Mathieu Goux
2006
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
(Source : « Problèmes corrigés de Physique et Chimie [options M', P'] posés au concours de Polytechnique, Tome 4 » Merci à Christophe pour son aide.
Remerciements à Madame Gauthier pour sa collaboration et à Magali et Marie-Elyne pour leur accord.
Pensées pour Alicja, Angélique, Anna, Clémence, et Tiphanie ; mille mercis pour votre présence et votre précieuse compagnie.)
Acide abîmé
Faculté Azotino-Carbonée
« Rien au monde, après l’espérance, n’est plus trompeur que l’apparence. » Charles Perrault
Prologue : Moment dipolaire du mononitrotoluène (Bénir les Hommes et maudire les Dieux)
Le Seigneur regardait ses divines créations du haut de la montagne qu’Il s’était forgée comme trône. Il regardait les brebis brouter, les poissons se dandiner paisiblement et les lions dormir. Et Il jugea que c’était bon. Mais son regard absolu, auquel rien n’échappe, tomba sur les Hommes qui étaient eux aussi de sa fabrication. Dès lors, Il se rendit compte que sa perfection en avait été ébranlée.
« Des Hommes », pensait-Il, « il en est de deux sortes : des bons et miséricordieux, parfaitement idiots, qui ont une confiance absolue en leur prochain, et des mauvais et malicieux, cruellement intelligents, qui pensent toujours au prochain tour qu’ils joueront. Les uns sont tels des poussins sortis de leur œuf et n’ont aucune expérience de la vie, de l’amour, de la peine ni de la mort ; et même les plus malheureux, les indigents et les hères qui quémandent un peu de pain, n’ont aucune colère ni mépris et sifflent des mélodies entraînantes et quand Il donne du soleil, et quand Il donne de la pluie. Simples d’esprit sans doute, simples d’esprit toujours. Les autres sont tels des loups que la faim a poussés hors du bois : éprouvés par la vie et par d’autres loups, ils étaient souvent poussins avant que des crocs ne viennent leur pousser encore et encore ; ils occupent de hautes fonctions, dirigent et co-dirigent institutions et grandes maisons, prêtent de l’argent et le reprennent. Ils jouent avec les sentiments des poussins et leur enseignent, un sourire narquois aux lèvres, qu’ils auraient dû être loups. Et les oisillons de devenir loups ou bien de disparaître. »
« Je ne peux accorder le salut aux uns », continua le Seigneur, « car ce sont des idiots et les bienfaits que je pourrais leur donner seraient inutiles. Ils n’apprennent rien et sont plus inertes que des rochers imbéciles. Je ne peux accorder le salut aux autres », souffla-t-Il, « car ce sont des méchants et ils doivent payer pour le malheur qu’ils ont fait autour d’eux. » Et le Seigneur fit alors la seule chose qu’il devait faire : Il tendit le bras et, rien qu’en y songeant, leur ôta la foi inhérente, celle qui leur appartenait depuis la naissance. « Ainsi », dit-Il, « seuls ceux qui croiront toujours en moi mériteront le salut ; les autres, loups et poussins, iront dans les limbes. »
Et Il jugea que c’était bon.
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Cycle 1 : Vitesse de racémisation et vitesse d'échange isotopique (Prérentrée et rentrée)
« Je ne me souviens même plus pourquoi j’ai décidé de fouiller dans ce carton… il me semble que je voulais chercher un obscur cahier, quelque chose que j’avais noté et que je voulais montrer à ma femme… et je suis tombé sur un vieil album de photos que j’avais faites dans le temps, lors de ma première année de faculté. Cela me rappelle de nombreux souvenirs, pas nécessairement bons… je me souviens surtout de mes premiers pas dans les couloirs de cette école et mes premiers cours dans les amphithéâtres.
Il est amusant de voir comment dix, quinze, vingt ans plus tard nos actes nous apparaissent sous un jour nouveau. Les valeurs que l’on défendait avec acharnement et rigueur n’étaient finalement que peu de choses, et c’est avec force et ténacité, sous couvert d’utopies et d’idéaux que nous accordions de l’importance à certains principes comme la simplicité, l’universalité et l’égalité. Nous voulions changer le monde, mais c’est le monde qui a fini par nous changer. Fous que nous étions : si nous avions su alors, tandis que nous entrions dans l’âge adulte, que nos actions seraient si vaines, jamais nous ne les aurions entreprises… ou bien les aurait-on entreprises d’une manière sensiblement différente, à renforts de grenades, de pavés et de fusils. Beaucoup, dont moi sans doute, pensaient qu’il suffisait de slogans assassins et de s’enorgueillir d’une apparence propre sur soi pour être écouté mais j’ai hélas appris que seules la violence et une batte de base-ball peuvent faire la loi. Le système dans lequel nous entrions, bon gré, mal gré était véreux et pourri de l’intérieur et seul un nettoyage complet pouvait faire la différence mais ça…
A l’époque, je voulais m’efforcer de paraître le plus présentable possible, tout en gardant une originalité mienne. Surtout, je voulais que l’on me distingue, sans doute par orgueil ou narcissisme… et, je me souviens, refaire ma garde-robe, et modifier mes toilettes pour que le dehors soit aussi représentatif que le dedans. Je pressentais déjà que l’apparence comptait énormément dans la présence, mais j’étais loin de me douter combien cela allait s’annoncer vrai… et combien l’agneau blanc se trouve être bien appétissant s’il chante trop fort. Je m’attendais à trouver un autre esprit si je me souviens bien… J’avais même commencé un journal intime à l’époque - une opération que je n’ai pas réitérée depuis - histoire de confier mes premières impressions… »
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Barber shop
Le Mercredi 21 Septembre 200X
Voilà, c’est fait. Hier, vers midi, on m’a rasé. De trois coups de tondeuse, la coiffeuse a réussi à ôter le fier pelage qui me faisait passer pour un sage ou pour un sans domicile, selon les jours. J’ai assisté, impuissant, à sa chute rapide après avoir acquiescé quand, une petite lumière dans l’œil, elle m’a demandé si elle devait le faire. Cela faisait partie de ma personnalité tout de même… sans lui, tout est différent.
Une large touffe est tombée sur mes genoux. Je l’ai saisie comme on peut prendre un chat par la peau du cou, un chat qui vient de faire une bêtise mais à qui on pardonnera finalement. J’ai même entrevu de larges pellicules, qui me faisaient suer lors de son entretien… je n’avais jamais complètement réussi à trouver un moyen de les faire partir. Je n’aurai plus ce problème dorénavant.
Les joues et le menton me chauffent horriblement et la tondeuse du reste n’a pas tout enlevé : je n’ai plus maintenant qu’une barbe de trois jours, comme au temps où je commençais à la laisser pousser.
Ça me change… j’avais l’air d’un jeune vieux con, maintenant tout le monde peut voir que je ne suis qu’un petit imbécile.
De plus, je ne me ressemble plus du tout sur ma carte de bus…
Un peu de rien sur tout
Le Samedi 24 Septembre 200X
Je ne le croyais pas possible et pourtant… après une année entière et une volonté farouche d’aller contre l’ordre établi que d’aucuns nomment « anarchisme pédant », je me suis résigné à ouvrir quelques livres, à compulser l’une ou l’autre encyclopédie, à me renseigner sur ceci ou cela… l’idée première, c’est de me remettre à niveau. Pendant trop longtemps je n’ai compté que sur mes seuls acquis, et je suis passé à côté d’un puit de connaissances et de culture que je me dois dorénavant de rattraper. Mais j’ai hélas tant de choses à voir et à apprendre, tant de livres à lire ! Je n’aurai jamais le temps d’ici la réunion de pré-rentrée de combler mes lacunes… car j’ai dans l’idée, et c’est un précepte que je veux suivre avec avidité, qu’un étudiant se doit d’arriver dans une école, que ce soit une faculté, une classe préparatoire ou autre, avec un solide bagage. Des allusions assez hétéroclites, non pas un savoir « précieux », mais un peu de tout… savoir replacer les courants, les périodes, connaître quelques grands noms, des concepts, des préceptes. Après, quand il sera temps d’approfondir, les professeurs seront là et sauront conseiller l’un ou l’autre ouvrage théorique en évitant les vulgarisations trop primitives, tribales même qui peuvent hanter les rayons des librairies… sachons balayer d’un revers méprisants les « collections 128 » et autres paperasses mercantiles qui n’ont pour autre objet qu’eux-mêmes, qui n’ont pas vocation d’instruire mais de détruire un équilibre fragile en inculquant des bases fausses ou du moins imprécises de manière durable… car si l’étudiant, en lisant un ouvrage qui s’affiche volontairement imprécis ou vulgaire par moment prendra définitions et exemples sur le ton dubitatif qui convient à ce genre de recherche, il sera tenté, en lisant une collection qui se veut savante mais qui n’en a que l’apparence, de prendre au pied de la lettre toutes ses indications. Et combien il est difficile par la suite de rectifier le tir, de se dire que tout ce à quoi l’on a cru dur comme fer pendant si longtemps était erroné ! (Moi-même, j’ai dû faire un violent effort pour me rendre compte qu’un chameau pouvait avoir une ou deux bosses… le chameau à deux bosses est dit « chameau de Bactriane » et le chameau à une bosse, « dromadaire »…) Nombre de stéréotypes et de clichés sont ainsi imprimés sévèrement dans nos petites têtes, et même devant le fait accompli, nous nous refusons à croire autre chose que ce que l’on a dit et répété pour nous-mêmes durant des années ; de là à voir un credo de religieux à la Pascal, il n’y a qu’un pas. Combien considèrent à l’heure actuelle avec fausseté que la grenouille est la « femme » du crapaud, ou encore que l’air que nous respirons est majoritairement composé d’oxygène ? Rien n’est plus dangereux pour l’être libre que ces connaissances mal assimilées et faussées, et l’on écrit avec raison que c’est toujours l’ignorance qui produit racisme, intolérance, communautarisme. Parce que l’être qui croit mal et surtout qui ne sait pas qu’il croit mal est non seulement apte à demeurer dans l’erreur, mais également susceptible d’entraîner son prochain avec lui dans l’erreur.
Et c’est pour éviter d’être endoctriné que je décide de m’instruire. Car l’Étude, la belle Étude… Rousseau adorait l’Étude, dit-on. Il n’aurait vécu que pour cela, et en ce moment mes ambitions me mèneraient sur ses pas : engranger ainsi un joli savoir sur tout et n’importe quoi est très utile, au Trivial Pursuit mais également ailleurs. Ce sont des munitions, des balles qu’il faut savoir tirer pour survivre dans cette jungle de compétition… car je ne me fais pas d’illusions ; je sais bien que je serai noté. Alors dès à présent, j’ai pris le parti de poursuivre mes recherches, de m’instruire et ainsi savoir à peu près où je mettrai les pieds. Malgré tout, j’aime comprendre ce dont on me parle…
Et pour commencer, j’aimerais bien savoir qui est ce Lorem Ipsum que je rencontre si souvent…
Le petit livre blanc de l’étudiant
Le Mardi 11 Octobre 200X
Po-li-ti-que. La faculté est une institution qui se veut po-li-ti-que-ment orientée. C’est ce qu’ont dit le doyen et son assesseur. Tandis qu’au lycée, et encore avant, au collège, le mot était interdit, et que les professeurs se devaient de ne pas le prononcer sous peine de sanctions plus graves encore que l’éclair qui frappa Sodome et Gomorrhe, l’université semble ravie de prononcer cette insulte et quelque part, j’en suis heureux. Non pas que je possède un sentiment engagé envers les crétins de gauche ou les ignares de droite – et je ne parle même pas des imbéciles du centre – mais je me délecte de voir, sur les visages de mes professeurs et de mes compagnons, la lueur incertaine, celle qui éclaire leurs yeux quand certains mots comme « fonctionnariat » ou « mouvement populaire » sont prononcés, et d’entendre au détour des couloirs des conversations surréalistes.
Des élections seront organisées, précise l’Administration, afin de décider de l’orientation des différents conciles. Et le taux de participation avait l’année dernière battu des records ; près de deux pourcents, oui, deux pourcents de l’ensemble des étudiants s’étaient trouvés une conscience de bulletin. Pour cette promotion-ci, ils voulaient doubler ce chiffre ; ces petits bonshommes sont décidément très sûrs d’eux. Je sens que je vais faire exprès de garder silence, de ne lire aucun journal, de n’écouter aucune émission de télévision et de n’entretenir aucune conversation sur quelque sujet que ce soit, juste pour pouvoir me plaindre avec légitimité que je ne suis pas représenté. Je demanderai à mes voisins si cela les branche de faire de même : après tout, j’arriverai peut-être à faire ainsi un genre de programme…
Ce qui est amusant par contre, c’est que, dans le petit livret pratique fourni gracieusement et pour chacun au prix de deux euros et qui décrit, avec une minutie qui n’a d’égales que les erreurs et les imprécisions qu’il contient au moindre détour de page, la progression du potache au sein de cette divine institution, il n’y a aucune revendication « non correcte » : tout ce qui leur importe à ce que je comprends, toutes leurs paroles se ramènent plus ou moins à cela : apprenez vite, assimilez encore plus rapidement et partez avant même de commencer… tout ça afin de leur donner bonne conscience… ils oublient aisément que bac + 3 ou bac + 5, même constat, même chances au départ, même chômage à l’arrivée… à moins que mes sentiments anarchiques ne me fassent une lecture biaisée de ce que j’ai devant les yeux ? La faculté a beau rester un institut où la politique peut s’exprimer plus ou moins librement, il est des vocations qu’on ne voudra jamais encourager et, plus important que ça, il est des moutons consuméristes plus nombreux qu’on ne le pense au sein des rangs d’une jeunesse qui se veut impétueuse mais qui, qu’elle soit syndiquée ou non, se fait toujours manipuler et par ceux qui sont censés la défendre – certains semblent moins idiots que les autres pourtant… ou alors ils jouent bien la comédie –, et par ceux qui sont censés la comprendre. Au final, je présume que les préoccupations estudiantines ne sont guère faites pour les premières années, car le système me semble assez… particulier. On verra ça quand j’aurai eu l’occasion de me pencher sur le problème.
Plein emploi du temps
Le Mardi 11 Octobre 200X
Je croyais connaître la cohue plébéienne… je croyais l’avoir côtoyée dans le métro à l’heure de pointe, dans le bus lors de l’embauche des bahuts, dans les grands magasins les vingt-quatre décembre. Mais tout ceci n’était rien en comparaison de ce que j’ai vécu tout à l’heure. Un grondement sourd, plus pénétrant qu’un tonnerre de grain de Macao. Une pression énorme, qui m’a fait étouffer six fois avant de reprendre miraculeusement mon souffle au Pinacle. Des coups et des gifles, que je n’ai pas su tous esquiver. Non, rien n’est et ne sera jamais comparable au tumulte des corps juvéniles qui se sont rassemblés en masse devant les tableaux trop étroits où s’affichaient, posées, calmes, les feuilles supportant notre emploi du temps du semestre. J’ai tenté à trois reprises de me faire une place, de me tailler la part du lion, sans succès : je me sentais comme un chiot ne pouvant atteindre les tétons de sa mère, déjà occupés par mes frères et sœurs. Alors, dépité, j’ai été me jeter un chocolat chaud à la cafétéria et derrière la cravate puis, une trentaine de minutes plus tard, je revenais en Marne en faisant un coup de chapeau au Schlieffen et pouvais, sereinement, sans avoir eu besoin de déborder par les flancs, commencer à retranscrire les horaires sur mon cahier.
Fidèle à mon comportement habituel et d’un naturel méfiant, j’ai agi de la sorte : j’ai relevé toutes les plages horaires, y compris celles dont je savais pertinemment qu’elles ne me concernaient pas (il s’agissait soit d’options que je ne suivrai pas, soit de cours communs mais que devait suivre un groupe autre que le mien [la centaine d’effectifs était en effet répartie en trois groupes homogènes]). Je suis ensuite revenu à la cafétéria, une fois assuré que mes relevés étaient exacts – du moins conformes à ce que je lisais au tableau – et c’est devant un petit pain au chocolat que je faisais un tri minutieux pour d’une part, réussir à dégager les cours auxquels je ne pouvais théoriquement pas couper, amphithéâtres et autres unités d’enseignement indispensables avant de m’attaquer au gros du problème : réussir à concilier l’option de langue vivante, l’option « facultative » – mais que l’on se doit tout de même de suivre – et le reste… alors, vas-y que je te change parfois de groupes, que je reviens, que je repars, que je loupe une demi-heure… dire que d’autres filières ont droit à des emplois du temps plus agréables, distribués à chacun ! Ca me rend vert…
Ludique, Médique, Didique
Le Mercredi 12 Octobre 200X
Oui, je me suis trompé, ça va… pas la peine de me tomber dessus comme un malpropre. Le mot m’a échappé, j’ai dit « contrôles » à la place de « partiels » (ou d’exams’, c’est pareil…). J’ai beau avoir quitté le cycle « lycée », je ne suis toujours pas au fait d’une terminologie qui m’apparaît si particulière qu’elle me semble invraisemblable. Surtout, j’avais imaginé n’avoir un examen qu’en toute fin de troisième année, afin d’obtenir ma licence. Car je savais bien que l’ancien système de Deug avait été aboli au profit d’une réforme plus… « unitaire ». Pourtant, je ne sais pas pourquoi, la manière dont ils nous notent semble si affreuse… je ne sais pas si je dois l’attribuer à un coup de génie ou à une parole de fou. Si j’ai bien saisi, l’année sera découpée en deux semestres distincts, avec donc deux séries d’examens à la clé. Mais surtout, la moyenne des deux semestres sera faite et il faudra avoir plus de dix pour obtenir son année, soit…
Alors de deux choses l’une : ou bien ce système aura été mis en place pour décourager les moins tenaces, ou bien il s’agit de faire un tri sélectif entre les « bons étudiants » et les « mauvais étudiants », peut-être les deux, car cela revient plus ou moins au même ; dans notre bonne chère société libérale, quelle différence fait-on entre celui qui ne parvient pas et qui veut et celui qui ne parvient pas mais ne veut pas ? En décourageant, passé le premier semestre, les étudiants qui voient que les résultats ne sont pas à la hauteur de leurs espérances, ou encore en leur faisant naïvement croire qu’ils pourront combler leur manque de points, je pense que les organisateurs font de cette première année une mascarade qui est tout sauf ce qu’elle devrait être : une porte d’entrée suffisamment large pour permettre à tous de voir les multiples possibilités qu’offre la branche, mais également assez étroite pour trier ceux qui ne sont pas faits pour le système universitaire. Il y a vraisemblablement tromperie, voire arnaque sur la marchandise proposée. L’appât est séduisant, mais l’enseignement proposé n’est pas progressiste… il est régressif. Ce système absurde ne fait que décourager les jeunes bacheliers. La « compensation annuelle » comme ils la nomment est une hérésie destinée à faire perdre du temps et de l’argent… déjà que le marché du travail est saturé, si nous sommes encore plus nombreux (encore nos rangs ne sont-ils pas ceux de la médecine, qui augmentent de 25 % chaque année depuis 10 ans ! Le droit également doit avoir une très forte augmentation d’effectif chaque année que Dieu fait), la situation deviendra intenable. Je perçois les choses ainsi… qu’ils mettent deux séries d’examen, passe encore. Mais leur compensation annuelle, là… j’essaie de m’imaginer. Surtout, je sais que les deux semestres ne comportent strictement aucune matière identique -si ce n’est l’histoire littéraire, ce qu’il reste de commun se faisant au gré des options- on peut me dire en quoi c’est représentatif, cette moyenne ? C’est aussi absurde que d’additionner des pommes et des loutres ; les étudiants, à peine sortis d’un cycle où les notes valaient plus que les entreprises personnelles, retombent dans un système ainsi fait… non, l’énonciation n’est pas de la narratologie et lexicologie et syntaxe n’ont qu’une lointaine parenté. Ce qui me met en rogne, c’est surtout la volonté qu’ont ces structures, comme je le disais l’autre jour, de nous faire apprendre le plus vite possible pour être chômeur le plus rapidement possible…
Les systèmes de notes ou de concours sont stupides ; surtout dans une filière ou un résultat ne peut pas être quantifié, à quoi sert un barème ? Et lors d’un concours, tout dépend de sa promotion… misère. J’ai toujours été contre les structures ainsi faites, mais là, ma colère remonte. Résumons-nous : la première année apparaît comme un moyen simple et net de décourager ceux qui ne sont pas faits pour le système universitaire -donc, cela veut dire une mauvaise orientation au lycée notamment… merci messieurs de nous avoir fait dépenser !- et qui devraient donc travailler directement ou alors construire quelque chose « tous seuls » pour mener à bien leurs rêves… ceux-ci, s’accrochant désespérément aux branches, vont croire pouvoir survivre alors qu’ils vont surtout perdre de l’argent. Viennent par la suite ceux qui, remplis de bonnes volontés et aptes à survivre dans ce système, vont échouer lamentablement pour une raison X ou Y et devront trimer deux fois plus que les autres pour subsister, notamment en rattrapant des cours de première année alors qu’ils sont déjà en seconde, arrivant tant bien que mal, sur les rotules et la tête remplie « d’à peu près », devant le fait accompli : ils auraient dû étudier par eux-mêmes et construire un projet personnel.
Et moi qui pensais naïvement qu’à nos âges, qu’à nos petites âges, une année ou deux de perdues n’étaient rien si cela nous permettait de nous recentrer convenablement ! Mais les organisateurs ne semblent pas du même avis… ils préfèrent donner des illusions dès à présent en nous faisant entrer dans des cycles d’études évaluées de durée risible, et surtout de manière inique. Combien j’aurais aimé faire deux ans d’affilée et sans péage, avec un seul examen au bout, travailler à mon rythme, faire mes propres recherches en bibliothèque, me spécialiser au fur et à mesure et devenir un savant sur un point précis ! Mais visiblement, les universités restent trop attachées aux notions de notes (encore ai-je ouï dire que, dans les strates supérieures, les concours étaient aussi absurdes ! L’entreprise personnelle est taxée de laxiste, voire de dangereuse ! On se croirait en URSS ! Et on prétend former des enseignants ?). Pour qui nous prend-on ! On ne nous fait pas confiance pour travailler régulièrement et sans flicaille derrière nous, croit-on ainsi que l’on va gaspiller le temps de nos professeurs ou de tous ceux qui viennent nous aider dans nos projets ? Nous sommes des adultes, conscients de ce que nous faisons et même si, pour beaucoup et j’en fais partie, ce sont nos parents qui nous ont payé ces études, nous ne méritons pas ces traitements humiliants envers nos capacités !
Nous ne sommes plus des gamins !
Le cœur sur la nuque (ou le récit du naïf)
Elle m’a dit qu’elle attendrait mon appel. Elle me l’a dit. Cela va faire vingt-quatre heures dans quelques secondes. Vingt-quatre heures qu’elle m’a lancé ce défi. Vingt-quatre heures…
Comment cela s’est passé exactement ? Souvenons-nous… ce n’est pas un canular. Je ne veux pas que ça soit un canular. Ça ne peut pas en être un, ou plutôt si, ça peut en être un. Ou non. Tout a commencé hier, à la même heure… dans l’amphithéâtre de la faculté. Un professeur était absent, suite à certaines grèves dans les transports en commun et tous les étudiants, enfin, ceux baguenaudant en attendant la venue du maître de latin, qui allait nous parler des malheurs de harpies ou de magiciennes maudites dans un français aussi mort que la langue qu’il enseigne, vaquaient à leurs occupations, moins studieuses que distrayantes… discussions diverses sur tel ou tel film ou concept, un jeu vidéo, une émission télévisuelle. Certains tripotaient avec joie leurs téléphones portables, s’envoyant mini-messages et mini-images, attendant les réactions ou outrepassant le domaine écrit pour s’établir dans une oralité bon enfant. J’étais de ceux là. Je parlais de choses et d’autres avec mon amie Eliane, qui griffonnait d’obscurs vers sur un bout de papier quadrillé lorsque mon téléphone sonna, signe manifeste, me suis-je dit, du retour de bâton d’une bêtise que j’avais envoyée à un autre de mes amis pour tuer mon ennui… mais une surprise était au rendez-vous : le numéro qui s’affichait m’était inconnu.
Cinq heures…. Je l’appelle. Que m’avait-elle demandé déjà ? Ah, oui, la date de mon anniversaire… quand est-ce qu’il tombait. Bizarrement, je ne me suis pas étonné de ça. Sans doute trop heureux que l’on s’intéresse quelque part à moi, après cela un peu intrigué, me demandant lequel de mes amis faisait cette farce – Ipuzi, Uliane, Epsilonne peut-être ! –, je répondais de manière douce et affable, d’autant plus dès lors que par la suite, elle disait qu’elle me rappellerait… le cours suivant est d’un ennui mortel, bien sûr, il est des choses qui ne changeront jamais tant elles restent prévisibles. Et par la suite, un autre professeur étant absent pour la même raison que son collègue, je m’éclipsais de l’amphithéâtre ne pensant absolument plus ou si peu à la promesse de rappel. « Bah, mon vieux Satyre – c’est moi –, m’étais-je dit, sans doute un faux numéro… et ton assurance sera l’objet de rires si ce n’est déjà le cas pour celle qui s’est méprise. Qu’est-ce que cela peut être d’autre ? » Jamais une fille ne s’est intéressée à moi, jamais. On a beau me dire, parfois, que cela arrivera bien un jour, ma vision pessimiste me pousse à croire le contraire malgré tout… sans que je sache tout à fait pourquoi. Je ne me trouve pas spécialement beau ou intéressant, malgré les « comment ça ? » effarés lorsque j’annonce, au détour d’une conversation, que je ne suis jamais sorti avec personne. Mais elle a rappelé. Elle avait, comme la première fois une voix un peu lente, un peu suave, timide presque. Pour un peu, on la croirait impressionnée et j’avoue que rien que d’y repenser, mon ego se flatte et en rougit. Et ce qu’elle avance est d’autant plus étrange pour moi…
La tonalité… la cruelle tonalité. Il fallait que je la trouve, c’était ça. Que je découvre qui c’était, que je l’aborde, et lui dise alors que j’avais tout compris. Je devais lire dans son regard l’amour, le désir peut-être et ne pas me tromper… signe du destin. Elle croit au destin. Si je ne la trouvais pas, je devais abandonner. Et la perdre, tout finir avant même que cela ne commence. J’ai accepté. J’ai accepté de chercher. J’ai raccroché et j’ai fouillé ma mémoire… est-ce qu’une fille à la faculté aurait eu un tel regard, l’aurais-je remarqué ? Oui, certaines me sourient, me regardent parfois, mais de là à en faire toutes des admiratrices secrètes ou des maîtresses fabuleuses, il y a un fossé que je me garderai de franchir. Non, je ne voyais pas. J’ai alors scruté, le lendemain, après avoir passé une nuit confortable, mes camarades de classe… déjà, j’avais fait nombre de projets, quand je pourrais l’amener au cinéma, les choses que l’on échangerait, la manière dont je lui parlerais, dont je lui conterais mots d’amour et ballades formidables. Et le lendemain, feignant une mauvaise nuit, un état d’énervement prononcé -je suis très bon pour jouer à ces choses-là, une vocation de théâtre, peut-on presque dire- j’espérais attirer sur moi plus de regards que de coutume et compulser à loisir les visages hagards, amusés ou ébahis de mes connaissances… mais hélas, rien. Rien, toujours rien… un spectre lugubre se promenait au-dessus de mon crâne. La dure réalité allait m’asséner un coup terrifiant.
Enfin, le petit cliquetis, on décroche ! J’ai tenté de l’appeler par la suite… et le téléphone sonna tant et tant que, comme il en est l’usage d’ordinaire, la messagerie vocale s’enclencha. Je retins mon souffle… si elle avait personnalisé cette fonction, je pourrais connaître, en toute discrétion bien que trichant toutefois selon les termes de notre pari le nom de la voix sans visage. Comble de surprise, je dus même m’y reprendre à deux fois pour être sûr de ne pas avoir fabulé, je tombais sur une boîte personnalisée, certes, mais par une voix d’homme, pire encore, la voix de Jean-Luc, garçon qui hante les bancs que je fréquente avec assiduité, du moins, le prétends-je. Plus par inquiétude et souci de vérité que par détresse, je lui demandai où se trouvait son téléphone… il me répond qu’il n’en possède pas. Etrange… il m’avait semblé que… je devais avoir confirmation. Fort heureusement, Liliane et Floriane, deux jeunes filles qui me sont très sympathiques – sans que cela n’excède l’amitié timide – me confirmaient l’absurdité de sa position. J’élaborai alors une série de conclusions logiques qui bien vite massacrèrent, sans l’effacer tout du moins, l’hypothèse de l’amante éprise mais timide, n’osant faire le premier pas, et éveillèrent au grand jour l’idée du canular. Je manquais de données mais en repassant encore et encore les faits dans ma tête et en travaillant, tel un orfèvre, sur une perle baroque, je lissai le fil de mes réflexions et tissai l’inénarrable canevas dont j’étais à la fois l’auteur et la victime malheureuse. C’était fort simple : si Jean-Luc avait menti, il l’avait fait sciemment car j’entrevoyais mal pourquoi il m’aurait caché un détail aussi anodin que celui-là. S’il l’avait fait sciemment, il était dans la confidence… de fait, j’imaginais alors que soit il connaissait la fille en question, soit il connaissait une fille liée à l’inconnue, sans pour autant la connaître directement. Je me servais alors d’un autre indice… elle m’avait précisé que ses yeux étaient bleus. Je regardais autour de moi avec cette vue en tête, mon cercle de recherche se restreignant maintenant à Xarone, Vishella et Lu, respectivement amies et ami de Jean-Luc, alors absent de mon domaine d’investigation pour une raison que j’ignore encore. Bref… avec l’aide précieuse, encore, de Liliane et Floriane, je m’approchai du trio et leur contai toute l’histoire, sur des tons mélancoliques, dramatiques même, en reprenant le thème de la nuit blanche, et observai leurs mimiques et réponses à mes interjections…
Elle me répond d’un « oui ? » mal assuré… Bien vite, je sens comme une fausseté dans le discours qui tourne autour de moi, une ironie dissimulant une vérité que je soupçonnais fort mais que, hélas, je ne pouvais pas encore appuyer par des données formelles. Certaines formules notamment de Xarone, aux yeux bleus si profonds, la manière de répéter avec insistance « même si je le savais, je ne te le dirais pas », me satisfaisaient on ne peut plus… ravi, je prenais congé. J’étais persuadé, amplement persuadé de l’existence du canular. J’aurai pu alors choisir de ne pas rappeler, vingt-quatre heures après le début de tout ceci… mais même si j’étais persuadé, je n’étais pas entièrement convaincu et j’espérais timidement me tromper, j’espérais que la toile des pistes, des indices, tout ce canevas s’effiloche brutalement parce que ma base aurait été totalement pourrie…
Mais j’entends des rires étouffés derrière sa voix.
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Cycle 2 : Synthèse asymétrique de la cyanhydrine du benzaldéhyde (Erasmus)
« En fait, en y regardant de plus près, j’aurait fait, sur ces bancs, de fameuses rencontres… il y avait surtout un nombre conséquent de filles, à croire que la filière attirait plus raisonnablement les membres du sexe… à moins qu’on ne les ait rejetées de toutes les autres. Jeunes ambitieux imbus d’eux-mêmes (j’étais de ceux-là), petits idiots qui se revendiquaient d’une quelconque fratrie, vieux grisons à la barbe naissante qui fumaient des cigarettes louches en cherchant des diamants dans le ciel, voici grossièrement les légions qui usaient leur fond de culotte sur ces chaises inconfortables. J’ai gardé quelques contacts, mais beaucoup ont disparu. Trop. Surtout, la faculté accueillait des étudiants suivant le programme Erasmus, ce fameux programme “Nous estions” et parmi eux notamment deux charmantes petites écolières polonaises de quelques années mes aînées. Ces programmes d’échange ne se limitaient d’ailleurs pas à la simple Europe et si nos tables pouvaient se vanter auprès d’autres meubles qu’elles supportaient les feuilles et les stylos venus de l’Europe entière, de l’Espagne à la Russie en passant par l’Italie et l’Angleterre, elles pouvaient aussi dire qu’elles entendaient parler, au détour d’un couloir, malais, chinois ou japonais.
Je ne suis pas mécontent d’avoir assisté de plus ou moins loin à toutes ces rencontres et d’avoir pu parfois entretenir de belles discussions sur autant de concepts abstraits ou concrets, l’Europe et l’amour, et comprendre dès lors notre nombrilisme à nous, Français, notre cher nombrilisme qui nous empêche de comprendre le bien-fondé et le non-sens parfois de certaines de nos revendications. Ce qui m’aura le plus étonné après les maintes discussions que j’ai pu avoir avec ces étudiants, c’est de voir combien ils étaient calés en histoire et en géographie, de même qu’en politique… tandis que les plus pointus de nos compatriotes savent à peine situer l’Océan Atlantique sans le confondre avec le continent Africain – j’ai encore des souvenirs d’horreur du Lycée… –, sur une carte du globe à projection Mercator, ces brillants potaches se considéraient néophytes en la matière alors qu’ils auraient su sans mal nous citer de tête et au millième près le PIB par habitant du Bengladesh, ou encore, sans réfléchir et, entre deux bouchées d’un panini succulent, nous révéler la date de la fondation du monastère de Sainte-Croix de Poitiers par Radegonde (en 556 de notre ère… et si.) D’une manière plus générale et sans exagérer, force a été de constater que leurs investissements personnels en matière de politique étaient plus farouches et présents que les nôtres. Une différence louable que j’admirais secrètement et qui a pu servir à alimenter quelques propos vaseux sur l’un et l’autre… même si je n’ai pas assisté, de près ou de loin, à de quelconques scènes xénophobes, j’ai entendu dire parfois que certaines réactions étaient proches d’un orgueil “colonial” presque… surtout quand l’Administration se met à parler petit-nègre à une Espagnole qui passe sa troisième année sur le territoire. »
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Katia & Katerina
Elles marchaient toujours ensemble, l’une à côté de l’autre. Habillées comme pour un hiver éternel, la démarche ferme et engagée, elles observaient tout et n’importe qui avec curiosité et leurs phrases étaient parsemées d’apico-alvéolaires qui frissonnaient d’un froid que l’on aurait juré venir de Sibérie ou des monts de Novokouznetsk. Katia était d’une tête plus petite que sa compatriote et, on pouvait s’en douter mais ce n’était généralement pas l’opinion que l’on se faisait en les voyant de loin, elles ne se connaissaient pas avant que les évènements, les ambitions et les études ne les réunissent au sein de la même section, de la même université, de la même faculté. Elles habitaient, comme beaucoup d’autres, dans une cité proche du centre-ville qui abritait de pauvres écolières proches de leurs sous.
Etudiantes venues de la Pologne « serre ceinture », une vision assez fausse ancrée solidement dans les esprits qu’elles s’efforceront, parfois amusées, parfois irritées de détruire à grands renforts de témoignages, de cartes, de photographies, elles parlaient un français on ne peut plus honorable et avaient un accent des plus délicieux quand elles parlaient anglais. Katia, par un mystère bon enfant ne pouvait raisonnablement pas rouler les « r » comme il le fallait et Katerina, de par sa maîtrise orale sinon parfaite du moins correcte de la langue s’amusait, quand bien même elle parlait français, à la faire ainsi enrrrrager. Loin de leur pays, de leur famille, elles tentèrent de se recréer une cellule d’amitié agréable avec d’autres étudiantes Erasmus polonaises bien sûr, mais aussi avec d’autres travailleurs, bien franco-français eux.
Katerina portait des lunettes rondes qu’entourait une chevelure mi-brune, mi-blonde, coiffée sagement avec quelques nœuds et bouclettes. Elle marchait toujours d’un pas martial, décidé, avec sur la tête un petit bonnet coloré qui prêtait à sourire. Katia avait les cheveux légèrement plus longs mais surtout un petit air coquet, peut-être un peu plus féminin que Katerina, qui la faisait apparaître comme un peu plus vieille et plus « confiante », mais cela n’était qu’affaire d’interprétations. Surtout, elles apportaient, comme tous les autres étudiants, un souffle inédit, une vision du monde, de sa géographie et de son fonctionnement autre, une manière de considérer leur environnement qui permettait et de s’ouvrir sur des pensées novatrices, et d’envisager les futurs d’un autre œil.
Comment ont-elles choisi les amis, les personnes avec qui copiner ? Ça, c’est aussi improbable d’explications que la folie qui entoure la « mort » de Paul McCartney... Quoi qu’il en soit, elles ont dû en choisir certains selon leur capacité à les aider à comprendre les subtilités de certains cours, déjà délicats pour les étudiants « traditionnels », et illisibles pour elles. Et de fil en aiguille… après tout, un ami c’est un soleil, à Paris comme à Wrocław.
Lumières et ténèbres
Il y a deux salles qui se disputent le privilège de la projection non loin du centre-ville… le premier, imposant, extraordinaire, refuge des blockbusters américains et des superproductions disproportionnées comme un ego de polytechnicien hydrocéphale, fait face, et c’est d’une ironie charmante, à une avenue aux passages-piétons maintes fois piétinés, qui n’est pas sans rappeler une Abbey Road franchouillarde et où on peut trouver régulièrement des fans meurtris arborant coupe au bol et masque de morse, d’hippopotame, de lapin et de coq – et régulièrement, le troisième homme hurle « Je suis vivant, je suis vivant, et je ne suis pas l’ami du charpentier ! ». Le second, sur le côté du premier, porte des colonnes panthéoniques ornées de fleurons, de ces colonnes que l’on toise en levant le front, mais cache un domaine réservé aux films alternatifs et aux anciens sortis qui n’ont que trop rarement les faveurs du public. Justement, l’un de ces films avait attiré les attentions de quelques étudiantes étrangères réceptives, comme tous les étrangers pas-de-chez-nous cela va de soi, à tout ce qui est « alternatif »… et pour les accompagner, un intéressant a cru bon de dire derechef, dès qu’il entendit fomenter le projet, qu’il était un incorruptible des salles obscures. Et de les accompagner finalement un samedi.
La salle de projection servait également à de timides représentations théâtrales et à des concerts d’envergure, et était dotée de par le fait d’une scène sur laquelle il n’a pas pu s’empêcher de faire le pitre… un acteur qui aura raté sa vocation… il sentait le vide monter en lui. Mais se ressaisit vite avant de se rendormir lors de la projection ; incorruptible des salles obscures, évidemment : on y dort mieux que nulle part ailleurs, surtout quand la toile de fond est alternative.
Le maître d’école
Comment ça a commencé ? Est-ce que c’est lui qui a lancé l’idée ou bien elles qui lui ont demandé de les aider ? Non, ça ne peut venir que de lui… aussi imbu de sa personne, ça ne peut être que lui, si heureux d’avoir, ne serait-ce que l’espace d’un après-midi un ou deux élèves qui l’écouteraient, le considèreraient comme un puits de science et de culture intarissable, et ce de manière purement gratuite : son savoir ne peut lui être acheté –échangé, tout au plus. Il avait préparé des dizaines de fiches diverses sur tout et n’importe quoi, mais surtout sur les sujets sur lesquels elles lui avaient demandé de l’aide. Il était venu, les mains dans les poches mais un sac sur l’épaule et leur ôta ainsi, plus facilement que quiconque aurait pu le croire possible, toute une après-midi de leur temps. Une masse informe de connaissances aussi inutiles que pompeuses, un cratère de concepts imbéciles… comprenait-il seulement ce qu’il disait ? Certes, non. A vrai dire, n’importe qui aurait vu la supercherie. N’importe qui. Et les étudiantes n’étaient pas plus idiotes que les autres, à vrai dire, elles ne l’écoutaient même pas.
Malgré tout, il aimait à se savoir utile quelque part, voir que, tout compte fait, il avait assimilé et intégré un savoir particulier et qu’il pouvait le restituer, ou plutôt le régurgiter tel que. C’est ainsi que les choses fonctionnent en première année : apprendre, apprendre encore et toujours, vomir sans recul sur sa feuille et oublier sitôt après… tout ceci pour la cause des examens, encore et toujours. Pensait-il déjà à son futur mémoire ou à sa future thèse ? Connaissait-il seulement l’organisation des études, ou bien les possibilités qu’offrait sa branche ? Certes, non. A vrai dire, il se laissait juste pousser par les vagues, tout juste pousser par elles, en espérant qu’il parviendrait bien, tôt ou tard, à s’accrocher à l’un ou l’autre rocher comme une moule et attendre paisiblement que la mort vienne l’arracher, ou qu’un pêcheur vienne le manger. En attendant, cela lui faisait plaisir de voir qu’il pouvait « accomplir » quelque chose. Les étudiantes étrangères prenaient quelques notes, lui posaient quelques questions pour montrer qu’elles s’intéressaient, ou essayaient de s’intéresser… mais son style grandiloquent prêtait à sourire : il allait à gauche, à droite, s’asseyait l’air pensif en s’imaginant être Victor Hugo, se levait brutalement en déclamant une ode qui aurait fait rougir de honte Caton l’ancien, faisait des tourbillons d’air grâce à son index droit… le soir, il rentra, ravi, le cœur léger, convaincu de pouvoir dorénavant appeler ses auditrices ses « disciples » ; il se voyait déjà, brûlant les étapes, devenir un professeur craint et respecté.
Et il se maudit quand il s’aperçut que, à cause de cette rêverie, il avait raté
son dernier bus.
Le réveillon à la polonaise
Tard, un soir. Non loin de la faculté, dans une cité universitaire où l’on prend un malin plaisir à ripailler plus que de raison à l’approche de la nouvelle année, où les livres d’exercices isométriques sont soigneusement rangés dans d’obscures armoires au profit de bouteilles de vin blanc et d’alcool nécessiteux et où les meilleurs barèmes que l’on puisse trouver sont ceux des rugosités, toutes en échardes, des gueules de bois, quelques cuisiniers improvisés vont et s’affairent autour d’une ridicule gazinière, préparent une table avec assiettes en carton et verres en vrai cristal imité, surveillent en se rongeant les sangs la cuisson d’un merlu ou d’un lieu quelconque, crient les uns sur les autres afin de se libérer de tout le stress emmagasiné dans la soirée. Ce réveillon-ci est leur dernier repas ensemble, le dernier avant que tout un chacun, ils ne s’en retournent vers leur pays natal. C’est la dernière fois où ils pourront hurler, crier leur joie d’être venus, le plaisir de voyager, et, qui sait, rapporter encore quelques bonnes histoires à raconter à leurs proches. Ils seront cinq ou six, et les derniers venus, ceux qu’on a invité comme ça, pour compléter la table, parce qu’on les aimait bien ou parce qu’ils avaient rendu un menu service, apportent avec eux une petite bouteille ou une douceur parfumée pour finir la tarte et ouvrir le fromage ; c’est la valse des petits pots de beurre et des grands plats.
Cette fois-ci, il sera fait selon certains usages venus de la Pologne, puisque c’est là le pays natal en question : hosties à se partager en se souhaitant mille vœux de bonne année, de santé, de prospérité et de chance, soupe à la betterave salée, poisson accompagné de salade, de pommes de terres, de nouilles froides, de mayonnaise chaude, de vin tiède. Autour de la table bientôt trop petite pour accueillir tout et tout le monde, on s’amuse, on parle tantôt polonais, tantôt français, tantôt un autre dialecte ou un langage simiesque pour se faire comprendre de tout le monde. On se remémore les récents évènements qui ont eu lieu en ville ou ailleurs, les examens qui ont eu lieu avant les vacances pour les étudiantes Erasmus, on remercie le « professeur temporaire » d’avoir pu aider quelque peu aux révisions. Le repas est excellent, et on reprend volontiers quelques portions de plus, quitte à desserrer subrepticement un ou deux boutons de son pantalon. Le vin coule à flot, les langues se délient, une radio minuscule diffuse langoureusement quelques morceaux exquis de chanteurs à la mode. On rigole doucement, et on ne voit pas le temps passer.
Bientôt, il faut se quitter ; on s’embrasse et on s’étreint, tout comme on s’était embrassé et étreint avant de commencer le repas, quand on se souhaita tant de bonnes choses. On donne quelques menus cadeaux, des cartes, des promesses. On s’embrasse encore. On se quitte. Et le lendemain, on sait qu’on aura mal au ventre et qu’on aura mal à la tête. Mais on s’en moque éperdument… un baiser chaud d’une jolie fille qui vous souhaite la bonne année vaut bien ça.
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Cycle 3 : Réaction d'un dérivé aromatique sulfoné (Mademoiselle Rose)
« Surtout, ce dont je me souviendrai toujours à la manière d’un Brassens à la guitare moustachue, c’est la première fille que j’ai aimée. La première que j’ai pu prendre dans mes bras, embrasser, enlacer… bizarrement, Cupidon, Eros et Sémiramis ne s’étaient pas encore occupé de mon cœur ou de mes sentiments, et c’était seul, sans avoir quiconque à chérir que j’avais traversé toute ma jeunesse. Et alors que je voyais tout autour les nuées s’embrasser je me demandais, parfois sur un ton ironique, le plus souvent avec un air mélancolique, si tout ceci ne provenait pas de moi. Mais les fils de la destinée sont capricieux, et un jour, elle arriva, comme une fleur… une fringance, une ritournelle, tout au plus. Je ne m’y attendais pas, et bien que je désirasse la première fois, je ne la cherchais pas plus que ça, étant d’une gaucherie qui dépasse l’entendement pour entreprendre des actions séductrices. Cela aura duré un mois plein, consommé, à se bécoter, à se reposer dans les bras l’un de l’autre et à s’écouter mutuellement respirer…
Je me souviendrai toujours de son nom, n’en déplaise à ma présente femme. Elle s’appelait Rose. Melissa Rose. C’était ce genre de fille qui aime à passer inaperçu… et d’ailleurs, jusqu’à ce qu’elle aille vers moi, je ne l’avais même pas entrevue, j’ignorais jusqu’à son existence. Mais je savais déjà que je ne possédais pas les qualités d’un limier ni les cellules grises d’un Poirot. Quoi qu’il en soit, je pense avec le temps avoir sincèrement tenu à elle. Bien sûr, impossible de savoir si cela était réciproque, plus ou moins fort ou intense mais la tendresse qui me revient lorsque je songe à elle ne trompe pas… on ne peut pas oublier la première fille que l’on a prise dans ses bras. »
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Mademoiselle Melissa Rose et Monsieur Natatos H.
Vous avez déjà dû l’apercevoir sans pour autant le remarquer ou venir à lui : un jeune homme, bien en chair dira-t-on pour être poli, tout de noir vêtu, avec un cartable noir et des chaussures noires ; un ton pâle, pas blafard mais juste blanc, pour les plus chanceux une paire de chaussettes grises et, seulement pour sa famille, un caleçon noir au liseré blanc. Il se ballade souvent les mains dans les poches, la tête baissée, souriant néanmoins. Il semble toujours parler seul, chantant ou récitant quelques vagues vers oubliés, faisant de grands gestes ou sifflant à s’en étouffer. Il regarde tout le monde d’un œil gris sans que personne ne le regarde en retour. Il ne les regarde même pas de biais, mais bien en face… et ceux qui croisent son regard s’en détournent ou bien rigolent doucement en voyant une forme de beauté triste qui ne sert à rien ni à personne. Pour attendre, il croise les jambes, toujours, qu’il soit debout ou assis. Et il marche d’un pas décidé, comme convaincu secrètement de sa destination. D’ailleurs, il ne marche pas, il glisse ; il tourne sur lui-même, son blouson vole au vent et tournoie comme un diable ailé. Il écrit à demi avachi sur sa chaise, son téléphone portable gris et son porte-monnaie taupe sur la table à ses côtés, lui rappelant sempiternellement que le temps, c’est de l’argent. Il aurait des prétentions d’écrivain et de dessinateur, et ne manque jamais un moment pour le rappeler à l’une et à l’autre, sortant à la moindre occasion, de manière bruyante et voyeuse un carnet de croquis obscur où il griffonne des notes dont il ne se servira pas, où il gribouille des essais qu’il n’utilisera jamais. Il se figure peut-être que cela pourrait l’amener à s’intéresser à lui, mais peine perdue ; à jamais il restera en retrait… il cherche bien à aller de l’avant quand il le peut, mais cela se marque par un seul échec, par une répulsion d’autant plus forte et rapide de la part de ses voisins. Alors il reste seul.
Il se nomme Natatos H. . D’ailleurs, on ne sait pas à quoi renvoie ce « H » solitaire. Même l’Administration paraît-il doit avouer son ignorance. Quant à son prénom peu commun de Natatos, il connaît l’explication par cœur, tant il est féru d’études diachroniques : c’est une réduction étrange d’une vieille expression, édictée par le vieil Horace en regardant Brutus et reprise par Boileau, « Naturam expelles furca, tamen usque recurret ». Et cette découverte de le plonger dans la plus grande des désillusions ; il est convaincu, se le répète chaque soir dans son lit au milieu de longs sanglots chauds qu’il est habité par la malédiction du cœur solitaire et que quoi qu’il fasse, il mourra seul. Et il espère que ça sera bientôt. Mais n’allez pas croire que Natatos est un dépressif ou un déprimé constant, ou bien un gothique glauque ; il chante, danse, est heureux souvent sans savoir exactement pourquoi. Mais s’il réfléchit trop, s’il ouvre un peu les yeux et s’aperçoit qu’il est la risée d’un public grandissant jour après jour, il meurt, crève, vomit et crache du sang et se morfond dans une peine durable où seules la résignation et la patience permettent de le faire immerger du ramassis incongru, du conglomérat immonde, des défécations aux exhalaisons putrides, de la matérialisation ingrate de ses inhibitions oscillant entre libertinage prude, ondinisme doré et pornographie pédérastique qui l’étouffe et l’opprime. Véritable schizophrène accompli, paranoïaque total et hypocondriaque en devenir, il aborde deux visages distincts, l’un diurne et le second nocturne qui feraient déchanter le plus averti des psychanalystes : lorsqu’il se trouve en journée, en public, à la ville ou en faculté, il semble comme vous et moi ; peut-être un brin plus « original » que la normalité que l’on pourrait aisément définir selon des critères aussi saugrenus que l’existence d’une version turque et plagiée de la « Guerre des Étoiles », mais rien de plus. La nuit, alors qu’il se retrouve seul chez lui, le voile tombe et son véritable visage peut enfin émerger : larmoyant, masochiste, adepte de la scarification… consciencieusement et à l’aide d’un cutter, dont il réchauffe la lame parfois avec un briquet acheté au bar-tabac de sa rue, il s’écorche les cuisses, les bras, ne cherchant pas à faire de dessins en particulier, mais sculpte juste sa peau. Il aime à sentir cette sensation de douleur, ce frisson lorsque la lame caresse, quand le sang coule en picotant un peu. Ça serait presque aphrodisiaque… il prend toujours garde à faire ça de manière à le dissimuler par la suite, par ses habits notamment, s’interdisant d’apparaître en slip de bains ou en T-shirt devant quiconque. Pas même sa plus proche famille, son frère ou sa mère ne sont au courant de ces pratiques pathologiques. Généralement, après avoir passé une partie de la nuit et du petit matin à se mortifier, à boire tout ce qu’il pouvait, à fumer comme un crematorium, il dort quelques petites heures, n’ayant besoin pour récupérer que de très peu de sommeil, et remet son masque solaire d’original un peu benêt.
Il a toujours cru être seul. Il ne pensait pas que quelqu’un, aussi physionomiste soit-il, pouvait ne serait-ce qu’envisager son jeu macabre. Jusqu’à ce qu’elle décide de lui parler.
Ce n’était pas pour ainsi dire un hasard. En fait, elle aussi avait jusqu’à très récemment suivi les mêmes pratiques. Et c’est ainsi qu’elle avait pu deviner, rien qu’en croisant le regard de Natatos, le drame qui se jouait derrière ses yeux. Elle s’appelle Rose, Melissa Rose. Jeune coquette habillée elle aussi très souvent de noir, à la tenue à peine rehaussée parfois d’une couleur plus claire à l’aide d’une écharpe ou d’un pantalon, plus rarement d’une jupette. Surtout, un passé lourd et des évènements fâcheux lui ont appris à se taire, et ce devant tout le monde… même ses psychiatres attitrés sont loin, très loin de se douter de tout ce qui se passe dans sa tête. Et ses amis, innocemment, le disent à qui veut le savoir : Melissa est une fille sage, tranquille, facile à vivre. En entendant cela, ça la fait rire doucement. Facile à vivre… elle ne voit pas l’utilité de parler. Pas d’utilité, jusqu’à ce qu’elle l’aperçut et à ce moment précis, elle crut voir une opportunité. Pas vraiment un signe, étant de nature athée et d’un hédonisme qui frise l’imprudence, mais un prétexte : une manière de se dire que finalement, elle pourrait trouver une oreille rassurante. Quelqu’un à qui elle ne dirait rien non plus, mais avec qui elle pourrait potentiellement tout révéler et ça, ça change tout. Pour l’aborder, elle usa de tous les stratagèmes possibles et inimaginables… de la collision anodine – qu’il parvint à éviter tant bien que mal, à la manière d’un retourné acrobatique cabotin au possible – à la demande de renseignements inutiles – qu’il offrit avec le sourire la première fois, sans même la regarder la seconde… la troisième, il se mit à aboyer pour une raison que l’on ignore encore –, rien ne semblait parvenir à lui faire comprendre, crétin qu’il est, qu’elle s’intéressait à lui. Il faut dire entre nous que personne, et a fortiori un être humain de sexe opposé, ne s’était jamais intéressé à sa petite personne… cette exubérance, qui n’est pas si incroyable que ça si on songe un instant à toutes les particularités désarmantes du personnage qu’il incarne ou essaie d’incarner, l’a amené, quand il n’en pleure pas, à s’en arracher la peau, à considérer systématiquement chacun de ses semblables comme des êtres d’une autre planète avec qui toute communication est impossible ; ainsi il ne lance lui-même que très rarement le dialogue, et ne s’attend jamais à ce qu’on le choisisse comme interlocuteur occasionnel, allocutaire exceptionnel ou second rôle évènementiel. Et s’il s’émerveille toujours lorsque cela arrive, allant à une époque jusqu’à consigner et compter les pauvres fois où cela se produisait, force est de constater qu’avant tout, il l’évite autant que possible.
Un soir, elle osa franchir le pas : elle entra en contact avec lui d’une manière directe, franche, farouche… et s’attira les foudres de son caractère de grizzli mal modelé. Malgré tout, elle persista et lui, un brin interrogé, curieux, piqué au vif dans son orgueil, sa tranquillité et sa misanthropie accepta de palabrer longuement, à en faire crever ses forfaits téléphoniques. Enfin, un rendez-vous fut pris. A peine avait-il raccroché qu’il se demandait si c’était bien lui qui avait accepté tout ça…
En remontant la rivière
Il finit par s’endormir, un sourire ambigu sur les lèvres…
Il soupire d’aise dans son lit, en se demandant si tout ceci n’était pas un rêve…
Il se revoit la raccompagnant chez elle, lui disant bonne nuit et l’embrassant une dernière fois… lui caressant les cheveux et son oreille par la même occasion…
En remontant vers la ville avec elle, il se sentait orgueilleux, espiègle comme un étudiant et le terme était judicieusement bien trouvé : il insistait avec une ténacité qu’il s’ignorait pour lui tenir la main, et elle s’avérait réticente devant ce geste d’un conformisme stupide…
Il se sentait si bien, sa tête sur son épaule, sur ce banc devant la rivière qui balafre la ville… il faisait froid, du fait de la présence du cours d’eau non loin d’eux et il lui avait gentiment prêté son manteau tant elle grelottait, à demi du fait de la température, à demi de peur d’être tombée sur un maniaque sexuel ou un « serial violeur ». Aussi loin pouvait-il se souvenir, il ne s’était jamais senti aussi bien… lui, yeux à demi-fermés et elle, s’inquiétant de plus en plus pour son avenir proche…
Un peu plus tôt dans la journée, elle était venue au rendez-vous dans ce bar… un peu en retard, il est vrai, mais juste ce qu’il faut pour endurer la fidélité sans croire au lapin… ils ont discuté de tout, et c’est elle qui aura sempiternellement fait les premiers pas vers lui, parfois de manière grossière pour bien lui faire comprendre ses intentions. Politique, philosophie, études… guère de temps morts, un peu de flottement tout de même compte tenu du caractère « surnaturel » – du moins pour lui – de la situation… c’était la première fois qu’il se retrouvait en tête à tête avec une fille. Rien que l’évènement, même s’il n’avait abouti à rien de concret, lui aurait paru exceptionnel, et avec raison. Et de se dire que finalement, il avait eu raison de se laisser pousser par les vagues… quand il la vit rentrer, il sut que c’était elle. Mais il était loin de se douter de la suite…
Crépuscule mourant
Dans un coin paumé du pauvre Poitiers, il est un jeune bistrot, à la devanture embreuillée de rouge rouille ; des serveurs taciturnes et désabusés maintiennent allumées quelques rares lampes sur une ambiance tamisée d’obscurité, de douceur vespérale et de nuages imperméables à l’aclarté des étoiles. On y entre en poussant une porte vitrée de buée, et on y entend de la musique. Ce n’est pas une illusion. Il y a des musiciens chétifs, habillés de violons, de guitares tziganes et de flûtes mégères qui jouent des airs oubliés de chacun, jamais connus du tout, trop rarement joués et si rarement écoutés, tellement oubliés et mal sus. Ils jouent à la gloire des Fées qui n’ont jamais vécu, des Dieux morts au combat, pour les oreilles des noctambules infects de bière et des étudiants qui exploitent en une heure minuitaine le dynamisme qu’ils n’ont jamais eu en journée. Il y a le barman débonnaire, qui polit soigneusement à s’en faire crever le torchon un comptoir immaculé, en songeant à une femme qu’il a jadis perdue pour son intérêt. Et au fond du bar, semblant se complaire de la musique, il y a Elle. Elle est mignonne, et boit une tisane. Au tilleul et à la menthe, au sucre et citron, à la menthe et au tilleul. Elle est mignonne, et semble écouter ce qu’on lui dit, à moins que, par une malicieuse malice maligne, elle n’écoute sincèrement ce qu’Il lui dit. Il est en face d’Elle et parle en bougeant les mains, en levant les yeux, en claquant les langues. Il boit un verre et un soda orangé et s’amuse à faire croquer les glaçons sous ses dents, et Il n’est pas si beau que ça. Ils parlent beaucoup, ils s’interrogent souvent. Des regrets accompagnent parfois leurs regards, alors que la musique adopte un tempo de rythme harmonique évoquant des plaines verdoyantes où vivent des tombes de guerriers vides.
Ils voulaient rester toute la nuit, parcourir les rues et voir le matin se lever. Il verra l’aurore seul, Elle était fatiguée après cette soirée. « Ce n’est pas raisonnable » lui souffle-t-Elle après lui avoir demandé nonchalamment si Elle n’était qu’une ou une autre. Il la rassure sincèrement, dissimule quelques larmes qui perlent sur la joue glacée et anguleuse avant de se perdre dans sa bouche embrassée, « trop peu » murmure-t-Il, « trop peu ». Il la voit remonter et tourne les talons. Il a encore son parfum sur son bras.
L’aurore ne lui a jamais paru aussi proche et aussi loin.
Cécité
« Je n’ai pas vu l’improbable venir,
Je n’ai pas vu la dispute survenir…
Peut-être aurais-je dû la retenir.
A présent, je n’ai plus d’avenir…
Il ne me reste plus qu’à partir.
Je m’en vais et remontent des souvenirs…
Je m’en vais, mais je ne veux pas la trahir.
Il va falloir que je respire,
Il ne faut pas que cela empire…
Un ordre me vient en tête : expire.
Signature (illisible) »
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Cycle 4 : Enthalpie libre standard d'hydratation (Examens partiels)
« Comme cela était prévu depuis la rentrée, des examens eurent lieu en Janvier… toutes les matières, à l’exception de ma langue vivante et de mon option, ont été soumises à ce traitement. Ca a été la valse des révisions, des heures de tutorat gracieusement données par les potaches de maîtrise, les plannings d’examen à relever sans se tromper, les sujets de dissertation incompréhensibles, les thèmes sur lesquels personne, pas même le correcteur, ne voulait tomber. Encore aujourd’hui, je reste persuadé de l’iniquité de ces partiels… non seulement on ne peut décemment pas avoir énormément de recul sur ce que l’on a appris en à peine trois mois de temps, mais de plus la note était compensée par celle du second semestre... en un mot comme en cent, c’était vraiment absurde et encore aujourd’hui, je trouve que les choses devraient évoluer sensiblement.
Je pense me souvenir que ça n’avait pas trop mal marché pour moi… les notes ont été en accord avec les pronostics que j’avais pu faire et les quelques devoirs rendus au cours du semestre en guise de “contrôle continu”. A gauche et à droite par contre, les résultats étaient loin d’être aussi satisfaisants… et certains semblaient heureux de se dire qu’ils pourraient sans mal boire plus tard leur manque de points, mais les choses ne s’étaient pas passées aussi bien pour tout le monde. Maintenant que j’y pense, une anecdote étrange me revient en tête… les partiels avaient été l’occasion de voir émerger de courts textes pamphlétaires si l’on peut dire qui se voulaient incisifs, mais qui n’étaient en réalité qu’une sorte de bouillie pusillanime qui ne faisait que caresser les problèmes dans le sens du poil plutôt que de s’y confronter réellement. Ces textes étaient toujours construits de la même manière : une introduction de l’auteur, un brouillon pseudo officiel, et une conclusion. Ils en avaient fait des tracts et de la paperasse en nombre qu’ils distribuaient à coups de canons à neige sur quiconque passait dans les environs histoire de les rallier à leur lutte inutile… voyons si je parviens à me rappeler ces bêtises… »
(Les passages introduits ou suivis de l’indication « NDO » sont l’objet de l’auteur de ces pamphlets, qui s’est fait connaître à l’époque sous le pseudonyme d’ « Ouroboros » [pour « Organisateur Ultime Révolutionnaire contre l’Ordre, les Bibles Obscènes et Réactionnaires, Oeuvrant pour la Scolarité »], et n’engage en rien celui du présent recueil. Ce sinistre individu imite sans succès un style officieux qu’il parsème de remarques personnelles à l’humour plus que douteux. Le lecteur sera seul juge…)
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Le métronome humain
NDO : « Le temps… » Comment était-ce déjà ? « Le temps est invention… », oui, oui, « le temps est invention où il n’est rien du tout. » Et de se rappeler cruellement cette maxime alors que les minutes filent, inexorables, et que la feuille devant l’étudiant est blanche comme la neige de Mars. Ainsi vont les choses : la durée des examens va crescendo avec le cursus, d’une petite heure au collège aux sept heures indispensables de l’agrégation : il est des évènements auxquels on ne peut décemment pas couper. Indubitablement, les anciens, les professeurs, les chefs de gare adulent les mêmes consignes…
« Il convient de prendre le temps de bien lire le sujet, relever les mots importants, recueillir des informations, les retrancher, trouver une problématique, rédiger introduction et conclusion puis se lancer dans le développement à proprement parler, en évitant si possible de faire une analyse linéaire s’il s’agit d’un commentaire composé ou de tomber dans un manichéisme disneyen lors d’une dissertation – NDO : syndrome du “tout est blanc, tout est noir, mais en fait tout est gris”, mieux connu dans les hautes sphères sous le nom de “syndrome de la raffarinade”.
On attend de l’étudiant qu’il produise non seulement une analyse agréable capable de mettre en avant des concepts et principes entrevus lors des cours magistraux et des nombreuses heures de TD et qu’il aborde, quand bien même le temps imparti est étroit et dans tous les cas insuffisant pour permettre une étude exhaustive si ce n’est en apparence, les origines du texte – sous une optique historique presque, abordant tour à tour des éléments de biographies et d’Histoire –, sa forme – des connaissances en narratologie et énonciation sont recommandées –, son fond – il convient alors de connaître convenablement les pensées de l’auteur, le courant dans lequel il s’inscrit et les idées développées – ainsi que la réception du texte – à l’époque de son écriture et de sa publication et de nos jours afin de tenter une approche diachronique de l’œuvre. L’étudiant doit du reste être susceptible de replacer efficacement cet œuvre, en outre du courant philosophico-linguistique dans lequel il s’inscrit, dans un contexte idéologique, politique, culturel – NDO : littéraire, pictural, musical, sculptural, longitudinal, gardénal – et plus simplement humain. Cela suppose alors de la part du scribe un apport substantiel en données éclectiques, des citations de critiques à ceux d’auteurs contemporains de l’œuvre et de l’épreuve, des noms de romans du même auteur et abordant la même forme et/ou le même fond, des analyses cadencées des adaptations cinématographiques et théâtrales si elles existent – NDO : comment parler de Racine sans évoquer Sarah Bernhardt ? Impensable ! – ou des tableaux de maîtres qui ont été influencés par la lecture de ces œuvres.
Le style de la rédaction se doit là aussi d’être choisi : ni trop pompeux ou pédant ni trop vulgaire ou ordinaire, le correcteur devra n’avoir aucune difficulté à lire la copie – ce qui suppose également, mais cela va de soi, une écriture délicate qui ne laisse aucune place à l’ambiguïté – et à comprendre où veut en venir son rédacteur. Ainsi, on évitera toute tentative désabusée de faire croire que l’on est plus malin que le professeur chargé de la lecture, et on s’abstiendra de faire des blagues idiotes ou absurdes pour détendre l’atmosphère… il s’agit d’un examen et non d’un soap-opera ! »
NDO : Toutes ces données-ci demandent plusieurs années de pratiques assidues pour pouvoir être acquises sans problèmes. Il conviendra alors pour les professeurs, et ce dès le collège, de bourrer les crânes des potaches de ces préceptes indispensables à tout bon fonctionnaire qui se respecte pour bien se faire voir de son chef de service, mais également afin de produire en nombre suffisant des shadoks, des créatures ineptes ne sachant que pomper et restituer sans comprendre ce qu’ils racontent et surtout sans qu’ils ne puissent incorporer dans leur copie des observations personnelles ou des approches novatrices des textes proposés. Beaucoup ont choisi de se faire porter pâles… c’est un début, même s’ils n’ont pas pu manipuler pleinement le système.
Neurofibromatose de type 1 (ou Elephant Man sur le Campus)
NDO : Je m’incline devant le maître… lisez plutôt.
« Quand un étudiant passe un examen, il est soumis au stress à trois reprises : une fois avant le devoir proprement dit, lors des révisions, des préparations, des recoupements et de l’attente, le jour même, de l’heure fatidique, une fois lors de l’épreuve quand il s’aperçoit que tout ne se déroule pas comme prévu et une fois après le devoir, alors qu’il attend que les résultats soient affichés un peu partout ou que les copies soient rendues. Les études américaines – NDO : les meilleures études sont américaines. Il faut retenir cela. Les meilleures études sont américaines, les meilleurs cobayes sont Indous et les meilleures manipulations de statistiques sont françaises – ont prouvé que le stress subi par un élève alpha était équivalent à celui qu’un pingouin peut ressentir alors qu’on lui présente une image de chauve-souris, et qu’il était supérieur, en terme de sudation et de rythme cardiaque à celui de l’autruche de l’Afrique de l’Est Struthio Camelus Massaicus quand elle est poursuivie par un troupeau d’éléphants des savanes Loxodonta Africana. Il faut également ajouter à cela que l’émotivité de l’individu soumis à ce stress augmente pour atteindre un degré rarement vu – NDO : même à Bollywood – et qu’un stimuli d’ordinaire anodin sera interprété de manière démesurée par le sujet. Cette forme de paranoïa – dont on retrouve régulièrement l’invocation à l’Etre supérieur sous la forme : “Mon Dieu !”, caractéristique du trouble mental – est systématiquement couplée à divers syndromes, dont les plus courants restent le syndrome du Karolinska Institut (où l’étudiant développe une sympathie étrange pour son correcteur et ses professeurs en général, au lieu de la barrière symbolique qui les sépare d’ordinaire et empêche toute forme de communication sensée et profitable pour l’un ou l’autre parti), le syndrome de Rousseau (ou délire de persécution, l’étudiant croit pertinemment qu’il va tomber sur le thème ou le texte qu’il maîtrise le moins) et le complexe de Borges (ou principe d’interprétation, l’étudiant croit que tout mot de son sujet est important et va vouloir y consacrer plusieurs pages à chaque fois – NDO : ce qui peut s’avérer cocasse lorsque le thème en question comporte des accroches comme “vernaculaire”, “uchronie comportementaliste” ou “étude structurée du pronom relatif pour aboutir à une approche de l’herméneutique transformative de la narratologie simplexe à travers des exemples proustiens”).
Ces symptômes classiques sont bien sûr doublés de variantes libres selon les individus, qui peuvent prendre des formes diverses : hyperactivité (phénomène relativement rare, convenons-en : l’étudiant se rapproche plus du physique du fainéant que celui de l’enfant en éveil), narcolepsie (son contraire, beaucoup plus courant, et qui a lieu lors de n’importe quel cours, en particulier ceux couvrant les domaines des sciences, des lettres, et de toutes les autres matières sans exception), alcoolisme (des formes les plus bénignes [cuite à la boisson gazeuse ou au dessert à la gomme parfumée et sans lait] aux plus malignes [cuite à la térébenthine, également désignée dans le milieu sous le nom de “cloche bordelaise”]), dépendance vis-à-vis de certaines toxines – NDO : la botuline était très à la mode à la Sorbonne il y a de cela quelques années à peine – et d’autres phénomènes amusants mais non sans risque pour la personne (distillation artisanale de Viandox à partir de steaks d’autruche préalablement poursuivie par un éléphant, création de territoires souverains soumis à des lois étranges au sein des amphithéâtres etc.).
Il résulte de cette accumulation nerveuse des conséquences incroyables, qui mettent en péril la stabilité des institutions telles que la société les conçoit. L’une des conséquences les mieux connues concerne le regroupement des patients en factions organisées dans un souci de protection (syndrome du Grand Schtroumpf) qui vont dès lors avoir des idées de grandeur saugrenue, comme des revendications concernant des réformes sensées de l’Education nationale, des manifestations non-violentes et organisées sur des thèmes absurdes comme la culture, l’emploi, la pluralité d’opinions ou encore des prises de parole posées et pensées lors de débats d’adultes sur des sujets les concernant. Selon un cercle vicieux connu chez les analystes sous le nom de “cercle rose”, il va y avoir phénomène de stimulation selon un procédé de rétroaction positive qui va provoquer avec le temps un engouement de plus en plus certain et total de ces considérations dérisoires parmi toute la génération estudiantine ; il en résultera une volonté farouche, pour le plus petit de ces individus, de se nantir de considérations politiques, voire, dans les cas extrêmes, de se syndiquer pour affiner leurs convictions et ainsi parler légitimement, sans que l’on puisse balayer d’un revers de mains ces penseurs dangereux (l’étude de la rhétorique et son application dans le domaine de tous les jours faisant également parti du programme de ces factions). Cette analyse de faits rigoureux nous amène à considérer que les stress provoqués par les examens, que ce soit avant, pendant ou après ceux-ci amènent une réponse immunitaire de la part de ses victimes en les amenant à produire des réflexions inacceptables sur le système. Ces stress, en outre, ne remplissent pas correctement leurs rôles en étant trop faibles pour avilir totalement les sujets et les transformer en bouillie émotive et tremblotante semblable à de la gelée de framboise tiède n’ayant que deux mimiques, acquiescer et être d’accord, mais également trop intenses pour les persuader que les actions entreprises sont vaines car banales, monotones, sans risque aucun. Il n’existe pas à l’heure actuelle de solution durable : une augmentation du stress impliquerait un investissement considérable de la part des pédagogues et un “flicage” omniprésent, cravaches et bottes de cuir, ainsi qu’une réévaluation à la hausse des effectifs ce qui est tout bonnement suicidaire d’un point de vue économique ; une diminution de l’inquiétude, qui serait parfait pour réformer les rangs des professeurs et ainsi réduire efficacement les équipes éducatives, amènerait soit l’explosion des factions juvéniles, mettant en péril le gouvernement lui-même (NDO : composé de nobles vieillards loin, si loin de ceux qu’ils représentent), soit au contraire un désintérêt total de part de toute une génération amenant une vague de suicides telle que la population globale régresserait, empêchant les votants et futurs votants d’adhérer à nos politiques royalistes. Devant l’incapacité de résoudre cet épineux problème, de nombreuses solutions ont été proposées ; nous ne retiendrons que les plus pertinentes et surtout les plus efficaces.
La manipulation des enseignements, prosélytisme, réformisme et négationnisme (nous pourrons ainsi parler potentiellement des “bienfaits de la colonisation” selon un angle étudié) doit bien sûr être appliquée, quels que soient les moyens mis en œuvre par la suite, dans la continuité directe de ce qui se fait à l’heure actuelle, en durcissant néanmoins quelques préceptes, notamment en ce qui concerne l’Histoire (mettre l’accent sur un patriotisme outrancier et absolu, penser à inclure à terme la notion de “races” du moins de façon implicite en accentuant le pittoresque des coutumes étrangères et en les présentant comme étant encore vivaces et couramment pratiquées alors qu’elles ne sont plus que le fruit du travail de restaurateurs acharnés et isolés), la Géographie, les Sciences Sociales (donner des chiffres éloquents mais sans contexte ni relativisation extérieure, rester le plus flou possible et éviter toute étude diachronique [s’accorder sur les “trente glorieuses” et autres périodes fastes, et s’il est des questionnements trop subtils, arguer que des thèmes plus récents tiendraient plus du journalisme que des sciences]) et la Littérature (uniquement française et véhiculant des idéologies connues ; un “anarchisme de droite” à la Marcel Aymé sera considéré comme étant à la frontière de cette directive).
Il sera également régulièrement proposé des projets communs aux classes ou aux promotions entières, amenant les élèves à agir comme de futurs militaires sous les ordres d’un chef autoritaire mais juste. Les recherches documentaires qui ne manqueront pas d’être faites dans cette optique seront à nouveau orientées selon des critères déjà abordés dans cette note. Il faudra donc, autant que faire se peut, trier rigoureusement les ouvrages proposés en bibliothèque, instaurer des filtres invulnérables sur les ordinateurs pour limiter les recherches pernicieuses sur Internet (il faudra notamment interdire les liens menant vers des encyclopédies libres ou des sites amateurs) et éventuellement engager du personnel qualifié – NDO : anciens vigiles, gardes du corps, professeurs de kick-boxing, ninjas de Godfrey Ho… – non pas pour renseigner les élèves, mais bel et bien pour les surveiller continuellement en attendant de trouver un moyen sans faille de dissimuler des caméras de surveillance dans les salles d’étude (ce projet est encore en gestation et devrait bientôt aboutir).
Enfin, pour éviter l’apparition du Stress décrit en ouverture de cet essai, il conviendra de progressivement supprimer tout concours ou examen et de procéder autant que possible par contrôle continu pour éviter les débordements ou du moins parvenir à les contrôler : les fins d’année scolaire retrouveront ce caractère festif et léger qui leur convient si bien, et cela permettra au gouvernement de faire passer des lois dans un silence total de la part des médias, dans une période où personne ne lit les journaux officiels, comme cela a déjà été fait par le passé. Il sera dès lors possible de supprimer le mythique baccalauréat dans cette optique, et d’instaurer par là même une uniformisation des matières – couplée à une suppression ordonnée des options telles l’art plastique ou la musique – pour une meilleure gestion des cerveaux. Les travailleurs ainsi formés par les écoles deviendront de parfaites légions pour les temps à venir – NDO : une masse votante prévisible et silencieuse, abrutie et réactionnaire – et assureront la pérennité des organismes mis en place par la Révolution Française pour le bien de tous. »
NDO : J’ai a-do-ré le passage sur les symptômes. Je suis néanmoins d’accord sur un point, il n’est rien de plus stressant que d’arriver trois quarts d’heure avant le début de l’épreuve et de compter les mouches devant la salle d’examen. Mais pour rien au monde je ne cèderai ma place…
La lettre et sa réponse
NDO : Que se passe-t-il lorsqu’un étudiant tente d’être « original » dans sa copie ? De deux choses l’une… ou bien le correcteur a assez d’humour pour relever cette originalité à sa juste valeur, ou bien il le sacque cruellement pour ne pas être entré dans le rang. Voici une histoire vraie d’un élève qui a rendu une dissertation sur une pièce de Molière sous la forme d’une pièce de théâtre et qui tente de prouver sa bonne volonté… (Par souci de confidentialité, les noms des deux protagonistes ont été modifiés… si vous voulez en savoir plus, écrivez-moi sur O_uroboros@hotmail.fr)
Date : Wed, 14 Dec 2005 16 :56 :25 +0100
De : HEIS BERG <berg.heis@etu.univ-poitiers.fr>
À : patricia.rochas@univ-poitiers.fr
Objet : Dissertation sur le Misanthrope
Madame,
Loin de moi l’idée d’enfoncer des portes ouvertes. Ou encore de remettre sur le
tapis un débat terminé, débat dont les participants auraient d’ores et déjà
regagné leurs pénates, mais je réfléchissais aux points que vous m’avez ôtés –
le fameux 12 ? /20 qui aurait été si j’ai bien compris un 14 notamment –
et il m’est apparu quelque chose qui pourrait vous inciter à restituer ces
points. J’ai quelques petites choses à vous avancer et qui pourraient, je
pense, retenir votre attention.
Tout d’abord, et si je pouvais faire ressurgir des néants de mes notes blafardes des notions apprises lors de cours d’« histoire de la critique », permettez-moi de me situer sur le pôle « réception » du texte… je ne vous cacherai rien en vous disant que l’exercice « franco-français » de la dissertation comme vous le dites si bien dans vos cours peut paraître pénible lors de sa relecture pour l’élève mais surtout pour l’enseignant qui, du reste, se retrouve confronté à dix, quinze, vingt copies traitant avec des styles, des personnalités, des justesses différents un seul et même sujet. L’épreuve ainsi présentée peut apparaître héroïque ; et le porte-lumière lui-même a sans nul doute réservé aux professeurs agressant ses potaches en cours des bancs aux lourdes chaînes où la torture consiste à corriger jusqu’à ce que le glas glingue des copies d’élèves de l’X décrivant leur vision du monde lors d’une épreuve dont le sujet portait en réalité sur le nombrilisme ontologique de la communauté des saumons dorés de Haute Scandinavie du troisième siècle de notre ère entre le premier Avril et le vingt-deux Mai 256, copies écrites dans un français abscons, à l’orthographe grêle et à la grammaire incertaine digne de faire pâlir de honte un Queneau qui pourtant en a vu et en a composé d’autres, garnies d’images plus superbement improbables que toutes celles que vous avez pu lire jusqu’alors dans ce message.
– Nous pouvons reprendre notre souffle après une phrase si longue. –
Tous les
professeurs me semble-t-il, depuis le jour où mes jambes ont su me porter vers
le chemin des écoliers en évitant les sirènes pinocchiennes et buissonnières,
m’ont (nous ont) affirmé combien l’exercice de correction était laborieux. Et
de plaindre ceux qui ne peuvent s’y soustraire ! Pensez dès lors que le
jeune étudiant – pléonastique ? « Chi lo sa » comme on dit dans
la botte… il n’est pas si pernicieux que ça quand on y regarde. Ça peut passer
pour de la périssologie – que je suis, voulant apporter un sourire lors de sa
lecture et ne pouvant décemment pas garnir sa copie de jeux de mots ou de
calembours infâmes – oh, je l’eusse fait, je l’eusse fait ! – se devait de
trouver un moyen autre que la forme canonique pour aborder son sujet. Et vous
me l’avez dit, vous avez apprécié ma copie, vous avez aimé la lire… et pour un
auteur – car tout élève devient auteur/ne serait-ce que pour quatre
heures/quand il compose une dissertation/lors des partielles saisons –, c’est
là la preuve que le message a touché, et bien touché – car on peut mal
toucher ; l’indifférence reste un mal noir à détruire à tout prix.
Considérez donc cela : mon envie d’alléger un brin votre dur labeur
laborieux et glorieux et incroyable à la fois.
Mais, et j’évolue dès lors dans le pôle « production » de mon
explication, – qui commence à peser, j’ose espérer que vous lisez ceci à tête
reposée. Une petite tasse de thé peut aider, je suis particulièrement friand du
thé au citron. Avec du lait. Un nuage, merci –, comment offrir à mon correcteur
une originalité agréable et ainsi offrir cet émerveillement solaire qui
pourrait se lire sur son coeur et en son stylo ? J’ai pris le parti de ne
pas corrompre totalement ma pensée via une mise en scène plus lourde. J’aurais
pu imaginer une mise en scène plus romanesque encore. J’aurais pu entreprendre
son écriture comme celle d’un polar.
« Poitiers, le 12 Octobre 2005. Il pleut. Sale affaire que voilà… Alceste a encore frappé. Un fou, nous dit les journaux. Un sage nous dit ses prophètes. Un foussage me dit la concierge qui lit par-dessus mon épaule et que j’aime pas ça ! non mais, retourne polir tes carreaux, non mais sans blague. Il va me falloir du courage pour aborder cette question… et surtout, j’espère avoir une bonne note. Ça servira à payer le loyer. S’il me reste quelque chose après avoir épongé mon ardoise au bar. C’est bon le cognac, mais c’est cher. Et c’est pas Sam qui m’aurait contredit… »
Et j’aurais fini par un « rejoue-la moi, Sam. »
J’aurais pu imaginer, tel un Boileau bâtard, l’écrire en vers – mais non en pieds, je ne suis pas Racine et écrire plus de mille alexandrins me pèse hélas… mais j’apprends, j’apprends. J’arrive maintenant à en faire certains à l’oreille – et ça aurait donné ceci :
« Un sujet de dissertation sur le Misanthrope !
Il me faut parler d’une part du sujet abordé,
Puis les procédés pour le traiter : figures et tropes,
Avant d’aller vers son public et de le sonder.
Car dans une oeuvre et dans un théâtre d’auteur,
Deux énonciations se superposent magiquement ;
Et c’est à la fois à son compère et à son spectateur
Que l’artiste déclame des monologues amusants. »
Et j’aurai
fini par un « rejoue-la moi, Sam » ce qui, je vous l’accorde, aurait
été plus dur à interpréter.
Mais je me suis cogné la tête et après avoir choisi mes axes de lecture, mes
directions de pensées, je me suis dit : « Bon sang, mais c’est bien
sûr ! » comme un Bourrel de bazar. A sujet sur une pièce – et quelle
pièce ! Et ce n’est pas Boileau qui me contredira, qu’il soit bâtard ou
non – et ceci dit, cela ne nous regarde pas. Et la généalogie n’a jamais été
mon fort –, il me faut une copie qui dans sa structure rappelle la pièce. Et je
me fixe sur une pièce de théâtre. Il me faut la découpe… Suivant le schéma
« introduction – thèse – antithèse – foutaise… euh, synthèse », je
décide d’opérer quatre actes distincts en prenant en prétexte une discussion
anodine sur la pièce. Je choisis mes acteurs : moi, bien sûr, mon alter
ego « Philippe » et un troisième protagoniste,
« Maman », qu’on ne présente plus. Et la rédaction commence…
La pensée, je l’ai développée alors. Notez alors – puisque j’aborde le pôle « texte », mais je ne vous ferai pas l’affront de vous redonner mes pistes de lecture, vous les avez corrigées – que le sujet de dissertation sur lequel travaille les protagonistes n’est pas celui que vous avez donné… le sujet que l’on ne connaît pas leur échappe, et c’est une réflexion sur Mesnard qui introduit ce dialogue fort intéressant, mais absolument inutile pour leur travail – d’ailleurs, je vous le dis sous le manteau, ils ont eu une très mauvaise note. Mise en abîme certaine, si vous me suivez toujours – votre thé n’a pas refroidi j’espère ? Il faut boire le thé chaud. Comme le philtre d’Escampette, dérivé de la fameuse poudre. Je vous demande alors de concevoir ceci… si ma rédaction ne rentre pas dans les canons du genre – oh, je ne suis pas dupe… je suis certain que je ne suis pas le premier loustic à vous présenter un écrit ainsi ! – je me suis joué des codes. Je connais les structures de la dissertation, puisque je les ai parodiées. Or toute parodie demande une connaissance du sujet que l’on pastiche… sans cela, il n’est pas de pastiche. Ne voyez donc pas mon devoir comme une pièce de théâtre qui traiterait d’un sujet de dissertation, mais bel et bien une dissertation qui a l’apparence d’une pièce… mais la mœlle, la substantifique mœlle, de la forme au contenu, elle, reste la même. Un nain a beau se tenir sur une montagne, me souffle le vent de l’allégorie – je suis revenu écrire après avoir fermé ma fenêtre, il fait froid –, il n’est pas plus grand pour autant. Une dissertation a beau prendre des formes diverses, elle n’en reste pas moins dissertation. Ma copie n’a donc qu’une affinité lointaine avec celles qui n’auraient pas saisi la structure de la dissertation… me voilà donc pénalisé pour un point que j’ai compris ! « Summum jus, summa injuria ! » A vouloir appliquer des règles, on en oublie les particuliers… et je reste convaincu que pour cette année et ce sujet, je reste un cas unique.
Considérez
tout cela, je vous prie. C’est ce qui m’est apparu quand, malgré moi, j’ai
repensé à tout cela. J’espère ne pas vous avoir ennuyée et que ce message qui,
pour le coup, se voulait plus « humoristique » qu’austère sera pris
dans le sens qu’il faut : une remarque et non une plainte… la suite vous
appartient dès lors.
En vous remerciant de votre lecture,
Heis Berg.
(PS : J’ai un blog depuis peu : http://nulladiessinelinea.over-blog.com/ … un peu de publicité, cela se remplira vite. Il faut bien vendre sa camelote…)
.o.O.o.
Date : Thu, 15 Dec 2005 14 :32 :02 +0100
De : patricia.rochas@univ-poitiers.fr
À : HEIS BERG <berg.heis@etu.univ-poitiers.fr>
Objet : Re : Dissertation sur le Misanthrope
Heis,
J’ai bien lu, sans thé mais avec café, votre message. Si je reçois l’argument de la structure de la dissertation digérée et restituée sous une autre forme, cela n’aura aucune incidence sur la note. Car le 12 obtenu en tient déjà compte et si l’argumentation n’avait transparu au fil des actes, vous chutiez en deçà de la moyenne.
Que cela ne vous empêche pas de passer de bonnes vacances.
Cordialement,
Patricia Rochas.
NDO : Je pense que cela se passe de tout commentaire…
Tutorat
NDO : Le but du tutorat, vous vous en doutez, est purement désintéressé : aider les premières années à se dépêtrer dans des notions parfois « capillo-tractées »… je suis allé poser quelques questions à l’une ou l’autre étudiante de longue haleine pour en savoir plus sur cette pratique formidable. Je lui ai envoyé un questionnaire par mail, et elle a eu la gentillesse de me répondre…
Ouroboros : Salut Elodie, j’aimerais te poser quelques questions au sujet de ton service de tutorat à la faculté. Tout d’abord, est-ce que tu pourrais te présenter et présenter ton cursus ?
Elodie : Bonjour « Ouroboros », je m’appelle Elodie B., j’ai 24 ans et je suis en deuxième année de maîtrise Lettres Modernes. Je suis chargé des tutorats d’énonciation, lexicologie et syntaxe pour les étudiants de première année.
Ouroboros : Est-ce que tu peux m’en dire plus sur le principe du tutorat, comment tu as été choisie, le volume horaire, l’organisation…
Elodie : Il faut savoir que le principe de tutorat existe depuis plusieurs années au sein des écoles, faculté et des entreprises, et le principe est toujours le même : il s’agit, pour un « baroudeur », un étudiant ayant un peu de bouteille dans le système mais n’étant ni un pédagogue, ni un professeur « sur le papier », de transmettre des connaissances à un étudiant de première année ou un stagiaire, pour l’aider dans son apprentissage. Les cours donnés portent à la fois sur le « fond », et sont alors des reprises théoriques des cours magistraux ou des TD, mais portent également sur de la méthodologie pratique. Généralement, c’est ce dernier point qui est plébiscité par les étudiants puisque les professeurs se doivent en priorité de donner la connaissance brute. En ce qui concerne la mise en place des tutorats, il s’agit principalement d’une demande des élèves qui jugent avoir besoin d’aide à un moment donné pour quelques matières qui leur paraissent obscures. On demande alors à des étudiants de « grade » plus élevé de venir apporter cette aide, qui semble plus « conviviale » ; étant donné que nous sommes tous des élèves au sein d’un cours de tutorat, il n’y a pas de frontière, ne serait-ce qu’au niveau de l’âge, et la discussion se fait de manière plus immédiate et spontanée. Bien sûr, on ne demande pas non plus aux étudiants ayant des notes avoisinant le zéro pointé d’enseigner ! Mais en règle générale, si vous êtes arrivés à une année telle que M1 ou M2, ce n’est pas dû au hasard… il faut donc plus compter sur votre engagement personnel et votre dévotion pour offrir cette aide.
L’étape suivante est encore de pouvoir caser dans les emplois du temps de première année, particulièrement lourds en cours obligatoires, des heures de tutorat supplémentaire ; généralement, deux heures par semaine pour une matière – qui ne représente en réalité qu’un seul cours mais deux groupes de travail – sont amplement suffisantes pour atteindre le but de la manœuvre. Et même si parfois, les étudiants assistant aux cours se comptent sur les doigts du pouce, il faut trouver des plages convenant à toute une promotion, ce qui est souvent problématique et, dans certains cas, impossible… il convient alors de favoriser le nombre. Après, c’est l’Administration qui nous « donne » des salles pour faire les heures de tutorat, parmi celles disponibles à ce moment précis, et là aussi, c’est parfois difficile.
Ouroboros : Comment prépares-tu tes cours ? Est-ce que tu es à l’écoute des demandes de ceux qui suivent les heures de tutorat ? Combien de temps consacres-tu à cette activité en comparaison de tes autres impératifs scolaires ?
Elodie : Il ne faut pas se voiler la face, le but premier de ces cours est de préparer efficacement les élèves aux partiels, et non de faire un cours « parallèle » ou alternatif… et pour ce faire, on est parfois obligé de faire appel à du pilonnage pur et dur. Alors soit je vais reprendre des textes étudiés par les professeurs et je vais en reprendre grossièrement les passages intéressants, en passant plus de temps pour expliquer certains points, ou bien je travaille sur d’autres textes qui restent assez proches des œuvres « officielles » pour permettre des études sinon semblables, du moins similaires à celles déjà faites en cours. Etant donné qu’il y a des examens au bout, il faut à tout prix acquérir une méthode et reconnaître des topoi. Je regrette de ne pas pouvoir faire parfois des choses plus intéressantes ou apporter des œuvres qui posent « problèmes » dans leur analyse, mais il est encore trop tôt pour cela… les étudiants n’ont pas encore assez de matière. Ils verront ça quand ils prépareront leur mémoire, s’ils vont jusque là.
Ce n’est pas pour autant que je fais un « copié/collé » des cours des professeurs. Je passe beaucoup de temps sur ces cours, autant que si je travaillais « pour moi » et je m’y investis vraiment. Ce n’est pas quelque chose que je fais à l’emporte-pièce, pour le plaisir de dire que je suis tutrice. Et je peux te garantir que c’est beaucoup de travail… je brigue la place de professeur en université, et j’avoue que cela fait parti d’un exercice agréable de préparation pour ce qui m’attend ensuite.
Pour produire mes cours, je suis en priorité à l’écoute des professeurs qui sont toujours plus ou moins au courant de la tendance actuelle de la promotion et qui savent me dire sur quels points il convient d’insister et ceux sur lesquels je peux passer, car considérés comme acquis – j’en profite pour dire que, pour une raison incompréhensible mais vieille comme le monde, ce sont généralement ceux qui n’ont pas besoin d’aide qui assistent aux cours, alors désertés par les plus en retard. Mais évidemment, je ne vais pas m’entêter à faire quelque chose que les étudiants considèrent comme « su » sous peine de nuire au dialogue auquel je faisais allusion plus tôt, et régulièrement je viens les questionner, que ce soit dans les couloirs ou lors des cours pour avoir leur avis, je réponds aux mails ou aux coups de téléphone que je reçois régulièrement… ce n’est pas un dialogue de sourds. Il faut voir également les choses ainsi : même si la majorité des étudiants arrivant en faculté sont légalement « majeurs » et pour beaucoup en-dehors du cocon parental, il existe encore dans leur tête une barrière entre eux et les professeurs, une frontière idéologique alors que ces professeurs sont disponibles, que l’on peut les joindre aisément – ils encouragent même à le faire en cas de problèmes – etc. Mais un nombre certain sont encore renvoyés à l’image du maître assis derrière son bureau, qui appelle les élèves à la potence, sur l’estrade devant le tableau, pour être jugé par l’opinion publique… et cette vision-là, cet ancrage stéréotypé bien présent dans les esprits, que l’on jure sortir directement des années 1950, est difficile à vaincre et se manifeste par un mutisme total lors des TD… si les discussions sont généralement peu à leur place dans les amphithéâtres, elles sont instructives lors des cours en groupes réduits, mais n’existent tout simplement pas à cause de la peur de l’échec, de l’erreur, de la bêtise… c’est au moins une chose qui est abolie grâce aux tutorats.
Ouroboros : Qu’est-ce que ça fait de passer de l’autre côté de la barrière, après avoir sans doute toi aussi assisté jadis à au moins un cours de tutorat ?
Elodie : Jadis, jadis… c’était il y a moins de cinq ans, quand bien même c’était au siècle dernier ! Sans rire, je trouve ça formidable… je ne suis sans doute pas la plus qualifiée ni la plus professionnelle des tutrices, mais je sais que je fais de mon mieux pour aider les premières années.
Ouroboros : Je te remercie Elodie d’avoir pris la peine de répondre à ces quelques questions. J’espère ne pas trop t’avoir embêtée avec ça !
Elodie : Tu ne m’as pas embêtée, cette petite interview m’a fait plaisir ! Je te souhaite bonne chance pour les examens !
NDO : Je crois bien que je suis amoureux, les gars…
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Cycle 5 : Energie réticulaire d'un cristal photonique naturel (Manifestations)
« Cette année-ci, il y avait eu de grandes manifestations étudiantes, précisément après les partiels. Nous – nous ! – luttions contre les réformes libérales et la privatisation de certaines branches de l’éducation ainsi que contre quelques réformes absurdes… qui seront tout de même passées (comme si c’était la rue qui gouvernait…). C’était le temps des défilés ; tandis que les plus inspirés chantaient des slogans issus directement d’un Mai 1968 mythique, les courageux narguaient les forces de l’ordre et se faisaient gazer, les contrebandiers revendaient leurs cigarettes illicites, les philosophes se relisaient paisiblement Nietzsche et les sympathisants distribuaient quelques tracts ; les préfectures étaient recouvertes de manuscrits fécaux, les sièges du parti au pouvoir envahis par des bœufs et des chèvres... plus qu’acteur véritable, j’étais observateur anonyme, exprimant ma voix quand on le demandait lors de sessions de votes populaires ou bien traînant sur les campa, à gauche et à droite, écoutant ce qui se disait, pestant parfois contre l’imbécillité de certains qui profitaient de l’occasion pour gravir en influence ou au contraire remercier l’altruisme de courageux qui osaient hurler ce que beaucoup n’osaient pas penser, même en rêve.
Je ne me souviens plus très bien comment tout ça avait fini… si les cours avaient finalement repris et si les examens de fin d’année avaient eu lieu… c’est le flou complet. Comme si je m’étais dit que tout ça n’avait guère d’importance et que toute victoire que l’on pourrait remporter ne se verrait plus dix ans plus tard. Le temps m’a, semble-t-il, donné raison : les gouvernements se succèdent, et les Révolutions sont loin, tellement loin… il faut croire que depuis quelques années, quelques dizaines d’années, le Monde est rentré dans une stabilité, ou plutôt devrais-je dire une monotonie dérangeante et imbécile… je pense que les choses, les choses humaines tout du moins, ne sont pas faites pour durer. Les empires tombent, les royaumes disparaissent, les démocraties deviennent des tyrannies… la Roue tourne. Elle ne s’arrête jamais. Les choses ne sont pas faites pour durer… mais aujourd’hui, alors qu’il reste tant à faire, nous nous complaisons dans une sorte de répit… nous allongeons les choses, comme on peut étirer au maximum un élastique ou que l’on tente de tartiner un bout de pain avec du beurre sans en rajouter, de plus en plus. Et dans ces cas-là, il se produit toujours le même phénomène : les bords n’ont pas assez et le centre se craquelle, tandis qu’il y a des amas un peu autour… en clair, les institutions politiques se dégradent, les structures économiques, qui profitent des temps de paix ou de guerre, s’engraissent et la base de la pyramide a faim. Non… même une Révolution n’apporterait rien. Plutôt que de changer les choses, peut-être devrait-on envisager de passer un petit coup de peinture et de rajouter de la graisse... ou essayer la margarine. »
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Camarade bolchevik
« Sais-tu pourquoi les Dieux demandent du sang pour leurs sacrifices ? Parce qu’ils ne peuvent pas saigner… le rouge est la couleur des Dieux ! »
J’ai déjà entendu cette réplique quelque part… je le laisse dans ses rêves et je vois la ville défiler, assis dans l’autobus. Il me harangue… ou bien je le harangue, je ne sais pas. Ca ne veut rien dire. De toutes manières, ça ne veut rien dire. La politique n’est qu’une illusion pour faire croire aux individus qu’ils ont de l’influence sur les sociétés…
« Où vas-tu fiston ? Je vais faire la révolution ! La révolution-dondaine, la révolution ! »
J’aime bien cette chanson. Je ne sais plus si je l’ai inventée ou si je l’ai entendue quelque part avant. Je l’aime bien. Vrai qu’un individu seul ne peut rien faire. Que deux peuvent faire un colloque. Que trois peuvent faire une intervention. Que cinq, ça fait une réunion. Dix, une chouette réunion. Vingt, une assemblée. Cinquante, une force. Cent, un bataillon. Mille, un moyen de pression. Cinq mille une armée. Et ce sont les armées qui font les révolutions. Remarque, je préfèrerais peut-être faire une évolution… une révolution, tu tournes et tu reviens au même point. Juste, on a changé de donneur. Mais la partie reste la même. J’aime pas les révolutions. Qu’elles soient prolétaires ou bourgeoises. Ça fait du bruit, de la fumée, du sang. Beaucoup de bruit. Y’a toujours une phase de nettoyage après, quand c’est pas pendant. Ça met en place de la censure « pour le bien de tous ». « Révolution », c’est un peu un mot qu’on emploie n’importe comment de nos jours. Surtout quand on a produit une avancée sociale, quelque chose du même genre… alors qu’en fait, les choses sont toujours les mêmes. Une fois qu’on a un confort, on va pas risquer de le perdre.
« On ne va pas se laisser faire ! Le gouvernement ne va pas nous enfumer comme ça ! On va montrer de quel bois on se chauffe ! Ca va chier dans le ventilo ! »
Cette fois, j’en suis sûr, j’ai déjà lu ça dans un manga. Le genre qui parlait des sectes et de la manipulation… je me souviens, parce que ça m’avait surpris, mais les manipulateurs, ce n’était pas le gouvernement, mais bel et bien ceux qui luttaient contre et qui croyaient détenir la vérité. La vérité. Sympa la notion de vérité. On l’avait faite en philosophie. La vérité, c’est comme l’école : on y apprend que ce que l’on veut bien y apporter et ce que l’on veut bien voir. Un peu comme l’effet Barnum ou Pinder. Oui, comme le cirque. La vérité, il suffit de donner des concepts suffisamment vagues pour qu’il y ait appui. Ceux qui proposent les problèmes sans amener les solutions, ou le contraire. C’est un peu les écologistes. Qui osera dire qu’il est contre l’écologie ? Je suis peut-être un genre de nihiliste. Ou un trop grand fan de l’Ecclésiaste. On va m’accuser de défaitisme, mais la lutte est vaine. La lutte armée, s’entend. Je ne suis pas de ceux qui disent qu’il est impossible de faire mieux, mais je pense que l’on peut lutter autrement que par des manifestations. Je suis partisan du blanc et du noir : ou bien ne pas se mobiliser physiquement et s’armer de guitares, ou alors en profiter pour tout faire péter et envoyer des grenades et monter des barricades. Mais pas faire dans la demi-mesure.
« La vache, ils sont nombreux ! Là, il faut qu’on nous écoute ! »
Deux cent pèlerins… dont la moitié de paumés qui se sont fait entraîner par les potes ou qui se trouvaient là par hasard, et un quart qui ne sauraient même pas dire précisément pourquoi ils manifestent. Bah, je ne leur en veux pas. Comme qui dirait, dans un troupeau, y’a toujours un bélier… les moutons suivent en bêlant bêtement. On n’a rien inventé depuis Panurge. En fait, dans un parti politique, il y a le chef, qui a ses opinions, et les partisans… on les reconnaît parce qu’ils suivent le chef – et non pas parce qu’ils ont les mêmes idées, pour la simple et bonne raison qu’il ne faut surtout pas que les partisans pensent. Un peuple qui pense est dangereux. Il convient de ne pas le laisser penser. Quelque soit le régime dans lequel il se trouve : monarchie, tyrannie, démocratie, la pensée est toujours contrôlée, orientée, aidée. Quand tout un peuple crève de faim, vit dans des bidonvilles, et se presse devant un écran où l’on rit et chante et où l’on assure que tout est bien, et que ce peuple le croit, c’est de la manipulation. Quand il y applaudit, c’est du lavage de cerveau. Et quand il participe à répandre la croyance, c’est un désastre, mais on appelle également ça « l’information ». L’information, c’est la vérité. C’est ce que l’on avance. La vérité évolue. Est-ce que je cherche la vérité ?
« Police partout, justice nulle part ! »
Non, je ne crois pas chercher la vérité. Pas même la réalité. Ce que je cherche, c’est un modèle qui me plaise. Je pense qu’il me faudra me battre pour l’avoir. Un modèle qui me satisfasse… c’est finalement assez égoïste. Tous les réformistes sont égoïstes. Ils veulent imposer un modèle, leur modèle, qu’ils considèrent comme meilleur. Meilleur, mais pas « le » meilleur. Il est impossible de contenter tout le monde. On contente toujours la masse. Ou alors on leur fait croire qu’ils sont heureux. La police, et la justice en règle générale, en imposant et en faisant respecter des lois qui vont contre l’ordre naturel et souvent contre le bon sens, protègent la vérité actuelle. Mais les forces de l’ordre et le droit sont tellement changeants… vérité au-dessus des Pyrénées etc. Les choses ne changent pas malgré la succession d’évènements… ce n’est jamais qu’une autre brique etc. Je dois être fatigué… d’habitude, je ne rechigne pas à donner des citations ou des maximes. Je dois faire une apophtegmophobie. Bah, quelques préceptes d’Aristote me guériront.
« Ah ça, ah ça, ben dis donc, ben dis donc ! »
L’engagement… c’est quelque chose de particulier. Les convictions en règle générale ne résistent pas au temps. Et ce que l’on croyait sincèrement à une époque peut être renié quelques années, voire quelques mois plus tard, une fois que l’on a pris en compte d’autres paramètres, vu des réalités, dialogué avec des assoiffés. Plutôt que de me revendiquer d’une fratrie, je préfère ne pas avoir de couleur. Je ne veux pas que l’on me juge selon mes idées ou mes opinions, que j’ai ou non, que l’on me prête ou non. Ne pas avoir de couleur, c'est-à-dire ne pas tomber dans un prosélytisme primaire, ou un endoctrinement quelconque. Ne pas avoir de couleur, si ce n’est la mienne. Ma couleur, ma teinte. Celle que j’aurai patiemment élaboré comme étant ma pensée propre et, ne pouvant créer un parti où je serai le seul membre, rejoindre celui qui me semble le plus proche de ce que je considère comme juste, même si je sais que je ne pourrai jamais trouver la perfection, car moi-même je suis en mouvance dans mes idées, et j’ai déjà du mal à être d’accord avec moi. On oublie trop souvent qu’à vingt ans, on ne connaît pas le monde. Pas plus qu’à trente, ou à quarante, ou à cinquante. Sommes-nous ne serait-ce qu un jour capables de comprendre pleinement ce qui nous entoure ? Vanité des vanités… tous ces cris, ces débordements, ces volontés, m’amènent à me dire que l’on ne cherche qu’une satisfaction ponctuelle… comme si on n’allait jamais mourir et que de fait, il ne faudrait pas assurer notre avenir de façon durable, d’être réaliste et de réclamer l’impossible. Et l’on s’apercevra trop tard que l’on n’aura pas vécu. Je ne suis pas en train de vivre. Je ne suis pas en train de faire des choix. Personne ne possède un libre-arbitre total sur son existence… je ne crois ni en Dieu, ni au Diable. Et pourtant, je ne crois pas à la Liberté… je n’y crois pas. C’est un faux concept, quelque chose d’inventé pour manipuler, encore… un but comme un autre. Le miroir aux alouettes.
« Putain… les choses vont bouger. Et je pourrai dire que j’y étais ! »
Est-ce que j’en serai fier moi aussi plus tard ? Fier de n’avoir été qu’un parmi tant d’autres ? Fier de n’avoir apporté comme seul argument que ma présence, tandis qu’on luttait et qu’on prenait des décisions dont je ne savais rien ? Fier d’avoir suivi le troupeau ? Fier d’avoir été un de la masse qui voulait dire « non » à la masse ?
Est-ce que je serai aussi idiot ?
Marine
Marine est belle. Marine est forte. Marine a de grands yeux où vient se perdre tout le bleu du ciel et de la mer. Marine a des convictions. C’est une meneuse d’hommes, elle détruit les murs et érige les barricades. Elle aide tout le monde à sortir et les protège du monde extérieur. Marine parle, et quand elle parle, les autres se taisent. Marine chante, et quand elle chante, tout le monde reprend en cœur. Marine danse, et quand elle danse, tout le monde la suit en dansant. Marine est communiste, mais personne n’est parfait. J’aime quand elle me parle de liberté, d’égalité, de chance et de moment propice. J’aime quand elle parle de démocratie. Je n’aime pas quand elle brandit la faucille et le marteau. Je n’aime pas quand elle parle de dictature du prolétariat, de bolchevik et de Trotski. Je n’aime pas quand elle m’appelle camarade. Je préfère être son ami.
Marine me dit que bientôt, les choses changeront. Le gouvernement pliera devant la vox populi et enfin, les petits, les sans-grades seront reconnus à leur juste valeur. Une société basée sur le mérite, et non pas sur les titres. Ou pour un même travail, on aura un salaire identique, sans distinction de couleur, d’ethnies, de religion ou de sexe. Ou les droits de l’homme seront réellement respectés, et ne seront pas compilés dans une déclaration fantoche qui n’est appliquée que lorsque que cela arrange ceux qui la gardent précieusement, aux côtés d’une constitution vieillissante. Un jour, on n’aura plus peur de sortir dans les rues le soir, il n’y aura plus de voleurs puisqu’il n’y aura plus besoin de voler : tout sera à tout le monde et réciproquement.
Marine me dit que bientôt, on fera table rase du passé. On apprendra véritablement de nos erreurs, et l’on regardera vers un avenir radieux, des plaines où coulent le lait et le miel : enfin, les multinationales accepteront de mettre à disposition de tous les énergies nouvelles, non polluantes, peu onéreuses qu’elles gardent cachées car cela compromettrait leur chantage sur les nations du globe. Le diktat néo-fasciste qui entrave le bon fonctionnement du monde comme une couronne mortuaire, digne successeur de l’Inquisition, s’effritera et sera balayé d’un revers de main par les peuples du monde entier qui, dans un même élan, diront non à la misère et à l’exclusion. Le tiers-monde se réveillera, fera une révolution sociale gigantesque qui ébranlera les conventions. Un nouvel ordre mondial humain est en marche.
Marine me dit que bientôt, la vie sera belle. Mais la vie est déjà belle pour moi, je suis avec Marine. Elle est belle quand elle se bat. Il faudrait qu’elle se batte toujours. Je ne veux pas que les choses changent, je veux rester avec Marine.
Marine est communiste. Mais personne n’est parfait.
Liberté !
Hmm… la question est légitime. Et à vrai dire, je m’étonne de ne pas me l’être posée plus tôt. Et si… et si la solution « libérale » était aussi efficace, sinon plus, que l’éventualité sociale ? J’ai toujours considéré le grand capitalisme comme un mal… et à vrai dire, le concept d’argent, qui a sans aucun doute été inventé par un fauché de passage, m’a toujours donné des boutons. En réalité, deux choses me tiraillent… et avant toute chose, j’aimerais savoir ce à quoi j’accorde le plus d’importance : l’égalité ou la liberté. Il y a une différence de traitement dans l’aspect « relations sociales » qui semble fondamentale. A mes oreilles, une égalité suppose une société, du moins deux individus pour qu’on commence à parler d’égalité – ça peut paraître idiot, mais ce n’est que très récemment que je me suis rendu compte qu’on ne peut pas être égal tout seul. La liberté en revanche est une notion individuelle qui ne demande que des normes, normes desquelles on s’affranchit : en gravissant la montagne, je deviens libre et je m’affranchis des contraintes naturelles. En m’aventurant sur les mers, je me libère de mon carcan d’espèce terrestre.
Et depuis toujours, j’ai considéré l’égalité comme essentielle… mais je l’ai remarqué, et cela me dérange profondément, ma misanthropie augmente avec le temps ; et tandis que je ne rechignais pas à aller provoquer la discussion quand j’étais plus jeune, je la fuis autant que possible à présent. Je reste avec mes amis, les meilleurs, ceux que je considère comme fidèles et intéressants, et je n’ai plus qu’une seule volonté : la liberté. Peut-être n’est-ce qu’un état temporaire… les adolescents sont ouvertement libertaires. Ils s’affranchissent des limites, des barrières, veulent tout, et tout de suite, ou alors rien du tout. La notion de sacrifice, et la volonté de bien faire pour le nombre ne doivent apparaître qu’un peu plus tard… un enfant n’est pas un altruiste, un jeune qui n’a pas encore fondé de famille n’est pas altruiste. Il ramène sempiternellement tout à lui, il est totalitaire. Son confort, son bien-être passent par-dessus tout. Et ce n’est que plus tard qu’il comprend mieux les choses.
Si je file un peu ma pensée, il ne devrait pas y avoir de libertaires adultes, à moins qu’ils ne soient tous des gosses attardés qui jouent avec des choses qui les dépassent… de là à confiner toute une frange de la politique à ce postulat me plaît dans un sens, mais me semble trop simpliste dans l’autre.
En vérité, je ne pense pas être assez cultivé, ni assez au fait des réalités de ce monde pour m’engager au sein d’une fratrie quelconque. Et le souci dès lors, c’est que dire ouvertement qu’on ne s’intéresse pas à la politique –non parce qu’on ne le peut pas, mais parce qu’on ne le veut pas – promet d’attirer des foudres de la part de tous ceux qui font – ou croient faire – de la politique. Comment expliquer, comment dire qu’après avoir soigneusement étudié le problème sous tous les angles, écouté les discours à gauche et à droite, s’être documenté autant que possible, on ne pouvait décemment pas être en accord avec soi-même ? Certains sont totalement hermétiques à l’économie et aux flux du Marché, les autres ne comprennent strictement rien à la Poésie, les derniers ne voient pas l’intérêt de faire des mathématiques, quoi de plus normal ? A cela, on ne retrouve rien à redire – peut-être un peu pour la poésie, mais là aussi, les vrais poètes sont rares, et ceux convaincus du contraire sont des grouillots –, mais pour peu que l’on chante qu’on ne s’intéresse pas à la Politique, nous voilà taxé de beauf’ ou d’ennemi de la démocratie et de la citoyenneté ou que sais-je encore… et je me retrouve logiquement dans l’obligation de me taire quand on traite de ce sujet, aux élections ou autres, et mon idée consiste à partir vivre en ermite, seul ou avec ceux qui voudront me suivre, en pleine nature, enfin libre.
Je resterai un enfant éternellement, libre et misanthrope. Je me suis éloigné de la politique, et je suis devenu libertin, loin de la compagnie ténébreuse des Hommes. Finalement, j’avais raison : les manifestations, ça n’apporte rien.
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Cycle 6 : Mono-nitratation de la méthyl-3 pyridine N-oxyde (Le second semestre)
« Les manifestations s’étaient durcies. Les esprits s’échauffaient. Le gouvernement restait sourd et muet. Des intrigues se murmuraient de bancs d’amphis à chaire d’université, de professeur respectable à secrétaire éméchée. On érigea des murs de béton désarmé, à grand renfort de tables, de chaises, de tout un tas d’ustensiles qui transcendaient sincèrement leur utilité à ce moment précis. C’était le semestre où l’année commença si mal en ce qui concerne les histoires de cœur… le semestre où je décidai de me prendre un peu en main, de changer un peu mes repères… disons, plutôt que les changer, de les modifier, de les faire glisser doucement d’un statut à l’autre. Les amies étaient là. Celles qui ont su me supporter pendant toutes mes jérémiades, mes pleurs, mes crises, mes doutes. Celles qui m’ont parlé honnêtement et à qui j’arrivais à faire confiance malgré tout. La confiance est une denrée que je n’accordais jamais auparavant, que je n’accorde pas non plus aisément aujourd’hui. Mais dans le temps, je n’en étais tout simplement pas capable. J’avais passé plus de dix ans dans un état de naïveté indécrottable, je m’étais emmuré dans un silence de sphinx pour modifier cela mais j’ai compris trop tard que les mots “bonne poire” étaient inscrits non pas une fois, mais des centaines de milliers de fois, sur mon front, mes joues et mes tempes… tout comme la tâche qui m’avait encombré le cœur, qui était apparue un soir de Février et qui n’est jamais totalement partie, il est des choses qui ne changeront pas parce qu’elles ne doivent pas changer. Le monde est ainsi fait, et la première des humilités consiste à se dire que l’on n’est qu’un parmi tant d’autres, tellement d’autres… et que si cette société n’est pas parfaite, elle a au moins le mérite de fonctionner.
Je n’aurai gardé que des souvenirs de virées de ce semestre-ci, alors que le premier était plutôt associé à des idées de cours ou de découvertes dans ces tons-ci… le rouge et le noir, dira-t-on, le blanc et le gris. Les photos m’aident à me souvenir… j’en ai pas beaucoup de ces temps-ci. J’aurai aimé en avoir plus. C’est une preuve malgré tout… une preuve que moi, j’aurai vécu. Ma plus grande crainte, et ce depuis toujours, n’aura jamais été que de disparaître sans laisser ni trace, ni souvenir. Combien, à l’heure actuelle, combien que j’ai connus et parfois bien connus dans le temps se souviennent de moi ? Aucun, sans doute. Plaque sans nom dans un cimetière, urne mortuaire sans chiffre, cendres dispersées au vent : il ne restera jamais de moi que ce que les autres ont voulu garder, c'est-à-dire rien. Je me demande encore comment j’ai pu me marier. Quelque chose m’échappe… à moins que je ne sois, hélas, en train d’aider la tâche noire à s’épandre à nouveau dans ma poitrine… j’avais oublié combien cela faisait mal. »
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Blocage annual
Ce matin était un joli matin. L’air était frais, mais l’atmosphère ardente. Un murmure se propageait dans l’autobus, via des informateurs déjà installés sur le campus : la faculté était bloquée. Par qui, par quoi, comment, pourquoi ? Par des étudiants mécontents, par des tables, planches, briques, caddies, au moyen de clous et de bonne volonté, pour protester évidemment. Ça a surpris tout le monde. C’était le but recherché bien sûr, rien n’aurait pu se faire s’ils avaient prévenu à l’avance, hurlant à gauche et à droite leur projet… même si depuis quelques semaines, c’était un secret de Polichinelle et que tout le monde se doutait plus ou moins que ça se ferait. Fausse surprise pour les uns, fausse vraie surprise pour les mauvais acteurs, vraie fausse surprise pour ceux qui avaient déjà fait entendre leurs voix et dit qu’ils étaient contre ce processus.
« Il faut remettre les choses à leur place », dit l’un des commanditaires. « Un blocus n’est pas la cause des problèmes, c’est une des conséquences de ceux-ci. Si nous avons choisi de nous mobiliser, c’est pour mettre en lumière la crise que nous traversons et sensibiliser le plus de personnes à notre action. Nous ne sommes pas les méchants. » « Le droit de grève est un droit individuel », répond du tac au tac une étudiante à l’âge indéterminé. « Il s’agit d’un chantage aussi ignoble que les manières que vous voulez dénoncer que de nous obliger à ne pas suivre ces cours. Vous qui brandissez l’étendard de la liberté, ne crachez-vous pas dessus ? Nous ne sommes pas les méchants. »
Les auditeurs étaient rassurés : personne n’était méchant dans le groupe. Mais il est vrai que l’astuce est formidable… la majeure partie des étudiants, tellement indépendants, se retrouvent désarmés sans cours et ne savent plus quoi faire de leur journée… les moins tenaces, qui n’avaient pas été ébahis par le discours, se sont calmement dirigés vers la bibliothèque universitaire pour continuer leur travail. Les fous. Bien entendu, si la situation première était arbitraire, cela ne le resta pas : des élections furent rapidement mises en place, des Assemblées Générales eurent lieu où tout un chacun put venir s’exprimer calmement, dire ce qu’il pense et de la situation actuelle au niveau du gouvernement, et de la situation actuelle au niveau du campus. Contents, mécontents, pas-contents, extatiques et anarchistes perdus allaient et venaient, claquaient les portes ou embrassaient les correspondants. Et des votes se déroulaient, à main levée tout d’abord, à bulletins secrets par la suite – comme pour acquérir une légitimité qu’ils auraient déjà dû assurer dès le début du mouvement, cela aurait évité des recours disgracieux à des arguments fallacieux sur le démocratisme du système – pour savoir si oui ou non, les choses se devaient de continuer. En vérité, les opinions étaient partagés, mais on relevait trois grandes tendances : les partisans d’un « Oui » acharné, les partisans d’un « Non » enragé, et les modérés qui invoquaient la pluie et le beau temps et dans la foulée un blocage dit « partiel »… mais comme il serait stupide de résoudre les pensées politiques de milliers d’étudiants en trois seuls courants, certains avaient émis en rigolant l’idée que de multiples tendances occupaient chacun de ces avis simplexes.
Ainsi, selon les détracteurs du « oui » et supporters du « non », les votants appuyant la décision du blocus avaient la majorité dans les amphithéâtres (et quelle majorité ! Et bien sûr, étant donné qu’ils sont majoritaires, ils représentent le mal… ce sont les bolcheviks) et se décomposaient selon un schéma pour ainsi dire cartésien : un dixième, tout au plus, pouvait légitimement se définir comme étant des concernés de la première heure, généralement déjà confrontés aux exigences précaires des différents emplois jeunes, qui connaissent pertinemment bien les problèmes que ceux-ci entraînent depuis plus de vingt ans, et dont le récent contrat n’est qu’un digne descendant. Ce sont les meneurs, les chefs de groupe qui développent des idées intéressantes, s’investissent corps et esprits dans la lutte qu’ils considèrent comme juste et sont totalement en accord avec leurs opinions. Ils connaissent la rhétorique, la législation, le droit, les Auteurs, ont des appuis, squattent régulièrement les tribunes, les micros, les télévisions et les radios. Des politiciens en devenir ? Peut-être pour certains, oui. Pour ceux qui garderont leur conviction sans devenir des moutons sous les sirènes d’alarmistes fous ou totalitaires, il leur faudra de la chance pour poursuivre leur lutte sans faire des compromis trop lourds, pour qu’ils puissent faire évoluer les choses sans devenir une part du système. Les autres deviendront sans doute des professeurs au regard vague quand on leur parle de politique et ne se souviendront plus qu’avec mal du temps béni où ils pouvaient prétendre avoir des idées. Ensuite, disaient toujours les détracteurs, trente pour cents de la faction « positive » suivaient docilement les dix premiers, car c’était des amis, ou des amis d’amis, ou des amis de cousin d’amis d’oncle de la nièce au deuxième degré. Ça pouvait aussi être des frères et des sœurs… bref, des personnes qui, bien qu’ayant les mêmes idées que les meneurs, ne les ont pas développées et peuvent alors être présentés comme adhérents légitimes. Et les soixante pour cents restants étaient les étudiants qui trouvaient que le blocus, c’était « trop bath »… pas de cours, pas de contraintes, ils pouvaient aller « zoner » en ville en fumant des cigarettes sans que leurs parents s’en aperçoivent, voire même traîner dans les rues jusqu’à vingt-et-une heures du soir… de vrais voyous.
Les détracteurs du « non » et supporters du « oui » (qui jugeaient leurs opposants, minoritaires, qui sont le mal… ce sont les mencheviks) considéraient par contre que l’entière majorité des partisans avaient des arguments non seulement recevables, mais aussi légitimes, et comprenaient leurs engagements… croyaient-ils qu’ils faisaient le blocus de gaieté de cœur ? C’est un extrême, on pourrait voir les choses sous cet angle-ci… car des manifestations avaient déjà eu lieu auparavant. Des dialogues, des assemblées générales. Le taux de participation avoisinait le zéro pointé. Il fallait réveiller la masse. Le blocus n’est pas une fin, c’est un moyen. Cela, généralement, tout le monde le comprenait. Et ainsi, les partisans du « non » considéraient qu’effectivement, les choses avaient fonctionné comme prévu. La masse était prévenue. Mais maintenant que la sonnette d’alarme était tirée, pourquoi continuer ? La mobilisation était là, le mouvement était présent… en fait, ils avaient peur. Peur que sans bloquer, les choses ne retombent, fondent comme neige au soleil et que finalement, tout cela n’aurait servi à rien. Les plus caustiques prétendaient alors que cela signifiait purement et simplement que les manifestants manipulaient l’opinion, ne lui faisant pas confiance et étant si peu sûr d’elle qu’ils devaient nécessairement garder ce pistolet sur sa tempe et la faire avancer au pas de l’oie. Les plus compréhensifs arguaient que ce n’était là qu’une réaction légitime qui avait déjà fait ses preuves. Et ceux qu’il fallait blâmer, ce n’étaient pas les organisateurs, mais bel et bien la populace, le peuple qui a besoin qu’on lui retire un droit, qu’on le prive de son pain ou qu’on le sorte à grands coups de pied au cul de sa monotonie quotidienne. Ce que la réussite d’un blocus démontre et dénonce, c’est le manque d’altruisme et de conscience politique de toute une faction de la population. Le blocus fait réagir… et fait se rejoindre un groupe de moutons et un autre : celui des manifestants.
Une minorité, du moins des indécis voguaient largement entre ces deux notions, et voyaient les choses de cet œil : puisqu’un blocus a pour but premier de mobiliser les personnes, pourquoi ne pas le mettre en place uniquement quand une mobilisation est demandée, lors de réunions ou de manifestations ? Des jamais contents considéraient que cette position entre deux chaises était non seulement hypocrite, dans la mesure où l’on contraignait les gens à s’intéresser et que cela n’arrangeait pas leur conscience politique, mais que du reste, c’était purement ou très difficilement réalisable : il n’existe pas de « kit de blocus » qu’il suffit de tirer de sa sacoche… un blocus reste une action sur un moyen, voire un long terme, et non pas un tour de passe-passe. On considérait à l’époque que ceux choisissant la route du blocage partiel étaient soit des indécis justement, qui ne pouvaient pas choisir entre un « pour » pertinent et un « contre » intelligent, mais également un vote-punition pour montrer combien d’une part il était absurde que l’on recourt à de telles pratiques afin de mobiliser les personnes et d’autre part combien il était tout absurde d’espérer croire que l’on pouvait remettre les choses en ordre avant que le gouvernement ne réagisse. Sans être tout à fait une guerre, on pouvait comparer cela à un bras de fer… les défaitistes, tout comme les réalistes savaient pertinemment qui serait le vainqueur, et connaître la réponse ne les enchantait pas ; seuls les utopistes et les idéalistes considéraient que leur lutte avait un sens et force de constater que leur nombre grandissait honnêtement, et de par le campus, et de par la France entière, car le mouvement était loin, très loin d’être localisé.
L’air était frais ce matin-là. Six semaines plus tard, les cours reprenaient, comme si de rien n’était. L’année prochaine, des élections présidentielles… et qui sait, d’ici deux ans, il faudra à nouveau mobiliser.
Dau-Be
Avant de frapper à la porte, un doute l’étreignit. C’était qui déjà qui avait lancé l’idée ? Il avait peur de la réponse : il savait pertinemment que c’était lui. Pourquoi en réalité avait-il proposé ce plan pour ce soir-ci ? Il le savait très bien. Il avait peur de faire une bêtise ce soir-là. La St Valentin. Il avait vu des cœurs un peu partout, il en avait été malade. Surtout après s’être dit pendant plusieurs semaines qu’il pourrait enfin, avec un peu d’orgueil, passer cette fête la tête haute, une compagne sous le bras, pour la première fois. Les choses ne s’étaient pas passées ainsi. « Une erreur », se répétait-il. « Tout ceci n’avait été qu’une erreur. Ma vie entière ne mérite ce genre d’attentions… et le ciel me l’aura durement rappelé. Dieu doit avoir le sens de l’humour. »
Mercy l’attendait avec un sourire et une cigarette allumée à la main. Ils s’étaient vus plus tôt dans la matinée… si loin après cette journée improbable à courir à gauche et à droite ; comme si, à vouloir courir contre le temps, il avait pu le rattraper, le dépasser, revenir en arrière, surprendre le moment où tout a basculé et le modifier, en vain. « La vie est comme une cigarette », pensa-t-il si fort que Mercy faillit le reprendre. « On allume la mèche, et on inspire, on expire… quand le feu nous brûle les lèvres, on n’est plus que cendres. » Elle lui proposa amicalement un jus d’orange et il demanda un briquet. Une dizaine de minutes plus tard, les trois autres invitées sonnaient à la porte ; Marquise, Pearl et Lyne. On descendit après s’être fait une bise de salutations et on alla ainsi à la première étape de cette « soirée de célibataires » : une petite guinguette sympathique, noire de monde pour ce soir-ci malgré l’heure avancée. « Décidément, soupira Pearl en frappant violemment les côtes de Marquise et de Mercy, ou bien il y a tous des plaqués, ou bien ils se sont donnés le mot ! » « Des plaqués sans doute » murmura-t-il encore avant de réaliser qu’il était le seul homme du groupe. En songeant à cela, il prit congé quelques instants et s’isola dans les toilettes, pour pleurer et écrire, écrire et pleurer, puis revenir. Le repas se déroula très amicalement… il était « l’intrus », le néophyte, dernier venu dans ce groupe et il découvrait alors un côté du miroir qu’il croyait connaître, ou voulait connaître, il ne savait plus. Les étudiants ne sont pas censés tout apprendre, mais il se rendait compte amèrement qu’il connaissait des évidences sur la stylistique de Proust avant de pouvoir tenir une conversation durable avec qui que ce soit. Il se sentit soudain mal à l’aise mais la discussion repartit brusquement, sollicitant ses lumières pour un avis esthétique bien que cinématique. Il répondit ce qu’il pouvait, fit quelques blagues et jeux d’esprit, pour rester dans le ton. Pendant plusieurs moments, il ne pensa même à rien d’autre qu’à l’instant présent, ce qui était rare chez lui… il a toujours aimé observer les roses et les regarder se faner en silence plutôt que de les cueillir et de les sentir. Il avait prévu de lui offrir une rose, si seulement il avait pu.
La seconde étape de la soirée était un cinéma, un complexe géant aux nombreuses salles enchevêtrées, où la capacité d’orientation tient plus de l’héraldique que de l’hagiographie… St-Lumière n’est jamais venu en aide au spectateur égaré depuis plusieurs décades. La séance ne commençait qu’un peu plus tard, une fois les billets achetés, de quoi fumer une autre cigarette et prendre l’air frais. Pearl riait encore de sa trouvaille : inscrire son numéro de téléphone sur le pare-brise d’une auto aux couleurs particulièrement extravagantes, grâce à la condensation de la nuit. Elle espérait avoir des retours et se demandait quand cela serait le cas. Il jugea le moment opportun, sortit le bout de papier de sa poche griffonné à l’instant, demanda le silence sous l’œil amusé de ses amies du soir, s’éclaircit la voix et lut.
« Valentinette
Si tu pouvais être ma Valentine, ne serait-ce qu'une nuit,
Je serais ton Valentin, ne serait-ce qu'une nuit, et puis,
Je serais le plus attentionné et le plus fidèle des amis,
Je saurais te chérir, te couvrir d'attentions, de mots exquis.
Je dirais : “Ma mie, que vous êtes belle, gracieuse et délicate !
Vos yeux, si clairs, si précieux, sont de bien belles agates !
Sans nul doute que vos parents, avec toute la malice qu'ils peuvent avoir,
Ont volé les nacres d'étoile du ciel et les ont mises dans votre regard !”
Si tu pouvais être ma Valentine, ne serait-ce qu'une nuit,
Je serais ton Valentin, ne serait-ce qu'une nuit, et puis,
Je serais de tous tes amants le plus tendre et le plus gentil,
Le plus doux, le plus somptueux, le meilleur, et pis !
Je dirais : “Ma tendre et chère, que vous avez une peau si douce !
Votre chair est un mets délicat, tout autant que votre frimousse !
Si j'osais l'embrasser, poser sur vos joues un tendre baiser,
Accordez-moi ce plaisir agréable, couvrez-moi de vos bontés !”
Si tu pouvais être ma Valentine, ne serait-ce qu'une nuit,
Je serais ton Valentin, ne serait-ce qu'une nuit et puis,
Je serais pour toute une nuit, du crépuscule à l'aurore,
Ton seul, ton unique amoureux... et bien plus encore. »
Bien sûr, il dédicaça cette courte bafouille maladroite à ces quatre prétendantes et leur remercia d’être ses « valentinettes » l’espace d’un soir, d’une soirée. On applaudit, goguenards, puis la séance commença. Une romance, des paysages magnifiques. Un amour qui se pourchasse. Le sien est perdu. Il ne s’était pas rendu compte que le film était terminé, Pearl lui donna un grand coup pour le réveiller. Lyne décida d’écourter sa soirée, les quatre survivants allèrent de nouveau chez Mercy prendre un dernier kawa. Une cigarette tourna. On plaisanta encore un peu, on se demanda ce qu’on allait faire le lendemain. Il resta assez silencieux. Ouvertement, cela avait été une bonne soirée. Peut-être la meilleure. Il s’était senti bien plusieurs fois. En rentrant, il resta là, le regard perdu dans le vide.
Cela avait été une bonne soirée. Une charmante soirée pour finir la cigarette en beauté.
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« Les années filent aussi vite que des abeilles dans un champ de fleur. Et comme elles, elles vous piquent si vous les approchez. Leur souvenir vous tranche les yeux… elles sont passées plus vite que je ne l’aurais cru et ne le croirai jamais. J’espère ne pas avoir vécu sans vivre. Cette année-ci fut la seconde où je tentai de me suicider. J’avais déjà tenté la défenestration auparavant, là, je m’ouvris les veines. Je n’étais, et dois n’être encore, qu’un adolescent attardé. Mais il n’est pire erreur dans une vie que de confier à un adolescent des armes d’adulte… j’ai survécu, par dépit plutôt que par miracle. Je ne crois plus aux miracles depuis… je n’ai jamais cru aux miracles sans doute. J’avais la foi pourtant. Je croyais. Je priais. J’implorais. Je scandais le nom du puissant tout en caressant langoureusement mon chapelet, en pleurant des larmes de sang, à genoux devant mon lit. Je hurlais de douleur, je ne comprenais pas… tout allait bien, je n’étais ni le plus malchanceux, ni le plus malheureux, au contraire… une forme de réussite me comblait de ses bienfaits. Alors quoi, alors comment ? Pourquoi pleurais-je autant, pourquoi souffrais-je autant ? Il n’est rien de pire que de pleurer sans savoir pourquoi l’on pleure. De s’arracher la chair dans l’espoir de trouver dessous, sur le muscle, dans le sang, une réponse. Peut-être un signe. Mais je ne l’ai jamais trouvé. Et tandis que je regarde à nouveau ces photos, ces cahiers, ces notes jetées à la va-vite sur quelques feuilles volantes, je crois reconnaître cette douleur et mes yeux se remplissent à nouveau de larmes.
Peut-être aurais-je dû achever ce que j’avais commencé à faire il y a de cela si longtemps… peut-être aurais-je dû me réussir, et non me rater. Je n’aurais pas tant souffert. Tout le monde autour de moi se serait porté de manière identique, personne n’aurait tiqué. Ma mère, sans doute… et après ? On m’aurait oublié. Peut-être est-ce le moment… peut-être que je le devrais.
J’entends ma femme en bas… dommage, je devrai lui dire que je n’ai pas trouvé ce que je lui avais promis. J’ai retrouvé une douleur par contre, qui devra me poursuivre… cœur abîmé, dit-on, n’a point de secours. »
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Épilogue : Dérivé benzénique disubstitué (La cage dorée)
Le Seigneur regardait les Hommes, maintenant qu’Il leur avait ôté la foi fœtale. « Des insectes, ce ne sont tous là que des insectes » songeait-Il en examinant scrupuleusement chacun de ces individus. « De la poussière dans ma main. Si je souffle, tous s’envolent et tous meurent. Si je ferme la main, tous étouffent et tous meurent. Si je retourne ma main, tous tombent et tous meurent. Si faibles… si misérables. Maintenant qu’ils ne croient plus en moi, ils mourront si je fais la moindre action. Peu m’importe à présent. » Alors Il tendit la main. Il rappela tout d’abord aux cieux ceux qui désiraient quitter ce monde d’en bas pour une raison ou pour une autre : Il les envoya ainsi tous dans les Limbes puisque aucun ne croyait, ou ne croyait encore en lui. Alors, dans un Purgatoire où il n’existe rien, ils trouveront la paix dans un mortel ennui… aucune issue, aucun bonheur, aucun malheur : une éternelle constance où le temps cruel devient un bourreau qui ne parvient plus à tuer.
Et Il jugea que c’était bon.