omniprésente : la forme même du mot évoque à quiconque un espace, un horizon ; c’est la terre qui s’élève vers le ciel sans fin ; c’est Babel qui repose en terre et dépasse les nuages ; c’est la main tendue qui jamais ne retombe. Ainsi y a-t-il en celui qui le prononce une aspiration à l’infini, et en celui qui l’aime une envie de grandeur, la dernière même qu’il peut espérer partager. Celui ou celle qui aime la couleur, qu’en dit-on ? Que c’est un rêveur, que c’est un marchand d’illusions, que c’est un artisan de la rêverie. Cela pourrait être péjoratif, et l’est sans doute même : les contemplatifs ne seront jamais bien vus d’une société éternellement pressée, de plus en plus pressée.
J’avais, et j’ai encore, pourquoi parlé-je au passé ? un amour particulier pour l’Aphorisme, pour l’Apophtegme, pour la Maxime ; si je devais corriger ce que j’ai dit ci haut, si la poésie est l’art du texte juste, si la néologie est la science du mot juste, l’Aphorisme est sans contexte le métier de la phrase juste. En quelques mots, parfois même il ne s’agit pas d’une phrase dans le sens académique du terme, l’on parvient à édicter une idée forte, nécessairement incomplète mais qui réussit, ô tour de force, à englober tant de considérations, de pensées, de vérités, que ça en devient insolent. J’en apprenais des livres entiers, j’en récite des tablettes entières – la mémoire passe et repasse et, me concernant, elle n’est hélas plus ce qu’elle était toutefois. Parfois, un seul mot de la tournure me manque, parfois l’auteur, parfois l’ouvrage dont est extraite la formule. Cela me frustre particulièrement –, je les considérais, les utilisais, les modifiais à ma guise ; l’imitation ne reste-t-elle pas la plus sincère forme de flatterie ? Il m’arriva même d’en inventer et d’en garnir mes textes, parfois à renforts d’ingéniosité pour les glisser à la ligne idoine.
Ce soir-ci, une seule me revient en tête, mais je sais pertinemment quand elle fut inventée : « Le début de la pauvreté, c’est quand on compte la monnaie qu’on nous redonne ». Je me souviens parfaitement du jour où cette vérité m’apparut : c’était lors de la fin du premier semestre de ma seconde année de lettres, tandis que l’argent venait à me manquer et que ma veste craquait singulièrement aux épaules ; tandis qu’avant cela, peu m’importait que l’on me rende denier ou liard, j’ai acquis alors une valeur de l’argent qui ne me quittera plus jamais.
L’argent, est-il un domaine dont on n’entende pas chaque jour parler ? Un jour sans qu’on n’en touche, sans qu’on en gagne, sans qu’on en perde, sans qu’on en donne, sans qu’on en reçoive ? C’est en vérité une chose fort commune, la plus commune de tous. Quand il est problème d’argent, c’est comme s’il n’était aucun problème. Ai-je un jour manqué d’argent ? Je le dis sans honte, mais peut-être à mi-voix : jamais. Jamais, car les mois où, ne pouvant pour l’une ou l’autre raison travailler et ainsi assurer mes propres revenus, ma bonne mère était là pour m’offrir son aide et une partie de son porte-monnaie. Je ne demandais rien, je ne désirais rien mais elle insistait, sinon par amour, du moins par orgueil. J’acceptais, j’étais faible. Mais jusqu’au moindre centime j’ai ainsi tout remboursé, tout ce qu’elle ne put jamais m’avancer à compter de mes seize ans. Il est amusant de voir que mes filles, sans connaître cette anecdote, ont fait de même.
C’est une façon d’absolution : une seconde naissance, on surgit du néant comme si jamais rien n’avait été. L’on part sur des bases nouvelles, bien que l’on sache pertinemment bien qu’on ne naît pas ex nihilo ; mais c’est partir dès cet instant sur ses seules capacités et avoir la stricte pensée de ne posséder que ce que l’on mérite et l’impossibilité alors d’accuser un tiers pour ses propres fautes. Je n’ai jamais été du reste d’un naturel dépensier. Bien entendu, je ne peux le renier, j’ai des pulsions vainement matérielles qui me poussent à acheter ce qui ne me servira jamais – tout comme l’on apprend, parfois même très tôt, ce qui ne nous sera d’aucune utilité – mais jamais plus que de raison. J’épargne, je place, je couve comme un avare que je suis mais surtout, en cas de difficultés, je suis heureux d’avoir un bas de laine confortable. La vie, dira le poète, ne fait pas de cadeau ; et bien que ce soit nous qui la compliquions et non l’inverse, il convient de savoir réagir vite et bien ; à défaut de courage, ayons de l’honneur – l’absinthe du lâche – et de l’intelligence – le remords du juste.
L’on me demanda il y a peu à combien se montait ma « fortune » personnelle, après avoir écrit un petit nombre d’ouvrages et je n’ai pas su quoi répondre. On prit cela pour de la modestie, mais c’était de l’ignorance. Encore maintenant, à l’heure où j’écris, je l’ignore parfaitement et cela m’en est bien égal. J’ai de l’argent, de l’argent gagné par un travail, inutile diront certains avec raison sans doute, mais une activité qui mérite, jusqu’à un certain point, rémunération. Je suis contre le droit d’auteur, je l’ai dit et ne me contredirai pas : si bien qu’à défaut de droits d’auteur, je gage que mon salaire ne concerne que les interventions faites, le temps donné, et bien entendu ma retraite de fonctionnaire. Si l’on considère, tout également, mes investissements en associations humanitaires, protectrices de la nature etc., va-t-on encore m’accuser d’être proche de mes sous ? Je ne sais décemment plus que faire.
J’ai beaucoup réfléchi à mon avenir d’auteur tandis que je composais ce texte. Jusqu’à très récemment, je désirais tout arrêter, que ce texte soit le dernier ; jusqu’à ce que j’entreprenne la rédaction de ce chapitre en réalité : ainsi ai-je précisé que L’homme qui s’ennuyait était le « dernier Christophe de ma main ». Cela ne changera pas néanmoins : je suis las de ce personnage avec lequel je commence résolument à tourner en rond, et le cède à qui voudra le reprendre, à qui mon éditeur le jugera bon ; je ne veux plus en entendre parler. La création d’une série telle que celle-ci, qui compte une quinzaine d’épisodes, une franchise même pourrait-on dire, avec un certain univers, certains mécanismes immuables qui sont autant de jalons que le lecteur attend avec plaisir n’est pas de tout repos et, quand bien même je pourrais trouver encore et encore des éléments afin d’élaborer de nouvelles histoires, peut-être même meilleures, sûrement même meilleures que toutes celles que j’ai déjà eues à composer, je décide d’y mettre un terme ; l’on peut en revanche se demander, si le meilleur est encore à venir, pourquoi donc devrais-je m’arrêter en bon chemin ? Pourquoi ce texte devrait-il marquer à jamais la fin de mes ambitions, l’ultime page de mon travail ?
Il faut bien décider un jour de s’arrêter.
Un ami m’avait dit un jour que les artistes, que les grands artistes, que tous ceux qui, par leurs paroles, leurs actes, leurs pensées donnent du bonheur aux gens, doivent partir, s’en aller, se taire uniquement quand ils le jugeaient bons, au faîte de leur carrière et non, comme on peut le voir parfois, quand on leur conseille de le faire. Ce n’est pas de l’orgueil. Pas même la peur de ne pouvoir mieux faire, c’est bien entendu faux : que ce soit selon un angle objectif ou subjectif, on peut toujours, la veille même du dernier souffle, trouver, écrire, bâtir bien mieux que tout ce qui n’a jamais été fait : la persévérance est l’outil du poète, et le temps ne lui donnera jamais tort. Il en est, je suis de ceux-là et de plus en plus du reste, qui voient dans les mots des fruits qu’il convient de laisser mûrir et de cuisiner savamment : les meilleurs chefs sont ceux qui, avec des ingrédients pourtant communs, parviennent à cuisiner les meilleurs plats. Si l’on choisit donc de partir, de disparaître, parfois même de s’enfermer dans un mutisme complet – ce n’est pas un cas unique dans l’histoire, loin de là ! Plus d’un aura fait, tôt ou tard, ce vœu de silence, souvent sans se rétracter par la suite –, c’est parce que l’on sait en notre sein que la comédie est finie.
Ainsi quand l’acteur, à la fin d’une riche pièce ou d’un récital, quitte définitivement la scène pour ne plus y revenir avant le prochain lever de rideau, il ne viendrait l’idée à personne dans le public que de le réclamer encore et encore : la pièce est finie. Ainsi est l’œuvre d’un auteur : et quand le rideau tombe, non pas pour signaler la fin d’un acte mais la fin de la comédie toute entière, il convient de savoir se retirer. Les lecteurs, les fanatiques, les passionnés ne saisissent pas nécessairement l’essence d’un tel départ et voudraient souvent voir les auteurs s’accrocher encore et encore à leur objet, et finir à genoux, la bave aux lettres, l’œil exorbité, la création dernière, l’unique vérité au bout de la main ; de cet auteur-là on fait un martyr, et le texte nécessairement inachevé n’en finit pas de faire couler encre sur encre. C’est vain, et l’orgueil même réside en cette manière de faire en réalité : c’est prétendre que le dernier message est décisif pour l’humanité entière, que le message incomplet mais partiellement délivré cache quelques subtiles révélations sans lesquelles il serait dès à présent impossible de survivre ; la modestie pourtant, considérer que le message édicté n’est pas un mais un parmi d’autres, est moteur de toute création artistique. L’on peut se rendre compte de la pertinence certaine d’un billet particulier : mais dans l’absolu, tout nous est toujours inaccessible.
En y réfléchissant à présent, il reste une façon de texte que je n’ai jamais su composer, en marge des poèmes pour lesquels je suis particulièrement mauvais je dois dire, ce sont les textes qui, racontant une histoire quelconque, absurde le plus souvent, dissimulent, croit-on ! moult sens cachés, symboliques secrètes, significations dissimulées : on y lit tout et son contraire, on y lit blanc et noir selon l’époque, selon l’heure de la journée ; tantôt le manuscrit tout entier est incompréhensible et peine à s’articuler logiquement, tantôt il est au contraire d’une clarté sublime, tantôt il est globalement juste, malgré quelques erreurs ; on en fait un pamphlet contre la peine de mort et un discours la glorifiant ; on croit devoir le lire au second degré mais se fait un devoir inexplicable de le lire au premier ; les personnages ont des noms donnés par pur hasard et choisis méticuleusement pour leur étymologie ancienne ; le moindre objet est béni et chanté par le Christ lui-même ! mais d’une banalité affligeante qui amène à s’en désintéresser au plus tôt pour se concentrer sur de meilleures occupations.
Les fables, les contes et, d’une manière plus générale, tous les récits « pour enfants » – du moins, étiquetés comme tels – sont propices à ce genre de discussions très amusantes du reste ; mon plus grand regret restera toujours qu’elles aient lieu quand l’auteur n’est plus de ce monde et qu’il ne puisse donc pas, à son tour, s’amuser de ces vaines études.
Pourquoi précisément aimé-je ces textes ? Pour leur raison d’être en réalité. L’on considère toujours qu’un texte, quel qu’il soit, a une finalité, un but : mais ces manuscrits-ci n’ont qu’un seul but, celui d’en avoir aucun. Ils laissent le lecteur totalement face à lui-même et plus que jamais se retrouve-t-il devant un miroir dans lequel il se reflète et se découvre. On lit toujours pour se découvrir soi-même, et non pour découvrir l’auteur : mais quand la Lettre est belle, il est dur de tenter une approche rétrospective sur sa personne. Si bien qu’il est un dénuement total de cette écriture que j’admire profondément, tout comme on admire ce que l’on ne sait pas reproduire, ce qui nous est inaccessible : et c’est sans doute aucun la raison pour laquelle j’admire Lewis Carroll et Alice au pays des merveilles. Combien de fois, combien ! n’ai-je entendu à son sujet tout et son contraire : un songe érotique, le passage symbolique de l’adolescence à l’âge adulte, une critique de la monarchie, du capitalisme, de la république, la consécration de l’enfance, une diatribe contre le communisme, l’Angleterre, les Amériques, l’Inde, l’empire colonial, la philosophie, la littérature… des essais à perte de vue, écrits par d’éminents universitaires, bardés de diplômes, vomis de médailles et de prix académiques, habillés de palmes et d’épées, des travaux en revues spécialisés, des approches positivistes, analytiques, thématiques, néo-platoniques… tout et son contraire.
Et cela me plaît particulièrement ; que n’aimerais-je ainsi n’avoir jamais produit un tel texte, aux mille interprétations, aux mille sens et plonger mes contemporains et mes futurs lecteurs dans de cruelles tourmentes !
Je déteste singulièrement avoir à finir un texte. C’est comme couper une communication au téléphone ; on hésite, on bafoue, on relance éternellement le sujet, on ne peut se résoudre à raccrocher. Alors je décide de faire un pied de nez aux conventions, et de composer ce message, court mais suffisant – j’essaie de faire bref, pensée qui a elle seule m’est particulièrement désagréable en réalité – alors que le texte n’est pas encore totalement rédigé. J’en suis vers sa fin, certes ; mais il manque encore, à vue de nez, deux ou trois dizaines de pages avant de prétendre l’achever, de bel et bien l’achever. Si je décide de le composer à présent, c’est pour m’épargner la peine de le faire par la suite, alors que l’inspiration me fera défaut ; et ce que j’ai à dire me tient particulièrement à cœur, même si, je l’accorde, cela ne sied guère pour terminer un texte, pour terminer n’importe quel texte. Mais passons.
Au cours de ce manuscrit, on a pu découvrir et apprendre des éléments de ma vie privée, des évènements passés, évidemment : toute autobiographie est par définition inachevée. Certains sont justes, d’autres moins ; certains ont été modifiés pour imiter un ton dramatique, toucher une corde vibrante. Mais j’ai toujours dit ce que je souhaitais dire, je suis resté maître de mon texte de bout en bout, du moins, jusque là ; mais il n’est pas de raisons que les trente ou quarante pages restantes me fassent défaut, cela me semble incongru. Que leur qualité soit sujette à discussion, cela ne me surprendrait guère, j’ai tendance à m’essouffler en fin de marathon ; mais je leur consacrerai autant d’attention que les premières, je ne bâclerai rien. Je souhaitais surtout revenir sur la question, sur le défi lancé en introduction. À savoir si ce texte pouvait me permettre d’épancher toute la noirceur de mon cœur. Et je dois dire qu’il a parfaitement rempli son rôle, en addition d’autres faits qui resteront à jamais miens. Qu’ils aient été provoqués par la rédaction du texte, étaient-ils induits par celui-ci ou totalement fortuits, je l’ignore encore et ne veut, à vrai dire, pas en savoir davantage. Je ne désire rien des raisons de l’acte, je ne veux m’intéresser qu’à l’action. Et force m’est de constater d’avoir été comblé, d’avoir réussi à atteindre mon objectif, enfin.
Néanmoins, on peut se le demander : où commence le rêve, où commence la réalité ? Parmi tous ces mots, toutes ces lignes, où est le vrai, où est le faux ? Y’a-t-il nécessairement un « vrai » et un « faux » ? Peut-être que ces concepts sont à jamais inapplicables me concernant, et peut-être est-ce alors pour cela que, quels que soient les mots que je puis tresser, j’arriverai toujours à calmer ma douleur. Écrivant pour oublier, l’acte me satisfait pleinement et, parce qu’il est situé au-delà de tout but, mercantile et intellectuel, me satisfera toujours.
Après tout, tout ceci n’est qu’une sombre illusion, une mythomanie : tout cela n’aura été finalement qu’une parenthèse et non, comme on pourrait le croire, une vie dans sa totalité.
Et après tout, qui peut réellement savoir ce qu’il y a dans ma tête ?
Un auteur