2007
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
Rosa Rosarum, ou La Rose des Roses. J’aime les roses. Ce sont des fleurs qui me poursuivent, j’en ai toujours une ou deux à portée de main, qu’elles soient gravées sur une montre, un collier, un bracelet, brodées sur mes habits ou accrochées à mon chapeau. Elles exercent une manière de magie sur moi, et c’est cette magie que j’ai voulu dépeindre, décrire, amener au travers de trois histoires, de trois textes qui peuvent se concevoir de manière indépendante mais qui s’entrecroisent, au détour d’une phrase ou d’un thème. J’ignore si j’y suis parvenu, mais je sais que cela ne marquera en aucun cas l’arrêt de mon admiration pour ces belles dames.
Origines réelles de ce manuscrit
L’idée de ce texte est venue petit à petit. Jour après jour, instant
après instant au fur et à mesure de mes discussions avec des amis ou de
mes réflexions personnelles, je trouvais des éléments nouveaux au
service de la vue que je briguais. Je désirais tout concilier: une
écriture laconique, une densité de texte brute conséquente, une
réflexion pertinente et une apologie du creux d’une démonstration
volontairement pédante. Je me trouvais face à de profondes
contradictions là où il n’aurait fallu en trouver aucune, et me voilà
soudainement en train de faire l’éloge de la cuistrerie, tout en
désirant bien sûr l’attaquer farouchement, élever au pinacle un art
essentiel en fustigeant du regard ceux qui le font vivre... Finalement,
j’ai pris le parti de ne pas choisir. D’écrire quelque chose qui ferait
l’apologie d’un rien, tout en dessinant docilement d’un pinceau
froid un tout sans compromis. Je soigne les contraires par les
contraires, en espérant que les semblables s’adaptent aisément sans
sourciller. En parcourant ce manuscrit, que peut-on espérer trouver?
Tout d’abord, la vie d’un vieil homme que je vous propose de découvrir à
travers des morceaux de son journal intime, compilés par sa petite fille
nommée Leuconoé. Ensuite, en annexe de ce récit parcouru par les
remarques de lectrice de sa parente se trouvent les travaux du vieil
homme qui avait des projets d’édition, mais qu’il n’aura pas pu, faute
de temps et d’envie, mener à terme. Leur lecture, comme l’expliquera le
personnage, reste purement facultative et pour cause: il s’agit d’un
discours qui s’oppose violemment contre la pratique de la Lecture. La
conclusion de ces « réquisitoires » comme il les nomme lui-même est sans
appel, car ils cherchent à prouver combien la pratique est fastidieuse
et ennuyeuse, et son rêve était que tous ceux qui lisent ces textes ne
lisent plus jamais rien de leur vie une fois les démonstrations
achevées. Vous pourrez dès lors prendre de l’avance avant de les
aborder, ou même une fois cet avertissement achevé. Ces idées sont
peut-être les miennes, les thèses avancées sont peut-être mes
convictions profondes. L’écriture est spontanée, immédiate. La pensée se
devrait d’être élaborée par contre.
Mais elle ne le sera probablement pas.
L’auteur
Origines de ce manuscrit
Ma rencontre avec Leuconoé s’est faite de manière totalement fortuite.
Des amis communs nous auront un soir présentés; nous sommes tombés sous
nos charmes respectifs instantanément, mais trois années nous ont été
nécessaires pour nous l’avouer. Nous nous étions rapprochés en silence,
petit à petit, sans s’en apercevoir et sans le vouloir pourtant
réellement, chacun de nous étant intimement convaincu que l’autre était
inaccessible. Il se trouve qu’en effet, par des mésaventures et des
malheurs fortuits, nos vies étaient parsemées d’obscurité, et nous
craignions chacun d’entraîner l’autre au plus bas, si c’était possible.
Et un jour, prenant son courage à deux mains et faisant preuve d’une
témérité qui m’avait alors surpris, elle m’offrit un anneau d’or blanc
et me l’enfila au doigt. Nous nous sommes alors profondément aimés, nous
nous sommes mariés. Un enfant est né de cette union, mais son arrivée
tant désirée sonna également ma déchirure, puisqu’elle ne put survivre à
l’accouchement malgré les efforts combinés de tous les médecins
présents. Je célébrai la vie tout en enterrant la sienne, et mon seul
désir à présent est de la rendre immortelle. Elle avait achevé un
projet, qui lui-même voulait rendre hommage à une personne qui lui était
chère, son grand-père. Sa mort l’avait profondément marquée, et elle
désirait lui rendre un dernier hommage; retrouvant dans ses tiroirs des
journaux intimes et des ébauches de texte elle s’efforça, avec toute la
déférence et la force nécessaire dans pareil cas, cachant ses larmes et
caressant ses souvenirs, de reconstituer ce long puzzle avec talent et y
parvint. Mais la grossesse l’avait affaiblie, et elle n’avait pas pu
mettre ces notes au propre. J’ai achevé son travail et le présente
humblement à la lecture. Il est bien entendu dédié à mon épouse, mais
également à ma fille Melissa. Puissent ces lignes lui permettre de
trouver confiance en la vie qui s’ouvre à elle, et puisse-t-elle trouver
amour et lumière, tout comme sa mère m’avait aidé à trouver amour et
lumière.
Pourquoi j’ai choisi de compiler ces textes, mon but
premier
Je crois en la prédestination. En un monde meilleur, et aux armes qu’un
Dieu, ou qu’un Démon nous offre pour nous permettre d’atteindre ce monde
meilleur. Je crois au sens que nos vies auraient; plus précisément, je
considère que chaque être possède une mission, une certaine mission en
ce monde et que c’est en ayant conscience de son rôle et en
l’accomplissant qu’il atteint le bonheur. J’ai cru comprendre ce rôle à
la mort de mon grand-père. Ce dernier était tout pour moi; à la fois le
père que je n’ai jamais eu, le confident dont j’avais besoin, le
conseiller qui m’était cher. Je ne serai rien aujourd’hui sans son
influence, et il ne se passe un jour sans que je ne me demande à présent
ce qu’il aurait dit ou fait devant la même situation. Je fais appel à
lui silencieusement, à voix haute quand je suis seule. Je crois
reconnaître certains de ses gestes dans mes attitudes, et il n’est pas
rare que son reflet éclipse le mien quand je me regarde dans le miroir.
Plus qu’une ombre, il continue de m’accompagner et m’aide à franchir les
épreuves. Je me devais de lui rendre hommage. Une idée ainsi me
tourmentait depuis plusieurs mois, mais je ne trouvais pas de moyen
élégant pour suivre ma pensée. Et mon grand-père m’aida encore une fois
en me montrant le chemin.
Il habitait une petite maison, dans un petit village de la province
poitevine. Une maison aux grilles bleu métal et aux murs blancs. Tout
autour, il y avait un grand jardin, maintenant abandonné et couvert de
ronces mais qui à l’époque faisait la fierté de son propriétaire. Je
rentrais dans la demeure abandonnée à présent, sans raison particulière.
Je désirais juste retrouver le parfum de la maison de ma petite enfance,
et j’allais de la cuisine au salon, sans oublier les chambres, sans
oublier sa chambre.
De toutes les pièces, c’était la plus poussiéreuse: mes simples pas soulevaient énormément de saleté, et j’éternuai alors. Je sortis un mouchoir de ma poche de pantalon, laissant s’échapper un gri-gri que m’avait justement donné mon aïeul, quelques jours avant son décès à l’hôpital. Il roula sous un bureau, et désirant évidemment récupérer l’objet je le tirai à moi. Et derrière, quelle ne fut pas ma surprise en trouvant dans une niche creusée grossièrement dans le mur une large boîte en carton, scellée de ruban adhésif de couleur noire. Je saisis le trésor et le posai sur le bureau, oubliant même le pendentif – je ne revenais le chercher que le lendemain. Prenant un coupe-papier dans le tiroir (je savais qu’il s’y trouvait car j’avais coutume de jouer avec étant petite, m’étant même ouvert la main une fois. J’ai encore une cicatrice dans la paume droite) je déchirai le sceau précieux. Deux petits carnets à croquis étaient précautionneusement entreposés, liés chacun par une ficelle blanche. À l’aide de la même lame je les violai, et les feuilletai en pleurant bientôt: il s’agissait de deux journaux intimes qu’il tenait régulièrement d’une même plume noire. L’écriture était assurément la sienne: ample et pâteuse, il arrivait à reproduire même avec un crayon gris ou un stylo à bille des pleins et des déliés directement issus d’un porte-plume, la preuve irréfutable d’une éducation soignée. Tous les deux ou trois jours, il annotait ses activités quotidiennes, ses projets, ses réflexions parfois.
Il y avait de temps à autres sur une page, voire en envahissant deux un croquis soigné d’une fleur, ou un portrait, et surtout des dessins de moi étant petite. Il dessinait formidablement bien, et c’est une facette de lui que j’ignorais jusqu’alors. Jamais il ne m’avait parlé de ce don, et j’avais (et j’ai encore) du mal à imaginer qu’un tel talent ne servit que pour un seul hobby.
L’originalité des journaux venait du fait qu’ils avaient été composés
à l’occasion d’une grande période de son existence, tandis qu’il venait
de perdre son fils, mon père, et qu’il a pris en charge mon éducation en
attendant que ma mère ne fût guérie (elle souffrait en effet d’un lourd
cancer, et cinq ans furent nécessaires après ma naissance pour qu’elle
puisse sortir de l’hôpital).
Il me fut difficile de lire ces journaux, tant les souvenirs souvent
vivaces dans mon esprit me renvoyaient à ma prime enfance, et je
pleurais à la fois de douleur et de bonheur en m’en rappelant.
Progressivement, je me décidai: je suis convaincu que mon grand-père m’a
aidée à trouver ces carnets, et mon rôle maintenant sur terre est
d’éditer ces morceaux incroyables de toute une vie de bonté et
d’intelligence, d’humilité. Au fur et à mesure, j’annotai un ou deux
écrits, j’apportai une précision nécessaire à sa compréhension.
L’édifice se construisait. Mais il y avait trois autres manuscrits en
plus des journaux, que je n’ai pas modifiés. J’en parlerai lorsque leur
lecture se présentera. J’espère que vous prendrez plaisir à parcourir
ces fragments de vie, et que vous pourrez ainsi comprendre qui était mon
grand-père.
De la naissance, de la vie et des passions de mon
grand-père
Jérémy Rose est un enfant des rues, et n’a jamais su exactement quelle
était sa date de naissance. On jugea quand on le trouva hagard, à moitié
mort de faim dans une ruelle de Poitiers qu’il avait six ans. Nous
étions en 1944, juste après la Libération, et mon grand-père était un
enfant perdu, abandonné ou échappé de ses parents qui avaient peut-être
relâché leur attention l’espace d’une seconde, ou qui étaient morts dans
une bataille ou une attaque quelconque.
L’enfant ne connaissait pas son nom, et n’avait aucun souvenir.
Il fut conduit dans un orphelinat, et il fut soigné, guéri, aimé
comme tous les autres orphelins de la guerre. Bientôt, on s’aperçut de
sa grande intelligence, et de son attrait irrésistible pour la lecture
et l’écriture; passant des journées enfermé dans sa chambre où il
dévorait les œuvres complètes de grands auteurs comme Hugo, Rousseau ou
encore Ronsard, il ne manquait pas non plus d’écrire quand il en avait
l’occasion, tenant des journaux intimes, écrivant des chroniques,
composant des articles et même des récits divers, de la nouvelle au
roman. À plusieurs reprises il tenta, notamment à ses vingt ans, de se
faire publier mais aucun de ses essais ne fut accepté. Désabusé, il
arrêta ses travaux et se consacra à sa seconde grande passion, le
jardinage. Il avait une admiration profonde pour les plantes et les
fleurs, et sa connaissance dans ce domaine dépassait largement
l’érudition la plus encyclopédique. Tout poussait entre ses doigts, mais
sa vraie passion était la Rose. Il adorait cette fleur profondément, et
lui-même ignorait tout de l’origine de cette passion. Mais il ne vivait
que pour cette fleur depuis qu’il avait appris quel nom elle portait; et
le petit Jérémy, baptisé affectueusement ainsi par la dame d’Église qui
le recueillit un matin de Septembre, devint Jérémy Rose et ouvrit à
vingt-cinq ans une boutique de fleurs sur la place de l’hôtel de ville,
« Au plaisir d’Eros ». Sa gentillesse, sa dévotion et sa ténacité
avaient fait de lui un commerçant aimé et apprécié de toute une ville
qui n’avait plus que son nom en bouche. Ses activités ne se limitaient
pas à son seul commerce: érudit et cultivé, il participait à de nombreux
journaux et faisait des interventions régulières dans les écoles pour
apprendre la botanique aux étudiants ou, le cas échéant, remplacer un
professeur. Et c’est justement alors qu’il effectuait un remplacement
dans une école primaire qu’il rencontra ma mère, Isabelle Ninon. Ils se
marièrent à peine deux mois après leur rencontre, et elle tomba
enceinte. Mon père Frédéric Rose naquit alors dans la boutique de mon
grand-père. Je ne connais pas grand-chose de mon père: il décéda peu
avant ma naissance, et ni ma grand-mère, ni mon grand-père ne m’ont
jamais parlé de lui. Je n’ai aucune photo, ni aucune lettre de sa main
et il reste une énigme à mes yeux.
Mes premiers souvenirs sont ceux de mon grand-père: son visage, sa voix
douce, ses caresses. Les souvenirs de ma grand-mère viennent juste
après, mais mes rapports étaient différents avec elle. Si elle était bel
et bien une grand-mère, gâteaux et oranges, lui était tour à tour
grand-père, père et frère, bricolage et nostalgie, assurance et fierté,
confidences et rires. Même après que ma mère me revint, je venais vers
lui en priorité en cas d’ennui: mon premier petit ami, mes études, mes
questions existentielles; si bien que, quand un accident de voiture
emporta ma mère, je me sentais coupable de n’avoir pas passé plus de
temps avec elle. Et à la mort de mon grand-père, j’étais à présent seule
au monde.
Comme je le disais plus haut, mon grand-père cultivait deux passions
avec amour et tendresse: les Roses et les Livres. Mais étrangement,
tandis que le premier de ses amours augmentait avec le temps, il se
trouvait de plus en plus désabusé, et il perdait petit à petit le goût
pour la lecture. Les auteurs le lassaient, la pratique l’horrifiait, les
livres l’insupportaient. Même après avoir lu et relu ses carnets, je ne
comprends pas d’où pouvait provenir ce désintérêt incroyable, surtout
d’un homme qui depuis tout petit ne concevait pas son existence hors des
livres. Jamais il ne me parla d’un évènement, d’un accident qui aurait
pu l’amener à relativiser sa passion, et ses journaux n’en font jamais
mention: ils ne référencent que les effets de ce dégoût de plus en plus
prononcé. À l’heure actuelle, je suis incapable de dire ce qui s’est
produit, car les rares fois où, une fois mes études terminées et mon
indépendance prise je le revoyais, il ne m’apparaissait ni plus ni moins
tel que je l’avais toujours connu, débonnaire et attentionné. Nous
n’avons par contre que rarement parlé de littérature, je le reconnais:
ce n’est pas là mon violon d’Ingres et si je lis agréablement et que je
connais mes classiques, que j’aime à me perdre lors des vacances dans
une histoire policière ou un roman fantastique, je ne suis pas un ogre
de Littérature et je ne consacre pas mon existence entière à cet art
primordial. Peut-être, et je m’en suis voulue à un moment, si j’avais
été plus intéressée par les Lettres, si j’avais pu avec plus
d’intelligence me plonger dans les travaux immortels, peut-être
aurais-je pu avoir de grandes discussions avec mon aïeul et, qui sait,
parvenir à découvrir le secret qui le tourmentait sans doute. Je n’ai pu
répondre à la question qui continue de me tarauder; mais si ce texte est
un jour publié, et s’il parvient à trouver un écho favorable auprès des
lecteurs, l’un d’entre eux pourrait voir ce qui s’est produit, s’il y a
des antécédents. Je conjure mes lecteurs: si jamais vous comprenez d’où
est provenu ce brusque revirement, prévenez-moi. C’est là la question
que je pose et, qui sait, le but premier de ma démarche.
Cette partie compile la quasi-intégralité des journaux trouvés dans la maison de mon grand-père. « Quasi », puisqu’en outre des croquis que je n’ai pas pu reproduire et qui seront alors décrits partiellement par mes soins, j’ai éloigné les écrits que j’ai jugés inintéressants ou au contraire trop personnels pour être publiés. Le premier article du premier journal date du 13 Mai 1992 et le dernier article du second journal du 7 Juin 1996, c’est-à-dire la période où je vivais exclusivement avec lui. Les ruptures sont nombreuses, les durées sans écriture tout aussi longues (ainsi, il n’aura jamais composé qu’un seul long article, décousu et assez obscur pour l’année 1993 et pas un en 1994, avant de revenir régulièrement pour les ans 1995 et 1996). Je n’ai su trouver de titre capable de retranscrire le sentiment qui m’est venu en lisant ce journal, à chemin entre l’admiration d’un homme d’une modestie véritable et sincère en toute chose, et dans le même élan d’une mesquinerie absolue concernant ses possessions et d’un égoïsme parfait envers ma personne; il avait réellement un amour exclusif pour moi, et je ne m’en rendis compte uniquement qu’en lisant ces mots. Je n’ai ainsi pu avoir le génie de trouver un quelconque titre, et je m’en excuse par avance.
13 Mai
Il est vingt heures et trois minutes à l’horloge de mon bureau et
j’inaugure ce journal. Ces dernières semaines, les évènements se sont
accélérés avec une farouche volonté de nuire. La mort de mon jeune fils
il y a de cela maintenant vingt-deux jours m’a plongé dans la plus
cruelle des désillusions1,
et j’ai perdu petit à petit le goût de vivre. J’ai même failli attenter
à ma vie, et la corde avait déjà été achetée. Pourtant, je n’ai pas
franchi le pas, et je me suis rappelé brusquement les délires de Jacques
et de son maître et les histoires d’amour qu’il lui racontait2. Ma femme est là, tout près de
moi, et maintenant la famille compte un nouveau membre: ma petite
Leuconoé est née il y a deux jours, toute resplendissante et lumineuse,
blonde comme les blés, aux yeux gris-vert d’une profondeur inégalée.
C’est tout le portrait de mon fils, et il m’a semblé revenir vingt ans
en arrière en voyant ce bonheur incroyable. Sa mère est rentrée à
l’hôpital deux jours plus tard, elle s’est brutalement évanouie tandis
que l’on déjeunait tous les trois, ma petite Leuconoé dormait dans son
berceau. Nous ignorons encore le mal qui l’a frappée, j’espère qu’elle
pourra vite revenir: sa fille a besoin d’elle, comme toutes les petites
filles ont besoin de leur mère.
C’est moi qui ai tenu à l’appeler ainsi. La raison en est simple. Quand
elle est née, bien sûr, nous sommes venus l’accueillir dans la vie. Elle
babillait docilement dans les bras de sa mère fatiguée mais heureuse, et
moi je lui caressais doucement la tête. Brusquement, j’ai ardemment
désiré lui dédier une ode. J’ai pris ma plus belle voix, et j’ai
chanté:
« Tu ne quaesieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi finem di
dederint, Leuconoe, nec Babylonios temptaris numeros. Vt melius quicquid
erit pati! Seu pluris hiemes seu tribuit Iuppiter ultimam, quae nunc
oppositis debilitat pumicibus mare Tyrrhenum, sapias, uina liques et
spatio breui spem longam reseces. Dum loquimur, fugerit inuida aetas:
carpe diem, quam minimum credula postero. » 3
Derrière moi, ma femme a traduit ce que j’avais dédié:
« Toi, ne cherche pas (ça ne t’est pas permis) quelle fin les dieux
ont prévue pour moi et pour toi, Leuconoé, et ne t’essaie pas aux
nombres babyloniens. Subis ce qui sera comme le meilleur ! Que Jupiter
t’ait accordé plusieurs hivers ou ce dernier qui, maintenant, sur les
rochers, brise les vagues de la mer, penses-y : filtre ton vin et,
puisque le temps est bref, renonce aux longs espoirs. Tandis que nous
parlons, le temps jaloux aura fui: carpe diem, fie-toi le moins
possible au lendemain. »
Ma retranscription est sans doute approximative, mais je pense avoir
respecté ce qu’Isabelle a alors dit. Quand le prénom Leuconoé a été
prononcé, ma petite fille éclata d’un rire qui brisa tout le brouillard
du département et fit briller plus intensément encore la lumière du
soleil; une couronne lumineuse s’est posée d’elle-même sur sa tête au
travers de la fenêtre, et ça a été comme si elle était la lumière
incarnée. Nous avons tous vu dans ce signe un heureux présage, et je
commence ce journal par cette promesse: je ferai tout ce qui est en mon
pouvoir pour la rendre heureuse.
Carpe Diem Leuconoé; je t’aime plus que tout, je t’aime plus
que ma propre vie et je serai toujours à tes côtés.
14 Mai
L’hôpital a appelé aujourd’hui. Ma belle-fille possède un mal rongeur en
son sein, et la guérison s’annonce longue et délicate. Les médecins ne
nous ont pas parlé en mois, mais en années. Nous avons pris la nouvelle
avec flegme, puisque malgré le poids que la nouvelle a brutalement posé
sur nos épaules, la mère nous a affirmé sa volonté de se battre et de
résister coûte que coûte, mais nous a demandé de prendre soin de
Leuconoé. Elle a pleuré, en s’accusant de sa faiblesse, et ce spectacle
m’a déchiré violemment le cœur: Georges n’aurait pas autrement pleuré
devant la mort de Lennie4.
Nous n’avons pas été suffisamment de deux pour lui remonter le moral, et
nous lui avons promis de prendre soin de sa fille jusqu’à ce qu’elle
sorte. Nous avons déjà aménagé la maison en conséquence afin
d’accueillir pour une longue durée un petit enfant. Cela va faire vingt
ans que nous n’avons pas été confrontés à telle situation, et bien
qu’Isabelle paraisse confiante, je sais qu’elle s’inquiète autant que je
m’inquiète. Je me demande ce que ferait Usbek dans pareil cas: j’ai plus
que jamais besoin de sa sagesse éclairée, bien que nulle part dans ses
lettres il ne traite, à moins que ma mémoire ne me joue des tours, de la
manière de s’occuper efficacement d’un nourrisson, aussi belle
soit-elle5.
16 Mai
Leuconoé a à présent cinq jours, et elle est déjà belle, intelligente,
intéressée. Son calme est un modèle pour un enfant de son âge; elle ne
pleure ni la nuit, ni la journée. Si elle a faim, ou si elle a peur, ou
si elle réclame notre présence, elle sait attirer notre attention par
une myriade de moyens, tous plus savants et sages que les autres: elle
chante ou rigole, fait tomber ses jouets et même, ce qui nous a surprit,
siffle doucereusement. Sa sapience dépasse celle de Cicéron ou de Caton
l’ancien, et je me suis demandé si nous n’aurions pas dû l’appeler Vénus
ou Aphrodite, ou mieux encore: Athéna. Plus les jours avancent, et plus
je crois voir dans ce bébé l’incarnation d’une déesse. Elle dégage un
magnétisme qui m’attire à elle de manière réellement étrange, je suis
son serviteur attitré. Il ne se passe pas une seconde sans que mes
pensées soient dirigées vers elle, sans que je ne m’enquiers de sa santé
ou de son bien-être. Elle-même semble particulièrement attentive, et
sage et aimable quand je suis avec elle, quand je lui donne le biberon
ou joue avec elle. Je ne sais l’expliquer, je ne sais si ce n’est qu’une
impression mais elle est devenue la seule lumière de ma vie. Je ne peux
plus concevoir de vivre sans elle, et je me sens incroyablement idiot
devant elle, comme si elle possédait de manière innée toute la
connaissance du monde, toute la sagesse de tous les écrits composés
depuis l’aube des temps. Comment cela peut être possible... je l’entends
qui chantonne, je dois aller la voir.
20 Mai
Ma femme a aujourd’hui amené ma petite lumière voir sa maman. Elle est
réveillée mais reste faible. Je ne l’ai pas accompagnée car j’ai dû
faire quelques courses, nous manquons de tout, et notamment du
nécessaire: couches et panades. J’en ai profité une fois cette corvée
évacuée pour revenir à mon doux jardin et à mes roses. Puisque c’est la
première fois dans ce journal que je traite de ma passion, autant bien
faire. Et peut-être, puisqu’il s’agit d’une des rares fois où j’en
parle, même si cette parole n’est ici écrite et dédiée à personne
d’autre qu’à moi, saurai-je enfin d’où me vient la passion qui me valut
mon nom de famille.
[Note du transcripteur: Ici se trouve sur le reste de la page
un dessin au fusain d’une rose aux pétales clairs, bleus ou
blancs.]
La nature était la seule chose qui, à mes yeux et jusqu’à la naissance
de Leuconoé, méritait le salut à mon regard. Jamais elle ne m’a trahi,
toujours elle m’a pardonné mes infidélités. Les Hommes trahissent,
mentent, volent. Ils veulent dominer. Leur nature, à tout âge de leur
développement est dirigée vers ce sadisme serein qu’ils ne revendiquent
pas et dont ils ont honte. Ils l’appellent humanité, nature humaine,
conscience; mais en réalité, il ne s’agit que de l’origine de leur
volonté de conquête. L’Homme est un animal intelligent, mais il reste un
animal. Possessif, cruel, il n’agit que pour ses propres intérêts.
Malgré toute l’admiration que je peux avoir pour Rousseau, je n’adhère
pas totalement à sa thèse selon laquelle les Hommes naissent
naturellement bons6. Sans
tomber dans un augustinisme primaire, je suis partisan du poids que
possède l’Homme dès son plus jeune âge. Cela n’est pas héréditaire
pourtant, mais comportemental. C’est en observant les autres que le
jeune enfant, pour ne pas se sentir exclu de la masse, choisit de mimer
ses façons de pensée sur eux. Et ainsi, le poids des parents se
répercute profondément sur l’enfant. Et le sage est l’enfant qui a su se
libérer de l’ananke sordide, du déterminisme qui pèse sur ses épaules.
C’est Phèdre qui, libérée et intelligente a su se soustraire aux
influences des astres et aurait pu changer son destin. Le sage est un
Dieu, dans la mesure où il est arrivé à se défaire des contraintes
divines, déterministes, écrites. Il n’est pas nécessairement un être
bon, puisque sa nature profonde peut être de faire le bien, et s’en
affranchissant il devient mauvais; il ne faut confondre sage et sagesse.
La nature est une personne de sagesse, et ne cherche ni les atours ni la
réputation. Elle est, et cela lui suffit. Nous ne faisons que vivre à
ses côtés, et tout juste si elle s’aperçoit de notre présence. Si nous
lui faisons du mal, elle ne riposte; mais si nous voulons la cajoler,
elle sait se montrer patiente et aimante.
La terre est une maîtresse exigeante si l’on veut s’en occuper; se
baisser nous fait se sentir humble, et le cycle des saisons n’exige
aucun retard, aucune étourderie. Une attention de tous les jours est
nécessaire pour en recueillir les fruits, mais c’est là un
investissement bien peu coûteux en vérité en comparaison de ce que l’on
récolte. La Rose est ma fleur préférée, car de toutes il s’agit de la
plus merveilleuse et de la plus cruelle. Elle nous fait regretter
amèrement nos erreurs, mais se révèle d’un amour sans partage si nous
savons la caresser. Je suis tombé sous le charme, je m’en souviendrai
toujours, un doux matin d’automne. Cela faisait deux ans que j’avais été
recueilli mourant dans les rues, et mon esprit s’arrêtait sur toute
chose, une musique ou une peinture. Je voulais tout connaître, et mon
cœur baguenaudait à gauche et à droite, voulait tout savoir; et si une
chose attirait mon regard, je l’observais avec soin et l’étudiais encore
et toujours, cherchant à la reconnaître à l’avenir, à la classer parmi
ses semblables, à découvrir ce qui l’avait inspirée et qui cela avait
aspiré. La botanique a su me plaire: cela faisait longtemps que j’avais
remarqué son talent de séduction, et ses nombreuses robes qui la font
resplendir quand bien même la neige fait geler la pierre et grise le
ciel, et longtemps je désirais ardemment devenir à mon tour une partie
de ce grand tout, devenir nature moi-même; mais le courage me manquait
régulièrement et j’abandonnais vite; les Livres m’apparaissaient bien
plus sages et faciles, et je les dévorais comme on croque des pommes
rouges. Mais ce matin d’automne, une vision me fit comprendre combien ma
lâcheté avait été imbécile, et combien je devais m’affirmer dans l’étude
et la pratique des plantes. Je revenais de la ville; j’avais dépensé
quelques sous à l’achat du premier tome des Misérables de
Victor Hugo (ayant adoré ses poésies je me devais de rencontrer sa
prose) et je me pressais pour pouvoir, à l’abri de la pluie qui
commençait déjà à tomber enfin, découvrir ce chef d’œuvre. Les nuages se
faisaient plus lourds, et je décidai de prendre un raccourci qu’un ami
m’avait décrit un jour mais que je n’avais jusque là jamais eu
l’occasion de prendre; j’entrai dans une ruelle, tournai encore et
pénétrai dans une manière de terrain vague, fermement cerclé de planches
de bois pourrissantes. Mais tandis que mon esprit et mes yeux
cherchaient déjà le passage pour sortir de l’autre côté, mon regard
croisa une statue de pierre brisée, une ancienne fontaine. Il s’agissait
d’une de ces fontaines Wallace aux quatre cariatides, mais une seule
était encore parfaitement intacte. Le dôme dauphinois n’existait plus
que par quelques rares bords tranchants, et les mauvaises herbes avaient
tout envahi. Les ronces faisaient comme un labyrinthe, la fontaine en
était le centre mythique; elles grimpaient sur la pierre, mais une seule
herbe en faisait parfaitement le tour de façon harmonieuse, et cette
herbe n’avait qu’une seule fleur qui reposait, divine, au milieu de
l’édifice à moitié sauvage, à moitié humain. De là où je me trouvais,
c’était comme si les ronces donnaient des bras à la cariatide intacte,
qui supportait alors la fleur. C’était une rose rouge d’une taille
incroyable.
Je serais resté, je pense, plus de quarante-cinq minutes en extase
devant cette apparition, à genoux, à la frontière des ronces. Mais même
sans ça, je pense, je ne me serais pas avancé davantage; j’aurai
respecté une distance d’humilité, comme un invité s’agenouille devant un
Roi de Russie. La pluie tombait violemment, et me cinglait les joues et
les bras, mais je ne bougeais pas. Aspiré par la couleur rouge vive de
la rose, j’étais comme en parfaite union avec elle, convaincu qu’un
message secret se dissimulait entre les pétales couleur sang. Elle
m’éclairait comme un second soleil, et il me sembla même l’espace d’une
seconde que sa voix, si tant est qu’elle eût une voix, résonnait dans ma
tête. Je suis revenu à l’orphelinat trempé jusqu’aux os et tremblotant
de froid et de grande fatigue, mais dès lors je n’ai pas quitté les
roses des yeux.7
21 Mai [Note du transcripteur: Tout au long de cette
entrée se trouve des dessins de roses et de plantes diverses.]
Il y avait dans l’orphelinat un petit jardinet laissé jusque là à
l’abandon, personne n’avait assez de volonté pour l’entretenir.
Qu’importe, je demandai la permission et me mis ardemment à l’ouvrage.
J’y passais les journées entières, une partie de la soirée; je
défrichais, plantais, retournais la terre à pleines mains. Et je
cultivais des roses, surtout des roses. Au départ, j’ai planté des roses
rouges, comme celle que j’avais entrevue dans le terrain vague, mais à
mon grand désespoir j’abandonnai l’idée de retrouver une couleur aussi
vive dans mon propre jardin. Je me tournai alors vers d’autres couleurs,
jaunes, bleues, blanches et, très rarement, noires. Les roses noires me
perturbaient et me perturbent encore sans que je ne sache pertinemment
pourquoi, mais il y a dans leur existence une réalité inquiétante que je
ne parviens pas à nommer. C’est comme si elles affichaient une nature
démoniaque, qui existe déjà de par leurs épines aiguës mais qui se
retrouve alors amplifiée, multipliée (bien que les roses noires
n’existent pas réellement, les Hommes raisonnables les pensent pourpre
foncé). On les craint, et on redoute de les caresser, comme si elles
étaient créations d’un démon, d’un Lucifer obscur, d’un Dante qui
n’aurait jamais gravi le paradis. Mais pourtant elles sont belles et
raffinées; parfois légèrement rouges sur les bords de leurs pétales.
Mais leur existence même me terrifie, et rien que d’y songer je m’en
détourne. Bientôt les roses blanches furent mes protégées exclusives, et
d’hybridations en hybridations, de patience en patience je parvins
doucement à créer de nouvelles espèces. Une idée m’est d’ailleurs venue,
celle de créer en l’honneur de ma chérie une toute nouvelle race de
roses. Elle sera belle et cruelle à la fois, mais toujours lumière; si
elle présente des épines, ce ne sera que pour se défendre et jamais pour
attaquer, et elles ne blesseront qu’en dernier outrage. Elle s’appellera
Leuconoé, évidemment, et cela sera à présent mon unique
préoccupation.
Les roses sont pourtant des fleurs sauvages, qui ne se sont laissées
domestiquer que par bon vouloir, car elles savent que l’on n’aurait pu
survivre sans elles. Elles savent pertinemment que la seule odeur qui
nous est toujours plaisante est la leur, que la seule forme et la seule
présence qui nous rassurent sont les leurs, que la seule chose qui
vaille la peine de vivre est de les embrasser. Les roses sont des
incarnations de lèvres sensuelles, de courbes élégantes, de beauté et de
volupté. Mais elles savent également bien que l’on se pique en les
cueillant. Que leurs exigences de beauté nous rendent fous. Que leur
jalousie est terrible et qu’elles ne supportent pas la concurrence. Si
les fleurs ont des jardiniers, les roses sont les seules à avoir des
amants. Et dans le même élan, elles sont la représentation concrète de
la cruauté féminine, de leur machiavélisme et leur dureté. Et nous,
pauvres esclaves! ne pouvons-nous y soustraire. À jamais serviteurs de
ces fleurs infâmes, nous sommes désespérément à leur service pour
profiter de leur parfum et de leur douceur. Ma douce Leuconoé ne sera
pourtant pas comme toutes les autres, bien que leur ressemblant bien sûr
ardemment; elle sera la plus belle, la plus resplendissante mais ne
portera en elle aucune cruauté ni aucune méchanceté. Et l’homme qu’elle
choisira comme digne de la cueillir découvrira alors une beauté sauvage,
lumineuse et pure. Son amour sera blond comme ses cheveux blonds, rouge
comme ses lèvres rouges, immense comme ses deux yeux verts de
gris.
25 Mai
Après à peu près une semaine de congés forcés, je suis revenu
aujourd’hui dans mon magasin de fleurs de la place. Rien n’avait bougé,
au contraire; il semblait que la veille de mon retour l’on ait nettoyé
avec ardeur la boutique de toute la poussière qui aurait dû logiquement
s’accumuler. Sur le comptoir de la caisse se trouvait en effet un
bouquet de fleurs, des tulipes noires et une rose blanche, ainsi qu’un
mot signé de nombreuses mains. Je recopie ici le texte dans son
intégralité:
« Nous avons appris par votre tendre moitié les épreuves que vous avez
récemment traversées, et nous avons tous ardemment pensé à vous. Nous
comprenons aisément que la perte de votre enfant, l’hospitalisation de
votre belle-fille et la prise en charge de votre petite-fille vous aient
inquiété, et notre surprise était d’autant plus grande quand nous
apprîmes que vous comptiez néanmoins revenir au plus tôt dans votre
commerce. Afin de soulager votre peine, nous avons décidé de nettoyer
votre propriété du mieux que nous pouvions; la poussière, les carreaux,
le rangement, la caisse... sous l’œil sans partage d’Isabelle, nous
avons fait comme si aucune absence n’avait été constatée. Nous sommes là
pour vous aider, Jérémy, du mieux que nous le pourrons. Je suis moi-même
prêt à faire une dérogation particulière concernant les impôts et les
taxes que vous payez, en tant que maire j’en ai le droit. Je ne
laisserai pas un de nos plus illustres concitoyens tomber sous le joug
des fonctionnaires fiscaux, soyez-en rassuré. Si vous avez besoin de
quoi que ce soit, n’hésitez pas à nous le faire savoir et nous en
aviserons.
En vous souhaitant courage et force,
Amitiés,
Monsieur le Maire, Messieurs Mounier, Mercier, Crochu, Dupontel, Bijou,
leurs épouses et leurs enfants, Mesdames Claude, Lajus et Vagueneau et
leurs enfants,
Isabelle ».
J’ai accueilli le mot avec tendresse, et je n’ai pas pu m’empêcher de
verser quelques larmes. Je n’avais même pas la force de mettre à bien
mes envies de remise en état et j’ai décidé de repousser l’ouverture à
demain. Je suis tout de suite rentré à la maison, et j’ai trouvé ma
femme en train de donner le biberon à Leuconoé, et cette vision m’a
rempli de bonté. Je me suis agenouillé pour me retrouver à son niveau,
et j’ai embrassé ses mains, ses joues, ses lèvres. J’ai ensuite caressé
la joue de Leuconoé, et elle a tendu les bras vers moi. Elle agrippa de
toutes ses forces mon index de sa main entière et je l’ai laissée le
porter à sa bouche. Jamais de ma vie, je peux l’assurer à présent, je
n’ai été aussi content ni aussi heureux. Je ne pensais pas trouver un
jour une telle joie, rien n’avait pu atteindre la félicité que j’ai
ressentie aujourd’hui jusqu’alors. Ni le jour de mon mariage, ni la
naissance de mon fils n’ont été aussi intenses, j’ai honte de l’écrire
mais c’est ainsi que je le conçois. Assises ainsi l’une près de l’autre,
j’ai cru voir la Vierge et son enfant, le divin. Moi, pauvre homme, je
me sentais sale et misérable, indigne de cette vision mais elles m’ont
pourtant permises toutes deux de les toucher et de les embrasser, de les
caresser, j’étais devenu digne à mon tour d’amour. Je me suis senti
nécessaire, je suis nécessaire. Ma mission m’apparaît clairement à
présent, je dois rendre heureuse ma femme et ma petite-fille. Je ferai
tout ce qui est en mon pouvoir à présent pour cela. J’apprendrai tout ce
que l’on peut apprendre pour les combler, je travaillerai jour et nuit.
Je me sens à nouveau comme à vingt ans, où j’ai touché le bonheur du
doigt. C’est une seconde naissance, une renaissance, et je me sens comme
Madame Bovary redécouvrant le monde... et je prie le dernier Dieu pour
ne pas connaître la même fin qu’elle.
30 Mai
Une dame étrange est venue à la boutique de fleurs aujourd’hui, en début
d’après-midi. Et à présent que je me souviens précisément de ce qui
s’est produit, je me demande si je ne la connaissais pas déjà...
peut-être cela me reviendra-t-il au fur et à mesure de l’écriture.
Elle était habillée d’une robe rouge sombre, très simple, mais échancrée
à la poitrine et sans manches. Elle portait de grands gants blancs qui
lui remontaient jusqu’au coude pour pallier à cela, et elle avait un
immense chapeau qui me fit penser à la mode des années trente, un long
chapeau blanc en tissu léger décoré d’une fleur jaune. Elle avait enfin
un collier de perles noires et blanches, qui tournait autour de son cou
à trois reprises. Sa démarche était timide, et elle serrait avec peur un
sac à main de même couleur que sa robe et ses escarpins, ce qui, je le
pense à présent, était la preuve irréfutable qu’il s’agissait d’un
ensemble unique acheté peut-être au magasin en face de ma boutique. Même
si elle était encore dans l’ouverture de la porte, je pouvais sentir son
parfum du fond de la boutique où j’agençais les compositions de lys et
de glaïeuls. C’était un parfum qui me faisait fortement penser à la
rose. Elle n’a pas avancé jusqu’à ce que je vienne à sa rencontre, et
machinalement elle me tendit sa main droite, sur laquelle, plus par
moquerie je dois dire que bienséance j’ai mimé un baiser. Elle
paraissait ravie de cette attention, même si elle était bien sûr
factice. Elle m’a demandé une tulipe jaune, une seule. Je lui ai montré
celles que j’avais, et elle en a choisit une, celle qui lui semblait la
plus belle et j’avoue que c’était effectivement la plus belle. C’est
sans doute pour ça que j’ai poussé la conversation, inconsciemment j’ai
compris qu’elle aimait les plantes. Et entre amoureux de nature, on
s’entend nécessairement. Je lui ai demandé son nom, elle m’a répondu «
Évelyne » et je n’en ai pas su plus. Je lui ai demandé d’où elle venait,
elle ne m’a pas répondu. Elle m’a encore dit qu’elle avait quatre fois
vingt printemps, mais j’ai eu du mal à la croire car elle en faisait
trois seulement à la vue. Mais tout dans sa présence me rassurait sans
savoir pourquoi, et son visage quand j’y pense à présent m’était
étrangement familier. Elle est repartie sitôt après sans un dernier
regard.
Quand je suis revenu ce soir, il me semblait après avoir regardé de
nouveau ma lumière qu’elle avait les mêmes yeux... étrange.8
1 Juin
Juin est arrivé, enfin! Toute la journée j’ai attendu de pouvoir écrire
cette entrée. C’est sans contexte là mon mois de l’année préféré. J’ai
l’impression de déjà être en été, et il me semble que le soleil dès le
premier Juin se met à frapper plus fort et à cogner plus dur.
Aujourd’hui il a fait particulièrement chaud, et je craignais que ma
lumière n’en souffre. Il n’en fut rien, bien au contraire; nous avons
profité de la chaleur estivale pour faire une promenade et passer la
plus grande partie de la journée dehors. Et pour l’occasion, je me suis
souvenu de mes anciens cours de dessin...
« J’ai choisi quelques tubes,
Deux ou trois pinceaux:
Aujourd’hui je peins le tableau.
Terminées, les études,
Aller au boulot:
C’est parti, j’attaque le tableau. » 9
J’ai réussi à croquer en quelques aquarelles le berceau, ma femme et ma
lumière, confortablement installées à l’ombre d’un grand chêne d’un
jardin voisin. Le tableau trône à présent dans notre grand salon,
au-dessus de la cheminée, entre deux belles photos de ma tendre. Il ne
la quittera plus, je le promets. Je le léguerai à ma lumineuse, en
souvenir de ce premier jour de Juin.
[Note du transcripteur: Ici se trouve une reproduction rapide
du tableau.]
5 Juin
Dans à peine six jours, Leuconoé aura tout juste un mois. Un mois! Un
mois déjà que la maison est plus lumineuse, plus belle, plus joyeuse. Un
mois! Un mois! Ma belle-fille ne pourra hélas pas encore sortir,
qu’importe, nous irons pour l’occasion tous trois avec elle. Nous avons
prévenu l’hôpital aujourd’hui, pour que rien ne nous empêche de fêter
cet évènement comme il se doit, comme par exemple un examen mal placé ou
une visite qui l’accaparerait toute une journée. Ils nous ont assurés
que rien ne s’opposerait à nous. La mère semble du reste avoir repris
quelques forces, et nous avons pu lui parler quelques minutes au
téléphone. Elle est très fatiguée, mais la pensée de revoir bientôt son
enfant lui donne, je crois, du courage et de la force. Elle souhaite
ardemment guérir, et qui ne la comprendrait pas? Une mère privée de son
enfant devient plus forte qu’un tigre rageur, et le dépasse encore en
hargne et en agilité.
Nous avons prévu quelques amusements, ballons et gâteaux, ainsi que de
la musique. Et bien sûr Leuconoé goûtera même pour la première fois,
mais c’est une surprise, un petit gâteau parfumé à la rose que j’ai
spécialement préparé pour elle... j’espère qu’elle aimera.
6 Juin
Il est minuit et je viens de me réveiller en sursaut. J’ai fait un
cauchemar horrible, et sa vision nette obstrue encore mon regard. Je
dois le graver sur le papier dans l’espoir de le faire
disparaître.
Je marchais dans une plaine désolée, battue par les vents et les pluies.
Devant moi, la mort, derrière, la mort, sur les côtés, la mort. Il n’y
avait pas de lumière ni d’espoir. Brusquement le sol s’est ouvert sous
moi, et je suis tombé. Je fermais les yeux, mais je voyais encore une
lumière rouge aveuglante qui me faisait mal. Je me protégeais comme je
le pouvais de mes mains, mais tout mon corps pesait une tonne et j’avais
du mal à ne soulever ne serait-ce qu’un doigt. Dans ma chute, j’ai vu
des visages connus et reconnus, mais ils étaient tous nimbés de
souffrance et tous pleuraient. Certains ne bougeaient plus, comme morts;
ils ne mourraient cependant pas tous, mais tous étaient frappés d’une
grande peine et d’un grand malheur. Je ne sais l’expliquer encore, mais
je savais dans mon rêve que c’était de ma faute, comme si ma seule
présence était la cause de ces grands malheurs. Un visage plus grand que
les autres m’apparut, et je l’ai reconnu: c’était le Jabberwock, tel
qu’imaginé par John Tenniel. Entre mille autres je le reconnaîtrais, sa
longue queue et son gilet. J’avais alors l’épée légendaire en main et je
frappais, mais en vain, il restait inaccessible. Puis ma main piquait
étrangement, et je n’étais plus face au Jabberwock mais à Leuconoé, mais
je la voyais adulte, à vingt ou trente ans et je tenais une rose noire
avec force. Le sang coulait dans ma main et le long de mon bras, et
coloriait le sol de rouge. Je l’ai vu alors progressivement grimper le
long des jambes de ma lumière, elle se recouvrait entièrement de mon
sang mais ne bougeait pas et restait stoïque, calme, avec un sourire
triste. Quand elle a été entièrement rouge, de la même façon, le sang
s’en alla de lui-même, et au fur et à mesure la peau de ma lumière est
devenu de plus en plus pâle, de plus en plus blanc... mais ses cheveux
blonds platine sont devenus noirs, noirs, noirs, si noirs que dans les
ténèbres où nous nous trouvions, je ne pouvais qu’à grand peine
discerner le contour de sa coupe. Elle m’a tendu une main comme pour me
demander de l’aide, et je lui ai tendu la rose. Elle l’a saisie, et ça a
été comme si je lui avais tendu un chardon ardent. Elle a retiré sa main
brusquement, et a disparu en se fendillant comme un miroir brisé. Je
suis tombé à genoux, et j’ai pleuré encore et encore. Et quand j’ai
hurlé de rage, je me suis alors réveillé.
J’ignore comment interpréter ce rêve, si sens caché il y avait. Je viens
d’aller voir ma petite fille, au cas où, mais elle dort paisiblement,
serrant sa peluche-éléphant comme si sa vie en dépendait. J’ai effleuré
ses boucles d’or, et je suis revenu ici pour écrire. Je ne pourrai pas
trouver le sommeil, je pense, je suis bien trop perturbé. Serait-ce les
préparatifs pour son anniversaire qui m’inquiètent? Cela ne peut être
que cela. Mais de mémoire, c’est bel et bien la première fois que je
fais un cauchemar aussi inquiétant et aussi perturbant. Je me fais
vieux... ma femme m’avait déjà parlé de fermer boutique, je pense que je
vais suivre son conseil. Je m’en occuperai pour que tout soit fini d’ici
l’été. Je pourrai alors pleinement me consacrer à la lecture, et aux
roses.
7 Juin
J’ai profité de la journée pour faire l’inventaire de ma bibliothèque.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait les comptes. Je tenais
pourtant auparavant une liste stricte, au fur et à mesure de mes
acquisitions, mais je n’ai pas pu me restreindre à ce principe pourtant
élémentaire avec le temps. Il suffit d’oublier un jour, et le lendemain,
tandis qu’un autre livre vient échoir dans son étagère on oublie encore,
et ainsi de suite. Combien pourtant je peux aimer les listes, les
classements et la taxinomie! Ou plutôt, combien j’aimais ça. Je me suis
rendu compte que progressivement, je préfère ne plus faire de liste
régulière, pour ne pas être oppressé par ce système. Et certes, faire
une liste ponctuelle à un moment donné me réclame plus d’attention, mais
la gratification en est d’autant plus grande, et le résultat meilleur.
Cela m’aura pris tout le matin, et une partie de l’après-midi. Je n’ai
même pas pris le temps de manger à midi, ma femme, ne voulant pas me
déranger, a apporté un peu de pain et fromage mais je n’y ai même pas
touché. Au fur et à mesure que j’explorais les étagères, je passais en
revue toute une vie consacrée à la lecture et aux auteurs... Hugo bien
sûr, situé tout en haut, puis Michelet et Alphonse Allais comme
assesseurs. Les deux rangées suivantes sont consacrées aux seizième et
dix-septième siècles, uniquement français, la Fontaine et Pascal,
Molière, Racine, Corneille, Laclos, Rousseau, Diderot, Voltaire,
Crébillon et tant d’autres. Puis la Pléiade, et les auteurs
contemporains. Sur les côtés, toute la littérature étrangère:
Dostoïevski, Tolstoï, Goethe, Moravia, Schnitzler, Spinoza, Kant,
Nietzsche, Hobbes, mais aussi Lewis Carroll, Agatha Christie, Cervantès,
Dante, Giono, Manguel, Borgès, Genette, Shakespeare... je pourrais en
citer encore tant et tant, tant j’en ai lus et tant j’en lis encore. Je
les connais tous par cœur; j’ai la mémoire des lettres, et je peux sans
souci citer de mémoire des passages entiers, ou bien résumer des
intrigues ou présenter un ouvrage ou un auteur sans mal. Ma soif de
lecture dépasse celle, pourtant mythique, de Dorian Gray, et je possède
un complexe de Prométhée prodigieux et incroyable qui me pousse à
découvrir encore plus, à lire encore plus. Ma passion de lecture est
d’autant plus forte qu’elle m’a prise très jeune, j’ai appris à lire
avant d’apprendre à parler, et encore aujourd’hui mes paroles sont
toutes empruntes des formules et des styles des auteurs que
j’affectionne. Je vois le mot avant de le dire, et je suis plus sensible
à la mélodie de la syntaxe qu’à celle des instruments. Une description
écrite me parle plus qu’une photo, aussi sensible et juste soit-elle, et
la plume me paraît bien plus belle que tout pinceau ou toute caméra. Je
consacre véritablement une grande partie de ma vie à cette activité,
combien d’yeux n’ai-je usés sur ces pages immortelles! Combien d’heures
n’ai-je pas passées au pays imaginaire10 ou bien en Poldavie11! D’innombrables sans doute, un
chiffre trop grand dont la seule évocation serait d’un absurde à faire
pâlir Beckett. Je ne peux imaginer ma vie sans faire référence
régulièrement aux livres que j’ai lus: j’ai séduit Isabelle en lui
récitant quelques vers du Cid, je l’invitai au mariage sur un ton qui
n’était pas sans rappeler Umberto Eco. Quand mon fils est né, j’ai
immédiatement eu un grand poème de Rudyard Kipling12 en tête. Quand il fit ses
premiers pas, je lui parlai d’albatros et de fleurs du mal13. Quand il s’est marié, j’ai
récité mes vœux de bonheur en songeant au mariage de Figaro-ci,
Figaro-là.
Un livre est comme une clé, ce sont les clés du paradis, et je cogne
à trois reprises à son entrée quand je me plonge dans ce stupre de
bibliothèque14; Saint-Pierre
lui-même ne tient-il pas un pieux registre, et ne possède-t-il pas,
comble de symboles, la clé des portes du paradis? Il n’est pour moi
qu’une seule clé, unique, un seul moyen d’entrée en paradis et c’est le
Livre. Le Livre, tout lecteur devient démarcheur au paradis le temps
d’une lecture. En cela il est consacré, et en cela il est magnifique.
L’auteur n’est qu’un faire-valoir dans le processus, malgré tout le
génie qu’il peut y consacrer. À mon sens, un auteur, un bon auteur est
nécessairement un lecteur torride. Il serait d’ailleurs idiot de vouloir
dépareiller les exercices de l’écriture et de la lecture! J’aurai aimé
être publié, être un auteur connu et reconnu mais hélas, je n’ai ni le
talent ni la force nécessaires. Alors je me cantonne, je me consacre
exclusivement à la seule lecture. J’espère que ma lumière sera elle
aussi passionnée par ce vice, et que comme Kafka, elle haïra tout ce qui
n’est pas de près ou de loin affilié au bel Art.
10 Juin
Demain, c’est demain que ma petite lumière aura un mois! Un mois déjà
que nous l’élevons comme notre propre enfant, que nous veillons sur elle
continuellement. S’est-elle aperçue combien délicate est notre
situation, et fait-elle des efforts en conséquence? Jamais elle ne
pleure ni ne fait la capricieuse, elle est toujours souriante et
aimable. Elle dort d’un sommeil de plomb, signale ses besoins en
chantonnant ou en faisant un babil étrange qui pourrait rappeler, j’ai
presque honte de le dire, le ronronnement d’un félin. Mais pas d’un
félin à la papa, d’un chat paresseux qui se laisse vivre. Plus un tigre
sauvage, fier mais sage, qui demeure parce qu’il se plaît de rester à
nos côtés. Je l’imagine quand elle sera grande... quelle beauté
sphynxique n’aura-t-elle pas! Mais il est déjà tard et je dois dormir...
demain sera une rude journée, et je ne veux pas fermer les yeux ne
serait-ce qu’une seconde pour ne rien rater.
12 Juin
Ma lumière a aujourd’hui un mois et un jour. Comme convenu hier, nous
sommes allés à l’hôpital tous les trois pour voir sa mère. Elle est
encore très fatiguée, ses yeux sont lourds et ses cernes creusés. Mais
elle résiste et les premiers résultats sont, d’après les médecins,
prometteurs. Elle est devenue si pâle que son teint d’ivoire jaune est
maintenant presque totalement blanchi, et ses yeux ne sont plus aussi
bridés. J’espère qu’elle se battra pour sortir de là. Nous sommes venus
le matin à dix heures, et nous sommes restés jusqu’aux dix-sept heures,
à ne rien faire d’autre que parler, nous raconter notre mois successif,
manger du gâteau et écouter de la tendre musique. Isabelle avait apporté
quelques quarante-cinq tours de Léo Ferré, moi j’ai enfin pu étrenner un
CD acheté il y a de cela deux ans, un CD de Jacques Brel d’une douceur
infinie... Leuconoé a applaudi des mains, ou tenta-t-elle d’applaudir?
lorsque le morceau « Rosa » défila lentement dans la chambre. Elle a du
reste adoré le petit gâteau de pétales de roses que j’avais spécialement
amené pour l’occasion, et ces heureux présages nous ont tous trois
rassurés sur l’affinité que ma lumière a avec cette fleur si belle et si
sensuelle. Quelques photos ont été prises de cette magnifique journée,
preuves éternelles du bonheur passé tous trois.
[Note du transcripteur: Ici se trouvent quatre photos, une de
ma grand-mère en train de parler à ma mère, une de ma mère me portant
dans ses bras et deux autres de moi, respectivement dans mon berceau en
train de dormir et dans les bras de mon grand-père.]
15 Juin
Dans une semaine, six jours, c’est l’été. L’été, le bel été, enfin! Nous
hésitons à partir, comme chaque année, en Espagne pour prendre des bains
de soleil. Nous nous sentons coupables de laisser ainsi notre bru si
loin de nous, mais nous lui avons parlé lors de l’anniversaire de ma
lumière et elle ne voit toutefois pas d’inconvénients à nous laisser
partir. Nous avons alors décidé de quitter un peu Poitiers pour nous
diriger vers un charmant village non loin, Maisonneuve, en pleine
campagne. On nous a dit que les environs étaient magnifiques, et que
l’on pouvait louer pour deux mois une petite maison avec un immense
jardin; ses propriétaires se trouvent bien trop loin, dans le Sud pour
pouvoir y habiter et de fait, la louent régulièrement pendant l’été. Un
proche ami l’est également du père de la propriétaire, et il nous a
assuré faire tout ce qu’il pouvait pour mener notre projet à bien. Ah!
Qu’il nous tarde de faire goûter les joies de la campagne à ma
petite-fille! Et comme cela, nous ne serons pas trop loin de la ville et
de sa mère, ce qui convient parfaitement. Isabelle par contre, m’a
imposé une terrible condition... puisqu’elle désire que je me repose, je
me dois de ne pas emporter de quoi écrire le temps du séjour. Je me
demande que faire encore.
21 Juin
Journée fructueuse, et longue. Des huit heures jusqu’à ce soir, ce ne
fut qu’une série d’évènements certes banals, mais qui ont réussi à eux
seuls à faire s’enfuir le temps comme l’eau d’un robinet que l’on aurait
laissé trop largement ouvert. Toute la semaine j’aurai rempli l’ensemble
des contraintes administratives nécessaires à la fermeture de mon cher
magasin d’une part, et j’aurai tout arrangé pour notre départ demain.
Ceci est donc le dernier message que j’écrirai dans ce journal avant
notre retour, nous pensons, fin Août.
Je ne reverrai donc plus mon magasin, je suis officiellement retraité.
J’ai trouvé preneur en une femme très bien, qui veut le reprendre pour
en faire une autre boutique de fleurs. Je n’aurai pas accepté d’autres
possibilités, je pense, donc cela va très bien. « Au plaisir d’Eros » a
donc vendu hier sa dernière fleur en veille de l’été, il s’agissait
d’une rose blanche comme à son ouverture. Que n’aurais-je passé des
journées, parfois, au début de mon commerce, des nuits entières dans mon
magasin, préparant compositions sur compositions, lisant souvent,
écrivant le cas échéant. Rapidement, j’ai su être aimable et gérer mon
affaire du mieux possible, et cela a porté ses fruits. Comme des graines
que je plantais régulièrement et qui ont depuis lors donné de charmantes
fleurs, j’ai travaillé toute ma jeunesse pour assurer un avenir
confortable à ma femme et à mon fils, à mon tendre fils disparu. Plus
qu’un lieu de travail, c’était bel et bien une annexe de la maison,
c’était une seconde maison. Et je m’y sentais autant chez moi que dans
mon foyer, sans compromis ni gêne. Les passants entraient et venaient,
parlaient avec moi et repartaient, parfois avec une simple fleur,
parfois avec un grand bouquet, parfois avec rien mais ravis d’avoir
pendant quelques instants, quelques minutes échappé à l’atmosphère
pesante et oppressante de la ville. Il faisait toujours bon dans ma
serre: mes fleurs, comme moi, ne supportaient ni la chaleur, ni la
sècheresse, si bien que même en pleine canicule il faisait toujours bon
d’entrer parmi mes roses; et il y avait toujours un charmant parfum,
ainsi qu’une douce musique que je faisais diffuser à petites touches, si
bien que tous les sens étaient en éveil quand on venait. Beaucoup m’ont
avoué n’entrer dans mon magasin que pour s’y reposer, et je m’en voyais
flatté; ils me disaient en effet que passé le seuil, c’était comme si
l’on pénétrait dans un jardin aux ruisseaux clapotants, aux chants
d’oiseaux clairs et bien sûr aux massifs de fleurs aux couleurs
immenses. Moi-même souvent, plongé en contemplation ou en repos, je ne
savais plus où je me trouvais, et il me fallait faire preuve d’une
grande force d’esprit pour me rappeler la nature réelle de ces murs. Je
n’aurai jamais cru devoir le fermer un jour, je pensais sincèrement
finir mes vieux jours là, au milieu des tulipes et des géraniums mais je
me suis trompé. Pour le mieux? Certes, à présent, je pourrai me
consacrer sans ennuis à mes livres, à mon jardin personnel et bien sûr à
ma lumière et à ma femme, et j’aurai suffisamment à faire sans m’embêter
d’un commerce en plus, mais je comprends la rage et la peur qu’ont
beaucoup de retraités, parfois contraints d’arrêter de travailler. C’est
ôter à l’Homme un but qu’il s’était lui-même fixé, au-delà des sentiers
de la destinée. Un travailleur, et surtout le travailleur de la terre et
du fer est un sage béat, qui ne forme plus qu’un avec un grand tout.
Ôtez-le de ce grand tout, et il devra à nouveau batailler pour reprendre
sa place. Tandis que la retraite est supposée être un signal de fin de
vie, c’est au contraire une renaissance, dans mon cas la seconde après
la venue au monde de Leuconoé. Parviendrais-je malgré tout à revenir
dans un monde que je juge, hélas, bien trop absurde? Pourrais-je me
reconstruire un quotidien parfait, sans tambours ni trompettes, juste ce
qu’il faut pour m’y sentir bien? Je ne suis pas seul, et j’espère ne
jamais l’être: je ne le supporterai pas.
Allons, ma femme m’appelle; j’écrirai à nouveau dans deux mois.
23 Août
Mes deux premiers mois, mon premier été de retraité s’est écoulé et il a
été si magnifique que ce n’est pas de Poitiers que j’écris ce message,
mais bel et bien de Maisonneuve, le hameau où nous avons passé la saison
estivale. Séduits, ma femme et moi, par la maison que nous avons louée,
nous avons décidé, à grands renforts d’arguments et de convictions de la
racheter à la famille qui en était jusqu’alors propriétaire. Ce n’a pas
été chose facile: les murs étaient anciens et, bien qu’elle ne fût pas
un héritage familial, présents dans leur famille depuis des temps
immémoriaux, ils avaient dû batailler dur eux aussi pour l’acheter aux
premiers propriétaires. Mais notre présentation, notre tenue et notre
bonne réputation de la ville nous ont aidés à convaincre et enfin nous
avons déménagé début Août.
Le terrain est immense; je n’ai pas calculé la superficie, on me l’a dit
mais je ne suis que peu enclin aux chiffres en général. Ce que je sais,
c’est que l’herbe est verte et grasse, et elle l’est restée sans
entretien régulier ce qui est un violent tour de force et une preuve de
la qualité de la terre. Une grange, plusieurs garages, ce qui reste d’un
poulailler et un coin de terre labourable pour faire un potager
composent le reste des bâtisses du jardin, hors maison. Les
propriétaires avaient planté quelques arbres fruitiers, pêcher,
cerisier, poirier qui eux ont hélas souffert du manque de soin mais que
l’on peut redorer je pense. Surtout, un arbre plus vieux et plus grand
que les autres, autour duquel on a construit la propriété est gardien de
ce clos. Il s’agit d’un vénérable amandier, et c’est sans doute le plus
bel amandier du quartier... et pour la bouche gourmande des filles du
monde entier, on fait pousser des amandes, le beau, le joli métier15. Son tronc est gris et
recouvert de champignons, ses branches épaisses coupées plusieurs fois.
Il n’est pas mort pourtant, de nouvelles brindilles vertes surgissent ça
et là, et on peut même cueillir d’exquises amandes, plus exquises que je
ne l’aurais cru. La maison, en comparaison, paraît bien vieille et
abîmée... de nombreux travaux restent à faire. Elle est de plain pied,
en grande majorité. On peut rentrer soit par la cuisine, qui a été, avec
la salle de bains, une des pièces les mieux rénovées, soit par le salon
où il reste encore à refaire le papier peint et à poser un carrelage
contemporain sur les dalles de pierre froide qui le composent. Une
chambre très large, qui a été autrefois un ancien salon, est à refaire
entièrement: parquet fêlé et murs sales. Un couloir enfin auquel on
accède par la cuisine permet d’accéder à la salle de bains et aux
sanitaires, un rien froids tous les deux, et à un escalier menant à un
grenier. On voulait y faire des chambres, deux, pour les deux enfants,
mais nous nous passerons, je pense, de cette prescription.
Le seul regret que j’ai eu, et ce pour quoi j’ai hésité longuement
avant de proposer avec Isabelle le rachat, vient de l’humidité de la
maison. « Une éponge », pour reprendre leurs propres termes, et force
est de constater que cela est très déplaisant. Je m’inquiète beaucoup
pour Leuconoé, supportera-t-elle une atmosphère ainsi, elle qui a
jusqu’alors été habituée à un chaud sec? Nous allons commencer par
assainir cet ennui avant de progressivement faire des travaux où cela
sera nécessaire. Le prix demandé était du reste correct, ni trop élevé,
ni trop bas pour ne pas croire à une quelconque supercherie. Mais les
parents des propriétaires, restés dans le Sud, sont pratiquement nos
voisins et ils nous ont assurés que l’on pouvait, sans souci aucun,
s’adresser à eux en cas de moindre problème. Nous ne les connaissons que
depuis quelques mois à peine, mais nous avons vu en eux une gentillesse
et une bonté qui ne sauraient, je pense, tromper. Nous verrons ce qu’il
en sera dans une année, mais je reste confiant.
Après avoir donc passé la fin du mois de Juin ainsi que le mois de
Juillet en tant que simple locataire, nous promenant longuement dans les
environs somptueux, les champs et les bosquets sauvages, nous avons
passé le mois d’Août à déménager. Tout d’abord ma bibliothèque, sans
conteste la masse la plus importante... que n’aurais-je eu du flair d’en
faire l’inventaire avant de partir! Comme si je me doutais que cela me
serait rapidement utile. Le reste a pu se faire sans ennui; j’ai loué un
petit van pour transporter nos meubles et éviter de faire appel aux
services, certes pratiques mais coûteux, des déménageurs, et en deux
journées à peine tout avait été transporté. La superficie des deux
maisons est similaire dira-t-on, un peu plus grande pour notre nouvelle
demeure, mais rien de remarquable, et nous n’avons eu aucun ennui pour
tout loger. À l’heure où j’écris, tous les cartons sont défaits, et tout
a été installé. Nous avons encore un peu d’appréhension, nous découvrons
encore notre environnement, mais je pense que l’on pourra sans mal
s’habituer compte tenu du caractère accueillant et vivifiant, ensoleillé
du domaine. Le village ne comporte qu’un petit commerce, faisant poste,
tabac, marchand de journaux et épicerie, tout ce qu’il nous faut.
L’absence de bibliothèque et de librairie me pèse, mais je vais pallier
cet ennui en faisant un investissement auquel je me refusais jusqu’à
présent mais qui s’avère primordial: un minitel. On m’a assuré que j’y
trouverai des livres d’occasion, me permettant à moindre prix et comme
j’en avais l’habitude de trouver quelques œuvres inédites. Gageons que
cela ne sera pas un attrape-nigaud, et que je pourrai résilier tout
abonnement si je ne trouve pas mon bonheur.
(Je suis revenu après avoir dîné)
L’isolement est une chose qui nous fait pourtant peur, ma femme et moi.
Ma lumière nous éclaire, mais elle est encore trop jeune pour comprendre
nos inquiétudes. Retraité et à présent en campagne, je me sens
véritablement exclu, à l’écart d’un monde qui m’aura rejeté, recraché
comme une bouchée amère. J’aurai passé des dizaines d’années à
travailler, à mettre à profit tous mes talents pour le bien de la
communauté. J’ai donné des cours, remplacé des professeurs, aidé au
conseil municipal, organisé des fêtes et des festivals, tout en honorant
ma femme et tenant ma boutique. Que reste-t-il à présent de tout ça? Des
souvenirs, qui disparaîtront avec ceux qui les portent. J’enrage de
n’avoir eu le courage, étant jeune, de n’avoir publié d’œuvres
immortelles, mes maîtres m’avaient pourtant encouragé à poursuivre dans
cette voie. Mais je restais, et dois rester encore qu’un grand lecteur,
un contemplateur devant l’éternel, incapable d’agir. Mais pourtant, ce
rêve me caresse... en écrivant ce journal, je ne fais que donner libre
cours à des poussées lyriques qui sommeillent en moi et qui n’attendent
qu’une heure pour exploser. Il me faudrait trouver un sujet
confortable... quelque chose où je pourrai laisser libre cours à tout
mon bonheur. Peut-être que si j’écrivais pour Leuconoé, je pourrais
avoir autant d’inspiration que nécessaire, plus même. Je vais y
réfléchir sérieusement.
31 Août
J’ai réfléchi toute la semaine, et mon choix est arrêté: je vais me
lancer dans l’écriture. Isabelle va m’aider dans cette voie, m’a-t-elle
promis: convaincu de mon futur succès, elle s’engage à corriger le
moindre de mes manuscrits, à la recherche de la moindre faute
d’orthographe, de grammaire, de syntaxe d’une manière compulsive
presque, mais qui lui permettra à son tour d’oublier les affres de la
retraite qui la tient en joug depuis bien plus longtemps que moi. J’ai
réfléchi à ce que je pourrai écrire, et je pense commencer une nouvelle
qui aura pour héroïne ma tendre lumière, ses aventures quand elle sera
plus grande. J’ose espérer qu’elle lira ces notes, et qu’elle verra
alors si mes prophéties se sont réalisées. Je vise l’édition, je l’écris
haut et fort: pour cela, il me faut travailler, retoucher chaque texte
avec une minutie maniaque et scrupuleuse.
J’ai déjà un titre: « Sous le signe de la rose »... J’hésite encore
en ce qui concerne la voie choisie pour raconter l’histoire. Mettons
déjà les éléments que je connais de source sûre:
– L’histoire se déroulera quand elle aura une dizaine
d’années, ni plus, ni moins, en classe de CM1. Pourquoi spécialement
cette classe? Parce que j’en garde un souvenir ému, avec un maître
certes dur mais juste, qui m’aura inculqué avec une prodigieuse finesse
les joies de l’arithmétique mais surtout de la calligraphie, et je lui
dois l’écriture qui est maintenant mienne et qui, je rougis de honte en
y repensant, lui emprunte beaucoup autant en lignes qu’en courbes.
L’histoire se déroulera donc quand elle sera au CM1. Cela sera
l’histoire de son premier véritable amour, avec un jeune garçon au nom
que je n’ai pas encore pleinement choisi (Mathieu? Jean? Luc? Jérôme?),
et tous les ennuis qui en résultent;
– L’œuvre se voulant autobiographique « par anticipation », je la ferai vivre qu’avec sa seule mère, sortie d’une longue maladie et encore un peu faible, mais forte et travailleuse. Ses grands-parents, et son grand-père qu’elle aime par-dessus tout lui rendent souvent visite et elle se sent proche d’eux comme si c’étaient un autre père et une autre mère;
– L’école sera à Poitiers bien entendu; mais elle aimera plus la campagne que la ville, qu’elle trouve grise et bruyante. Cela sera l’occasion de décrire les environs bucoliques de la campagne;
– Ses amis s’appelleront Philippe, Charles et Renan pour les garçons, Stéphanie, Élodie et Lucille pour les filles. Ils seront toujours présents, et apparaîtront comme les plus grands amis qu’elle n’a jamais eus, et n’aura jamais plus;
– Sa maîtresse s’appellera Madame Isabelle, blonde comme les prés et douce comme l’automne;
– Ses cheveux à elle auront par contre légèrement noirci, elle sera d’un brun clair entre hiver et printemps, et adorera s’habiller en blanc;
– L’histoire se terminera par son premier baiser
d’amour... sur la joue, je ne souffrirai pas que, si jeune un garçon ne
l’embrasse autrement.
Je sais déjà comment je vais commencer...
« Leuconoé a dix ans, et adore les cerises. »
Je trouve la phrase musicale au combien, et cela me rappelle
étrangement Apollinaire, sans que je ne puisse tout à fait l’expliquer,
alors que je ne me souviens pas n’avoir jamais lu ces vers dans les
poèmes de ce grand auteur... peut-être par association d’idées? C’est
fort probable.16
« Elle aime sa mère, mais son père absent lui manque terriblement. Sa
parente lui a dit qu’il était parti faire un grand voyage, qu’il
l’aimait mais qu’il n’était pas sûr qu’il revienne. Chaque jour,
Leuconoé écrit une lettre ou fait un dessin pour son père, et le donne à
sa mère. Celle-ci, le cœur en larmes, les lit et les range
précautionneusement dans une armoire, sans oser lui dire la triste
vérité. »
Ma lumière acceptera-t-elle l’absence de son père, mon fils? En
voyant les pères des autres enfants, et de ses amis, ne se posera-t-elle
pas d’étranges questions? Je ne sais comment elle va réagir. J’ai
profondément regretté, et je regrette encore de n’avoir pas connu mes
parents, et de n’en avoir aucun souvenir, comme si j’avais surgi de
terre. Quand j’étais petit, souvent j’essayais de me les imaginer; je
mettais mes yeux sur le visage de celle que j’aurais appelée mère et je
dessinais un visage rond et fin à la fois, et des boucles noires autour.
Je mettais ma bouche sur le visage de celui que j’aurais appelé père et
je dessinais un visage carré, et de courts cheveux blonds. Parfois, en
rêve, je voyais des êtres infiniment doux qui ne m’inspiraient ni peur,
ni crainte. Peut-être était-ce des visions perdues, des souvenirs
effacés de ce qu’ont été mes parents. Aujourd’hui, je n’y songe plus,
comme si tout ceci avait été finalement bien naturel. Je n’aurai jamais
fait de crises étant jeune à ce sujet, comme certains pleurent pendant
l’adolescence leur famille disparue ou absente, et je retenais mes
larmes lorsque leur disparition m’était trop lourde. Jamais je n’ai posé
de questions à leur sujet, et jamais je n’en ai voulu au monde de me les
avoir enlevés. Je n’ai fait qu’avancer doucement sans m’interroger,
toujours regardant l’avenir. Que pouvais-je faire d’autre? Désespérance
ou désespoir, il nous reste à être étonné17. J’espère être là si ma lumière
se pose des questions, et j’espère surtout pouvoir la rassurer.
1 Septembre
Mon histoire commencera à la rentrée du CM1, je me suis décidé hier
soir, après avoir resongé à ma petite enfance. Le garçon dont elle sera
amoureuse, et qui s’appellera Mathieu, sera nouveau venu à Poitiers. Ils
seront d’abord amis, et au fur et à mesure du temps passé ensemble, ils
s’aimeront comme les enfants peuvent s’aimer. Ils mangeront des cerises
tout le mois de Septembre, aussi souvent que leur permettront les
contraintes du calendrier scolaire. Mathieu sera fort en classe,
Leuconoé aussi, et ils ne passeront que peu de temps à apprendre les
poésies et les règles d’orthographe ce qui leur laissera tout le loisir
de faire connaissance. Mathieu n’aura lui aussi que sa seule mère, ses
parents ayant divorcé l’année dernière, ce qui explique son
déménagement. Étant jeune, sa mère vivait effectivement à Poitiers, et
elle va retrouver parents et amis trop longtemps délaissés. Il n’avait
pas beaucoup d’amis où ils étaient, dans le Sud (Castelnaudary,
Carcassonne, voire Perpignan) et donc le déménagement s’est fait sans
larmes ni peines. Au contraire, il avait l’impression d’un nouveau
départ: Leuconoé le fera renaître, comme elle m’aura fait renaître. Il
sera un peu enrobé, portera des lunettes aux contours bleus pour
corriger sa myopie. Il sera asthmatique, d’un niveau assez gênant qui
l’empêche de pratiquer une activité physique soutenue. C’est ce grief
qui est à l’origine de l’exclusion dont il a toujours été victime et le
sera encore. Des amis de Leuconoé, aucun n’aimera ce jeune garçon qui
sait si bien s’attirer ses bonnes grâces sans que l’on ne puisse
expliquer pourquoi. Elle devra alors choisir entre le garçon et ses
amis... j’ignore encore le choix qu’elle fera. Je ne peux penser
davantage sans résoudre cet ennui.
[Note du transcripteur: ici se trouve un portrait de ce que
serait le personnage de Mathieu.]
3 Septembre
Ma femme est partisane du choix amoureux. Elle trouve cela meilleur,
plus beau bien sûr, mais également bien plus logique compte tenu de la
situation décrite, et du caractère de la protagoniste. Elle l’imagine
intelligente, mais pleine de bonté et de compassion. Elle va vouloir
selon elle satisfaire le plus grand des plaisirs et non privilégier le
nombre: elle se tourne vers la qualité et non la quantité. Et puisque la
compagnie de Mathieu lui donne un plaisir différent, mais incomparable
en intensité que les amitiés qu’elle possède, elle préfèrera Mathieu.
J’avais prévu d’arrêter mon écriture à cette étape, où enfin elle a fait
le choix. Mais je m’aperçois qu’il est bien plus logique de raconter
alors, quand bien même ce ne serait qu’un épilogue, les conséquences de
ce choix. Si Leuconoé choisit Mathieu, est-ce que ses amis le resteront?
Ou bien la banniront-ils de leur cercle? Cela serait cruel, mais les
enfants, Isabelle ne m’a pas contredit quand je le lui ai dit, sont
cruels. Peuvent-ils comprendre les pendants de ce choix? Ils n’ont bien
sûr aucune connaissance de l’amour, et ne savent même pas qu’il existe
ailleurs que dans les livres. À l’inverse, privilégier les amis de
Mathieu amènerait à rendre ce dernier fort triste et, se sentant déjà
fortement rejeté de par ses handicaps, cela pourrait le faire plonger
davantage dans la détresse. La fin serait alors pessimiste, les deux
fins seraient pessimistes, mais la première serait bien plus lumineuse
et me plaît davantage. Que faire, que faire... écouter ma femme, ou bien
suivre mon envie?
Leuconoé, détiens-tu la réponse?
4 Septembre
[Note du transcripteur: à cette date ne figure qu’un large
dessin d’une enfant tenant une rose en main; il peut s’agir de Leuconoé,
mais ses cheveux sont noirs, bien plus sombres que ceux décrits dans la
journée du 31 Août.]
17 Septembre
J’ai passé les dix derniers jours à écrire, à griffonner, à essayer de
trouver quel épilogue serait le plus intelligent pour conclure mon
texte, en vain. Je ne peux commencer à écrire pourtant sans avoir trouvé
comment tout se termine: cette obsession me plonge dans l’angoisse de la
feuille blanche, qui a déjà tant fait de victimes avant moi. Pourrais-je
seulement comprendre pourquoi je suis ainsi immobilisé? Un choix
pourtant suffirait. Mais ce choix est très important, trop important
pour que je le prenne à la légère. Depuis que j’ai songé à écrire, je
fais face à une profonde interrogation qui m’empêche de voir le vrai du
faux. Impossible pour moi de changer d’histoire, de héros ou de
personnages: ce sont des éléments que je ne veux en aucune manière
modifier. Isabelle m’a conseillé d’avancer la fin du roman, et de le
faire se terminer tandis que le choix n’a pas été pris, par exemple avec
Leuconoé attendant devant la porte de la maison de Mathieu. Ainsi
l’histoire se finirait-elle, et libre au lecteur par la suite de
comprendre le choix qu’elle a fait. Cette position hybride ne me
satisfait décidément pas, au contraire, je la trouve pire que n’importe
quelle autre solution. J’ai fouillé dans ma mémoire afin de m’inspirer
des auteurs, mais maintenant mon regard critique m’empêche de décider si
leur choix est bon, au contraire: j’ai fustigé malgré moi Borgès après
une de ces nouvelles. Moi, pauvre hère, j’ai été assez orgueilleux pour,
en un mouvement d’épaule, renier le talent inaccessible d’un penseur
comme Borgès! Je me sens honteux de cette réaction primaire... cette
histoire m’obsède. N’y pensons plus, et dormons, la solution se
présentera d’elle-même.
21 Septembre
La Saint-Matthieu a été fructueuse. Il y a de cela deux jours, on m’a
contacté pour faire une intervention dans un collège sur la botanique et
la littérature, et les liens que l’on pouvait trouver entre eux. Les
sujets m’intéressaient bien sûr, et je pense avoir réussi à intéresser
les élèves à ces deux arts que l’on ne rapproche que trop rarement. J’ai
commencé par faire un historique rapide des deux matières, les dates
importantes, les noms à retenir, et j’ai ensuite comparé les envolées.
Les romantiques, ai-je dit, auraient eu bien moins de matière et
d’inspiration sans observer la nature, tout auteur d’ailleurs. La
réalité la plus belle se trouve dans les haies des chemins et non dans
les imaginations gangréneuses. J’ai su faire un parallèle intéressant
également entre le classement des plantes et des fleurs et celui des
genres, et j’ai cité de grands hommes qui ont su avec talent maîtriser
les deux sans mal. Rousseau me vint immédiatement à l’esprit. Son nom
leur était jusqu’alors inconnu, et je me faisais une joie de parler d’un
de mes auteurs favoris pendant plus d’une heure. Tour à tour, je citais
ses essais avant-gardistes et ses songes philosophiques, j’encensais
l’honnêteté et la profondeur de ses autobiographies, je le prenais en
exemple pour ses écrits de fiction, notamment La nouvelle
Héloïse qui est un de mes préférés. Quand j’étais jeune, je voulais
être un nouveau Rousseau je pense, ainsi qu’un nouvel Hugo, un nouveau
Camus, un second Zola... mais plus je grandissais, plus je m’apercevais
que ce n’était que des rêves d’enfants sans fondement. Aujourd’hui, je
pense me fourvoyer. Comment pourrais-je avoir assez de talent, ou le
génie pour écrire à mon tour et espérer être lu? C’est impensable.
Preuve s’il en est la question qui m’a taraudé et me taraude encore,
encore et encore. Un génie des lettres comme les auteurs que j’admire
n’aurait pas hésité, et aurait su quoi faire, aurait su ce qui est le
mieux. Ce journal lui-même est une preuve de mon idiotie et de mon
égoïsme... je voulais le consacrer à ma lumière, et me voilà parlant
surtout de moi. Je ne supporte plus cela.18
10 Mars
Trace, dessine, coupe. Des nez, des yeux, des bouches. Sommeil sans
rêve, espérance déçue. Lumière éteinte; sombre et cruelle. Mort,
recherche. Volonté de recherche. Regarde, pense. Trouve. Trouve. Trouve,
creuse, coupe. La Rose.
La rose. La rose blanche. La blanche Rose. Sous le signe blanc de la
rose noire. Rose rouge, rose rouge, rose rouge et rose noire. Le rouge
et le noir. Parme, durée. Écriture rapide, pensée. Noir, noir, blanc,
rouge, noir. Prêtez-moi la force, ô épée tourbillonnante, ô ancienne
croix de guerre. Colline, soleil cou coupé. Rouge, rouge, rouge et vert.
Vert, rose verte et rose rouge. Rose noire, rose noire, rose noire et
rose rouge. Rose. Lumière, lumière éblouissante. Marche, marche, vole.
Marche, vole encore. Seigneur, donne la force, Seigneur. Mémorial,
mémoire, testament, mensonge. Mensonge.
Mensonge.
Mensonge.
Vivre, vivre encore, mourir, vivre à nouveau et tomber. Créature divine,
créature mortelle. Jérusalem divine, Jérusalem terrestre. Mort, mort.
MORT. Marche, lumière marche. Saute, court, s’éloigne. Marche et
s’ennuie. Marche et détruit. Destruction, mort, lumière, lumière. Rose,
rose, rouge, rouge.
[Note du transcripteur: ici se trouve le dessin d’un large
temple rappelant le Panthéon de Paris.]
Cendres, cendres, mort, mort. Que restera-t-il? Génie, spadassin,
rapière, mort. Mort. Disparition, oublie. M’oublieras-tu lumière de ma
vie? Déjà tu t’éloignes. Déjà tu me détruis. Tu m’oublieras. Ne m’oublie
pas. Je t’en conjure, ne m’oublie pas. Maladie, cri, secours. Cri,
visions, cri, cris, cris, cauchemar. Cauchemars, cauchemar, rêves,
rêves, lumières. M’oublieras-tu lumière? Cueille le jour, cueille.
Respire, cueille, cueille, cueille, cueille, respire, cueille. Lumière,
lumière.
Lumière.
Lumière.
Messages. Lumière.
Ne m’oublie pas.
Ne m’oublie pas.
Ne m’oublie pas.
Merci. Merci. Lumière, joie. Seigneur puissant, lumière. Mémoire,
testament. Lumière.19
20 Décembre
Mon cœur fait son apprentissage: je suis aimé et j’aime, mais elle aime
également un autre depuis fort longtemps, et son cœur s’interroge. Elle
m’a dit avoir trouvé la solution, et que ses amours sont partagées: elle
aime comme on peut aimer un amant son seul et son premier amour, et elle
aime comme on peut aimer un frère son seul et son second amour. Je suis
de celui-là: un amour confident, un amour premier, un amour à la
frontière de l’amitié mais qui garde un pied meurtri en son sein. Donner
de l’amitié à quelqu’un qui désire de l’amour, c’est donner du pain à
quelqu’un qui a soif: c’est l’embrasser profondément sur la joue alors
qu’il ne rêve que de poser une larme sur sa bouche. Se satisfait-il de
cela? Bien sûr, car c’est la seule manière de faire.
L’amour ne peut se concevoir que dans une optique mutuellement réciproque: et si tout est donné en un sens sans que cela ne le soit dans l’autre, cela signifie simplement que cet être ne pouvait nous convenir. Je l’ai rencontré l’été dernier, tandis que ma lumière souhaitait ardemment voir les cerisiers en fruit; et tandis que nous baguenaudions silencieusement, elle, marchant comme elle le pouvait et moi lui tenant la main, la prenant dans mes bras de temps en temps quand elle était fatiguée, nous l’avons rencontrée par accident. Je me sentais comme un jeune amant romantique, comme un de ces héros romanesques qui ne savent ni manger du pain, ni boire du vin sans songer à l’objet de leurs désirs. Elle est apparue comme apparaît l’éclair dans le brouillard, elle apparaît comme apparaît la sagesse dans la nuit noire: comme un sentiment unique, le plus fort, qui nous envahirait alors. On tenterait de disparaître, en vain. On tenterait de se cacher, en vain. On tenterait de mourir, en vain. Triste condition que la nôtre: alors que la raison suppose un éloignement conséquent pour tenter d’effacer de la rétine ce regard qui nous transperce, et notre propre regard qui la transperce comme si nous admirions un ange, on désire mourir de façon à ce que l’éloignement soit complet et sans retour possible. Mais mourir suppose lui faire énormément de peine, et nous prive de l’éventualité de la revoir.
La première journée, nous sommes tombés sous nos charmes respectifs,
et nous avons longuement parlé. Nous ne nous nous sommes pas embrassés
sur les lèvres, mais nous étions enlacés, chacun profitant de ce moment
sans savoir ce qu’il donnerait. Elle fit passer ses mains sur mon front
et moi, je lui caressais le dos, et c’était bien.
La première nuit, aucun de nous n’a pu trouver le sommeil, et quand le
matin revint nous étions dans la même situation.
21 Décembre
Le lendemain elle a pris contact avec moi: elle a exprimé ce que je
savais d’ores et déjà. Nos deux situations étaient ainsi faites, et nous
ne pouvions les modifier. Le temps a résolu nos attentes et donné la
bonne réponse. Comment disait Sophocle, déjà, dans l’Œedipe Roi
? « Le temps, qui voit tout, a dévoilé la réponse malgré toi ». Cela a
été délicat, difficile et ardu, mais en fin de compte tout s’est
arrangé. J’ai su dominer mes sentiments et je suis devenu, je pense,
meilleur. Plus confiant, plus beau, autant à l’intérieur qu’à
l’extérieur.
Si le temps ne m’était pas à présent compté, et si mes plus belles
années ne se trouvaient pas dans mon dos, alors peut-être pourrais-je
accomplir de grandes choses. Hélas, cela ne peut être. Je suis navré de
n’avoir pas pu connaître tout ceci plus tôt. Mais mieux vaut perdre un
amour que de n’avoir jamais connu l’amour.20
7 Janvier
Ma petite lumière sait à présent marcher, et son babil est plus mignon
que tout autre; articulé, il semble détenir un secret de langage qui lui
appartient à elle, et à elle seule. Une expérience récente l’a prouvé;
hier, tandis que nous avions fini de déjeuner, Leuconoé désirait dormir.
Elle est donc allée sur le canapé, a saisi une couverture et a plongé
dans un profond sommeil. Dans ses rêves lumineux, elle bougeait
légèrement les membres, et sa bouche parlait malgré elle. Isabelle et
moi avons cru devenir fou, elle parlait véritablement. Certes, ce
n’était que quelques mots dissociés, mais elle parlait. Elle faisait
parfois des phrases. J’imagine à présent quel pouvait être son rêve.
Depuis sa naissance il y a de cela un peu moins de trois ans, nous
nous sommes efforcés de l’élever, ma femme et moi, du mieux que nous
pouvons. Sa mère est encore à l’hôpital et se porte de mieux en mieux:
elle peut même sortir faire de belles promenades quand le bon temps le
lui permet, et elle dessine, et lit et écrit autant qu’elle le peut.
Beaucoup de rêves traversent ses mains et ses yeux, et quand elle pense
à sa fille, c’est-à-dire toute une journée et toute une nuit, son regard
brille. Ses yeux deviennent plus bleus que le plus bleu des cieux des
montagnes, et leur profondeur dépasse en grâce et en charme les déesses
chinoises et les avatars hindous. Si ce n’est leur couleur, on jurerait
ceux de sa fille, ce qui me permet de dire qu’elle songe à sa mère
autant que sa mère songe à sa fille. Pourtant, elles ne se voient que
rarement, une fois de temps à autre, mais ces rencontres sont plus
longues qu’autant de vies et autant de renaissances, et c’est comme si
des dizaines d’éternité s’étaient écoulées au fur et à mesure. La
lumière rencontre la lumière et, si cela est encore possible, leur union
donne une lueur plus éblouissante.
J’avais des doutes quant au rôle de mon journal. Je l’ai arrêté
régulièrement, je lui ai fait des infidélités car je parlais de moi
plutôt que de parler d’elle. Mais l’évidence me saute à présent au
visage: je ne peux décemment pas parler d’elle sans parler des bienfaits
dont elle me couvre. Et parlant de moi, je parle en réalité de Leuconoé.
Je ne m’en rends pas compte en réalité, tout est bonheur. La meilleure
façon de parler du bonheur est de parler des effets de ce bonheur. Je
m’en vais recommencer mes travaux d’écriture. J’ai plusieurs projets à
mettre en forme, et je vais les commencer dès demain. Ce journal
deviendra journal d’écriture. Je laisse de côté la novellisation de la
vie de ma lumière: il faudrait pour en parler écrire en lettres de
lumières sur du papier de lueur, et on serait ébloui avant même même de
commencer à lire.
8 Janvier
Mon choix s’est porté sur quelque chose de fragmentaire. Autant par
conviction que par talent, je présume. Écrire un roman est quelque chose
de délicat, et beaucoup s’y sont essayés. Combien ont réussi? Une infime
frange parmi ceux-là. Et je ne me sens pas capable d’atteindre leur
maestria. Bien sûr, cela va également de même avec l’écriture
fragmentaire, mais je m’y sens bien plus à l’aise. Je ne me considère
pas comme quelqu’un d’intelligent, et il faut l’être pour composer une
œuvre complète. Psychologie, temps, repérage, énergie... écrire un roman
nécessite du temps et de la force, et je n’ai actuellement ni l’un, ni
l’autre. Un recueil de nouvelles, de poésies, un journal ou quelques
mémoires recueillies me paraissent bien plus évidents à construire. Ce
journal-ci en est la preuve: son écriture est régulière, et je m’y sens
bien. Comme si j’avais troqué ma vieille boutique contre un autre coin
de nature suave, et que je m’y repose de la même manière. Il y fait
aussi frais et aussi doux, l’encre glisse tout comme si ma main se
laissait porter par un ruisseau et la caresse du papier ressemble à
celle d’une herbe fraîchement coupée.
Ma femme, confidente de tout instant, m’encourage d’autant plus dans
cette voie que celle-ci semble me convenir. Elle m’a dit plus tôt qu’à
chaque fois qu’elle pensait à moi, elle me voyait sourire. Elle ne m’a
jamais envisagé autrement. Et quand elle me voit parler d’écriture, mes
yeux brillent, assure-t-elle. Comme si cela grimpait du fin fond de moi
avant de finalement échouer dans ma bouche et sur ma langue: l’envie
explose alors brutalement. Elle surgit comme un geyser trop puissant
pour la terre qui le contient et répand en gerbe fumante sa rage et sa
folie. Je lui parle de ce qui m’intéresse, mes doutes et mes certitudes,
et elle m’écoute parler et me conseille. Et m’entendant parler, ses yeux
se colorent également d’étoiles. Aurais-je trouvé le joli, le bon
bout?
J’ignore où mes choix me porteront. Il me faudrait écrire un recueil
de nouvelles, mais encore me faut-il trouver un thème commun. Que
prendre? Nous verrons plus tard, il se fait nuit et j’ai sommeil.
19 Janvier
Mon choix est arrêté, enfin; je sais à présent que faire et que dire.
Mon recueil portera sur l’écriture, et uniquement l’écriture. Je ne veux
pas être un Alberto Manguel en force, non; je veux être un auteur. Et
écrire sur l’écriture est un exercice qui, au-delà de la mise en abyme
certaine qu’il incarne, est une réflexion sur le geste. L’écriture de ce
journal, par exemple, est un acte purement égoïste; il ne sera jamais lu
que par moi, et pour moi. Il n’existe donc que dans mon cœur. Ma lumière
et ma femme ignorent bien entendu son existence (bien que cette dernière
y fasse des allusions récurrentes, ce ne doit être pour elle que des
pressentiments et non des certitudes). Jamais je n’ai évoqué sa
présence, et je prends bien garde à le dissimuler autant que faire se
peut dans ma chambre afin de le saisir quand le besoin s’en ressent, et
le cacher si l’on vient à me surprendre. Jusqu’à présent, tout a bel et
bien fonctionné et je n’ai jamais été trahi. Mais écrire dans l’optique
d’être lu est quelque chose de bien plus complexe, et je m’interroge de
plus en plus sur le besoin de l’écriture, son rôle. Je n’avais jamais
remis en cause l’utilité de l’écriture comme porteuse d’idées et
d’idéaux, de volontarisme: une lettre n’existait pour moi uniquement si
on pouvait la lire tôt ou tard, sans cela elle demeurait, même si elle
était tracée, une vue de l’esprit, accessible uniquement pour celui ou
celle qui l’avait envisagée. Mais au fur et à mesure, mes choix
évoluent: je conçois l’écriture comme une activité de plus en plus
égoïste, et je pense qu’en réalité c’est la lecture qui va donner du
sens au texte composé. Il y aurait une certaine rupture entre le moment
où le point final est posé et celui où le premier mot sera lu, comme
s’il y avait un précipice de différences, comme si ce n’était pas le
même texte. Mes idées sont encore floues là-dessus; je gage que
j’arriverai à mieux voir les choses au fur et à mesure de mes
travaux.
21 Janvier
Leuconoé m’a dédié un dessin aujourd’hui. Il s’agit d’une fleur rouge à
la très longue tige que porte maladroitement un personnage malingre,
habillé d’un costume noir et d’un semblant de nœud papillon. Elle me l’a
donné pour une occasion et une raison connues d’elle seule, et je ne
veux pas les connaître: son geste n’en sera que plus beau s’il est
totalement désintéressé. Et je ne veux oublier ce qu’elle a fait.
[Note du transcripteur: Ici se trouve collé sur le journal
ledit dessin.]
25 Janvier
Mon histoire avance progressivement. Je me suis fixé, et je rejette la
forme fragmentaire sans pour autant la renier. En réalité l’écriture
sera fragmentaire, pas la forme qui sera celle d’une longue nouvelle.
Qu’est-ce qu’une écriture fragmentaire? La seule que j’aime et que je
veux comprendre, travailler, malaxer comme une pâte boulangère. C’est
une écriture à chemin entre la pensée et le vers: on commence à composer
et petit à petit la main s’emballe et s’emporte, elle ne s’arrête pas
même arrivée au bord la feuille, elle fait fi de ces obstacles inutiles.
Mais brutalement elle se tait, et s’arrête une, deux, trois journées
complètes s’il le faut. Puis elle reprend comme animée d’une volonté
incroyable, s’arrête plus loin et ainsi de suite jusqu’à ce que tout
soit écrit.
L’écriture est, à de rares exceptions près, toujours fragmentée, on
s’arrête d’écrire et on reprend. Et si l’on est attentif, on peut
apercevoir les instants de rupture dans les textes de grands auteurs,
même les plus grands. De manière imperceptible, les variations
s’observent et se mesurent, peuvent même devenir des échos formidables,
autant de traces d’une inspiration qui est devenue bien moins belle, ou
au contraire meilleure que la précédente. Je vais donc écrire mon
histoire, celle d’un lecteur assidu. Est-ce que la pratique de
l’écriture ainsi faite va modifier mon point de vue sur la lecture?
Connaître les deux côtés de la barrière est toujours une expérience
enrichissante pour celui qui s’y plonge.
31 Janvier
L’écriture a débuté, l’histoire est à présent parfaitement claire dans
mon esprit. Je serai mon propre personnage évidemment, cela me sera bien
plus facile que de créer un être de toutes pièces. Je ne le nommerai
pas, mais ceux me connaissant découvriront bien sûr de qui il s’agit. Là
aussi réside une hypocrisie certaine de l’acte d’écriture: combien
sauront que ces personnages animés existent bel et bien? Peu en
définitive... et croyant inventer une fiction, je ne fais que dépeindre
la réalité, comme ces artistes qui décrivent des rêves qui ne sont pas
des songes mais bel et bien des témoignages. Ils modifient un ou deux
noms, une couleur de cheveux mais l’essence, la moelle, la
substantifique moelle demeure là.
Mon histoire commencera en bibliothèque évidemment, et se terminera en
bibliothèque, par une figure qui fera penser à Sisyphe et à son rocher.
Son histoire sera vaine, rien ne sera appris: crises sur crises, il ne
pourra comprendre ce qui lui arrive et il n’y aura plus que des cendres.
On l’oubliera à l’instant où il refermera son dernier ouvrage.
Il sera médecin, aimera les roses et les lys, et son amour sera celui
des livres.
Il apprendra à lire sur Hugo et mourra sur Hugo.
15 Février
Le texte avance de façon chaotique, non, de façon fragmentaire: j’écris
de ci, de là, comme un peintre peint un tableau en donnant un coup de
pinceau de ci, de là. Il prend son temps: la lumière doit rester la même
du début à la fin. J’écris quand cela me chante, une inspiration de ci,
de là. Je compose quand cela me vient, de ci, de là. Je brosse à large
touches, et mon écriture est parfois totale: j’embrasse alors en deux
mots des années de vies ou des horizons entiers, des paysages
magnifiques ou malingres, ou bien elle est restreinte et détaillée: je
décris alors avec une minutie inconcevable une pointe de détail magique
que personne d’autre n’aurait remarqué. Je ne cherche pas la cohérence,
cela monte et repart, et je ne veux rien de plus. Écrire me rend si
heureux... mais cela me détruit aussi petit à petit sans que je ne sache
pourquoi. Pourquoi...
20 Février
Mon texte m’aspire de plus en plus. Il m’avale entièrement; de ma main
surgit la plume, et mon sang se colore de noir quand il se répand en
flots épais sur le papier. Les exhalaisons graphiques me submergent et
me détruisent: elles me font l’effet de cyanure ou d’un poison
similaire. Et pourtant, c’est une douleur que je recherche avec ardeur,
comme un masochiste demande à ce qu’on le frappe encore plus, et
jusqu’au sang. Elle me purifie quelque part, je fais ma rédemption.
Qu’ai-je pourtant à expier?
Journal, cher journal! Je pourrai tout te révéler, certain que personne
ne le lirait jamais, mais même à toi je n’ai la force de me confier.
La Rose m’observe continuellement, son bourreau me tient en laisse.
Bientôt je serai libre, mais cette liberté je la redoute plus que la
prison où je suis actuellement. La liberté n’est pas une belle valeur,
c’est au contraire un concept que personne ne peut définir car elle
n’existe pas. Tout le monde la recherche, tout le monde la désire, mais
elle s’évade toujours et pour cause: elle n’existe pas. Croit-on la
serrer, on broie son image, et son reflet se trouble: on s’y observe et
s’y découvre plus beau, mais tel Narcisse on finit par s’y ennuyer, et à
s’y changer en fleur. La liberté ne peut alors plus se saisir mais se
contempler comme une image inaccessible, et tandis que l’on croit
l’avoir toujours devant soi, tout autour les événements passent et
repassent, et on ne sait les saisir: ainsi les gouvernements et les
puissants manipulent les peuples en leur faisait miroiter idéaux et
ouvrages, et agissent à leur gré puisque tous les yeux se portent sur le
miroir aux alouettes.21
25 Février
J’ai terminé ce qui serait le premier chapitre de mon histoire.
Cela serait un chapitre de description: tout d’abord le personnage, puis son passé, puis son présent, enfin son avenir potentiel. On lit l’endroit où il se trouve, ce qu’il y fait, et ce qu’il voudrait faire. Mais un évènement dont on n’imagine pas l’ampleur va surgir brutalement devant lui, un évènement malicieux que d’aucuns auraient pu prévoir. Et lui de faire face comme il le peut.
Mais je ne découperai pas mon texte en chapitres ou en parties, je
trouve cela non seulement absurde, mais également idiot22. Cela serait guider le lecteur
dans sa lecture selon un ordre préétabli, et cela je ne le veux pas. Je
veux que sa lecture soit elle aussi fragmentée, aussi fragmentée que mon
écriture, qu’il s’arrête quand il en a envie et qu’il reprenne le livre
alors. Pourquoi? Tout simplement pour saisir réellement quel est le
travail d’écriture que je subis et que je veux lui faire subir.
Lui faire comprendre qu’au-delà du texte, il y a une personne. Et que
c’est cette personne qu’on lit, bien avant le texte.
2 Mars
J’ai retrouvé en cherchant un dictionnaire quelques anciens articles et
cahiers de mon enfance. J’avais composé ces articles pour des journaux
locaux, à l’occasion d’une fête ou d’une occasion particulière. Ce qui
me surprit le plus en les relisant, c’est bel et bien l’enthousiasme qui
se dégage des lettres. Bien sûr, je me devais de paraître enjoué pour
inviter les lecteurs à s’intéresser aux événements par-delà les
articles, mais on pouvait réellement y déceler une énergie sincère.
Croyais-je vraiment ce que je composais? Aujourd’hui, cela me semble
vraiment impossible d’accéder à une telle fraîcheur. Un auteur qui se
plonge totalement dans son texte ne peut rendre celui-ci purement
sympathique, purement intelligent, purement enthousiaste surtout: il
sera sombre et noir, pessimiste. Car comme philosopher, c’est apprendre
à mourir, écrire ne peut signifier que mourir. C’est un acte exutoire,
chaque texte n’est en réalité qu’un testament de plus en plus sombre,
jusqu’au dernier point de la dernière phrase de la dernière œuvre: ainsi
l’auteur, n’ayant plus sa place, se doit de disparaître et de mourir et,
mourant, il transmet tout ce qu’il y a de désabusé et de sombre en lui;
chaque texte cache en lui-même une éternité de douleur et de rage, qui
est l’origine même de l’écriture, j’en suis persuadé.
Un écrivain n’est qu’un adolescent immonde, et je le hais, tout comme
tout ce qui n’est pas littérature m’ennuie, et je le hais.23
6 Mars
Où terminer mon texte? La question m’obsède et m’obsède encore. Il se
terminera au même endroit qu’il se sera commencé, dans cette grande
bibliothèque, tombeau, sarcophage, crypte, au même volume et à la même
page. Mais plusieurs fois, à plusieurs reprises, mon personnage entre et
erre, repart et revient. À tout moment je peux choisir d’achever
l’écriture, de poser arbitrairement le mot « fin ». Tout le monde s’en
contenterait. Le lecteur en aurait pour son argent, le critique y
verrait une trace de génie ou, tout au contraire, de folie furieuse. Et
moi, moi! de détenir la solution sans la révéler. Même sous la
torture.
Oserai-je ici l’écrire? Mon choix sera purement arbitraire. Je ne
finirai le texte que quand j’en aurai envie, et je le reprendrai
peut-être. Mais à l’instant où je le présenterai à un éditeur, il sera
considéré comme terminé. Chose étrange en réalité: on considèrera ma
progression comme résultante d’un long cheminement de pensée et il n’en
sera rien, jamais rien. Je connaîtrai la seule solution, moi et moi
seul. Moi et moi seul, et personne ne pourra jamais me l’enlever.
10 Mars
Je frémis: ce soir j’ai failli achever mon roman d’une curieuse manière.
Mon personnage avançait sous la pluie, sereinement, l’ombre le
poursuivait. Elle allait frapper, il s’enfuit et se réfugie dans son
sanctuaire favori. Jusqu’à présent l’ombre n’y entrait pas, et il s’y
pensait en sécurité. Mais elle a franchi le pas, pour une raison
inconnue, et il se retrouve face à ses plus grandes peurs.
Il choisit de fuir.
J’ai fini d’écrire ce passage, et j’ai fermé mon stylo.
Je n’ai plus écrit.
J’ai ri comme rit un dément, en songeant aux frustrations futures, mais
je suis revenu, frustré moi-même.
Je viens de me rendre compte: l’écriture est une putain, mais c’est
l’auteur qui finit par être frustré. Un renversement profond s’opère: à
présent ce n’est plus comme si je contrôlais mon personnage, mais il me
contrôle. Et me hurle de l’amener à la fin, à la vraie fin de son texte.
L’auteur est-il toujours ainsi esclave de son propre texte?
11 Mars
J’ai repris l’écriture là où je l’avais laissée. Pas tout à fait:
l’ellipse est immense, des mois, des années. On ne sait pas ce qui s’est
passé dans la bibliothèque, on ne le saura jamais.
En fait, ce n’est pas une suite que j’ai composée et que je compose
encore, mais un épilogue. Et comme tout épilogue il sera facultatif.
J’ai réussi à maîtriser mon personnage, à lui faire voir qui est le vrai
maître. Je n’ose imaginer comment il se vengera.
13 Mars
J’ai été agressé tout à l’heure. Je n’en reviens toujours pas. On m’a
frappé, roué de coups. Je
14 Mars
Je reprends là où j’ai été arrêté. Ma petite lumière avait pénétré dans
la pièce, j’ai dû tout arrêter en hâte. Je reprends donc. J’ai été
agressé hier. On m’a frappé dans le dos et je suis tombé dans la
poussière. Cela s’est passé sur le chemin derrière la maison, qui se
faufile à travers champs jusqu’à un bosquet épais où la lumière peine à
entrer. Je marchais ni plus ni moins comme d’ordinaire quand je m’y
rends, avec une canne et un chapeau comme dans les anciens temps.
Soudain, le ciel a été plus sombre, plus lourd. J’ai reçu un premier
coup dans le dos, qui m’a obligé à mettre un genou à terre, puis un
second bien plus fort qui a fini de me faire tomber. Les coups
pleuvaient sur moi, dans les côtes et sur les reins. On me mordait
bientôt, et je sentais des mains tout autour de moi, qui cherchait
activement dans mes poches. J’ai alors réussi je ne sais comment à me
relever et à courir aussi vite que possible dans le bois.
Mais suis-je fou? Je n’ai aucune blessure. Tout a disparu.
Aurais-je été victime d’un horla? Non, c’est impossible... j’ai
besoin de repos.
15 Mars
Cela va faire deux nuits que je ne peux pas dormir. Deux nuits que je
crois le voir partout autour de moi, cela me rend fou. Il ressemble à
l’ombre de mon texte, sans l’être totalement: il est réel ou non fictif.
À moins que je ne l’ai inventé également? Je ne suis pas fou. Je ne suis
pas fou.
Je ne suis pas fou.
Que m’arrive-t-il, Seigneur?
17 Mars
[Note du transcripteur: à cette journée se trouve le dessin
d’une grande main d’homme tenant une rose blanche.]
19 Mars
L’écriture me mine, elle me ronge. Vais-je survivre? Rien n’est moins
sûr. Petit à petit, je conçois toute l’énergie qu’un auteur doit mettre
dans sa main et sa tête pour pouvoir survivre à cette épreuve. Un auteur
est-il, comme je le croyais auparavant, un héros altruiste, qui va suer
du sang pour une œuvre qu’il juge digne d’être lue, ou bien va-t-il se
révéler, comme je le crois encore fortement, un imposteur égoïste qui se
sert d’un talent hypothétique pour faire croire qu’il en sait plus qu’en
réalité? Entre raison et passion, mon cœur balance sans pouvoir
trancher, et mes récentes hallucinations, car c’en étaient réellement,
me confortent dans le doute que je subis actuellement. J’ai raison
d’écrire, je pense, cela je ne le renierai jamais. Mais j’ai des
difficultés à comprendre pourquoi j’ai raison de le faire.
Est-ce pour l’un, pour l’autre? Pour moi? Pour ma divine? Pour ma femme? Pourquoi?
Est-ce que je cherche une réponse malgré tout, ou bien mon texte
est-il purement désintéressé? Je n’en ai aucune idée. Mon œuvre
elle-même s’inscrit-elle dans une réalité quelconque, un but à obtenir
ou bien est-elle purement désintéressée? Je l’ignore, peut-être que je
ne le saurai jamais. Mais peut-être également que, sans cette recherche
éternelle, je n’aurais la force d’écrire.
Tout est dans tout...
22 Mars
Le temps passe lentement. Lentement, pas assez lentement, lentement. Les
journées passent, et ma lumière grandit, et ma belle-fille, sa mère,
guérit. D’ici six mois, elle sera guérie nous ont rassurés les médecins
aujourd’hui. Bien sûr je suis heureux, et je prie chaque jour pour que
cette guérison soit totale. Mais je suis également profondément triste,
car je sais que bientôt Leuconoé devra partir. Je n’en dis rien, et
pourtant continuellement je pense à elle. Bientôt je la verrai partir,
et trois jours avant le printemps cette pensée me ronge.
Au fur et à mesure je l’ai vue grandir, s’épanouir comme une rose.
Les jours, les mois, les années ensuite ont passé sans que je ne m’en
rendisse compte. Bientôt elle s’en ira; bien sûr, nous nous reverrons
encore régulièrement, mais plus aussi souvent qu’à présent. Le temps est
assassin, et de savoir que bientôt elle partira, il me semble que son
rire si cristallin s’éloigne dès à présent. Pourrais-je, moi, survivre à
cela?
1 Avril
Mon récit va bientôt se terminer. Je suis arrivé à la fin de mon
histoire et un dernier obstacle se dresse: le titre. Quel titre, quel
nom vais-je pouvoir donner à l’ensemble du texte?
Je ne peux le baptiser du nom de mon héros: il n’est pas nommé.
Je ne peux le baptiser du nom d’un personnage: aucun n’est
nommé.
Peut-être pourrais-je trouver un titre particulier? Qui sait... si
seulement je pouvais trouver un moyen de parler de mon texte sans pour
autant en parler... résumons-nous.
La majeure partie de l’intrigue se déroule dans une bibliothèque. Le
personnage lit, mais c’est cette lecture qui sonnera son glas... je
pense avoir trouvé maintenant.
« Pour les légistes », non...
« À l’attention des légistes »...
« Argumentaire contre la lecture, à l’attention des légistes ». Je
pense avoir trouvé.
5 Avril
J’ai attaqué aujourd’hui une phase intensive de relecture. La relecture
d’un manuscrit est une étape incroyablement délicate et distincte de la
phase d’écriture, et il ne faut pas la considérer comme annexe de peur
de voir la chose devenir une arme à double tranchant. Elle m’occupe plus
que l’écriture elle-même, je ne songeais pas à quel point cela serait
fatigant. Ça l’est pourtant: je m’arrête sur le moindre mot, je me
demande s’il a un sens bien déterminé, une raison d’être. Je deviens
disséqueur de cadavres en réalité: je me mets à découper chaque phrase
afin de comprendre pourquoi je l’ai écrite. Le travail me lasse: je
cherche une excuse et une explication là où il ne peut décemment y
avoir. Comment puis-je continuer?
Moi qui pensais que tout s’arrêterait une fois le dernier point
posé... cruelle erreur. Tout ne fait, hélas, que commencer.
22 Avril
Dans quelques jours, ma petite lumière aura quatre ans. Dans quelques
jours, elle ira pour la première fois faire connaissance avec la
maternelle. Cela a été une rude réflexion, une grande discussion entre
moi, sa mère et Isabelle. Je désirais la garder à la maison, les dames
voulaient la voir dès à présent dans les griffes de l’éducation. Non pas
que je haïsse la déesse scolaire comme un démon malin, mais je pense que
c’est aux parents d’instruire leurs fils et leurs filles. J’ai fini par
baisser les bras... à me résoudre à l’envoyer dans l’antre du
savoir.
Leuconoé n’est plus ma petite lumière: elle apprend à s’habiller, puis à se laver les dents, elle se coupe les ongles et mange toute seule. Elle devient déjà une adulte. Que n’ai-je serré ce petit corps en priant pour que jamais cela n’arrive! Que n’ai-je pleuré pour maintenir tous ces instants! Jour après jour après jour, je lui murmurais à l’oreille de rester petite, de ne jamais grandir. Mon amour est égoïste, je le sais, mais cette petite-fille est ma petite-fille, la seule, mon unique. Si on me l’enlève, si on me prive d’elle, quelles raisons de vivre aurais-je? Je connais le destin des grands-pères! Isolés, reclus, perdus, destinés à mourir finalement sans personne à leurs côtés! Je ne serai pas de ceux-là! Je ne veux pas l’être.
J’ai tenté, en écrivant, en aimant, en dessinant, de repousser l’échéance, comme si je monnayais le temps qui me restait contre des lettres et des courbes, en vain. J’ai tenté de rester serein et calme, mais ma colère, et ma peine et ma frustration augmentent petit à petit et doivent exploser ce soir. Je t’aime, Leuconoé, je t’aime plus que tout, je t’aime plus que mes livres! Je vendrais mon savoir et toute ma fougue, mon énergie et ma fureur pour que survivent ces moments chéris et sacrés, ces instants de grâce et de bonté qui n’ont été que trop peu nombreux. Je t’aime, je t’aime, je t’aime plus que tout, et on va t’enlever à moi. Que la vie est idiote...
Je la hais.
6 Mai
Je continue de corriger mon manuscrit. J’ai effacé certains passages, et
j’en ai réécrit d’autres. Je garde néanmoins les premières versions; qui
sait, cela pourra toujours me servir. Je suis du reste chagriné d’avoir
eu parfois besoin de mettre au panier certains paragraphes entiers. Leur
écriture m’avait pourtant été délicieuse, tout comme leur lecture; la
musique s’approchait, ou désirait s’approcher (cela serait plus juste,
ne soyons pas aussi vaniteux) de Chateaubriand et de ses romantisteries.
Que n’aimais-je l’art romantique avant tout ceci! Et que le mot à
présent me fait mal et peur! Je n’ai écrit dans ce cadre pathétique que
pour parodier ces auteurs qui saignaient plus du cœur que des mains et
dont la plume n’avait de talent que pour se plaindre et non pour créer.
Ils se lamentaient et se lamentent encore, et pleurent et font pleurer.
Est-ce là toute l’émotion dont ils sont capables? Quoi qu’il en était,
j’ai réécrit certains passages pour les rendre plus romantiques encore,
voire plus pathétiques. L’histoire en elle-même est d’une banalité
affligeante, et elle me fait vomir; mais l’esthétique a été bien plus
pensée, et c’est là tout l’essentiel de la chose. Mon texte m’apparaît
de plus en plus comme une grande inconnue, comme une de ces jolies dames
que l’on contemple un été et dont on ignore passé et présent, mais
auxquelles on s’amuse à créer un avenir. Elles ont alors des amants ou
des amantes formidables, des enfants et des petits-enfants... ou alors,
suite à une faillite, font le trottoir et meurent d’une maladie
honteuse. Car les coquettes savent bien se résoudre, et savent également
combien le monde tournerait mieux et pire sans elles; et cette putain
que l’on croise le soir pourrait très bien être notre mère, ou notre
sœur ou notre fille. C’est, encore de nos jours, cela qui fait tomber
les empires et détruit les royaumes, et pas même le Pape ne peut dire ne
jamais songer à la chose; et combien de filles de joie ont été tuées
pour garder le secret d’un être qui, tout sauf puceau, fait la
propagande d’une abstinence qu’il ne peut lui-même respecter ?
Tout le monde le fait. Il ne faut se voiler la face et jouer les
bien-pensants. Vous pouvez hausser les sourcils tant que vous voulez,
messieurs, mesdames! Mais ces robes n’ont été dessinées que pour être
troussées et non pour être portées, et l’été est propice aux viols et
aux délices. Et que l’on ne me considère misogyne car les Hommes ne sont
pas exclus de ces promesses et sont souvent les premiers à dégainer. Que
l’on ne vienne pas me dire que l’art romantique a encore pignon sur rue
ou qu’il n’a un jour existé! Le romantisme est mort, et tout esprit
contraire à cet édit n’est pas réactionnaire mais idiot, destiné à
mourir seul. Les Hommes comme les Femmes vivent dans un monde
d’illusions où les promesses n’ont qu’à être énoncées pour pouvoir
fonctionner. Les poèmes, les ballades n’ont plus cours, les sérénades
même sincères deviennent surchargées. Si demain Dandy apprend la guitare
et va chanter une douce complainte sous la fenêtre de son
amoureuse,
« J’aimerais tant que vous vous montriez,
Ma chère,
Ma tendre j’aimerais que vous m’embrassiez,
J’espère »
Celle-ci se montre et articule difficilement un:
« Ton discours à la papa ne me plaît pas,
Pas plus que tes poèmes;
Ils sont trop lettrés pour être honnêtes,
Et je ne te répondrai pas même en vers. »
Et elle ferme la fenêtre et s’en retourne dans son lit, lisant un vague
magazine posant l’existentielle question de savoir comment aguicher un
Homme, et comment être flattée quand il dit avoir envie physiquement
d’elle. Bien sûr de nos jours, tous les bons sentiments doivent
s’exprimer dans une violence animale brute et violente, le romantisme
est mort! Pauvre Dandy, pauvre Don Juan! Ce sont à présent eux qui font
la manche, et Almaviva est devenu maquereau, et on l’encense et
l’honore; Figaro lui-même fait le trottoir et Suzanne est la favorite du
grand bronzé, et on trouve tout ça bien naturel. Les lettres d’amour
sont dépassées, même les plus sincères et les mieux construites, celles
qui sont issues des nuits blanches et qui veulent saisir toute la beauté
de l’être aimé sont décriées! Il ne faut plus s’aviser d’écrire en
acrostiche ou en alexandrin, c’est dépassé...
Et à peine envoie-t-on via téléphone un « j’t’m » écrit d’une main
malhabile qu’elle se croit Cléopâtre séduite par César, cette même
Cléopâtre qui le tenait par le licol ! Et qu’elle tombe, princesse des
temps modernes, toute chaude, toute rôtie entre ses bras! Dames,
mesdemoiselles! Soyez exigeantes! Et que le bel empereur ne vous plaise
que par ses talents et sa rhétorique; en amour, les mots comptent
autant, sinon plus que les gestes.
8 Mai
Ma relecture m’épuise encore et toujours... je suis face à présent à un
problème gênant: mes ajouts de texte me paraissent comme autant de
balafres ou de morceaux rapiécés, et j’ai l’impression désagréable que
quiconque peut les voir comme des addenda. J’ai pourtant fait lire les
passages incriminés à ma femme, et elle n’a rien trouvé à en redire.
Elle a juste acquiescé en silence... que ne regretté-je que ma douce
lumière ne sache pas encore lire! Et même si je lui lisais, elle ne
pourrait trop comprendre et ce n’est décemment pas une lecture pour une
enfant de son âge. Que faire, je me trouve totalement perdu. Je ne sais
pas si je dois continuer cette folle entreprise... il me faut un avis
extérieur fiable, auquel je pourrai me conformer. J’ignore encore à
l’heure où j’écris ces lignes qui saura m’aider...
9 Mai
[Note du transcripteur: à cette date ne figure que des dessins
géométriques, vaguement isométriques apparemment sans signification
aucune; il s’agit du genre de dessin que l’on peut faire pour se
détendre sur un coin de table, quand le stylo et la main dessinent sans
le vouloir. Ne se trouve que cette inscription: « NB: Appeler Jean dans
la matinée. ».]
10 Mai
Mon ami Jean a relu encore une fois mon manuscrit. Il semblait excité
quand je le lui ai montré et excité lors de la lecture. Il a fait dans
le dithyrambe, et m’a encouragé à le présenter à un éditeur. Mais mon
texte, dans l’état où je le lui ai présenté, ne me satisfait pas. La fin
m’inquiète.
Je suis revenu sur ma première idée, j’ai dominé mon personnage et
mon lecteur. J’ai arrêté le texte sans apporter de réponse, j’ai la
sensation d’être une manière de Beckett. Suis-je fou? Qui pourrait être
satisfait à la lecture de ce texte ignoble? Et pourtant il plaît, ou
croit plaire... étrange. Je n’y toucherai plus à présent, et j’oublie
mes manuscrits précédents. Mais qu’en faire...
15 Mai
J’ai revu aujourd’hui une ancienne maîtresse d’école, professeur de
français au collège. Elle était la même que dans mes souvenirs,
souriante, belle, ses longs cheveux bruns tombant jusqu’au milieu de son
dos; je l’ai croisée par le plus complet des hasards en ville, tandis
que je baguenaudais dans l’espoir de trouver une riche idée pour
poursuivre mes ambitions littéraires ou reconnaître enfin mon manque
total de talent. Elle cherchait une perle dans les bacs d’un libraire
ambulant, un de ces charmants marchands qui apparaissent sur la place
Notre-Dame de Poitiers lorsque les beaux jours reviennent; de loin, sa
silhouette m’évoquait des souvenirs incertains, et au fur et à mesure je
l’ai reconnue. Je l’ai saluée, et elle m’a reconnu malgré tout. J’ai été
sincèrement étonné de sa mémoire, mais elle a avoué qu’elle n’avait pas
croisé deux élèves comme moi au cours de l’exercice de sa profession. On
a parlé quelques minutes, et je l’ai invitée à prendre un café à une
terrasse toute proche. Elle m’a parlé de sa retraite et de ses
occupations à présent, surtout littéraires. On avait le même parcours,
si ce n’était qu’elle ne jardinait que peu et préférait se consacrer
exclusivement à la lecture. J’en ai profité pour lui révéler mes
tristesses, et mon désintérêt progressif pour la lecture. Et elle m’a
rassuré en m’expliquant ce qui se produit actuellement chez moi. Elle a
déjà vu ça, m’a-t-elle dit, à de nombreuses reprises, parmi des
collègues ou des élèves passionnés qui, sans la moindre raison, renient
totalement la lecture, s’en détournent, s’en dégoûtent. Mais qui, en
parallèle, commencent à avoir envie de composer, souvent d’ailleurs sans
succès – ce qui m’a frustré sur le moment, mais qui est finalement,
quand j’y repense, en accord avec mes convictions sur mes prétendus «
talents ». Elle a interprété ça comme une logique de lecture
particulière, en considérant que si l’on y regarde, rares sont les
œuvres qui sont purement originales et qui ne se revendiquent d’aucunes
autres. Depuis les études de Genette, son Palimpsestes et la
philosophie structuraliste, les lecteurs ont tendance à considérer la
Lecture (avec une majuscule, a-t-elle précisé) comme une seule pratique
entachée de nombreux réseaux en toile d’araignée. Avec cette pensée en
tête, il est impossible de considérer un livre autrement que comme une
redite, un épilogue ou un prologue d’un autre déjà lu, et à ce moment-là
tout est dans tout, mais réellement: chaque livre devient à la fois
réécriture et inspiration de son voisin, au-delà des frontières du temps
et des idées. Et au fur et à mesure, on commence à réellement croire
cela. En fait, (elle ne l’aura pas dit mais c’est ce que j’ai compris en
« lisant entre les lignes ») il ne faudrait pas oublier que chaque livre
ne peut se concevoir que séparément, comme une entité propre et que la
lecture appartient à chacun.
Mais je me pose violemment en faux contre cette idée, je suis
structuraliste, je le sais à présent. La seule interprétation valable
est celle de l’auteur, celle-là et celle-là seule. Toute autre lecture
serait décalée. L’écriture est égoïste, c’est nécessaire et invariable.
Et le lecteur n’est finalement qu’une donnée facultative. Ce journal,
écrit et lu par personne, est la représentation de la quintessence de ce
qui serait l’écriture, et non le discours. Je ferme ainsi officiellement
dans ce journal la discussion concernant la pratique de la lecture, mais
je reconnais que mon texte qui en traite n’est que trop évasif... je
veux faire un discours. Un discours destiné à être lu, contre la
pratique de la lecture.
26 Mai
L’été arrive à grands pas, déjà la chaleur m’étouffe. Je ne sais
pourquoi, mais ma vie semble être rentrée dans une douce monotonie
depuis plusieurs semaines. Comme si je n’avais plus rien à apprendre,
plus rien à considérer, plus rien à comprendre. Comme si le monde était
devenu incroyablement clair à mes yeux, comme si je le comprenais dans
son intégralité: la réalité dépasse la fiction. Je ne pensais jamais,
jamais atteindre un tel niveau d’ennui. La retraite me faisait peur,
mais jusque là, j’avais réussi à aller outre cet état de fait par le
biais de mes illusions et mes occupations charmantes. Mais à présent
Leuconoé se porte bien, sa mère tout autant et devrait sortir d’ici huit
à dix mois, un an tout au plus; tout semble se construire efficacement,
mais sans ma présence. Comme le lecteur je suis devenu à présent
parfaitement inutile dans un monde que j’ai aidé à construire, dans une
réalité que je pensais éternelle et douce, autant pour ma petite-fille,
ma femme ou ma belle-fille. À présent je me rends compte que j’étais le
seul homme dans ce charmant quatuor, et qu’il est tout aussi logique que
je me sente le plus exclu. Un jour, bientôt, je serai écarté de ces
jeux, et du fait de mon âge et mon sexe, je mourrai le premier. C’est la
règle et j’y consens, je consens à l’accepter. Déterminisme, voilà
comment s’appelle mon malheur: une fois mon rôle sur cette Terre achevé,
une fois que celles à qui j’ai juré fidélité et à qui j’ai fait la
promesse d’apporter le bonheur seront heureuses, alors je n’aurai plus
qu’à m’en fuir, qu’à m’en aller. Se souviendra-t-on de moi? Une peur,
une vieille peur m’enserre à nouveau le cœur tandis que j’imagine ce que
sera mon enterrement. Qu’ai-je fait de ma vie, qu’ai-je accompli?
Individu comme les autres, je n’aurai rien accompli de grand, je n’ai
que rempli mon rôle d’époux, de père, de beau-père et de grand-père,
j’espère avec talent et diligence. Mais je ne sais pas si demain je
serai encore à même de respirer, ou bien une mauvaise chute pourrait
m’immobiliser, voire me tuer. Je ne veux pas regarder vers l’horizon,
toujours je me suis efforcé de vivre un jour après l’autre, de descendre
les fleuves en épicurien et non en hédoniste. Suis-je un hédoniste? En y
songeant, je cherche un bonheur incroyable. Des sentiments en pagaille,
des exaltations immenses: je cherche le bonheur, je n’attends pas qu’il
vienne à moi. Seigneur... il me reste encore tant de choses à connaître
sur moi-même. Je ne veux pas mourir sans avoir su enfin qui je suis
réellement.
28 Mai
Ainsi débute mon ambition véritable: comprendre qui je suis, ce que je
suis, quels sont mes défauts et mes qualités. J’ignore encore jusqu’où
ira ce chemin, ce que je sais, c’est qu’il n’est ni original ni premier;
mais comme il semble important de le faire, il est encore plus important
que comprendre pourquoi il faut le faire. Alors je me pose la question:
quel intérêt ai-je à comprendre qui je suis réellement?
Je considère tout d’abord la chose suivante, c’est que j’agis pour mon
propre bien, toujours; que ce soit mes actes de pensées, mes actions
physiques, mes décisions et mes paroles, j’agis pour mon bien avant
toute chose. Même lorsque j’aide un ami dans le besoin, ou quand
j’énonce que je ne vis que pour le bonheur de mes tendres, j’agis en
réalité pour mon propre bien: le bonheur de ceux que j’aime me rend
moi-même heureux; en agissant de manière égoïste, en assurant mon propre
bien, je permets à mes proches d’être heureux. Puisque j’agis pour mon
propre bien il apparaît que ce questionnement, cette volonté de me
découvrir m’apportera du bien nécessairement.
Pourtant, je me porte déjà bien. Donc comprendre qui je suis me
permettrait de me sentir mieux, d’atteindre une forme de sagesse...
quelle idée, pourquoi aurais-je besoin d’être sage? Tout ceci me dépasse
sincèrement. On n’est jamais sage au demeurant sur l’instant, mais
toujours selon un plan plus large, sur un avenir de conseiller, ou de
philosophe. Je ne désire être ni l’un, ni l’autre, je ne peux décemment
être ni l’un, ni l’autre. Je ne suis pas assez intelligent. Je ne suis
qu’un homme. Qu’un homme, un seul parmi tant d’autres. Je me sens
impuissant face à mes ambitions, à mes projets, à mes concepts. Je me
sens petit, incapable, imbécile. Les idées que je possède ne
m’appartiennent pas, elles font parti d’un réseau plus grand, bien plus
grand que je ne soupçonne pas encore, car bien que je sois lecteur
assidu (j’étais plutôt lecteur assidu) je n’ai pas pu et ne pourrai
jamais lire l’intégralité des œuvres de ce monde. Je le voudrais, et
j’aimerais pouvoir toutes les mémoriser, les retenir afin de les
exploiter. J’aimerais, l’espace d’un instant, pouvoir arrêter tous les
stylos, toutes les presses, et faire l’inventaire, comme j’ai jadis fait
l’inventaire de ma bibliothèque et tout lire pour partir sur des bases
saines. Écrire en ayant la conviction que ce que j’écris est original,
purement original, qu’il n’ait pas été traité auparavant par plusieurs
bien plus talentueux que je ne le serai jamais, et que malgré un style
hésitant, faux, laid, l’unique de l’histoire transparaisse et recueille
tous les suffrages. Tous les suffrages. Croyant être humble et ne rien
faire qui n’ait déjà été fait, j’apparais orgueilleux en désirant être
populaire. Est-ce que tout auteur, plutôt que tout écrivain se retrouve
figé dans cet éternel combat de l’honnête originalité et de la
popularité éclatante? Ça serait donner au public une qualité que je
refuse de concéder, celle de la clairvoyance. Je ne pense pas que le
public, notamment les couches les plus populaires, premières, basses,
puissent comprendre toute la profondeur d’un chef d’œuvre et que ce
dernier ne le restera qu’aux yeux de particuliers et d’exégètes
meurtris; la plèbe se tournera elle vers des classiques, des ressorts,
des productions aux sujets maintes fois traités, mais à la forme
contemporaine... moderne dans tous les cas. Les films historiques ayant
pour cadre le dix-huitième siècle et suivant sont particulièrement
populaires (on redécouvre Hugo, Musset, Michelet, comme on redécouvrira
sans doute aucun Joyce ou Beckett d’ici cent ans) car ils instaurent une
prétendue distance critique en restant en réalité dans notre
civilisation. Les choses évoluent lentement, en quatre ou cinq cents
ans: ce n’est pas en cent ans que la société évolue. Les formules de
politesse changent, les organisations politiques ou économiques tout
également mais les rapports de force restent les mêmes. La société
française de 1859 est la même que celle de 1959, et sera la même que
celle de 2059 (1859: Mireille; 1959: Zazie dans le
métro, épopée contre épopée...). Un auteur se retrouve donc
nécessairement, foncièrement, sempiternellement coincé entre deux
grandes tendances: veut-il vivre ou veut-il philosopher?
Si je choisis de philosopher, je ne peux que mourir, car mon art sera
inaccessible à la majorité et seule une poignée pourra espérer me
comprendre (et encore, dans la poignée, peut-être que la majorité sera
farouchement opposée à mes idées).
Si je choisis de vivre, je ne peux qu’écrire de la littérature de gare,
à succès certes, mais de gare. S’en revient alors le problème de la
lecture: on croira discerner dans ces textes de gare un message, ce qui
est faux. Et tout comme ne pas s’engager reste un engagement, croire que
je n’ai mis aucun message signifiera que j’ai voulu n’en mettre aucun,
ce qui est faux tout également: je n’ai pas voulu, c’est qu’il n’y en a
aucun. Si l’on regarde le ciel bleu, se demande-t-on s’il a voulu et
(pourquoi il a voulu) être bleu? Non, il est bleu. Hé bien! Mon livre
n’aura aucun message. Cela sera ainsi et pas autrement. Vivre, c’est
s’exposer aux tracas de la lecture (il faut réellement que j’en dise ce
que j’en pense), philosopher c’est mourir. Il ne peut y avoir alors
d’écrivains vivants, d’écrivains qui aient vécu. Ceux-ci sont toujours
je crois tiraillés entre l’ambition de plaire et la volonté de penser.
Et ne pouvoir choisir entre les deux se taisent finalement: les
meilleurs auteurs sont ceux qui se sont tus ou qui ne sont pas lus, ceux
qui ont à dire et qui ne trouvent pas les faveurs du public. Alors ils
écrivent tout de même et meurent de faim, puis on les consacre une fois
morts. Ce sont les poètes maudits, les avant-gardistes renommés. Mais
que leur importe ce succès à présent; vivants, cela aurait pu leur
permettre de vivre afin de poursuivre leur œuvre, de la mener à terme.
Mais ce que l’on consacre, ce n’est jamais qu’une œuvre boiteuse,
stoppée, arrêtée dans son élan de réflexion. On invente alors un
mouvement et on élève l’auteur mort inaugurateur du mouvement, puis un
autre mouvement viendra, puis encore un, puis encore un. Et combien
d’instigateurs, d’intelligences n’a-t-on pas encore découverts, ne
découvrira-t-on que lorsque le mouvement sera créé?
La lecture en cela est inutile, et l’écriture n’a qu’un but égoïste,
purement égoïste. Il faut écrire pour soi en premier lieu. Si on gagne
sa vie grâce à sa plume tant mieux: il ne faut pas s’en sentir coupable,
ou avoir des scrupules, mais il ne vaut pas chercher à tout prix à avoir
ce bonheur. Le bonheur d’écrire provient de lui-même et de lui seul, et
toute critique apportée à un texte ne peut que meurtrir.
29 Mai
La critique meurtrit nécessairement l’auteur qui la reçoit, qu’elle soit
bonne ou mauvaise. J’y ai réfléchi hier, toute la journée d’aujourd’hui,
et encore ce soir avant d’écrire et à présent j’en suis convaincu. À
vrai dire, cela faisait longtemps que j’attendais de pouvoir mettre
enfin à l’écrit quelque chose qui me tiraille depuis toujours concernant
mes actions, pas seulement mes écrits: toute critique est nécessairement
mauvaise pour qui la reçoit.
Tout est en réalité une question de confiance. Confiance envers celui
qui fait la critique, qui juge; car hélas, la critique ne se contente
pas de trier comme son sens premier et hellénique le laissait
transparaître mais bel et bien apporte un avis. Celui qui le donne se
retrouve par la force des choses parfaitement maître de lui, il juge
sans rien connaître de la genèse de l’œuvre et pourtant exprime son
opinion. La critique en général commence par un magistral: « j’aime! » /
« je n’aime pas! » et prétends expliciter son choix. Il invoque des
symétries, des beautés, des inspirations, des messages, des accords...
ou plus honnêtement des a priori. Car tout ce qui relève de
l’ordre du goût, du « je-ne-sais-quoi » ne peut être explicité, ne peut
être expliqué, ne peut être conçu tout simplement. C’est quelque chose
qui flotte dans l’air sans jamais retomber, qui déambule sans raison
particulière et qui parvient miraculeusement à se fixer. On aime si cela
s’approche, ou au contraire s’éloigne prodigieusement de ce que l’on a
l’habitude de goûter. Le goût est affaire d’éducation en toute priorité.
Il faut concevoir la sensibilité artistique comme une éponge, ou plus
précisément comme une manière de caoutchouc susceptible de se souvenir
de toutes les pressions subies. Dès lors, et très rapidement l’esprit se
retrouve tailladé, sculpté de nombreuses encoches qui correspondent aux
grands arts. Et quand une production nouvelle vient aux oreilles, aux
yeux, à la sensibilité, elle essaie d’entrer dans l’encoche. Si c’est ce
qu’on a coutume de voir jusqu’alors, pas d’ennui, ça rentre sans mal: on
adore, on adopte. Si par contre cela n’est pas fait pour rentrer, deux
solutions:
– Ou bien le choc artistique est tel qu’une nouvelle
encoche est créée, parfois au détriment de la première, totalement,
finit par l’englober et dès lors les goûts changent du tout au tout ou
plus généralement l’encoche s’élargit de manière à permettre à présent à
deux modèles de s’introduire, de cohabiter sans lutte profonde,
– ou bien rien n’est ainsi fait, et c’est « un coup
d’épée dans l’eau ». On rejette en bloc ce que l’on vient de considérer,
et cela pétarade: « Je n’aime pas ».
Tout est ainsi question de puissance du choc artistique car est bon
critique (si tenté qu’il existe un « bon » critique) le critique qui va
voir ce qui ne l’intéresse pas de prime abord. Il juge alors non pas la
production en elle-même mais bel et bien l’impact de l’œuvre sur son
âme. Le critique lassé sera dur à surprendre, et sa plume sera toujours
désabusée; le critique nouveau sera facile à surprendre, et sa plume
sera toujours exaltée. Et jamais il n’existe de critique honnête, et
toute critique est dès lors inutile, ingrate, inintéressante et ne doit
être ni reçue, ni produite.
Gageons que, toutefois, il existe un « bon » critique et que ce
critique ait bien jugé de la force du choc artistique, avec une
exactitude mathématique, stoïcienne, pythagoricienne: il a jaugé, dosé,
émis un pourcentage au centième près exact. Quid alors de la
manière dont on reçoit la chose? Encore une fois, deux
possibilités:
– Le choc était prévisible, voulu, travaillé; alors
nous sommes rassurés de voir qu’au moins une personne l’ait remarqué.
Mais s’agissant d’un critique on pense, naturellement, qu’il est le seul
à l’avoir vu et que le reste du public n’est composé que de gueux,
– le choc était involontaire, une erreur, un
accident; alors nous sommes effarés de voir que le critique n’a rien
compris à l’œuvre.
Dans le premier cas, on se tait, car vaine est notre envie de
popularité. Dans le second nous arrêtons, car les pontes n’ont rien
compris de notre message. Quel que soit l’angle envisagé, et quelle que
soit la critique elle nous poussera toujours à nous arrêter en chemin.
Je suis ainsi fait: je prends chaque mauvaise critique pour une preuve
de mon incompétence, je prends chaque bonne critique pour de la pitié,
de la complaisance ou, plus généralement, une erreur car je ne considère
absolument pas ce que j’écris. Je ne dois donc pas le faire lire, afin
de ne pas être déçu.
Je me déteste souvent. Ce soir plus que jamais.
3 Juin
Une anecdote amusante aujourd’hui; revenant vers le parking souterrain
où j’avais garé ma voiture, je fais un détour par la place et m’installe
paisiblement sur un banc le long de celle-ci. Je fouille dans mon sac,
et en ressort le livre commandé par mon épouse à la librairie non loin
de la place du Palais de Justice: Le pendule de Foucault. Un
badaud se trouvait sur le même banc, semblant observer d’autres badauds
d’un œil de pigeon. Mais ce devaient être plutôt des yeux de caméléon
puisque, sans se détourner (apparemment) de ses occupations il me
demanda qui était Foucault, si ce n’était pas un philosophe. Tout en
regardant la couverture du livre de poche (qui représentait un globe
terrestre traversé de curieux symboles et surmonté d’une main tout aussi
mystérieuse, extrait, m’informait la quatrième de couverture, d’un
tableau prénommé L’astronome, de Vermeer) et donc sans regarder
moi non plus mon interlocuteur, je lui dévoilais ce qu’il voulait
savoir, lui expliquant ce qu’était le pendule de Foucault, la Kabbale,
les Sephira. Il s’approchait de moi et nous avons continué à parler. Il
était musulman, et m’a surtout parlé du Coran. Il s’interrogeait sur la
parole du prophète. Sur la part du vrai, sur la part du faux. Il la
considérait vraie dans sa grande majorité. Je me désintéresse de la
question, je n’ai pas d’avis particulier sur la religion. Et je
n’exposerai pas même ici mes opinions sur la question (la foi doit être
à l’image de la politique: on doit la faire, et non en parler). Mais
j’ai réfléchi sur la pratique de la conversation, comme Montaigne à son
âge.
Nous ne nous sommes regardés uniquement lorsqu’il m’a quitté pour aller
je ne sais où, et je l’ai suivi peu de temps après pour rentrer dans mes
foyers. Je n’ai quasiment pas parlé, si ce n’était tout au début de
notre échange: il a alimenté le reste. Parlant dans sa barbe, je ne le
comprenais qu’à moitié. J’acquiesçais en silence, je reprenais un
dernier mot, posais une question. Mais je ne participais pas réellement
– du reste, il me paraissait assez réactionnaire, notamment lorsque la
discussion a déraillé sur l’homosexualité.
Nous avons discuté. Et bien discuté.
La discussion n’est pas un débat. Beaucoup s’en plaignent, peu savent que c’est bel et bien pourtant dans l’ordre éternel des choses. On ne discute pas réellement, entre amis, entre frères, entre parents: on ne fait que lancer des mots, comme des flèches, en direction d’une prétendue cible. On n’a même pas besoin à vrai dire de la regarder, il suffit juste de croire que nous sommes auprès de cette dite cible pour que cela fonctionne. Et les flèches jaillissent. L’important n’est pas d’atteindre la cible, l’important est de les projeter. Puis le flot s’arrête miraculeusement, et c’est à son tour de tirer. La conversation reprend.
La conversation est l’art oral de l’écriture (à moins que l’écriture
ne soit que l’art écrit de la conversation?), peu importe le lecteur ou
l’orateur. L’important est de dire. Il serait hypocrite de penser qu’un
tel échange est profitable. En réalité, la conversation, ou l’écriture,
n’est qu’une manière de se vider (une image gauloise, pour ne pas dire
vulgaire vient de me traverser l’esprit mais je ne la retranscrirai pas,
par pudeur. Et modestie.). C’est un plaisir égoïste que l’on recherche
avant tout.
L’écriture est une p..., la conversation est une p...
4 Juin
Ma femme a déjà fini son livre. Cela m’a déplu. Dégoûté. Pour plusieurs
raisons.
Tout d’abord, elle m’a blessé dans ma fierté: à l’époque, j’avais mis bien plus de temps pour finir ce texte dense et relativement difficile d’accès.
Ensuite, elle ne m’aura demandé aucune explication concernant les nombreux ennuis de vocabulaire qui parsèment le texte.
Enfin... c’est assez délicat à expliquer mais... je n’ai pas pu me décider à le relire.
Je n’ai pas pu.
Je hais à présent la lecture, c’est vrai. Je le connais par cœur. Mais je ne peux pas me plonger dans l’ouvrage. J’en ai eu peur.
Pourtant, je me souviens parfaitement de l’émoi lorsque je l’ai
parcouru. Le même émoi, je suppose, qui a traversé le cœur de ma femme.
Ce livre représente le choc artistique que j’ai décrit il y a quelques
jours dans ce journal, il parvient avec talent, force et intelligence à
concilier tout à la fois le fond et la forme. Ce qui frappe en lisant ce
livre, c’est bien entendu la somme invraisemblable de sujets abordés par
l’auteur, qui semble exceller dans tout ceux-ci: ésotérisme, politique,
religion, mythologie, mathématiques, physique, astronomie, philosophie,
rien ne semble laisser au hasard. Ou plutôt si, car ce livre est
anti-initiatique, il détruit plutôt que de créer. Tout le savoir que
l’on peut alors lire, et qui se retrouve on ne peut plus érudit, nous
glisse également des yeux, s’éparpille mystérieusement sans même que
l’on s’en aperçoive (aidé par une structure narrative des plus
audacieuses, d’ailleurs). J’ai alors songé à ce qu’était réellement le
savoir. Plus précisément, à quoi il servait si on ne pouvait
l’exploiter, le réaffirmer: il paraît totalement inutile. Un savoir
inutile est à la frontière du savoir de cuistre: tandis que ce dernier
s’amuse à étaler des connaissances mal acquises, le savoir inutile reste
du savoir dans la mesure où il est toutefois précis, correct, vrai;
c’est un échelon entre l’idiot, l’imbécile et le savant. Le savoir
inutile se niche un peu partout autour de nous, et souvent sans s’en
apercevoir nous en sommes remplis. Mais le savoir est bel et bien « en
trop », on pourrait sans mal vivre sans le connaître. Alors quoi?
Doit-on le renier pour autant? J’ai longtemps été partagé sur la
question. J’aime l’étude, j’aime apprendre et je n’utilise que très peu
de mon savoir. J’ai appris des dates – à l’école et de mon propre chef
– qui ne me servent pas, j’ai appris des noms qui ne me
servent pas, j’ai connaissance d’évènements qui ne me concernent pas (en
théorie... mon professeur avait beau supposer que j’étais un rien
structuraliste, je ne suis pas partisan de la théorie du chaos).
Pourtant je ne les rejette pas, je ne les renie pas, je ne me considère
pas comme une manière de réceptacle à la gloire de l’inutilité. Ces
perles de savoir inutile, comme il m’arrive parfois de les nommer,
composent ma personnalité. L’entretiennent, la définissent: sans elles,
je ne serais rien. Je pense de plus en plus, et cela était ma conviction
profonde depuis mes années mais c’est, je crois, la première fois que je
la formalise, que la personnalité d’une personne ne se définit que selon
les connaissances qu’elle possède. Ce sont elles qui vont lui indiquer
comment réagir (en se rappelant d’évènements similaires vus ou entrevus,
appris), comment parler, comment évoluer; ce sont elles qui vont lui
permettre d’établir des contacts, de dire ce qu’il aime ou pas (comme je
l’ai déjà évoqué le 29 Mai dernier), comment exister, comment se
définir. Un enfant qui n’a rien appris, qui ne se souvient de rien n’a
pas de personnalité: jusqu’à ce qu’il parle et sache écouter, il est
vierge. Je rejette en bloc le concept d’inné, je pense qu’il s’agit
d’une erreur de croire qu’à la naissance, un enfant possède quelque
connaissance ou personnalité que ce soit. Ce n’est qu’au fur et à mesure
qu’il va apprendre.
J’ai été sot de considérer que Leuconoé pouvait être différente des
autres.
Sot.
8 Juin
Non, ma lumière est ma lumière. Elle ne saurait être identique aux
autres; depuis toujours elle est unique, et destinée à faire de grandes
choses, je le sais. Quand je la vois, quand je vois ses cheveux, son
sourire, ses joues, l’évidence me frappe et la raison se tait. Pourtant,
je ne comprends pas comment je peux être aussi disparate dans mes idées,
comment je peux m’éparpiller de la sorte. Je continue de penser que ce
sont les connaissances qui régulent la personnalité, et que sans
connaissance il n’y a pas de personnalité. Alors la seule explication
conciliable serait que je me fusse projeté dans ma petite-fille. Je lui
aurais attribué des qualités invisibles. C’est frustrant... mais
raisonnable, dans un sens.
Est-ce que je veux être raisonnable?
9 Juin
Je n’ai pas dormi la nuit dernière, et ma journée a été traversée par
cette question.
Est-ce que je veux être raisonnable?
Mon esprit étouffe, je le sais. Je me pose des questions mais les
réponses m’échappent, me glissent des mains: je me sens étranger dans ma
propre maison. Je me sens meurtri, trahi, en trop, comme si j’avais volé
la vie d’un autre. J’ignore d’où me provient cet étrange sentiment mais
plus le temps passe et moins je me reconnais. Je me plonge dans des
discussions improbables ou bien reste emmuré dans un silence stoïque des
heures durant. Isabelle ne m’adresse plus la parole aussi souvent
qu’auparavant, je m’isole de plus en plus. Je crains de devenir fou:
depuis ma folie avec ce soi-disant « horla », c’est comme si quelque
chose s’était brisé en moi. Je m’en rends compte à présent, je ne suis
plus le même. Bien sûr, je ne lis plus, plus du tout, et même les roses
me lassent. Est-ce la peur que bientôt, ma petite-fille tant aimée ne
retrouve sa mère? Je devrais être (et je suis!) heureux que ça soit le
cas, mais je suis également triste de ne pas pouvoir la garder
éternellement auprès de moi. Elle a mis tellement de soleil au fond de
mon cœur, elle m’a amené à écrire (peut-être vais-je finalement postuler
auprès d’éditeurs... j’ignore encore que faire), peut-être même à
m’améliorer. Est-ce sincèrement le cas? Suis-je devenu meilleur après
tout ceci? La vie est étrange. Je pensais que l’arrivée de Leuconoé dans
la famille serait un espoir mais elle sonne une manière de chute, de
doute pour moi. Je ne suis pas ce que je semble être. Qui suis-je?24
Ce « réquisitoire » en réalité peut se concevoir comme une seule
et longue nouvelle. Le personnage principal est bien sûr mon grand-père:
même s’il n’est pas nommé on peut s’en apercevoir à la description qu’il
donne du personnage qui est son portrait à trente ans. L’histoire est
complète, à en juger par la date présente en toute fin de manuscrit;
ainsi, il est fort probable, compte tenu en outre de la quasi-absence de
ratures et de corrections – une ou deux, que je n’ai pas
reproduites – qu’il s’agisse de la version
définitive, et que l’aspect décousu soit voulu par mon grand-père. À en
juger par le journal, il désirait éditer ce texte et aurait, si le temps
le lui avait permis, fait des démarches régulières pour percer. En
revanche, le journal indique des relectures successives, des corrections
et des ajouts profonds: il serait alors logique de songer que ce
manuscrit-ci serait la dernière ébauche et que d’autres versions
existent quelque part, versions que je n’ai pu retrouver.
Tais-toi! (Silence) (En attendant Godot)25
La bibliothèque avait été construite au début du siècle. Par un maire
soucieux de la culture de ses concitoyens sans doute, ou bien pour avoir
une baisse d’impôts. Qu’importe, le monument était magnifique. De
l’extérieur, tout de verre: exactement soixante-quatre larges vitres
noires qui ne permettaient pas de voir l’intérieur, mais qui laissaient
avec difficulté entrevoir des spectres lugubres, fantômes d’étagères ou
de visiteurs. Il s’agissait d’un cube parfait et on prétendait que
l’architecte avait répondu à quelques vagues illusions mystiques,
entretenant les dimensions de son projet de nombres d’or et autres pi
3,14. Des balivernes bien entendu, mais qui faisaient plisser le front
des amateurs, lesquel croyaient voir dans l’agencement symbolique des
parpaings le secret terrifiant de la vie, ou bien la preuve de
l’existence de Dieu. Elle avait été construite sur trois étages, reliés
les uns aux autres par deux escaliers et deux ascenseurs. Ils étaient
tous les trois percés d’une colonne centrale coupant le bâtiment en son
exact milieu et qui était ornée tout du long par des chiffres, des
lettres et des glyphes, certains réels, d’autres inventés et noyés dans
la masse. Mais il était dur de découvrir quels avaient été ceux qui
surgissaient de l’imagination de l’architecte tant on avait mal à la
tête à force de fixer l’ouvrage, et on se contentait généralement de
l’apercevoir sans faire vraiment attention dans l’espoir, hélas souvent
déçu, de conserver quelques neurones intacts. Souvent déçu, car même
sans ce bâton farouche planté au sein de la bâtisse, cure-dent divin
laissé là à l’attention des exégètes cariés, une bibliothèque reste une
bibliothèque. Et plus que tout autre, celle-ci n’avait pour unique but
que de faire vomir celui qui y entrait sans en connaître les ficelles,
et on avait plus d’une fois retrouvé un corps hagard entre deux rayons
réclamant de l’eau, serrant dans une main un dictionnaire portatif plus
lourd que six bibles familiales et de l’autre rayant le parquet de ses
reliquats d’ongles jaunis et sales. On l’aidait alors à se relever et
lui arrangeait sa coiffure, lui demandait sa carte de membre et comme il
n’en avait pas, on lui arrachait le trésor des mains, et il hurlait de
douleur. On l’amenait gentiment à la porte et elle se refermait derrière
lui en un grondement malin qui avait des échos de ricanements sadiques.
Et jamais plus l’individu ne revenait, et jamais plus il ne lui prenait
l’idée d’ouvrir un livre.
Son fonctionnement interne n’était pourtant ni plus ni moins le même que n’importe quelle autre bibliothèque ou médiathèque, avec cotes et renvois, mais plus que dans n’importe quel entrepôt de livres, on s’y perdait et on pestait contre le classement. À croire qu’elle n’attirait que des idiots ou des incultes, car à peine cherchait-on une référence qu’on l’oubliait avant d’atteindre le niveau, puis l’étagère où était caché le précieux ouvrage et on arpentait alors chaque couloir avec une attention particulière, lisant patiemment chaque titre l’un après l’autre, regardant les couvertures directement dans le cas où – cela était même particulièrement fréquent pour les livres les plus anciens – la tranche ne pouvait renseigner le visiteur. Mais comme il s’agissait de la troisième plus grande bibliothèque du territoire le temps de cette recherche était inconcevable et les plus acharnés mettaient parfois près d’une semaine avant de retrouver le livre qu’ils briguaient, et souvent plus par hasard que par méthode. Les archivistes et les secrétaires riaient secrètement dans leurs barbes, et elles regardaient ces pauvres lecteurs, hères ou pèlerins d’un autre ordre comme des Dieux – ou plutôt des Démons – regardent des fourmis s’énerver en gravissant encore et toujours plus haut un amas de terre, fourmilière ou repaire secret. Mais elles n’étaient pas des lectrices assidues et aucune n’avait arpenté les trois niveaux fatidiques, se bornant à ne parcourir que les magazines de mode et éloignant d’elles aussi vigoureusement que possible tout autre culture écrite; et jamais elles ne purent donc comprendre que cette étrangeté n’était pas une illusion mais une vérité, une seule vérité qui passait pour un canular d’écolier. On n’y faisait donc pas attention, et on n’en parlait qu’une fois de temps à autre, principalement sur le ton de la blague ou du trait d’esprit, mais toujours à voix basse.
Les trois niveaux avaient été baptisés, également par présence
mystique de comptoir « Porte-Lumière », « Sans utilité » et « Souffle
ardent de Dieu ». Ce dernier nom pouvait faire croire à de bons
présages, et on pensait alors que le patronyme du second niveau cachait
une manière de calembour sur l’inutilité de la connaissance humaine
devant l’éternel divin, mais la vérité était toute autre: on pouvait
traduire ces noms par « Lucifer », « Bélial » et « Asmodée », qui
étaient tous trois des prénoms du diable. Tout l’édifice était alors
nimbé d’une auréole diabolique qui avait fait hérisser les poils de
religieuses extrémistes, lesquelles prétendaient que cette astuce était
d’un mauvais goût prononcé. Mais l’architecte, avec l’appui de tout un
conseil municipal, mettait l’accent sur l’autodérision de ces choix et
soulignait qu’il ne fallait à aucun instant les considérer comme des
preuves d’une quelconque filiation à une secte satanique. Les arguments
avancés étaient évidents: si on avait réellement voulu dôter la
bibliothèque d’un semblant de démon, on aurait agi de manière discrète
et silencieuse, et non en inscrivant en lettres de feu des noms
blasphématoires. On rappela également que cela ne choquait quasiment
personne, pas même les croyants de toute religion et que ce n’était là
qu’une petite amusette d’artiste, comme ces pentagrammes que l’on voit à
présent inscrits un peu partout. Chaque niveau était découpé en quatre
aires distinctes, aux noms évocateurs également: Pierre, André, Jacques
de Zébédée (abrégé en Jazz), Jean, Philippe, Barthélemy, Thomas,
Matthieu, Jacques d’Alphée (abrégé en Jalph), Thaddée, Simon et Judas.
Évidemment, on proposa d’appeler la branche « Judas » « Matthias » mais
un vote à main levée alla contre cette modification, au grand bonheur de
l’architecte qui, disait-on, rigolait plusieurs années après de toutes
ses trouvailles et de celles que l’on pouvait encore faire concernant
l’édifice qui n’avait pas « encore dévoilé tous ses petits secrets
terrifiants » (sic). Chaque aire était encore divisée en dix zones
(appelées de façon plus cartésienne et par manque d’imagination Alpha,
Béta, Gamma, Delta, Epsilon, Dzêta, Êta, Thêta, Iota et Kappa) composées
chacune encore de six lourdes étagères comprenant entre mille et deux
milles ouvrages originaux, dont un petit quart seulement (sur l’ensemble
de la bibliothèque) n’était que des doublons, généralement des versions
plus récentes d’éditions originales vermoulues et jaunes. Il y avait
donc de quoi s’occuper, et de huit heures du matin à six heures le soir
– huit heures le mercredi et quatre heures le dimanche
– il y avait toujours du monde, monde qui errait plus
qu’il ne lisait pour des raisons déjà évoquées.
Mais parmi les explorateurs lettrés s’en trouvait un qui n’était pas un
chercheur: lui, il trouvait, il était le seul à trouver, et il n’était
nullement au courant de cette particularité.
« C’est évident! c’est évident! se répétait l’honnête
garçon. » (Le tour du monde en 80 jours)
Il avait une trentaine d’année, né à Paris. Il avait de longs cheveux
blonds, une moustache timide blonde également, un bouc noir et les mains
abîmées à force de lire et de relire. Mais il adorait cela. Depuis tout
petit il lisait, il lit encore et il lirait toujours.
Toujours.26
Comment se porte Votre Grâce? (Le Roi
Lear)
Tout avait débuté entre les zones Bêta et Gamma de Judas, au troisième
niveau. Entre l’étagère dédiée aux auteurs espagnols et aux thèses
sceptiques. Il lisait avec tact l’ouvrage qu’il s’était décidé de
parcourir ce jour même: Don Quichotte27. Les grands classiques le
terrifiaient étrangement, comme ils terrifient le grand nombre. Ce sont
des livres que tout un chacun connaît et pourrait raconter sans mal sans
pour autant les avoir déjà lus. Ils font partie d’une culture
collective, d’un ensemble populaire connu de tout un chacun (pour peu
qu’on ne soit pas totalement ignorant, imbécile ou désintéressé) sans
que l’on sache parfois d’où cette connaissance provienne. Mais tôt ou
tard le curieux s’attarde sur le texte original et fait des découvertes
malicieuses, révèle des pensées que l’on aurait voulu taire ou au
contraire des prodiges que l’on ne répète pas assez. Là est la curieuse
condition des auteurs et des livres populaires: connus de tout un chacun
mais mal ou partiellement, on se surprend à les détester si on commence
à les lire. Ce qui était prodige à une époque et a donc logiquement
creusé son trou dans une fantasmagorie plébéienne se retrouve désuet et
inintéressant de nos jours, prodigieusement ennuyeux. Les valeurs
changent, les valeurs vieillissent, c’est une évolution somme toute
rassurante et naturelle que l’on n’accepte pourtant qu’avec difficulté.
Il n’en résulte que de l’incompréhension, incompréhension devant des
livres qui se retrouvent vidés de toute substance et de tout intérêt.
Pourtant on les conserve, on les archive comme des monuments précieux
que l’on traite avec respect, mais on les honore davantage comme on
honorerait une vieille personne radoteuse qu’un génie éternel. Et
progressivement on ne lit plus ces œuvres que ponctuellement, lors
d’études ennuyeuses, ou on ne les nomme que comme exemples au profit
d’autres, plus récentes, qu’on élève comme faisant partie d’une « vraie
» et « bonne littérature ».
Notre lecteur pourtant n’était pas de ceux-là. Il ne lisait que pour le
plaisir de lire, rien d’autre. Et, avant même d’emprunter le relié chez
lui, il avait pour coutume de lire ses six premières pages sur place. Si
cela lui plaisait – et cela lui plaisait toujours, il n’était pas du
genre à explorer à l’aveuglette et avait des goûts fort hétéroclites
– il fermait le tout, rentrait chez lui et le terminait
d’une traite, souvent sans dormir ni manger, ne s’autorisant qu’une
petite pause pour boire. Pour les ouvrages les plus denses, essais et
traités, cela lui prenait parfois deux jours, rarement plus: sa cadence
de lecture, éprouvée par des yeux qui avaient parcouru des kilomètres de
lignes, était une des plus rapides au monde et il en avait même remporté
un trophée.
Le concours avait eu lieu il y a une quinzaine d’années de cela. Il était encore au collège, et il ne s’était pas inscrit de son propre chef: c’était son professeur de français qui avait tout fomenté, décelant la belle fibre en lui. C’était la première édition d’un concours de ce genre, organisé par un curieux jury de vieux lecteurs et d’auteurs plus ou moins connus, plus ou moins talentueux. Et il avait fait fureur: ils étaient des dizaines à se présenter, des jeunes et des moins jeunes mais il faisait assurément partie des cadets. Et certains le toisaient de haut, orgueilleux et sûrs de leur magnificence. Mais ce jour-là, on calcula qu’il avait une vitesse de lecture dépassant les quarante syllabes à la seconde. Il expliqua lui-même aux journalistes et aux badauds impressionnés sa méthode: tandis que nous nous amusons généralement, quand nous lisons, à ne voir que la première et la dernière lettre du mot, à considérer sa longueur et à faire appel à une « banque de données » pour le reconnaître, lui ne s’attarde guère sur ces considérations et ne retient que les lettres aux extrémités du mot. Il ne lit que les noms et les verbes, et d’un seul coup d’œil lit trois lignes à la fois. Puis par un procédé incroyable il parvient à les combiner, à les coordonner de manière logique pour donner du sens au texte. Le regarder lire est très déstabilisant: plutôt que de balayer la page de gauche à droite, puis de haut en bas, il ne la balaie que verticalement et à une vitesse prodigieuse. On le comparait alors à un clerc du Moyen-âge, du temps où la simple lecture était déjà magie, et il ressortit sans un mot de fierté ou d’étonnement de la compétition avec une coupe en or, reposant sur un vieux livre, doré lui aussi, où était inscrite la date du concours. Il l’avait mise dans sa chambre, puis l’avait enlevée et entreposée dans une cave et ne l’avait jamais ressortie. Le souvenir de la compétition lui-même s’était doucement effacée et plus personne ne lui avait fait remarquer sa grande vitesse de lecture, sinon au détour d’un « tu lis vite » lancé entre poire et fromage. Il ne se considérait pas comme un prodige ou un génie de la lecture, mais il aurait été hypocrite de le considérer simple mortel: à force de dévorer, en ogre de lecture qu’il était, toujours plus de livres il avait acquis un savoir honorable à la frontière de l’érudition maniaque, et il adorait par-dessus tout ponctuer ses conversations de citations parfois obscures, et il respectait ceux qui savaient les déceler sous l’amas habituel de politesse urbaine; mais cela n’arrivait que trop rarement et l’amena progressivement, sans qu’il ne s’en rende réellement compte à endosser un comportement (et une réputation) d’intellectuel ennuyeux.28
Une fois pourtant il aima être cet intellectuel, lorsqu’il rencontra
sa précieuse femme. C’était un soir d’Avril, lors du mariage d’un ami
commun. Il la connaissait de vue, aperçue ci et là mais ignorait jusqu’à
son nom. Elle était dans la même position, mais avait été attirée par ce
savoir. Était-elle par la suite restée, avait-elle cherché à le revoir
par curiosité, pitié ou amour? Il pressentait, ou voulait croire plutôt
à cette dernière éventualité. Et indubitablement, chaque jour il
cherchait deux tomes: un pour lui, et un pour sa femme. En refermant
Cervantès, il se souvint de cette coutume et se décida à choisir le
livre qui tiendrait en haleine sa moitié. Elle avait des goûts aussi
hétéroclites que lui, mais ses préférences allaient vers la littérature
russe29. Dostoïevski était
bien entendu son auteur fétiche mais elle ne connaissait que trop mal
Gontcharov. Il redescendit rapidement au premier niveau, consulta la
côte, remonta et retira sans mal Oblomov qu’il connaissait par
cœur. Et tandis qu’il fit tamponner les cartes auprès de la secrétaire,
il sentit peser sur ses épaules une présence étouffante, comme un œil
qui l’aurait regardé. Il se retourna nerveusement.
Rien.
Puis il sortit.
Notre séparation. (Sans famille)
Le temps était sombre. Sombre et lourd. Pas d’éclair ni de vent, mais
une pression, la même que dans la bibliothèque qui le poursuivait. Un
peu de fatigue, se disait-il. Et il ne s’étonna pas quand il vit la
porte de sa maison entrebâillée. Légèrement ouverte, elle s’offrait au
moindre visiteur et les invitait presque à entrer dans le vestibule, la
cuisine ou le salon du rez-de-chaussée. Dans ce dernier il ne trouva
qu’une lettre sur la grande table lustrée, simple feuille de papier
couronnée du stylo qui avait servi à la composer. Il la lut en tordant
un peu le cou, sans rien déranger. C’était une lettre de sa femme bien
sûr, l’avertissant que la serrure de la porte d’entrée était brisée et
qu’avec le temps couvert, le bois gonflé la faisait s’ouvrir un peu.
Elle précisait que les voisins étaient au courant et qu’ils ne fallaient
pas s’inquiéter, que personne ne pourrait entrer sans attirer
l’attention. Elle lui promettait de revenir au plus vite, et qu’elle
l’embrassait secrètement dans le cou. Il sourit en coin, prit le stylo à
son tour et griffonna au bas du papier, comme pour répondre à une
correspondance cachée, qu’il attendait son retour, qu’il allait préparer
le dîner et qu’il l’embrassait secrètement (mais amoureusement) sur la
joue. Il rangea la plume dans sa poche de pantalon et se dirigea vers la
cuisine. Il prépara une table pour deux, de la viande, quelques légumes.
Elle revint dix minutes plus tard avec un menuisier, un de ses amis à
lui, et il travailla rapidement. Moins de vingt minutes plus tard tout
était revenu en l’état et on put dîner.
Le menuisier ne resta pas, et notre lecteur l’avait bien prévu. C’est
pour cela qu’il n’avait pas préparé de troisième couvert. Il le savait,
car depuis près de quinze ans le menuisier suivait un rituel immuable:
depuis la mort de son épouse, suite à un accident de voiture tragique,
il se faisait un point d’orgue de toujours prendre ses repas chez lui,
et à toujours préparer une table pour deux, comme si elle était encore
là, comme si elle allait encore revenir. Les premiers temps c’était pour
conjurer son chagrin, mais au fur et à mesure du temps il en perdit la
raison et croyait réellement que celle dont il ne se rappelait plus le
nom, mais juste le visage, et qu’il aimait si profondément reviendrait
et dînerait, ne serait-ce qu’un seul et unique soir avec lui. Les
espoirs successifs, tous déçus depuis quinze ans avaient creusé son
visage et ses mains. Sa chevelure brune était tombée en boucles
épaisses, ne restait qu’un crâne chauve râpeux, couvert de plaques
rosâtres. Des touffes de poils blanchis par le travail et l’effort
surgissaient comme des baïonnettes de ses oreilles et de son nez et ses
sourcils, encore légèrement sombres en comparaison de sa large barbe
grise de poilu éternel, destiné à errer à jamais dans les tranchées
boueuses et lamentables de l’existence étaient les derniers reliquats de
sa pilosité faciale passée. Sa démarche était rapide et courbée, comme
s’il portait tout le poids de tous les mondes sur les épaules et sa
silhouette d’encensoir maladif était toujours entrevue en rue en
compagnie d’une trousse à outil bleue vive, contrastant fortement avec
ses pantalons de toile marron ou noir et son blouson mité terreux et
tombant, où il entreposait selon un ordre connu de lui seul ses nombreux
outils: équerre double, sauterelle, scie guichet, râpes, tournevis
divers et bien d’autres instruments xylosymhoniques avec lesquels ils
donnaient une âme et une présence aux bois qu’il travaillait. Son
grand-père était menuisier, son père tout également, mais ce n’était pas
par tradition familiale qu’il choisit le même chemin. C’était au
contraire pour déplaire, car ses aïeux détestaient singulièrement ce
métier et l’exerçaient avec un fort dégoût là où lui y prenait un malin
plaisir et excellait bien plus qu’eux deux réunis. Il avait progressé,
petit à petit, apprenant par lui-même généralement, quittant l’école dès
que ses jambes purent le porter. Ils construisaient des cabanes dans les
bois, des meubles dans les chambres de ses amis, des machines
impossibles en forêt alimentées par l’eau des frais ruisseaux. Cette
chaleur qui le transperçait quand il touchait le xylème l’étonnait
lui-même et il ne s’expliquait pas son origine. Mais ce qui était sûr,
c’est que toute sa vie avait été marquée du sceau rouge du travail du
bois et il respectait par-dessus tout son métier, allant jusqu’à haïr
cordialement les ébénistes qui « travestissent la mère pour plaire aux
fils »; et jusqu’à sa dernière heure il travaillerait le bois et
attendrait sa femme. Il finirait par la rejoindre tôt ou tard, et sans
doute plus tôt que tard, car de jour en jour sa santé déclinait et cela
également, notre lecteur le savait. Il avait pour lui une vive amitié et
une profonde admiration, et régulièrement ils allaient prendre un café
dans un bar voisin pour parler de choses et d’autres: un lecteur assidu
et un menuisier passionné ont le bois comme dénominateur commun et sont
bien sûr prédestinés à s’entendre. Ils s’étaient rencontrés par
accident, au détour d’une conférence sur les auteurs de la forêt couvert
d’un hommage à Jack London et s’étaient plus immédiatement. Sa culture
de libraire l’avait ébahi, son amour du bois l’avait étonné: et avant
que de s’en rendre compte ils avaient passé toute l’après-midi ensemble
sans voir le temps passer. Notre lecteur s’inquiétait évidemment de son
état mais il n’avait pas pu le consoler malgré tous ses efforts. Il
l’observait alors lentement dépérir comme on observe une rose mourir
sous une cloche de verre et faisait déjà son deuil. Si bien que le jour
prochain où il mourrait il ne serait ni triste ni surpris, mais au
contraire soulagé de voir qu’il a enfin retrouvé celle qu’il avait un
jour appelé « ma femme ».30
Après le repas on discuta un peu des journées respectives, puis on
décida d’entamer les lectures. Elle était enchantée de la trouvaille
qu’il avait faite et l’avait embrassé langoureusement comme juste
récompense de son effort. Ils s’installèrent sur le canapé, très proches
l’un de l’autre, épaule contre épaule, un dictionnaire antédiluvien à
portée de main, au cas où il aurait fallu comprendre un terme abscons ou
un nom singulier: mais généralement elle lui demandait le sens caché des
choses, et heureux de les percer il lui expliquait ce qu’elle voulait
savoir, donnant parfois une anecdote secrète sur la réalité à laquelle
le terme faisait référence. Ce soir-là, et dès la première page elle
grogna de surprise et ouvrit le dictionnaire. Le dictionnaire était
vieux et épuisé, essoufflé comme un vade-mecum mathusalémique à l’âge
improbable, corné et usé sur les bords de chaque page et sur la tranche,
largement arrachée et laissant voir les coutures jaunis, comme un animal
blessé dont on pourrait voir sans mal le squelette pourri. Mais depuis
vingt longues années il avait supporté les délires cruciverbeux, les
illusions lectrices et les théorèmes callipyges: et jamais il n’avait
failli à sa mission, toujours avec une précision d’horlogerie il avait
répondu aux interrogations les plus profondes, et on hésitait même à le
consacrer sur une monstrance dorée à destination des pluvians
atramentophages31. On
l’avait offert à notre lecteur pour son entrée au collège et il s’en
était toujours servi, allant jusqu’à lire parfois des pages entières par
plaisir ou pour enrichir son vocabulaire déjà fort abondant. Et chaque
page, chaque feuillet ou presque cachait un souvenir, un évènement, une
trace du passé. Cette tache rappelait la fois où, travaillant tard dans
sa chambre sur une dissertation retorse portant sur Delphine et
Marinette32 il avait fait
tomber quelques gouttes de café; cette légère déchirure le renvoyait à
des considérations plus récentes, quand empressé de découvrir quels
anges se cachaient derrière le nom de Sephiroth il avait tourné la page
un rien rapidement, et qu’elle s’était pliée puis déchirée. La
couverture du dictionnaire avait elle aussi été maltraitée, de
transports en transports, de voyages en voyages: s’il n’était qu’un seul
livre de chevet de notre lecteur, c’était celui-là et celui-là seul.
Elle représentait à l’origine une jeune fille sombre à la chevelure
claire, soumise à un vent de folie: et comme les fleurons d’un capitule
de pissenlit ils s’envolaient et se transformaient progressivement en
fleurs, en bâtons, en coton vers un horizon absent. Elle tendait une
main portant délicatement entre deux doigts une marguerite à quinze
pétales précisément, et on lisait au-dessus de cette icône le nom du
dictionnaire. Mais tout avait été érodé par les rivières du temps et les
manipulations successives, et le hiéroglyphe avait complètement disparu.
Notre lecteur prétendait que l’on pouvait encore, grâce à un effort
constant distinguer les contours de ce qui fut une égérie pompilienne,
mais ce n’était qu’une fredaine avancée pour distraire les mères
maquerelles et les fesse-mathieux barbants, qui par un savant effet
galliformique se taisaient miraculeusement pour entrevoir l’apparition
sublime, la muse éternelle. Et on pouvait alors boire goutte à goutte ce
silence de cathédrale gothique, propice à la déambulation des corps du
salon vers la porte de sortie.
Elle tournait les pages avec frénésie et son regard apeuré errait sans
se poser. Elle referma respectivement le dictionnaire, puis son ouvrage.
Elle invoqua une fatigue soudaine et encore toute troublée alla se
coucher, en oubliant comme d’ordinaire d’embrasser une dernière fois son
époux. Il remarqua sa détresse, lui demanda inquiet si tout allait bien
mais le rassura rapidement. Elle partit pour de bon et la maisonnée
tomba victime d’un silence pesant, et tandis qu’il continuait sa lecture
il sentit encore l’ombre sur lui. Il termina sa ligne, glissa son
marque-page rouge et monta lui aussi se coucher. Il fit un détour par la
salle de bain, se lava les dents, se mit un rien de parfum sur les joues
et alla rejoindre sa moitié. Elle était en chemise de nuit, assise sur
le lit, mains sur les genoux. Les cheveux défaits, brossés
maladroitement, elle semblait préoccupée. Moins son attitude que
l’atmosphère pesante de la chambre laissait présager un malheur, un
drame impossible. Notre lecteur aimait que les choses soient claires,
définies, écrites. Il ne voulait laisser qu’un minimum de place à la
surprise et à l’imprévu. « La vie », disait-il à moindre propos, « est
une partie d’échecs. Il faut toujours prévoir un à deux coups dans le
futur ». Et lui d’appliquer cette maxime sans faute. Mais les évènements
ce soir-là lui échappaient des mains avec force et détermination, et il
arborait une réaction calme et posée afin de mieux appréhender ce qui se
tramait. Il se mit à genoux devant sa femme et lui enlaça les mains.
Elle sanglotait doucement. Il l’interrogea, mais ses réponses furent
évasives, hoquetantes, peinaient à surgir de sa bouche comme autant de
rapières aiguës. Ne voulant la déranger plus longtemps et souhaitant la
voir se reposer, il se releva et lui passa la main dans les cheveux. Il
l’invita à se coucher, l’embrassa encore une fois et revint avec un
verre de lait chaud, seul breuvage susceptible de pouvoir l’apaiser.
Elle finit par s’endormir, mais lui ne l’imita pas. Il redescendit dans
le salon et s’installa à la grande table à la faveur d’une faible lampe
de chevet. Il prit son vieux dictionnaire et son livre et se replongea
dans les aventures de la Manche.
Il s’y décide. (Poil de Carotte)
À vingt-trois heures cinquante-sept, il termina la lecture.
À vingt-trois heures cinquante-neuf, il sentit une douleur dans la
poitrine.
À minuit, il tomba à la renverse, sombra dans l’inconscience et fit un
rêve rouge.
Le cavalier hocha la tête. (De l’autre côté du
miroir)
Le lendemain, le monde entier lui parut différent. Plus grand, mais
également plus à l’étroit, comme si les murs s’étaient éloignés mais que
les coins de la pièce s’étaient approchés les uns des autres. Surtout,
tout lui paraissait incroyablement limpide, il comprenait le monde mieux
que jamais. Son premier réflexe fut de porter la main à son estomac,
puis sur son cœur, enfin son front. Il s’éclaircit la gorge, à deux
reprises, et se frotta les yeux. Puis il éteignit la lampe de chevet,
prit le bouquin entre ses mains et remonta voir sa femme. Elle dormait
encore, mais son sommeil avait été agité: la couverture se trouvait par
terre, à ses côtés, l’oreiller au niveau des pieds comme si elle l’avait
elle-même jeté de fureur. Il remit un rien d’ordre sans la réveiller,
l’embrassa encore sur le cou et elle sourit dans son sommeil. Il la
regarda encore une fois en silence puis sortit de chez lui, dans
l’intention de rendre le livre emprunté et d’en trouver un autre. Le
temps était toujours aussi lourd, et le soleil ne transparaissait pas.
On y voyait clair pourtant, et il ne faisait pas froid. Il longea
l’avenue, et quand il voulut ouvrir la porte de la bibliothèque il
grogna d’étonnement. Celle-ci était fermée. Il consulta sa montre: neuf
heures. Elle devrait être ouverte depuis une heure. Il frappa plusieurs
fois sur la porte vitrée, observa tant bien que mal l’édifice pour y
déceler un quelconque mouvement mais rien ne semblait bouger. Il fit
plusieurs fois le tour, cherchant un quelconque mot, le moindre
panonceau pouvant indiquer des travaux, ou une circonstance
exceptionnelle expliquant ce retard soudain mais se résolut à dire que
rien ne se passait normalement depuis la veille. Déçu et agacé il
bredouilla une vague insulte liturgique et erra dans les ruelles,
fermement décidé à revenir sur les lieux d’ici dix ou quinze minutes et
à entrer coûte que coûte. Il n’y avait personne dans les rues. Les
rideaux étaient fermés, les voitures arrêtées. Pas un souffle de vent,
pas un seul oiseau. Et ces murs qui continuaient de s’éloigner, mais
cette sensation étrange d’étouffement qui l’oppressait. Il eut
soudainement peur pour la sienne, et rebroussa chemin en forçant
l’allure. Elle dormait encore. Il lui caressa la joue, puis la secoua
légèrement pour la réveiller. Elle ouvrit les yeux rapidement, calme et
reposée, se redressa et regarda autour d’elle, lentement, comme si elle
se réveillait dans cette chambre pour la première fois. Son regard se
posa alors sur le réveil sur la table de chevet, sur sa gauche. Elle
l’observa longuement, sans rien dire, sans bouger. Puis elle se passa la
langue sur les lèvres, anxieuse et revint vers son époux. Elle se
blottit violemment entre ses bras et se remit à sangloter. Il lui prit
la tête dans les mains et lui demanda ce qui se passait.
Et elle lui répondit qu’elle ne savait plus lire.
Blanchette, Rosette, Tu tues ton promis, fillette.
(Blanchette et Rosette)
Il la reprit, elle redit exactement la même chose. Et une troisième
fois. Et une quatrième fois. Il lui intima l’ordre d’arrêter cette farce
stupide, mais ses larmes lui semblaient sincères. Il demanda des
explications. Elle lui dit que tout ce qui se trouvait autour d’elle lui
paraissait étrange et inconnu: que les symboles sur les objets, ces
flots noirs ou colorés, rigides ou au contraires courbes lui étaient
incompréhensibles, bien qu’elle se doutât qu’il s’agissait de lettres ou
de chiffres. Notre lecteur prit le premier livre qu’il avait sous la
main, et lut devant elle la première ligne d’une page quelconque. Puis
il lui demanda de lire après lui. Elle était incapable de comprendre
quelle magie il utilisait, elle était tétanisée. Elle invoqua une grande
douleur à la tête et repoussa l’ouvrage. Il lui demanda de se rendormir
et promit d’aller chercher un médecin. Et tandis qu’elle lui disait que
tout était étrange, un grand bruit surgit du dehors, puis plusieurs
autres: bientôt, ce fut une cacophonie incroyable, des klaxons, des
alarmes, des hurlements humains et animaux. Il ouvrit les volets de la
chambre et contempla l’apocalypse. Des milliers, des millions de
personnes se trouvaient dans les rues, se bousculaient, se marchaient
les uns sur les autres, s’entretuaient presque: certains étaient grimpés
sur les voitures et faisaient des grands gestes ou agitaient des
drapeaux de couleur, d’autres observaient avec fatigue les nues du
sommet des réverbères, d’autres encore gesticulaient aux fenêtres.
C’était un flot continuel et multicolore, mais où le gris dominait
largement. Ils provenaient des extérieurs de la ville et, à en juger par
leur direction apparente, se dirigeaient vers le centre. La marée
humaine semblait ne jamais s’arrêter et ne jamais ralentir: ils
sortaient de terre comme des champignons de latrines, se multipliaient
comme d’infâmes staphylocoques. Notre lecteur suivait hagard ces foules,
ses yeux n’arrivaient pas à se poser quelque part sans que déjà un autre
cri ne l’attire et ainsi de suite. Puis, faisant preuve d’un effort
inhumain il referma les volets et essuya, haletant, la sueur de son
visage. Derrière lui il perçut un feulement: sa femme descendait
lentement les escaliers, avec douleur et fatigue. Il se précipita à sa
suite, mais il ne put la rattraper à temps et elle sortit de la maison.
Il remonta et scruta à nouveau les foules, et l’aperçut en contrebas. Il
hurla son prénom, mais elle ne l’entendit pas, ou ne voulut pas
l’entendre. Et comme tous les autres, elle disparut derrière le coin, en
direction du centre. Il redescendit vers le salon et décrocha le
téléphone: aucune tonalité. Il ne savait pas quoi faire, la foule le
terrifiait: agoraphobie primaire doublée d’une certaine couardise, celle
d’un homme qui n’avait que trop rarement quitté les bibliothèques et les
salles d’étude. Tandis qu’il réfléchissait à sa prochaine décision, il
entendit un autre grand bruit, semblable mais plus fort que le
précédent, comme un claquement sec. Il ouvrit la porte d’entrée et il
n’y avait plus rien, plus la moindre personne, plus la moindre voiture,
plus le moindre cri, plus le moindre pleurs. Tout était redevenu calme
et mort, et il sut, sans savoir précisément d’où lui provenait cette
croyance, que la bibliothèque était ouverte. Il s’y précipita, trouvant
toutes les vitres brisées, les éclats éparpillés sur le sol tout autour,
comme si une bombe avait explosé à l’intérieur des murs. En prenant
garde de ne pas se couper sur les éclats encore farouchement attachés
aux barres de fer de la structure il grimpa au second niveau, section
Barthélémy-Bêta. Il venait chercher un livre qu’il avait déjà lu il y a
un ou deux ans, un traité de psychologie vulgarisateur. Il l’ouvrit au
chapitre traitant des hystéries collectives et constata avec peur qu’il
n’avait jamais existé, qu’il n’avait jamais été écrit. Il se souvenait
pourtant parfaitement de l’avoir lu, dans cet ouvrage précis, à cette
page précise.
Que se passait-il?
L’ombre était à présent parfaitement sur lui. Il replaça l’ouvrage sur
la bibliothèque et se sentit pris de vertige. Les couloirs lui
paraissaient infinis, s’étendant dans toutes les directions: il était au
milieu d’un carrefour de possibilités et, il s’en rendit compte alors,
toute la compréhension du monde qu’il avait reçue et qui lui semblait
bien réelle jusqu’alors s’était volatilisé une fois rentré dans la
bibliothèque. Il croyait affronter un grand danger et ressortit le plus
vite possible. Au-dehors, le sol était blanc. Couvert de milliers de
feuilles de papier, certaines gribouillés au crayon ou au stylo, des
dessins d’enfant ou d’autres au contraire plus élaborés. Des tentatives
de rébus, des flèches qui reliaient des figures. Des appels au secours.
Le vent se leva, et les feuilles furent comme prises dans un tourbillon
de poussière, propulsées loin vers le ciel, au travers des nuages avant
de retomber virevoltantes. Au loin, un bruit sourd. Il marchait
lentement à présent, comme si chaque pas le transperçait d’une profonde
douleur. Et devant l’hôtel de ville se trouvait une foule compacte,
toute la ville peut-être. Silencieuse, pas un murmure, pas un son.
Il fendit les masses comme Moïse les eaux de la Mer rouge, entra dans
la mairie, se posa devant une fenêtre du premier étage et annonça la fin
du monde.
– C’est très simple. (Le crime de
l’Orient-Express)
Il parla ainsi:
« Je sais ce qui se passe. Je peux oser l’affirmer, je suis le seul à le
savoir. Je ne peux pas vous guider. Je ne veux pas vous conseiller. Je
ne demande que ma femme, et nous laisserons cette humanité ingrate à son
impuissance. »
Sa femme sortit de la foule et vint le rejoindre, et ensemble ils
partirent sans qu’on cherchât à les arrêter. Il prit possession d’une
maison près de la bibliothèque désertée, comme toutes les autres, par
ses propriétaires et vécurent ainsi six ans. On ne sut jamais exactement
comment, pourquoi, ce qu’ils dirent ou firent, s’ils dirent ou firent
quelque chose; mais six ans plus tard, ils étaient encore là, et rien
n’avait bougé.
À tout hasard, ils firent sonner au chapitre les
chanoines. (Gargantua)
Le monde n’avait pas changé. Malgré cet incroyable évènement, cet oubli
collectif et simultané, rien n’avait changé. Il n’y avait bien entendu
plus de journaux, de livres, de sites Internet: mais des vidéos, des
images, des dessins. Et cela, on pouvait encore les lire, les
comprendre, en rigoler. Cela ralentit les processus de communication,
certaines zones du globe se retrouvèrent fortement isolées, mais rien de
plus. Comme si rien ne s’était jamais passé, comme si rien n’était
jamais arrivé: on en fit plus aucune mention, mais on ne chercha pas non
plus à effacer un passé à présent inaccessible. On aurait pu craindre
des autodafés: les incultes en veulent souvent aux traces de
connaissance par complexe d’infériorité mais rien ne se déroula. On
transforma les bibliothèques en monuments aux morts, on en interdit
l’accès à tous, excepté au dernier individu sur Terre capable de
déchiffrer les anciens écrits, notre lecteur. Et il s’amusa avec talent
à lire, parcourir, déchiffrer, comprendre, tous les ouvrages de la
grande bibliothèque, et au terme des six années y parvint. Il avait tout
lu. Il avait tout compris. Il avait tout retenu. Sa femme était restée
muette pendant six ans, le regard vide de toute substance. Comme si plus
rien ne comptait. Comme si plus rien n’existait. Le monde avait disparu.
Elle se traînait douloureusement, chaque jour ressemblait au précédent,
à la minute, à la seconde près. Comprenait-elle au moins la course du
temps, ou se voyait-elle immobile? Notre lecteur lui-même ne
s’intéressait pas à la question. Tout ce qu’il désirait, c’était
lire.
À présent parfaitement misanthrope, plus Alceste qu’Alceste lui-même,
il cherchait à comprendre les fondements de cette catastrophe.
Progressivement, le vertige qui le prenait quand il était dans
l’enceinte de la bibliothèque s’amenuisait et finit par disparaître
totalement. Mieux, il se sentait reposé à présent au sein des couloirs
d’Asmodée ou de Bélial, il n’avait plus besoin ni de manger ni de
dormir: l’ombre lui donnait tout ce qu’il voulait. À jamais.
Six ans plus tard encore, rien n’avait bougé, et l’ombre disparut. Il
devint ombre lui-même et rôda alors sur le monde, et progressivement ce
monde se réveilla et réapprit doucement à lire. À lire et à écrire. Et
tout redevint comme auparavant, comme avant la catastrophe. Un rêve de
douze ans.
Et lui de pouvoir continuer à lire, et c’était tout ce qui lui
importait.33
Le Vendredi 10 Mai 1996
Ce texte lourdement inachevé, puisque l’introduction elle-même ne
sera pas terminée, s’annonçait bien plus sombre, noir et pessimiste que
le premier réquisitoire qui laissait place aux doutes quant au fondement
de la démarche. Je ne situe pas sa date avec exactitude; il n’est ni
daté, ni signé, et l’écriture elle-même semble révéler que tout a été
composé d’un seul et même élan. En tenant compte des indications du
journal, il n’a pu être composé qu’après le 15 Mai 1996.
Introduction
Ce que je veux défendre et entends prouver, ce que je souhaite
décrire avec ardeur
Peut-être devrais-je commencer par ce qui me semble le plus évident, à
savoir répondre aux questions que vous vous posez: comment peut-on
décemment défendre une telle thèse, et ensuite pourquoi la défendre en
arborant la forme qui, visiblement, est ainsi décriée? Et pourtant,
c’est là tout le bonheur de mon écriture. Car mon texte est un texte
purement égoïste, et j’ose affirmer mon narcissisme et mon orgueil en
posant le fait que d’une part lecture et écriture sont deux mondes à
part, qu’ensuite je n’écris exclusivement que pour moi et moi-même et
que toute tentative de lecture serait vaine et inutile: mon doux pouvoir
reste ainsi posé, c’est celui de composer selon une idée saugrenue
certes mais avec conviction et sérieux, sur un ton juste et utile afin
qu’enfin éclate une mascarade aussi vieille que le papyrus: car l’Homme
qui lut pour la première fois la pancarte d’interdiction de circuler que
son voisin avait apposée sur sa clôture, cet Homme-là a réellement crée
la civilisation telle que nous la connaissons et le malheur qui en a
découlé et en découle encore.
Pourtant, si je me pose contre l’activité de lecture, je ne vais pas pour autant cracher ou renier la littérature, la belle littérature, car elle reste pour moi sans doute le plus profond de tous les beaux arts, aux analyses pointues et précises tant au niveau stylistique que philosophique; c’est là le support des idées et des libertés, des valeurs et des données: de grands Hommes s’y sont investis avec force et effort et ont su l’élever au rang de muse intouchable. Mais je ne veux y toucher non pas parce qu’elle est intouchable justement (il est toujours intéressant, instructif et surtout entreprenant de prendre les places fortifiées), mais parce que ce n’est pas mon bon vouloir de toucher à cette mère et à ces filles aux bontés incroyables. Ainsi, il me semble de mon devoir logique et naturel de débuter ce réquisitoire contre la lecture en faisant une apologie de la Littérature, puis des Auteurs avant d’aborder le vif du sujet. Maintenant que mon plan est posé, il me semble pertinent de remarquer que je m’en vais ainsi décomposer le trajet en omettant volontairement de traiter de l’objet support des Lettres, le papier, le livre ou l’affiche, cela est naturel pour plusieurs raisons, que je vais ici expliciter. Je vais en effet considérer le support écrit comme un objet de consommation, et non comme une pratique, un art ou une personne. En réalité, c’est le talent polymorphe de l’objet support qui semble délicat à aborder. Ses formes nombreuses sont virtuellement innombrables car tout objet, tout élément de la nature, toute personne humaine, animale, végétale, qu’il soit pris en tant que tel ou bien associé avec d’autres peut être, à condition de posséder un outil adéquat un support de texte. De façon pratique cela englobe l’ensemble des objets concrets de ce monde et des autres, ce que nous considérons comme réel et tangible (le sujet de ce réquisitoire n’est pas de définir présentement ces deux concepts, donc nous nous y attarderons pas et nous considèrerons leurs sens premiers et populaires comme unique entendement possible de ces termes), à cela nous ajouterons une nuance à la notion de tangibilité puisque cette dernière peut se révéler trompeuse. J’en veux pour preuve ces lumières ou ces gaz que l’on parvient à modeler et à travailler à travers d’autres matériaux pour dessiner lettres et dessins. Toutefois il convient également de considérer que tout gaz, fluide, liquide ou matière ne peut être à l’heure actuelle travaillée même si l’horizon d’espérance et le bon sens peuvent nous espérer de croire qu’il ne s’agit là que d’une question de temps; et l’on pourrait même imaginer dans un avenir plus ou moins proche pouvoir déplacer des planètes et des étoiles entières au moyen de cordes et de rayons invisibles et invincibles afin de communiquer. Une autre difficulté de l’abord relativement complexe du support écrit, que nous appellerons par la suite systématiquement « Livre » (avec une majuscule) tient aux rapports tout aussi complexes qu’il entretient avec les personnes, si bien que la connaissance, mais aussi les définitions, les images et les renvois ne sont pas singulièrement les mêmes de personne en personne pour un objet identique. Cela tient à l’essence, à la matière du support lui-même: il y a une relation de causalité entre l’objet et ce que l’on s’attend à y trouver. Mais cette attente est conditionnée par l’éducation de la personne, et sa familiarité avec l’objet.
Par extension, le Livre tendra à désigner la forme tangible, mais
également la forme abstraite du texte supporté. Ainsi, si nous
considérons l’affiche, nous ne nous attendrons pas à trouver un roman ou
un poème, mais un message bref, un slogan, une phrase nominale souvent.
Toute distorsion de ce point amènerait une rupture forte qui va
provoquer soit un intérêt accru dans la découverte de l’objet, soit un
désintérêt manifeste. Le Livre influençant donc nécessairement l’écrit
par nécessité de place ou de matière, il va donc y avoir un phénomène
particulier de contamination. Le poème est ainsi en base l’œuvre de la
brièveté et tient sur un pamphlet ou un billet; la mise en recueil
viendra briser sa condition et lui donner un sens nouveau: étudier un
poème sur un billet n’a pas la même valeur qu’étudier un poème dans un
recueil, de même qu’un épisode d’un feuilleton a une valeur particulière
que n’a pas le feuilleton dans sa globalité, l’épisode selon une vue
relative et non absolue et ce au-delà des réécritures qu’occasionne
parfois l’exercice; il faut en effet comprendre qu’un feuilleton doit
pouvoir se suffire souvent à lui-même, avoir un début et une fin. Mais
la lecture du début et de la fin, même si le début n’est qu’une suite
mis à part pour le premier épisode et que la fin est la promesse d’une
suite (sauf pour le dernier épisode) prend un sens nouveau ne serait-ce
que par la présence immédiate, dans le roman entier, d’éléments qui
nécessitaient peut-être reprises ou éclaircissements, résumés même; il
faut donc ainsi se garder de croire que parce que la lettre est
identique, le mot semblable et la phrase similaire le contexte de
parution n’a aucune importance. Je défends l’idée que d’autres auront
développée mieux que moi selon laquelle l’environnement paratextuel a
tout autant d’importance que le texte lui-même et peut au besoin changer
l’interprétation. Là est également l’injustice dont font preuves les
lecteurs vis-à-vis de l’objet: savoir ou non dans quelles conditions a
été écrit le livre et d’où provient le Livre va influer sensiblement le
rapport au support. Je me démarque donc de la question pour l’instant,
mais il est prévu, et si je parviens à mener à terme ce projet qui
devrait se construire parallèlement à celui-ci à l’heure où j’écris ces
lignes, j’aurai ainsi abordé certains des grands éléments du schémas de
la Lecture, l’auteur, le support, la pratique, l’art. Puisque le texte
sera ainsi décomposé, une partie tout d’abord concernant la Littérature
qui consistera davantage en mes rapports et mes vues sur l’art, une sur
l’auteur, son rôle et son image puis enfin sur la lecture, je préfère
définir de prime abord le domaine d’investigation, apporter les
définitions sur lesquelles se fonderont les réflexions; ceci afin
d’éviter d’avoir à redéfinir en début de partie des concepts que
peut-être l’on ne jugera pas utile de redécouvrir, et par souci de
clarté.
La Littérature
Peut-être que ce thème est le plus délicat à définir de prime abord, il
est pourtant essentiel de commencer par lui. Car j’entends par
Littérature tout texte écrit, y compris ceux qui n’ont pas vocation de
plaire, de toucher, de convaincre ou d’argumenter, et d’être lu. C’est
ce dernier point notamment qui sera primordial et c’est celui que je me
réserve pour la fin; car il montre ainsi que l’on peut encenser l’art
mais porter un jugement fort critique sur la pratique, et que la
Littérature peut tout simplement se passer de la lecture pour exister:
elle n’a pour unique but d’elle-même, et toute autre plongée en son sein
autre qu’en oubliant ce point serait ajouter une prothèse facultative au
texte, se projeter et tenter de lire un sens où il n’y en a aucun. Seul
l’auteur est amène à découvrir le sens de son texte, et s’il ne le voit
il n’en a alors aucun, et n’a qu’une vertu esthétique. C’est sur ce
barème que je vais distinguer deux catégories de Littérature: la
Littérature immédiate et la Littérature seconde.
La Littérature immédiate va consister en toute forme de représentation
écrite servant premièrement à véhiculer une information. Cela signifie
tout simplement qu’est Littérature toute inscription qui porte en
elle-même soit un rapport étroit avec un objet concret, soit un rapport
avec une personne concrète, soit un rapport avec un objet abstrait ou
fictif, soit un rapport avec une personne abstraire ou fictive, soit un
rapport avec un concept. Dans le cadre du mot, c’est la définition qui
par son existence va pouvoir l’accepter comme Littérature. La
périphrase, ou encore la formulation par une définition négative ou
contraire est une preuve de l’existence du mot comme Littérature
immédiate. Dans le cadre de la définition, celle-ci devra évidemment
être régie par le cadre du sens et de la sémiotique, de la syntaxe en
vigueur dans la langue exprimée; est définition viable une phrase dont
chaque mot peut à son tour être correctement analysé et identifié, et
donc l’association avec les autres mots de la phrase forme une suite
logique reconnaissable et compréhensible: la compréhension permet une
formulation différente de la phrase, avec d’autres mots et d’autres
structures. C’est cette vertu de polymorphisme ou encore de variation
dans la langue qui permet l’identification de cette Littérature
immédiate. Deuxièmement, elle va avoir pour rôle de véhiculer un concept
esthétique, et uniquement esthétique. Le mot, ou la phrase sera alors
écrite pour des vertus qui n’auront aucun rapport avec la transmission
d’une information mais qui auront été mûrement sélectionnées pour leurs
connotations et leurs symboliques complexes, qui tient souvent aux
graphèmes employés; ainsi, une langue muséographique comme le français
va aisément permettre aux artistes de travestir un mot en lui ajoutant
des données particulières et ce afin de le faire paraître plus ancien,
ou plus savant qu’il ne l’est en réalité. Je peux ainsi inventer un mot
ne renvoyant à aucune information, ni aucun concept. Aucune information
ni aucun concept que j’ai définis moi et moi seul, et non un lecteur –
ce consensus sera tout l’objet de la dernière partie de cette
introduction –; mais sa forme peut être agréable à voir
et à écrire, ou rappeler par sa sonorité ou sa graphie d’autres mots ou
même d’autres objets. Écrire, c’est avant tout dessiner d’une certaine
manière, avec des codes particuliers, mais cela reste du dessin. Et
inconsciemment, des mots, bien que renvoyant à aucune information vont
nous paraître porteur de sens grâce à cette esthétique. Il faut pour
cela se souvenir que l’esthétique, au contraire du beau, sert à
véhiculer des émotions: la peinture se sert ainsi de codes de couleurs –
primaires, chaudes, froides – pour s’exprimer. On peut
alors aisément imaginer des mots inventés qui ne doivent pas avoir sens
pour ce qu’ils communiquent, mais pour ce qu’ils représentent
graphiquement, dans leur sonorité ou la façon de les écrire, tout
simplement. Dans ce cadre précis, il est préférable de donner une autre
étiquette à notre terminologie, et de considérer cette Littérature
immédiate comme « primordiale », car faisant appel à des codes
d’instinct sociaux que l’on n’apprend jamais explicitement mais de
manière empirique, au contact de ses semblables. C’est une Littérature
première, naturelle, primordiale, universelle. Elle ne nécessite aucune
règle de grammaire ni d’orthographe, mais un stock de symboles
identifiés comme appartenant à l’écrit et que l’on va associer et
modifier selon ses volontés, les tordant, les allongeant, les découpant
en faisant en sorte qu’on puisse encore les reconnaître comme tel mais
porteur d’un sens esthétique et véhiculant une impression, un sentiment,
une volonté, bref, ce qui n’appartient ni au domaine du concret, ni au
domaine de l’abstrait mais au domaine de l’Homme, un domaine où la
pensée abstraite aura systématiquement des conséquences réelles sur le
monde concret. Cette Littérature immédiate et primordiale est savamment
utilisée et exploitée pour sa simplicité de compréhension, et on la
retrouve omniprésente dans les études de publicités et de slogans. Plus
couramment, tout un chacun développe au fur et à mesure de son
apprentissage de l’écriture son écriture personnelle qui peut bien
souvent refléter la personnalité de son auteur; ce point aura ainsi
servi de base à la science dite de la « graphologie ». On comprendra
ainsi aisément pourquoi cette discipline n’est pas recevable pour les
scientifiques et les aficionados des sciences dures puisque son domaine
d’investigation tient à des interprétations esthético-artistiques et se
rapprochent ainsi plus sincèrement de la critique d’œuvre d’art que de
l’observation minutieuse. En cela on peut la considérer comme non
recevable car venant projeter une interprétation sur des dessins qui
n’appartiennent qu’à leur auteur, postulat contre lequel je m’insurge
violemment depuis toujours et qui sera l’objet d’une discussion dans la
partie correspondant à la pratique de lecture.
La Littérature seconde se distingue de sa première consoeur non
seulement par le degré de réflexion induit par sa pratique, mais
également par son caractère double puisqu’elle endosse à elle seule les
deux Littératures immédiates, les combine et les relie pour former un ou
des nouveaux sens au mot et à la phrase. Combinant à la fois information
et esthétique, il s’agit de la « Belle Littérature » comme on l’entend
parfois, du moins celle qui est étudiée, récompensée, généralement le
plus lue et ce quel que soit le degré de perfection du message ou de
l’esthétique en question. Il s’agit véritablement de l’Art défini comme
Littérature, et c’est elle qui sera l’objet principal de la partie
suivant cette introduction. Cet Art va alors se décomposer en une
fonction communicative, le fond, et une fonction esthétique, la forme.
Il faut rappeler que les deux domaines se complètent et
s’interconnectent régulièrement, l’un inspirant le second et ainsi de
suite, mais que généralement l’un des deux va être choisi par l’auteur,
plébiscité comme plus important: il devient ainsi majeur, l’autre
devenant mineur. Tout le jeu consistera à user de son talent pour
choisir et se tenir le long du manuscrit – ce qui ne va pas sans mal
parfois, ou au contraire est profondément voulu – du
rapport de force et de le faire rentrer dans des zones délimitées de par
avance du fait du genre dans lequel le texte va s’inscrire, l’histoire
racontée, le message à communiquer. Et tout le génie consiste souvent à
faire prendre au texte une certaine forme pour lui faire raconter une
intrigue qui d’ordinaire trouve sa place dans des formes plus
canoniques. Toutes les études théoriques concernant la narration, la
focalisation, les temps du récit... trouvent leurs utilités au sein de
cette vue duelle. Aristote aura crée sa terminologie et songé aux genres
littéraires selon ces méthodes narratives, et va inscrire définitivement
dans le marbre des concepts qui seront des règles appliquées et
discutées par des générations d’auteurs à leur suite. La soudure entre
les deux faces d’un texte de Littérature seconde fait qu’il est
difficile de traiter de l’une sans parler de l’autre, même, cela devient
abscons pour ne pas dire sans but. Cela fera également l’objet d’une
discussion plus large dans les parties consacrées à la Littérature et à
l’Auteur.
Cette courte introduction se voulait également porte-parole d’un concept
particulier, celui qui édicte qu’il n’y a pas de « sous-culture ». Bien
que l’on puisse tracer, avec précaution et relativisme un axe absolu
vers le haut pouvant quantifier le degré de réussite, de profondeur et
d’intérêt d’une œuvre – si ces données étaient bien sûr quantifiables,
ce qui reste une utopie dangereuse –, cet axe n’aurait
pas d’origine, pas de point zéro où se trouverait la pire des œuvres, ni
de domaine dans le négatif passé l’œuvre la plus basse du barème.
Autrement dit, tout ce qui est écrit, du gribouillage du petit enfant
aux œuvres immortelles des panthéons grecs peut être considéré comme de
la Littérature, dans la mesure où il y a toujours projeté dans
l’écriture une partie de l’âme et de la sensibilité de l’auteur, quand
bien même ce dernier ne se rend pas compte de cette action ou qu’il
souhaite soi-disant s’en démarquer sensiblement. Juger une œuvre et
vouloir l’interpréter, c’est vouloir juger la personne et l’interpréter.
C’est vouloir dresser un portrait psychologique de la personne à
l’origine du texte, ce qui nous amène naturellement à définir ce qu’est
un auteur.
L’Auteur
Un auteur est la personne à l’origine de n’importe quelle production
littéraire. On distinguera au sein de ce terme l’auteur et l’écrivain,
ce dernier terme étant beaucoup plus restreint dans son domaine
d’investigation: il s’agit de celui qui a fait de son métier, ou qui
s’occupe principalement de Littérature seconde ou Littérature tout
simplement, c’est-à-dire celui qui, en plus de raconter une Histoire,
une intrigue, aussi simple soit-elle, ou désire faire passer un message
habille son écrit ou son discours de données esthétiques, d’une forme
pensée et mûrement réfléchie qui va épouser, ou au contraire se poser en
contradiction avec le message établi pour créer une rupture. Cette
différence va également se remarquer profondément dans le statut même de
l’activité: si auteur est un état – comme on peut être malade ou en
bonne santé, myope etc. par des contraintes physiques ou bien conducteur
ou gardien selon des activités concrètes –, écrivain
est un métier qui répond alors aux mêmes normes et critères que tout
autre activité professionnelle, à savoir éthique et morale du travail,
rémunération, syndicalisation – on parlera plus volontiers
d’associations, le mot syndicat étant réservé aux stricts ouvriers
– etc. La donnée inébranlable de l’auteur et donc de
l’écrivain, c’est qu’il s’agit nécessairement d’une personne humaine
possédant une conscience; un animal ne peut être un auteur, puisque
l’acte d’écriture, comme précisé ci-dessus, consiste à projeter au sein
d’une matière écrite une partie de cette conscience, de cette âme. C’est
un point nécessaire et indispensable, et n’est pas œuvre de Littérature
une création fortuite d’un animal qui, par hasard ou (mal)adresse va
dessiner un caractère assimilable à une lettre ou, plus rarement mais
potentiellement faisable une série de caractères que l’on va assimiler à
un mot, tout comme les perroquets et les mainates ne parlent pas ni ne
produisent des sons pensés, mais sont capables d’imiter des voix et de
produire des sons que l’on peut assimiler à des paroles. Un auteur
écrit, et l’écriture est l’activité de l’auteur et de lui seul. À
présent, une distinction qu’il faudra définir sera la frontière entre
l’auteur et l’écrivain. Cela sera l’objet de la partie qui lui sera
consacrée.
La Lecture
La Lecture est l’activité de lire. Je vais néanmoins décomposer cette
activité en trois grandes branches, et mon réquisitoire portera
majoritairement sur la troisième, la moins enviable de toutes. Je vais
ainsi définir la lecture, la lecture de compréhension et la lecture
d’interprétation.
La lecture compose l’activité de lire et c’est l’apprentissage que l’on
fait aux enfants lorsqu’ils sont scolarisés. Cela consiste pour les
professeurs à établir les relations qu’entretiennent les signes
graphiques avec le monde défini, réel ou irréel. Ces relations sont
différentes selon le système d’écriture envisagé d’une part, et d’autre
part la découpe du monde telle qu’on l’aura faite au cours des siècles
précédents. En priorité, et puisqu’il s’agit du code que j’ai appris et
que j’utilise encore, intéressons-nous à l’activité de lecture dans le
cadre d’une relation de sonorité. Les alphabets romains, cyrilliques,
arabes etc. fonctionnent originalement sur la retranscription exclusive
et totale des sons produits par la bouche et discernables par l’oreille
d’individus appartenant au même peuple ou à la même société. À un seul
son va correspondre un seul symbole, à la graphie simplexe permettant
une appropriation totale dudit symbole par la personne, qui va pouvoir
l’exploiter aisément et produire sur elle des modifications graphiques
comme décrit dans la partie « Littérature » selon son bon vouloir, sans
pour autant empêcher sa reconnaissance. Au fur et à mesure toutefois
dans l’Histoire d’un peuple, les sons identifiables vont se corrompre,
certains vont disparaître tandis que d’autres vont apparaître. La
graphie devra alors s’adapter, et elle s’adaptera de deux façons
différentes: ou bien elle va créer de nouveaux signes, soit des
totalement novateurs, soit des notations suscrites (accents,
cédilles...), ou bien elle va considérer que l’association de deux,
voire de trois signes vont être interprétés comme image du son nouveau.
Un autre système graphique va consister en un système d’idéogrammes où
un symbole va dépeindre un objet du réel ou un concept. La lecture de
compréhension concerne l’étape supérieure de ce système; une fois le mot
lu et identifié comme mot porteur de sens, il faut le rattacher au sens
auquel il renvoie. En augmentant son vocabulaire, l’individu devient
ainsi capable de comprendre un nombre croissant de mot et de définir
avec une plus grande précision son univers. Enfin, la lecture
d’interprétation formera l’objet premier de la partie
correspondante.
[Note du transcripteur: En note]
Quelque chose d’affreux, de violent à présent; il faut que le style soit
profondément différent pour comprendre que je suis tout à fait sérieux,
et que le ton pédant jusque là ne doit pas être pris au second mais bien
au premier degré.
Puis conclure.34
Ces billets sont les derniers textes que j’ai pu recueillir de
mon parent. L’ordre est arbitraire: à l’instar de Pascal ou d’André
Chénier, j’ai dû interpréter certaines épitaphes et apophtegmes afin de
créer un ensemble cohérent. J’ai failli les ordonner selon de grandes
parties, selon des thèmes communs: mais hélas, tout était dans tout et
choisir aurait été synonyme d’exclusion tant certaines rêveries comme je
les nomme sont évasives. Je les ai numérotés, encore une fois comme
Pascal, afin de mieux me référer parfois à un élément plus haut. Il y en
a exactement cinquante-deux.
1. Dans mon encrier, je trempe ma plume et ma rage, je distille
cette douleur et cette peine qui me détruit et me noie. Je supporte la
haine du monde, comme un poids sur mes épaules, et me rends responsable
du malheur de cette humanité. Du plus petit drame aux massacres
ignobles, tout est de ma faute et je le sais. Je dois expier mes péchés.
Mon stylo n’est plus un outil : il fait partie de moi-même. C’est un
prolongement de mon bras, de ma main. Il surgit de mon poignet, l’encre
se mélange à mon sang et je noircis ainsi le papier. Chaque mot, chaque
lettre me transperce en long comme un coup de poignard. Comme si on me
saississait le coeur dans un étau de feu et que mon essence entière
était comprimée, comme si on me tordait l’estomac et que l’on me
lacérait les viscères, comme si on supprimait ma raison entière de vivre
et ma volonté propre. Je ne suis plus un homme, je n’ai plus de dignité.
Je ne suis plus qu’un instrument. La main, le stylo me guide. Moi, je ne
suis qu’un pantin. Et je ne peux qu’écrire. Car c’est ce que je porte
dans mon sang. Ce sont les larmes que je verse jour après jour, nuit sur
nuit. Je ne mange plus que du papier et bois de l’encre. Je cherche à
ôter cette satanée douleur de mon estomac. Cette douleur qui me fait
vomir chaque matin et me transforme en mort-vivant. Cette douleur qui me
permet juste de me traîner devant mon bureau et me permet d’écrire.
Cette douleur qui disparaît lorsque j’endosse le malheur et la détresse
du monde.
Je dois me faire pardonner.35
2. On ne sera coupable, et réellement coupable, aux yeux de la
société que si le crime a un mobile. Un crime sans mobile n’est pas un
crime mais un instant de folie, et un fou ne sera pas coupable. Il est
facile pour quiconque de se faire passer pour fou, seule la conscience
brute compte. Et d’avoir une conscience ou de ne pas l’avoir, de se
distraire comme on peut. La vie n’est qu’un jeu comme les autres.
3. Voyager, voyager, voyager. On ne voyage que quand on va
quelque part. On erre le cas échéant. J’ai toujours erré sans réellement
voyager, sans savoir où j’allais. À jamais orphelin, j’ai l’impression
d’être toujours passé à côté de ma vie, sans avoir vécu.
4. Horizon, espoir perdu rouge, décharné et creux,
Creux
5. Aimer
6. Marie
7. J’ai longtemps cru à l’amour, puis je suis devenu adulte à
mon tour. Et je n’ai plus vu que prêts et rendus. J’ai préféré fermer
les yeux avant que de ne me les crever.
8. Jamais je n’écrirai sur machine à écrire, jamais; il manque
un contact qui me fait frissonner. Cette douleur qui me permet d’écrire
et qui disparaît lorsque j’endosse le malheur et la détresse du monde.
Une odeur, une pression. Une pression... écrire sur un outil mort, c’est
écrire des morts, pour les morts. Je n’ai jamais aimé les élégies.
9. J’aimerai atteindre à l’écriture le talent de nombre
d’auteurs mais je n’y parviendrai jamais, autant m’y résoudre. Alors
plutôt que de vouloir les imiter, je vais m’en détourner, et ne plus
jamais rien lire. Ainsi je ne serai jamais frustré, et ainsi le monde
m’apparaîtra plus beau, même si pour cela je dois à tout prix haïr tout
ce qui est littéraire et lecture. Je haïssais auparavant tout ce qui
n’était pas lettres, je les hais à présent. Que me reste-t-il à aimer?
Ai-je seulement besoin d’aimer?
10. La guerre a été cause de beaucoup de mes malheurs, à
compter de mon statut d’éternel errant, d’orphelin critique. J’ai perdu
mes parents, et ma petite mémoire: je n’ai jamais pu me souvenir de
l’avant, d’avant mes six ans, comme si je n’étais né qu’à ce moment
précis. Pourtant, je ne peux me résoudre à haïr un conflit qui a fait de
moi ce que je suis. Haïr la guerre reviendrait à haïr qui je suis, et je
ne me hais pas, ou prou; certes, j’ai parfois des remontrances envers ma
personne, je déteste certaines de mes paroles et regrette certains
gestes mais je n’ai pas envers moi de ressentiment particulier. Je ne
suis pas de ces romantiques absurdes qui, se voyant dans le miroir au
matin se déteste derechef et haïssent jusqu’au moindre poil de leur
menton, non; je me reconnais, mais je ne sais pas vraiment dire si je
m’aime ou me déteste. Pour que rien n’évolue en ce sens, je devrai ne
pas penser à ma condition. Rester tel que je suis, donc ne plus penser.
Mais si je ne pense plus, je ne suis plus.
Autant dire que je n’ai jamais été et que je n’ai jamais vécu, et que
rien ne m’aura donc marqué.
11. Je suis vide, désespérément vide. Je n’ai aucun sentiment,
je suis vide. Je ne peux rien ressentir, je n’ai fait que jouer la
comédie toute mon existence.
12. Le bois que l’on tord dans tous les sens, est-il animé de
sens? On en fait des meubles, des monuments, des médailles, peut-il
penser? Le bois qui pense et qui chante, qui travaille est plus vivant
que moi, qui avance sans vivre et vis sans exister.
13. L’ordinateur a cela pour lui: on n’use pas de papier comme
on en use. Vivent le bois et les plantes qui nous servent, et que nous
remercions en brûlant et saccageant leurs forêts!
14. Je ne sais rien et je l’ignore; je ne sais donc vraiment
rien, mais de plus je ne peux rien apprendre.
15. Mort, mort, intelligence et mort. L’intelligence et la
culture ne valent rien, et disparaissent à notre mort sans laisser de
traces. Que l’on meure idiot ou que l’on meure cultivé, s’il faut
mourir...
16. La sagesse, voilà ce qu’il faut. Mais vieillissant je ne
deviens pas sage, au contraire; je reste un petit gamin qui voit le
monde avec des yeux pleins d’innocence. Mourir à cent ans sans en avoir
vécu cinq, quel gâchis!
17. Je n’ai jamais compris l’intérêt des masses modernes pour
le fantastique, la science-fiction ou le merveilleux. Pour autant j’aime
les contes de fée; mais je ne peux concevoir que les mondes créés à
l’emporte-pièce, sur un coin de table, qui ressemblent fortement au
nôtre si ce n’est que l’on a transposé le tout à une époque moyenâgeuse,
épée rutilante et rapière étincelante, soient aussi populaires! Cela
attire la masse qui croit voir de l’épique, mais que recherche-t-on
réellement dans ce genre qui, tandis qu’il appartenait jadis aux contes
pour enfants est devenu une philosophie étudiée en université? Je ne
pense pas qu’il s’agisse de l’aventure, de l’action, de l’émotion... à
mon sens, la réponse est ailleurs. Il s’agit, je présume, de générer un
univers relativement complexe (et ceux-ci se sont formidablement
complexifiés; ce n’est plus une simple Terre que l’on dessine, mais un
univers entier, avec son passé, son futur, son présent). Tout a déjà été
écrit, et l’on observe qu’une infime portion d’une histoire qui nous
dépasse de loin, et de très loin. Les auteurs veulent tout écrire mais
cela leur prend une vie, et on remercie non plus l’intrigue mais
l’absurdité de la quête qui prend toute une vie, et ne sera jamais
achevé. Ils font des Bibles, des Corans, inventent des messies et des
Dieux. Ils réécrivent le monde mais, comble d’ironie, il n’est pas si
différent du nôtre, au contraire: on retrouve les mêmes rapports de
force, les mêmes sentiments, les mêmes situations. Que cherchent-ils à
prouver? Veulent-ils assurer la suprématie d’un modèle qui n’est sans
doute apparu que par pur hasard? Croyant inventer un nouveau monde, on
ne fait que dépeindre un ancien, cela seul et rien de plus. Ils ne font
que considérer une destinée, une prédestination qui n’est que
l’interprétation d’un hasard parmi tant d’autres. Et que si les choses
sont ainsi ce n’est pas grâce à quelques règles physiques ou divines...
je crois à Dieu jouant aux dés, du moins je crois à une partie de dés.
Rien n’a de sens et rien n’en a; et plus on tente de chercher un sens
dans cette cruelle absurdité qu’est l’univers connu, plus on interprète
encore et encore des signes qui n’en sont pas et même les plus
altruistes et les plus sceptiques, rien que par leur seule existence et
leur réflexion sur l’existence, à peine disent-ils « suis-je » ou « je
serai » qu’ils corroborent à cette supercherie. Le monde est une
bibliothèque de Babylone: plus précisément, un certain livre parmi tous
ceux-ci. Et vouloir l’interpréter suppose un plan supérieur qui ait
amené sa création, alors qu’il n’en est rien. Voilà pourquoi je ne
supporte plus de lire, de comprendre, d’interpréter: toutes les thèses
sont fausses. La vérité n’est qu’une sombre utopie que je souhaite
rejeter. Au-delà bien et mal? Non, au-delà vérité et mensonge. Au-delà
de deux concepts absurdes qui supposent des valeurs dans un monde, dans
un univers qui en est dépourvu. La création n’est pas une solution,
c’est un coup de fouet, c’est un fer: c’est une manière comme une autre
d’enfermer les peuples en leur faisant croire qu’ils observent un autre
monde, à travers une autre lorgnette. Mais le simple fait que l’on
puisse comprendre ce monde révèle sans faillir qu’il ne s’agit que du
même modèle, mais on s’arrête toujours sur la forme.
La forme, toujours la forme! Il faut s’y consoler, puisque tout sonne
creux.
18. Pourquoi mon regard se porterait au-delà de cet horizon? Me
contenter de ce que j’ai. J’ai toujours voulu adhérer à cette difficile
pensée, me dire que rien, rien, rien n’est au-delà. L’herbe du voisin
n’est pas plus grasse ni plus verte, et ma vie ne peut pas être
meilleure. Peut-être n’ai-je jamais voulu considérer l’espoir comme une
donnée abordable. La vie coûte chère de nos jours, il faut se contenter
de ce que l’on a. Quand je regarde autour de moi, je vois ce que je
possède et non pas ce qui me manque. J’embrasse en un regard ma femme,
ma petite-fille, ma maison, mon chien. Mes livres, mes précieux livres,
mes plantes. Quand j’étais jeune, je ne parlais jamais au futur, et
maintenant il est trop tard pour cela également. J’ai toujours vécu ma
vie, sans jamais en espérer une autre. Je n’ai jamais rien espéré; j’ai
appris l’amour par hasard, la joie d’être père et la douleur également.
Rien de ce que j’ai vécu n’aurait pu m’arriver, tout comme tout ce qui
arrivera peut ne pas m’arriver. Il n’est rien d’écrit, même si je pense
encore parfois le contraire...
Ma réflexion hésite entre l’ombre d’une absurdité absolue et la
lumière d’une vérité omniprésente. Considérons les deux choses. D’une
part, si rien n’a de sens; alors ces écrits, ma maison, ma femme, mon
fils, mais moi-même également n’avons strictement aucun sens. Ma vie et
ma mort n’auront aucun sens, tout comme la vie et la mort d’Isabelle.
Peu m’importe de vivre alors, mais peu m’importe tout également de
mourir. Je ne suis pas alors roi de mon existence, puisque je suis
incapable d’en trouver un sens, qu’elle n’en a jamais eu et n’en aura
jamais. Les choses ne dépendent pas de moi, puisqu’elles dépendent de
rien ni de personne: elles ne peuvent être reliées les unes ou autres
sans trouver une essence et un but qui iraient contre leur absurdité
immanente, tout comme elles ne peuvent être prises indépendamment les
unes des autres pour la même raison (dans ce cas-là, leur seule présence
justifierait leur existence). Il convient alors de décréter que rien
n’est, rien n’a été et rien ne sera. D’autre part, si tout a un sens;
alors ces écrits, ma maison, ma femme, mon fils, mais moi-même également
avons un sens. Ma vie et ma mort également, ce qui suppose que tout est
relié, tout est dans tout, je ne suis que la conséquence de ce qui a été
et la cause de ce qui sera. Mais cette complexité incroyable me met
indubitablement hors de tout espoir de compréhension: je ne suis donc
pas non plus maître de mon existence, et je m’en réfère à un plan divin
infiniment inaccessible. À ma petite échelle, que tout ait un sens ou
que rien n’en ait, cela est exactement la même chose. Je préfère ne plus
m’interroger et vivre doucement, un jour après l’autre. Mais ma
condition humaine ne renvoie sempiternellement vers cette ontologie
mauvaise dont je ne peux me débarrasser. Je ne voudrai pas être un
augustinien primaire, mais la condition de l’humanité me paraît bien
cruelle et bien grave pour l’avoir confiée à des Hommes.
19. Pour un mort, rien n’est plus mort qu’un vivant.
20. J’aime travailler la terre. Cela fait se sentir humble. La
terre est basse, comme me disait un vieil ami; et quand on se baisse
pour ramasser un poireau, c’est comme si on s’agenouillait pour honorer
un seigneur doux et bon qui nous permet de dévorer ses fruits. Il
comparait le monde à une seule même entité, et l’appelait Gaïa, ou
Eterna; et nous de manger ses flancs incroyables et généreux. Il la
voyait fidèle, mais désintéressée dans le même temps, qui donne
puisqu’elle peut donner mais qui aurait pu ne pas donner. Il ne croyait
pas en un déterminisme quelconque et m’assurait que l’Homme aurait mangé
des rochers et de la terre si les plantes n’avaient pas existé. Il
soulevait un point intéressant auquel je ne m’étais jusque là aucunement
intéressé: que toute thèse évolutionnisme va par essence contre tout
déterminisme...
Et les Lumières de l’avoir judicieusement prouvé.
21. 236
– Courant d’eau pur, courant d’eau fraîche,
Poireaux, salades, cornichons et concombres,
Que ne voudrais-je jamais être maraîchère,
Que n’aimerai-je jamais rester à l’ombre!
22. 3 – Quelles différences peut-on faire
entre une plante et un arbre,
Entre un homme et une femme,
Entre une feuille et un chêne,
Entre l’amour et le drame?
23. 4 – Six jeunes Hommes allaient et
couraient à gauche et à droite,
Transportant dans leurs paniers de quoi se nourrir pour deux ans;
Mais hélas, six jeunes filles que l’on nommait « ingrates »
Mangèrent tout contre un joli sourire et un baiser volant.
24. La solitude n’est pas une tare, c’est une qualité. Que ne
devrait-on plus dire « il ne supportait plus la solitude » mais « il ne
supportait plus qu’on l’ignore » !
25. Certains trempent leur rage dans l’encre calvaire.
Des romantiques transis souffrent de leurs mots.
D’autres encore écrivent des brûlots incendiaires
Ou bien mettent à nu dans un pamphlet leurs idéaux.
Je n’ai ni rage, ni amour, ni haine, ni idéal.
Ni auréole, ni cornes, ni Diable, ni Dieu.
Je reste assis quand sonne l’heure du bal
Et je me nourris de ma peine en bienheureux.
J’ai les mains qui tremblent, je ne sais pourquoi.
J’aimerais hurler mais je ne le ferai pas.
Je voudrais pleurer mais je ne le dois pas.
J’espère mourir mais ça ne se fait pas.
Liberté, disait Mal-Aymé, j’écris ton nom!
Solitude, je crache sur ton existence!
Mais l’une et l’autre me transpercent en long;
Ces deux seins seront mon ultime déchéance.
Quand je crois serrer mon bonheur, je le broie.
Quand je regarde l’avenir, je me brûle les yeux.
La vie fait mal quand on ne s’y attend pas...
Quelle chance de pouvoir survivre à deux.
26. J’ai la mélancolie des soirées dansantes. J’ai la
mélancolie d’un temps que j’ai connu et qui est à présent perdu. Quand
reviendra la lumière?
27. Le bonheur n’est pas une sensation, un état, aussi immortel
soit-il ou un sentiment, non. C’est un flux. Il a été créé avec
l’humanité. La liesse, l’amour, la chance, la joie des premiers hommes
l’ont fait grandir, encore et encore, augmentant ce capital sans limite.
Mais lorsque le premier homme fit du mal pour la première fois à son
voisin... Alors le capital s’arrêta de grossir. Le taux de bonheur n’a
plus jamais grandi. La fiole dans laquelle il se trouvait s’est fêlée
et, pour la plus grande joie mais aussi pour le plus grand des
désespoirs, le bonheur s’est mis à se répandre sur Terre, tout autour.
Il erre de coeur en coeur, d’âme en âme, sans fin. Quand il touche
quelqu’un, il le couvre de bonté : amour, gloire, sagesse, savoir,
amitié, chance. Tout lui sourit. Mais quand il s’en va... On dit qu’un
malheur ne vient jamais seul, c’est faux : en fait, le bonheur s’en va
progressivement. Car le taux de bonheur est fixe en ce monde. Voilà
pourquoi le bonheur des uns fait toujours le malheur des autres. Il
passe de main en main, sans jamais s’arrêter. Il transforme la bonne
humeur en joie, l’amitié en amour. L’amitié en amour.
28. Une oreille percée, c’est la peau qu’on assassine;
Sous prétexte de diamants, d’or et de carats
On prétend parler aux fées, et on en dessine
Sur la peau et les hanches, sur les abats.
Tatouage ou tatouage, c’est toujours la même chose,
Du charcutage,
Et fort morose.
29. Une épée qui perce, c’est la vie qu’on assassine;
Sous prétexte d’idéaux et de révolutions,
On prétend parler aux Dieux, et on en dessine
Sur les armures, les oripeaux et les écus.
Sang versé ou sang qu’on fait verser, c’est toujours la même chose;
Du charcutage,
Et fort morose.
Mais que cela fait rire!
30. De toutes les couleurs, le noir est la meilleure. Car on ne
peut atteindre le noir complet qu’uniquement en l’absence totale de
lumière, et sans lumière il n’y a plus rien, pas même soi. Un rien qui
se contemple soi-même. Il est difficile de trouver un chat noir dans une
pièce sombre, surtout quand il n’y est pas. Il est omniprésent, et il
suffit de fermer les yeux pour en avoir un timide aperçu: fermez les
yeux, et le monde disparaît. Fermez les yeux, et le noir apparaît. Il ne
peut y avoir de noir dans le monde et de monde dans le noir: la couleur
est donc encore une vue de l’esprit. Accepter l’existence du noir vient
à renier le monde et vice-versa. Donner du sens au noir, c’est priver le
monde de sens, et donner du sens au monde c’est en ôter au noir. Et
pourtant le noir existe, ou du moins on croit le reconnaître...
serait-il alors possible que le noir, dans ses compromis, propose une
forme d’alternative au monde que nous connaissons?
31. Les étoiles tombèrent du ciel et les îles changèrent de
place. La lune tomba du firmament et le soleil disparut derrière
l’horizon. L’eau des fleuves devint rouge et les morts se levèrent de
leurs tombes. Alors, venus de l’au-delà surgirent quatre cavaliers sur
quatre chevaux blanc, rouge, noir et vert, harnachés d’or, de rubis, de
diamants et de saphirs.
Le premier s’appelait Aznort, Seigneur de l’Apocalypse, Prince de la
Peste, il fendait l’air de sa lance de Feu et répandait le malheur avec
son bouclier de Larmes.
Le second s’appelait Garnort, Seigneur de l’Apocalypse, Prince de la Famine, il tranchait les cieux de son épée de Cristal et achevait le bétail de ses bottes d’Airain.
Le troisième s’appelait Purnort, Seigneur de l’Apocalypse, Prince de la Guerre, il tuait les vivants de sa masse de Fer et faisait s’étendre la haine de sa main Glacée.
Le quatrième et dernier s’appelait la Mort, Seigneur de l’Apocalypse,
Prince de la Détresse, il renversait les arbres de son souffle Noir et
empêchait la fleur de repousser de son regard Ténébreux.
Ils vinrent tous quatre, parfaitement alignés, au trot et au galop et
parcoururent les terres perdues. Et quand un paysan les voyait, face
contre terre il les implorait et priait:
« Délivrez-nous du mal! »
Mais les cavaliers repartaient en riant et en hurlant, lui tranchaient
la tête et ne lui accordaient aucun pardon.
32. Au printemps, lorsque les fleurs sortent enfin de terre,
quand les séraphins jouent ces divines mélodies qui emplissent les
coeurs de joie et de miel je viendrai, ma toute belle, ma cithare à la
main et je t’emmènerai courir la campagne; nous nous arrêterons alors
sous un frêne et nous rêverons tous les deux. Te chantant des romances
connues de moi seul, je te ferai découvrir la beauté de ce monde qui
n’attend que toi pour être conquise. Il te suffira de tendre la main
pour saisir la douceur de tes ambitions et le pollen joli.
En été, quand les champs de blés deviennent or et que les abeilles frémissent de leur danse hypnotique je viendrai, ma toute belle, ma flûte à la bouche, et je te ferai connaître les mille vallées des horizons verdoyants. Les pieds perdus dans des fleuves assassins, nous goûterons cette fraîcheur éternelle et nous parlerons de poésie et d’amour, nous envisagerons un avenir radieux dont nous serons les Dieux et les Maîtres. Il te faudra ouvrir grand les yeux afin de voir les merveilles qui t’entourent et te supportent.
À l’automne, si les feuilles brunâtres se mettent à tomber des arbres et que le ciel se couvre de gros nuages lourds je viendrai, ma toute belle, ma guitare à l’épaule, et sous une arche de pierre bien à l’abri de la pluie, je te ferai rêver les plages souriantes où soufflent les alizés. Au son de ma voix tendre et forte à la fois, tu soupireras des paradis cléments et des arcs-en-ciel prodigieux qui te feront oublier ta misère et ta détresse. Tu ne devras que libérer ton âme des pleurs et des peines pour goûter aux auspices prodigieux des oracles divins.
En hiver, le blanc manteau recouvrira tout: les fleurs, les coeurs,
les campagnes, les frênes, les blés, les rivières, les vallées, les
plages et les pierres. Une barbe blanche de coton et de flocons,
impénétrable, témoignera de l’âge avancé de l’année que nous venons de
vivre tous les deux. Mais devant un feu de cheminée, sur une peau de
bête soyeuse et moi, jouant du piano pour tes beaux yeux, je te
raconterai le périple du printemps, l’espoir de l’été et la chute de
l’automne. L’un contre l’autre, cela ne sera plus que notre ultime, que
notre dernière vérité, nous réécrirons le monde comme il le faut et
comme il doit l’être: à notre image.
Tout ceci je le ferai pour toi.
33. Qu’est-ce que l’érotisme? Comment pourrait-on définir
l’érotisme? C’est là un concept qui me dépasse fortement, tout comme
celui d’amour. Qu’est-ce que l’amour? Je sais ce que c’est, mais
impossible de mettre un mot dessus. Le simple fait de l’avoir inventé
crée plus d’ennui qu’il n’en résout. On n’aime jamais: on aime « bien »,
« fort », « à la folie » ou « pas du tout » (sans pour autant détester).
Il fallait bien pourtant créer un nom pour suppléer l’absence de
pantomime du Texte, de la Lettre! Mais parler d’amour, ou plutôt faire
l’amour comme on le chantait jusqu’à peu, est délicat. Et on ne nous
croit jamais sincère; comment dès lors pouvoir être sincère quand on
parle d’érotisme? On l’est réellement alors si on agit, et non si on en
parle. Tout érotisme parlé, écrit, décrit est vulgaire et suggère
davantage la passion physique que l’érotisme en lui-même. Car n’est
érotique pas acte de chair ni paroles de chair ou parole d’amour: il
s’agit d’un acte d’amour physique, sans être un acte d’amour de chair.
C’est une caresse au-delà des zones pertinentes, un baiser sur les
cheveux; c’est une rose fraîchement coupée qui parcourt avec tendresse
un corps perlant de sueur, c’est une robe que l’on soulève aux genoux
sans quitter sa chère des yeux. L’érotisme, c’est la quintessence de la
relation, elle prépare l’excitation et lui donne un sens: l’acte
physique n’est qu’un tomber de rideau et non l’essentiel de l’amour, et
la suggestion donne bien plus de bonheur que ce fatras de corps sans
queue ni tête. Ainsi l’amant idéal sera romantique quand il voudra
charmer, passionné quand il voudra embrasser, érotique quand il voudra
caresser; et enfin quand il satisfera le plaisir sa douce sera comblée.
L’amour demande du temps. Beaucoup de temps.
34. Les saisons sont une illustration parfaite de ce que
l’Homme sait faire le mieux: découper, trancher, établir des frontières.
Jamais la nature ne se demande quand commence l’été et finit le
printemps; tout comme on n’a jamais cessé de parler latin en Gaule, le
temps ne s’arrête jamais. Il passe imperceptiblement d’un stade à un
autre. Le début d’un été n’est que la fin d’un printemps, la chute de
l’hiver ne fait que consacrer son début. Mais bien entendu, il a fallu
mettre un nom sur tout et toutes choses... quelle idiotie. Pourquoi
vouloir nommer, dénombrer, quand il suffit d’attendre et
d’observer?
35. Je n’ai jamais, de mémoire, été à la mer. Je n’ai jamais
connu les plages, les flots bleus. Les images paradisiaques des cartes
tropicales ne me tentent pas: et je les vois comme des rêves
hypothétiques, que je pourrai faire mais que je ne fais pas et non comme
des ambitions aznavouréennes.37
36. Tuer me paraît une chose imbécile: le temps est déjà
suffisamment assassin sans que l’on ne lui donne un coup de main digne
de figurer dans les annales d’association de malfaiteurs.
37. Il est des textes avec lesquels j’ai plus d’affinités que
d’autres. Des extraits, des mots, des phrases qui sonnent mieux à mes
oreilles, qui paraissent plus beaux à mes yeux et à mon esprit ; ces
billets, je les lis et relis, encore et toujours et cela provoque en moi
un sentiment de bien-être extraordinaire.
38. Un monde qui se fige, c’est la lumière qui disparaît,
C’est les montagnes qui croulent,
La terre qui ne sera plus jamais labourée,
La mer qui ne pourra plus gronder,
Le ciel qui ne pourra plus tonner:
C’est le temps qui nous l’enlève, et je crois avec raison
Qu’il n’est, comme le disait Bergson
Qu’une invention
Des Hommes.
39. Du sang et de la sueur, voici les seules récompenses du
travailleur, du sang et de la sueur! C’est une vérité incroyable et un
savoir-faire indémodable, suer du sang et pleurer de la sueur, et dormir
avec la satisfaction du travail bien fait. Ne pas regretter, jamais, et
ne pas penser à l’avenir: mais qu’au présent et à sa volupté, qu’au
passé et à ce qu’on a accompli. Et que chaque jour suffise sa peine, et
que chaque jour soit le dernier, et que la veille soit toujours plus
laide, et que la veille devait être retravaillée.
40. Je n’ai jamais réellement aimé les coiffeurs. J’y suis
toujours allé et j’y vais encore par contrainte et non par volonté: mais
Isabelle me préfère avec les cheveux courts, et insiste sans y paraître,
par caresses et promesses pour que j’y aille. Je cède toujours, car à
vrai dire je me moque de tout ceci. Courts ou longs, je n’ai jamais
désiré que ma personnalité passe par ce résidu de crinière des temps
jadis comme on peut le voir de plus en plus. Je préfère encore mon
chapeau, je préfère encore ma casquette, je préfère encore être chauve,
je préfère encore ma barbe.
41. Pourrais-je écrire un conte? Je n’en ai jamais narré, pas
même à ma tendre lumière...
1 – Il était une fois dans un lointain pays, lors d’un
froid et terrible hiver,
Deux époux loyaux et fidèles qui vivaient dans une masure de misère.
Par malheur, l’hiver s’éternisait et ils n’avaient plus rien à manger.
Alors, le mari qui s’inquiétait décida de partir chercher un peu de
pain et de lait.
Il partit après avoir pris un modeste habit et jura sur sa vie de
revenir vite.
Il arpenta les chemins glacés de sa campagne, sans savoir où mènerait sa route.
Il fagota un peu, creusa pour trouver des baies et des mûres mais rien pour sa femme.
Ivre de colère et de désespoir, il s’agenouilla et la douleur
transperça son âme.
« Seigneur, que la vie est cruelle! Ma femme attend désespérément mon
retour...
Mais son assiette est vide et, je le regrette, on ne se nourrit pas d’amour.
Si seulement elle savait combien je l’aime... et si ces douces pensées se changeaient en pain !
Je me fais du mal...et moi, au pied de ce mur, je mourrai de peine
devant mon destin. »
Une couturière, passant dans le coin et trouvant ce tableau peu
commun
Délaissa son étoffe de toile rouge et vint à la rencontre du paysan en chagrin.
Elle l’observa en silence, précautionneusement, ne sachant que dire et que faire...
Elle aurait tant voulu lui venir en aide, le soulager de sa peine et
de sa misère.
Soudain, il lui vint une idée... elle fouilla dans sa besace et en
sortit un beau tissu.
Elle tapota doucement sur l’épaule du paysan en pleurs et lui tendit l’ouvrage cousu:
« Monsieur, dit-elle, je vois votre détresse et votre malheur et je ne peux rester de marbre...
Prenez cette étoffe, elle peut vous donner bien du bonheur si
vous la posez contre un arbre. »
La couturière repartit comme elle était apparue, tel un petit bonheur
anodin.
Le paysan, lui, n’eut pas le temps de répondre à cette apparition qui, l’air de rien,
Venait de lui faire une promesse mystique et bien étrange en vérité...
Cette étoffe pourrait lui donner de la joie, du bonheur ou à
manger?
Il se dit qu’il n’avait rien à perdre et décida avant de revenir
bredouille de tenter sa chance.
Il s’approcha donc d’un bosquet de frênes et de sapins et implora la providence.
Le paysan saisit l’étoffe et doucement l’effleura contre le premier arbre qui se trouvait là...
Il s’y reprit à une, deux, trois reprises sans succès hélas. Rien ne
se passa.
Dépité, il décida de rentrer chez lui et tourna les talons, jetant le
tissu au loin.
Haussant les épaules et riant de sa crédulité imbécile, il retombait dans son chagrin.
Un bruit néanmoins le fit sursauter... il se retourna alors et n’en crût pas ses yeux!
L’arbre s’était mué en or massif comme s’il avait été touché par
Dieu!
Il ne revit plus la couturière et ne sut jamais qui elle était
réellement: ange ou sorcière.
Avec l’or qu’il a pu grappiller de cet arbre, il a pu acheter à manger et à boire et passer l’hiver
Aujourd’hui il vit heureux, et sa femme lui a donné trois fils qui vivent encore sous leur toit.
Alors si un jour prochain, vous croyez qu’il n’y a plus d’espoir,
aidez-vous et le ciel vous aidera !
42. 2 – Il était de cela fort longtemps, dans
un royaume lointain, un petit roi qui dirigeait son pays avec bonté et
intelligence. Il était très jeune: ses deux parents, les monarques,
avaient péri emportés par une maladie ignoble. Éduqué par un conseiller
sage et affable, très tôt, le petit roi se révéla à la hauteur de la
tâche qui lui incombait. Gérant politique, économie, justice et libertés
avec une sagacité impressionnante pour son jeune âge, il était aimé de
son peuple qui ne manquait pas de lui rappeler à la moindre occasion
combien il lui était dévoué.
Le petit roi, car c’est ainsi qu’on le surnommait de par les terres avait un grand respect pour ses sujets, car il savait bien qu’un roi ne peut exister que s’il possède un royaume. Alors il n’hésitait pas à puiser dans les caisses du trésor afin d’apporter du pain à ses paysans et seigneurs, à développer les structures de soin et d’éducation, et toujours il était à l’écoute des besoins et des demandes des miséreux.
Le pays était prospère et puissant.
Mais un jour, tout changea du tout au tout. Le petit roi congédia son
sage conseiller sans un mot d’explication et ce dernier mourut dans la
peur, chassé du château où il n’était plus le bienvenu. Il se mit à
créer de manière anarchique des taxes et des impôts injustes, qui
ruinèrent les hommes de la terre et leurs enfants pour servir à décorer
les manoirs du roi de plus de parures, de tableaux et de tapisseries que
l’ensemble des palais des maharadjas des pays lointains. Il s’entoura
d’une horde de courtisans et de flatteurs vils et mesquins qui
lorgnaient sur l’immense fortune du petit roi.
On s’est longtemps interrogé sur ce comportement étrange. Est-ce que
le roi était tombé sous le coup d’une influence maléfique, d’un sorcier
venu des montagnes du Nord ou encore d’une vampire aux ambitions
grotesques?
Hélas non, la vérité était plus terrible encore: le petit roi avait
grandi. Et s’il n’était pas encore un adulte, ce n’était déjà plus un
enfant.
Je ne dois pas être fait pour cela...
43. Je fais un dernier essai...
3 – « Une société repose sur des normes, sur des
définitions strictes que rien ne saurait déranger. Sans ces normes, sans
cette normalité, la patrie s’effondre dans un tonnerre chaotique et
hurlubuesque. C’est pour cela qu’il faut veiller à les préserver, à les
entretenir avec amour pour que survivre non seulement nos institutions
mais également notre liberté! »
L’orateur savait haranguer les foules. Et la fin de ce discours avait
provoqué plus de hourras, plus de bravi, plus d’exaltation et plus de
tumulte que toutes les injonctions de Caton l’Ancien. Descendant
majestueusement de son pupitre du Sénat, il était certain que ses
adversaires ne manqueraient pas une seule occasion de se venger de
l’affront qu’ils venaient d’essuyer. Eux qui prônaient l’anarchie, le
retour aux choses simples n’auraient plus aucun crédit dorénavant. Par
ce triomphe, la pensée contrôlée et droite serait maintenant la seule
autorisée, ce n’était plus qu’une question de temps avant que les
députés ratifient leur projet de loi que l’orateur leur avait
méticuleusement soufflé.
Indubitablement, son retour à son domaine se faisait selon un trajet
déterminé depuis des lustres: il prenait la grande voie jusqu’au
carrefour Appia, tournait vers la droite et longeait les colonnes et les
arcs de triomphe avant d’apercevoir le fameux écriteau: « Mea domus ».
Et un autre plus petit: « Cave canem ». Il entrait magistralement,
déposait ses affaires et s’asseyait alors. Il tendait la main, sa femme
venait avec un verre de vin rempli et une serviette en papier. Il buvait
le verre d’une gorgée, s’essuyait les lèvres et rendait le tout à sa
tendre qui repartait en cuisine, revenait et commençait à lui masser les
épaules.
« Comment cela s’est-il passé? demanda-t-elle innocemment.
–J’ai été le meilleur, répondit-il, comme d’ordinaire... Mon projet de loi passera nécessairement.
–Est-ce que tu vas me faire l’honneur de... dormir avec moi ce soir?
–Cela ne serait pas raisonnable du tout, et il hocha la tête en disant cela. Ce n’est pas correct.
–Oui, je le sais... mais j’aurais espéré que...
–Non. Par contre, tu as raison: il faut fêter dignement tout ceci. Je
vais m’autoriser un petit extra. »
Et contre toutes ses habitudes, l’orateur se leva et se dirigea vers une
petite salle au fin fond de son domaine. Ouvrant légèrement la porte,
juste ce qu’il fallait pour le laisser passer, il entra dans le saint
des saints. Son sanctuaire, sans doute un des rares endroits où il se
sentait quiet, calme, reposé. À l’intérieur se trouvaient des
exemplaires numérotés et vérifiés par les autorités des mesures étalons:
le kilogramme étalon, le mètre étalon, le litre étalon, l’étalon-or,
toutes leurs divisions et sub-divisions. Un florilège d’exactitude
mathématique. Cette pièce, ces étalons représentaient tout ce qu’il
adorait: l’ordre, la précision, le déterminisme. Pas de place ici pour
l’imaginaire, le doute, le hasard. Tout ce que son projet de loi
définissait avec soin.
Toutes ces mesures étaient consciencieusement protégées sous cloche
scellée, uniquement pour le plaisir de ses seuls yeux car personne, pas
même ses domestiques pourtant triés et sélectionnés pour leur
délicatesse n’avaient le droit d’aller dans cette pièce. Il se chargeait
lui-même du ménage et du peu de rangement qu’il devait faire. Car dans
ce lieu hermétique ou presque, il n’y avait pas un seul grain de
poussière et chaque chose était à sa place, minutieusement. Il respira
longuement ce petit air qu’il adorait tant, ce parfum imperceptible de
propreté et s’en alla poursuivre ses activités, comme il l’avait prévu
et écrit depuis la matinée. Son emploi du temps ne souffrait d’aucun
retard. Il referma alors la porte doucement et dormit cette nuit-là d’un
sommeil de plomb dans sa chambre, un sourire aux lèvres.
Le lendemain matin, quelque chose n’allait pas. Cela, il le savait
pertinemment. Il le savait car son valet de chambre n’était pas venu le
réveiller à six heures et quart précises. Il était plus de sept heures.
Cela le contraria fortement et il n’aimait pas, absolument pas être
contrarié. Il enfila donc une rapide robe de chambre et se dirigea d’un
pas martial vers la salle de réception. Tous ses domestiques étaient
rassemblés devant la fameuse salle sacrée, regardant comme on peut
regarder un animal en cage l’intérieur de la pièce dont la porte avait
été éventrée... cette vue manqua de faire défaillir l’orateur mais il se
ravisa vite quand, de colère, il vit l’intérieur de son sanctuaire. Tous
les meubles avaient été renversés, les étalons dispersés
précautionneusement aux quatre coins et des messages obscènes glorifiant
le désordre avaient été peints sur les murs. Ravalant une gorgée de
haine et de dégoût, il ordonna à ses valets de tout remettre en ordre
tandis qu’il allait suivre comme de coutume son emploi du temps, avec
petit déjeuner, ablutions et habillage. Mais là encore, un imprévu: sa
femme était absente au repas. Il considéra l’évènement comme mineur mais
surtout ne fit aucun lien entre les deux incidents, là où tout son
personnel l’avait fait.
Avant qu’il ne termine son repas, un valet de pied, pressé et
essoufflé vint le déranger pour lui annoncer la nouvelle.
« Monsieur! étouffa-t-il.
–Pourquoi me dérangez-vous? Je suis déjà en retard!
–Le mètre étalon est introuvable. »
Pour la première fois depuis qu’il travaillait dans le domaine, le valet
vit son maître blêmir, pâlir, devenir aussi blanc qu’un linge tout juste
lavé. Ouvrant et fermant la bouche plusieurs fois, comme pour reprendre
son souffle, il dut s’y reprendre à trois fois pour se lever de sa
chaise et enfin revenir sur les lieux du sinistre. Et tandis que le
reste des employés s’affairaient à coups d’éponge et de savon à laver
les murs de la peinture rouge qui les défigurait, il observait à nouveau
ses prix, remis en ordre... le kilogramme étalon, l’étalon-or, mais
point de mètre étalon.
Que se passa-t-il donc dans sa tête? Rien à vrai dire. Absolument rien. C’était comme si son cerveau refusait de reconnaître l’absence du mètre. Comme s’il ne voyait rien du tout devant lui. On lui avait arraché les yeux. Tournant les talons, il sortit lentement de la pièce et enjamba les restes de la porte, toujours détruite. Mais il ne leva semble-t-il pas assez haut la jambe droite et trébucha. Il n’avait jamais trébuché de son existence. Jamais. Il n’avait jamais glissé, ni fait un faux pas, il en était intimement persuadé. Et cela le perturba énormément... il ne put pas faire la moitié de ce qu’il avait prévu dans son emploi du temps. Et le soir, il n’arriva pas à s’endormir. C’était la première fois qu’il ne trouva pas le sommeil. Il avait toujours bien dormi. Et après une nuit blanche, immobile, assis sur son lit, il eut la révélation. Ce que l’on se murmurait à voix basse depuis plusieurs heures venait de lui apparaître aussi clair que de l’eau: c’était sa femme qui était à l’origine de tout cela.
Mais que faire? Que dire? Où aller? Qui quérir? Qui questionner? Qui arrêter? Il était face à un imprévu, et à un imprévu du plus bel effet puisqu’il l’avait plongé dans la désillusion la plus totale. Tandis que son existence entière avait été tracée, définie, délimitée par des emplois du temps stricts, il avancerait maintenant et devrait face au hasard le plus complet.
Il décida tout d’abord d’envoyer ses domestiques faire une rapide enquête mais tous revinrent bredouilles. Et l’un d’entre eux demanda, de la manière la plus naturelle du monde où Madame l’épouse de l’orateur avait ses habitudes à l’extérieur de la maison. Et ce dernier ne sut pas quoi répondre. Jamais il ne s’était intéressé à sa femme, cela n’entrait pas dans ses plans: il ne s’était marié que pour obtenir une légitimité et obtenir les voix de quelques réactionnaires au Sénat. Mais il ne connaissait pas ses goûts... Tout juste savait-il son prénom. Et tout ceci lui parut incroyable.
Il venait d’être frappé par la foudre. Comment pouvait-on ne rien
connaître de sa femme, de sa moitié... si son projet de loi défendait
l’exactitude des promesses, jamais il n’avait voulu se faire le père de
telles absurdités.
Soudainement, il se mit à se poser de drôles de questions... le nom de
jeune fille de sa femme, sa famille, mais aussi son enfance à lui... et
l’odeur des fleurs, et le parfum préféré de sa mère, et le bruit du
vent. Il ne connaissait rien de tout cela. Et en se regardant dans le
miroir de la salle de bains, voyant ses tempes grisonnantes et sa
moustache débraillée, il comprit que c’était trop tard pour rattraper le
temps perdu. Il s’enferma dans sa chambre et refusa catégoriquement d’en
sortir, hurlant à la mort à qui venait frapper timidement à la
porte.
Deux jours s’écoulèrent ainsi et la loi, qui aurait du être ratifiée ne
fut finalement pas discutée. Tandis que tout le monde préparait en
silence la mort, du moins politique, de l’orateur, un événement
improbable survint alors. Sous sa fenêtre, un imposant comité s’était
réuni. Leurs banderoles ne laissaient aucun doute quant à leurs
intentions: ils étaient du parti anarchiste luttant contre ses idées. Et
en tête de ce cortège se trouvait une femme. À travers un porte-voix
rouge sang, elle criait à son mari.
« Chéri, c’est moi: ta tendre. »
Elle attendit une bonne minute mais ne vit aucune réaction. Alors elle
continua à vociférer.
« J’aurais cru que mon appel t’aurait fait sortir de ta léthargie mais
je me trompais... alors écoute-moi bien, chéri. Depuis maintenant six
ans, je suis le chef du parti anarchiste luttant contre tes idées.
Chaque soir depuis que tu t’es lancé dans cette croisade pour l’ordre et
la discipline, je n’ai cessé de trouver des partisans, des présidents de
meute pour te contrecarrer. Et toi, tu n’as rien vu. Tellement occupé à
ne pas sortir des sentiers que tu t’étais tracés avec minutie, tellement
obnubilé par l’ordre et la discipline, par tes fameux étalons qui
représentaient tout ce qui était à tes yeux synonymes de perfection, tu
n’as rien su de mes activités. Nous faisons chambre à part depuis
toujours, car selon toi, ce n’est pas correct. Et pourtant, je t’aimais.
Même si ce mariage était arrangé, je le sais, je t’aimais. Tu n’as pas
su le voir. Comme tout, d’ailleurs. Alors j’ai choisi de frapper, quand
il fallait frapper. Juste avant que cette loi ne soit ratifiée. Quand
cela allait faire le plus mal. Et je t’ai enlevé ce à quoi tu tenais le
plus... ce fameux mètre étalon. Et sans lui, je savais que tu perdrais
le sens de la mesure. Que tu douterais. Car je connais tes failles, mon
chéri. Je ne vais pas te rendre ton mètre étalon, cette stupide règle,
non. Je vais le garder avec moi. Cela sera le nouveau symbole de notre
lutte contre l’ordre absolu.
« Tu prétends depuis toujours que seul l’ordre nécessaire et la discipline tiennent en place une société. En réalité, tu ne la maintiens pas... tu lui brises les ailes. Le devoir de la politique est de rendre l’existence heureuse. Et l’ordre, la discipline ne rendent pas heureux. Je n’ai pas été heureuse pendant toutes ces années. J’ai été bafouée, humiliée. Mais est-ce que pour autant le désordre est la solution? Non. Bien sûr que non. Notre mouvement n’est pas le contraire du tien. Il le modère. Comme on peut modérer le jugement d’un extrémiste. Ce mètre étalon sera désormais notre seule modération. Maintenant que tu as goûté quelques jours sans ordre, tu sais ce qui est bon pour le peuple.
« Je ne te souhaite pas du malheur, mon chéri, au contraire;
j’aimerais que cette expérience te soit profitable. Vivre, ce n’est pas
être dirigé et marcher toujours dans les droits chemins. C’est tomber,
se relever, faire ses propres erreurs et surtout continuer d’avancer.
Toi, tu n’as pas vécu et tu as dû t’en rendre compte. Alors je ne peux
te conseiller qu’une chose: c’est de vivre et vite. Pendant que tu le
peux encore. »
Le comité se perdit alors dans les rues. Ne resta devant les fenêtres
toujours fermées que la femme de l’orateur. Le mètre étalon sous le
bras, elle s’en alla enfin, lasse d’attendre. Il voulait vivre, mais
voilà: par où commencer?
44. Persévérer est diabolique: je cesse alors de faire des
contes... je ne suis pas doué pour ce style de narration qui suppose une
grande sagesse et une grande maîtrise de la Lettre, et je n’ai ni l’une
ni l’autre.
45. Récemment, ma tendre moitié s’est interrogée sur le devenir
de nos personnes après la mort. Je lui ai répondu sincèrement que je
n’en savais rien, et que je ne m’en préoccupais pas. Elle a persisté et
s’est mise à imaginer des paradis, des purgatoires et des enfers. Je ne
crois ni aux fantômes ni aux esprits. Est-ce que je crois à une vie
après la mort?
46. Je me souviens (pourquoi spécialement aujourd’hui, je
l’ignore... pourtant rien ne m’y a fait penser particulièrement) d’une
lettre que j’avais un jour reçue. Il n’y avait pas d’expéditeur et je
n’ai jamais su qui me l’avait écrite, bien que j’aie toujours soupçonné
(et que je soupçonne encore) ma femme de m’avoir fait une manière de
farce. Elle était datée du dix Septembre 1982, mais je ne l’ai reçue que
le treize Septembre, un Lundi. Rien que l’enveloppe m’a amusé: d’une
couleur rosâtre, elle sentait bon la violette. L’adresse était écrite
d’une main ronde et courbe, à la plume bleu clair. Et il y avait un
petit cœur de dessiné à côté de mon prénom. La lettre en elle-même était
assez brève, mais tendre et touchante. Je ne la reproduirai pas, par
pudeur; car c’était véritablement une lettre d’une admiratrice secrète
qui me désirait « tout entier » (sic). Cela a été la seule, première et
dernière de ma vie. Mais je m’en souviendrai je pense toujours. Je
souhaite à quiconque de recevoir une lettre ainsi un jour: cela fait se
sentir important, digne, fier. Cela nous fait exister, tout
simplement.
47. Comment parvenir à trouver un équilibre? C’est pourtant,
semble-t-il, l’état vers lequel tout système tend à parvenir selon
certains des mes amis physiciens ou mathématiciens. L’équilibre me
semble pourtant un élément ennuyeux, inaccessible et surtout inutile.
Même s’il ne suppose pas nécessairement un immobilisme glacial, il
apparaît que c’est un statut profondément fragile de par sa nature
subtile, et que le chaos malgré lui apparaît bien plus stable (enlever
un grain de sable d’une dune, elle reste dune). Pourquoi alors vouloir à
tout prix atteindre, souvent après de lourds sacrifices, un équilibre
précaire qui peut à tout moment basculer dans le chaos plutôt que
d’accepter le désordre latent de toutes choses? La nature se veut
parfaite, et l’équilibre est perfection. Et l’Homme lui, que fait-il? Il
cherche la perfection. Mais ne pouvant l’atteindre, il ne fait
contribuer à enrichir le chaos, et se retrouve toujours en quête,
toujours en recherche de quelque chose qui lui manque... et ce même
quand il décide en hurlant de se poser et de se reposer.
48. L’école est une institution merveilleuse. Même en pleine
adolescence ou quand, après ne pas avoir travaillé convenablement je
n’avais pas la note escomptée je n’ai jamais renié ce prodige. J’aime
l’étude, j’aime apprendre; quand bien même pléthore de matières me reste
inaccessible (j’ai toujours été et reste encore beaucoup plus littéraire
que scientifique) je persiste à ouvrir les encyclopédies, à lire les
journaux, à m’informer, à m’interroger. Au fur et à mesure du temps j’ai
su m’entourer d’amis intelligents et cultivés, bien plus intelligent et
cultivé que je ne le suis et ne le serai jamais. C’est Umberto Eco qui
disait, je crois, que chaque homme est le stupide d’un autre. Je sais de
qui je suis le stupide, et un des espoirs secrets serait, par pur
orgueil, de trouver celui qui serait mon stupide. Je n’aime pas
raisonner ainsi, et préfère me croire plus petit que plus grand: cela me
permet de rester admiratif et respectueux, et me convainc avec raison
qu’il reste toujours quelque chose à apprendre. Il y a toujours une
forêt à cartographier, une espèce nouvelle à décrire, un mot à
apprendre. Toute une vie ne me sera pas, et ne m’a pas été – puisque je
suis bien plus proche du crépuscule que de l’aurore –
suffisant pour tout voir, tout avoir et tout savoir. J’aurai fait de mon
mieux mais les mystères d’Hérodote, d’Euclide, ou même de Spinoza me
restent inaccessibles et je ne conçois sans doute pas même leur
complexité. Combien de mondes engloutis me sont inconnus, combien le
resteront: la connaissance n’est qu’un grand réseau, qu’une pelote de
fil. S’intéressant à une pointe de détail par intérêt, on s’amuse à
dévider la pelote par curiosité et on s’aperçoit combien elle est
entrelacée, combien elle est belle, et combien surtout elle est
accrochée à d’autres pelotes, encore et encore: et croyant découvrir
qu’une simple perle de savoir on découvre tout un continent de mystères,
de règles, de choses sues mais que l’on n’apprend pas, car trop
complexes ou mystiques et, régulièrement, des lacs de secrets, de
questions et de doutes.
L’école, enfin, n’apprend pas la connaissance, elle apprend à aimer
la connaissance: et idiots sont les professeurs qui ignorent ce précepte
pourtant nécessaire.
49. Écrire. Écrire. Est-ce que j’aime écrire? Ou bien est-ce
que je préfère lire? Lire m’est devenu insupportable... insupportable.
Écrire m’est devenu également à la frontière de la tolérance... je
m’arrêterai bientôt définitivement je pense. Une fois le texte que je
prépare achevé38 – si je
l’achève – je jetterai à jamais un voile sur ces
pratiques délatrices.
50. Disparaître, bientôt la fin.
51. Avant que l’envie ne disparaisse totalement, j’aimerais
consigner encore quelques notes concernant mes travaux. Je ne pense pas
qu’ils aboutissent à quelque projet sérieux que ce soit, malgré mon
envie immodérée de faire connaître mes textes. Mais sans doute jamais
ils ne sortiront des tiroirs, car mes pensées ne vaillent pas la peine
d’être lues ni sues, ce n’est que justice. S’il était permis aux
imbéciles d’écrire le marché du livre, par déjà trop surchargé par la
gaucherie ambiante, pourrait devenir imbuvable. Ne compliquons pas
davantage les choses, et soyons raisonnable. Écrire et lire sont les
œuvres du démon, je ne veux sacrifier le restant de mon humanité pour un
but qui m’apparaît comme absurde, idiot, pire: destructeur. Je ne veux
pas être mangé par mes textes comme tant d’autres et n’être plus au
final qu’un spectre qui ne se croise qu’en tournant les pages: je veux
vivre ma vie, puis disparaître. Pour de bon.
52. Ne rien dire. Tout garder secret et cela sera comme si rien
n’aura jamais existé, c’est là le sens final de toute chose: aucune
complétion, aucun regret. Il n’y a jamais rien eu, et personne ne devra
jamais savoir. Je m’en vais dire de ce pas à ma tendre de ne jamais
parler des textes montrés, de même que tous ceux qui en ont eu vent, et
je me garderai toujours de le montrer à ma lumière: je ne veux pas
qu’elle sache que son grand-père n’était qu’un frustré et un
incapable.
1: Mon père est mort (serait mort) le 22 Avril 1992. Je n’ai jamais rien su de ma mère ou de mes grands-parents sur ce décès, mais mes propres recherches m’ont amené à considérer que cela aurait un rapport avec la guerre en Bosnie-Herzégovine (il me semblait effectivement avoir surpris ça et là des conversations faisant référence à un métier de militaire). Un ami de la famille, dont j’ai de fortes envies de remettre le témoignage en doute du fait de sa réputation de menteur et de mythomane, m’a révélé qu’il était casque bleu et qu’il serait mort non loin de Zenica, au nord de Sarajevo lors d’une embuscade. Porté disparu, son corps n’ayant jamais été retrouvé, on avait fait un enterrement sans corps, d’où l’absence de tombe, d’urne, de sépulture quelconque.
Je suppose que je ne saurai jamais entièrement la vérité sur cette
histoire et je ne souhaite peut-être pas en savoir davantage; certaines
histoires sont faites pour être tues.
2: Référence au roman de Denis Diderot Jacques le fataliste et son
maître.
3: Extrait des Odes du stoïcien Horace. La traduction de ma
grand-mère est rigoureusement exacte; il est probable que mon grand-père
ait inventé cette anecdote, ou bien amélioré la traduction car bien que
mon aïeule fût professeur, je ne me souviens pas qu’elle maîtrisait le
latin de façon courante. Il est possible par contre qu’elle connaisse
cette traduction, et le vers latin par cœur (que devait connaître
également mon grand-père).
4: Référence au roman de John Steinbeck Des souris et des
hommes.
5: Référence au roman de Montesquieu Les lettres
persanes.
6: Référence à l’essai de Jean-Jacques Rousseau Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
7: Cette anecdote charmante est probablement fausse. Je le tiens de la
bouche même de ma grand-mère qui m’a demandé lorsque j’étais jeune (je
devais avoir dix, ou onze ans) de ne pas tenir compte des histoires de
son époux concernant une soi-disante rencontre avec une rose dans un
terrain vague. Il ne m’en aura pourtant jamais parlé de vive voix, et
j’ai découvert (et me suis souvenue de l’avertissement) l’histoire qu’en
lisant ce journal. Si l’on considère ce récit comme faux, ce qui est
somme toute vraisemblable compte tenu du romantisme, du maniérisme et de
la mise en scène quasi-biblique du récit, la passion pour les roses de
mon grand-père ne trouve aucune origine véritable. Comme toute passion
elle avait du naître par accident ou hasard, et il aura inventé cette
histoire pour s’en rassurer.
Il est tout aussi possible qu’après avoir inventé cette histoire, par
phénomène d’auto-persuasion il se soit mis à y croire lui-même, ce qui
explique sa présence au sein du journal. On peut donc considérer que le
pacte tacite d’honnêteté est respecté, quand bien même l’évènement
raconté n’est pas réel.
8: Après enquête, il s’avéra que cette dame n’était autre qu’une
habitante du quartier, et qu’elle n’avait aucun lien de quelque manière
que ce soit avec mon aïeul. Ce qui est intéressant de souligner, et
c’est ce que je me suis dit après avoir découvert la vérité, c’est la
manière dont mon grand-père désirait faire ressembler le physique de
cette dame de la sienne. Il voulait voir à travers elle sa mère, et ce
même s’il affirme plus tard ne jamais avoir voulu connaître ses parents,
acceptant son sort d’orphelin.
9: Strophes de la chanson de Claude Nougaro Bozambo.
10: Référence au roman de James Barrie Peter Pan.
11: Pays imaginaire crée en 1929 à l’occasion d’un canular, notamment
réutilisé par Raymond Queneau pour son roman Pierrot mon
ami.
12: Mon grand-père parle sûrement du poème Tu seras un homme, mon
fils.
13: Références à Charles Baudelaire.
14: Peut être une référence à la chanson de Bob Dylan Knockin’ on
heaven’s door. Étrange, car mon grand-père n’écoutait guère de
chanson étrangère, encore moins anglophone. Cela peut n’être qu’une
coïncidence.
15: Référence à la chanson de Georges Brassens
L’amandier.
16: Il est fort probable que ce soit effectivement par association
d’idées: la cerise lui aurait fait penser à de l’eau-de-vie, et donc au
recueil d’Apollinaire Alcools.
17: Référence à la chanson de Jacques Brel Pourquoi faut-il que les
hommes s’ennuient?
18: Après ce message, mon grand-père arrête d’écrire son journal pour
les raisons évoquées. Cela correspondrait à une époque de grande
lassitude de sa part, de déprime presque pourrait-on dire: il ne parlait
que peu, ne riait, ne souriait jamais. Quelque chose le tourmentait.
Était-ce à cause de ce journal, des doutes qu’il a décrits ou bien y
avait-il autre chose ?
19: Sans contexte le message le plus mystérieux de ce journal. Son
origine peut être expliqué par les deux articles de 1995; ce serait dès
lors l’arrivée de cette femme mystérieuse qui aurait provoqué cet élan
improbable (voir note suivante pour plus détail). Le mémorial
de Blaise Pascal serait une des sources d’inspiration (sans doute
inconsciente, l’écriture paraît avoir été faite dans un état second, de
folie ou de grande agitation), bien qu’il ne soit pas enterré au
Panthéon de Paris. Ce dessin (plutôt, cette esquisse) pose également
problème dans son interprétation: volonté de grandeur, de popularité ou
bien appel aux grands hommes (notamment Hugo, que mon grand-père
idolâtrait), le doute est permis. J’ai choisi de laisser ce message dans
l’espoir où quelqu’un serait amène de le décrypter.
20: Ces deux articles de l’année 1995 seraient-ils une preuve d’une
prétendue histoire extraconjugale qu’aurait vécu mon grand-père? Ma
grand-mère n’en aura jamais parlé, et j’ai toujours considéré mon
grand-père bien trop intègre, et droit pour pouvoir tromper sa femme.
Cette dame aurait provoqué chez lui un violent tourment: c’était
peut-être une parente retrouvée, une sœur, sa mère? Encore une fois, un
mystère qui ne sera pas résolu mais je crois voir ici un tournant dans
l’écriture de ce journal, à moins que ce ne soit que ma propre
interprétation.
21: Un autre mystère... j’ignore de quelle « Rose » il parle dans ce
message, et la faute qu’il aurait à expier. Je n’ai pas trouvé de
réponse dans les autres articles du mois, qui traitent de sujets bien
plus banals (raison pour laquelle je ne les ai pas retranscrits).
Parle-t-il de cette relation extraconjugale qu’il aurait eue?
22: Pourtant, le texte sera bel et bien découpé en soi-disant « parties
», en chapitres grossiers, inégaux certes mais présents. Je ne peux
croire qu’ils sont la volonté d’un autre que l’auteur du texte: la
décision serait postérieure à cet article, mais il n’en fait nullement
mention ailleurs dans le journal.
23: Référence à une phrase des journaux de Kafka, modifiée pour
l’occasion. Voir également l’article du 7 Juin 1992.
24: Dernier article du journal, et vraisemblablement derniers mots qu’il
n’ait jamais composés; quand bien même je ne peux dater les pensées
recueillies, je les juge antérieures à cet article-ci par le style et
les thèmes abordés.
25: La découpe en chapitre, ou partie de ce texte va contre la volonté
dépeinte par le journal. La petite citation donnée à chaque fois est
rigoureusement exacte, j’ai pu toutes les vérifier avec force et
patience.
26: La description correspond bien à celle de mon grand-père, plus
précisément à l’époque où ma grand-mère attendait mon père.
27: Le journal mentionne que le personnage commence à lire sur Victor
Hugo, et qu’il termine de lire sur Hugo. Il ne sera pourtant jamais fait
mention de ce grand auteur dans cette « nouvelle » ; cette modification
importante pourrait être une preuve de respect de mon grand-père envers
son œuvre, ne voulant entacher le gigantesque travail d’une
démonstration qu’il définit lui-même comme « pédante » ou « absurde ».
En revanche, le choix de Cervantès peut être quant à lui parfaitement
anodin, du moins, je n’ai trouvé de référence précise quant à ce
choix-ci.
28: Si ce n’est la toute fin du paragraphe, tout ce qui a été écrit est
rigoureusement exact.
29: Encore une fois, tout ce qui a été écrit est rigoureusement exact
excepté l’attrait que ma grand-mère aurait eu pour la littérature
russe.
30: Je ne parviens pas à déterminer quel est le personnage longuement
décrit ici. Il est possible que ce soit un personnage fictif, un des
rares, si ce n’est l’unique du texte.
31: Une de expressions favorites de mon grand-père pour désigner les
cuistres.
32: Référence au recueil de Marcel Aymé Les contes du chat
perché.
33: Les deux derniers paragraphes sont clairement des ajouts (voir
articles du 10 et 11 Mars 1996), destinés à offrir au texte une issue
différente et moins « incomplète ».
34: Moins la suite du « grand réquisitoire » qui, si ce n’est un style «
violent » aurait dû être dans la droite ligne de l’introduction que la
conclusion m’interroge; car quelle conclusion le texte aurait-il pu
avoir? Une phrase sans compromis, enterrant à jamais la doctrine de la
lecture ou bien une chute plus optimiste? Étant donné le contexte et
l’écriture du tout, je serai enclin à croire en la première
solution.
35: Voir note 21.
36: Ces courts poèmes ont été numérotés par les soins de mon aïeul, mais
je n’ai pas pu retrouver le poème numéroté « 1 ».
37: Probable référence à la chanson de Charles Aznavour
Emmenez-moi.
38: De quel texte s’agit-il? Si je suis mon idée première, il s’agit du
« Réquisitoire contre la lecture ». Mais on peut considérer tout
également que la note lui est postérieure, il s’agirait alors d’une
évocation du « Grand réquisitoire contre la lecture ».
Mon ambition n’est pas réellement de raconter dans ce texte une histoire. Je pense que mon but est de dépeindre un concept, une satanée idée qui me fait osciller perpétuellement entre l’ombre et la lumière, dans ma tête, sur ma face, dans mes habits et sur ma démarche. Profondément convaincu de l’absurdité de toute chose en ce bas monde, mais à la fois désireux de trouver dans toutes ces actions manichéennes et routinières où s’efface ou non le libre-arbitre de chacun un sens caché ou une signification secrète, quand on vit une vie sans se demander pourquoi nous la vivons et quand à sa fin nous ne trouvons de réponse, j’erre sans savoir où mon regard doit se poser dans la mouvante immobilité du monde qui défile lentement sous mes pieds. Et tandis que je recule malgré moi et que je me repose sur un lit de larmes, je me pose des questions qui pourraient commencer par des pourquoi, et finissent par s’ouvrir sur des comment. Consterné de la mesquinerie inaperçue dont tout un chacun fait preuve, je dissimule mes regards pathétiques et méprisants comme je le peux et comme je le dois, observant sans connaître et rejetant tandis que je les enlace les glissements doux et cruels de ma pensée étroite, et je rase les murs de rage de ne pouvoir en être un, seul et à jamais.
Entre ombre et lumière, au-delà de la transcendance éternelle et en-deça de la timide douleur qui me fait suer du sang rouge rosé qui arrose les fleurs épineuses, mauvaises herbes imberbes de mon orgueil, je me pose en marge d’une divinité muette et d’une humanité sourde dans un coin éclairé de ténèbres blanches et jaunes qui détruisent les rares lueurs mates de mon esprit vacillant, qui manquent de m’absorber totalement et me réduire à l’impuissance. Entre Hommes et Dieux, sensiblement différent comme tout autre et donc ne l’étant pas totalement malgré tout, je ronge les veines de ma main et gratte la corne blanche et la nettoie de ma sueur noire, lançant désespérément un cri qui retombe sans être entendu.
Prédestiné à voir un monde orange glacé s’effondrer sans pouvoir sauver ce qui mérite de l’être, j’écris ma soif de vengeance et combat l’absurde néant sensé du monde en faisant son éloge; comme le chantait Aragon, « la rose naît du mal du rosier. Mais elle est la rose ».
L’auteur
Paris, le 23 Août 2017
Cela faisait longtemps qu’il n’avait fait si bel orage en Île-de-France.
Le Bon Dieu, ne voulant sans doute pas tout noyer encore une fois, se
vengeait sûrement et désirait nettoyer la crasse humaine comme il le
pouvait. La Terre ne doit être à ses yeux qu’une espèce de lave-auto
géant dont le rôle est de faire reluire les chromes pour son propre
bonheur. Dieu est-il orgueilleux et égoïste? Il doit surtout s’ennuyer.
Seul comme jamais, il a les passe-temps qu’il peut avoir, mais a un goût
prononcé pour la perfection. L’Humanité est son petit bijou aux six
milliards de chevaux, cela mérite bien un rien d’entretien. Et l’eau
doit tomber en pluie pour ôter la saleté; dommage que dans son absolue
perfection, il ne lave que les effets du problème et non sa cause. Dieu
doit avant tout voir loin devant lui, ce qui semble logique après tout;
si les immortels ne songeaient pas à l’avenir, ils ne pourraient
comprendre avec amertume leur triste sort.
Il avait tonné en début d’après-midi; le matin avait été chaud et lourd, et couvert; les nuages noirs s’amoncelaient lentement au-dessus de nos têtes sans faire de bruit, glissant l’un sur l’autre en odieux exhibitionnistes qu’ils sont et le soleil détournait les yeux. La pluie n’était pas tombée jusqu’au premier coup de tonnerre. Et à deux heures tapantes sur la grande horloge en face du bistrot, on vit un instant un grand éclat de lumière qui fit colorer pendant un temps imperceptible les nues en blanc et les yeux en rouge; puis le craquement grandit, apparut doucement et s’amplifia grossièrement comme s’il avait eu du mal à prendre son élan. Et avant qu’il ne se taise la pluie tomba, fine tout d’abord, épaisse et noire après. Les clapotis sur le trottoir et sous les chaussures des passants pressés ou protégés par leur parapluie me faisaient penser au son cristallin d’un triangle d’orchestre symphonique, mais pas d’un triangle clair, davantage un triangle brisé incapable d’être accordé ou de donner deux fois de suite un même son. Le tonnerre faisait la grosse caisse, et machinalement je cadençais l’harmonie en tapotant malgré moi la petite cuillère sur le bord ridicule de la tasse étroite qui avait à l’instant abrité un café brûlant aux odeurs vanillées. Mes lèvres étaient encore tièdes de son ingestion, et je refaisais mentalement le long chemin du grain de café qui me donna repas, et me demandais si les nuages avaient si voyagé et si loin qu’ils avaient arrosé la plantation dont j’avais bu le fruit; je me sentais comme un élément incroyablement important d’une longue chaîne d’évènements dont je ne saisissais ni la grandeur, ni l’amplitude.
Mais je savais inconsciemment que si aujourd’hui exceptionnellement
j’étais venu boire un café, ce n’était pas par hasard mais par instinct,
et reniant ma raison humaine j’étais entré assuré dans cette goguette
d’une rue au nom imperceptible sans trouver cela étrange.
On ne me fit pas remarquer une fois à l’intérieur que ma tête était
nouvelle et je découvris les lieux sans réellement les découvrir, comme
si ce bar était un autre que j’avais déjà connu mais dont je ne pouvais
me rappeler. La devanture d’abord, était blanche et sale, striée de
fissures plus foncées qui me rappelait la Grèce et le marbre des statues
idolâtrées. À cause du mauvais temps, quand bien même alors ce n’était
que la promesse d’un mauvais temps on avait ôté les tables de la
terrasse et empilé les chaises sous la réconfortante sécurité d’un toit
de tissu rouge rayé de jaune. Les chaises étaient en fer blanc rouillé
dont on devinait encore, si l’on y faisait attention, des éclats de
peinture verte, et je me suis alors dit qu’elles devaient être fraîches
en été et qu’on aimait s’y asseoir quand il faisait beau. La porte était
ouverte vers l’extérieur, et le nom du bar se lisait par transparence
dans un cercle gothique vert pomme; je compris ainsi après un exercice
de symétrie « le sérail d’Ispahan », et ris en coin en me demandant
naïvement, prenant en silence un timbre de voix efféminé comment on
pouvait être persan. Il y avait une odeur d’amour tendre, de haine pure
et de goudron dans le bar, une atmosphère pesante, enfumée et grise qui
pourtant inspirait la confiance et le bien-être, et l’éternité et le
silence. En pénétrant dans l’endroit, j’entrai dans un espace hors de la
ville et coupé de l’extérieur; le monde était loin, si loin, et on ne
percevait que des échos sans identités, pâles reflets d’une réalité si
grande et si laide à la fois que l’on se demandait pourquoi nous étions
obligés d’y vivre.
Le monde n’est dans ces instants-ci qu’une hypothèse sans arguments,
un raisonnement de sophiste en manque d’inspiration qui ne peut que
constater sans démontrer et ne sait étayer ses idées d’aucun précédent
ni d’aucun autre exemple que celui-ci; la Terre n’existait même
plus.
Une table à ma droite bleu foncée et noire, usée sur le dessus et rayée
par les nombreux clients qui me précédaient s’offrait à moi; c’était une
table ronde pour visiteur solitaire, ce que tout un chacun est un jour
tôt ou tard, avec un seul pied central qui s’évasait maladroitement pour
mieux adhérer au sol. Une chaise en osier chaleureuse mais à mes yeux
plus morte que les autres lui tenait compagnie, et à présent que je les
voyais toutes les deux ensemble je ne pouvais plus les concevoir
séparément ou avec d’autres tables et d’autres chaises; l’harmonie de
leur union, choisie sans doute arbitrairement lors de la conception du
bistrot m’apparaissait et m’apparaîtrait à jamais dorénavant évidente et
éternelle, comme si on avait élaboré ces objets de concert, et que si
d’autres Terres devaient exister il ne saurait y avoir d’autres unions
que celle-ci.
J’enlevai ma veste noire et habillai l’osier; je remarquai alors un nouvel accroc, qui n’était pas vraiment nouveau sans doute mais qui se créait pareillement maintenant que je l’avais aperçu. Il était situé sur la manche droite, et je frottai le tissu à son emplacement en faisant mine de le gommer. Je m’assis enfin, ou plutôt je m’alanguis paresseusement en étendant les jambes loin sous moi, les épaules touchant le dossier mais le dos détaché de ce dernier, les poignets rongés par le bord coupant du meuble. Je fis un geste discret de l’index gauche en direction du comptoir. En attendant que le serveur n’arrive, j’observai encore mais avec plus de soin mon environnement. En face de moi, il y avait un grand comptoir droit en bois noir lustré; il aurait été, je me suis dit, plus agréable de venir s’y accouder si des dorures avaient décoré ses coins. Cela ne semblait pas gêner deux amis qui discutaient justement au comptoir.
Ils se trouvaient sur la droite par rapport à moi. C’était des amis, assurément je pense: ils souriaient en se parlant, même sans parler en se regardant. La conversation m’arrivait par bribes et éclats de voix, j’y prenais part sans réellement la comprendre, tout à la fois ami moi-même, passant anonyme et altruiste ignoble. Ils étaient vieux tous deux mais l’un était jeune, ils buvaient du raisin blanc et picoraient un saladier de cacahuètes en se léchant les babines ou en utilisant leurs doigts pour nettoyer les dents jaunes.
Le plus jeune était le plus fatigué et aussi le plus assis; son tabouret rembourré était troué et laissait s’échapper en flots blonds une mousse blanche de polystyrène nébuleuse qui venait lui faire une sorte de queue de lapin touffue. Je voyais alors que ses oreilles paraissaient plus grandes et hautes que la normale et que sa mâchoire était légèrement en retrait et permettait à ses dents de devant d’avancer un peu. Des favoris roux se mêlaient aux pattes de ses cheveux noirs, au-dessus de son bouc roux et de ses sourcils roux et noir. Il était mal rasé mais pourtant portait sur la joue droite un pansement rougi. Peut-être avait-il rasé son reflet et qu’il s’était tranché; ou bien avait-il glissé et s’était-il blessé? Je ne le savais pas, mais je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’une telle blessure était sans doute éternelle, présente depuis l’aube des illusions. Et il ne devait guérir sans devenir un autre, qui aurait été lièvre sans être renard.
Son ami avait une casquette bleue et blanche à la visière tordue et
sale, jaunâtre et presque marron. Il était noir, aussi noir que son
compagnon était blanc, et aussi blond que son compagnon était roux et
brun. Ils étaient habillés pareillement, d’un même bleu de travail gris
aux palmes vertes et au cambouis sombre sur les manches et le dos. Il
avait le nez aplati sur le devant mais rebondi sur le dessous, et on
aurait pu le prendre pour une excroissance maladive. Un cartilage
nécessaire et pourtant inutile qui n’avait de raison esthétique ni
morale mais qui existait néanmoins: une farce anatomique, tomate au bec
de chair que l’on ne peut que supporter.
Qu’est réellement un nez sur un visage? Un renflement aurait suffit.
Mais la nature l’a voulu ainsi, et a gaspillé sang et matière pour
habiller la façade de l’immeuble humain d’un lampadaire éteint et laid,
qui se revendiquait selon les personnes du baroque, du classique ou du
rococo, qui se permettait à intervalles réguliers des échancrures et des
fines d’arabesques tournoyantes de feu ou de glace. Pensez combien il ne
pouvait être qu’inutile, gênant en tête à tête; la rencontre des nez ne
crée qu’une barrière sanguine entre les personnes, les empêchant de se
rapprocher assez pour se voir tels qu’ils sont. Quand les nez se
touchent, les individus sont dans une phase intermédiaire entre la
quiétude d’une présence réconfortante et l’agressivité improbable d’une
entité qui peut potentiellement et sans raison vous détruire puisque
vous êtes à portée de main. À la fois trop près et pas assez, les nez ne
sont que cartilages fumeux qui ne servent aucun dessein amoureux et ne
peuvent pas plus défendre d’une agression. Inutiles et pourtant
indispensables maintenant qu’ils sont et ont toujours été, ils ne sont
plus que des empreintes reconnaissables, superflu personnel sans
utilité.
Son nez à lui était plat et rond à la fois, il se dissimulait entre ses
joues rieuses tout en s’en démarquant indubitablement. Il le grattait
régulièrement, en en profitant pour lustrer sa moustache blonde platine
qui habillait sa grosse lèvre rougeaude tirant vers le rose parme.
Un autre client se trouvait dans le bar; ou plutôt une cliente. Au fin
fond de la salle timide, elle lisait dans la pénombre un journal sportif
jaune et noir en sirotant une grande tasse crème. Ses jambes se voyaient
à peine sous l’ombre de la table, jambes croisées maladroitement, trop
grandes et trop belles, blanches et menues, douces et épilées pour être
croisées. Sa jupe, son habit et sa veste étaient vert foncé, un vert
doux sans être agressif ou cruel, un vert plus proche du bleu que du
jaune, un vert céleste plus que terrestre, comme ces verts des pelouses
des landes irlandaises et qui sont si vertes qu’on ne sait où finit la
terre et où commence le ciel, si vertes que l’herbe peut se compter, si
verte que la colline peut se rêver. La cigarette se tenait dans la main
gauche, puis dans la bouche et encore dans la main gauche, elle
embrassait le mégot et l’habillait de rouge. Le tabac devait lui brûler
la langue et la gorge et la fumée devait lui piquer les yeux et les
faire pleurer. Mais elle gardait de tout temps cet air strict et sévère
qui n’existait que grâce au chignon de ses cheveux châtains; et lorsque
la cigarette éclairait rapidement son visage creusé, je suppose, de
travail et d’heures supplémentaires, je vis que deux barrettes noires et
jaunes maintenaient le tout. Je ne la voyais pas très bien et continuai
mon voyage.
Les murs étaient vides, vierges, sombres et accusateurs, oppressaient
sans étouffer. Derrière moi, il y avait un tableau tout blanc. On voyait
un ciel bleu, une maison jaune et une rivière bleu et ocre, des oiseaux
et des arbres. C’était une photographie peinte et les montagnes sombres
au loin représentaient à n’en point douter des montagnes sombres et
belles, sans doute laides et claires si le peintre ne les avait pas
peintes. Il n’y avait plus que moi et un serveur dans la salle, mais il
disparut en me laissant un café que je n’avais peut-être pas commandé,
et la pluie tomba.
Ce matin était pourtant comme tous les matins, plus gris et noir que les
précédents de l’été mais pourtant parfaitement le même. Le bus était à
l’heure et les mêmes personnes y grimpèrent; il rencontra les mêmes rues
et les mêmes immeubles. Je descendis au même arrêt et j’allai dépenser
mon argent chez le même disquaire, avec lequel j’ai échangé les mêmes
paroles. C’était un jeune disquaire aussi jeune que moi qui ne suis pas
disquaire; je le préfère à son patron, un vieux disquaire avec lequel
j’échange les mêmes paroles qui ne sont pas les mêmes que les autres;
les paroles avec lui ne sont que des banalités affligeantes sans sens
aucun, tandis que les autres paroles n’ont pas plus de sens mais sont
juste banales sans m’affliger. Normalement, j’aurai dû ensuite aller
voir un ami pour lui montrer ma trouvaille, mais je ne voulais pas, ou
je ne pouvais pas, ou je ne devais pas et j’entrai prendre un café dans
ce bar si semblable aux autres mais également unique maintenant que j’y
étais entré. Et il entra alors, mouillé par l’orage et mouillé de sueur
et de larmes.
J’ai d’abord vu sa démarche. En fait je vis d’abord sa jambe droite
glisser sur le sol sans le frapper ou s’y appuyer, mais glisser juste.
Il ne la faisait pas traîner mais rouler avec une grâce ondine
enivrante, comme un danseur. La jambe gauche suivait le mouvement
parfaitement en donnant un tempo secret qui faisait claquer les gouttes
d’eau au sol. C’était comme un menuet ou une danse à illusions: il
avançait sans vraiment le vouloir mais sans vraiment non plus s’y
opposer, contraint mais soumis. Ses chaussures étaient noires et son
jean boueux, et sale et noir et mouillé, et on pouvait distinctement,
peut-être n’étais-je pourtant le seul à l’entendre, percevoir le
feulement sinistre du tissu et de ses jambes. Le ballet m’apparaissait
macabre, mais je ne me doutais pas encore combien cela serait vrai.
Progressivement, je le dévisageai de corps, remarquant sa chemise sale,
froissée et bleue, au col largement ouvert. Il manquait deux boutons,
les deux plus bas. La pochette sur son cœur était pleine de vide, mais
il semblait de ses doigts gourds y chercher un petit objet, une pièce de
monnaie ou une cigarette. Les cheveux étaient à chemin entre blond sale
et brun gras, ses sourcils muets et sa bouche figée en une moue de peine
ou de douleur, peut-être les deux. Une barbe de trois jours et un nez
volontaire. Et ses yeux.
Il se tourna vers moi machinalement, son attitude ne laissait pas transparaître de préméditation. Pendant une seconde il me regarda. Plutôt, il regarda le tressage de ma chaise en osier, derrière moi, en un éclair il dénombra les tresses et les classa en tailles, formes, couleurs et nuances parmi les couleurs. C’étaient des yeux de scientifique, j’en étais persuadé. Leur éclat était d’analyse et de synthèse, comme d’autres sont d’agate et de saphir. En un regard, il savait. Mais ses yeux étaient sombres, dissimulés sans l’être totalement par sa tignasse en désordre et ses mèches suiveuses. Sombres et clairs, ils me fascinaient et m’attiraient dans le même temps. Je me suis dit qu’ils cachaient un secret mystérieux, un sens. Les yeux avaient du sens. Mais un sens corrompu et absurde, un sens qu’on avait privé, vidé de sens. Un sens qui n’en était plus un tout en étant malgré lui lourd de sens; je pense qu’inconsciemment, c’est cette profonde contradiction qui m’effraya.
L’homme n’existait tout simplement pas, il avait été aspiré des deux côtés, à la fois ombre et lumière, sans être ni ombre ni lumière.
Sans croire pourtant qu’il pouvait être sauvé, sans connaître alors son lourd passé, je me sentais rempli de pitié pour cet être misérable qui implorait ma clémence sans le vouloir ni le savoir. Je ne pouvais pas le sauver, personne ne le pouvait. Il le savait, mais ce n’était pas ça qui le rendait triste. Je pressentais en voyant ce regard vide de sens et rempli de significations qu’une douleur le minait. Une douleur sans nom mais bien palpable que personne ne peut considérer encore, et que tout le monde connaît pourtant sans pour autant pouvoir la décrire ni même la reconnaître; il parvenait le double tour de force de l’endosser et l’assimiler.
Mais cette force le poussait à la faiblesse, une faiblesse de corps et non d’esprit, une faiblesse de suicidaire. Ses gestes en s’installant au comptoir tout en se massant douloureusement la nuque et en sanglotant avec douleur, comme si chaque larme était de sang et de lames coupantes étaient ceux d’un vieillard qu’il n’était pas et qui, je pense, ne serait jamais; il avait déjà vécu plusieurs vies et était déjà mort presque autant de fois. Il ne s’était jamais relevé, il s’était décomposé petit à petit comme un vampire lépreux au sang glacé. Son attitude était celle d’un cadavre ambulant triomphant de défaite et de fuite, lassé de ne pouvoir mourir et qui malgré sa volonté avançait droit devant lui. Ses gestes étaient ceux d’un homme qui avait perdu foi en son humanité. Mais une aura sombre en-dedans et clair en-dehors l’entourait et inspirait répulsion et attirance; on avait envie de sentir sa peine ou de goûter sa candeur, à la fois convaincu que son contact aurait brûlé et soigné à la fois, qu’on en ressortirait grandit et détruit.
Mais cela, peu le remarquait; pour ainsi dire aucun. C’était aussi parti prenante de sa contradiction profonde; alors inaperçu, il suffit de le remarquer pour ne pas l’oublier, et pour ne pas comprendre comment on avait pu ne pas le remarquer; la vérité s’affichait d’elle-même, mais éblouissante et seule la ténacité permettait d’entrevoir ce spectre lugubre.
La courbe de son dos le faisait ressembler à une colline bleu pâle, mais une colline hypothétique et potentielle m’empressais-je de rajouter, une colline qui aurait pu et qui avait été montagne mais qui s’était affaissée avec le temps, vidée de sa matière comme parcourue par un ver affamé dont les galeries superposées avaient fini par faire écrouler le colosse. Devant ce comptoir nu et noir, quelque chose n’allait pas. Ce bleu et ce noir ne s’accordaient pas et ne s’accorderaient jamais plus; il était de trop. Je me suis alors dit qu’un habit blanc lui aurait mieux sis. Mais ainsi habillé, il y avait une rupture. En n’étant pas à sa place dans ce bar, qui n’était alors à mes yeux qu’un monde en-dehors du monde, j’entrevoyais la cruauté de sa création: nulle part à sa place, ni dans un monde qu’il fuyait, pas plus dans un monde qui n’était pas un monde, il n’était qu’éternel errant, juif légendaire conspué de son peuple, un démon corrompu et qui ne corrompt plus, l’Homme en trop. Sa présence me fascinait, je me retrouvais face à un échec; comment justifier la vision d’un être qui n’existe pour personne, pas même pour lui-même?
En le scrutant comme je le faisais alors, je l’amenais à exister, uniquement par ce moyen. Je devais comprendre, au moins voir de plus près son visage que je n’avais qu’entrevu et qui m’avait ni effrayé ni enthousiasmé, juste fasciné.
Sa seule entrée expliquait ma venue dans ce bistrot, et je me levai
lentement.
Je saisis ma tasse par sa soucoupe, mais dans l’emportement je fis
tomber la cuillère au sol. Le petit tintement ne fut alors qu’un gros
coup de tonnerre, plus gros et plus rauque que tout ce qui avait résonné
au même instant. Il avait été si gros que je crus l’entendre avant de le
voir, et quand la lueur blanche éblouissante envahit tout, je remarquai
qu’elle évitait son contact et que son ombre n’existait pas. Alors que
le bruit avait surpris quiconque, lui n’avait pas réagi, totalement
absent, même en conscience. Absent de corps et d’esprit, seule son âme
tourmentée le faisait se rattacher au monde réel; mais il suffisait
qu’il cesse d’y croire pour disparaître. Je regardai au-delà de la porte
du bar et guettai l’heure. Je ne l’avais pas examiné avec soin, mais
maintenant la belle horloge d’en face me semblait lourde de silence. Son
cadran était mouillé de pluie, mais les gouttes restaient accrochées à
la coupole de verre, à jamais, comme s’il ne devait pleuvoir
qu’au-dessus de l’horloge, égrenant les secondes, les minutes, les
heures; la nature l’a-t-elle voulu ainsi? Ou bien l’Homme a-t-il créé le
temps pour se convaincre de son emprise sur les choses, et croire que sa
présence existe comme excuse, prétexte? Orgueil peut-être. Orgueil, si
orgueilleux qu’il veuille afficher de l’heure partout, courir contre le
temps sans le battre; à la divinité éternelle et improbable il a opposé
un temps probable qu’il poursuit sans rattraper, pour peut-être croire
qu’une fois dépassé il sera Dieu à son tour. Le métal bleu de l’horloge
me faisait penser au bleu de la chemise de celui qui était entré dans le
bar. Je ne connaissais ni le nom de l’horloge, ni celle de l’Homme et ne
le connaîtrait jamais. Le nom n’existait pas, seules les choses vivantes
ont un nom. Un arbre mort, pensais-je à mi-voix en pensant à un aveugle
décédé lui aussi, n’a plus de nom: il est juste mort. L’horloge avait un
nom qui débutait par un « F » et se terminait par un « -lan ». Elle me
faisait penser à un diable, ou bien y pensais-je à cause de lui? Un
diable bleu, un diablotin. Un parasite qui erre et entre par la feuille
de rose et dévore l’intestin et l’estomac de l’intérieur; sort de la
poitrine en éclatant la cage thoracique; puis pénètre par le nez et suce
la moelle blanche du cerveau. Il éclate les orbites et fait suinter la
matière grise par les oreilles, puis disparaît en laissant un corps
vert, jaune et noir. Voici ce qu’est réellement le temps, et voici ce
que l’Homme était. Il était deux heures et dix minutes, et je
m’installai à ses côtés au comptoir.
Il me faisait bien penser à un diable, un diable ni de chair ni de sang.
Je pris à nouveau le temps de l’observer, mais en me dépêchant tout de
même, de peur que mon activité ne le dérange. Je me doutais que ça ne
serait pas le cas, mais je me justifiais comme je le pouvais. Ses yeux
étaient bleu mouillé, à demi-fermés et fixes. Il regardait un point
précis devant lui en désirant je pense ardemment percer le mur, percer
les murs et les gens pour n’avoir plus qu’un éclat lumineux et sombre
devant son regard. Le nez était étroit, imperceptible, banal.
Cruellement, désespérément banal. Je m’attendais à autre chose, et je me
suis dit que je me trompais sur son compte et que mon esprit romanesque
avait brodé sur lui, comme j’aime à broder sur les gens et les choses.
Mais ses mains tremblaient en buvant le cidre clair qu’il avait commandé
sans parler, et me sentant rassuré par ce manque d’assurance j’osai lui
parler, fixant son cou et non son visage.
« Monsieur? »
Ma voix tremblait elle aussi, je dus me l’éclaircir, un peu tard c’est
vrai après avoir parlé. Elle avait fluctué sur un rythme inhabituel,
accentué sur le « mon- » et se taisait brutalement à sa fin. J’avais
posé une question, mais cela aurait pu être une réponse. Il ne se
retourna pas.
« Monsieur? »
Ma voix était plus forte ce coup-ci et le tonnerre me répondit, mais pas
l’éclair. Un tonnerre qui parlait comme moi. J’avais encore du mal à
articuler, la bouche sèche et les lèvres râpeuses comme du papier de
verre gris et rouge. Je soufflai, respirai et soufflai encore en
comprimant le ventre.
« Monsieur? »
Il se retourna dans ma direction, il pleurait bien. Même en fixant son
cou, je le savais car je voyais ses larmes, une à une, perler de son
menton, descendre rapidement sa mâchoire et être bues par les poils
bruns du haut de sa poitrine. Certaines s’amoncelaient autour de son
pendentif, une pièce d’argent trouée au milieu d’une chaîne fine et
dorée. Je ne me suis rien dit, je le pris par la manche et l’invitai à
ma table. Il caressa langoureusement le bord gauche de cette dernière,
l’os de son bras saillait comme un garde-fou. À l’intérieur du poignet,
deux cicatrices. Par réflexe, je regardai le poignet droit; trois de
plus. Je ne me dis rien, mais mon silence parlait pour moi.
« Je vais vous parler », dit-il. « Je vais vous dire ce que vous voulez
savoir. »
Sa voix était une et unique, je ne comprenais pas comment, ni pourquoi.
Et même encore maintenant, je puis me la rappeler sans pouvoir la
décrire. Mais elle eut sur moi une magie qui me fit oublier mon corps et
l’atmosphère grise et enfumée du bar, tout comme sa présence. Son rêve
devenait celle d’un songe, un songe qui se réveillerait d’un cauchemar
et qui nous y fait rêver.
« Je vais vous parler sans savoir si j’ai quelque chose à dire.
Certes, mon histoire est semblable à mille autres, et à mille autres
encore qui arriveront prochainement, mais elle est l’une de ces mille et
existe. Écoutez et jugez. Écoutez si vous le désirez, oubliez quand je
l’aurai fini. Car mon histoire fait partie de ces histoires qu’il faut
taire, qu’il ne faudrait jamais raconter. Des histoires que tout le
monde connaît, mais qu’on ne peut retranscrire, car elles sont absurdes,
et irréelles, et improbables, et réelles, et potentielles. Ce sont des
histoires d’échos, des sentiments primaires refoulés. Ce sont des
histoires d’Hommes, tout simplement. Et rien que d’Hommes. Les Dieux
sont morts dans celles-ci et c’est pour cela qu’elles sont si laides à
entendre; car tout comme l’athée ment et retourne au néant, un texte qui
ne croit pas en un Dieu qu’il nomme orateur ou créateur, un texte qui se
croit éternel bien que mortel et qui pense exister, simplement exister
par nécessité, un texte qui pense ne dépendre que de lui seul meurt et
disparaît après le point ou l’intonation finale. C’est pour cela que ces
histoires ne veulent se terminer, mais hors du temps des Hommes, car se
voulant infinies, elles finissent par ne plus être entendues, ni
comprises et lues et n’existent plus en croyant exister. Mon Histoire
fait partie de ces histoires, une histoire qui n’est que la promesse
d’une histoire, une histoire contée par un homme qui n’est plus que le
reflet d’un homme, une histoire qui n’aura jamais existé une fois
qu’elle se sera terminée.
« Il y a maintenant trente ans de cela, je naquis; je mourus vingt-sept
ans plus tard et j’avance à présent dans de beaux limbes brillants. Mon
regard ne s’arrête nulle part et ma peau se déchire et crie en se
déchirant. Mes pensées sont jetées dans un miasme de pu et de lymphe, à
l’aveugle, et se dissolvent avant de naître. Mon âme alors se tait plus
qu’elle ne chante, pendu à un dernier fil que je m’efforce, en vain, de
casser. Mais il est solide, trop solide, et mes forces s’épuisent; et
plus mes forces s’épuisent, plus le fil se casse. La victoire est au
bout du chemin. Une victoire qui ne sera que chute. Je tomberai à
jamais, noir, seul et froid, froid, seul et noir. Je n’étais pas ainsi
pourtant avant. Mais cet avant ne m’appartient plus. Son image a été
insérée récemment, de force, comme si j’étais habité par les souvenirs
d’un autre qui a vécu ma vie et continue de la vivre. Un autre moi, des
autres mois, parfaitement différents. Je leur caresse les cheveux et les
bénis, et eux me maudissent en retour. Ma mémoire me joue des tours.
Blanche comme la neige, on a tiré à bout portant sur le canevas de mes
souvenirs, ou plutôt de ses souvenirs puisque je ne suis plus celui que
je semble être. Des champs de pavots à perte de vue, et des cabanons, ci
et là, noirs et hauts. Mon esprit est ainsi agencé, et ma seule
certitude c’est que je n’en ai aucune. Je préfère avoir des certitudes
de mes doutes que douter de mes certitudes. Vous cherchez la réalité,
vous n’aurez que la vérité nue, habillez-la comme vous le
souhaitez.
« Son enfance – je parle de lui, qui est moi, ou qui était moi
– a été douce et anisée. Il habitait dans le Sud, dans
cette région du Midi où l’on a fait se rejoindre les deux mers et où
l’eau franchit le seuil de thym et de lavande. Il croit se souvenir de
ses premières années, mais elles lui échappent et lui glissent des
mains. Seules ne lui reviennent que des gestes de parfum, et la douce
chaleur d’un soleil blanc, un blanc agressif parfois qui ne lui voulait
que du bien. Il se rappelle des pêches, et des groseilles, et des
cerises et des figues. Il se rappelle la douceur d’épaules de femme, et
la main rassurante d’homme. Il sent encore sur ses jambes les herbes
hautes, qui pourtant étaient basses mais qui à son jeune âge lui faisait
penser aux roseaux des marais qu’il ne connaissait pas encore. Il se
voit grimper sur un rocher blanc et gris clair, lever les bras pour
attirer l’attention et voler alors, transporté par une mer de baisers,
de caresses fruitées et de cheveux châtains, autant d’accroche-cœurs
merveilleux. Il les saisissait à pleines mains, les tirait à lui parfois
et respirait cette fragrance pure et claire, sans mensonge ni
hypocrisie.
« Souvent, quand il marchait, il se perdait dans les flots blancs de sa jupe à frous-frous, comme une neige, mais pas une neige froide, une neige chaude et veloutée, satinée; dessous, le soleil devenait rougeaud, orangé, et c’était comme une nuit qui aurait été semblable à un jour de ténèbres, un jour qui vient sauver du noir et du vent, un chapiteau de rires et de bonheurs. Il lui semble revoir, assez distinctement, si distinctement qu’il pourrait les dessiner sans lever la main les bracelets de nacre et de platine qui pendouillaient à ses poignets, qu’il dérobait souvent pour s’en habiller ou les goûter, goûter à travers eux la peau qu’il embrassait tellement souvent et qu’il aurait voulu garder à jamais, comme une seconde peau sur la sienne. Sa mère était si jolie.
« Il se rappelle les longues promenades près des ruisseaux
clapotants, silencieux de bruit et humides et agréables en été. Les
poissons sautaient parfois hors de l’eau, les cailloux peuplaient les
rivières. La boue des berges n’était pas sale, mais douce et propre. Le
vent se taisait, et une voix forte riait, et il riait après lui, et une
voix plus douce riait derrière en écho. La peau des grenouilles était
humide, les libellules avaient des ailes dorées; les arbres les
arrosaient de leur présence. L’épaule était grande et forte, et la peau
piquait un peu mais elle était encore douce: le piquant donnait du sens
sans accrocher, une force pleine de tendresse et de confiance. Il
caressait souvent l’oreille en dessinant la courbe du pavillon, et
jouait avec le lobe immaculé. Les cheveux blonds semblaient faire partie
du soleil et du ciel, et l’eau de Cologne l’enivrait. Son père était si
gentil.
« Les années passèrent, lentement tout d’abord puis de plus en plus
rapidement. Bientôt, il alla à l’école, toujours baigné de soleil. La
cour de la maternelle lui semblait immense et l’était toujours. De gros
galets jonchaient le sol, et des barres jaunes et bleues de cages qui
n’arrêtaient personne jaillissaient, autant d’arbres métalliques
délicieux. Des wagons de pierre et des chênes, et des bouleaux. Des murs
clairs et de hautes portes, et de hautes fenêtres. Des tables bleues et
grises, des dessins colorés de chats, de collines, de maisons. Des
alphabets rondouillards et parfaits, des cahiers très bien tenus. Des
goûters de fraise et de pain, et de biscuit et de chocolat, une fois de
vanille et de lait. Des secondes mamans douces comme des mamans, mais
parfois sérieuses et graves comme des papas. Des costumes qui brillaient
d’argent et de papier mâché, une odeur de sucre et des rubans colorés.
Il a aimé la maternelle, et l’a toujours aimée.
« Les années passent, un poète au nom d’école. Des lois, des règles, des contraintes. Des peurs, les premières; les récitations, des poésies. Des tableaux noirs, et une estrade immense qui sonnait creux. Une odeur de craie sublime qui pénétrait les os et la moelle, un désir ardent de tout connaître. Une fille à la joue sucrée qu’on embrasse dans la cour sur la joue. Elle rendait le baiser, et s’en allait en pleurant, ou en rougissant, un peu des deux sans doute. Des lèvres prune et de grands yeux verts. L’amour. En ce temps-ci, il s’appelait Éléonore. Blonde comme les près, suave comme un soir chaud de printemps, quand le soleil hésite entre farniente et sommeil; quand le ciel azur se pare d’un habit rouge vermeil, ce rouge quasiment sanguin, comme ce soir d’Avril où ils s’offrirent l’un à l’autre. Il avait quinze ans et elle seize. Il faisait, il se souvenait parfaitement, tendre et pur alors. Un lit de toile blanche, un drap de linceul rose. Une envie de vivre, des mains qui cherchent et trouvent. Il ne saurait dire si c’était chez elle ou chez lui, si c’était le soir ou le matin. Il n’y avait que lui, elle, la passion, le rouge et le sang. Ses yeux verts pénétrants, son monde à elle.
« “Écoute”, lui avait-elle dit en s’approchant. Sa langue chatouillait malgré elle l’oreille, le souffle le faisait frissonner comme un chaud vent d’hiver humide. “Écoute et apprends. Cet amour est bleu, blanc et jaune. Il est ciel, éternité et soleil.”
« Il l’avait cru. Les yeux étaient verts et purs, purs comme ces ruisseaux d’été, ces ruisseaux sylvains qui clapotaient en son âme, verts comme l’herbe des étendues vertes et orange des plaines vespérales. Quand le vent se lève et transporte des parfums de feuilles mortes et de lèvres mouillées. Quand le vent parle, et vous parle si bien et si doucement que vous l’écoutez. Si bien et si doucement que vous vous envolez. Sa présence le rassurait, et cela il n’en a jamais douté. La flamme explosait à ses côtés, il bouillait à tout instant de la caresser, parcourir de ses doigts gourds les formes sibyllines de son corps, destiné à lui et à lui seul. Il crevait de joie, et c’était si fort que j’en pleure encore. Cet amour, cette envie était si grande et forte, bleue comme l’herbe et verte comme la terre que j’en chiale en le voyant. J’en chiale car ce souvenir ne disparaît jamais; il me hante comme les rêves d’un autre. Jour après jour après jour, c’est comme si chaque seconde je m’éveillai d’un songe inepte, improbable, qui m’échappe à jamais. Une image devant mes yeux qui ne m’appartient pas et qui n’appartient à personne, plus à personne.
« Mais il n’est un instant sans que la lavande de ses reins ne me
chatouille les narines, et je pleure d’avoir perdu un parfum qui ne m’a
jamais appartenu, sans que le cobalt de ses ongles ne s’imprime sur mon
bras, et je pleure d’avoir perdu une douceur qui ne m’a jamais
appartenu, sans que le soufre de ses lèvres ne me caresse la joue, et je
pleure d’avoir perdu un parfum qui ne m’a jamais appartenu. Sa mémoire
est défaillante pourtant, et se souvient là où les autres oublient et ne
se souvient que des lieux où elle a été. Oserais-je vous le dire? Ils ne
faisaient qu’un, et les rares tours noirs de sa vie que je possède sont
habités par leur double présence uniquement. C’est pour cela que je
suppose l’ardeur de leur union, comme l’écho d’un souvenir trié et
sélectionné par lui pour me faire souffrir et m’enlever la promesse d’un
bonheur que j’aurai pu avoir.
« Que disent encore ces tours de guet surveillant le champ de coton de
ma mémoire? Elles colportent des attitudes et des gestes qui ne
trahissent d’aucun mauvais présage: le ciel est clair. Deux souvenirs se
bousculent encore aux portes de son paradis; le premier d’été ou de
printemps.
« Le ciel était une mélodie aux odeurs lilas; pas une mélodie poussive
comme ces morceaux qui ne se trouvent qu’en fin de morceau, ces pierres
rugueuses où il faut rechercher en vain une surface lisse pour pouvoir
la saisir, non; une mélodie de fragrance rose et violet clair, avec un
rythme lent et unique et une harmonie légère comme deux bulles de savon
claires. Des cordes pincées obscurcissaient légèrement la plaine
violonée par endroit, d’autres grattées avec douceur s’accompagnaient
des maracas de feuilles où ils étaient adossés. La musique entrait par
les narines et sortait par sa bouche, il lui chantait une mélopée à
l’histoire ridicule et naïve, mais qu’elle appréciait comme un récital.
Elle seule pouvait faire d’une valse un récital, et elle y parvenait
sans toucher un mot. Elle transcendait la matière en ce jour de
printemps ou d’été. Le soleil cuivré sonnait une douce complainte, les
saxophones de lumière lui répondaient lentement, sans brûler les yeux.
Ses blonds cheveux blonds signaient d’une clé de fa écrite à l’encre
blanche sur la partition de son ivresse. La musique ne s’était éteinte
que bien plus tard, car ils rêvèrent les yeux ouverts après avoir tant
écouté les yeux fermés. Et alors la mélodie se tut et le silence
perça.
« Le second d’automne ou d’hiver. La fugue zéphyrienne bourdonnait
au-dehors, mais ils étaient bien à l’intérieur sous un ciel noir
d’ivoire percé d’une clarté vivante de noires lucioles. Et les papillons
dansaient d’avant en arrière et d’arrière en avant; c’était des
papillons jaunes et blancs, et rouges sur les ailes habillées de deux
yeux affables et sages, et confiants et gentils. Leur nectar avait alors
un goût de sueur salée et une sécheresse de biscuit trempé dans du café
au lait sucré; pas un biscuit sec et étouffant qui se brise et lacère la
joue, ou encore forme un ciment de pâte compacte, non; un soupir de lait
et de beurre souple avec un velouté doucereux à ses bords et une plus
ferme au centre, et joli à voir et bon à manger. La langue le léchait
sur les bords et aspirait le centre, puis repartait en un splendide va
et vient sensuel, soupirant d’aise et de fatigue et d’effort et de
bonheur. Le croissant de lune émiettait de la poudre de glaçage jaune et
rose qui donnait du corps et de la raison à la pièce, et les croissants
d’ongle griffaient sans trancher et retenaient sans qu’il n’ait envie de
fuir. Sa peau était de pêche, et il la mordit et fit couler le jus
parfumé sur ses joues.
« Et c’était bien.
« Je ne connais pas, ou plus son nom. Elle n’est plus pour moi qu’un air
su et oublié, entonné par un autre et que je n’ai pas oublié bien que ne
l’ayant jamais su. Mais il se souvient de bien d’autres choses sur lui,
et c’est également mon histoire... nous allons vous apprendre. Notre
père est fonctionnaire, il a une cinquantaine d’années et maintenant est
à la retraite. Une retraite de fonctionnaire, et il doit s’occuper, nous
supposons, de collectionner les timbres hybrides de Nouvelle-Zélande ou
les espérances hébraïques d’herméneutique éternelle. Nous ne nous sommes
jamais intéressés de près ou de loin à lui après que nous avons quitté
le foyer familial, jamais, et il demeure un mystère; il l’était pour lui
et l’est pour moi, mais nous n’avons jamais voulu le percer. Il gardait
encore cette image du gardien protecteur à présent inutile et superflu.
Notre mère était fonctionnaire elle aussi, et à la retraite tout autant.
Elle était sa confidente totale et exclusive. Nous l’aimons comme une
mère, et elle l’aimait. J’ignore ce qu’il en est pour moi. Cela fera
vingt-quatre mois demain que je n’ai eu aucun contact avec eux sans que
cela ne me manque et ils respectent mon silence, ou plutôt ils s’en
moquent: ils aimaient l’autre et non moi, celui que j’étais et qui est
mort et parti pour toujours, à jamais. Nous n’avons ni frère, ni sœur,
ni fils, ni fille. Mais il avait des amis... moi, je reste ami avec eux
mais eux ne m’ont plus comme ami. »
Tandis qu’il me parlait, il ne leva pas à une seule reprise ses yeux du sol à ma gauche, le sac du disquaire.
Le sac était froissé et blanc, mais les plissures rendaient le blanc comme plastifié et il devenait alors sale, gris et froid. Pourtant le sac était immaculé: personne ne l’avait utilisé avant moi, j’avais la primeur de sa création. Il n’était pas mouillé, protégé de la colère des larmes déiformes par ma veste-bouclier. Et jusqu’à ce que je remarque que mon curieux interlocuteur l’avait remarqué à son tour il n’existait pas même pour moi. J’avais évité la destruction à un objet hypothétique, et il m’avait été révélé par un homme tout aussi hypothétique, au sein d’une conversation inexistante dans un bar hors du monde. Je ne devenais moi-même plus rien qu’un écho, doutant dorénavant de ma propre certitude existentielle. Qu’étais-je réellement? Existais-je ou ne me trouvais-je que dans le délire de cette incohérence qui gisait vivante en face de moi? Ou bien encore n’étais-je que le potentiel d’un délire?
Au matin, quand on se réveille, on flotte sans dormir et on songe sans rêver. Dans une phase intermédiaire, nous choisissons de basculer dans le noir du rêve ou le blanc de la réalité. À moins qu’« on » ne choisisse pour nous? En parlant à cet homme, je me trouvais dans la même situation et, je m’en aperçois à présent, il avait réussi sans me toucher ni même aborder les raisons de son naufrage à m’emporter avec lui dans sa chute. J’étais face à un précipice aiguisé et profond, les Tartares. Le souffre remontait en soufflant une fumée grise et rouge et mon pied était dans le vide. Je savais alors que le vide se trouvait sous moi et que faire un pas me conduirait dans le gouffre. Je savais aussi que reculer me ferait revenir dans la plaine sûre bien que tout aussi sombre. Et bien que le soleil ne se trouvait que dans ce même interstice entre ombre et ténèbres, entre monotonie et chute, routine et risque, et bien que froid et sale, et froissé et trouble il restait le soleil et éclairait tristement ma position, je me devais de faire un choix, d’avancer et choir ou reculer, sinon trébucher en arrière comme on tombe sans savoir si on sera rattrapé pour échapper au danger. Je devais choisir, mais je n’étais pas maître de mon choix: sa main sulfureuse me tenait la cheville, sans la tirer ou la repousser, la tenait juste. Il attendait pour repartir, attendait pour savoir si je venais ou non et restait figé dans sa chute. Il n’avait plus de tête, de corps ni de bras: rien qu’une main.
Le sac était jaune sur le devant, et à cet endroit il était translucide. On pouvait lire à travers comme au travers d’un œil doré, précieux et froid la trouvaille qui m’avait amené en ville; un disque compact d’un groupe qui chante le bonheur de gravir un escalier vers le paradis. J’y voyais un signe; que la finalité de la chose se tenait là à mes côtés, à la fois la raison et la preuve de mon existence, mais également la raison et le pourquoi de ma chute. Je resongeais à l’écriture du texte de la chanson, même avant la création du groupe; le papier maintes fois griffonné puis intouché, l’enregistrement. Tant d’années pour pouvoir me répondre. La couverture du disque était claire et sombre à la fois; noire. Un noir lumineux, un noir où on n’avait aucune peur de sombrer, qui nous invitait à une chanson gaie, pas même mélancolique et sûrement pas triste. Je restai.
Sa voix était monocorde. Aucun tressaillement n’avait habité ses récits, ses sourcils ne se levèrent pas. Les mains demeuraient fixes. Cela me fit penser à un disque usé qui reproduit à l’infini le même morceau. Mais quand il reprit la parole après s’être arrêté brutalement une trentaine de secondes, il tourna la tête vers la porte entrouverte, compta les gouttes sur ses doigts et reprit.
« Ses amis étaient les miens encore jusqu’à peu. Ils le sont encore quelque part, mais si moi je les vois au mieux comme des amis, eux ne me considèrent plus comme tel, bien qu’ils prétendent souvent le contraire, que j’ai ou non à le demander, que j’ai ou non à le suggérer. Ils frappent alors l’air des poings et roulent des yeux de caméléon saur, parlent d’une voix aiguë qui ne confondent que le monde entier.
« Mais moi je vois le clair du faux, je sais reconnaître la flagornerie même quand elle se pare, surtout quand elle se pare du masque rose de la sincérité aimante. Ainsi je fais semblant d’être apaisé sur le moment, mais ce n’est qu’un autre jeu et j’endosse à mon tour le masque de la félonie la plus marquée. Il ne connaît pas ce jeu lui pourtant, et est d’une naïveté candide et prude, d’une délicatesse naïve ou d’une candeur touchante qui ne perçoit l’ombre qu’une fois qu’il est trop tard, ou bien si la flagornerie est telle que le masque se brise de lui-même: les serpents visqueux et calculateurs se répandent alors en flots abondants et sales, vert bilieux dégradé du noir verdâtre de la tête au vert noiraud de la queue. Les yeux rouges ne demandent qu’à être piétinés et ils nous mordent au talon tandis qu’on écrase la tête; les serpents ne sentent ni douleur, ni odeur, ni saveur, ni peur et n’ont ni candeur ni épaisseur... Ils sifflent, soufflent et resifflent encore, suintent et sifflent à nouveau; mais ne pouvant sentir la sensation de haine ils mordent croyant se défendre et sifflent souhaitant parler. Ils n’ont de recul sur les dires et les choses et ne connaissent ni mensonge, ni vérité. Seul leur confinement et leur utilisation sont mensonge ou vérité.
« Il était en vérité ombre en croyant voir lumière, et je suis lumière où on peut me croire ombre. Je n’ai d’amis que des personnes de titre et non de substance, qui se jouent de moi comme je me joue d’eux. L’hypocrisie est alors totale et duelle et les yeux qui ne sont inquisiteurs ne scrutent que la surface des choses sans s’y arrêter; la montagne devient colline et le soupir nécessairement d’aise, le regard de biais fatigue; ils demandent comment je vais mais se détournent ou fuient avant même que je ne réponde; et si je réponds oui, ils ne s’inquiètent; et si je réponds non, ils ne s’en inquiètent; et si attendant exceptionnellement ma réponse je ne dis mot et ne réagis point tandis que j’ai entendu leur question, ils me pensent lunatique et me croient ainsi. Ils me montrent du doigt alors et haussent les épaules en me voyant de loin. Anathème et hérésie, ils m’exilent de leur réalité et je ne cherche plus à y réapparaître.
« Qu’est-ce que l’amitié réellement? L’amitié, à une lettre près, est semblable à la pitié. L’étymologie ne trompe que rarement, et les rimes ne trahissent que les mauvais poètes. Ah! Langue cruelle! Ah! Syntaxe de bordel! Ah! Lexicologie de putain pénicillinée! Quelle langue inquiétante que celle qui fit rimer “amour” avec “toujours”, “bonté” avec “santé”, “bonheur” avec “malheur” et “dieux” avec “miséricordieux”! Je ne peux décemment pas croire en une amitié, en n’importe quelle amitié. Elle m’apparaît comme une pensée vulgaire et noire où ne se complaisent que les porcs et les loups; et alors que les uns croquent les abats et en redemandent, les cochons rient en se faisant dévorer et en redemandent.
« L’amitié, j’en suis persuadé à présent est une erreur de
raisonnement, c’est une faiblesse. C’est croire doucereusement en sa
propre faiblesse et chercher un sens où il n’y en a aucun. Pourtant on
ne peut en vouloir à l’Homme, car il est fait pour vivre en bande, comme
les moutons. Porcs, moutons et singes. Des trois animaux de la Création,
voici les trois dont l’Homme est le plus proche; de leur hybridation
improbable il naquit de la soupe primitive, gluant et infect de
moisissures; il s’en lave et s’en repaît, il défèque et urine dans sa
gamelle et accompagne ainsi sa bile noire; il se roule dans la boue,
dans le purin nauséabond de sa suffisance et l’aspire à gros bouillons
en pailles entières s’il le faut; il en fait des bulles de salive
marrons et rouges, les vomit et les aspire de nouveau et ainsi de suite
jusqu’à la fin des temps. Crachats immondes, il m’apparaît plus sale que
les cochons d’Augias. Mais non content de patauger dans sa fange
noirâtre, il se permet par délice d’entraîner dans son sillage ses
prochains: ananke sordide où les terribles fils pleurent en venant au
monde et dont les larmes se dissolvent bien malgré elles derrière
l’horizon de cette porcherie. Il n’est pas de salut en cette étable
puante, à l’odeur si forte qu’elle fait piquer les yeux quand bien même
on ne pourrait la sentir et qui fait cracher le sang des oreilles si
l’on est aveugle; et même un être privé de sens se rendrait compte de
l’infâme peste qui jonche les pavés de sa souffrance, car cet air grave
fait tomber la peau en lambeaux décharnés roses comme la chair, la
putréfie et la ronge comme sous l’effet d’un acide brûlant aux couleurs
jaunes et vertes, aux effluves irritantes. L’os apparaît à nu alors,
mais il est gris et non blanc et hurle de terreur. C’est une armée de
squelettes qui se précipitent joyeusement les uns sur les autres; en
naît-il un à qui il reste un semblant de peau miraculeusement intact sur
son corps grelottant? On s’y précipite, on le plaque au sol et le noie.
On le viole avec une cruauté inouïe, on le sodomise avec fureur et on le
pend avec ses tripes. On le change en squelette à son tour et il doit
s’excuser de ne pas être né nu comme les autres. Le berger devient
mouton et rejoint les moutons; voilà ce qu’est l’Homme; un porc aux
apparences de mouton qui a peur de la nuit; il cherche alors intensément
à se réunir pour quémander comme un chien un bout de viande à une table
une bougie crachotante qui s’éteindra bientôt. Il part en quête alors
d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre. Le troupeau s’agrandit
sous prétexte de faim, l’amitié, ou de soif, l’amour. Là où on ne voit
que bonnes choses, je vois, moi, que trahison, perfidie et
machiavélisme.
« Ma troupe ne déroge point à la règle, et j’ignore souvent de quel côté
se trouve la pitié, du mien ou du leur et si le dédain habite réellement
tous nos échanges; mais je me demande encore comment il a pu ainsi
s’acoquiner avec cet essaim, même leur révéler des secrets dont ils
pourraient se servir, s’ils ne l’ont déjà fait, contre moi. La première
ligne des amis était à la fois à lui et à elle, si j’ai bien interprété
ses souvenirs, mais je ne saurai dire lesquels. Et comme les doigts
putrides d’une main ils sont cinq... mais je me garderai de tous les
nommer.
« Les deux premiers sont à mes yeux les deux derniers qui méritent
encore moins que tous confiance ou amitié, et illustrent mes propos; car
de tous ce sont eux qui trompent le plus ouvertement les autres et
eux-mêmes. Leur parité n’est du reste que factice et disparaîtra
prochainement... J’ai là des certitudes où il n’avait que des peurs à
leur égard. La raison en est simple; ils se sont rencontrés au pied d’un
lit et ne le quittent que pour besogner ailleurs. Ce sont des
prédateurs, des fornicateurs compulsifs qui ne pensent qu’à enfiler et
se faire enfiler, échangeant d’ailleurs régulièrement les rôles même
entre eux. Le matin leur première pensée est dirigée vers cela sans que
rien n’apparaisse devant leurs yeux, et déjà avant même que de
comprendre qu’ils sont éveillés ils replongent dans le stupre et se
lèchent et se caressent. Cela se poursuit dans la douche, ils se
savonnent et se lavent, se doigtent et se lèchent encore. Il leur est
difficile, mais surtout inutile de s’habiller car ils ont à se défroquer
tellement souvent que ça en deviendrait ridicule si ce n’était pas aussi
routinier: ils prennent la chose tellement au sérieux que ça n’est même
plus un loisir ou un hobby, mais un sport où la hauteur de la jouissance
et la durée du coït sont chronométrées, mesurées, comparées aux essais
précédents. Ils s’habillent donc et se mettent dans un même pantalon
pour s’embrasser et jouer à la bête à deux dos encore. Puis ils sortent
mais ne se tiennent pas par la main: elle plonge la sienne profondément
dans sa poche et caresse le membre et les bijoux avec fermeté et énergie
pour lui faire tremper son pantalon; lui a une main dans sa culotte ou
un téton qu’il presse entre deux doigts pour la même raison; et à chaque
pas ils lavent la bouche de l’autre à renfort de langues expertes qui
peinent à se rencontrer tant elles sont agiles. Ils se contorsionnent et
se salivent à des endroits auxquels les vade-mecum et les manuels
anatomiques ne font pas allusion et ne sont pas référencés; ils
inventent des positions abracadabrantes pour mieux jouir et des noms
pour pouvoir les reconnaître ou les apprendre à d’autres; tout objet
avec eux devient utile pour la chose, fruits, couverts de cuisine ou
outils de bricolage; la chantilly et le chocolat sont dépassés et leur
regard se pose sur mayonnaise, huile ou vinaigre; aucun habit n’est ni
trop léger, ni trop connoté, échancré, fin ou transparent; aucun string
n’a trop peu de tissu; et aucun orifice ne sera oublié. Ils ne savent
rien l’un de l’autre, ni ce qu’il aime ou déteste en-dehors du sexe et
ont presque chacun une vraie vie à côté de celle-ci. Connaissent-ils au
moins leurs noms respectifs? J’en doute, car les surnoms ridicules
fusent et suppléent les patronymes civils: noms d’animaux, de
pâtisseries, de fleur, d’arbres, de héros antiques, mythiques ou
modernes, de ville, de pays, d’océans, de planètes, d’étoiles, de
constellations, de livres et de films, de contraceptifs et de godemichés
composent, au milieu des cris orgasmiques leur vocabulaire exclusif qui
ne contient qu’un verbe que je vous laisse deviner, ma pudeur m’interdit
de le dévoiler présentement. Ils n’ont aucune honte et n’ont pas le
temps pour les sentiments: à peine s’accordent-ils un instant pour
manger.
« Tout le monde le sait, je me demande quelle tare physique pourrait
mettre leur ignoble quotidien érotico-sadique à l’abri de toutes
médisances... Même le plus attardé des idiots, les aveugles ou les
incapables ne passeraient pas à côté de cette évidence. Inutile de dire
qu’ils sont égoïstes au combien, mais je reconnais que leur couple est
remarquablement bien assorti... Les grands coups se rencontrent.
« Il est également un spectre, fantôme blanc ou poltergeist farineux.
Elle a les cheveux pâles, pâles et blancs; on croit les confondre avec
sa peau d’ivoire blanchâtre. Ses habits sont blancs et ses yeux gris.
Ses ongles sont blancs, comme atteint d’albinisme; j’ai une sympathie
particulière pour cette femme qui est aussi blanche à l’extérieur que
sombre à l’intérieur.
« Elle déprime et déprime encore, et ne l’a jamais révélé qu’à moi: elle passe pour timide aux yeux de ces aveugles... Mon énervement est justifié, vous le voyez bien. Sombre à l’intérieur, blanche en apparence, elle pleure une mère partie trop tôt et la fleur s’est fanée avant que d’éclore. C’est un lys, et elle est royale dans ses regards poudrés de riz ou ses gestes nimbés de royauté classique. On craint de l’effleurer de peur de la briser, à peine lui dit-on bonjour pour ne pas la déranger. Elle reste assise, silencieuse, dans un coin sombre mais nul endroit n’est assez sombre pour elle: malgré son silence de dame blanche à la beauté perdue et ses yeux fuyant et cherchant en vain un symbole de sa raison, sa lumière naturelle chasse la pénombre et la repousse dans des cavernes reculées. Sa tristesse est lumière, et je redoute sa guérison car elle deviendrait alors reine éblouissante, elle n’incarnerait plus la lumière, elle serait lumière. Quelle cruauté la vie n’aura-t-elle pas fait subir à cette enfant... Quel destin injuste. Les voleurs volent à plus pauvres qu’eux, le sort s’acharne sur les fidèles et les enfants meurent au nom de querelles d’adultes auxquelles les adultes n’entendent rien.
« Ses robes sont blanches, et je ne l’ai jamais vu habillée autrement qu’ainsi. Ce sont des habits amples et cotonneux, presque faits de nuages. Nébuleuse, c’est une lune, de sa chevelure à ses ongles. Une lune blanche qui baigne dans une éternité glacée, noire, froide... froide.
« Mais je l’admire car elle sourit parfois. Elle sourit en me regardant, et je le vois quand elle me regarde. Mais je pleure pour elle, car son sourire n’existe pas pour lui remonter son moral, mais pour redresser le mien. Il est inefficace hélas... inefficace. Et cela ne fait que renforcer ma douleur, je lui fais du mal, encore et encore. C’est une malédiction... quelle jolie fleur. Nous pourrions nous retrouver, mais ce qui nous rapproche nous éloigne irrémédiablement, comme un trou noir aspire et rejette les étoiles à ses côtés. La lumière ne peut guérir de l’ombre et l’ombre ne peut guérir de l’ombre, et pourtant, l’ombre peut tuer la lumière. Absurde condition que la mienne, et idiotie totale. L’autre avait de quoi séduire: il était drôle, cultivé, charmant. Et moi, moi... Comment peut-elle sourire, comment peut-on sourire à un être comme moi? Une vomissure, un échec... un des plus infâmes des boutons purulents, pestiférés et vérolés qui soit. Elle est princesse, honneur et air de fête, je suis crapaud, laideur et marécage; elle est saule en fleur d’un matin de printemps, je suis bouse frémissante d’un soir glacé; elle est belle, je suis laid; elle est si, je suis trop; elle peut être sauvée... elle le peut, et si je n’ai qu’un souhait, c’est celui-ci... elle mérite le salut. Le sassafras de ses joues de Déesse chinoise mérite les baisers d’un Dieu olympien; des jours sans qu’on ne vienne la complimenter sur sa beauté, son élégance ou son charme, il n’en a jamais été et n’en sera jamais. La fleur n’a qu’à se baisser pour cueillir les pommes que ses prétendants lui offrent, pourquoi aurait-elle jeté son dévolu sur moi? Elle me l’avoua déjà, et je la connais depuis si peu de temps... Je m’y refuse.
« Il n’est pas dit que je briserai le cœur d’une femme, pas comme je l’ai déjà fait en apparaissant et en tuant l’autre, car je l’ai bien tué: je l’ai assassiné un matin d’automne clair et brumeux, un matin de brouillard mat et de pluie blanche et noire. »
J’avais eu raison de rester dans ce bistrot. Car cet homme était une énigme d’une complexité incroyable à mes yeux, et il revêtait des costumes de sang et d’or. Il s’énervait brusquement, crachait en parlant et frappait la table de ses poings; il me regardait en serrant les dents, des dents jaunes et sombres où perlait de la salive; cela me fit l’impression d’un animal en rage, d’un renard acculé contre un mur de poulailler, venu sans but autre que celui de se promener, tentant de défendre sa vie; il grogne, montre les canines, agite sa queue au bout noir en s’appuyant sur ses pattes avant; sa robe est flamboyante, plus rouge dans l’obscurité chassée par les lanternes des fermiers rageurs qu’en plein soleil d’été, mais un rouge encore gris et corrompu par la Terre des champs et qui devient aisément ocre ou marron clair, un rouge vacillant qui existe entre brillant et mat.
Je me suis amusé à le voir d’un œil différent; il naissait devant moi et devenait un autre sans être totalement différent. Mais il naissait. Il apprenait les émotions, tel un enfant vierge, comme une coque vide s’éveille à la conscience: colère, admiration, respect, fureur; ce n’était plus l’épave que j’avais abordée. Il perçait comme un perce-neige dans un champ de neige, encore tremblotant mais beau et bien vivant. Et s’il vivait, je vivais également, et ma volonté de poursuivre brûlait en moi, explosait comme un volcan mugissant sans que je ne laisse rien transparaître.
Son visage se colorait de rouge, de violet; je me suis dit que le
sang coulait de nouveau dans ses veines, les pleurs avaient cessé et la
sueur, autrement plus salée et plus belle et colorée et sévère tombait
en cascade de ses tempes et de ses cheveux, venait mouiller ses épaules
et ses aisselles; tout son corps naissait au contact des sens, il
fondait de curiosité; je l’imagine et le revois encore, rouge coq et
violet prune grandir encore et encore. Je l’imaginais champignon
abrupte, pas de ces champignons faibles et petits que l’on arrache
nonchalamment sans s’en rendre compte, mais un champignon rouge et blanc
et gris et violet imposant, énorme, lumineux, incandescent, ceux qui
ornent les arbres prodigieux des vallées sublimes aux insectes géants
des pays gigantesques, traversés par les titans colossaux marchant
péniblement sur des lits de roches blanches, grises et noires tâchées de
noir et de blanc, les champignons des cañons déserts de la Vallée de la
Mort si rouges que le ciel n’est plus azur mais rouge lui-même et qu’il
n’est plus ciel mais Terre également, il ne complète pas le paysage, il
est paysage.
Ses doigts étaient fins et squelettiques, étrangement courts en
comparaison du corps de la main, et les articulations des phalanges
étaient rouges et jaunes, viraient souvent au noir; c’étaient des
blessures réelles et mon enthousiasme se restreignit à cette vision. Je
revivais la douleur et mes propres doigts picotaient cette fois; quel
bonheur peut-on avoir à faire ainsi craquer les os de sa main, je
décomposai le geste.
La main s’affiche sereine, une, entière, ouverte. Cruelle de précision et d’ingéniosité, servant à maints usages d’une finesse incroyable, improbable, inaltérable et s’offrent exquises à l’outil qu’on lui désigne. On la referme et sa sœur s’approche, et comme pour reproduire le grondement de Sodome et Gomorrhe, les os craquent, la peau tire, les ligaments frottent. Le sang coule au sein du doigt, les caillots se forment et se dissolvent, la douleur remonte dans toute la main jusqu’au poignet. Son poignet était noir. Noir de sang noir, tranché en large et strié de veines violentes qui faisaient apparaître son membre rachitique, grêle, fragile. Dans sa chute, les corniches saillaient de la paroi. Des corniches d’ambre glissantes comme un cristal blanc mais rugueuses sur le dessus pour s’y accrocher. Le bras tendu, arc bandé, son corps malgré lui voulait être sauvé. Je ne le pouvais pas. Mais son avenir m’apparaissait ébène plutôt que ténèbres, et moi je me vidais progressivement de ma substance.
Le monde n’était pas réapparu autour de moi, et tous mes efforts combinés n’étaient pas suffisants; suffisance des suffisances, sa voix me suffisait. Elle restait une et unique mais mes oreilles à présent lui trouvaient une musique qui grimpait en force et en brutalité, une guitare électrisée aux échos rouges clairs, auquel il ne suffisait qu’un peu de jaune pour devenir rosé, doux et frais.
« Je revois les scènes distinctement, l’une après l’autre... grises et blanches, comme une mauvaise photographie d’un portrait de ruines; figées dans de grotesques figures de haines, de colères, de peurs, de douleurs. Je vois encore les lames tranchantes sur mon visage et le sang noir me brûler les joues et la peau du cou; je sens les bords tranchants et les rapières pointues me percer le dos, et le cilice me manger le front et recueillir ma sève en calice. Ce sont des estampes mortifiées, ridicules, fruits du laborieux travail de Memnon, Lucifer ou Bélial; elles ornent Pandémonium et sa galerie des pas perdus, où les couloirs partent en vain dans quatre directions et jamais ne s’achèvent ni ne débouchent dans aucune salle, et le centre de la superstructure est maudit; la tour s’élève en hauteur et trois tours cicatrisent le ciel lumineux de l’Enfer où elle siège.
« La mémoire est une maîtresse cruelle, immonde, ingrate; elle
choisit de ne garder que la douleur et la peine et les bons souvenirs ne
sont que des papillons multicolores qui se changent en cendre une fois
envolés. Je ne demande que clémence et pitié; mais je suis mon pauvre
bourreau, et je ne m’accorde ni repos, ni rédemption et ma douleur est
vaine. Je souffre d’un rien, et cette souffrance ne me purifie ni ne me
pardonne. Et le fouet flagelle mon dos pourri, et le pieu transperce mon
genou meurtri, et le cuir troue mon cou rachitique, je suffoque,
j’étouffe, je me noie, mais cela ne sert à rien. La douleur sans but est
noire comme la cire qui brûle mon cœur et blanche comme l’électricité
qui parasite mes sens. Les images viennent et ne repartent pas,
s’impriment devant mes yeux et m’accompagnent où que j’aille.
Voudrais-je m’endormir? Je contemple le début de la fin. Ouvrais-je pour
la première fois les yeux au matin? Je contemple le début de la fin. Et
au cours des jours les évènements se font et se défont, passent et
repassent, se superposent et me font pleurer. Les photos sont cadrées,
immortalisées, protégées d’une vitre de verre de cuivre qui leur donne
une couleur malsaine de peste jaune et entourées d’une trame or et
platine aux dessins travaillés rappelant des vagues de tempête, des
embruns violents, des rochers factices, des saules pleureurs, des
éventails morbides. Je les frappe de la tête mais mon front éclate et le
verre est intact. Je vois mes efforts disparaître, on ne peut, je ne
peux oublier ce qui s’est produit.
« Le lundi dix-sept Octobre, il y a trois ans.
« Le jour où ma vie s’est brisée, où je l’ai tué.
« Tout depuis n’a été que flammes et furoncles, mort et péché.
« Et tout aura commencé non pas à cause d’un clou, mais à cause d’un
chien. D’un chien qui m’aura dressé et appris à faire le beau: un
corbeau qui fit de moi ce que je suis et qui lui apprit la vie. J’ai
décrit ce qu’est l’humanité à mes yeux, mais toute ma rage ainsi
utilisée ne peut approcher la description de celui qui me détruisit
ainsi. Mais je vais laisser s’étaler les flots de ma haine et faire
pousser les chardons ardents de ma colère. Car cet homme n’est pas un
Diable, mais les Diables lui ressemblent. De plus en plus. D’ailleurs
est-ce un homme? J’ai réfléchi intensément sur la manière de le nommer,
mais à peine puis-je y penser que j’ai envie de vomir mes glaires rouges
de sang rouge et de m’agripper le foie en plongeant moi-même ma main
dans la gorge, et de l’extirper de ma poitrine. Il me prend une
répulsion si violente que les dents fondent et la langue se couvre de
pustules, signes d’une chair brûlée à la chaux vivre; on la verse à
pleines louches, taillées dans un fer rouillé et si pourri que les vers
y pullulent et creusent l’acier; elle coule et mord tout, la langue, les
joues, la gorge, l’estomac; elle le perce, et perce tout encore et le
ventre également; elle traverse mon corps dans sa hauteur et continue
son travail en perçant le sol où je me tiens et me précipite alors au
travers du plancher, de la terre, de la réalité et me propulse dans une
vérité de chaos, choléra et diphtérie; le dégoût est tel que le
champignon pousse dans mon crâne pourrissant du fait d’une pensée aussi
laide, un champignon putride aux racines profondes qui s’immiscent entre
mes neurones et s’en saoulent pour mieux grandir et répandre ses spores
jaunes de poudre tout autour, et c’est bientôt une tribu de parasites
qui peuple mon crâne meurtri et fatigué, rien que de songer que le vice
et l’esprit de bouteille aient pu copuler pour accoucher d’un être laid
et difforme, si laid et si difforme qu’on ait scrupules à inventer un
nom pour le désigner, j’étouffe, je vomis, je meurs. Mais pourquoi un
nom devrait exister pour appeler une telle infirmité, une telle
gangrène? Cela me détruit. Ce n’est pas un Homme, c’est une bactérie,
c’est une mauvaise herbe, c’est un purin verdâtre. C’est un être, non,
c’est une chose plus ignoble et dépravée que toute autre. Il ne vit pas,
il coule d’une diarrhée marron et verdâtre, collante et huileuse comme
de la filante, à côté de laquelle la bave limacée d’un gastéropode
asthmatique est un millésime plus riche que les limousines
mathusalémiques d’un roi du pétrole écossais, une immondice désespérante
dont la vue seule vous marque à vie, et vous voilà en train de hurler
des psaumes encore et encore en oubliant de vous nourrir et vous mourrez
desséché et grelottant, demeuré, fou, dingue, hagard; c’est une
défécation, une exhalaison empoisonnée qui rampe en clapotant et en
nourrissant sa propre démangeaison purulente de ses propres prurits
verts et boutonneux.
« Alors d’un effort dégoûtant d’égout ruisselant et suffocant il se
matérialise sous une forme humaine ou humanoïde: des jambes de Scylla
enfumée étroites et fines, assez fines pour nous rappeler la détresse
affable d’un charognard en train de dîner d’une carcasse pourrie et
ondulante de mouches, de vers et de larves, assez étroites pour évoquer
les griffes crochues d’un Harpagon dickensien aux envies scatologiques;
des bras qui pendent comme s’ils gênaient et qu’il dévore lui-même pour
offrir un spectacle encore plus méprisant si cela était encore possible;
et un visage au front bas et glauque, aux yeux creux et profondément
ancrés dans le miasme de sa face ratatinée comme une orange pressée et
vidée de sa pulpe; des cheveux filandres, secs et gras à la fois, sans
couleur et dénombrables; des oreilles inexistantes, des trous dans les
tempes à la place de celles-ci; et un sphincter en guise de bouche d’où
ne peut sortir que de la merde. Elle m’inonde et me salit, rentre par
les pores et infecte mes nerfs et mes reins. Et la javel, et l’eau
lourde et le feu et la glace sont inefficaces, je suis souillé et le
resterai à jamais.
« Il m’a contacté un matin d’automne, et son écriture me repoussa déjà
profondément. Elle était manuscrite, mais ressemblait à des pattes de
mouches géantes du Nil, des mouches bleues aux yeux rouges immenses
trempées dans du miel faisandé; c’étaient des vermicelles d’encre
dégoulinante et si repoussants que le papier lui-même, bien que jaune et
tâché semblait vouloir cracher ces verrues noires hors de sa peau
satinée; les lettres avaient du mal à se lier les unes aux autres, comme
on rechigne à donner la main à un corps débordant de lèpre, de tumeurs
cendrées, cancéreux et contagieux du haut des ongles à la plante des
pieds, elles s’élançaient douloureusement et on peinait souvent à lire
ces mots dysentériques; d’ailleurs, peut-on appeler mots ces borborygmes
ineptes? Je n’ose imaginer qu’il existe une syntaxe pour ces glaires. La
majorité n’était même pas formée, ce n’était que des lignes plus ou
moins longues où l’on pouvait deviner une, deux ou parfois trois courts
tressaillements spasmodiques, sporadiques, sans doute provoqués par ses
gloussements sadiques de dominateur frustré. En guise de signature, une
croix laide et difforme et tremblante.
« Mais surtout, le contenu de la lettre était improbable; il
connaissait des choses. Sur ma famille, mes parents: cela mettait mon
existence même en péril. J’ignore encore comment il connaissait ces
détails, mais à peine les évoquait-il que je me vidais de ma substance,
et je me décidai de changer. Je décidai d’obéir à ses ordres, il
demandait de l’argent principalement. Mais il m’humiliait à chacune de
nos rencontres.
« Je n’étais rien, plus rien.
« Et je me suis laissé aller à cette totale soumission.
« Il disparut alors à jamais, je l’ai tué pour le préserver et je pris
sa place. Car je devins un jouet, et j’en suis encore meurtri. Je me
refermais, je me mis à boire; je perdis mon emploi; elle me quitta; et
finalement, je me suicidai. En tout, je tentai cinq fois. Savez-vous ce
que l’on pense quand on a été jeté plus bas que terre? Quand on nous a
craché à la figure et mis au sol, que la poussière mord et pince les
joues, que les scarabées rentrent dans les oreilles et dévorent les
chairs et les yeux de l’intérieur? Que les coups de pied martèlent
l’estomac et nous fait cracher du sang? Que l’on se fait dessus par peur
et que la honte vient s’ajouter à la colère et à l’impuissance? Que les
cheveux tombent et se répandent en un lit brisant et sec, que les ongles
s’arrachent et se coincent dans les gencives?
« Une fois seul, les images repassent en vain, encore, encore et encore. Je me frappe la tête contre les murs, et ce n’est jamais le mur qui cède; le sang forme de gros caillots sur le plâtre, vire à l’orange puis au gris; la tête résonne en vain, abrite dix mille violons stridents de crins de chevaux bruyants; et ils jouent la même note encore et toujours, qui grimpe en intensité et en écho; la lèvre se déchire, le nez s’aplatit, et c’est l’âme entière qui se retrouve comprimée et brûlée au napalm, à l’acide, à la base; le regard se troue, se voile d’un calque vert, jaune et noir. C’est toujours ainsi dorénavant que les choses s’affichent devant mes yeux, et chaque jour de veille et chaque nuit d’insomnie est propice à me torturer et à me battre encore plus, et à m’arracher les membres.
« Et j’entends les os craquer et les articulations se rompre, et la
douleur remonter le dos et faire crisser les vertèbres et les reins. La
fureur me détruit et m’oblige à me détruire: elle me torture et m’amène
à me torturer. La lame court, la corde se tend.
« À cinq reprises j’ai échoué, toujours par mésaventure, jamais faute de
ténacité ou de courage; et à chaque fois j’enrage en voyant ma vie
s’évader en perles de sang plutôt que de disparaître en rivières rouges.
»
Son regard retomba, blanc et sale sur le sol noir et sale du bistrot. Je compris que son histoire était terminée, et je n’en savais hélas pas plus qu’avant de le connaître; pire, il me semblait plus noir, blême, blanc et triste que jamais, tout à la fois ombre et lumière, mort et vivant, plus mort et plus vivant qu’il ne me semblait de prime abord: plus mort, plus vide, plus décharné que les cadavres de mes visions, mais plus vivant que le monument que j’entrevoyais entre les rides de ses yeux.
Je me levai, je pense tout du moins, mes souvenirs sont flous: comme
si, encore papillonnant dans l’ombre de sa lumière, j’émergeai du chaos
pour revenir dans la réalité. Je vis l’horloge, et par une coïncidence
que je ne m’explique pas elle s’était arrêtée; le sombre de sa coupole
me révélait qu’elle avait été frappée par la foudre. Je me revois en
réalité ne faire que quelques pas, sous un ciel maintenant dégagé, mais
je ne m’aperçus qu’il s’était arrêté de pleuvoir qu’une fois assis de
nouveau, sur un banc longeant une manière de parc. La rue était sombre
et verte, le bar se laissait deviner sur ma droite.
Et la lumière elle-même vint s’asseoir à mes côtés.
J’étais sublimé, étourdi. C’était une étoile dans toute sa splendeur, et
elle me regardait fixement.
Elle portait une longue robe lactée, sans motif ni couronne, ample au niveau de sa taille, puis de ses jambes que l’on devinait pourtant sous le tissu, des jambes divines, élancées, ne s’arrêtant que par son bon vouloir, mais qu’on aurait pu contempler des heures durant. Elles me firent penser à des cascades silencieuses d’eau fraîche, inaccessibles et prodigieuses. Une mince ceinture de tissu noir maintenait le voile sur son corps où je ne supposai, même en y songeant avec fureur et obstination, ni foulard, ni bretelles. Ses mains d’enfant sage empoignaient ses genoux sans les tenir totalement; elles faisaient mine de les tenir sans les serrer, juste posées mais avec détermination et sagesse. La peau était fine comme du papier de cigares albinos mais ne laissait transparaître aucune veine, les os eux-mêmes s’adoucissaient pour que le résultat soit harmonieux de velouté crémeux. Les bras sans manches montaient et montaient encore, et restaient d’une blancheur triste et légère, plus légère que la robe pourtant blanche.
Enfin, son visage pâle intriguait et attirait l’œil, comme, je me suis dit, une bougie éclaire un chemin parsemé de perles d’obscurité terrifiantes. Je rêvai de sentiers ombragés, où la dame blanche venait en aide aux perdus que nous étions. Ses joues sensiblement creuses étaient cernées de cheveux noirs de Chine longs et secs, qui se redressaient en fourches amicales à leurs extrémités, autant d’accroche-cœurs, d’esses de bouchers de paradis. Ses cheveux étaient noirs mais brillants, plus brillants que les éclats de ses yeux vert-de-gris qui m’inquiétaient et qui dissimulaient une douleur que je définissais mal et que je ne nommais pas. Du crayon noir rehaussait ponctuellement les lignes, les courbes de son visage: deux minces chenilles pour symboliser des sourcils de jade noir, mus en une expression entre peur et étonnement.
Je me suis dit, me rappelant que le premier pas vers le respect était l’admiration, qu’elle représentait humilité et bonté dans un même élan. Un peu de crayon encore sur les coins des yeux, qui s’étiraient alors vers l’extérieur et devenaient légèrement plus grands et fermés. Deux courts traits de noir à lèvres ponctuaient sa bouche poudrée et gercée.
L’apparition était sublime.
Je vis, l’esprit encore baguenaudant, des statues de porcelaine fragile
venues des temples reclus du Laos ou du Viêt-Nam, elle était une de ces
nombreuses idoles décoratives qui ornent les couloirs méditants des
sages béats, qui sont toutes identiques en se différenciant légèrement
l’une de l’autre par leur expression ou leurs colliers, mais la plus
belle d’entre toutes, celle qui se trouve au fin fond du couloir et qui
est but de la méditation.
On peut lire ce que l’on désire dans cette idole adulée de porcelaine adorée, la sagesse n’appartient pas qu’à un et à un seul. Soudainement, elle m’apparut évidente de traits asiatiques, chinoise ou japonaise. Je ne sais si ma réflexion avait été influencée par ma pensée, ou si la pensée avait été influencée par ma réflexion, mais je ne pouvais plus concevoir ce visage autrement qu’en le voyant comme celui d’une aimée de l’Empire du Milieu, et si elle eut changée le moindre turban de son habit, arrangé ses cheveux ou même habillé son cou d’un gri-gri de caravansérail ce n’aurait pu continuer d’être la même tout en le restant.
Mes yeux s’ouvrirent et je vis de nouveau. Le monde m’apparut de
nouveau cohérent et absurde, un et unique, mais privé d’un autre sens
que lui-même. Je revins à moi, et, peut-être un rien troublé par ce
retour, dus paraître vacillant; ainsi me parla-t-elle avec prudence. Je
me souviens distinctement, au mot près, de notre conversation.
« Pardonnez mon audace, monsieur, mais je me dois de vous parler.
– Certainement, mademoiselle, et sachez que votre conversation ne saurait en aucune manière me déranger.
– En réalité, monsieur, ce n’est pas vous que je cherchais à aborder.
– Qui alors, mademoiselle?
– Hé bien, monsieur, il s’agit de l’homme auquel vous parliez à l’instant, dans ce bar oublié des Hommes et des Dieux.
– Mais seriez-vous, mademoiselle, l’une de ses amies?
– J’épiais, cachée hors du temps monsieur, votre conversation. Et quel bonheur me pénétra quand je l’entendis parler de moi!
– Il a effectivement, mademoiselle, parlé de vous longuement et avec une tendresse qui me surprit moi-même, qui ne le connaissait pourtant qu’à peine.
– Comment était-il, monsieur? Comment vous apparaissait-il? Quiet, triste, lucide, placide?
– Hélas, mademoiselle, hélas! À chaque phrase je me posai la question, sur chaque mot, sur chaque respiration, sur chaque intonation. Je le croyais vide et détruit quand il commença son récit, je l’ai vu tendre et gai lorsqu’il vous raconta, il retomba en souffrance quand je partis. Ses yeux me cherchaient et m’évitaient, et m’évitaient et me cherchaient encore sans me trouver. Comme tiraillé par la peur d’une moquerie dont il se serait moqué car venant d’un inconnu mais dont il aurait été traumatisé car venant d’un inconnu. Il parlait malgré lui et ça le soulageait, mais il était gêné de le faire, comme si libérer sa conscience meurtrie de victime, sans une once de culpabilité était une faute que l’on pouvait punir. Je le comparerais à un jeune enfant que l’on aurait pris la main dans le sac et que l’on obligerait à avouer sa faute pour lui faire reconnaître qu’il a mal agi. Je ne l’ai pourtant pas forcé à me parler, à moins que je n’ai pris, et ce bien malgré moi un regard de juge d’inquisition espagnole, mais je suis bien trop débonnaire pour ne serait-ce que jouer la comédie et prendre pour m’amuser cette expression. Il s’est livré et m’a raconté sans réellement me dire quelque chose. J’ai peut-être rêvé tout cela.
– Cet homme est pourtant le seul à me comprendre, monsieur, et j’ai peur de le décevoir. J’ai besoin de lui, mais aura-t-il besoin de moi comme j’ai besoin de lui? Nous partageons une douleur de même race, mais il est bien plus à plaindre que je ne suis à plaindre. Il est dans mes rêves, et chaque homme dans la rue me fait songer à lui malgré moi; l’humanité entière imite ses gestes et sa voix, et devient digne et fière, digne d’être adorée, fière car bonne et sage. Je le regarde et il me voit mais ne veut me déranger, de peur de me fêler. J’aimerai qu’il me dérange.
– Vous ne m’avez pas, mademoiselle, toujours pas dit
en quoi je puis vous aider. »
Elle sortit de sa poche une petite boîte de cobalt et l’ouvrit. Il y
avait un anneau doré d’or blanc, sans pierre ni dessin.
« C’est aujourd’hui son anniversaire. Et je voulais lui avouer ce que je
ressens à son égard. Je voulais vous demander si j’avais une chance.
»
J’empoignai sa main, me levai et l’embrassai sur le front. « Ma fille,
écoutez les conseils d’un vieil homme: il a plus besoin de vous que vous
avez besoin de lui. Et tous deux, vous pouvez l’aider à revenir non pas
dans la lumière, mais à réfléchir sur sa condition. Et s’il comprend
combien absurdes sont les fantômes qui le hantent, il n’aimera jamais
que vous. »
Et je partis.
J’ignore ce qu’il en a été par la suite. Elle entra bien en Ispahan, et
n’en ressortit point. Je n’ai pas changé depuis, je n’aurai rien appris.
Mais aura-t-il lui appris? Enfin choisi ombre et lumière, sans vouloir
l’un ou l’autre? Qui sait... Peut-être ne peut-il y avoir en d’autres
lieux ni en d’autres temps une union différente de celle qui s’est
peut-être créée à cet instant-ci.
Histoire sans importance d’une lumière obscurcie
Ce texte a tout d’abord été écrit sous la forme d’un feuilleton. Plus que jamais son écriture est inégale, tranchée. Mais j’ai choisi de le réunir sous la forme d’une seule et unique partie, effaçant parfois les transitions entre épisodes, les conservant le cas échéant. Le titre m’est venu tout d’abord, avant même de savoir ce dont il serait question. L’idée m’a caressé de reprendre le concept d’Allais dans Le parapluie de l’escouade, ou bien Boris Vian et L’automne à Pékin. L’écriture dans tous les cas s’annonçait dès les premières lignes intimiste, personnelle, tellement intimiste et personnelle que j’ai pleuré en abordant certains passages.
La première version du texte se dispensait d’épilogue, et le rendait
donc plus optimiste. Mais j’étais insatisfait de cette fin, qui ne
correspondait pas à ma vision des choses. Quelques lignes plus tard,
tout était changé et le ton bien plus pessimiste. Pareillement, j’étais
parti pour construire deux autres parties (le texte ci-dessous ne
composant que la première), qui auraient raconté la longue remontée du
personnage pour retrouver la paix intérieure, puis sa dernière chute qui
l’aurait conduit à la mort. Il est possible que je raconte, d’une
manière ou d’une autre, la suite de cette (més)aventure; mais qu’elle
soit un jour écrite ou non, il faut garder à l’esprit que ce texte n’est
jamais qu’un début, et non une fin.
L’auteur
L’histoire que vous allez lire est véridique: il s’agit de la mienne. Ce que j’ai vécu, ce que je vis encore. Je n’ai rien enlevé, rien ajouté, je n’ai modifié que les noms des personnages afin que l’on ne découvre pas qui je suis. C’est pour cela que je n’ai pas signé ce manuscrit, et qu’il reste anonyme: je ne cherche ni la gloire, ni la popularité, mais juste une tribune afin de m’exprimer.
L’ordinateur était resté allumé toute la nuit durant. Et toute la
nuit durant, il avait diffusé d’une manière imperceptible, presque
insaisissable, un choix de musique éclectique, allant du rock
alternatif, Queen ou Led Zeppelin, à la poésie alternative, Léo Ferré ou
Jacques Brel, en passant par l’un ou l’autre morceau récupéré on ne sait
où, on ne sait quand.
C’est ce qu’il entendit en premier quand il se réveilla.
Il ouvrit lentement les yeux, mais ne chercha pas spécialement à se
redresser. Il sortit son bras droit de la couette et chercha à tâtons sa
paire de lunettes posées sur la table de nuit, à ses côtés, les enfila
et en profita pour regarder l’heure. Sept heures à peine, mais le soleil
brillait déjà. Il n’avait pas fermé son store cette nuit. Ni les
précédentes. Et il ne les fermerait pas non plus le jour d’après. Il
adorait voir le soleil le plus tôt possible, comme si ça devait le
rassurer, ou lui donner assez d’énergie pour en faire une autre. Une
journée de plus.
Mais c’était toujours à regret, même si, comme ce jour-là, il faisait particulièrement beau, sec et chaud. Il préférait quand il pleuvait un peu. Quand le ciel était légèrement couvert, qu’on pouvait y voir même si le soleil n’éclairait rien. Quand il y avait un temps d’orage et qu’une petite pluie se mettait à tomber, avant que la franche ne survienne. Il préférait l’obscurité à la lumière. Il est plus facile de passer inaperçu quand il fait sombre dans les rues. Quand tout le monde a les yeux baissés sur le sol et court pour éviter d’être mouillé, ou bien quand le champ de vision est rétréci par un parapluie. Quand il fait beau, les gens lèvent le front. Lèvent les yeux. Lèvent leur bouche et parlent plus fort que d’ordinaire. Ils veulent qu’on les remarque, ils remarquent aussi tout le monde, même ceux qui veulent passer inaperçus.
Et lui d’être finalement entrevu par les autres.
Les autres, toujours les autres.
C’est à cause des autres qu’il en était arrivé là. À cause des autres. Les autres, encore les autres.
Comme la vie serait belle sans rien. Pourquoi a-t-il fallu qu’il y
ait quelque chose, pourquoi a-t-il fallu qu’il arrive sur la planète où
le hasard a voulu qu’il y ait quelque chose ? Comme la vie serait belle.
Des cigarettes, il lui fallait des cigarettes. Il avait fini son paquet
la veille au soir, en même temps que son bouquin. Celui qu’il était en
train d’écrire. Son testament. Ou ce qu’il faisait passer pour une
fiction. Il ne savait plus, ou ne savait pas encore comment il le
présenterait. S’il le présentait. S’il ne l’utilisait pas vraiment comme
testament.
Il enfila une chemise, un pantalon, une veste qui traînait en vrac dans
le studio, sur des boîtes de pizza vides ou des cadavres de stout. Il
vérifia qu’il avait son portable, son portefeuille, sa carte de bus, son
lecteur mp3. Il prit son gant blanc, le gauche, un seul, et son chapeau
noir. Il adorait porter un seul gant et un chapeau. Il ne savait pas
exactement pourquoi. C’était ainsi, cela seul et rien de plus.
Il referma la porte à clé, l’enfourna dans sa poche droite et mit en route son lecteur de musique, qui reposait dans la poche gauche de son habit. C’était Brel. Pourquoi faut-il que les Hommes s’ennuient. Ça ne pouvait pas mieux tomber. Il aimait quand la musique était en adéquation avec son état. Une musique gaie, comme l’une de celles qui étaient présentes sur le lecteur, l’aurait énervé d’autant plus. Mais celle-ci était parfaite.
Son bus arriva à peine sorti de son immeuble, il monta en saluant le conducteur et s’installa dans le fond, en descendant son chapeau sur les yeux. Il faisait semblant de dormir. En se concentrant sur cette tâche, tenter de dormir sans y parvenir, cela l’empêchait de trop penser. Il ne devait pas trop penser. C’est en pensant que les malheurs arrivent, alors il ne devait pas penser. Il descendit au centre-ville, son lecteur entamait la lecture d’une chanson des Beatles, I am the Walrus.
En regardant, ce matin de printemps, les nues évoluer devant ses yeux, sur la place ou les ruelles, il se surprit à chanter à voix haute, tout en scrutant les passants, le refrain de la chanson. Il adorait chanter à voix haute. Ou bien croyait-il que c’était à voix haute sans que ça ne le fut tout à fait. Il ne savait pas.
Peu importe. Des cigarettes, ne pas oublier son objectif.
Bonjour, au revoir. Un paquet de plus. Un peu de la vie qui s’envole,
des années qui disparaissent. Il en grilla trois, coup sur coup, en
marchant dans les rues et en crachant par réflexe au sol à chaque fois
qu’il voyait un couple se tenir la main. Comme il pouvait haïr les
couples qui se tiennent la main. Il les haïssait tant et tant que s’il
s’était écouté, il aurait voulu les détruire, les amener à rompre, à
n’importe quel prix. De manière purement gratuite, il n’en aurait eu
aucune satisfaction. Au contraire, cela l’aurait rempli de plus de
tristesse encore si cela se produisait. Et si cela s’était déjà produit,
et qu’il n’en savait rien ? Il pensait trop. Il ne devait pas
penser.
Il revint sur la grand’ place, s’allongea sur le muret qui la séparait des rues adjacentes, pria et s’endormit malgré lui, pour de bon cette fois. Une demi-heure, une heure, pas plus. En se levant, il regarda la pendule de l’hôtel de ville, derrière lui. Il fit craquer les os de son cou, comme pour s’étirer, et repartit tranquillement prendre le même bus pour rentrer chez lui. Il remonta les escaliers, ouvrit la porte de son studio et la referma, mécaniquement. Son téléphone portable sonna. Il décrocha et baragouina un salut. Il répondit laconiquement et raccrocha. Un renseignement sur une dissertation à rendre. Il fallait qu’une fois de temps à autre il serve à quelque chose. Il n’y avait guère que cette pensée qui le retenait. Plus que celle-là. Encore une. Encore une à se convaincre, à se convaincre qu’elle était fausse.
Et partir alors.
Partir.
Il relança la playlist de son ordinateur, sortit la dernière bouteille de whisky du placard et s’étendit, sa dernière cigarette à la bouche. Vingt ans, et déjà plus d’illusions.
Que la vie était cruelle.
_-_
« J’ai toujours établi que la croyance en une divinité allait de soi avec mon existence. Que le simple fait de croire avait été déterminé dès ma naissance, et que jamais je ne remettrai en cause ce concept. Et c’est le cas. Même si je ne nomme pas mon Dieu, que je ne l’habille pas ni lui prête l’exécution de miracles, même si je ne fais aucun rituel, je lui parle continuellement. Comme si je me parlais à moi-même. Mais je parle à mon Dieu. Je lui demande de me guider, de m’aider, de me supporter dans les épreuves qu’il m’envoie. Quand j’agis, c’est toujours avec son aval. Et si jamais je le fais sans l’avoir consulté, sous l’impulsion du doute, de la peur, de l’empressement, toujours je lui demande si j’ai bien fait. Il m’envoie alors un signe, un rayon de soleil, qui me fait dire que j’ai eu tort ou raison. J’essaie d’apprendre de mes erreurs, mais cela est difficile. Trop difficile. En général, je ne parviens pas à me rappeler. J’ai la mémoire trouée, abîmée. Des blancs parsèment ma vision des choses. Je saurais décrire avec minutie un évènement arrivé il y a six ou sept mois, mais je ne me souviendrais pas du même évènement s’il était arrivé il y a trois mois. Car il y a trois mois, je n’étais pas moi. Cela m’arrive parfois, sous l’effet d’un choc ou d’une révélation, d’un accident de parcours. Mon âme se met en veille. Et un autre prend sa place. Il agit comme moi, il sait tout ce que je sais. Il me ressemble beaucoup. Il n’y a que ses yeux ou sa voix qu’il dissimule mal. Il tente de m’imiter, en vain. Ça se remarque, mais les gens ne s’y arrêtent pas.
« En attendant, moi, je l’observe sans pouvoir agir, prisonnier de mon propre corps. Lorsque cela arrive, le divin ne peut plus m’aider. Ce double est orgueilleux, sûr de lui, il avance fier. Il me fait honte. Il me rappelle un peu mon père. Il parle et rigole de ses blagues, il fait des remarques à tout va, il meurt d’envie de montrer au monde ce dont il est capable. Mais même quand le monde n’est pas d’accord, il s’impose. Et finit par me couvrir de ridicule. Quand je reviens finalement à moi, des jours, des semaines, des mois parfois se sont écoulés. Le masque tombe. Je redeviens moi. Timide, enfermé, hésitant. Hésitant. Mais je ne me souviens plus de grand-chose... Je n’ai que des blancs dans la tête. Sauf les moments où j’ai été le plus odieux. Et là, je pleure car je ne peux pas imaginer avoir fait ça, fait ces choses qui me sont odieuses à moi-même.
« Mais je dois m’excuser. Car ça reste moi. C’est une punition. Cela arrive en punition, le Dieu que je prie me punit. Je suis condamné à vivre avec ce fardeau. Et espérer que je ne perdrai jamais totalement la foi.
– C’est la foi qui vous permet de continuer ?
– C’est la foi qui m’empêche de m’arrêter. C’est l’espoir. Pourtant, je ne crois pas en une vie meilleure. Pas sur Terre en tout cas. Peut-être qu’en croyant, je m’oblige à croire à une issue de secours après ma mort. Mais de penser, ça ne me permet pas de survivre... Penser ça m’amène à vouloir en finir. Afin d’accéder à cette issue de secours. Rien ne me rattache particulièrement à cette existence. Mais comme je suis lâche pour continuer à vivre, je suis en général lâche pour me suicider. Je l’ai tenté quatre fois. La première fois, j’ai avalé des médicaments au-delà de la dose prescrite. La deuxième fois, j’ai voulu me défenestrer. La troisième également. La quatrième fois, je me suis ouvert les veines. J’ai essayé, tout du moins. Mais on dirait bien que ma persévérance à me détruire n’a d’égale que la malchance qui me poursuit et me fait me rater à chaque reprise.
– Le suicide est un péché condamné par l’Église.
– Car ils considèrent que c’est le Dieu qu’ils prient qui leur a offert la vie. Et que de fait, il est seul habilité à la leur enlever. Pour ma part, je ne considère pas mon Dieu comme créateur. Je ne le vois que comme protecteur. Et puisqu’il ne m’a pas créé, je peux disposer de mon être comme bon me semble. Alors comme je ne peux pas me suicider, comme tout échoue, je choisis une mort plus lente. Je bois plus que de raison, en espérant que dans ma soûlographie un accident me soit mortel. Je fume tout ce que je peux fumer en quantité indue, pour agripper au plus tôt un cancer mortel qui m’emportera dans la tombe. Je me pique, je me came, je renifle ce que je peux. Je me détruis avec les armes dont je dispose. Et si cela ne suffit pas, je me ferai chasseur pour pouvoir me porter un coup fatal le plus tôt possible.
« Je ne veux plus de cette existence. Je ne veux plus être passif. Je
ne veux plus perdre le contrôle. être quelqu’un que je ne veux pas être.
Je ne suis pas ce que je veux, malgré moi. Je ne peux pas m’améliorer.
Alors autant partir. Je me moque que ce que vous pensez. Je me moque que
vous ne voyez en moi que quelqu’un de dérangé psychologiquement ou qui
fuit devant ses responsabilités. Ce que je veux à présent, c’est m’en
aller. »
Et bien que la séance ne fût pas encore terminée, il paya le médecin et
sortit de son cabinet. Il avait ce regard de chien battu, encore. Celui
qui oblige ceux qui le croisent à changer de trottoir. Il rentra
finalement chez lui, finit son paquet de cigarettes, le deuxième de la
journée, mit en boucle Je ne suis pas un héros de Daniel
Balavoine mais ne trouva pas le sommeil.
_-_
« Je te quitte ».
La phrase s’était échappée brutalement. Il avait pourtant bien compris,
mais ne réagit pas. Il resta allongé sur le flanc, face au mur. Elle se
tenait assise sur le lit, dos à lui, les mains entre les jambes, la tête
penchée.
« Je te quitte, c’est fini. J’en ai assez. Assez de tes crises de folie,
assez de ton état ces derniers mois. Tu n’es plus celui que j’ai
rencontré il y a un an. Tu as changé.
– On change tous, répondit-il par réflexe, sans même avoir prêté attention à la discussion.
– Tu as changé. Quand je t’ai connu, tu étais drôle, imaginatif, rêveur. Tu pouvais, une nuit durant, me parler des étoiles et des constellations. Tu m’apprenais la mythologie, les phases de la lune. Quand nous étions dans ton studio, ou dans le mien, nous passions des journées et les nuits qui suivaient à parler encore, sans nous arrêter, sans même penser à manger ou à nous dégourdir les jambes un instant. Tu connaissais tout sur tout. Je pouvais te demander n’importe quoi, et tu me répondais avec exactitude et humour. Tu étais toujours aux petits soins pour moi. Il ne se passait pas une seconde sans que tu ne penses à moi, et sans que je ne pense à toi en retour. Pour un rien, tu m’appelais ou tu m’écrivais. Tu me dessinais maladroitement des fleurs, et tu mettais en légende “Elles te ressemblent, mais tu les dépasses en beauté et en grâce”. Je t’aimais. Mais tu as changé.
– On change tous.
– Du jour au lendemain, tu es devenu froid, distant. Comme si je n’existais plus. Comme si tu étais convaincu d’être seul. Je ne veux pas de ça. J’ai bien réfléchi, et je m’en vais.
– Et bien va-t-en.
– Si je pars, je ne reviendrai pas. Jamais. Même si tu redeviens comme je t’aimais.
– Va-t-en. Tu ne peux pas comprendre. »
Elle s’énerva brutalement. Elle lui donna des coups dans le dos tout en
pleurant et en hurlant.
« Comprendre quoi ? Comprendre quoi ? Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ?
Tu as besoin d’aide ! Tu as besoin d’aide, mais tu ne m’expliques rien !
Même ton psychologue ne comprend pas ! Tu t’es totalement replié ! Je
t’en supplie... je t’en supplie, relève-toi. S’il te plaît,
explique-moi. Que s’est-il passé ? Cela vient de moi ? J’ai fait quelque
chose qui ne fallait pas ? Réponds-moi. S’il te plaît, réponds-moi...
»
Elle continuait de pleurer, en silence cette fois. Il n’eut aucune
réaction. Il n’avait pas fléchi quand elle le rouait de coups. Son
regard restait désespérément perdu dans le vide. « Tu te souviens, en
Décembre dernier... » finit-il par dire, ou plutôt par murmurer. Il
semblait chercher ses mots quelques secondes, puis continua. « C’était
un Mardi. Le vingt-quatre, la veille de Noël. On avait fait un bal
costumé. Juste nous deux. On devait passer la soirée et la nuit
déguisés, puis ôter nos habits et finir enlacés. Tu te souviens ?
– Oui, répondit-elle d’une voix faible mais assurée, le souvenir encore fortement ancré dans sa mémoire.
– Je m’étais habillé en pie voleuse. Je portais une veste noire, une chemise blanche, un pantalon blanc et noir, des gants blancs, une cravate noire, un haut-de-forme noir. Je disais que j’avais volé pendant des jours et des nuits pour te trouver et danser ne serait-ce qu’une heure avec toi.
– Moi, j’étais en baronne. J’avais une large robe à frous-frous roses et bleus, un corset qui m’étouffait. Je m’étais coiffé en hauteur, le tout était tenu solidement par trois bâtons dorés. Je portais un loup qui se terminait par un nez pointu. J’étais la baronne de cœur.
– La baronne de cœur. Le nez pointu de la baronne de cœur. Le nez de la baronne, répéta-t-il encore. Le nez de la baronne.
– Où veux-tu en venir ? »
Il ne répondit plus. Elle finit par se lever, enfila sa veste et sortit,
sans le regarder une dernière fois. La porte se referma doucement
derrière elle, mais il ne bougea pas pour autant. Il ne songeait à rien
de particulier. Un grand vide blanc noyait ses deux yeux bleus derrière
ses mèches blondes. Il bascula sur le dos, chercha à tâtons, au pied de
son lit, un paquet de cigarettes, un briquet et une télécommande. Il
alluma la chaîne stéréo à distance et lança en boucle un morceau de
Renaud, Boucan d’Enfer.
Il ne pensait à rien de particulier. Il savait bien que tôt ou tard elle partirait. Il se demandait surtout pourquoi elle ne l’avait pas fait plus tôt. Elle espérait, se dit-il. Elle espérait que tout ceci s’arrange. Non, elle espérait que tout ceci trouverait un sens. Quel sens ? Lui-même n’était pas convaincu qu’il y en avait un. C’était quelque chose qui remontait de ses entrailles et qu’il ne pouvait pas contrôler.
C’était apparu un soir de Janvier. Une envie de crever. Une envie de se détruire. Comme si cela s’imposait. À partir de là, il n’avait eu de cesse d’accomplir ce destin. Il n’avait pas la force de rompre, mais il le devait. Il espérait lui qu’elle s’en aille. C’était fait. Il ne restait plus qu’une chose à faire. Une dernière mission à arranger et il pourrait s’en aller. Tout ceci prendrait enfin un sens. Il saurait enfin pourquoi il voulait tant mourir. Pourquoi il s’était amusé depuis plusieurs mois à tout briser sur son passage, avec un plaisir cynique du devoir accompli. Il n’était plus maître de lui-même, comme il l’avait dit à de nombreuses reprises, mais ne pouvait rien y changer. Il ne savait même pas pourquoi il avait parlé de cette soirée de Noël. Peut-être était-ce une autre blague de l’autre, à moins qu’il ne s’agisse d’un appel au secours, le seul qu’il avait pu lancer.
Qu’importe, ce cri, si c’en était un, n’avait pas pu remplir sa
mission. Tant mieux, cela aurait pu lui redonner de l’espoir.
Le nez de la baronne... Aucun sens. Cela n’avait strictement aucun sens.
Il n’en voyait pas en tout cas. Il termina son paquet et but trois
verres de vodka avant de violemment briser la bouteille vide sur le bord
de la table de nuit. Il prit le plus gros des morceaux de verre et
s’assura sur son drap qu’il était suffisamment coupant. Il enfila une
paire de chaussures blanches, glissa le verre dans sa poche de pantalon
et quitta son studio une dernière fois. Cette fois, il n’y reviendrait
pas. Cette fois, sa sortie serait définitive. Il remonta vers le
centre-ville à pied, une marche de vingt-cinq minutes. Une fois sur la
grand-place, il s’engagea vers la préfecture, mais tourna sur la droite
avant d’arriver au bâtiment administratif. Un vent violent se leva
soudainement, le ciel s’obscurcit et une lourde pluie étouffante tomba.
On se serait cru en pleine nuit. Il marcha encore tranquillement, malgré
les trombes d’eau battantes qui s’infiltraient partout en lui, dans sa
chemise, le long de son cou, dans ses chaussures et le long de ses
jambes. Il ne pressait pas l’allure, il semblait même ralentir, hésitant
plusieurs fois à poursuivre son chemin. En se retrouvant devant la
maison de ses parents, il sortit son lecteur mp3 de sa poche et lança
Supplique pour être enterré sur la plage de Sète de Brassens.
Il ouvrit la petite barrière du jardinet, fit les quelques mètres qui le
séparaient de la porte d’entrée, sonna et prit le bout de verre
tranchant dans la main.
Ce fut sa mère qui ouvrit la porte. Elle le regarda, interloquée, mais
il la bouscula et s’invita sans dire un mot, sans la regarder en retour.
Elle le suivit doucement jusqu’au salon où son père lisait un journal
sportif assis dans un canapé jaune.
« Joseph, que se passe-t-il ? » demanda la mère dans son dos. « Marie
vient de nous appeler, elle était en larmes. Vous vous êtes disputés ?
»
Joseph se passa nerveusement la main dans les cheveux pour les rabattre
en arrière, et arrêter les gouttes qui perlaient encore et encore sur
son visage. Il se massa la nuque et se fit craquer les os du cou. Puis
il leva l’autre main et pointa le bout de verre vers son père, qui
observait également la scène, hagard, sa pipe fumante à la bouche, puis
vers sa mère silencieuse. Il bredouilla une vague parole
incompréhensible et s’enfonça la lame dans le bras gauche, juste en
dessous du poignet. Il remonta doucement vers le coude. Sa mère se
précipita pour l’arrêter, mais il se décala et lui donna un coup dans
l’estomac qui la fit vaciller. Le père se leva pour la soutenir, et
intima l’ordre à son fils d’arrêter cette plaisanterie.
Il murmura un appel à l’aide.
Puis il se trancha le poignet gauche avant de rediriger le verre
rougie vers le cou. D’un geste sec il s’ouvrit la peau, et le sang gicla
sur la table du salon, sur le carrelage froid et sur ses parents.
Quelques secondes après, il tomba à la renverse.
Le noir et le froid.
Un cri rugit en lui. Il pleurait de rage, il crevait de douleur. Il
voulait vivre, il ne voulait pas mourir, mais il s’était suicidé. À
moins que ce ne fût pas lui ? L’autre, c’était l’autre. C’était à cause
des autres qu’il en était arrivé là. Il se rappelait quand il était
apparu.
C’était en Décembre dernier. Le nez de la baronne, tout lui revenait. Il portait une canne blanche et des binocles. La peau était halée, et une rose noire étrange, tatouage mystique, était clairement visible sur son cou. Il était là, devant ses yeux. Il était entré sans un mot et les observait danser, lui et Marie. Il prit peur, mais son visage était familier. Il connaissait ce visage. Il l’avait toujours connu, mais il ne pouvait pas le nommer. Il lui ressemblait un peu, sans lui être semblable tout à fait. Il ressemblait un peu à son père, sans l’être tout à fait non plus. Il avait la voix de sa mère et les gestes de son grand frère. Il avait la démarche de Marie. Mais surtout, il avait un rire dérangeant. Et il portait le nez de la baronne. Un nez pointu, comme un nez d’oiseau. Ce n’était pas un masque, c’était son véritable visage. Quand il l’a vu, il s’est dit qu’on ne pouvait pas l’embrasser sans s’éborgner. Quand il l’a vu, il s’est dit qu’il devait être bien seul.
Quand il l’a vu, il s’est dit qu’il avait envie de mourir.
C’était une pensée qui n’avait cessé de le torturer. Jour après jour il
y pensait. Il a tout tenté pour détruire cette envie. Il a tout tenté
pour retrouver cette nonchalance qu’il croyait éternelle. Mais plus il
cherchait à fuir, plus l’homme qui portait le nez de la baronne courait
vite, et plus sa voix se faisait présente dans sa tête. S’il sortait
prendre l’air, le nez de la baronne lui tenait la porte. S’il regardait
la télévision, le nez de la baronne changeait les chaînes. S’il
batifolait avec Marie, le nez de la baronne le regardait, et l’envie
d’amour s’en allait. Il ne parlait pas vraiment, il riait surtout. Il
faisait des blagues étranges, sans queue ni tête, mais ses lèvres n’ont
jamais bougé. La voix, son timbre s’imprimait dans sa tête et résonnait
encore et toujours. La seule manière de la faire taire, c’était de
mourir. Il fallait mourir. Il fallait se tuer. C’était ce qu’il voulait.
Tout le monde était content.
Mais jamais il n’allait au bout. Jusqu’à ce jour néanmoins. Il voulait épargner Marie. Elle seule comptait. Elle ne devait pas être mêlée à ses affaires. Il avait réussi à la faire partir, mais il devait être aidé. Ses parents le pouvaient, mais il ne fallait pas faire d’erreur. Le nez de la baronne avait été le plus fort. Il avait guidé sa main, mais n’avait pas pu l’empêcher de parler. Trop tard, de toutes manières. Le froid, toujours ce froid. L’autre était là encore. Il continuait de rire. Il s’appuyait sur sa canne blanche, ses lèvres étaient pourtant closes. C’était la première fois qu’il était si près de lui. Il aurait pu le toucher. Il avait voulu le fuir depuis si longtemps, et maintenant il voulait le connaître. Il portait une redingote noire et blanche, une montre-gousset dépassait de l’une des poches. Elle indiquait midi, ou minuit. Il ne l’avait jamais remarquée auparavant, tant son nez était proéminent, mais un timide bouc noir habillait son menton pointu. Il était taillé impeccablement, au milieu d’un visage rasé de près, glabre. Si glabre... Ses binocles étaient fins, et ne servaient sans doute pas à corriger sa vue. Sans doute les mettaient-ils par coquetterie. Il avait un chapeau noir et un gant blanc. Un seul. À la main gauche, celle qui tenait la canne. La main droite était nue, sans une seule marque de pilosité. Les ongles étaient coupés parfaitement. Leur couleur était parfaite.
Il le connaissait depuis toujours.
Où avait-il bien pu le voir ? Pourquoi était-il venu ? Pourquoi ? Il
criait à présent. Il l’empoignait par la redingote, le secoua violemment
et cria encore. Pourquoi, pourquoi ? Pourquoi était-il venu ? Mais le
nez de la baronne continuait de rire.
Quand il se réveilla, le nez de la baronne avait disparu. Son rire avait disparu. Il était allongé, sous un plafond d’une blancheur immaculée. Il tourna la tête douloureusement et vit son bras gauche totalement emmailloté dans un bandage serré. Plus loin sur la gauche, sur un petit meuble il y avait un vase avec trois roses et du lilas. La fenêtre était ouverte, et on pouvait entendre un oiseau chanter, un merle peut-être. Il faisait beau et chaud. Un second chant venait du côté droit de son lit.
C’était Marie. Elle fredonnait en lisant De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva de Lewis Carroll. Il voulut parler, mais aucun son ne s’échappa de sa bouche. Il chercha à se redresser mais son dos le faisait atrocement souffrir. Marie leva la tête, l’aperçut, sourit tendrement et retourna à sa lecture sans dire un mot. Le merle continuait de siffler.
_-_
Les spécialistes succédèrent aux spécialistes, les psychiatres aux psychiatres. Il parla un peu, se heurta à leur entière incompréhension. Il s’endormit, à moins qu’on ne l’aidât; et le diagnostic tomba alors. Schizophrénie paranoïde. Les hallucinations inquiétaient surtout; il était rare qu’elles eussent une telle influence et surtout, qu’elles conduisissent à la mutilation du sujet. En règle général, rassurait-on les parents et la petite amie, les visions caressent les malades dans le sens du poil. Elles leur donnent ce qu’ils désirent, posent des questions dont ils ont la réponse, leur demandent des services. Non seulement celle-ci était muette mais du reste, la réaction était démesurée. Comme s’il y avait un éternel combat entre le jour et la nuit, entre la vision et celui qui la fabrique: il se sait sain et entend le prouver.
On ignorait combien de temps encore on le garderait. Les médecins ne parlaient pas en semaines, mais en mois voire en années. Des traitements lourds. Des décharges électriques, des stimuli divers afin d’aider à reprendre pied avec le réel. Repos le reste du temps. Ils pouvaient, il leur était recommandé de rester à ses côtés, de lui parler, même pendant son sommeil. Pour l’aider. Bien entendu. Il était devenu violent lors de la dernière séance. On avait dû le ceinturer et le droguer. Il fallait rester prudent. À présent, il devait faire le plus gros du travail.
Seul.
_-_
Cela ne pouvait être qu’une hallucination. Qu’un tour joué par un mauvais esprit, ou par les autres. Par l’autre. Par lui, lui, toujours lui. Il était revenu. Et maintenant, il le menait par le bout du nez, encore une fois. Qu’il se montre une bonne fois, qu’on en finisse ! Ce n’est pas en se cachant que l’on obtient la vérité.
La vérité. Où était-elle cette vérité ? Dans ce jardinet ? Ce jardinet...
Il se trouvait devant un curieux petit jardin à la française. Précisément sous l’entrée de ce dernier. Une série de haies magnifiquement taillées faisait office de frontière avec le reste de la pelouse de ce qui semblait être la propriété d’une maison de campagne. Le porche était fait de roses blanches et jaunes et un écriteau indiquait « Le clos de l’amandier ». Plus loin, on pouvait effectivement distinguer un arbre centenaire, à l’ombre duquel une femme portant un grand chapeau se reposait dans une chaise longue, lisant un bref livre.
Joseph s’approcha doucement, sans faire de bruit, ses pas
effleuraient l’herbe sans l’écraser totalement. L’air sentait bon le
printemps et le lilas, le ciel était immaculé de tout nuage. Il avait la
sensation désagréable de connaître cet endroit. La femme ne l’avait pas
remarqué, elle continuait à lire son livre. Steinbeck, Des souris et
des hommes. Il voulut lui parler, mais une petite musique le stoppa
dans son élan. Il remarqua alors un tourne-disque rouge posé sur un
trépied à ses côtés, qui chantait une mélopée douce. Il reprenait malgré
lui le chant.
« Peu importe, si tu m’aimes...
Je me fous du monde entier... »
Ceci attira l’attention de la jeune femme. Elle posa son livre sur le
sol et souleva légèrement son grand chapeau blanc. Elle lui sourit
tendrement, en rougissant un peu, et lui de se trouver mal.
C’était sa mère.
Ce jardinet et ce manoir, c’était la maison de ses grands-parents, qu’il
n’avait pas revus depuis ses sept ans. Ses sept ans... N’avait-il jamais
eu sept ans par ailleurs? Il pensait surgir de terre, comme un
champignon en automne; il n’avait plus aucun passé, plus aucune essence.
Plus rien. Que des cendres. De la poussière. De la poussière.
Elle lui posa une question. S’il était bien venu pour l’annonce. Cela ne pouvait être qu’un cauchemar affreux. Mais si c’était encore une astuce de ce salaud... Il devait peut-être accomplir quelque chose, voire apprendre un secret qui expliquerait tout. Il fallait saisir la balle au vol. Il accepta, mais exigea avant cela de voir le reste de la famille. Aucune famille, répliqua-t-elle; ni mari, ni enfant. Et pour un jardinier, elle le trouvait trop curieux. Son rire était cristallin, il lui faisait penser à une rivière. Il aurait voulu s’y noyer. Mourir en rêve, était-ce mourir? Bien sûr que non. Ce n’était qu’être à nouveau confronté à ce qu’il ne fallait pas. C’était se réveiller. Mourir en rêve, c’est recouvrer la vie. C’est respirer à nouveau. Elle le pressait de questions à son tour. Il était évasif; ni par nécessité ou par facilité, mais par gêne. Il n’avait rien à répondre.
Cela devenait surnaturel. Il rencontra néanmoins le père de la jeune
femme, qui était bien son grand-père. Cela confirmait néanmoins ses
doutes. Il commença par les rosiers, cela lui prit toute la journée. Et
surtout, cela lui permettait de rester toujours aux côtés de sa « future
» mère, de l’espionner tranquillement. Elle tenta bien, innocemment,
d’en apprendre plus sur lui, mais il ne sut inventer une histoire
cohérente et se tut. Elle ne s’en préoccupa pas, sans doute que son
geste était pure politesse et pur désintérêt. Il put profiter sans mal
de la journée tout de même, à travailler certes mais le cœur libre: il
n’avait pas une seule fois entendu ce fameux rire qui le rendait si mal
et souhaitait silencieusement que tout reste dans l’état actuel des
choses. Et sans l’avouer non plus totalement, car cela était contraire à
toute son éthique, il trouvait sa mère fort belle ce jour de printemps,
et lui aurait volontiers conter fleurette, s’il n’avait pas été
jardinier et surtout s’il n’avait pas été son fils.
Le soir venu, un problème se posa. Il n’avait nul endroit pour dormir.
Le précédent jardinier louait une petite chambre en ville, non loin de
la résidence, mais Joseph, qui « tombait » du ciel, n’avait rien de tel.
Ce fut en toute innocence que la jeune femme lui proposa de prendre la
chambre d’ami, en attendant de trouver mieux. Il accepta bien sûr, et il
trouva cela d’autant plus providentiel que, s’il se souvenait bien et
c’était le cas, la chambre d’ami se trouvait juste à côté de la chambre
de sa mère. On lui offrit même un pyjama et des draps blancs qui
sentaient bon la lavande et vers les dix heures, après avoir soupé avec
les maîtres de maison, il put enfin se reposer et analyser les
choses.
Il devait trouver quelque chose ici, mais quoi ? Et ces regards que
lui lançait sa mère... Non, il ne devait pas y songer. Mais à table,
lorsque le père lui demanda d’où il venait, est-ce que sa jambe n’avait
pas « malencontreusement » rencontré la sienne ? Et ses regards baissés,
qui semblaient l’inviter à dire quelque chose qu’il se refusait à
prononcer, et ses mains qui tremblaient lorsqu’elle lui passa le plat ?
Non, il se faisait des illusions. Encore. Encore des illusions, encore
des erreurs. Il ne devait pas retomber dans ses vices cachés. Il devait
se contrôler et rester rationnel. Il n’arrivait pas à dormir en songeant
ainsi. Il avait pourtant jardiné toute la sainte journée, mais il
n’était pas assez fatigué pour s’écrouler. Ah ! Depuis combien de temps
n’avait-il pas dormi, n’avait-il pas eu une vraie nuit ? Quand le nez de
la baronne était venu, il était devenu insomniaque, et là encore, il ne
put dormir. Quelque chose n’allait pas.
Il se leva et caressa langoureusement le mur avec sa main. De l’autre
côté, il y avait sa mère. Il plaqua son oreille contre la cloison, il
lui sembla entendre la respiration régulière de sa voisine. Si douce, si
calme.
Il était venu pour découvrir quelque chose. Il devait à tout prix savoir quoi avant de repartir. Cela pouvait être dans l’instant. Il ne fallait pas qu’il gaspille cette chance. Il sortit doucement, et se retrouva avant même d’y songer devant la chambre de sa parente. Il gratta un peu à la porte... Il se serait cru dans un mauvais roman d’amour du dix-huitième siècle, une parodie de la nuit et le moment, sans doute. Il appuya doucement sur la poignée et entrouvrit la porte. Il la vit dans l’entrebâillement.
Il n’avait pas remarqué combien ses cheveux étaient longs. Dos à lui, elle les brossait en silence, assise devant une grande glace ovale. Elle l’avait remarqué. Depuis le début, elle le regardait grâce au miroir. Mais elle ne réagissait pas, comme si tout ceci était bien naturel. Il entra enfin. Il se sentait ridicule, en chemise de nuit bleu rayée et les pieds nus. Elle se retourna et dévoila une nuisette charmante qui mettait en valeur ses formes, sa poitrine et ses jambes croisées sous son siège. Un collier serti d’une émeraude habillait son cou.
Dire quelque chose.
N’importe quoi.
N’importe quoi.
« Vous êtes belle. »
Tout, mais pas ça. C’était sa mère. Ou plutôt, ce n’était pas encore sa
mère. Ce n’était d’ailleurs même pas une femme. Tout ça n’était qu’un
fantasme d’adolescent. Voir sa mère en petite tenue, alors qu’elle était
si jeune, plus jeune que n’importe quel enfant n’aurait jamais pu voir
sa mère. Il en avait honte, ou bien se disait-il qu’il devait en avoir
honte? mais il bandait. Comme jamais du reste, et cela se voyait. Cela
ne pouvait que se voir. Et sa mère en rougissait, comme une lycéenne
rougit devant sa première rencontre avec le serpent. Elle rougissait car
elle imaginait l’après. Le simple fait qu’il existe un après fait
souvent rougir.
Maintenant. Partir maintenant. Ou alors faire en sorte que son grand-père entre maintenant dans la chambre. Maintenant. Qu’il entre et qu’il interrompe cette scène, quitte à être puni. Qu’il entre. Pitié. N’importe quoi... qu’il arrive n’importe quoi. Elle l’attendait. Pourquoi? Elle l’ignorait. Elle voulait lui demander si c’était bien lui. « Que c’était bien vous qui m’aviez envoyé cette lettre. »
En disant cela, elle avait ouvert un petit tiroir sous le miroir, sortit un coffret à bijoux, et une enveloppe rosâtre de ce coffret. Une rose était dessinée à même le papier, une rose qu’il ne connaissait que trop bien. La même que celle qu’il y avait sur son cou, sur son cou à « lui ». Il tirait encore les ficelles.
Il s’assit sur le bord du lit. Elle vint à ses côtés, la lettre à la
main. Elle observa un peu son profil, mais il ne réagit pas. Elle
commença à lire.
« Mademoiselle, je vous observe en silence depuis des semaines. Depuis
des semaines je vous vois si belle, si tendre, si...
– Vous pourriez peut-être aller à l’essentiel ? coupa Joseph.
– Vous êtes sous la tutelle d’un père qui vous empêche de vivre. Je vous aime, je vous aime. Je vous aime tant. Je viendrai vous chercher un jour. Je serai déguisé. Je n’aurai pas de passé, je n’aurai qu’un avenir, avec vous. »
« Signé: J. »
Elle lui tendit le pli : il le parcourut rapidement des yeux. L’écriture
ressemblait à la sienne, mais ça ne l’était pas réellement. Il était
normal que sa mère se fût méprise, même l’initiale concordait. Il tenta
de lui expliquer. « Est-ce que vous n’avez jamais ressenti ce mal dans
votre cœur ? Cette barrière qui vous met constamment à l’écart, même
quand on vous sourit ? Vous devez la connaître... Vous êtes prisonnière,
n’est-ce pas ? J’ai passé la journée avec vous... J’entends vos soupirs.
Je connais ces soupirs. Ce sont les miens... et peut-être plus que vous
ne le croyez. Ce sont des soupirs d’aide. Ce sont des voix, inaudibles.
Ce sont des appels au secours. Ce n’est pas un manque d’amour,
mademoiselle. Ni un manque de confiance. C’est quelque chose d’autre.
C’est un mal qui vous ronge le cœur, qui vous éclate la tête. C’est un
désir que l’on ne peut pas nommer. Ce n’est pas quelque chose que l’on
peut combler aisément. Ni la patience, ni la méditation, ni le travail,
ni l’amitié, ni la solitude ne peuvent le remplir. C’est un état enfoui
profondément, et on ne peut que l’accepter. J’ai toujours ressenti cette
barrière. J’ai toujours ressenti ce frein. C’est parti sur le principe
que l’on ennuie le moindre de nos hôtes. Que l’on ne fait jamais rien de
bien. C’est non seulement se dévaluer soi-même, mais également traiter
le voisin d’hypocrite. C’est faire énormément de mal. Je fais énormément
de mal. Je croyais avoir réussir à dominer cette peur. Jusqu’à ce qu’un
élément perturbateur ne vint continuellement me le faire rappeler.
Jusqu’à ce que sa seule présence ne me plongea dans les plus grands
tourments. C’était “l’autre”... C’était un autre. J’ai peur de l’autre.
»
Elle se leva doucement, rangea la lettre dans le tiroir du meuble au
miroir et resta debout aux côtés de son invité, dos à lui. Qu’elle était
belle. Si belle, si belle. La tête lui tournait. Le souffle lui devenait
court. Il avait brusquement de drôles d’idées. Il bondit. Il sentit une
douleur au visage : sa mère tenait un coupe-papier et lui avait crevé
l’œil gauche, le rendant à moitié aveugle. Mais il lui posa la main sur
la bouche et remontait déjà sa chemise de nuit. Il ne voulait pas, cela
n’était pas dans ses intentions. Ce n’était pas lui.
Mais hélas si, c’était bien lui. Il venait de comprendre que c’était lui. Tout en retroussant son jupon, il comprenait. Depuis le début, c’était lui. Le nez de la baronne, c’était lui, ou plutôt, ce n’était pas tout à fait lui. Il la pénétrait à présent. C’était ce qu’il y avait de laid en lui. C’étaient ses mauvaises pensées. C’étaient ses envies réfrénées. Quand il avait dansé avec Marie, il avait envie d’être égoïste. De ne prendre que son plaisir et de partir comme un être ignoble. Comme maintenant. Précisément comme maintenant. C’était son envie de violence. C’était son envie de destruction. C’étaient ses pulsions suicidaires. Le nez de la baronne lui ressemblait un peu, mais pas tout à fait. Il ressemblait à sa mère, mais pas tout à fait. Il ressemblait à son père, mais pas tout à fait. Il ressemblait à Marie, mais pas tout à fait. Il était apparu, brusquement. Il était apparu pour se donner bonne conscience. Il était apparu pour avoir quelque chose contre quoi se battre.
Ça ne pouvait être que de la faute de l’autre, pas de la sienne. Mais sa faute, sa seule faute n’avait jamais été que de baisser les bras. Il n’était pas fou. Peut-être juste un peu lâche. Lâche, et frustré, comme tout le monde. Et ce viol lui faisait un bien fou.
_-_
Le soleil tapait fort. Il était assis mollement contre un arbre, peut-être un chêne dans une sorte de plaine étroite. De la poussière blanche, des pétales de fleur blancs et jaunes et des moustiques silencieux voletaient ça et là, suivaient le cours du vent et s’échouaient lamentablement sur les buissons et les haies. Il y avait un petit chemin de terre qui serpentaient sur la droite, loin vers ce qui semblait être un parc. On pouvait voir des bancs blancs, d’autres arbres et des fleurs rouges et noires disposées calmement tout au long des sentiers. Sur la gauche, il y avait un bosquet. Ce n’était pas vraiment un bosquet, il y avait en tout et pour tout neuf arbres. On pouvait clairement les dénombrer. Sept étaient disposés en cercle, les deux derniers étaient à l’intérieur de l’espace ainsi délimité.
On entendait, sur le bruit calme de l’herbe couchée par le souffle du
vent et des oiseaux lointains entonnaient un petit air gai joué par un
instrument à mi-chemin entre la corde et le clavier. Il connaissait bien
cette musique.
« Être une heure, une heure seulement...
« Être une heure, une heure quelques fois...
« Être une heure, rien qu’une heure durant...
« Beau, beau, beau et con à la fois. »
Il avait son chapeau sur la tête, mais pas son gant blanc. Il avait
troqué son jean bleu contre un pantalon de velours noir dont il adorait
la texture, et sa chemise blanche à manches courtes contre une autre,
bleu clair à manches longues. Son bras gauche le démangeait justement.
Il souleva l’habit pour se gratter, et aperçut entre les cicatrices de
scarification deux inscriptions : « Mort » à l’extérieur du bras et «
Vie » à l’intérieur. Les deux mots étaient annotés dans une écriture
stylisée, que l’on aurait pu qualifier de gothique. Une croix sur
chacune d’elle, et d’autres inscriptions à l’intérieur des espaces
définis pas les deux barres des croix. « Détruis-toi » et « Suicide »
accompagnaient le mot « Mort », « Résiste » et « Lutte » accompagnaient
le mot « Vie ».
Ce qui était étrange, c’est que si les mots « Vie », « Détruis-toi »
et « Suicide » étaient juste inscrits au stylo sur la peau, « Résiste »,
« Lutte » et « Mort » étaient bel et bien tatoués et donc théoriquement
ineffaçables. Il ne s’étonna pas de ça outre mesure. Il se leva
doucement, enfonça davantage son chapeau sur la tête et se dirigea
malgré lui vers le grand chapiteau d’où provenait l’étrange musique. Il
se trouvait de l’autre côté du sentier, qui d’un côté allait vers le
parc et de l’autre partait dans un flou blanc et brumeux, où des masses
inquiétantes surgissaient comme des poignards d’ombre. Derrière une
barrière de métal blanc, il y avait le cirque.
Il y avait un grand camion, et un chapiteau de la même couleur, bleu
malade et jaune pâle. C’était le cirque « Septime » comme l’indiquait le
nom sur le véhicule. Venu d’on ne sait où. Il n’y avait personne aux
alentours, ni forains, ni clients. À l’intérieur du chapiteau, il n’y
avait qu’une seule personne. Avec ce long nez, cette canne et ce gant
blanc, mais pas de chapeau. Il chantait au milieu d’une lumière
idyllique qui prenait sa source dans un trou du chapiteau, comme venu
tout droit du ciel. Quand il fut approché assez près, le nez de la
baronne arrêta de chanter. La musique cessa immédiatement, et
l’obscurité envahit tout. Il n’y avait plus que deux colonnes de lumière
: celle du projecteur céleste, et une autre qui encerclait Joseph mais
qui montait du sol. Malgré son sourire, il ne rigolait pas comme à son
habitude.
Il enleva doucement sa redingote noire en queue de pie qu’il envoya loin de lui. Il portait une chemise blanche à manches courtes, avec sur le bras deux inscriptions : « Lumière » et « Ténèbres ». Elles étaient cerclées de courbes complexes composées des mots « Oublie » et « Apprends ». Le temps arrêta de s’écouler, sans que l’un ne fasse un quelconque mouvement. Joseph avait un visage neutre, plutôt serein. Le nez de la baronne souriait doucement, singeant une sorte de rictus malin. Il prit brusquement la parole. Ses révélations abondaient dans le même sens que ses précédentes déductions. Il n’était que la cible. Il n’était que l’homme à abattre. Il était son demi-frère incestueux. Le projecteur céleste s’éteignit, le laissant seul à présent. Le nez de la baronne parla une dernière fois.
« Sais-tu pourquoi tu ne dois pas mépriser l’ombre? Tout simplement parce qu’il n’y a que dans l’ombre qu’on y voit clair. Seuls ceux vivant dans la lumière deviennent fous. Sais-tu ce qu’est un vrai fou ? C’est celui qui, se sachant fou, renonce à revenir dans le chemin de la raison. J’espère pour toi que jamais tu n’oublieras cela. Il n’y a que dans l’ombre qu’on y voit clair. Et être dans la lumière n’empêche pas de mourir. »
_-_
Il ferma les yeux et quand il les rouvrit, il était à nouveau dans ce lit d’hôpital. Marie se tenait à ses côtés, elle lisait tranquillement Zadig ou la destinée. Mais quand elle vit qu’il était réveillé, elle se précipita à son cou et l’embrassa partout. Et lui était heureux de voir qu’elle lui avait pardonné. Et le merle avait cessé de siffler, et le rire ne résonna plus jamais. Parfois, il lui semblait revoir le visage de l’autre, qui rigolait. Et ceci lui faisait du bien. Ce rire l’aidait à comprendre qu’il était humain. Désespérément humain. Il voulait vivre. Il en était persuadé.
Encore ce même rêve. Il regarda le réveil quand il se ouvrit les yeux: trois heures. Il glissa doucement hors du lit, sans réveiller Marie et alla dans la cuisine se préparer une tasse de café au lait. Il le dégusta debout en regardant la nuit au-dehors. Il détestait ces rêves où il faisait du mal à tout le monde, y compris à lui-même. Le cauchemar revenait de temps à autre. Puis il oubliait. Puis cela revenait. Deux semaines qu’il avait quitté l’hôpital.
Deux semaines qu’il avait arrêté de se mutiler.
Deux semaines qu’il restait triste.
Deux semaines qu’il croyait le voir dans le reflet du miroir.
Deux semaines qu’il croyait entendre parfois un rire cru qui lui donnait la chair de poule.
Deux semaines... comme le temps passe lentement.
Bien trop lentement.