2007
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
Cette préface ne sera pas signalée dans le sommaire de ce manuscrit. La raison, évidente, peut décontenancer.
Je n’en ai tout simplement aucune envie.
Depuis plusieurs mois je cherchais un sujet d’écriture. J’ai bientôt trouvé une source d’inspiration. J’y songeais, et soudain mon pouls s’emballait, le malaise était réel. J’étouffais, la tête tournait, le poignet douloureux, la main tremblante. Nausées, j’étais en nage. Le café ne me faisait plus rien. Le sucre m’endormait. Ma réussite me fatiguait. Les amis le restaient. Les confidents me manquaient. Même s’ils étaient présents je voyais leur absence.
Je voyais ma solitude à travers eux.
Lourd fardeau de l’ermite, qui entrevoit la sagesse dans la goutte de pluie. Comment peut-il prétendre à rester sage ?
J’attendais que de répondre. Que l’on me pose des questions. Aucune ne venait. Je ne laissais aucun indice.
J’en laissais le choix au hasard. Il ne l’a pas fait. Des intrigues, j’en avais des centaines ; des fantastiques, des réalistes, des naturalistes ; des personnages originaux ou archétypaux, palimpsestes et réécriture, innovation. L’envie n’était point là. J’aurai écrit des lettres mortes. À présent ces lettres sont vivantes, mais l’objet est vide, qu’importe : je continuerai de songer à elle.
À ma source d’inspiration.
À celle qui m’invite à composer.
Non pas celle qui me donne des idées.
Mais celle qui me donne envie d’en avoir.
Nuance subtile entre celui qui crée sur, et celui qui crée à partir de.
Se levant le matin, se couchant le soir : malgré moi mes pensées m’y rapportent. J’ai un idéal de dandy romantique. Un cigarillo aux lèvres, la fumée en bouche, la gomina sur les cheveux ; la veste noire et la chemise rouge, bien trop large, un jean foncé. Un oignon dans une poche, de fines lunettes. J’y songe et j’écris.
Il me manquait l’envie.
Maintenant l’envie est là. Jusqu’à ce qu’elle disparaisse et me claque la porte, l’envie est là. Gageons que je puisse la conserver près de moi. Non que j’en aie besoin. Non que cela me soit nécessaire.
Mais il le faut.
Le reste est déjà écrit. Tâchons de le révéler. Un peu de pierre ponce : rien de plus, rien de moins. Bientôt, les choses seront claires.
Il y a peu, un gimmick : il est des choses qui ne se disent que dans l’intimité et d’autres, devant un prêtre.
Ce texte est un intime.
Tout texte est un intime. Qu’il ne déroge point à la règle et que ce court paraphe ne soit lu que des uns, et des autres.
Les derniers disparaîtront.
La mort du lecteur.
Un pied de nez bien évidemment, peut-être de l’ironie, sans doute grinçante, grimaçante même. Non que je ne sois partisan de cette sacro-sainte thèse, au contraire : avant même de la connaître je la défendais avec fermeté, oubliant que j’étais une manière de prophète, ne sachant point encore qu’il se trouvait en Babel.
Baste.
Oui da, la mort du lecteur.
Pourquoi cela, précisément ? Qu’est-ce que cela exprime précisément ? Un texte, comme de toujours, purement égoïste.
Égoïste non pas à cause de cette personne, du « je » qui reste une « non-personne » ; pas même à cause du sujet, qui reste un « non-sujet » ; pas même à cause de l’histoire, qui reste une « non-histoire » ; mais simplement parce que je ne désire ni être lu, ni être compris.
Je ne veux qu’écrire.
Votre lecture est incidente, vous assistez là à une parcelle de liberté par hasard. Vous n’y trouverez, comme le chante l’adage, que ce qui vous y apporterez.
Une préface, afin d’expliquer peut-être mes ambitions ? Car derrière tout texte se cache, à défaut d’un auteur, une ambition, une intention d’auteur. Celle-ci, la voici.
La lecture, pensé-je, se nourrit de l’Ombre. Elle n’existe pas en elle-même. Elle se nourrit de l’Ombre qui est le texte, ou qui est une représentation du texte.
Puisque le texte est objet d’une ambition, il apparaît évident que la lecture est elle-même objet d’une ambition. Une intention primordiale qui la crée et, plus important, la guide et la conditionne.
Sans cela, le texte n’est pas même ombre, il n’existe plus.
Que l’on regarde les affiches en rue. On les balaie du regard. Demain elles se déchirent.
Elles n’ont jamais existé.
Gageons qu’un texte peut disparaître même si le livre reste là. Il convient de parler non plus de lecture mais d’acte de lecture.
Lire c’est errer, c’est marcher.
Écrire, c’est mourir, c’est se tuer.
L’acte d’écrire est centripète,
L’acte de lire est centrifuge.
L’auteur qui écrit son texte est plus seul que le lecteur qui le lit à voix basse.
Ce n’est jamais l’auteur qui se relit.
C’est un lecteur.
Quand le lecteur se tait, c’est un écrivain autre qui apparaît. Un autre auteur qui parle, ni entièrement le même, ni entièrement différent.
C’est le glissement.
Je crois qu’une écriture longue et surtout, fragmentaire permet d’entretenir l’Ombre. D’entretenir le texte. D’entretenir le besoin de lecture.
De picorer le texte comme on mange des chocolats.
Il me faut encore apprendre à lire.
Looking through a glass onion...
« Aujourd’hui, j’ai trente ans. À trente ans, on vit comme un homme ou on meurt comme un Dieu. Qui suis-je selon vous ? Peut-être ni l’un ni l’autre. L’un vécut, mourut mais vit encore ; si je meurs demain peut-être que rien ne sera plus jamais. Je n’ai pas menti. Ce n’était pas de l’esbroufe. Ce n’était pas de la publicité facile, car rien n’est facile dans mon métier ; ce n’était pas un effet d’annonce, car rien n’est jamais dit dans mon métier ; ce n’était pas un mensonge, car je dis toujours la vérité. Que l’on me croie ou que l’on ne me croie pas peu importe : l’essentiel est de lire et de poursuivre la lecture. Je n’ai pas écrit un roman, ni une nouvelle, ni un sonnet, ni un récit. J’ai composé une Bible. Quid, une Bible ? Qu’est-ce qu’une Bible ? Une Bible est un être à part entière. Elle rêve comme vous, respire comme vous, suinte comme vous. Mourra le jour où elle cessera de croire en elle-même. J’y aurai mis ma sueur et mon sang : ces lettres, c’est ma peau. Ce papier, c’est ma peau. Touchez et vous me caresserez. Tournez les pages et vous m’effeuillerez. Lisez et vous me lirez. Lisez-moi et trouvez-moi. C’est ainsi que j’ai composé ; c’est ainsi que j’ai conquis ; c’est ainsi que je vaincrai. Car tant que de mon texte l’Ombre demeure, jamais vous n’aurez le fin mot. J’ai veillé à garder un certain nombre de verrous, je ne vous révélerai jamais combien. Vous en avez percé un petit nombre. Parviendrez-vous à réitérez vos exploits passés ? Parviendrez-vous à me faire mettre un genou à terre ? Que l’on se rappelle : à trente ans, on vit comme un homme ou on meurt comme un Dieu.
« Qui suis-je ? »
Il n’aurait pu s’agir que d’une simple conférence de presse. Déjà l’atmosphère était similaire à tout ce qu’on pouvait d’ores et déjà connaître : la chaleur, l’étouffement, l’empiètement. Ce n’était plus une foule, c’était un corps ; ce n’était plus des têtes, c’était des cheveux ; ce n’était plus des bras, c’étaient des ongles. Au-devant la proie, par-delà le chasseur. L’arme était dans sa main, leur quête : la dernière et l’ultime. Pas un journaliste pourtant. Uniquement des lecteurs. Pas un politique, pas un érudit : uniquement des lecteurs. Égaux et unis devant la plus grande des énigmes, unis et égaux devant le mystère. Jamais plus en deux mille ans on n’entrevit cela : déjà on érige des croix, déjà on semble créer des religions. On murmure le mot schisme, on scande l’anathème. On se pousse et se piétine. L’on disparaît. Le sens demeure. Il faut découvrir. Je découvrirai. Il me faut raconter peut-être ce qui m’a poussé aujourd’hui à venir. J’écoute sans écouter, je suis à l’entrée, au loin. Je ne l’entends pas, je lis sur ses lèvres. Je cherche le septième sens. Je le trouverai. J’ai déjà trouvé les six autres. Pas seul, mais nous ne sommes plus qu’un seul corps. Il nous faut vaincre. Ou deux mille ans d’histoire auront été vains.
Le 11 Janvier
Sur les quelques six mille pages qui composent mon édition du Livre, le mot « chance » n’apparaît que deux fois. La première fois au verset traitant de la fuite du père de Sodome ; la seconde fois lors de la mort de ses habitants. Chance lors du départ, chance lors de la mort. Le même mot en réalité, les phrases auraient pu se souder. Le mot aurait pu être le pivot autour duquel l’ensemble s’articule, comme un rouage dans une machine complexe. Six mille pages, je ne sais combien de lettres, deux chances. J’ai peut-être tort de les considérer comme une redite l’une de l’autre. Cela ne me parut pas si évident que cela par ailleurs.
La chance de la fuite, c’est avant tout la chance de vivre, c’est le choix.
La chance de la mort, c’est avant tout la chance de rester, c’est l’exclusion.
Pour autant, choisir c’est exclure ; mais choisir est une action, exclure une décision. L’action est portée par la main, la décision par la pensée. On ne pense qu’avec des mots. La lecture est une décision. Lire, donc exclure. Lire, donc avancer.
J’ai sans doute été le premier à percer le premier sens. Celui auquel on songe le moins. Le sens littéral. Le sens petit. Le sens prosaïque. Le sens non-sens. Le sens vidé de signification. Ou plutôt le sens sans lequel rien n’a de sens, le sens physique, le sens du livre. Pourquoi l’ai-je été ? Car je fus le premier à toucher l’objet. Je connais bien l’Auteur. Je le connais, car c’est moi. Je le connais, c’est moi. C’est mon œil droit. Il me faut tout raconter. Alors racontons : à moi-même cela me semble flou.
Chaque texte est une redite. Chaque texte est une nouvelle tentative de prononcer la phrase. L’on a toujours qu’un seul message à révéler au monde, que l’on soit ouvrier ou acteur, bourreau ou prêtre, une seule phrase. Et tout ce que l’on pourra jamais dire n’est qu’une variante de la phrase. Une variante active, le choix ; une variante passive, l’exclusion. Cela je le savais. Et quand j’entamais mon énième manuscrit, je savais qu’il ne serait jamais qu’une redite. Ainsi j’ai choisi d’aller plus loin. J’ai choisi d’en faire ma dernière redite. Celle qui exprimerait enfin la phrase avec les mots idoines. Les premiers, les seuls, ceux que Dieu mit un jour dans ma bouche mais que pour l’heur’ trop frêle je ne peux répéter. Il convient de dire que je n’ai pas dormi depuis douze mois. Un an déjà que le texte était commencé. Un an. Je revois mon bureau.
Je revois le bureau et le froid ordinateur, la musique qui s’écoule de mes enceintes comme une logorrhée diarrhéique. Je me revois choisir les pistes tandis qu’un texte attendait d’être relu, imprimé, envoyé à soi-même pour être protégé, relu encore une fois, envoyé aux éditeurs. Je me revois ouvrir un autre document texte et composer les premiers mots de la Bible. « À trente ans, on vit comme un homme ou on meurt comme un Dieu ». Je me revois sortir sur le balcon, c’était minuit ; je me revois humer le divin air du soir, interdit, et scruter les ombres méconnues au-delà de la haie des arbres, entendre les insectes sur la pelouse, lécher le fer blanc du garde-fou. Je me revois m’accroupir et pleurer, sachant que je venais de toucher la vérité. J’avais vingt ans et j’allais vivre comme un homme. Moins l’homme que la vie : la mort me désirait et je l’aimais. Je ne pouvais l’atteindre, car l’œil gauche me dirigeait alors encore. Je revins dans ma salle de bains et je regardai le miroir : ma pupille était étroite. Le bon sens me guidait. J’étais raisonné et raisonnable. Alors ne pouvais-je mourir. J’espérais secrètement écrire jusqu’au levant, jusqu’au matin suivant, écrire jusqu’au point du jour : et mourir de faim et de soif, j’aurais ainsi pu dominer mon « bon » penchant. L’inspiration pourtant m’a manqué. Je suis sorti au-dehors, j’ai erré une heure, deux peut-être ? dans les rues sombres, ombre parmi les ombres. Quand je suis rentré j’ai pu poursuivre mon écriture, convaincu d’avoir trouvé mon histoire. J’ai composé mon premier chapitre, le premier livre plutôt : Unde Umbram Ultimam.
1. Umbram
Au-delà de l’ombre se trouve une ombre seconde, non plus noire mais plus chaude que l’on ne pourrait croire. À quoi ressemble-t-elle ? À un tissu de mensonges et d’hypocrisie. Le visible repose sur l’invisible, et cet invisible sur le mensonge : si bien que ce ne sont jamais les actes qui dirigent les mondes mais les pensées de ces actes, et que les actions en elles-mêmes ne sont que des accidents de pensée. Rien n’arrive que de méconnu : rien n’arrive que d’absurde. Ce n’est que lorsque l’on pense avoir saisi les raisons secrètes des choses que l’on s’aperçoit en premier lieu qu’elles sont absentes, et en second lieu qu’elles ne sont pas de vraies raisons. Où arrêter son investigation dans la quête de la vérité ? L’on n’est satisfait du vide et l’on sera insatisfait de ce vide car la nature, et par là même la nature humaine qui n’est avant tout que nature, a horreur du vide. Le vide l’effraie. Le vide la tourmente. Le vide lui renvoie une image de manque qu’elle ne peut combler comme elle le souhaite car le vide la fascine tout également.
Et peindre le vide, même avec des mots, c’est d’ores et déjà le remplir : tout comme décrire le chaos, c’est d’ores et déjà l’ordonner. Le vide absolu est un vide absent, car l’observer c’est lui donner corps. Observer le vide tandis qu’il demeure le vide ne peut signifier qu’être vide soi-même : ainsi la nature a-t-elle horreur du vide et s’en éloigne apeurée, mais y reste car elle veut comprendre.
La compréhension ou la fuite : l’ombre produit la première, l’ombre produit la seconde. L’ombre est créatrice, le rien est créateur, le vide est créateur : l’ombre n’est que l’image du vide. Que l’on demande à l’un ou à l’autre de se présenter le vide, il se représente le noir : qu’on lui demande où se trouve le noir il lèvera la main au ciel et dira : « c’est celui-ci ». Les anges agiraient de même, Dieu lui-même s’exclut : il n’a pu créer le vide. Créer le vide, c’est lui donner de la substance : créer l’ombre, c’est nier la Création.
On a souvent voulu que l’ombre ne soit qu’un pendant de lumière. Dieu crée la Lumière, mais c’est le Démon qui sépare les mondes. Les divinités orientales ou nordiques, mayas, aztèques : d’Astaroth à Lucifer, le rôle de ces dieux païens, c’est-à-dire de ces démons chrétiens n’a jamais été de détruire. Il a été de choisir, d’exclure. Exclure la lumière et la cantonner au visible : au reste l’ombre s’y complaira. Lucifer, Lucis Ferus. Le porte-lumière. La porter pour la protéger de l’ombre. Prométhée n’aurait pas agi autrement. L’ombre existe, elle est première. Le premier est Dieu ; le second est le diable. Le premier est ombre ; le second est le pourquoi de l’ombre. À partir de cet instant, l’ombre comme pendant de la lumière et pendant deux mille ans de le croire. À moi d’y détruire.
Derrière l’ombre pourtant se dissimule un semblant de négligence, un support : il ne sera pas dit que rien ne repose sur rien. Il est toujours un fil et tout est lien : l’ombre existe, cela est dit. Alors elle dépend du cycle. Elle dépend du serpent sans tête. Elle dépend de l’ouroboros. Ouroboros : qui se mord la queue. Qui dévore l’ombre. L’ombre dévore l’ombre, mais se mordre elle-même lui donne sens et la tue. Alors que mord-elle ? Ce qui supporte l’ombre.
Ce qui supporte l’ombre, c’est la raison de l’ombre. Ce qui supporte l’ombre c’est le pourquoi de l’ombre. Ce qui supporte l’ombre c’est le mensonge que l’on fuit. C’est le regard de biais. C’est l’instant où on doute. C’est l’hypocrisie. L’ombre sur une manière d’hypocrisie.
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La veille, j’avais été voir une amie. La première ou la dernière peut-être ? Encore maintenant je la revois et j’ignore qu’en songer. Autant ne rien penser dès lors. L’on parla longuement de religions, et surtout de Genèse. Elle connaissait les grandes lignes, je connaissais les détails : elle était sur la crête et moi dans le creux. Je l’ai attirée dans l’ombre. Dans l’ombre on discerne la vérité. Que l’on s’imagine la tour de Pise : à son sommet, scrutant l’horizon, rien que de très normal. À terre, à la même place, la tour penche. L’horizon est biaisé. Ce n’est pas le vrai horizon : c’est l’horizon compensé.
Au sommet de la crête, les grandes lignes, c’est l’apparence certaine. Dans le creux, le détail, c’est l’apparence vraie.
Elle voulait la vérité, je la lui ai offerte. Je lui ai raconté l’histoire de Prométhée. D’Astaroth. De Béhémoth. De Ragnarok. Dans la langue des Dieux, le mal se terre dans la lettre « o ». Dans l’ouroboros. Dans la raison de l’ombre. Trouvez la raison de l’ombre et devenez fou. La lumière est un trait : c’est le « i ». L’ombre est un cercle, c’est la demeure. C’est la maison qui se cache du soleil. La lumière est une tour, c’est le bras tendu au ciel. C’est le fidèle qui s’élève vers Dieu. Et les deux de se vaincre. Que l’on observe le « i » : l’ombre est au sommet. Que l’on observe le point d’exclamation : l’ombre est à la base. La surprise naît de l’ombre. La pénitence y aboutit. La surprise amène à l’admiration. L’admiration au respect. Le respect à l’humilité. L’humilité à la prière. La prière à Dieu. Dieu à l’ombre.
L’ombre mène à l’ombre.
Quand le Dieu-sage vola le flambeau de l’Olympe, il ne fit que rapprocher l’ombre de l’ombre, il resserra encore et encore le nœud coulant. Quand le Dieu-chrétien décida que la lumière sera, il ne fit que retrancher l’ombre en un Tartare où l’on a de cesse d’aller. Le suicide est la liberté : le suicide, c’est trouver l’ombre avant que l’ombre ne nous atteigne.
Son thé était délicieux. Je revois encore distinctement sa maison, la table ronde et l’armoire de photographies, la théière carrée et la tasse de même, de la même couleur : inspiration nordique. La couleur me faisait penser aux fjords. Les fjords nordiques où s’ébattent vent, neige et glace. Sa main était chaude, le thé brûlant. Comme une femme, comme toutes les femmes. J’ai aimé à boire son thé. J’ai aimé à lui expliquer la séparation de l’ombre et de la lumière, de l’homme et de la femme. De l’un et de l’autre. Le cercle féminin, l’ombre, la vie dissimulée qui naît des entrailles. La tour masculine d’où jaillit la lumière. Encore une fois l’ombre et la raison de l’ombre : encore une fois le solitaire et la raison de la solitude ; encore une fois le couple et le célibat. Je le buvais sans sucre ni lait, elle de même. Je lui récitais bientôt quelques vers appris ou inventé, je ne sais plus. Des vers assonancés.
Cela lui plut davantage encore. Je n’osais pas lui parler de leur union. Il me fallait rentrer, le lendemain il y avait un examen. Je m’étais juré de la rappeler ; je ne l’ai jamais fait.
Dommage.
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2. Unde
Pourquoi nécessairement le mensonge et non la vérité ? Pourquoi nécessairement la partie basse et non la grandeur ? Pourquoi ne pas croire en une bonté immortelle, en une générosité sublime ? Car cette base doit enfanter l’ombre. Et l’ombre ne peut naître que de l’ombre.
L’ombre ne peut créer que de l’ombre. Ce n’est que parce que la lumière fut créée également, puis séparée que la lumière existe : mais de l’ombre ne peut être que l’ombre. Le rien est créateur certes ; mais il n’enfante que du rien. Le rien est une essence. Rien, res, la chose. Ce que l’on oublie de nommer. Ce qui existe mais que l’on ne voit pas. Ce que l’on pressent. Ce qui est invisible. La lumière est opaque, l’ombre est invisible, inaccessible, indicible. L’ombre et ce qui n’est pas l’ombre. Et que peut créer l’ombre sinon le mensonge qui est lui-même ombre ?
Le mensonge est nécessairement une ombre. Qu’est-ce que le mensonge ? On ment de deux manières distinctes, on ment par exclusion ou par action : on ment en oubliant ou en travestissant. Pourtant, quelle que soit la méthode l’idée est la même : créer de l’ombre. Créer un moment vide, un rien, un creux : suggérer l’indicible en admettant son absence ou en lui amenant une présence. L’ombre naît de l’ombre. Qu’est le mensonge sinon une ombre ?
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J’ai aimé à lui faire la lecture, honnêtement je me le reconnais et me l’offre : j’ai aimé à lui travestir ma voix. J’ignore encore quelle est ma voix véritable, quel est mon rire véritable, si tenté que j’en ai un. Si tenté que j’en possède un. Une amie m’a dit un jour que pas une personne n’avait le même rire. Et que chaque personne riait de plusieurs manières différentes, même si ces rires sont immédiats, sans pensées préliminaires. En travestissant ma voix, en croyant la travestir, peut-être que l’espace d’un personnage, peut-être l’espace d’un seul personnage, peut-être était-ce là ma vraie voix.
Elle a aimé à ce que je lui relate un livre que j’avais lu la veille ou l’avant-veille, sur l’indicible. Elle a aimé à ce que je lui fasse voir les mots. En y insufflant des couleurs, j’y ai mis de la poésie. La poésie, écrivais-je dans mon dernier texte, c’est mettre de la couleur sur les mots ; la littérature, ce n’est qu’y mettre des sons. Ainsi la poésie est-elle supérieure à la musique et à la littérature, car la poésie est dite : elle dit des mots et insuffle goût, lumière, son, couleur. La poésie comme idéal, mais je ne suis poète. Je ne suis qu’auteur : fi des couleurs.
J’aime à modifier le timbre de ma voix. À prendre des manières, à jouer les dandys et les Dorian Grey ; j’aime à croire et à savoir. J’aime à être lumière et être ombre. Car l’un amène l’autre, il ne faut les supprimer : c’est l’équilibre, ou plutôt un chaos constant. C’est l’un qui appelle l’autre : c’est l’autre qui songe à l’un. Et moi d’y croire et d’y savoir, et lui d’y voir et d’y croire. Le gauche n’est pas nécessairement ombre et le droit n’est pas toujours lumière : c’est parce que nous sommes l’un et l’autre que nous sommes forts, bien que séparés à jamais.
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3. Ultimam
Un dernier mot sur l’ombre. L’on pourrait croire que le monde est ainsi divisé en ombre et lumière mais il n’en est rien. Il n’y a que l’ombre. La lumière n’est pas antagoniste à l’ombre : elle en fait elle-même partie. Et comme du rien ne peut naître que le rien, la lumière n’existe pas non plus. De fait il serait vain d’avoir une vision dualiste, ou redualiste du monde, corps et esprit, homme et femme. Que l’on observe le tao.
L’ombre dévore la lumière. L’ombre est dans la lumière. La lumière figurée dans l’ombre semble tomber, et non percer. Tandis que l’ombre dans la lumière semble conquérir et non disparaître.
La lumière n’est qu’une manière de se représenter l’ombre. Non nécessaire, mais indispensable.
Il est tout également vain de voir l’ombre féminine et la lumière masculine, ou l’inverse : ou bien l’ombre est, ou bien elle n’est pas. Il fut démontré qu’elle était : fermez les yeux, et le monde disparaît.
Et tout n’est que redite.
Le monde est un endroit silencieux. L’on ne s’en rend pas foncièrement compte : j’ai eu du mal à m’en apercevoir. Cela s’est fait pertinemment par hasard en réalité. Tandis qu’un matin où j’errais sur les chemins du campus mon lecteur de musique était tombé à court d’énergie. La pile venait de mourir. Je m’apprêtais à enfourner son cadavre dans l’une de mes poches quand je fus brutalement stoppé dans mon élan. Autour de moi, il était quelque chose d’étrange.
Le silence.
Je me suis soudainement aperçu que depuis longtemps je le fuyais, comme effrayé ; je ne m’entourais pas même de son mais de bruit. Celui de mes pas, j’ignorais alors le plaisir du sable sous mes pieds nus ; celui de mon souffle, j’ignorais alors le plaisir du souffle qui manque et que l’on retrouvera ; celui de mon stylo ou de mon clavier, j’ignorais alors le plaisir de se taire. Brusquement, une seconde peut-être, jusqu’à ce que le vent ne fasse tousser les arbres, je me suis senti divinement seul dans ce silence. Conscient de ma temporalité, de mes limites. Je me voyais tel que j’étais pendant une seule, unique, précieuse seconde. Ce pour quoi, sans doute, j’avais vécu et souffert jusque là. Le monde est un endroit bien trop étrange pour être silencieux : mais quand il se tait enfin, l’on s’aperçoit qu’il est profondément logique.
(…)
Je sortais de la faculté. Je venais de finir de manger dans la cantine enfumée et bruyante, comme tous les mardis midi. J’y viens manger car il est moins de monde qu’au restaurant universitaire au loin ; j’y viens manger car il y fait plus clair ; j’y viens manger car j’aime à y manger, tout simplement. Mais pour ce bonheur fugace ne dois-je endurer les rires autour de moi, les regards pesants, les bousculades parfois, l’attente : mais le ventre crie, il convient de dire qu’au matin je n’avais eu guère le temps que pour un café. Je crois que même si l’apocalypse venait au midi, le matin je boirais un café. Sans cela je ne suis ni en forme, ni d’humeur : du café, toujours du café. C’est ce qui me fait tenir. La sombre boisson me garde éveillé des jours, des nuits durant, le temps nécessaire à mes textes. Je compose en journée et en nuitée, mais j’aime pourtant à écrire davantage la nuit : le silence me semble plus proche. Toujours inaccessible, mais plus proche. Inaccessible, car le bruit est toujours là, bien qu’imperceptible. Pourtant, je sens sa présence. Je sens la présence du rien, je sens la présence du vide. Je me l’invente ainsi et fais moi-même partie de ce vide. Je me vois tel que je suis.
Cela a toujours été une vaste question me concernant. En une seconde de temps j’ai pu, je crois, me souvenir de tout et de tout le monde, me juger, revenir. J’ai pu, en une seconde de temps, voir d’où je venais, où j’étais, où j’allais. J’ai pu, en une seconde de temps, comprendre l’univers entier, dont je fais bien sûr partie. En une seconde, j’ai compris. Une seconde, une seule minuscule et cruelle seconde. À présent si j’écris c’est pour recouvrer cet instant, c’est pour revoir la seconde. C’est pour retrouver, pour serrer à nouveau dans ma main l’instant sublime où j’ai pu enfin comprendre. L’écriture doit me mener à la compréhension. Tandis que je m’apprête à composer, je m’aperçois que le silence du monde a permis à mon âme d’exploser : le silence au-dehors, le chaos en dedans. Ainsi serait-il toujours parfait équilibre entre l’environnement et l’environnement intime : quand le monde est bruyant l’esprit se tait, quand le monde se tait l’esprit parle. Et ce qu’il me communiqua, c’est ce que je m’apprête à recouvrer. Ce que je vais composer, ce sont des impressions, c’est un récit : c’est mon histoire. Ce que je fus, ce que je suis : ce que je devrais être.
Je suis né le **/**/** à Bastia, à seize heures quarante deux. C’était un Samedi. Ma mère était rentrée à l’hôpital la veille. Le travail avait duré toute une nuit et presque toute la journée : un calvaire qui n’a rien à envier à tout autre. Autour, le maquis : vers les midi un accident se déclara. On l’avertit que si au soir je n’étais pas encore sorti de l’ombre, l’on m’amènerait en une autre clinique avec le risque d’accoucher en chemin. Elle m’exhorta à me dépêcher. Dans les couloirs, mon père et mon frère, de dix ans mon aîné : ils jouaient aux cartes. Mon frère gagnait, à moins que mon père ne le laissait gagner ; je ne l’ai jamais su. Je naquis. On me leva, j’ai hurlé de joie et de douleur. À dix-huit heures on rentrait à la maison. Quelques vingt ans plus tard je me souviens.
La Corse pourtant ne se sera pas imprimée durablement en mon esprit. Ni la Guyane par ailleurs où nous séjournâmes trois longues années. Mes premiers souvenirs sont du Sud. Mais pourtant, même ceux-ci ne réveillent en moi que de troubles souvenirs où se mêlent l’ombre et la lumière, le noir et le blanc du carrelage du salon, fissurée en son milieu et d’une cheminée de marbre rose. Je crois qu’en réalité je ne suis guère fait pour m’attacher aux murs. Depuis toujours je me sens comme éternellement errant dans un monde que je ne saisis qu’à demi, que je ne vois qu’à moitié, que je ne pense qu’à moitié. Comme si j’étais en une grande quête. Comme si je pensais sans vouloir, créais sans dire. Je recherche ma moitié. La moitié manquante bien entendu. À moins que ce ne soit celle que je possède ? Je suis en profond déséquilibre. Le déséquilibre crée le mouvement. Le mouvement crée la quête. Si j’avance, c’est pour trouver la paix. Les sages sont immobiles. Platon était un péripatéticien : il cherchait la sagesse, conscient de ne la posséder. Celui qui marche, c’est celui qui cherche.
Je n’ai réellement marché qu’à mes dix-neuf ans. Jusqu’à ce jour on m’amenait. Mais bientôt j’eus envie d’aller plus loin, au-delà : de franchir les portes. Jusqu’à présent j’allais de porte en couloir, de couloir en porte. Porte de la maison, allée du jardin, porte de la voiture, allée de l’école, porte de la salle de cours et retour chez moi par le même chemin. Je ne m’étais pas frotté aux grands espaces, je ne connaissais pas encore les vastes plaines désertes, l’herbe et la colline. Je ne connaissais pas même le silence : le comprendre m’était donc bien impossible.
Je suis particulièrement fier du fait que c’est de mon chef que j’ai décidé, il y a peu finalement, de marcher. Ce n’était pas un ordre : mes parents au contraire me désiraient voir immobile. Ce n’était pas une contrainte : l’on aurait pu supputer un accident ou une privation. C’était ma décision, seule et unique ; je voulais marcher. Alors je me suis levé, difficilement bien entendu : le premier pas est toujours ardu. Mais j’ai su avancer là où je le désirais. Je n’ai rien trouvé hélas, il m’eut fallu avancer davantage encore. Je n’ai pas désespéré pourtant, je me suis juste reposé. J’ai fait semblant de connaître. Quel avantage cela peut-il bien avoir ? Quel avantage cela peut-il avoir que de se mentir et de faire semblant, de jouer la connaissance comme on feint l’ignorance ? De gagner du temps. D’attendre et d’observer. Sans cela je n’aurai pu m’apercevoir du silence et sans cela je n’aurai pu écrire, je ne serai pas en train d’écrire. C’est bel et bien le mensonge qui dirigea premièrement ma main. Ainsi le mensonge est raison de mon geste ; mais la vérité reste le but de ce dernier. La vérité qui repose sur le mensonge, la lumière qui repose sur l’ombre qui repose sur le mensonge : vanité de toutes choses. La connaissance de l’ombre.
Je comprends que le silence puisse effrayer. À vrai dire il effraie autant qu’il m’effraie, il m’effraie et m’obsède. À l’envisager, à envisager même que je puis l’avoir connu une seule seconde il me semble trembler. Il ne le faut pourtant pas : car le silence n’est en aucun cas un mal, ni même un tort. C’est une opportunité, comme je l’ai dit, d’écouter sa vraie voix. Il convient alors de songer que la voix vraie effraie plus que le mensonge, mais cela semble évident n’est-ce pas ? La voix vraie est toujours plus subtile et honnête, unique, bonne que le mensonge. Mais elle dit ce que l’on voudrait taire. Le mensonge tait, en cela on le préfère. Je ne renie pourtant pas ma quête de vérité.
(…)
C’est peut-être pour cela, sans doute même ? que je hais les musées et les bibliothèques. Ce sont là des atmosphères parfaitement cruelles qui m’obsèdent et me terrifient, tant pour l’obscure sanctuarisation qui y règne que pour ce que je juge comme étant la pire des marques de respect que l’on puisse faire aux artistes. Je comprends que ce soit inaccessible et pour tout dire imbécile de croire ça, mais en cette seconde j’ai pu comprendre moi-même le bien-fondé de ce qui n’était qu’une impression. J’ai enfin compris.
Un ami, la veille encore, me faisait part de son indignation. Il avait appris que l’on étudiait, entre autres, Victor Hugo l’année prochaine. Et que ceux qui devaient s’y frotter dès lors l’appelaient, par dérision, « Totor ». Il en était scandalisé. Il y voyait un manque de respect. Un sacrilège. Il n’a dit le mot mais l’aurait fait si je le lui avais amené : un blasphème.
L’on appelle les musées ou les bibliothèques souvent, l’on peut l’entendre à gauche ou à droite, les « Temples du Savoir ». Le rôle d’un Temple est d’être inviolé. N’a-t-on jamais entendu parler des « gardiens du Temple » ?
Le peuple n’accède que difficilement aux temples. Les secrets qui s’y trouvent ne sont que pour l’élite. Si l’on fait des bibliothèques des temples, si l’on fait des auteurs des prêtres et des livres des codex, alors ils deviennent inaccessibles. Alors leur rôle se déplace. Alors de transmission, ils en deviennent possession. Le savoir devient fixe. La lettre devient fixe. Puisque ce sont les mêmes yeux qui les parcourent, ils ne leur insufflent que le même sens, encore et toujours. La compréhension doit être mobile. La compréhension doit évoluer. La compréhension doit être une dynamique.
Elle est à la frontière entre l’intégrale et la fractale.
Entre le détail et l’ensemble.
Entre l’empan et l’emblée.
Entre la lieue et le rocher.
Si l’on pindarise l’auteur, si on le consacre en soutane ; si l’on pindarise le livre, si on le consacre en Écrits ; si l’on pindarise la librairie, si on la consacre en chapelle : alors Lettre devient Religion. Et Religion, c’est croire. Croire, c’est espérer, croire, c’est attendre. Croire, c’est le bruit. La lecture est solitaire. La lecture fait silence. La lecture bouleverse l’esprit.
Lire, donc savoir.
Croire, donc écouter.
La croyance passe par le chant. Par le rituel des maracas, par les chants liturgiques.
La compréhension passe par le silence. Par le regard et l’humilité.
Ce n’est pas tant le silence des musées et des bibliothèques qui m’inquiètent en réalité. C’est la raison de ce silence. Le silence des musées n’est pas le silence de l’acte, c’est le silence du passif. Que l’on aille au Louvre. Que l’on aille à Sainte-Croix. Que l’on aille au London Museum. Que l’on aille à sa bibliothèque de quartier. Que l’on observe les lecteurs. Que l’on observe les spectateurs. Que l’on observe les rats qui parcourent les couloirs.
Ils ne clignent jamais des yeux.
Les croyants non plus. Ils observent ou ferment les yeux. L’un, ou l’autre.
Quand l’âme est torturée et que, de force, le Livre tend à imprimer en elle une nouvelle idée, une nouvelle ambition ; quand la lettre tend à désirer intensément qu’on la croit à son tour ; quand le mot va au-delà du mot et qu’il se colore : c’est comme d’être ébloui. L’on papillonne. On se pose. On repousse l’ouvrage. On réfléchit. On a le souffle court parfois même. Cela m’arrive souvent. Des phrases qui deviennent plus que de simples associations de mots. C’est l’expression de la phrase, de l’unique. De la seule, enfin. Noyée parmi tant d’autres. L’on sait la repérer. Les meilleurs auteurs sont ceux qui la laissent en fin d’ouvrage, qui la repoussent autant que faire se peut. Comme dans les fameux sonnets de Ronsard.
Le génie, c’est repousser l’évidence. C’est éloigner du bout du doigt ce que l’on a trouvé et d’en faire une juste récompense. Dans chaque roman de Hugo il y a une expression. « Je ne sais quoi ». Toujours il consacrera ce qu’il appelle les « vrais » poètes. Molière, Racine. Ces derniers ont repoussé la phrase en fin d’œuvre. Il n’y a guère que dans Cromwell qu’il la trouva. Elle n’était pas complète. C’était une question, encore. Il n’a jamais osé donner la réponse qu’il avait trouvée.
Peut-être ne l’avait-il pas même trouvée ? J’en doute.
Il connaissait le prix du savoir. Il connaissait le prix du silence.
Un livre est un diamant. C’est un cristal. Il faut se représenter la chose ainsi. La proie, c’est le lecteur. Le prédateur, c’est le livre. Entre eux deux se trouvent une porte de cristal. Elle est fissurée : au fur et à mesure elle se déchire un peu plus. Elle craquera bientôt. Les deux êtres, le chasseur et le chassé, se regardent avec peine et peur. Peur pour la proie : la porte disparaîtra bientôt et elle sera engloutie. Peine pour le prédateur : la porte bientôt disparaîtra et il sera à nouveau repu, puis affamé. Mais brutalement il est un doute : on lit un livre et soudain le livre nous lit. L’auteur n’est pas épargné par ce processus de retournement cruel : il écrit un manuscrit et soudain le manuscrit l’écrit. Quand la porte tombe, les deux êtres sont enfin face à face. Rien ne bouge. Le premier sursaut, c’est lui qui meurt.
Que je me souvienne encore de cette seconde sublime. Le temps était frais, nous étions en Octobre. L’automne. Je suis un peu du silence et un peu du bruit : né avec la Rose, nommé comme l’automne. Le silence, c’est la rose. Le bruit, c’est l’automne. Qu’est-ce que la Rose ?
J’aime la Rose. Je lui ai déjà consacré un large texte. Plusieurs même en réalité. De larges paraphes où je m’amuse à les décrire encore et toujours. À dire tout ce qu’elles représentaient à mes yeux. Dire que j’aime à sentir leurs épines s’enfoncer profondément dans ma chair. À voir mon sang couler le long du poignet, de la tige, des pétales. Les colorer de ma sueur et de mon encre. Les mordre et qu’elles me mordent. Je l’appelle souvent la Rose. Avec un « r » majuscule. C’est plus qu’une rose, c’est l’idée de la Rose. C’est le paradigme « Rose ». C’est la brutalité de l’initiale, l’épine. C’est la douceur du pétale dans le « e » caduc.
C’est l’ombre de la lettre « o ».
Mais jamais je n’ai tenté de comprendre pourquoi. L’ai-je alors compris ?
J’ai des tendances masochistes. Du moins spirituellement. Nuance infâme. Fantasmagorie formidable. Soupçon suranné. Sapidité et souplesse.
Et frapper le plus fort possible.
Je n’aime pas que l’on me donne raison. Je n’aime pas que l’on m’écoute. Je n’aime pas que l’on me fasse plaisir. J’aime à devoir batailler pour vaincre et écraser. J’aime à devoir me faire respecter. J’aime à devoir me faire imposer. J’aime à devoir frapper.
Le masochiste peut devenir un sadique. Le contraire n’est pas nécessairement juste.
J’ignore en fait depuis quand cela a grandi dans mon esprit. Sans doute depuis toujours. Petit, j’ai été seul. Non solitaire : isolé. On me repoussait. On me fit comprendre que je n’étais rien. Je n’avais plus de corps. Je n’avais pas même l’illusion d’un corps. Le miroir ne me renvoyait pas une image.
Il me renvoyait un reflet.
Que ne peut-on jamais voir de soi, sinon un simple reflet ?
Où peut-on ainsi jamais s’embrasser, sinon sur la bouche ?
(…)
_-_
Quand je suis rentré chez moi, j’ai composé les deux premiers livres. J’avais encore le goût de l’Ombre sur la lèvre. Je revoyais encore son visage, ses mains, ses yeux. Je revoyais ses cheveux. Cela me faisait mal. Le cœur saignait. J’en vomissais de douleur. Il avait fait froid ce soir-là, mes mains étaient gelées. Chaque lettre me transperçait d’une innommable douleur. J’y ai apposé des mots. De l’ombre j’ai tenté d’entrevoir la lumière. J’ai tenté d’ordonner le chaos. Mal m’en a pris.
Avant la lecture
À l’origine fut le titre. Depuis plusieurs mois, peut-être un an ? je le gardais en mémoire, précieusement. Il m’attirait comme on se sent attiré par le précipice alors qu’on le longe. Alors qu’on a cruellement envie de tomber. Qu’on se sent déjà en train de mourir. Que l’on se penche, peut-être inconsciemment, peut-être pas. Le temps me donnait grâce. Enfin, je le possédais, du moins pour quelques jours. Jusque là, j’avais lu, de plus en plus : je me croyais lecteur, je me suis révélé ogre. Je ne lisais pas, je dévorais. À en vomir. Et j’aimais ça. Il ne restait à composer qu’un paragraphe. Lorsque le temps me revint, je le composai. Cette préface à présent. Car une explication est nécessaire, je pense, afin de saisir le texte.
Jusqu’à présent je n’écrivais pas réellement pour être compris. Du moins, la compréhension m’apparaissait accessoire, et non essentielle. Car la lecture seule devait permettre de satisfaire. La fiction seule devait repaître. Mais pour ce texte-ci, j’ai envie que l’on saisisse un rien la pensée. Non pour m’aider ; mais pour être assuré d’avoir été écouté, et non simplement lu. La compréhension fait naître des sons aux mots que l’on discerne. La poésie lui ajoute la couleur ; j’en suis encore bien loin. Y parviendrais-je jamais ?
Quoi qu’il en soit, lorsque je commençai le texte, je n’avais, comme souvent, qu’une vague idée de son contenu. J’avais réuni une liste d’éléments « clés » que je voulais à tout prix évoquer. La densité du texte m’invite à croire que malgré moi, j’en ai fait un inventaire. Si bien que cette nouvelle, cette pensée plutôt ne raconte pas sincèrement une histoire : elle révèle une silhouette, une ruine. Il faut s’imaginer la fiction comme les contours incertains de ce qui fut une vaste fresque de Pompéi, ce que l’on voit aujourd’hui, détruite par les vents et les sables. J’aurai pu faire, de Genocide-City, moyennant plusieurs intrigues, une vraie « chute », des personnages secondaires, une nouvelle voire, si l’ambition et le temps me le permettaient, un roman. S’il m’est permis un jour de le faire, dame ! je crois que je me prendrai au jeu. J’aime le concept de l’histoire, que j’ai dû voler sans le savoir : que l’on m’en excuse. Tout n’est que copie.
Juste avant ce texte, j’avais composé près de cent cinquante pages de monologue, de biographie. Une première personne abrupte, un « je » omniprésent, étouffant même dirais-je. Quand bien même, par un odieux jeu de balancement je m’éloignais un rien de mon personnage pour écrire d’une manière « classique », la quasi-intégralité du texte est de l’ordre du primat. De l’égotisme, comme souvent par ailleurs. Je vois le texte comme une serviette mouillée, tordue, serrée, violée : là est ma sueur, là est mon sang. En dépliant vous me lirez. Mais j’avais besoin, et même je pense à un niveau organique, physique, pour ma santé mentale de me reposer. Et donc de m’éloigner sensiblement, le plus que je le pouvais. J’écrivais selon mon idée. Énumérant les passages choisis, comme je l’ai précisé. À la fin de mon texte, l’évidence m’a transpercé de part en part : je n’avais rien fait de plus que de parler de moi, encore. Ces mains, ce sont les miennes. Ce personnage, c’est moi. Son chemin, c’est ma vie. Ses songes, ce sont mes rêves. Je suis devenu « il », je suis devenu « l’autre ». Le narrateur lui-même, tandis qu’il rapporte, le temps d’un commentaire, les pensées fugaces du personnage n’est autre que ma personne. Encore et toujours. Je pensais saisir qui j’étais, mais bientôt les sens se brouillent : j’écris un texte, et soudain le texte m’écrit. Encore raté.
C’est après ce constat que j’eus du mal à terminer mon texte. Je croyais, crois encore ? tourner en rond. Ne raconter la même histoire, encore et toujours. Sans doute, et cela irait en vérité dans le sens de ma conception d’une Œuvre : la fractale. Le moindre paragraphe d’un livre résume en lui seul l’ensemble des ouvrages écrits par l’auteur. Réciproquement on croit, une fois l’œuvre connue, la rencontrer dans la moindre page. La continuité, la stabilité plutôt est, contrairement à ce que l’on pense, un mouvement, du moins dans ce cas-ci : au lecteur d’aller et venir et de vérifier de lui-même, de se perdre dans ce labyrinthe de miroirs où la lumière court et se renvoie, jamais ne perd de son éclat. Car tout visiteur qui y entre y réinjecte sa lueur, et la course se poursuit. D’où est parti le fragment premier ? Du premier livre lu. N’en ressortira qu’une fois le dernier refermé. Et non pas le dernier de l’auteur, nécessairement ; mais le dernier à le citer, à l’évoquer, à le travailler, à l’oublier. Seulement meurt la lumière, et seulement l’on s’aperçoit de la supercherie. Mais au sein même de l’attraction, l’on ne fait que s’y perdre. Et à repasser devant le même miroir, ne pourra jamais jurer qu’il s’agisse du même : alors on table qu’il s’agit d’un autre.
Genocide-City. Peut-être est-ce la répétition de cette syllabe qui m’a tellement plu. À l’entendre, il me semble frémir en songeant au cristal qui tinte.
Un verre de cristal dans un catafalque.
Genocide-City
Quand il se réveilla, il vit deux mains de vieillard. Des mains creuses, aux articulations abruptes comme des falaises slaves, ridées, les veines paraissant sous la peau blanche et froide, une peau qui tirait et faisait mal. Il mit un certain temps avant de se rendre compte que c’étaient les siennes, et qu’il était incapable de se souvenir de quoi que ce soit. De son nom, à quoi il ressemblait, ce qu’il faisait là, allongé au milieu des ruines que balayait un vent mordant. Des décombres grises et un horizon mort : il ne savait pas s’il devait être étonné ou horrifié de voir s’étendre devant lui un si grand calme, un univers définitivement muet où même les oiseaux s’étaient tus. Une question lui venait à l’esprit, sans qu’il ne puisse la prononcer : comment ?
(…)
C’était une manière de ville, de ce qu’il pouvait en voir. En toutes directions, des hauts immeubles déchiraient les nuages gris. Il n’aurait su dire s’il faisait face au nord, à l’est, au sud, à l’ouest : le soleil se cachait et il était délicat d’y voir parfaitement clair. Il se tenait sur une large route à deux voies, aux maisons gentilles tout du long, volets et portes fermés. Il devait se trouver en banlieue, excentré du centre de la ville. Avant toute chose, il choisit de se déshabiller. De résoudre l’énigme de son identité, de tenter de se reconnaître, du moins d’avoir une indication sur sa personne. Mais rien dans son pantalon, sur sa ceinture, dans sa veste, sur sa chemise ne pouvait l’aider. Il n’avait ni montre, ni bijou. Il était chauve et rasé, et préférait visiblement les slips aux caleçons. Ses mains l’inquiétaient. C’étaient des mains de personne âgée, ouvertement : mais il se sentait en parfaite condition physique et son visage, pas plus ses bras ni ses jambes ne portaient de rides ou de blessures ; ses poils étaient bruns foncés. Une douleur étrange lui parcourait les poignets et les doigts, comme un picotement. Il décida que ce fut le froid et cala ses mains sous ses aisselles pour les réchauffer, en vain. Étrangement, il était pieds nus ; et en passant son pouce sur son talon gauche, il aperçut une petite écorchure encore à vive : il avait dû porter des chaussures trop étroites il y avait peu encore. Il se dirigea sur la maison à sa gauche, frappa plusieurs fois, sans obtenir de réponse ; il tenta d’ouvrir les volets du rez-de-chaussée, sans plus de succès ; il se décida à passer à la maison suivante. Celle-ci avait sa porte d’ouverte. Il entra et une odeur agréable lui caressa les narines. Dans une cuisine, une table était mise avec deux couverts et un plat de ragoût fumant. Il se souvint qu’il avait très faim, et qu’il adorait le ragoût. Il mangea de bon appétit, puis se remit en route, sans se sentir obligé de fouiller les autres maisons. Il entreprit de suivre la route pour arriver au centre-ville.
Qui ne s’est jamais réveillé au petit matin, après une soirée particulièrement festive ou des suites d’un cruel accident ne peut connaître la profonde solitude que ressentait cet homme. Il ne pouvait pas même se perdre dans ses pensées, évoquer un doux souvenir pour se fortifier le cœur, entrevoir en rêve le visage de sa mère ; il naissait véritablement, vierge de tout souvenir mais avec une seule certitude, qu’il était une victime et qu’il devait alerter ses contemporains. Des idées anarchiques lui brûlaient les yeux tandis qu’il marchait d’un pas raide : il connaissait ainsi l’existence des Lettres mais doutait de sa capacité à lire ; de même se savait-il capable physiquement de parler, mais ne pouvait sortir un son articulé de sa gorge, tout au plus maugréait-il. Impossible tout également de souvenir de la moindre chanson, de la moindre citation, du moindre nom. Pourtant, il connaissait la grandeur de la peinture, il entrevoyait dans une curieuse brume des musées qu’il avait dû visiter, se voyait échanger des sentiments et des promesses avec des semblables. Il se savait encore appartenir à un cercle humain mais ne s’étonnait pas de ne plus en trouver sur son chemin. Tandis qu’il marchait à pas raides, il s’inquiétait de plus en plus : il se donnait une quarantaine d’années, instruit d’une mission, et se doutait qu’il ne rencontrerait là ni animal, ni homme. Il devait trouver quelque chose sans savoir précisément quoi, mais il ne doutait pas de la réussite de sa quête, tout comme il connaissait l’existence de Dieu, mais se gardait bien de le prier.
Il traversait un parc à présent. Aucun gardien, aucun oiseau, pas même un insecte. Les arbres avaient perdu leurs feuillages, ce devait être l’hiver. En s’appuyant contre l’un d’entre eux, il reprit son souffle. Il avait de nouveau faim, et la ville, et la grande ville était encore si loin. Les herbes ressemblaient aux herbes, les nuages dansaient lentement sous l’influence du vent qui ne cessait jamais, qui soufflait tantôt plus, tantôt moins, sifflait une obscure complainte ou murmurait des mots tendres. C’était une présence qu’il appréciait, il avait le sentiment d’être ainsi moins seul. Ses mains continuaient de le faire souffrir, il se remit en route mais se perdit dans le parc : la brèche par laquelle il s’était introduit s’était refermée sur son passage, les grilles paraissaient plus hautes que de prime abord. Au pied d’une fontaine à sec il trouva une paire de chaussures, des chaussures noires. Il les enfila, convaincu de les avoir lui-même laissées là à sa propre intention quelques temps auparavant. D’ailleurs, c’était sa pointure ; et tandis qu’il errait, à allure souple cette fois-ci de chemin de terre en chemin de terre, de jardins en jardins, il lui semblait parvenir à reconstruire petit à petit une histoire, dont il aurait été le personnage principal, unique et dernier protagoniste. Il se souvenait d’une mission, d’un ordre plutôt, et lui de le refuser. Il se souvint d’une punition. Son visage s’éclaira comme frappé d’une nouvelle énergie et il se dirigea sans sourciller dans une direction connue de lui seul, l’entrée du parc. Il se trouvait à présent sur la grand’ place, et observa avec soin la statue gardienne qui l’ornait.
C’était un soldat des anciennes guerres de tranchées, au masque à gaz en groin de cochon, au casque de plomb, au fusil triomphalement couché à ses bottes recouvertes de boue. Une cartouchière lui ceinturait la taille, et il semblait pointer une direction sur sa droite, désignant le salut, ou l’ennemi. L’autre bras se tenait ferme dans le dos et sans même prendre la peine de contourner l’édifice, il savait qu’elle empoignait une baïonnette. Il le savait sans réellement se l’expliquer, mais cela lui semblait pertinemment logique : ainsi distrayait-on son interlocuteur, en désignant un objectif inaccessible, tandis qu’on le poignardait. L’on mourrait sans réellement sans rendre compte, et rien n’avait plus d’importance. Le socle de la statue comportait une inscription qu’il ne put, comme il s’y attendait, déchiffrer : il n’aurait pas même su dire si la langue, si même l’alphabet utilisé ne lui avait jamais été connu. Il n’y avait que des courbes, des arabesques, des apostrophes : en les dessinant du doigt, il lui semblait évident qu’on avait tracé les sigles qui représentaient, au choix, des lettres ou des réalités, de la droite vers la gauche. Dans la direction montrée, il n’y avait qu’une vaste plaine de rochers blancs, des montagnes fermaient l’horizon au derrière des dernières bâtisses. Le soleil s’était échappé et se couchait, il devait trouver un endroit pour la nuit. Non loin se trouvait une église.
Comment savait-il que le bâtiment dont il franchissait les portes à présent était voué au culte ? Sa singularité présumait-il. Le temple était richement décoré là où les maisons voisines n’avaient qu’une façade de crépi. Les vitraux, les arches, les symboles en forme de croix asymétriques, tout laissait à penser, sinon qu’on y célébrait l’adoration d’une ou de plusieurs divinités, que l’on avait donné un rôle précis à cet endroit-ci. Il faisait bien plus froid dedans que dehors : preuve s’il en était de l’âge avancé de l’ensemble, les vieilles pierres ne gardent que très mal la chaleur et le gel aide à la méditation. Cela il le savait. Il rôda dans les allées, entre les bancs de pierre et de bois et se blottit confortablement entre deux icônes, l’une féminine et l’autre masculine, les deux arborant des ailes de marbres repliées dans leurs dos. Leurs visages étaient fermés et leurs mains jointes, et cela l’inquiéta plus qu’autre chose : allaient-ils prier pour son salut, ou pour le leur ? Surtout, ce qui l’intrigua d’autant plus, c’est qu’il savait qu’il était l’heure de prier. Et il se demanda à nouveau comment il était en possession de ce savoir ; encore, il se demandait si les rares bribes de souvenir qu’il pensait attraper sur le point du sommeil étaient réels ou créées de toutes pièces par un mécanisme dont il n’aurait aucunement conscience ; enfin, si le besoin irrépressible qu’il éprouvait d’accomplir une mission, et le fait qu’il ne se demande guère le pourquoi de sa solitude alors qu’il se trouvait en une ville défaite étaient naturels. Ne s’était-il pas réveillé au milieu de gravas ? Comment se faisait-il dès lors que le reste de la ville, du moins ce qu’il avait pu en entrevoir mais il en était persuadé, était rigoureusement intact ? Ses mains lui faisaient mal. Il se servit de sa veste comme d’une couverture et s’endormit rapidement. Au matin, peut-être les choses seraient-elles plus claires.
Les nuages s’étaient dissipés avec l’aurore. À présent, il pouvait s’orienter grâce aux points cardinaux : voilà bien un savoir qu’il possédait encore. Cette mémoire sélective le terrifiait véritablement ; n’avait-il pas choisi d’oublier sciemment ? S’il trouvait la réponse, que se passerait-il ? Il hésita. Sur le perron de l’église, non loin du soldat méconnu, il hésita sur ce qu’il devait faire. Comprendre tout d’abord peut-être, se souvenir ; seulement après savoir comment avancer. Il revint, à travers la place puis le parc, sur la route qui l’avait vu naître, l’endroit précis où il se réveilla, les ruines. À présent cela lui semblait évident : c’était comme s’il était tombé du ciel. Un cratère qui avait tout détruit cinq mètres aux alentours. La forme de son corps alangui était clairement discernable dans le bitume, au centre de la dépression, comme forgée au sein même du macadam. En examinant les décombres, on pouvait comprendre qu’il s’agissait des restes d’une maison. Il n’en survivait que quelques débris épars, calcinés vers l’intérieur du cratère mais comme blanchi à la chaux vive sur l’autre face. Le sol s’était vitrifié par endroit, témoignant de la chaleur dégagée par le phénomène. Tout ceci lui semblait étrangement normal. Il se demandait seulement comment il avait pu survivre, mais il se souvenait à présent que ses mains témoignaient d’une erreur. Quelle erreur ? Il l’ignorait lui-même.
En s’approchant des endroits surchauffés, il espéra apercevoir son reflet, en vain : les vitres étaient bien trop opaques pour l’aider à se souvenir de qui il était. Cette envie se fit soudain en lui plus présente, avant toute chose il devait se connaître : n’avait-il pas à l’instant fait le chemin à l’envers ? Peut-être devait-il remonter plus loin encore. S’il avait vécu dans cette ville, peut-être y avait-il des indices de sa vie passée. Il alla vers le ponant, y trouver l’école, une école sans nom. Les écoles se trouvent toujours au ponant, là où le feu brûle l’azur, là où l’ignorance devient savoir. Et en cette école, il devait y avoir des indices. Une photo, un souvenir, une mélancolie. Il en était persuadé. Savoir enfin d’où il venait, ce qu’il avait appris. Car si sa mémoire était telle qu’il se l’imaginait, alors il avait été bon pour étudier. Étudier et connaître, étudier et savoir. Tandis qu’il s’y dirigeait sans faillir, malgré la douleur qui lui écorchait les pieds, il comprit alors l’erreur qu’incarnaient ses mains. Des mains de contemplatif, et non d’actif : des mains d’improductif. En une société quelconque, il eut été banni car nul de ceux-là ont leur place : ni les peintres, ni les auteurs, ni mêmes les penseurs ne peuvent décemment survivre parmi les Hommes. Tôt ou tard ils s’éloignent de leur compagnie et se consacrent à leur propre bonheur de création, au point de douter de leur malheur : dès lors ils se taisent et disparaissent. Et tandis que l’on découvre, ou redécouvre leur œuvre ils ne sont déjà plus et rien n’a encore d’importance. Il commençait à comprendre par quels mystères il n’avait été horrifié de la vision de la ville morte, étant lui-même parfaitement heureux de tout ce que cela impliquait au plus profond de lui-même. Mais ne restait qu’à comprendre sa mission sacrée et surtout, la manière dont tout ceci n’avait jamais pu se produire. Peut-être même que ces deux questions n’en faisaient qu’une en réalité, comme la lumière et le ciel s’allient pour offrir l’horizon. Peut-être qu’en connaissant l’une il pourrait connaître l’autre sans mal, et savoir sinon pouvoir. Tandis qu’il avançait à pas courts, profitant de cette douleur qui lui brisait les mollets, il parvint à l’université.
Le bâtiment s’élançait serein, extraordinairement calme et pourtant inquiétant, plus inquiétant qu’aucun autre. Pas même la chapelle et ses gargouilles névrotiques, pas même la statue du soldat inconnu et son hypocrisie certaine, pas même les baïonnettes de béton que l’on pouvait distinguer encore et toujours ne le surpassaient en terreur et en mensonge. C’était l’antre du Livre et du Chiffre, des secrets à présent pour lui parfaitement inaccessibles. Si le mystère de la foi ne l’effrayait pas, considérant sans doute à raison que dépouillé de tout savoir inutile il approchait le divin plus près qu’aucun autre, celui des hommes lui inspirait un sentiment mêlé de dégoût, de peur et de rejet qui l’effraya tout d’abord avant de l’inviter à rebrousser chemin. Mais comme entretenu d’une autre flamme qui surgit du plus profond de son être, il choisit de poursuivre son intention première. De quoi avait-il donc peur ? Que les pictogrammes et les symboles ésotériques ne l’attaquent au détour d’un couloir, ou bien que brutalement chaises et bureaux ne fomentent contre lui quelque obscure cabale qui l’aurait empêché de poursuivre ? Il y avait peut-être un indice. Il fallait vérifier.
C’était une école de cycle supérieur. Du moins c’en avait tout l’air : les affiches placardées anarchiquement témoignaient d’une certaine liberté de culte politique, les amphithéâtres, nombreux, ne pouvaient pas être qu’une singulière coïncidence architecturale. Quant à la superficie des lieux, elle était conséquente tout simplement : à plusieurs reprises il s’aperçut qu’il tournait en rond, repassant encore et toujours devant la même vitrine où les tableaux côtoyaient les listes. Il visita avec une méthode qu’il s’ignorait la moindre des salles de cette université, le moindre couloir, le moindre interstice. Bientôt le soir tomba, et il aurait pu sans aucun ennui tracer le plan complet des lieux, sans s’oublier ni négliger le plus petit des passages. Il référença le nombre de meubles, les livres présents, les cahiers, les détritus. Car même si l’endroit n’était pas spécialement sale, il y avait un magnétisme, une présence qu’il trouvait étrange au combien en ces lieux, comme si on avait déserté brutalement l’endroit ou plutôt, comme si toute âme avait disparu en l’espace d’une respiration. En tendant l’oreille, quand il s’arrêtait parfois pour reprendre son souffle ou réfléchir aux évènements, il lui semblait même qu’au lointain un écho de dialogue lui parvenait, mais ce n’était que le vent passant à travers une fenêtre ou une porte négligemment ouverte. Reste qu’il y avait là un bourdonnement déplaisant, bien réel mais qu’il ne put, nonobstant ses efforts, identifier. La nuit recouvrit tout, et l’obscurité l’empêcha de poursuivre : de même que la veille, il se blottit entre deux icônes, portraits d’hommes illustres et s’endormit, sa veste sur les épaules. Il n’avait toujours pas faim, et en se caressant le visage, il crut un instant que ce dernier avait disparu. Ses mains lui faisaient sensiblement peur mais ne l’étonnaient plus à présent : la répulsion qu’il ressentait se muait progressivement en mépris, et il lui vint plusieurs fois à l’esprit l’idée de trancher ces membres impies. Il ne s’y résolut pas toutefois et attribua ces pensées vagabondes à un coup de folie à l’origine indéterminée. Il fallait se taire et poursuivre. S’il parvenait à oublier son corps et à se concentrer sur la seule vérité… Demain, il quitterait l’école et reprendrait sa route. La ville était encore grande et lui ouvrait pour ainsi dire les bras ; et puisqu’il n’avait pas faim et qu’il n’était ni fatigué, ni harassé et qu’il avait soif de savoir, il décida cette fois-ci de revenir à la statue et de poursuivre vers les hauts immeubles. Là se trouverait la solution.
Au-delà de la place, c’était le grand monde. Le pays des adultes, des chiffres, du gris. Un monde qui ne l’effrayait moins qu’il ne l’intriguait ; plus que tout autre, il le pensait irréel. Tandis qu’il s’approchait encore et encore des boulevards, il s’attendait à tout instant à voir les buildings n’être que des représentations en carton-pâte, maladroitement posés sur des trépieds de plastique. Alors aurait-il vu l’envers du décor et aurait penché pour une sinistre farce. À tout instant le rideau se devait de se lever et de montrer réellement ce qu’il en était, qu’on lui dise enfin l’intérêt de la blague dont il était victime. Mais hélas les ombres projetées étaient réelles, froides et immenses, et observé par ces témoins de pierre il dut se rendre compte que son périple n’était pas un rêve. Un seul bâtiment était ouvert. Et dans ce bâtiment, une seule pièce offerte, à son sommet, accessible uniquement par un très grand escalier. Il le savait. Le bureau 19972. Comment ?
Bureau était un terme par trop ambitieux en réalité ; il ne devait s’agir que d’une salle entièrement blanche, sans fenêtre ni meuble. Une manière de lumière semblait émaner des parois et du plafond, du sol. N’importe qui aurait pu la trouver idéalement pure, apaisante : mais elle avait vertu étrange de l’angoisser, et non de le calmer. N’y restant que quelques secondes, il s’éloigna, en courant malgré lui. Mais la lumière blanche l’avait poursuivi. Du ciel, de la terre, il se trouvait englobé dans cette nue qui le dévorait. Ébloui, il se dissimulait sous ses mains squelettiques et perçut difficilement l’origine de la lumière. Quand il comprit, il sut son erreur.
(…)
Il sut qu’il n’aurait jamais dû se demander « comment ».
Il sut que la seule question, c’était « pourquoi ».
_-_
Six heures d’insomnie. Sept d’écriture. Je n’ai pas conservé la première. C’était un « tour de chauffe ». Il faut que la main s’exerce. Qu’elle tourne un rien dans le vide. Qu’elle cherche à associer les sons et les lettres. Qu’elle prenne la peine de s’inventer le langage. Néologie lexicale. Ou l’art de donner aux mots le sens qu’il convient. L’art de la compréhension. L’art de lecture.
Le savoir.
En six heures, j’aurai composé en tout et pour tout une cinquantaine de pages sous mon traitement de texte. Cela reste correct. Ce ne fut pas ma cadence la plus effrénée, mais ce fut pourtant la plus éprouvante. Je ne me suis accordé que peu de pause. Les mots, même échauffés, peinaient à venir les uns après les autres. La syntaxe était épouvantable. Je me suis enchaîné à ma chaise. Je devais rester à travailler. Il me fallait composer, achever, finir, peaufiner, lisser ces livres. C’était la première partie de l’ombre. Le silence du monde est de l’œil droit, l’œil du savoir. Genocide-City est de l’œil gauche, l’œil du croire. Ce qui explique l’absence de préface, sa présence pour le second texte. Ce qui explique le laconisme du premier texte, la densité quasi inventoriale de l’autre. Je n’ai pas tout reproduit ici, car tout est déjà connu. Je n’ai plus le nombre de thèses ni d’études en tête, mais il me dépasse sensiblement, il dépasse mes espérances. Unde Umbram Ultimam (sous la dernière ombre, lire : sous la dernière des ombres) fut composé en état second. J’ignore encore partiellement son sens véritable. Bien qu’il soit l’objet du troisième sens, je soupçonne une signification cachée. Que l’on remarque qu’il s’agit de la seule partie du premier livre à être ici entièrement reproduite, signe explicite de l’importance que je veux bien lui consacrer.
Mal m’en a pris disais-je donc. La douleur était lancinante. J’ai commencé à composer vers la minuit ; je m’éveillai peu avant midi. Je n’aurai dormi que quatre ou cinq heures. La gorge sèche, le cheveu douloureux. Il y avait comme un semblant d’odeur de tabac dans l’air. Je n’avais plus de cigarette, ce n’était donc pas du goudron. C’était autre chose. En me dirigeant vers mon bureau, j’ai découvert mon imprimante finissant de se consumer. Je l’avais fracassé je ne sais comment. Le reste était miraculeusement intact. Le traitement de texte était déjà ouvert. Les deux dernières lignes, à part du reste du texte, du moins le croyais-je alors s’adressaient à ma personne. Je devais me douter que je me lèverai en forme, même après avoir si peu dormi. Je donnais, malgré moi, un sens à Genocide-City. Malgré moi, car je ne me souvenais pas de ce que j’avais composé. En relisant l’ensemble, bien plus tard, cela me sembla évident.
J’avais donc prouvé ce que je pensais juste depuis longtemps.
Qu’ils restent toujours là, même quand je suis conscient. Et qu’ils me manipulent encore.
Il pleuvait sur le parc et même le temps s’était couvert ; il pleuvait et il faisait sombre, plus rien ne perçait à travers les voiles d’onde. Quand je revins à moi, elle était déjà à terre, elle était déjà morte ; le sang se mêlait à la boue et elle, si pure et blanche, souillée par la vermine et le froid, bleue et grise sur le sol terne, le regard vide de toute lumière, moi à genoux qui lui caressait les cheveux. Le couteau tremblait encore dans ma main, le manche me brûlait. J’essayais de me souvenir, en vain ; ce pouvait être ma fille comme ma sœur, une amie ou ma mère ; et moi d’être une amie ou sa fille, ou sa mère ou sa sœur ; les morts n’ont pas de famille. Je ne me souviens même plus comment, je me souviens où : je me souviens de ces grands arbres témoins qui accusaient leurs âges et ma parole, je me souviens de ces rochers voyeurs qui embrumaient mes yeux, je me souviens des hauts nuages lourds qui annonçaient un malheur. Elle m’avait souri, très tendrement ; elle m’avait pris la main et m’avait conduit. Elle m’avait dit d’attendre. Cachée derrière un chêne séculaire, j’ai attendu.
Il y avait Claude au loin, sur un banc ; et elle vint le retrouver et l’embrassa. Et j’ai eu envie de pleurer. Mais je n’ai pas pleuré. Et j’ai eu envie de hurler. Mais je n’ai pas hurlé. Et j’ai eu envie de partir. Et je suis partie. Je ne suis pas allée loin : elle m’avait rattrapée. Elle m’a dit, j’ai répondu. La nuit tombait. J’avais un couteau dans la main.
D’où provenait ce couteau ? De ma poche sans doute aucun, sans doute aucun de ma poche. J’avais dû le prendre chez moi, à moins qu’on ne me le donna ? J’avais mangé des pommes ce midi-là. J’aime les trancher en quartiers profonds. J’aime à sentir la suave sève, le sang blanc couler sur mes doigts et se rompre dans mes os, recouvrir mes poignets et glisser parfois, quand le vent tombe, jusqu’au coude. Claude adorait laper ce petit jus sucrée, peut-être est-ce pour cela que j’aimais autant les pommes. Non, je les aimais avant de rencontrer Claude. Je les aime depuis toujours. Une pomme, c’est de la vie en fruit : c’est le début et la fin. Et le couteau, c’est la fin de son début. La jalousie a conduit mon bras, bien évidemment. On tue toujours par jalousie.
(…)
C’était la tendre guerre ; elle était Grouchy et moi, Blücher. Je ne pouvais que gagner, elle ne pouvait que perdre. Mais toujours elle allait contre son destin, et de me voler mes rêves : Claude était mien et aurait dû le rester. Elle attaqua la première. Elle me montra sa victoire. Je mûrissais ma vengeance. Je devais la punir.
Je n’ai pas voulu la tuer. Lui faire peur. Mais la pluie tombait et la foudre tonnait, et les éclairs me rendaient folle, et le temps me rendait folle ; elle s’avance, je trébuche ; elle esquisse, je bondis ; elle se retourne, je la pousse. La boue n’a pas fait un seul bruit quand elle tomba, elle revint à la terre, sale, grise et terne d’où elle n’aurait jamais dû sortir ; elle était issue de la poussière et retourne à la poussière. Quoi de plus naturel ?
Je me rendis réellement compte de mon geste que bien plus tard, aux premiers incendies de l’aurore. Les ombres s’allongeaient, mais pas celles de mes regrets. Avec le jour vint la raison, puis la vision. Il ne pleuvait plus, elle ne saignait plus, je n’ai jamais pleuré. Il est bien trop tard pour cela évidemment. Le premier témoin, ce fut le gardien. Personne ne s’était rendu compte de notre virée nocturne. Je l’avais attirée comme elle m’avait attirée, pour lui « montrer quelque chose ». Du côté de la place, il y a un mur défait qui facilite l’escalade et qui a permis notre escapade de noctambules, on a pu à loisir jouer les somnambules. Elle plus longtemps, mais elle ne le saura jamais. Le gardien est une bonne pâte, je le connais de longue date ; c’est un semblant de moustache avec une casquette sur le crâne, qui a toujours été là depuis nos jeunes âges. S’il avait un jour su, s’il avait un jour jamais su… cela n’aurait rien changé. Il est des choses qui ne doivent jamais changer, il est des songes qui le restent à jamais. Mon rêve, c’était Claude ; mon rêve, c’était ça. Elle me priva de mon rêve, mon espoir déçu la priva du sien. Ce n’est jamais que justice. Tuer, tuer ! Tuer par amour, non, par jalousie : tuer ! Que n’ai-je pourtant été heureuse, quelque part, en regardant ce corps sans vie ! Que ma mémoire n’a passé et repassé tant et tant la moindre escarcelle, la moindre peccadille de temps chanté avec elle ! De les juger, de les peser, de les dévêtir ! Et de me rendre compte que je n’ai rien perdu. Sans honte, j’ai aimé à la voir ainsi salie, elle qui était si sale ; j’ai aimé à ce qu’il pleuve, à ce que son sang coule en ruisseau et en nourrisse les vers ; pour une fois sera-t-elle utile ! L’acte ! N’est-ce pas faire preuve d’assainissement ! La vie est un chaos. J’y ai instauré un rien, un semblant, une fibre, un talent d’équilibre : grâce à moi vit encore une autre qui aurait dû périr. Ce parc, c’est tout : la mort n’est rien.
La mort n’est rien.
Mon geste n’est rien : je n’ai pas même voulu la tuer, ce n’était qu’un bête coup du sort. Dois-je éprouver du remord ? Non. Je ne regrette pas.
Et votre regard n’y changera rien.
_-_
Même en présence de S’endormait la ville il est dur de comprendre le sens véritable de Genocide-City sans avoir recours aux deuxième, cinquième et sixième sens. Je crois par ailleurs que c’est le premier chapitre à n’avoir jamais été entièrement révélé, exception faite bien entendu des textes écrits entièrement de ma main, comme S’endormait la ville.
Après l’avoir écrit, d’un seul tenant je puis dire, l’essentiel de l’histoire ayant été sublimé au cours de l’instant de rêverie avant mon éveil véritable, j’ai dîné copieusement. Je savais que j’avais quelques courses importantes à faire en journée, et que je devrais parcourir la ville en long et en large avant de goûter à un repos bien mérité. Alors je n’ai pas fait dans la demie-mesure. Je n’avais pas non plus mangé, du moins ne m’en rappelé-je pas, après être rentré de ma « virée nocturne ». Raison de plus me consolais-je pour ne pas rogner sur les portions. J’ai fait la vaisselle, le ménage, le repassage. L’ensemble était impeccable. Quand je sortis avec l’idée tenace d’aller, de prime abord, chez une amie reprendre quelques livres que je lui avais prêtés et dont j’avais maintenant besoin pour mes travaux, je m’aperçus que j’étais déjà rendu non loin du conservatoire, là où j’avais passé ma soirée précédente.
Chez l’amie chez qui j’avais parlé du rôle de Béhémoth.
En fermant l’espace d’une seule seconde les yeux, je m’aperçus que j’avais marché pendant presque trente minutes. Il m’avait bien semblé lire plus tôt un texte de l’œil droit, sous l’égide duquel, j’en suis convaincu à présent, l’ensemble de la Bible a été composé et se compose encore.
Car il a beau dire que son texte est achevé je reste malgré tout un de ses auteurs. Et le livre ne sera achevé que lorsque je l’aurai enfin décidé.
J’ai choisi de rebrousser chemin. De me faire souffrance sans doute ? Je ne sais pas, même maintenant, ce qui aurait été le mieux. Je l’aperçois dans le public, elle est suspendue aux lèvres de celui qui a signé au bas du manuscrit. Que dit-il à présent ?
« J’ai lu dans la presse ce matin même, me levant afin de relire mon texte une fois encore, que l’on avait percé le sixième sens. Et le journal en question de décrire, très précisément par ailleurs, comment, par qui, pourquoi, l’essence même de sixième sens. J’ai lu et j’en fus ravi à vrai dire. Le sixième sens a bel et bien été percé ce matin. Que cette parole résonne : le sixième sens, l’archétype, s’est vu révélé ce matin même. Ce n’est pas le dernier, mais vous progressez plus rapidement que je ne le croyais possible. »
Il s’interrompt du fait d’une clameur dans le public. Elle participe à la clameur, je la vois bondir sur place et manquer de faire tomber ses lunettes. J’aime ses lunettes rouges. Les miennes sont bleues. Ombre et Lumière. Au-delà Ombre et Lumière. Même si ma décision de ne plus la revoir à partir de cet instant m’a épargné bien des ennuis je présume, je ne peux m’empêcher d’être triste. J’ai rejeté l’équilibre pour être en perpétuelle recherche. J’ai choisi de continuer à marcher. Elle m’aurait permis de me poser. C’était la dernière des opportunités avant la révélation finale. Le choix que j’ai fait, le choix conscient que j’ai alors fait, était définitif. J’ai fermé une porte pour ne jamais l’ouvrir. Je l’ignorais je crois. Mais même si je l’avais su à l’époque, je crois que j’aurai rebroussé chemin. Cela se fit sans compromis du reste. Sans regret. Sans même un regard vers sa fenêtre.
Ce fut, je crois, le seul et unique instant où nous fûmes tous d’accord une fois pour toutes.
« Il me faut pourtant trouver la balance ; les troisième et quatrième sens, déjà, avaient été découverts par un mystérieux informateur. Et ce matin, que lis-je ? Qu’un “mystérieux anonyme” a suggéré à quelques éminents psychiatres des pistes de lecture audacieuses et des rapprochements avec certains mythes et formes freudiennes, ce qui avait pu ainsi révéler de larges pans du texte. Le cinquième sens fut découvert, comme je m’en doutais, par accident, et les deux premiers étaient pour ainsi dire accessibles au moindre des collégiens. Mais le sixième était particulièrement retord… est-il donc ici, ce mystérieux anonyme ? Se plaît-il de me parler, à visage caché s’il le souhaite ? Je n’ose croire qu’un individu seul, et non une organisation ou une association ait pu si rapidement, soit un an et demi après que le concours ne soit lancé, découvrir cet angle du manuscrit. J’attends ? »
Je ne me dénoncerai pas. J’ai faim du reste. Je m’en retourne grignoter un morceau, je me sens faible. Aussi faible que quand je revins chez moi après avoir couru la ville. Si faible qu’à nouveau, l’œil gauche put s’exprimer et composer la dernière partie du premier livre. Je sais qu’il s’agit de l’œil gauche du fait du rythme décroissant de l’écriture. Si le premier chapitre fait plus de cent pages, les suivants peinent à en remplir une vingtaine. Ainsi se trahit-il.
Je ne voulais pas apprendre à lire. Je ne voulais pas apprendre à écrire. Je ne voulais rien de tout ça. À présent je puis comprendre, je puis mettre des mots. Sans les mots, j’aurai pu vivre encore sans revoir encore et encore ces scènes devant mes yeux. J’avais cinq ans quand je vis la lumière du jour pour la première fois. Il me fallut aller à l’école, connaître le monde. Il fallut que tôt ou tard je sache pourquoi on était si condescendant envers ma personne.
Pourquoi cela me brûlait lorsque j’allais aux toilettes.
Pourquoi les personnes qui me houspillaient, à tort ou à raison, étaient aussitôt montrées du doigt.
Il fallut bien qu’un jour l’on me raconte les trois jours et les trois nuits.
(…)
Je me nomme Rachel. À l’heure où je rédige ce témoignage, j’ai vingt-trois ans. Je me tuerai lorsque tombera le dernier point. Je ne relirai rien. À celui qui le désire, ami ou famille, de lire et de juger. Je ne présente ici que les choses justes. Je ne présente ici que les choses vraies. Je ne présenterai pourtant que des mots, même si je m’autorise à les raconter comme je le pense juste. Ces mots ont pour moi un sens. Un sens qui ne sera pas nécessairement celui que possédera le lecteur de ce texte. Je ne suis pas linguiste. Mes amours me portent vers l’histoire et la géographie. Et je ne puis pourtant pas faire une « Carte de Tendre » qui se superposerait à mon âme. Je ne le puis ni le veux. Je ne veux pas que l’on consacre ce témoignage comme une hagiographie. Ou comme une relique. Comme un saint calice. Je veux qu’on lise si et seulement si cela en vaut la peine. Je ne veux pas de traitement de faveur. J’en ai d’ores et déjà trop eu. Qu’on lise et qu’on juge. Je ne serai de toutes manières plus là pour dire quoi que ce soit.
Devant moi le révolver ; le couteau ; la corde ; l’arsenic. Alignés. Je ne sais lequel choisir.
Il est vingt-et-une heure et vingt-trois minutes à ma montre.
Je ne verrai pas le matin.
Le premier soir
Mon premier souvenir est une sensation.
C’est la douleur.
Agrippée par les cheveux, le mur tressaille en face de moi. Un mur de crêpe blanc et gris. Je connais par cœur la moindre de ses aspérités. C’est mon seul et unique jouet. Mon seul passe-temps. Je les compte. Je les dénombre. Je les distingue. La lumière qui jaillit du plafonnier parfois dessine des formes étranges sur le mur. Je m’amuse à les reproduire du doigt. Je m’en rappelle toujours quand je me réveille, ou que l’on me réveille. Le premier soir, mon premier souvenir. C’est comme si je naissais, mais je ne sais ce que cela veut dire alors. J’ai pourtant déjà des souvenirs. Des mains qui courent, des ombres. Des formes. De l’eau sur mon corps. Le froid. Les formes sur le mur. Là un cercle, là un visage. Là un homme, là un autre et là, encore un autre. Quelque part sur ce mur, il y a moi. J’ai un petit miroir quelque part dans la cave. Je sais à quoi je ressemble.
J’aime mes yeux. Je les trouve pénétrants.
Je me suis dessinée dans un coin, en tout petit. J’ai mis mon écuelle et le broc devant pour m’en souvenir. Je suis content, il me semble que les rats ne viennent plus. L’eau continue en revanche à suinter du plafond. Le bruit des gouttes m’empêche de m’endormir au soir venu. Je voudrais le signaler à l’homme. À celui qui me fait mal actuellement. C’est un magicien en réalité ; j’ignore comment il me fait mal. Je vois ses mains, je vois ses jambes. Sa tête est si loin de moi. Et je saigne et j’ai mal. Comme si par sa seule pensée il arrivait à me punir. Je suis nécessairement punie, j’ai dû faire quelque chose d’horrible. C’est pour cela que l’homme me fait du mal. Mais une fois qu’il le jugera bon, il arrêtera de me faire mal. Je le sais, je m’en doute. Je le sais, je m’en doute. Je le sais.
Quand il s’éloigne, ou quand ils s’éloignent car parfois ils sont plusieurs à me punir, je vais dans un coin et je respire calmement. J’ai remarqué que je saignais moins lorsque je me calmais. Les premières fois cela m’inquiétait trop et je m’évanouissais : alors on me réveillait et me punissait encore plus. C’était mérité. Heureusement, je ne suis plus comme avant, j’ai appris. Je progresse d’instant en instant. Les punitions, même si elles me font encore intensément mal, semblent diminuer en fréquence. Ou bien m’y suis-je habituée ?
Non, je ne peux croire que ceci continuera toujours.
J’ignorais encore que sans le maître hasard, cela aurait été le cas.
(…)
Car parmi les violeurs se trouvaient mon père, son frère mon oncle et mon frère de quinze ans.
(…)
La cave était celle de la maison. Je n’ai jamais parfaitement su comment ma mère était morte. Mon père assura que ce fut lors de l’accouchement, sur la route la menant à la clinique ; il en perdit apparemment la raison. Car mon père était assurément fou. Mon oncle et mon frère allèrent légitimement en prison, conscients de leurs actes et sans nul doute auront-ils lancé toute la machine, tout le processus ; odieuses manivelles d’une suprême horlogerie. Mais mon père échappa au jugement et à la croix, on le déclara parfaitement inapte à comparaître. Il se suicidera quelques heures après son internement. Un gardien négligea de lui ôter ses lacets. Je crois pourtant que je ne lui en veux nullement, pas même à ceux qui seraient les commanditaires, les instigateurs de cette tournante qui se joua quelques deux ans avant qu’on ne vienne me sauver.
(…)
Je revois encore faiblement la lumière fuyante au-delà du mur et la lucarne qui donnait, je ne l’ai su que récemment, sur la rue. Cette lucarne était ma lune et mon soleil, c’était Dieu. Je ne saurai parfaitement expliquer comment mais il était dans mon âme des germes de religion, des graines qui devinrent des arbres aux racines profondes et enchevêtrées ; avant même de vivre, je croyais. J’ignore comment mon Seigneur considérera mon prochain suicide, j’espère qu’il ne m’en tiendra pas rigueur. Mais je n’ai guère le choix. Outre ma foi irrémédiable et immédiate, le salut, la fin de la punition qui étaient pour moi autant de jour dernier et d’évangile, je concevais d’ores et déjà les principes de vie et de mort.
Lorsque je me couche fatiguée, saignant encore parfois ou bien juste frêle, je rampe au milieu même de la pièce, au pied du grand escalier qui mène vers l’ombre. Je me dissimulais auparavant dans quelques vestiges d’obscurité, sachant d’instinct je présume que le noir aide au repos. Mais ce faisant, mon bourreau me pensait auteur d’une farce dont il aurait été la seule victime et m’en tenait rigueur. Depuis, j’ai consenti à toujours apparaître au plus rapidement devant ses yeux afin de m’épargner quelques remontrances supplémentaires, celles-ci inutiles et déraisonnées. J’avais une manière de couverture maintes fois rapiécée que j’embrassais et caressais aussi amoureusement que je le pouvais d’alors, aux antipodes de ce que je subissais : car elle était tout également ma dernière poupée, à la fois protection contre le froid du corps et le froid du cœur.
(…)
J’avais élaboré toute une histoire complexe, un semblant de conte de fées peut-être ? afin d’expliquer ce que j’avais pu faire de si mauvais et qui méritait toutes mes peines. Comment avais-je été en possession d’un savoir si précis concernant ce qu’était le monde, moi qui n’en avais qu’une lourde image, comme la caverne du mythe ? Je ne me l’explique. À moins que ce ne fut qu’au cours des témoignages et des procès, des rêves et des cauchemars que patiemment j’ai réussi à nouer un semblant de raison et d’univers autour de ce que je pensais être la réalité. Quand je me lève parfois au matin et que je flotte encore, à chemin entre le sommeil et le rêve, dans cet état second propre aux fantasmagories que l’on nomme « rêverie » et que les plus sages, et que les plus philosophes des Hommes parviennent sans mal à orienter selon leur bon vouloir, quand je suis en rêverie donc il me semble douter. Ne plus savoir si ce que je tenais pour juste jusque là était vrai et si ce n’était pas un rêve dont je m’éveillais alors. Si la réalité, si ce que je croyais être la réalité, si les images qui me venaient pêle-mêle, si les sensations de froid, de douleur, de haine, de sang et de coups n’étaient pas l’enfer et que le monde était paradis. Mais le miroir me renvoyait un sinistre reflet, et mes cicatrices, et mes mains tremblantes, et mon teint livide et mes cernes tombants, et ma chair creuse et cette brûlure lorsque je me soulage, qui transforme le besoin en tourment, me témoignent hélas que j’avais bien tort de croire en un dernier rêve. Ou plutôt, le rêve était-il vraiment punition ? Si je devais choisir, il me semble que je préférerai revivre tout cela. Revivre et ne pas connaître ce qu’est le « vrai » monde.
La réalité semble souvent bien plus cruelle et sordide en comparaison de nos rêves d’enfants, même si ces rêves ont la forme de monstres terribles.
(…)
Toutes les couleurs peuvent être des couleurs de deuil.
(…)
Je n’avais aucune vraie notion du temps en réalité. La lumière oscillait dans la lucarne mais je n’y prêtais pas garde : je n’arrivais pas à y voir un semblant de pendule, une régularité qui m’eut permis de compter le temps. Je crois qu’en réalité la notion même de temps m’échappait parfaitement. C’est une chose étrange : je connaissais la vie et la mort, Dieu : mais pas le temps.
Cela prouve, si besoin est, deux choses. L’on m’apprendra plus tard qu’on mit force d’ouvrages philosophiques pour le comprendre.
Que la vie, la mort, Dieu sont atemporels.
Et que le temps est invention.
(…)
Le premier jour
(…)
Il y eut du bruit à l’étage. Je n’ai pas su précisément d’où il provenait. L’on marchait et je me préparais, stoïque et immobile, en bas de l’escalier, croyant qu’on allait me punir et, qui sait ? me libérer enfin. Mais il y eut encore plus de bruit et je suis restée immobile longtemps. Mes jambes devinrent douloureuses : je me suis accroupie. J’ai fini par m’endormir.
Le second soir
Au lendemain, il n’y eut pas plus de bruits. J’ai ressenti un étrange mouvement, entre la peur et l’espoir. J’étais pourtant résolument quiète.
Que se passait-il donc en moi ?
Le troisième soir
(…)
La lumière.
(…)
_-_
Inutile que d’en écrire plus. L’essentiel est là, le reste est d’ores et déjà connu.
Après avoir parachevé ces cinq textes, je me rendis donc compte d’une étrange proximité. Ce qui devait être tout d’abord qu’une série de projets sans lien me semblait incroyablement similaire. Comme si je n’avais jamais raconté qu’une seule et même histoire. Il me fallut deux jours de repos. Il me fallut deux jours pour me retrouver. Lorsqu’enfin il me sembla être pertinemment moi-même, je me résolus à emporter l’intégralité du manuscrit.
Certains textes avaient été intégralement composés sur mon ordinateur, je dirai cinq cent pages. Toute ma réserve de papier y passa. Le reste n’était que du brouillon, largement réutilisé par ailleurs, rogné sur les côtés, totalement noirci. De l’ombre sur de la lumière d’ombre. Je ficelai solidement l’ensemble, le rangeai avec difficulté dans mon sac et parti à la rencontre d’un mien ami. Je le savais de bon conseil, je le voulais voir lire.
Il lut.
Un mois plus tard encore, La Raison du Béhémoth sortait, signé de son nom.
Il n’avait pas réellement « volé » mon manuscrit. Il l’avait réécrit, demandé de l’aide, refondu l’ensemble. En moins d’un mois il avait su être d’un acharnement impitoyable. La structure était pourtant divinement la même : les cinq livres, dans le même ordre, le même nombre de chapitres. Certaines parties avaient été cruellement rallongées, mais j’en témoigne que les addenda sont de même qualité que ma plume, que le sujet est identique, que les mots sont les mêmes. D’ailleurs, j’ai bien du mal à discerner en lisant le texte où est le manuscrit original, ce qui fut enlevé, ce qui fut gardé. Je n’avais fait qu’une seule et unique copie. Le fichier informatique fut détruit. Je suis ainsi dans une étrange situation où je connais le texte mieux que tous.
Mais où, dans le même instant, je le connais moins bien que personne.
J’ignore en réalité s’il est bon pour moi de raconter tout cela, même si ce n’est pour l’instant que de la pensée. J’essaie de remettre les choses en ordre, autant pour moi que pour les autres. Car il nous faut trouver les sens manquants à ce texte. Il le faut ou deux mille ans d’histoire auront été vains.
Quand je suis rentré chez moi, j’ai récapitulé ce dont j’étais décemment sûr, à savoir que le second livre fut composé par l’œil gauche, le troisième par le droit ; le quatrième est de mon chef. Quant au cinquième livre, je présume qu’il s’agit de l’œil gauche. Mais quelque chose me dérange dans cette interprétation. J’ignore encore quoi. Le premier livre est… étrange. Bien trop étrange pour que je puisse y songer sans frémir. Car quel que soit son auteur, le message qu’il diffuse me terrifie. Malgré les interprétations existant d’ores et déjà, c’est comme une bête immonde qui dissimulerait sa force.
C’est, je crois, ce pourquoi le nom du Béhémoth, et non pas d’un autre démon qui aurait eu le même rôle s’affiche orgueilleusement sur les couvertures. C’est une manière de considérer les choses qui me déplaît. L’on ne risque pas impunément de mettre en lumière l’indicible, de forcer l’ombre à devenir lumière.
Car l’ombre finit toujours par dévorer la lumière.
J’avais donc malgré tout un certain nombre de certitudes. Un certain nombre seulement, mais du reste, mon ami « voleur » tout comme moi-même n’avons pas la mémoire des chiffres. Que nous aimions les mathématiques pourtant lors de nos primes années ! C’était un fameux camarade de lycée. En vérité, lors des compositions de science, j’étais souvent premier et lui second. Je ne crois pas qu’il fut un jour jaloux, au contraire : il était ravi de ma réussite. Nous étions, jusqu’à peu encore, forts proches. Mais mes projets m’ont contraint tout d’abord à l’éloignement, puis au cloître. Je devais demeurer seul et comprendre.
Comprendre ces forces qui me semblaient alors antagonistes. Mais qui en réalité œuvrent pour une seule et même idée. Ce sont mes « yeux ».
Quand je cherche à les définir, je suis moi-même pris au dépourvu. Ce sont, si je devais considérer les choses de la manière la plus prosaïque possible, si je devais résolument partir de l’origine, des matérialisations de style. La question semble sans fin : qu’est-ce qu’un style ?
Un style est un langage. Mais c’est un langage qui porterait intuitivement en lui-même les sous-bassements d’un méta-langage et les tressaillements d’une linguistique complexe. C’est tout à la fois un mot qui est, un mot qui sait qu’il est, un mot qui se demande ce qu’il sera. C’est doter la Lettre, le fictif, l’imaginaire, l’air, d’une conscience à part entière. C’est lui donner les âmes végétatives, sensitives et raisonnables : c’est le considérer comme un être bien fait de la tête à la queue.
Quand un auteur acquiert un style, il acquiert non seulement une personnalité et un caractère, mais avant tout une présence. Une seule phrase suffit bientôt à le reconnaître devant nul autre, il devient unique. L’unicité de l’idée de l’auteur est proche en réalité du concept du non-auteur.
Il est plus aisé de supprimer l’unique que le multiple.
Que l’on considère une désintégration progressive de l’atome instable de la personne de l’auteur : ce n’est rien d’autre que cela.
Je me trouvais néanmoins face à une profonde contradiction concernant ce qu’on appelait mon « style ». C’est-à-dire la manière dont on voyait ma manière de composer. Car selon le texte, on disait blanc, on disait noir. Il apparut que j’avais deux styles radicalement différents et, d’autre part, difficilement conciliables. C’est le croire et le savoir. L’œil gauche et l’œil droit.
L’œil gauche est l’œil du « croire ». C’est l’œil du dogme, de la parole donnée qui ne doit pas être reprise. C’est la parole de la concision. Les textes composés sous le regard de cet œil suivent généralement un rythme décroissant, une chute même. C’est un brutal ravin au sein même du texte. C’est une préface s’éternisant sur une cinquantaine de pages et un premier chapitre qui tiendra en deux mots. C’est l’écriture de l’absurde et de la déstabilisation. C’est l’écriture de la foi. Afin de lire il faut avant tout croire. L’idée précède le mot. C’est pour cela que les préfaces s’affichent si longuettes, c’est pour cela qu’elles s’étirent tant et tant. C’est une préparation. C’est, à proprement parler, un « prétexte ». Si l’on néglige la lecture, l’on se retrouve devant un recueil plus qu’un roman. Les apophtegmes succèdent aux aphorismes et ils restent « cruellement hermétiques si l’on ignore l’herméneutique ». Le prétexte est également explication. Il aide mais éclaire le fainéant, si bien que l’ensemble reste désespérément accessible. Il est arrivé parfois de repousser légèrement cette préface, en cours de chapitre, une fois les premières pages passées. Il convient alors de ne pas tenir compte de ce qui fut écrit avant : c’est le sable sous le pavé.
L’œil droit est l’œil du « savoir ». C’est l’œil de la connaissance, de la parole imposée qui doit être commentée. C’est la parole de la glose. Les textes composés sous le regard de cet œil gardent généralement un rythme constant tout du loin, une monotonie même pourrait-on dire. C’est une démonstration qui est un livre, un livre qui est une démonstration. C’est l’écriture de l’exactitude et par là même, de la néologie. C’est l’écriture de la justesse. Afin de lire il faut avant tout écouter. L’idée suit le mot. Il faut être vierge en entrant dans le texte, mais en ressortir critique. C’est pour cela que bien souvent, le texte bouscule le lecteur. Lui pointe les incohérences, les paradoxes, les difficultés du texte. Pour le faire réagir. Les apartés sont nombreux, les phrases débutent en haut de page pour s’achever quelques feuillets plus loin, c’est un enchevêtrement complexe de phrases subordonnées : c’est presque de l’oralité à l’état « pur ». Il faut pour tout y saisir être prédisposé, étrangement, à tout croire.
Si bien que si l’œil gauche a besoin du droit avant la lecture, ce même œil gauche sera plébiscité après la lecture du droit.
Croire et savoir sont complémentaires plus qu’opposés. À l’origine est l’observation, le savoir ; suit la croyance ; suit la remise en cause de la croyance ; suit le savoir.
J’ai tenté plusieurs fois de privilégier un œil au détriment de l’autre. Un jour me levant il me semblait que la foi était indispensable, car organisatrice ; le lendemain je penchai davantage pour la science, car première. J’ai fini par ne plus trancher. Du reste, je pouvais parfaitement bien les concilier. Je pouvais élaborer de longs textes qui n’étaient qu’une série de citations et de vérités uniques, ou de courts pamphlets qui prêtaient à réfléchir. Mais cela reste nécessairement rare du fait de mon état second lorsque je m’apprête à composer.
J’ignore encore parfaitement, j’ai du mal à m’en rappeler à moins que je ne veuille m’en rappeler ? qui induisit l’autre. Si je me suis isolé du fait de ce feu qui brûlait dans mes mains, ou si c’est l’isolement qui invoqua cette puissance créatrice. Je ne suis sûr que d’une seule et unique chose : c’est que le furor, la fameuse inspiration platonicienne s’écroula un jour sur mon crâne. Frappé de plein fouet, comme pris dans une tornade formidable, maelström de légende, j’ai dû un jour m’appesantir plus que de raison sur ma chaire d’étude. Un crayon se trouvait là, une feuille tout également : j’ai commencé à écrire, c’est-à-dire que j’ai commencé à mourir.
Il y eut une manière de transfert électrique qui s’opéra alors, entre moi et mon texte. Comme si d’intimes vibrations, tressaillements profonds des obscurs renflements de mon âme avaient pu grimper le long de mon bras, de mon poignet, de mon doigt, se mêler à l’encre et se coucher d’elles-mêmes sur le papier. Depuis lors c’est systématiquement le même processus lorsque me vient la nécessité de composer, je ne contrôle plus exactement mes gestes. C’est un autre qui semble parler à ma place.
Je dis nécessité et non envie, car je ne choisis jamais l’instant où je veux composer. Il s’impose à moi comme un besoin corporel essentiel, comme il m’arrive, parfois, de me lever en pleine nuit pour manger car mon estomac souffre de famine, ou bien lorsque je me sens sale et poussiéreux après quelques égarements dans la ville. L’écriture, « mon » écriture apparaissant comme un besoin vital, je n’en suis pas vraiment maître : comme du reste il est régulier, il en devient malsain. Il finira, tôt ou tard je le pense, et j’en suis même intimement convaincu par me consumer entièrement. Mais d’ici là plaise à Dieu que je puisse trouver les sens manquants de cette Bible terrible.
Comment le texte avait-il été reçu lors de sa sortie en librairie, comment a-t-il pu gagner, en si peu de temps, autant de popularité ? Je ne me l’explique pas moi-même. Bien entendu, je considère à présent être l’auteur exclusif de cette masse même si, je l’ai expliqué, je n’en ai jamais composé qu’une infime partie. Mais ce que je sais, c’est qu’il y a une attirance presque d’ordre ésotérique dans ce texte, il y a une manière d’inspiration céleste qui a pu galvaniser l’intérêt que tout un chacun pouvait porter au texte. Grossièrement parlant, il semble impossible de le lire et d’en ressortir indemne. Le moindre des écoliers qui parcourt ne serait-ce qu’un paragraphe se doute de quelque chose. Comme si derrière les lettres, entre les mots, se cachaient autant de monstres que de chimères et qu’elles murmuraient être la vérité vraie, le but ultime du texte. Et tout un chacun de tenter d’y voir plus clair.
La popularité du texte tient à son accessibilité. À son jeu. C’est un gigantesque néon, les lecteurs ne sont que des insectes attirés par la lumière. Ils s’y collent et s’y brûlent mais reviennent encore. Ce n’est pas du masochisme : c’est de la simple curiosité. Il convient de la satisfaire comme il se doit. Chacun se pique brutalement au jeu ; c’est à qui trouvera la référence, les renvois, les paradoxes. Il semble que tout a commencé par une simple boutade d’un critique dans je ne sais quel ouvrage de vulgarisation littéraire.
Devant écrire une revue, il finit par lancer une quelconque blague sur le premier livre, il me semble que c’est sur le second chapitre. Il évoquait je ne sais quel mythe nordique sur la destruction du monde, le « Ragnarok ». Il remarquait la présence du « o » final et tendait à élargir le dogme. Bientôt il fut suivi par tous. Les contradictions finissaient par servir une vérité plus large encore. On ne pouvait, semble-t-il, mettre le postulat en échec. Cela fâchait, mais fascinait dans le même élan.
Un peu plus d’un mois plus tard, le second sens était révélé au cours de la première des conférences de presse.
Le 20 Février
J’y ai assisté. À vrai dire, j’étais au premier rang. Mon ami m’a bien entendu reconnu. Il m’a largement souri. Derrière ce sourire, j’ai cru voir un sarcasme. Il m’a semblé même entendre un reproche. Je suis resté absent, interdit même pourrait-on dire. Non pas que je n’aurais pu répliquer ; non pas que je n’aurais pu dénoncer le vol ; mais je me piquais moi-même au jeu comme je l’ai déjà dit. Il me semblait devoir lutter pour une cause inutile. Car connaître les sens cachés ne m’apporte strictement rien, aucune amélioration dans mon cœur ou dans mon âme. Pire, cela me détruit d’autant plus, cela aggrave ma mélancolie.
La neurasthénie me gagne.
Il y avait déjà presse pour cette première conférence. Pas autant sans doute que lors des réunions suivantes, qui nécessitèrent des salles de plus en plus larges, des infrastructures de mieux en mieux pensées. Bientôt, je soupçonne qu’il faille aller en plein air. Le monde deviendra notre public.
Je dis « notre » car je ne parviens pas encore à me considérer comme simple lecteur.
J’en sais bien plus que le simple lecteur. Pourtant, je me retrouve devant ce texte comme un inconnu.
C’est une des conséquences aliénantes de l’acte écritoire. Une fois sorti de ma main, le texte gagne son indépendance. C’est une rupture. Un schisme. Une fracture. Il n’est plus moi et je ne suis plus lui. J’écris le texte tant que le texte m’écrit. Mais posé le dernier point, achevée la dernière relecture, ce n’est plus moi et lui est déjà un autre.
J’ai l’impression d’avoir été violé.
Je me souviens parfaitement de la manière dont il débuta sa conférence.
Je m’en souviens parfaitement. C’était par ailleurs la première fois qu’il s’adressait au public. Il n’était jusque là connu, par ses travaux universitaires, que par une intime et élitiste frange de la population. À l’instant même où il ouvrit la bouche, il devint la plus grande étoile que la Terre n’ait jamais portée.
« Je n’ai pas besoin de me présenter. Et du reste, je ne me présenterai pas. Peu importe le nom quand l’on possède la densité. Peu importe le nom quand l’on possède l’art. Si vous êtes réunis si nombreux ici, nombreux mais c’est, je vous l’assure, rien à côté de ce à quoi ressembleront nos prochaines assemblées, c’est pour entendre la vérité. Qu’est-ce que la vérité ?
« La vérité, c’est moi. »
Après cette entrée en matière particulièrement prétentieuse, il eut un mot heureux. Un mot si sublime que je le soupçonne de me l’avoir volé.
« J’ai trente ans. Et à trente ans, on vit comme un homme ou on meurt comme un Dieu. Qui suis-je ? »
Dieu !
« Vous avez raison de voir, ou d’avoir cru voir plutôt ? un sens caché dans mon texte. Mais fiers troublions que vous êtes ! Il n’y a pas qu’un seul et unique sens dans cette Bible, dans ce Livre. Il y en a bien plus que vous ne semblez le croire. Ce qui est issu de mon tortueux esprit, comme au sortir d’un labyrinthe d’épines et de ronces, c’est un univers entier. Les personnages, vous l’avez vu, sont nombreux ; les intrigues s’entremêlent, les sujets sont divers et tout à la fois identiques. J’ai entendu murmurer dans le couloir que ces six mille pages n’étaient en réalité que six mille redites d’un même récit d’une seule page. Ce n’est pas entièrement faux. Bien entendu, ce n’est pas non plus entièrement vrai. Ce n’est qu’une partie du grand voile de la vérité.
« Comme je viens de le susurrer, la vérité, c’est moi. Mais la vérité n’est pas un soleil unique, c’est un candélabre. C’est un chandelier aux nombreuses branches, chacune d’entre elle supportant une bougie étincelante. Chaque bougie est à la fois vérité et partie de la vérité : en connaître une est suffisant, les entrevoir toutes est nécessaire. Ainsi est-ce ce livre : le plus grand et le plus riche de tous les candélabres. Regardez-le bien. Ne vous semble-t-il pas posséder une propre lumière qui vous transperce et vous réchauffe ? À peine survolez-vous ces pages, à peine y jetez-vous un coup d’œil furtif qu’une irrépressible envie vous réchauffe l’âme.
« Si vous êtes venus si nombreux ici, c’est pour comprendre le pourquoi de cette chaleur. »
Je me souviens qu’à la suite de cette courte réplique, on posa une question. On interrompit plus qu’on intervint par ailleurs, mais cela ne sembla choquer personne, pas même l’auteur. Je ne me souviens plus de la question, mais je me souviens de la réponse.
« Oui, bien entendu. Et j’ajouterai même ce que vous présumez mais n’avez osé présentement formuler, à tort sûrement : tout ce qui fut écrit l’a été fait sciemment. Il n’y a pas de place au hasard. Ce que vous lisez est voulu, décemment voulu. Je suis bien plus intelligent que vous ne semblez vouloir le croire, ou que vous désirez vous l’avouer. Vous me croyez prétentieux. Vous me voyez orgueilleux. Vous me dites assuré.
« Certes.
« Mais au-delà de ces considérations bassement hautaines et jalouses, réfléchissez : tiendrais-je ce discours, apparaîtrais-je si certain de ma magnificence si je jouais une manière de jeu, si je me jouais de vous ? Je ne crois pas et vous ne le croyez pas non plus. Ce n’est pas de la télépathie, c’est de la pure logique. Une logique d’homme sage, soit la sagesse elle-même. Et n’y a-t-il pas dans ce monde une qualité plus recherchée, plus admirée que la sagesse en elle-même ? Que l’on m’en cite une autre et j’oublierai ici même tout ce que je viens de vous démontrer ; que l’on m’en cite une autre et j’avouerai ma défaite. Mais je sais pertinemment que vous ne le pourrez pas. Car elle n’existe tout simplement pas.
« À présent, je m’en vais vous révéler quelques pistes afin de poursuivre efficacement la lecture, et surtout les relectures de mon texte. Que celui qui a des oreilles écoute, et qu’il écoute tout également avec son cœur : car perdue est la parole qui n’est perçue que par le cœur seul, et immortelle est celle qui s’abreuve des soubresauts de l’âme. »
Je sentais Carole derrière moi.
Carole, la mienne amie ; celle qui fut à l’origine de mon texte.
Celle que je vis aujourd’hui même dans le large public de la conférence de presse.
Carole. À ce nom seul il me semble frémir. Je rabroue mes larmes, je les confine. Demeurez, tendres larmes, au sein de mes yeux ! Mes joues sont bien trop froides pour vous permettre d’y couler. J’ai juré.
Je sentais Carole. Je sentais sa présence, son regard léger qui me survolait pour atteindre l’auteur ; mais je sentais également son parfum, sa flaveur mêlée de tabac et de massepain. Sans même me retourner je la savais assise derrière moi, et à la fin de la conférence je vis que j’avais eu raison. Elle ne me reconnut pas néanmoins, je n’existe déjà plus pour elle.
Et elle existe encore pour moi, comment pourrais-je l’oublier ? Sans elle, rien de tout ceci ne serait.
Peut-être la décrire davantage. Peut-être que l’origine du texte va au-delà de la seule discussion des desseins démoniaques ; peut-être est-ce dans sa présence même que l’on peut lire une raison supplémentaire au texte. J’en doute fortement. Car pour que ce fût possible, il eut fallu que je fusse conscient de la première majuscule au dernier point et que je garde un ascendant parfait sur mon texte, ce qui est impossible. Mais qui sait ? peut-être y a-t-il une information nécessaire, un semblant de considération, une scolie, un commentaire, un nota bene qui me sera utile par la suite. Que je songe qu’il reste encore au moins trois sens possibles au Livre, que six ont déjà été découverts ; il ne faut renier aucune piste, de peur d’éliminer autant de chemins pertinents.
Il y a dans cette femme une énergie qui effraie autant qu’elle fascine. Une franchise mêlée à une manière de dynamisme qui ne peut qu’augurer le meilleur ou du moins, l’improbable. Le hasard fait bien les choses, et Carole est le hasard. Elle est l’impondérable. Elle est le fatum. Elle est l’ananké. Elle est la fatalité. En la voyant la première fois par le plus complet des hasards tandis que je m’asseyais à son côté dans le bus, je ne pouvais qu’être prédestiné à la désirer. Je ne pouvais qu’être prédestiné à l’aimer.
De fait, je me devais de la fuir.
C’était un choix, elle ou mes écrits. Ces derniers m’ont semblé bien plus cruels et donc, plus jolis à mes oreilles. C’est sans doute paradoxal.
C’est surtout triste.
Ses longs cheveux bruns tombent élégamment sur ses épaules sveltes et font comme un collier autour de son cou fin, blanc et chaud comme du pain ; ils entourent ses oreilles d’amour et ses tempes chéries où je regrette de n’avoir posé un baiser. Que j’aurai aimé à saisir, agripper, respirer tendrement ces accroche-cœurs ; que je regrette encore, et quels regrets ! de ne pas être celui qui chaque soir peut se permettre de lui enserrer la taille, de la maintenir fermement contre sa poitrine, de sentir sa respiration et son cœur qui bat pour soi et uniquement pour soi ; que j’aurai aimé l’avoir près de moi.
Ses yeux sont aussi sombres que ses cheveux, plus encore peut-être ; mais ils en deviennent bien plus lumineux. Ce n’est pas le néant que l’on observe dans son regard, ce n’est pas même l’Ombre. Mais ce n’est pas pour autant la Lumière. C’est la lune au fond du puits, c’est la sombre clarté des étoiles. C’est le vide autour de la lumière qui ne semble pas mourir mais renaître, c’est l’éclat clair qui dessine, s’éprend et murmure et semble déjà vous enlacer : c’est une curieuse lampe de lueur tamisée, de ces frêles lumières vespérales comme on en croise dans les chambres secrètes et les cellules monastiques, promptes à induire l’âme à la méditation et au recueillement.
Que j’aurai aimé me recueillir auprès d’elle.
Que j’aurai aimé la voir comme une façon de prêtre ou d’archevêque et de lui confier tout ce qu’elle représentait à mes yeux.
Était-ce, est-ce de l’amour ?
L’amour demande du temps.
Or je n’aurai passé que peu de temps en sa compagnie.
Le peu pourtant m’a ébloui.
Ce n’était, ce n’est je crois qu’un germe d’amour qui manqua de fleurir. Il ne faut pas le regretter.
Carole est petite, mieux : elle est menue, mieux : elle est gracieuse. Le mot est là je pense, gracieuse. Comme une nymphe ou une naïade, c’est Andromède toute enchaînée qui attend qu’on ne vienne l’enlever. C’est à la fois la chaîne et l’océan, c’est à la fois le mouvement et l’immobile. C’est l’attention, comme quand elle m’écoutait, fascinée ; mais c’est également la parole, comme quand elle me répondait, intéressée. Je ne croyais pas quelqu’un capable d’un tel balancement de pensée. Je ne croyais pas quelqu’un capable d’autant d’énergie.
Je ne croyais surtout pas quelqu’un capable d’autant de noblesse.
Il suffit de voir Carole pour comprendre que jamais elle ne pourrait mentir, que jamais elle ne pourrait complaire. Jamais elle ne dira un mot qu’elle ne pense pas : elle fait bien plus que dire ce qu’elle pense, elle pense ce qu’elle dit. Frontière cruciale entre la franchise et la sincérité. Si la franchise est populaire, la sincérité a le sang bleu. Elle ne crache pourtant pas sur le mot, et est parfois vulgaire sans tomber dans la grossièreté.
Ainsi la revois-je parler de « la baise » pour parler d’amour ; ainsi la revois-je évoquer « le trône » pour parler de quelques besoins ; ainsi la revois-je me dire que j’avais des yeux magnifiques.
L’on ne m’aura fait que peu de compliments au cours de ma vie.
Il est celui qui me toucha le plus profondément, manquant de m’arracher une larme.
Une vraie larme de tendresse.
C’est donc par le seul intermédiaire d’un critique que le second sens, au-delà du sens prosaïque, simple, premier fut découvert. La rubrique du magazine portait ce titre, Under the Last Shadow. Traduction exacte, mais qui résulte d’un choix de la part de son auteur. « Under the Last of the Shadows » aurait tout autant convenu. Mais il fut choisi l’unicité, au détriment d’autre chose ; l’unicité, toujours l’unicité. Il est en effet bien plus évident, et plus intelligent de traiter de l’un que du multiple, on le sait déjà.
La critique étudiait le premier et le troisième chapitre, soit « Umbram » et « Ultimam ». Voici ce qu’il en disait.
1. Umbram / Shadow
De mémoire, je n’avais jamais lu un texte comme ceci. Sa taille tout d’abord, prodigieuse, magnifique ; son contenu ensuite, formidable, titanesque.
Je n’avais jamais lu un texte où la morale, où la grande morale apparaissait si clairement. Il me convient pourtant de l’expliquer, de la mettre parfaitement en lumière ; je doute qu’on puisse passer à côté et pourtant un instinct me dicte de le faire. Si bien que pour la première et unique fois, cette critique n’en sera pas une telle que vous fûtes coutumier et coutumière de lire : mais elle le sera selon le sens noble du terme, soit un guide de lecture.
Une phrase me paraît particulièrement importante au sein de ce court texte ; et paradoxalement, il est certes court mais décisif si l’on souhaite saisir la morale du récit. Cette phrase est offerte quasiment dès le commencement de la lecture : « (…) ce ne sont jamais les actes qui dirigent les mondes mais les pensées de ces actes, et (…) les actions en elles-mêmes ne sont que des accidents de pensée ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
L’auteur du texte, n’est-il pas le mieux connu de tous à présent ! a voulu donner tout au long de celui-ci, et cela se lit aisément au cours du récit mais je laisse le soin à d’autres de le démêler, un même sens. Mais au sein des parties Umbram et Ultimam cela apparaît plus clair que jamais ; comme si on avait voulu éclairer le plus tôt possible le sens caché afin de faciliter la lecture, ou plutôt la relecture de la Bible. Si bien que l’auteur parvient ici à parachever un double tour de force, celui d’autoriser une lecture superficielle qui apaise et étonne, mais laisse un curieux goût d’inachevé : et les premières lignes d’une seconde lecture de lever définitivement le voile sur ce que serait le texte. La morale est clairement édictée : « Ce ne sont jamais les actes qui dirigent les mondes mais les pensées de ces actes ».
Je crois que l’on peut lire ici deux vérités. Cela me semble évident à présent que j’écris cette critique, je relis la phrase ; et plus je la relis et plus il me semble découvrir encore de nouvelles leçons.
Le premier concept est nécessaire afin de comprendre la seule morale. « Les pensées de ces actes » fait explicitement référence à la responsabilité individuelle. Il s’agit pour l’humanité de comprendre une fois pour toutes les actions qu’elle mène, qu’elle se révolte et comprenne.
Le second concept est l’essentiel de la proposition, à savoir que ce sont ces pensées qui dirigent le monde, et non les actes. Plus précisément, ce sont, si l’on associe les deux principes, les pensées de ces actes qui dirigent le monde, soit encore les actes des pensées des actes.
La morale se dessine à présent parfaitement claire : seuls ceux qui utilisent la raison et la sagesse dans la moindre de leur action peuvent prétendre à faire du monde un endroit meilleur.
3. Ultimam / Last
Il est plus délicat d’entr’apercevoir cette morale formidable au sein des autres chapitres du texte, dans le premier livre notamment. Le second a semble-t-il résisté à mes tentatives bien que je sois persuadé que l’on puisse l’y trouver ; le troisième s’est montré bien plus conciliant et je m’en vais vous montrer combien elle est élégamment incluse au sein de ces trois paragraphes.
Ainsi, que l’on observe les phrases suivantes : « (…) L’on pourrait croire que le monde est ainsi divisé en ombre et lumière mais il n’en est rien. (…) », « (…) il serait vain d’avoir une vision dualiste, ni redualiste du monde, corps et esprit, homme et femme » et surtout « (…) fermez les yeux, et le monde disparaît ». Si on y regarde de près et qu’on leur insuffle la morale édictée plus haut, l’ensemble devient évident.
J’ai mis énormément de temps pour comprendre car je faisais en réalité fausse piste : je tentais de trouver au texte un sens en lui-même sans me douter d’alors que c’était uniquement grâce à une lecture critique que l’on pouvait le comprendre. À la première lecture, et je sais que je ne suis pas le seul à considérer la chose ainsi, le texte semble fortement hermétique, voire sous un certain angle inutile. Bien qu’il soit précisé qu’il ne s’agisse que d’un « dernier mot sur l’ombre », ce que l’on suppose comme nécessaire avant de poursuivre la lecture, on ne trouve là qu’une affirmation semble-t-il sur l’unicité de l’ombre en elle-même. Ce qui avait été largement évoqué au-dessus : tout au plus redit-on qu’il ne faut en aucun cas avoir une vision manichéenne du monde. Mais si en revanche on observe ces quelques mots tressés en gardant ladite morale en tête, un sens surgit brutalement.
La division entre « ombre et lumière », dont il est dit qu’il « n’en est rien » nous ramène à la séparation, au clivage même serait-on tenté de dire entre l’acte et la pensée. Si bien que l’on peut lire ainsi le texte : « l’on pourrait croire que le monde est ainsi divisé en acte et pensée mais il n’en est rien » ; l’opposition acte/pensée est évoquée par la suite : « corps et esprit » ce qui prouve que je suis, que nous sommes sur la bonne voie. L’une des dernières phrases du chapitre, « fermez les yeux, et le monde disparaît » devient alors pertinemment clair : n’agissez pas, et le monde court à sa perte.
Le chapitre va ainsi au-delà de la morale, l’appuie et, dans le même élan lui donne une raison d’être supérieure : bien qu’il faille modérer par la sagesse la moindre de nos actions, il ne faut pas que cette sagesse nous empêche d’agir. Il n’y a pas un monde de la réflexion ou, plutôt, de la contemplation et un autre qui serait celui de l’action.
Si l’on reste immobile à réfléchir, jamais le monde ne pourra devenir meilleur (« l’ombre dans la lumière semble conquérir et non disparaître ») ; mais également, si l’on agit sans réfléchir, on est indubitablement conduit à notre perte (« du rien ne peut naître que le rien »).
Je laisse à présent le soin aux autres de relire le texte avec cette seule morale en tête : et ils découvriront, comme j’ai eu à le découvrir également, des pans cachés d’interprétation sublime disséminés par l’auteur pour notre bon vouloir.
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Comme dit, le magazine était vulgaire, populaire. L’on excusera donc la démonstration rapide, et brouillonne par endroit de la vérité que le critique, dont je n’ai pas retenu le nom, disait avoir entrevue. L’essentiel pourtant était là. Et en lisant sa « critique », je me rendis compte que j’avais moi-même élaboré cette lecture. Il n’aura fait que mettre des mots sur ce à quoi je songeais déjà.
Après cet article, qui est à présent surnommé « La critique du Memorial » ou « De la philosophie du retour » du fait du caractère introspectif de la lecture du Livre, on se prit effectivement au jeu. Et les quatre autres livres du texte furent passés au crible afin de repérer sagement où étaient les signes appuyant la présence de la morale. Ils furent nombreux, et les premières thèses qui virent le jour portaient principalement sur cette démonstration-là.
J’ai eu en ma possession quelques unes de ces thèses. J’estime leur nombre à une quinzaine, tout au plus : la popularité du texte, bien que formidable d’ores et déjà n’avait pas atteint le statut de « classique » et son étude précieuse n’était réservée qu’à de rares, qu’à de très rares originaux qui peut-être pressentaient que son succès irait croissant.
Toutes ces thèses présentent un certain nombre de points communs. Tout d’abord, l’attention particulière portée au premier livre, qui semble, à des degrés distincts bien entendu selon le chercheur, recéler le grand secret du texte : s’il s’agit bien du livre le plus court de toute la Bible c’est, paradoxalement, celui sur lequel on se sera le plus penché, un détail qui ne se démentira pas au cours des mois. Ensuite, tous les étudiants ont cherché à éclaircir un passage particulier du cinquième livre, « le second soir ». On a toujours voulu trouver une réponse à la question que posait la narratrice.
Enfin, troisième particularité de cette quinzaine de thèses, toutes disent avoir été « subjuguées » ou « sublimées » par le texte en lui-même. Si bien qu’avant d’être des travaux de recherche, il me semble avoir toujours lu une manière de critique subjective, qui aurait toujours fait appel à ce que le Livre avait signifié pour eux.
Thèse 1
Il me fallut me justifier, et justifier le choix de ma démarche. Il a fallu plus que jamais que je dise pourquoi j’avais précisément choisi ce texte plutôt qu’un autre, peut-être plus abordable, peut-être plus intelligent pour mon étude. C’est justement son caractère particulier, unique, transcendant dirais-je même qui m’a plu. Bien que faisant des études d’ordre littéraire, je n’aime pas lire : je préfère composer. Et pourtant, je me suis métamorphosé en « ogre de lecture » (Livre 3 : Genocide-City « Avant la Lecture ») et j’ai résolument avalé plus que j’ai pu lire les quelques six mille pages que composent les cinq tomes du Livre. Je ne me croyais pas capable, d’une part d’une telle cadence de lecture, d’autre part d’un si grand intérêt envers un texte, envers n’importe quel texte.
Il ne faut jurer de rien.
Ma thèse choisira d’étudier principalement trois des cinq livres de l’ouvrage. Je débuterai par une étude d’ordre narrative du second livre, Le silence du monde afin de prouver que la morale du texte peut se trouver au sein même de la structure audacieuse de la composition, bien au-delà de la Lettre, bien au-delà du Mot (…).
(…)
L’histoire du livre intitulé Le silence du monde est délicate à considérer. Délicate car ne serait-ce que du point de vue du temps du récit, il est au moins deux niveaux qu’il convient d’analyser.
Le livre se présente comme un récit d’introspection : un narrateur, dont on saura tout exception faite de son nom et de sa date de naissance (informations qui apparaissent, du reste, parfaitement dispensables ; on saluera la bonne idée de l’auteur de ne pas avoir surchargé d’autant plus un texte qui apparaît comme suffisamment lourd en lui-même, il faut le préciser quand bien même je considère dès à présent l’œuvre comme ma préférée) revient sur un bref instant de son existence (en vérité, une seule seconde) et tente de décrire, au travers de plusieurs grands mouvements ou arcs qui ne font pas l’objet d’une découpe explicite au sein du texte mais que l’on saura repérer d’instinct du fait des changements radicaux de sujet entre l’un et l’autre, tout ce qu’il a pu ressentir au sein de cette seule seconde.
Il est intéressant de noter que bien qu’il y ait une profusion d’informations concernant l’identité du narrateur, sa présence même n’est pas nécessaire quant à la compréhension globale du texte : il faut donc voir dans l’absence du nom un choix et non et un oubli, signifiant qu’il s’agit là d’un personnage-icône, d’une idole vide de toute substance substituable à n’importe quelle autre image.
(…)
J’ai cru pouvoir délimiter au sein du texte six arcs : Introduction (paragraphes 1 à 4), La Faculté (paragraphes 5 à 8), La Personne (paragraphes 9 à 12), Le Silence (paragraphes 13 à 37), Le Masochisme et le Monde (paragraphes 38 à 60) et Le Monde (paragraphes 61 à fin). Ces découpes sont bien entendu arbitraires, et mes professeurs ont amis m’ont par ailleurs signalé que j’avais moi-même insufflé au texte une signification qu’il ne possède pas. Je ne crois pourtant pas cela possible.
(…)
La première partie que j’ai appelée Introduction est la plus courte de toute. Elle pose « l’univers » dans lequel le texte sera amené à se dérouler, mais sa structure mérite que l’on s’y attarde car il semblerait qu’au sein même de cette introduction se trouve un résumé de l’ensemble du livre, comme si ces quelques lignes étaient une reproduction miniature de ce qui suit. Cette écriture de condensation, similaire à celle que l’on rencontrera au sein du premier livre permet de dégager un certain nombre d’idées fortes qui permettront de servir une morale, ou pour être plus précis « la » morale du texte. En outre, elle permet de poser clairement et simplement des données du texte, comme les propositions d’un ouvrage de philosophie, et ainsi pourrait-on voir dans ces quatre paragraphes d’introduction une proposition que le reste du texte se proposerait d’illustrer. Le silence du monde et, in extenso le reste du texte permettrait ainsi de véhiculer sous couvert d’une certaine histoire une morale, toujours la même, de cinq manières distinctes, chacune s’adressant à un public en particulier.
Quelles sont ces deux propositions ?
Par un formidable effet de style, elle se trouve respectivement en début et en fin de passage et se complètent. Si bien que l’on pourrait considérer les choses ainsi :
Le monde est silencieux (« le monde est un endroit silencieux. »)
Le monde est logique (« mais quand il [le monde] se tait enfin, l’on s’aperçoit qu’il est profondément logique »)
Pourquoi est-il intéressant de préciser que ces deux propositions se complètent, alors qu’elles semblent indépendantes l’une de l’autre ?
Il convient d’apporter d’autres éléments au texte, de les induire afin de saisir parfaitement ce que l’auteur veut nous faire comprendre.
La première proposition part d’un principe d’observation, de science donc et ce sera cette proposition qui donnera son titre au livre. De fait, il convient de la considérer comme d’une grande importance.
De cette première observation découle une seconde proposition, « le monde est logique », c’est-à-dire que ses phénomènes répondent à des lois et à des codes et qu’il est donc interprétable par le biais d’un regard humain. C’est grâce à cette logique que l’on peut conclure qu’il est silencieux, l’observation tendant à prouver ce fait.
Pourquoi alors ne pas considérer que la proposition 2 est « mère » de la proposition 1 ? À cause de la manière dont l’auteur se permet de l’amener dans son texte. Que l’on regarde la phrase entière : « Le monde est un endroit bien trop étrange pour être silencieux : mais quand il se tait enfin, l’on s’aperçoit qu’il est profondément logique. » (Le silence du monde, paragraphe 4). La première considération « le monde est […] trop étrange pour être silencieux » ; ainsi la perception subjective (le concept « d’étrange » renvoie effectivement à ce qui « sort de la norme ») influe sur la velléité du principe d’objectivité (le concept de « silence »). Il y a donc farouche opposition, semble-t-il entre l’expérience objective de l’acte d’observation et l’expérience subjective de pensée.
Pourtant, les deux sont fermement liés. Car c’est lorsque que l’acte est produit que rétrospectivement peut se permettre l’explosion de la pensée. S’il n’y avait pas eu observation, il n’y aurait eu révélation du caractère logique du monde. Voici pourquoi il apparaît essentiel de placer les propositions dans cet unique ordre bien que l’on pouvait croire qu’il y avait là une erreur de raisonnement.
(…)
Avant de poursuivre plus en avant le long du texte, qui semble décidément fort riche (ce pourquoi j’ai ici choisi de le traiter avant toute chose, car il me semble que cette étude permet d’éclaircir un certain nombre de données concernant le texte entier), il me faut expliciter ce qu’est « le monde » car c’est une des clés qui permettra de comprendre la morale. Le « monde » peut se décrire de trois manières différentes :
Le monde est ce que je vois
Le monde est l’ensemble des faits
Le monde est l’ensemble des actes
Il serait même plus précis de considérer les choses ainsi :
Le monde est ce que je vois
Le monde est l’ensemble des faits
Le monde est l’ensemble des actes
À nouveau pourquoi choisir de considérer les choses comme cela ? Car cela permet de mettre en exergue les deux niveaux de l’objectivité du silence : il est en effet induit par la vision objective, l’acte, et la vision subjective, le fait. L’ordre des deux termes n’a en revanche ici aucune importance car il sera montré que leur influence au sein du texte est similaire. Il apparaît dans tous les cas essentiel de remarquer qu’il se tisse dès le début même du texte une opposition dualiste du type acte/pensée qui va au-delà du simple antagonisme : ce sera plutôt un concept d’interdépendance plus proche en réalité de la pensée initiale de Mani (père de la doctrine dite « manichéenne ») que de ce qu’il en fut fait par la suite avec une nuance décisive : l’Homme appartiendrait non pas aux deux univers mais serait résolument au-delà selon une optique nietzschéenne de la chose.
L’inspiration semblait faite pour se revendiquer au-delà d’une division simpliste de l’Homme, au service d’une morale que nous pouvons d’ores et déjà formuler :
« Le monde se construit par la somme de nos expériences spirituelles et physiques ».
La morale est forte dans la mesure où elle édicte qu’il est parfaitement possible d’améliorer le monde, puisque le monde est conséquence directe de nos actions.
(…)
Passé le second arc concernant le narrateur en lui-même, arc qui, comme nous venons de le démontrer, n’a pour unique rôle que d’expliciter son rôle de « témoin » et donc d’appuyer la véracité du texte en lui-même, nous nous retrouvons face à un arc que j’ai cru bon d’appeler le Silence. Il débute par la mise en place d’un problème : « Je comprends que le silence puisse effrayer » et s’achève sur un paragraphe reprenant des considérations concernant la « Rose » dépeinte au sein de l’arc, et sur cette question : « L’ai-je alors compris ? » qui fait référence à la compréhension de l’admiration pour les Roses.
La partie en elle-même surprend. Brusquement, tandis qu’il n’y avait aucune allusion à la plante, l’auteur exprime une vérité qui permet de faire le lien entre le « silence » (l’objectivité du monde) et la « Rose » (avec une majuscule, il s’agit du « paradigme de la Rose » [Le silence du monde, paragraphe 37]). Le lien est précisé et dérange même par sa simplicité : « La rose, c’est le silence. » Simplicité d’expression certes, mais découvrir le fondement du message est autrement plus délicat. En réalité nous avons bien encore une illustration de la morale qui se fend dès lors d’un retour à la considération humaine, soit que l’homme seul est capable d’améliorer sa condition.
(…)
Le témoin (le narrateur), nous l’avons vu, va au-delà de la simple présence : il justifie le texte du fait de sa date de naissance. Le narrateur « est » la Rose, il est le silence. Nous pouvons donc postuler également que l’objectivité du monde passe nécessairement par un regard subjectif, ce qui nous renvoie à une définition solipsiste de la morale et donc, à l’absence de divin.
(…)
Cette absence du divin se revendique et se perçoit d’autant plus aisément que l’arc suivant détruit le principe de prédestination et de punition divine, donc également de récompense : Le Masochisme et le monde, cinquième grand arc du texte m’a longtemps semblé incongru, d’une part du fait de la brutalité avec laquelle l’auteur semble se complaire à l’évoquer (« J’ai des tendances masochistes » [Le silence du monde, paragraphe 38]), d’autre part avec le non-sens d’une telle précision à ce stade-là du texte. Il semblerait au contraire logique que l’auteur poursuive sur le principe de la Rose, principe qui ne sera du reste plus jamais évoqué comme si tout avait déjà été dit ; il est en revanche impossible de vouloir prétendre comprendre, sans l’appel de la morale, le bien-fondé de cette partie-ci. Que l’on s’interroge notamment sur la raison d’être des paragraphes 42 et 43 :
« Lorsque je vis ainsi mon miroir brisé, après avoir donné de violents coups de poing, il me sembla que la douleur me faisait jouir. Le sang coulait le long de mon bras tandis qu’un morceau de verre était resté planté dans ma main.
« Un frisson étrange remonta de mon bas-ventre et j’eus un curieux moment d’absence, similaire à ce que j’ai pu ressentir lors de la seconde de mutisme que j’ai alors observée. »
Et surtout du paragraphe 51, sans contexte le plus étrange de tous :
« La couleur pourpre de ma main semblait propice à tous les fantasmes. Tandis que je déchirai mon mouchoir afin de me tresser un bandage de fortune, et qu’un ou deux trombones faisaient l’affaire d’épingle à nourrice, il me semblait revoir les chevaux gris de Richard III. La faiblesse me faisait entrevoir ces nobles animaux comme des centaures et moi d’être un satyre. Je suis alors tombé, violemment, sur mon lit, et j’ai erré dans un semi-coma où le temps et l’espace avaient la couleur d’un masque rouge de deuil et de mort, le même masque que j’avais entrevu dans mon miroir et qui m’avait poussé à frapper. Il faisait bel et bien pourtant partie de mon visage. »
Au premier degré, si l’on se contente de découvrir le texte sans chercher à en lire le sens véritable, la morale, il est impossible de trouver un quelconque sens à ces paroles qui n’ont strictement ni queue ni tête. Mais si l’on considère à présent que cette partie sur le masochisme, qui dicte donc que l’Homme est maître de sa propre destinée, illustre l’extrême de ce courant nihiliste, à savoir la violence qui mène à la mort sans la présence de la sagesse (il faut rappeler que la Rose illustre avant toute chose le silence, soit l’objectivité et que l’acception subjective n’est présente qu’au sein de ce masochisme), nous avons donc une « recette miracle » de ce que devrait être le monde.
Surtout des considérations physiques, des actes, dictées par les raisons de ces actes et, pour un certain nombre d’entre eux, un nombre moindre, un retour et une réflexion. Mais trop de réflexion tue la réflexion et l’Homme qui la porte. Tout est affaire de modération.
(…)
_-_
C’est étrange, je ressasse ces considérations thésardes sur la seconde lecture du texte et je repense à elle.
Lorsque je sortis de chez elle, je me vois descendre les escaliers, traverser la timide cour et passer la grille de sa résidence ; il y avait une forte brume. On aurait dit qu’un peintre s’était amusé à désordonner les murs, les sols, le ciel d’un pinceau d’ambre magnétique. À intervalles réguliers, les lampadaires dérangeaient le trouble ordonné comme de curieuses tâches jaunes et vertes.
Je repensais à ses lèvres surtout.
À ses lèvres qui me parlaient.
À ses lèvres qui me souriaient.
À ses lèvres qui faillirent, l’espace d’un instant, embrasser mes doigts et mes doigts de se perdre dans ses cheveux, d’effleurer ses joues, de dessiner le contour de son oreille.
Cela me bouleversait.
Ma poitrine se scindait en deux.
Tandis que je mourais à chaque pas, il me semblait également renaître au fur et à mesure que le texte se construisait.
Comme une balance qui oscille d’un plateau à l’autre avant de se stabiliser.
Il me semblait regretter quelque chose.
Ne pas avoir agi.
Ne pas avoir saisi.
D’avoir voulu mettre des mots sur le chaos. Sur le fatum.
Il me semblait me poser une question.
J’avais bien le goût de l’Ombre sur les lèvres.
D’où venait cette Ombre ?
_-_
Thèse 3
Certains de mes amis m’ont déconseillé d’étudier ce texte. Il y a pourtant en son sein une forme de poésie qui m’intrigue. C’est l’aspiration : c’est ce qui nous fait frémir tout entier, de bas en haut et nous fait regretter de ne pas être un géant. C’est la main qui se lève au ciel une fois le livre refermé et les paupières closes : c’est le nom qui effleure la lèvre sans pouvoir être prononcé, qui brûle mais se consume avant de sortir enfin et d’être entendu.
C’est le souffle muet d’une jouissance profonde dont on ignore l’origine et surtout, dont on ne veut savoir l’origine.
C’est le bonheur.
(…)
Je les hais.
(…)
Il serait vain de vouloir le découper en segments ; il doit se considérer d’un seul tenant.
La raison en est évidente pourtant.
Que l’on s’interroge sur ce passage, dernier paragraphe du texte. Mon étude portera exclusivement sur l’étude de ce segment-ci : on prouvera qu’il peut s’étendre à toute l’œuvre ainsi présentée.
« Des sensations étranges se mêlèrent lors de cette cruelle seconde de répit.
La compréhension que j’ai cru toucher, que j’ai cru entrevoir même ne semblait pas venir de ma raison. Pas entièrement du moins ; celle-ci n’aurait été qu’un agent organisateur, unique et prodigieux.
Davantage de mes sens.
Que de mes sens sans doute.
Le goût était la somme de tous les goûts, le parfum de tous les parfums et ainsi de l’ouïe, de l’odorat, du toucher.
Il me semble à présent évident de ne plus les dissocier.
De parler de la flaveur du velours et du bleu du sucre, et à la rose d’une guitare sèche.
De sentir le grain de la peau et de l’ongle entrevoir la couleur de l’ambre.
D’entendre des cris venus du délice de la sueur qui s’écoule, et des corps qui basculent, et de la main qui se ballade.
De parler de la tendresse du marron de ses yeux et des labyrinthes tacites d’une belle chevelure.
De l’Ombre qui fuyait. »
(…)
Pourquoi prétendrais-je qu’en ce seul paragraphe, qu’en ce seul et dernier instant cruel et magique à la fois, de tourments et de froideurs se résume l’intégralité de l’œuvre telle que j’eus à la lire ?
Moins par analyse que par choix.
Cette thèse se veut être la dernière de mon cru ; j’arrête les études ; j’arrête de travailler. Ce livre m’a détruit. Il m’a détruit, ruiné, anéanti : tandis qu’auparavant le monde m’apparaissait sans forme et donc sans sens, tandis qu’au nihilisme certain j’opposai un agnosticisme véhément, je m’aperçois maintenant du sens commun de toutes choses et du sentiment premier des autres choses ; je me découvre premier et dernier, sensuel ; je me découvre homme.
Ce livre fit de moi un homme.
Je ne sais résolument l’expliquer et sans doute, à vrai dire, compte tenu que vous lisez ces lignes, avez-vous d’ores et déjà rejeté mon travail mais qu’importe : mon destin est à présent ailleurs.
Si j’ai choisi de le composer, c’est pour vous montrer à quel point je puis, nous pouvons être irradié par la Littérature. Par la Lettre. Qu’au-delà du type et de la modernité se trouve une transcendance que je qualifie d’instinctive, de prodige : même, jusqu’à un certain point, de miracle. De miracle même, n’ayons pas peur des mots : ce n’est pas un miracle. C’est Le miracle.
J’étais aveugle et maintenant je vois ;
J’étais sourd et maintenant j’entends ;
J’étais nu et l’on m’a habillé ;
J’étais pauvre et je me suis enrichi.
L’enrichissement. Qu’est-ce que l’enrichissement du rapport au texte, qu’est-ce que se sentir supérieur au texte ? C’est à mon sens voir la Morale. Qu’est-ce que la Morale ? C’est la Lumière. Plus précisément, c’est le pourquoi de la Lumière.
Le texte est Lumière. Le texte est la lueur première de l’aube et la dernière de l’aurore ; c’est la justesse de l’Étoile et la démence du soleil, ses explosions et ses folies, ses bontés ; ce sont ses fureurs cyclopéennes qui ne sont sur nos plages que de lointains vrombissements de géants morts depuis fort longtemps, d’un autre âge, d’un autre temps ; d’un autre horizon, d’une autre façon, avant de connaître le Livre.
Je le dis, je le répète, je le scanderai sur tous les toits encore et toujours ; j’en ferai des pamphlets et des manifestes, des traductions.
J’apprendrai l’hébreu et le grec, et je saurai dire avec fierté latinus est ; loquor. Non pas par érudition.
Mais par l’usage.
Pour y avoir l’usage.
Pour ne garder que ce seul usage.
Pour avoir le plaisir d’irradier cette lumière tout autour de moi, au nom de la Morale. Mais je n’ai toujours pas, je crois, défini explicitement ce qu’était la Morale.
Il s’agit de la somme implicite mais précise de trois considérations :
– la considération autorale,
– la considération lectrice,
– la considération personnelle.
La première use du code écrit ; la seconde use de l’interprétation du code écrit ; le dernier use de l’assimilation du code écrit et de son rapport au texte.
Seules les personnes ayant un bagage commun à l’auteur pourront percevoir la Morale ; les autres glisseront comme l’eau glisse du marbre d’une cheminée rose.
La force du livre tient en son universalité.
Qu’est-ce que son histoire ? L’histoire d’une théorie sur l’Ombre, suivi d’une seconde de silence, d’un monde sans espoir, d’un meurtre puis d’un viol et un suicide.
Ombre. Silence. Désespoir. Meurtre. Viol. Suicide.
Que l’on y songe.
Ce ne sont jamais que des synonymes : ainsi parlent, respectivement, le théologien, le linguiste, le croyant, l’humain, le monstre et le philosophe.
Soit toutes les couches de la société. Aucune autre ne compte.
Il a été prouvé à présent que tous se retrouvent dans au moins un texte. Quel message apporte-t-on ? Celui-ci :
– « L’ombre sur une manière d’hypocrisie. » (Unde Umbram Ultimam, « Umbram »)
– « Il sut que la seule question, c’était “pourquoi”. » (Genocide-City, « Genocide-City »)
– « La mort n’est rien. » (S’endormait la ville)
– « La lumière. » (Doch nur ein Tier, « le troisième soir »)
Ou bien, si l’on préfère : « L’ombre [existe] sur une manière d’hypocrisie ; [sachez] que la seule question, [c’est] pourquoi ; la mort n’est rien. La lumière [seule compte] ». Ou encore ce que j’ai déjà cité : « l’Ombre qui fuyait. » (Le silence du monde).
Des yeux profanes ne peuvent le lire parfaitement.
Voici ce qu’il en est réellement : il est une ombre. Mais au-dessus se trouve la Lumière, qui seule compte. L’Ombre fuit, rappelez-vous-en ; qu’en dire alors ? Il faut agir afin qu’elle puisse fuir. Cette fuite, c’est le contraire de l’hypocrisie. C’est la vérité.
C’est la vérité du « pourquoi », soit de l’observation (le pourquoi de la nécessité) et de l’expérience (le pourquoi de la contingence).
Là est la morale.
(…)
Je vous hais tout autant.
_-_
L’Ombre ne pouvait être celle de mon cœur ; il avait été rempli.
Elle ne pouvait venir de Carole, la Lumière ne peut naître de l’Ombre.
Pas même de mes projets, je les fomentais encore et ils naquirent de ce goût.
D’où ?
_-_
Thèse 10
(…)
… ou du pourquoi de la morale dans le Livre ; trouver et comprendre.
(…)
Sommaire :
I : La morale comme modèle d’une éthique comportementale
II : La morale comme guide spirituel nécessaire
III : La morale comme immanente (horizontale) et transcendante (verticale)
Conclusion : Vers un péremptoire du modèle ?
(…)
I :
La morale comme arme philosophique
Le comportement comme objet d’étude
L’homme seul
L’homme en société
(…)
II :
La morale comme argument de réflexion
La réflexion comme nécessité
(…)
III :
Le repère orthonormé de la morale
L’unité des axes
L’asymptote horizontale et l’asymptote oblique
(…)
Conclusion :
Il est difficile de vouloir prétendre faire de cette œuvre, et plus particulièrement de ce livre qui a été l’objet de notre étude et de notre réflexion un travail exhaustif qui pourrait rendre compte de toute la richesse et de toute l’intelligence avec lesquelles il fut composé. Notre mémoire, qui pourtant ne concernait guère qu’un seul des cinq livres de l’ouvrage tend pourtant à se vouloir exhaustif en évoquant ce qu’il croit être le fin mot de cette grande aventure.
(…)
Car en effet, au-delà des mots se dissimulent la morale, une morale de vie, d’éthique et de comportement : l’auteur nous intime de vivre en accord avec nous-mêmes, grâce à la double aide de la réflexion et de la pensée.
(…)
Il y a un peu de Ponocrates au sein de ce texte.
(…)
Et j’aime cela.
_-_
Il me faut délaisser la question. Il me semble que ce n’est pas là que je trouverai enfin la vérité concernant la genèse de ce texte. Car elle cache une manière de secret qu’il me faut découvrir, à tout prix : je ne connaîtrais plus le repos avant d’avoir eu cette seule satisfaction.
J’entends un grand bruit provenant de la salle de conférence ; sans doute est-elle achevée. Demain, une nouvelle réunion aura lieu, balayant encore plus de monde. Des personnes surtout, à l’instar de ceux que je vois défiler devant moi tandis que je m’appesantis sur quelque comptoir de cafétéria, qui sans l’œuvre ne seraient jamais entrées au sein même de la bâtisse. Il y a dans ce texte un paradoxe peut-être plus qu’un secret ? Comment, d’une part, parlant d’une chose si personnelle j’ai pu – nous avons pu – toucher un si grand nombre de lecteurs ? Comment, surtout, avons-nous réussi à faire un texte complexe, un labyrinthe de miroirs où l’élite côtoie le populaire sans que le premier en soit fâché, sans que le second en soit vexé ? Je l’ignore. C’est quelque chose que je désirais pourtant faire depuis bien longtemps ! et que je n’avais jusque là pu accomplir. Il m’aura fallu plusieurs années d’écriture acharnée, de doute, de peur ; il m’aura fallu encore un instant de folie ; il m’aura fallu une divine discussion ; il m’aura fallu la rencontrer.
Carole.
Il me semble frémir tandis que je prononce encore son nom.
Carole.
Je suis à la fois triste et joyeux de l’avoir connu. Sans elle, point de texte ; sans elle, point de consécration même si un autre que moi prétend me voler les bénéfices de mes travaux. Mais sans elle, point de tourments. Sans elle, point de choix. Sans elle, point d’exclusion.
Je ne renie pas le choix que j’ai fait. En réalité, je présume que quelle que soit l’option que j’eus choisi ce soir-là, et les soirs suivants, cela aurait été un « bon » choix. Bon dans la mesure où il eut contenté tout le monde dans les deux cas ; j’aurai en effet tout aussi bien pu la revoir, elle et elle seule car c’est la première et la dernière, vivre avec elle et voir la jalousie des uns, le bonheur des autres, et être en paix. En revanche, je n’aurai pu, je crois, nullement écrire cette grande œuvre car elle se nourrit, comme toutes les réussites artistiques de la souffrance et de la misère de leur commanditaire. L’art, disait le poète, est une excroissance de la douleur. Moi de l’approuver.
Il n’y a pas de « bons » ni de « mauvais » choix dans l’absolu. Seules sont bonnes ou mauvaises les conséquences de ces choix. Dans la mesure où celles-ci ont été, et auraient été « bonnes », rétrospectivement, j’ai fait le « bon » choix.
Je sors à présent et j’erre comme un amnésique dans la rue. Je tente de retrouver sur le pavé, dans les murs, des symboles, des signes, tout ce qui pourrait me permettre de comprendre ma réflexion de la fatidique nuit. Chaque indice compte : et si j’ai cru voir, dans la fissure d’un angle un mot c’est peut-être ce mot-ci, et aucun autre, qui est à l’origine du problème.
Le problème.
L’ouvrage est un problème.
Tout livre est un problème.
Un livre est un espace intermédiaire.
Une zone de flottement entre ce qui est et ce qui aurait pu être.
C’est un non-lieu.
Il ne va pas, il vient. Il demeure. On ne cède, ni ne prête un livre à quiconque, pas plus qu’on ne lui donne. On le vole. On le dérobe. On le soutire. On le kidnappe. On le soumet à sa propre volonté, on le tord pour en retirer tout le jus qu’on lape enfin.
Mais on respire encore et toujours du vent.
La lettre, c’est le rien. La lettre est le vide. Un livre est une pyramide de vide. Un livre n’existe que parce qu’il fut écrit, et parce qu’il fut lu. Mais davantage encore. Il existe s’il peut être raconté.
Règle 1 : Rien n’existe.
Règle 2 : Si quelque chose existe, il peut être écrit.
Règle 3 : Si quelque chose est écrit, il peut être lu.
Règle 4 : Si quelque chose est lu, il peut être raconté, soit « lu » après un transfert nécessaire au travers d’une sensibilité et, ainsi, une onde de lecture se propage au ou aux voisins.
Ce n’est qu’à ses quatre conditions qu’existe le livre. Chaque étape tue la précédente. L’écriture tue le néant. La lecture tue l’écriture. Le récit tue la lecture.
On ne peut tuer le récit, tout comme on ne peut tuer le néant.
Si le néant est l’Ombre, que ne peut être le récit sinon que ce qui tue l’Ombre ?
Le goût que j’avais sur les lèvres, n’était-ce rien d’autre que cela ? Ne venais-je pas, me répétant à moi-même chaque mot du texte que je m’apprêtais à écrire, de vomir toute l’obscurité de mon âme ? N’était-ce pas ça qui me restait en bouche, comme un plat trop poivré semble écarter encore les joues parmi les dents, plusieurs heures encore après le repas ?
Car il convient de dire qu’un auteur n’est pas un lecteur. Il ne peut jamais l’être pour son propre manuscrit. Même en une vie d’abnégation, parcourir du regard la moindre ligne lui est inaccessible. Il reste moins bien placé que quiconque pour parler de son ouvrage, et toute vocation dans ce sens est une hérésie qu’il convient de dénoncer. L’auteur en effet se raconte l’ouvrage avant même de l’écrire. Dans sa tête, avec minutie, qu’il prépare ou non son manuscrit, qu’il fouille en bibliothèque ou arpente les cadastres, il se parle comme à un dément. Il entend une, deux, trois, autant de voix que son texte en comportera. Il s’imagine les personnages, les répliques, il cherche le mot, le mot juste, le mot vrai.
Car même quand le récit est faux, par définition « de fiction », l’auteur dit la vérité.
Ainsi donc, ce n’est seulement quaprès avoir récité qu’il écrit. Et l’étape de lecture de lui être à jamais inaccessible.
Je m’arrête un instant sur la place de l’hôtel de ville. En face de moi, une prodigieuse horloge. Elle marque cinq heures.
J’ai encore faim.
Les études concernant Genocide-City, du point de vue du second sens vinrent assez rapidement après les thèses consacrées au « silence du monde » quand elles ne furent pas développées en parallèle de celles-ci. Une seule pourtant retint suffisamment mon attention, que ce soit dans sa présentation ou dans son analyse. Il me semble l’avoir encore sous les yeux tandis que j’y repense.
_-_
Quand j’ai découvert ce texte, c’était… mais peu importe la date. Plus que jamais il mérite d’être hors du temps et hors de l’espace, hors de la réalité concrète, hors de toutes nécessités. Par « il » je n’entends que le texte, exclusivement ce texte : il est bien plus en réalité qu’un simple amas de sigles, de sons, de mots. C’est un être vivant. Plutôt, une ombre, une silhouette d’un être vivant. Ce livre est l’obscurité, c’est la masse. Derrière, au-delà se trouve la lumière ; derrière, au-delà se trouve l’étincelle ; derrière, au-delà se trouve une première vérité. Puis le livre s’oppose à l’éclat, et l’on a entre les doigts qu’une ombre sale et grise, noire : si l’on cherche à la saisir notre main elle-même devient ombre à son tour. Elle se fond avec la silhouette. Bientôt elle remonte le bras, l’épaule, la poitrine, envahit l’estomac, détruit les jambes, explose la cervelle.
Il est trop tard.
Nous devenons une partie du livre. Une partie de Genocide-City.
L’auteur avait prépublié son ouvrage. Tout comme il est des préréformistes, il est des prépublicateurs. L’outil contemporain est magnifique. L’Internet. Son invention, son intention plutôt est là : permettre un lien bien plus ténu, bien plus fin, entre l’œuvre, le lecteur et l’auteur. Permettre à ces deux entités de se rencontrer.
Asinus asinum fricat. Qu’on les laisse se toucher : et qu’on laisse au texte son propre bonheur. Celui d’être au-delà de quiconque, y compris de moi-même. S’il pouvait rire il ricanerait de ma présente démarche, mais il me semble, non pas comme un devoir, mais comme un besoin de raconter ce que je désire. De raconter ce que j’ai aimé lire.
J’aurai lu ce texte un certain nombre de fois. Je ne puis hélas pas le chiffrer comme je l’entends et comme il serait utile de le faire, pour la seule et stricte raison que cette précision est accessoire. Que l’on me prête confiance et vérité ; que l’on sache que je parle en pleine connaissance de cause ; que l’on me croie digne d’écoute et que l’on accrédite mes réflexions.
J’ai lu Genocide-City.
Et j’ai cru y voir deux éléments distincts. Deux sens. Deux manières d’aborder ce texte.
La première le rend ignoble, inutile, infect.
Le second tend à le rendre bien plus agréable, peut-être même immortel.
À l’heure où je choisis de composer, ici et maintenant, ces « impressions de lecture », je ne suis pas en mesure d’expliquer ni comment deux aspects aussi étranges de la beauté peuvent cohabiter, ni pourquoi par ailleurs ils cohabitent. Semble-t-il, il fut décidé sciemment que le malsain et le propre se côtoient et s’embrassent sensuellement, qu’ils s’interpénètrent. Je ne vois pas d’autres explications.
Tout comme le monde assume sa bipolarité, le texte semble montrer, crier à tous son ambivalence. Il ne faut renier le moindre de ses aspects sans faire de lourds contresens ; car c’est dans cette union qu’apparaît la dernière morale du texte, celle de la bonté et de la réussite existentielle : il faut vivre patiemment, observer et expérimenter, ainsi seulement peut-on prétendre être ce que l’on est réellement, et seulement ainsi.
Lecture simple
J’ai été en vérité le premier surpris lorsqu’un mien ami, revenant de je ne sais quelle expédition dans les tréfonds d’une toile cybernétique, m’invitait par courrier électronique à me diriger vers un certain site où je pourrai lire, selon ses dires, « le meilleur des textes ». Ce compagnon était un littéreux, non un littéraire ; le distinguo doit être fait maintenant je présume, car s’il avait été littéraire je n’aurai sans doute pas écouté son conseil. Mais en tant que littéreux, j’avais tout raison de croire en son simple avis.
Depuis longtemps je regarde d’un œil lointain, tantôt amusé, tantôt intéressé, tantôt blasé les tribulations des chercheurs, des auteurs, des étudiants. Je fus moi-même, jadis ! étudiant en lettres modernes, licencié, maître, docteur bientôt, professeur enfin. Brusquement, j’ai choisi de tout arrêter afin de vaquer à des occupations, pensé-je, plus constructives. À présent retiré de toute étude et de toute recherche, je m’amuse à lire et à lire encore, comme au-delà de toute considération oisive, de toute méchanceté vaine. J’ai en effet appris que la littérature avait une plaie, le théâtre ; que les études de lettres avaient une gangrène, la littérature comparée ; que les littéraires étaient des aseptiseurs en puissance.
Mais les littéreux, en revanche, sont des amoureux. Ce sont des esthètes. Ils dénichent les perles rares, ce sont des contemplateurs. Des lecteurs auxquels on aura enlevé l’envie de comprendre. Des assimilateurs, des passionnés.
Ma culture, mon passé, mes études, mes travaux d’antan m’empêchent d’atteindre un tel détachement devant les mots que je décrypte, si bien que je reste un « lecteur » ; mais certains de mes amis ont fait vœu d’incompréhension et se sont donc clairement imposés comme détenteurs de savoir, comme cuistres. Que l’on ne se méprenne sur ce terme qui peut paraître, je le conçois, péjoratif, car ce n’est sûrement pas le cas, dans ma bouche tout du moins. Ce sont des encyclopédies vivantes de lecture, des dépositaires. Des bibliothèques ambulantes qui reconnaissent et avouent ne rien comprendre à ce qu’ils lisent, à tous les trésors qui échouent entre leurs mains. C’est un parti pris divin, l’ultime abnégation de sa personne pourrait-on presque dire. Lire, lire et ne rien comprendre, ne vouloir rien comprendre ! Ne lire que le mot, rien que le mot sans chercher à voir au-delà. Ne le considérer que comme une production immortelle ! J’admire ceux qui peuvent faire cas d’autant de puissance d’esprit. Mais en attendant, je ne peux qu’admettre être corrompu. Malgré tout, je m’y emploie et je ne désespère pas d’être, bientôt, capable moi aussi de voir la vérité nue.
Or donc cet ami m’avertit un joli matin qu’il avait lu un texte sur un quelconque site d’un mystérieux auteur, qui n’avait pas cru bon de laisser son nom, de se signer, qui avait voulu jeter ces quelques pages comme on jette un morceau de viande dans la cage des lions et qu’on regarde, amusé et terrifié, s’ils vont la dévorer ou la laisser pourrir dans un coin. Il n’y avait en effet aucun retour sur ce texte, aucune critique, aucun commentaire, qu’il fût élogieux ou bien réservé et je sais, pour avoir moi-même tenté l’aventure de l’écriture combien cela est frustrant, plus frustrant et plus enrageant surtout qu’un étalage sans raison d’insultes et de remarques désobligeantes.
J’ai tout d’abord remarqué cela avant d’aller plus loin dans la lettre de mon compagnon, car j’avais suivi le lien qu’il m’offrait ainsi. Ce détail pourrait n’avoir aucune importance mais je le rappelle, à présent que je compose ce « récit de lecture » et je me suis juré, implicitement tout d’abord et à présent par écrit de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité sur cette aventure car c’en est bien une, soyez-en assurés.
Toute lecture prend des tournures d’aventure ; et quand bien même le roman se dit « historique », c’est une enquête qui surgit devant nos yeux, qui se tisse petit à petit ; ce n’est pas un texte par hasard. Lire, c’est tricoter ; plus on lit, plus on peut prétendre à resserrer les mailles et enfin, lorsque tout fut lu et lorsque le texte ne devient plus « un » texte mais « ce » texte, qu’il fait parti de notre corps, qu’on le transpire en y resongeant ou en l’effleurant à nouveau du regard, l’enquête est résolue, le meurtrier arrêté.
Et l’on découvre, comme en ces mauvaises historiettes d’intrigues policières, que nous sommes nous-mêmes l’assassin, le fomenteur, le commanditaire, l’illustre inconnu qui refusa de se signer. L’on découvre, puisque l’on connaît le texte dans ses moindres virgules que nous sommes cet inconnu.
Car qui d’autre que l’auteur du texte lui-même peut prétendre le connaître dans ses moindres détails, de sa première majuscule à son ultime point ?
Or çà, je continuais de lire le message de mon ami. Ce dernier, extatique, m’assurait l’avoir déjà lu près d’une vingtaine de fois et le redécouvrir encore comme s’il s’agissait de la première. Il se surprend à frémir, à rêver, à ressentir « pitié et crainte » comme lorsque l’on s’amusait à aller voir trente, quarante, cinquante fois le même Racine et qu’on y pleurait, qu’on y geignait plutôt tout autant que lors des dix premières. D’ores et déjà je levais un sourcil circonspect. Je connaissais mon correspondant et sa mémoire prodigieuse ; si belle, par ailleurs, qu’il haïssait pertinemment lire ne serait-ce qu’une seconde fois la moindre des œuvres. Deux en réalités ne trouvèrent jamais grâce à ses yeux, et il se fendit de les lire deux fois : La Disparition, de Georges Pérec car il ignorait, la première fois, l’astuce de l’auteur et ne l’avait point remarqué de prime abord, et Alice au pays des Merveilles, car c’est son livre préféré.
Ainsi, pour qu’un texte, d’un illustre inconnu du reste, coup d’épée unique dans un miasme de lettres ineptes et grandioses, attire son œil quelques dizaines de fois, doit-il être merveilleux ou au contraire tellement ignoble qu’il convient de le traverser encore et encore, afin d’en rire à chaque fois !
Car c’était là mon grand doute lorsque, achevant le mail, il m’exhortait à moi aussi le lire avec attention et nombre. Son cynisme, son ironie grinçante, son humour flegmatique et quasiment anglais, lui Corse de naissance faisaient parties prenantes de son personnage et lui avait déjà, sinon joué des tours, ouvert quelques portes. Et comme l’usage du point d’ironie ou du smiley lui était méconnu et qu’il tenait en profonde horreur ces deux signes, il m’était souvent délicat, même lorsqu’il était juste devant mon regard, de démêler dans ses propos le vrai du faux. Mais un certain dynamisme, pour ne pas dire une énergie se dégageait de ses mots. Et je pris alors pour de la sincérité ce que, dans d’autres cas et en d’autres lieux, j’aurai tenu pour de l’humour noir.
Le texte était découpé en deux parties : une préface, nommée Avant la lecture et le texte en lui-même. L’ensemble faisait, sous mon navigateur, quelques vingt pages. Texte court, donc ; court mais dense comme je m’en aperçus en le balayant succinctement du regard. Je prenais un mot de-ci, un autre de-là et, bientôt, j’entamais sa lecture.
Il ne me fallut guère que d’une soirée pour parachever la première lecture du manuscrit, et mon impression, après avoir refermé le document que j’ai avalé d’une traite pourtant fut mitigée. Certes, le titre à un je-ne-sais-quoi d’accrocheur qui a su me retenir l’oreille et l’œil, l’auteur également si on en juge par sa propre préface – ce qui, soit dit en passant, est à voir moins comme une trace d’orgueil que comme un aveu sincère, j’en suis persuadé à présent ; certes, le principe de base est agréable et, à défaut d’originalité, reste relativement bien mené ; certes, le style, lourd par endroit, trop léger au contraire dans quelques paragraphes se déguste comme ci, comme ça, sans que l’on ne crie à la facilité ou au génie ; certes, la chute est surprenante et clôt fort bien l’histoire, si bien que même après avoir achevé cette prime lecture je doutais que l’on puisse terminer le tout autrement.
Certes.
Mais globalement, je fus déçu. Je m’attendais à un texte exceptionnel, on m’avait assuré que je ne regretterais pas ma lecture. Or là, le goût du sable chaud m’agressait la langue et mon premier réflexe fut d’ouvrir le mail de mon ami afin de le tancer, sur un ton ironico-comique mais sincère, lui conseillant de remettre ses goûts en doute.
Par le hasard le plus complet, mon ordinateur « buggua », « planta » comme on dit aujourd’hui et se figea : j’ai dû dès lors redémarrer ma machine. Une fois, deux fois, trois fois : sans succès. Ma chère plate-forme refusa résolument de se lancer pour un problème que j’identifiai rapidement : surchauffe. Je décidai alors d’y revenir au lendemain.
Je me suis levé de ma chaise.
Tout autour de moi, dans la quiétude de la nuit qui montait alors, je fus pris d’une violente douleur au cœur. L’espace d’une seule seconde, je me retrouvais dans la ville morte. L’espace d’une seule seconde, je me retrouvais dans Genocide-City.
La peine fut si violente, et elle me saisit si brutalement que je dus m’appuyer sur quelques meubles se trouvant à mes côtés et c’est le front en sueur et les jambes tremblantes que je réussis à m’allonger, plutôt à m’écrouler sur le lit pour reprendre mon souffle. L’œil hagard, je fixais mon écran éteint, commençant à comprendre d’où provenait la mystérieuse exaltation de mon compagnon.
Ce n’était pas de l’enthousiasme.
C’était de la peur.
Me croyais-je dans un de ces récits d’Edgar Allan Poe ou de Franz Kafka ? Soudain, il me semblait me souvenir d’un cruel apophtegme ou d’une manière de maxime entendue ci ou là ; il me semblait que l’obscurité qui suivit ma lecture du texte était encore du fait de l’auteur. L’ombre m’avait gagné. Ce n’est qu’à cet instant que je saisis toute la grandeur du texte. Son paradoxe, son hypocrisie dirais-je même : réussir, sous couvert d’une histoire troublante certes, mais ni effrayante ni même horrible, mais juste bizarre à nous faire partager l’horreur de son personnage, de cet avatar à la description épistolaire, lapidaire, brève, auquel tout le monde, y compris les femmes qui ne le pourraient pas pourtant, littéralement, peut s’identifier (puisqu’il est décrit comme un homme).
Pendant cette cruelle seconde de silence et de douleur qui suivit ma lecture, et que je n’avais jamais ressenti ou alors si peu ! j’ai bel et bien cru voir tout autour de moi un champ désert, une solitude inepte qui me glaça.
Toute ma nuit fut traversée de visions cruelles, démons inconnus ou issus des cauchemars de Cthulhu, et je fus bien plus fatigué au matin qu’en me couchant, trempé de sueur. Je tremblais encore et mon esprit était à la fois désireux de relire le texte maudit, et voulant à tout prix le supprimer de ma mémoire.
Car ce qui se produisait en moi était non seulement inconnu, mais également étrange, paradoxal tout comme le texte en lui-même qui joue perpétuellement sur ces oppositions dignes d’un clair-obscur de Schalken.
Ce n’était pourtant pas encore à cet instant que je saisis toute la cruauté du texte, je me focalisais alors que sur sa version première ; car plus que nul autre Genocide-City cache en son sein deux faces, une première et une seconde, une simple et une seconde, une prosaïque et une moraliste. Le titre lui-même semble détenir cette clé.
L’on sait bien qu’en langue anglaise, le second élément d’un mot composé est lu en premier ; la lecture simple est celle de la City, de la ville, de la « grande ville », soit l’histoire en elle-même. La seconde est celle du Genocide, du « meurtre », soit du « pourquoi ». La morale, le « pourquoi » de la morale et non, comme se l’imagine le personnage, le comment.
Je revoyais distinctement, en fermant les yeux, les moindres passages du texte, les moindres « épisodes » que l’on peut entrevoir, qui ne sont découpés que via l’écriture en paragraphes, du reste. Quand bien même je me vante de ma mémoire, je savais qu’il y avait là prodige : j’aurai pu récrire sans mal le texte entier et, j’en reste convaincu, ne pas me tromper d’une virgule. C’était comme si les lettres avaient été inscrites en sigles de feu sur mes paupières et qu’il me suffisait de méditer intensément pour les découvrir encore. Mon crâne entier devenait une partition, il devenait le manuscrit. L’auteur siégeait sur une de mes oreilles, susurrant ses mots implacables et déraisonnés, me relatant encore la longue traversée du personnage à travers la ville, visitant le parc, l’église, la faculté, la mairie, la bibliothèque…
Plus que nul autre ce passage m’effraie. Tant encore qu’à présent que je pense avoir « dominé » le texte je ne puis le résumer.
Il faudra le lire pour en entr’apercevoir l’horreur.
Ces lignes me glacent le sang.
Je suis resté enfermé dans mon domicile trois jours durant à ressasser malgré moi l’intrigue entière du texte. Mangeant froid, négligeant hygiène et santé, à moitié nu, ouvrant le moindre de mes livres à la recherche du mot qui aurait su me sortir de ma torpeur ou au contraire me pousser au suicide, raturant des pages et des pages entières de brouillons et de travaux, les rectifiant encore et encore, déchirant le papier de mon encre noire, j’espérais quitter mon état léthargique, respirer à nouveau, retrouver un prochain élan, en vain. Trois jours infernaux qui ressemblèrent aux trois jours du personnage de Genocide-City.
Le premier jour j’errai sur mon balcon et devant mes trophées de guerre, avant de m’endormir sur quelques versets bibliques ;
Le second jour j’ai tenté une sortie avant de rentrer et de relire avec assiduité mes ouvrages de faculté, mes anciens cours avant de m’endormir sur eux ;
Le troisième jour j’immolais mes travaux et mes ouvrages didactiques avant d’examiner ma bibliothèque… et d’apercevoir la lumière.
Lecture seconde
Brutalement, il me semblait renaître.
Je tenais le sens du texte.
Je respirais.
_-_
En y repensant, comment un texte peut permettre à quiconque d’atteindre une telle félicité ? Moi-même, j’ai à mon compte trois grands livres.
Alice au Pays des merveilles.
Les Liaisons dangereuses.
Bérénice.
Quand j’y repense, ils me font tous un effet prodigieux. Un effet magnifique. Il me semble encore les transpirer tant je m’en suis nourri. Ma faim s’apaise tandis que je me remémore les trois héroïnes.
Carole.
Elle aurait été là, sur mon lit, à mes côtés, lisant quelques fables.
Elle n’aurait plus fait attention à moi, consacrée à ses travaux de toile.
Elle se serait soudain retournée vers moi, et m’aurait juste dit « moi aussi ».
Ses lèvres auraient le parfum du thé.
Un monde où le ciel est bleu.
J’ai froid à présent.
_-_
Il me semblait à présent évident qu’une morale sacrée se dissimulait derrière mon texte. « Mon » texte, je ne me suis pas trompé, car il s’agit bel et bien du mien à présent. Je l’ai tant lu et tant su, je le sais encore, qu’il ne peut s’agir que du mien.
Qui, mis à part l’auteur, peut prétendre connaître aussi bien un assemblage de caractères ?
Comment décrire, comment dire tout ce que cette découverte a induit en moi ? Je ne puis, paradoxalement, qu’en élaborer une carte, une vaste liste qui serait, à défaut d’exhaustive, parlante.
S’arracher une dent avec une tenaille.
Se trancher le petit doigt avec un couteau et l’avaler.
Prendre une casserole brûlante à pleines mains.
Lécher du verre pilé.
Se fracasser la tête contre un mur.
Chanter à en perdre la voix.
Courir et avoir sa jambe emportée par une souche d’arbre.
Gifler un enfant en bas âge.
Se masturber.
Être violemment frappé à la tête par un objet contondant, et mettre un doigt dans la plaie.
Arracher la langue d’une femme.
S’ouvrir les veines et les lécher.
Éternuer si fort que l’on saigne du nez.
Imaginer quelque chose de dégoûtant pendant que l’on mange des lasagnes.
Manger un mégot de cigarette trouvé dans la rue.
Se tordre une oreille.
S’arracher les sourcils à renfort de ruban adhésif.
Prendre la main d’une fille.
Lui dire qu’on l’aime.
Sentir sa poitrine exploser à ses côtés.
Lui faire des enfants.
Entreprendre d’en avoir.
Prendre un appartement.
La tenir par les yeux.
_-_
Dans mon appartement, le lit semble encore chaud de son absence. J’ai dû, la nuit dernière encore, la rêver trop fort. J’ai mal dormi. Les cheveux en bataille, le teint vitreux, les gestes faibles. Dans la glace de la salle de bains, il me semblait n’être que mon reflet. Je me rends compte que depuis le début de cette affaire, je n’ai plus ouvert un seul livre.
J’avais commencé Justine ou les malheurs de la vertu. Sade.
Je me sens proche de Sade.
_-_
Or ça, j’ai entrevu l’Ombre. L’Ombre sous le texte, le texte qui est Ombre. Je me rendis compte que la morale était représentée depuis des millénaires à travers le tendre spectre de la lecture.
Le texte est l’Ombre ; le papier est Lumière. De l’un naît l’autre et se superpose à l’un. Ainsi n’a-t-on qu’une ombre lorsque lon lit.
L’imprimerie fait s’imprimer l’Ombre sur la Lumière. Bientôt viendra une technique qui permettra à l’Ombre de naître dans la Lumière, au moyen de quelques modifications chimiques qui fera, de lui-même, se teindre le papier. D’alors, que naîtra-t-il ?
Un texte éternel.
Un texte non altéré par les lecteurs ou les éditeurs, par les tracas de la vie. Pourra la couverture se corner, pourra l’illustration se corrompre, pourra la tranche s’ouvrir et se répandre comme les entrailles d’une charogne. Le texte, la quintessence, la moelle, reste et restera. Et ni les assauts répétés de ces veaux de libraires, ni les postillons miasmatiques de ces moutons de lecteurs ne pourront changer cela.
Lorsque mon texte se représenta devant moi, il m’a semblé revoir le long chemin de la main parcourant chaque lettre, chaque mot, chaque phrase. Je me revois encore, dans mon carnet de croquis, caresser langoureusement le grain du papier et en frissonner, sentir mes phalanges s’endormir et le sang de mon poignet se geler. J’écrivais avec un stylo à encre noire, j’aime ces stylos car ils me permettent, en marge d’écrire, de dessiner.
Plutôt, ils ne servent qu’à dessiner.
Quoi ? Qu’est une lettre sinon une esquisse ? Qu’est une phrase sinon un portrait ? Qu’est un texte sinon un paysage ? Mais qu’on ne s’y trompe, et écrire Genocide-City m’a permis entièrement de comprendre cela, ce paysage ne m’appartient pas. Il ne fut pas inventé, il n’est pas même la représentation sublime d’un univers connu, méconnu ou inconnu que j’aurai pu entrevoir au-delà de ma fenêtre ou dans les rêveries débordantes de mes éveils dérangés, ou de mes sommeils tardifs. Le café ne m’a pas aidé à atteindre un au-delà de volupté, et la paix de mon oreiller n’est qu’une illusion.
Qu’une tendre illusion.
Alors quoi ?
. . .
Je me sens monter vers le divin.
_-_
Sade a passé une vaste partie de son existence en prison.
L’on dira que ce fut à cause de ses écrits licencieux, de ses idées perverses.
Certes.
Mais à mon avis, et ce fut l’image que j’ai intimement eu de lui dès que j’ai feuilleté l’ouvrage, ce n’est pas tant cela qu’on a craint en lui. C’est son esprit. C’est sa maîtrise de la langue.
Sade jouait avec les mots comme d’autres avec un bilboquet.
Il mettait dans le trou à chaque phrase.
_-_
L’aspiration première, qui est également l’ultime ; l’aspiration ultime, qui a la saveur d’une première fois. Je me sens monter vers Dieu sans l’être, je me sens l’intermédiaire. Je n’ai jamais lu Platon, bien que connaissant ses idées ; je les ai épousées avant même de savoir qu’elles existaient. Il y a dans mon esprit et dans mon écriture une aspiration à la Lumière.
Or ça, comment retrouver la Lumière dans un texte, dans l’Ombre ? En regardant derrière le texte. En regardant l’Ombre.
Il est un jeu que je fais depuis tout petit, avant même de commencer à lire. Une manière de jeu palimpsestique mais qui, à défaut de jouer avec les mots, joue avec les non-mots. Jouer avec leur absence, ou plus prosaïquement avec les espaces entre eux. Je m’amusais à trouver des lignes, des dessins, d’autres lettres parfois ! en reliant de mon doigt ou d’un martial trait les espaces entre les mots, par-delà plusieurs lignes.
Fut une époque où les moines, heureux de découvrir le pouvoir de la Lettre, ignoraient majuscules, virgules et espace ; ainsi les remplaçaient-ils astucieusement par des points. C’est encore de là d’où surgit le sens même du mot « point ». Le « point », ou « là où débute le mot », le « point du mot ». Lâche hypocrisie et ironie subtile même, dirons-nous, que ceux qui ont vu dans ce point la fin d’une phrase. Quelle raison d’être a le « point final » ? Lisant précautionneusement même cette expression torride, il me semble y déceler non pas un oxymore ou une contradiction première, mais plutôt, dirais-je ! une violente peur.
Quelle est-elle ?
_-_
Les évènements de cette fameuse nuit interrompirent ma lecture. Je ne l’ai depuis pas reprise.
Par ailleurs, Carole avait en sa bibliothèque, entre autres et parmi nombre d’ouvrages qui étaient également présents au plus profond de mon corps, de mon cœur, de ma tête, le livre dont j’avais entamé la lecture.
Si bien que j’eus l’impression de ne jamais l’avoir arrêté. Et d’avoir vécu le vice, au détriment de la vertu.
_-_
Le point représente l’idée de naissance. Le final, celle de la renaissance. La peur est là, palpable : l’alpha et l’oméga. Le génocide et le city. Si bien qu’en achevant un texte, l’ultime point nous susurre langoureusement un « adieu » qui évoque des échos de « prends-moi encore ». Si bien de voir dans ce point non pas le final mais le premier, celui d’un autre mot, d’un autre ouvrage.
C’est cela, l’aspiration de l’Ombre. C’est cela, l’envie de lecture. C’est cela, la douce quiétude qui nous possède lorsque nous refermons l’œuvre.
Le vide.
Et le vide de le combler, d’avoir envie de le combler encore et encore.
C’est cela, et cela seul. Rien de plus. De la peur.
Un lecteur est un être qui a peur. Un lecteur est un être qui a peur du divin. En cela l’auteur lui est supérieur : il n’a pas, il n’aura jamais peur. Pour la stricte raison qu’il est un initié au pouvoir secret de l’écriture.
Fut un temps, disais-je, ou les moines ignoraient le point. En ce même temps l’Homme ignorait la lecture.
À présent que cette donnée reste et demeure, qu’on la consacre ;
À présent que les écoles l’enseignent et que tout un chacun l’encense ;
À présent que l’on tance celui ou celle qui refuse d’en faire un sacerdoce ;
Ce n’est plus la peur de lire. C’est la peur de ne plus lire. C’est l’ultime peur, le final et l’absence du point.
L’auteur lui est au-delà de cette peur. Non qu’il est plus intelligent, malin, cruel, malicieux que ne l’est un simple lecteur, loin de là. Mais l’auteur n’est pas un lecteur. L’auteur écrit. Il ne lit pas. Il compose. Il ne recompose nullement. Il offre, il ne reçoit pas. Il ne comprend rien. Il ne glisse rien. Il n’ouvre rien. Il compose.
Si bien que la morale que j’ai dissimulée dans mon texte n’est pas, à proprement parler ! une volonté de ma part. Ce n’est pas un paysage comme je l’ai précisé. Il s’agit en réalité de ma lecture, de ma propre lecture qui a insufflé sa venue au monde réel, tout comme le nourrisson ne respire pas mais l’oblige-t-on à respirer la première fois.
Si bien que cette morale,
Si bien que cette morale est là, a toujours été là. Cachée, mais présente. Que l’auteur ne l’a certes pas voulu mais qu’elle existe et que j’ai eu cette chance sublime, celle d’oublier que j’avais crée le texte et de le retrouver, cette fois-ci en position de lecteur. Et de comprendre alors. Je me suis découvert.
Là est la raison de mon état second.
_-_
C’est peut-être cette incessante quête de vérité qui m’affame et m’épuise, qui m’empêche de dormir et m’inquiète. Moins la quête de vérité que le pourquoi de cette quête.
Depuis bien longtemps je m’interroge sur le pourquoi et le comment.
Il me faut dormir, sincèrement. Je ne puis, je crois, garder les idées claires si je m’obstine à vouloir, encore et toujours, dénouer le vrai du faux.
_-_
En lisant Genocide-city, il s’est donc passé chez moi un curieux phénomène, qui m’a amené à considérer les choses sous un angle entièrement nouveau. Comme si, découvrant mon texte, je m’étais moi-même découvert. Pour ainsi dire, avant même de lire, je le savais ; ainsi le savoir précède-t-il la lecture et le lecteur de posséder une intention de lecture. Cette intention formate la lecture, la conditionne plutôt, comme on conditionne psychologiquement quelqu’un avant de l’interroger.
Cela explique tout également mon état second avant de lire réellement le texte et de le connaître comme on connaît, par cœur, l’ânonnant sans même s’en rendre compte comme on prend sa douche, ou allant au travail, lors des heures de pointe dans le métro ou le bus, une chanson dernière ou un air tendre longtemps su.
Le texte m’apparaît plus que jamais comme de la suggestion et il me semble même, bien que je n’ai pu le trouver ! avoir fait appel à quelques complexes règles mathématiques régissant une harmonie imitative, ou bien une géométrie particulière, faisant appel à ces fameuses lignes d’espace que je décrivais plus haut.
Jacques Roubaud désirerait-il entreprendre une telle vérification, ou bien la laisse-t-il à quelques illustres inconnus, Poincaré et Hilbert, qui se chargeront bien mieux qu’un autre de le démontrer ?
La morale se dissimulait derrière chaque lettre de mon texte, derrière chaque ligne, derrière chaque mot, pire : dans chaque espace. Que l’on juge un rien : pourquoi donc a-t-il fallu créer l’espace, quand les moines ancestraux, les latins, les grecs, les phéniciens ne l’exploitaient guère ou n’utilisait donc qu’un point pour indiquer où s’achève et où commence le mot ? Car il a fallu dissimuler un message là où les autorités empêchaient de le dire explicitement. Ainsi, tout texte n’est-il pas porteur d’un sens mais de deux sens : d’une illusion et d’une vérité. Et la vérité se trouve là où il n’y a aucun mot. La vérité se trouve là où le mot est divinement absent. Si ainsi le texte lui-même raconte une histoire, le non-texte distille une morale. Voici donc pourquoi il m’a fallu m’imprégner du texte avant de la découvrir : car en me rappelant, point par point, ligne à ligne tout le processus créatif, j’ai pu en faire une partie de moi et donc, ne plus l’apercevoir. Le procédé est similaire au fait qu’on ne perçoive plus sa propre odeur, tant nous en sommes baignés, et que l’on puisse ainsi percevoir les autres. Ainsi ne voyais-je non plus le mot mais la lumière sous l’Ombre, la morale. La connaissance d’un texte, la connaissance juste, totale, absolue, au mot près permet de le lire correctement. Il ne faut pas renier l’apprentissage pur et simple : la vérité ne s’offre qu’à ce seul prix.
Ainsi fut molesté, dit-on, ce prêtre juif pour avoir voulu ne plus se souvenir où se trouvait telle virgule dans l’ancien testament.
La morale se trouvait ainsi belle et bien cachée au plus profond de moi, de mon être mais endormie, reposée, encrassée sous des générations de textes ineptes, de conversations absconses, de considérations erronées, d’écrits pernicieux et de raisonnements fallacieux ; c’est une morale qui m’appartenait depuis des lustres, depuis ma naissance peut-être ? mais qui, au contact d’une société toujours plus avide de destruction, s’était tue au détriment d’une autre, plus incertaine. Car là est la violente erreur de l’Homme, à fortiori de l’homme moderne : non qu’il ne possède aucune morale mais que la sienne est distordue comme un objet qui aurait fondu d’être resté trop longtemps sous le soleil. La mienne était ainsi : sèche, pliée, comme regrettant d’être observée, consciente de sa propre erreur. Mais grâce au texte, enfin, elle put mourir et surgit alors la seule, la stricte morale qui reposait en mon sein, qui repose peut-être dans chacun de nous.
C’est en m’affirmant auteur que le lecteur, que l’homme put voir la morale.
Celle-ci est simple : pense et agit en conséquence.
Comment ai-je pu la formuler ?
En lisant non pas ce qui est écrit, mais en fabulant sur ce qui n’a pas été écrit.
Car ainsi, comment s’achève le texte ? Deux lignes étranges qui en appellent non pas au lecteur, mais à l’auteur. Ce sont elles qui me réveillèrent.
« Il sut qu’il n’aurait jamais dû se demander “comment”.
« Il sut que la seule question, c’était “pourquoi”. »
_-_
Encore ces deux lignes, que je croyais comme m’étant destinées. Semble-t-il, tout un chacun ayant lu le texte eut au moins une fois cette impression. J’ignore pourquoi. Je pense qu’il s’agit en réalité de leur brièveté, au milieu d’un texte se voulant relativement dense, du moins, qui aligne les paragraphes et ne laisse que peu de place à la réflexion pure, à la maxime, à la force du mot au profit de celle de la phrase.
Alors, peut-être se dit-on que si le texte est là pour raconter une histoire, ces lignes sont présentes pour délivrer un message. Peut-être est-ce même un changement brutal d’un œil à l’autre, une interprétation formidable.
Une interprétation qui en vérité soulève plus de questions que de réponses.
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Ainsi se trouvait là la solution. Le personnage, tout du long de son aventure au sein de la ville morte, ne se demandait jamais « pourquoi il devait agir », mais « comment il devait agir ». Plus exactement même, « comment il avait agi ». Car à chaque reprise le personnage ne prend pas réellement la peine de se poser ; il observe mais ne conclut jamais. Il se demande, croit-il, « comment tout ceci s’est arrivé » ; mais en réalité, il cherchait une raison. Il cherchait une explication. Il cherchait un « pourquoi ». Et ainsi ne pouvait-il pas peupler le monde, pas même de sa propre présence, car il restait résolument passif. C’était un lecteur simple, comme je le fus. Voilà pourquoi il ne peut avoir de « visage », car il ne se représente pas même dans le monde qu’il traverse. Comme détaché totalement de ce qui se joue devant lui, il n’injecte strictement aucun sens à ce qu’il observe. Et de fait ne peut réussir. Le « comment » qu’il se pose n’est pas centrifuge : il est centripète. Derrière ce « comment » se cache un « comment fais-je pour rester inerte ? » et non « comment cela fait-il pour rester inerte ? » et donc dissimule un « pourquoi resté-je inerte ? ». Et voilà pourquoi il échoue encore et encore.
Ce personnage, j’ai eu bien du mal à le comprendre en réalité mais il me semble le voir parfaitement à présent, n’est pas un avatar d’auteur : c’est un avatar de lecteur. C’est le « mauvais » lecteur qui se cantonne à ne lire que les mots, sans se douter une seule, une stricte seconde que derrière se dissimule une autre trame. Une trame de « comment » : « comment se fait-il que je lise ce texte ? ».
Car on ne choisit jamais de lire par accident. Ou bien y aura-t-on été obligé, lors d’études par exemple, ou pour les jolis yeux d’une dame, ou bien l’aura-t-on décidé, par curiosité ou plus combler une ignorance que l’on juge ignoble. Il est en effet de ces œuvres que l’on juge « classique ». Qu’il faut lire. Qu’on lit.
Et dont on ressort résolument déçu.
_-_
J’aime particulièrement ce texte pour une seule et stricte raison en réalité.
C’est qu’on peut y lire le doute, la grandeur, la raison du lecteur bref, les réactions légitimes et véritables face à un texte qui nous aura passionnés. Je n’ai jamais douté de la véracité de ces dires tant je partage ces émotions, je les ai eues face aux trois livres que j’ai d’ores et déjà cités : l’émotion, l’aspiration, la raison.
Tout d’abord est-on subjugué par le livre en lui-même, des étoiles dans les yeux, des nuages en guise de chevelure.
Par la suite se sent-on mieux, croit-on même pouvoir effleurer le divin rien qu’en tendant le bras.
Enfin raisonne-t-on sur les raisons de cette grandeur, et trouve-t-on enfin des explications à ce qui nous a tant plu dans le texte.
Nous mettons des mots sur le chaos.
Nous tuons le livre.
Hélas !
Chemin torturé qui est celui de tout lecteur ! Doit-il nécessairement en passer par la résolution, par le raisonnement de ses esprits afin de jouir enfin de ce dont il a envie en toute légitimité ? Doit-il toujours justifier ses plaisirs pour que ceux-ci n’en deviennent pas, aux yeux des uns et de lui-même, des vices ? La lecture pourtant est un vice.
Un vice de voyeuriste.
Les raisons insufflées pour la justifier ne sont donc que des sophismes.
La prétendue « morale » des textes est un sophisme.
_-_
J’avoue qu’après avoir lu ce texte, je ne suis plus le même homme. À présent que la morale m’est connue, je me refuse catégoriquement à lire autre chose.
Je ne souhaite pas me corrompre.
Je suis rentré chez moi. Tout est en désordre, sale ; le frigo est vide. La télévision est restée allumée, je l’éteins machinalement. J’ouvre une fenêtre pour aérer un rien. Patiemment, je décroche toutes les affiches, tous mes posters. Je formate mon ordinateur. Je range ma bibliothèque. Un papier tombe d’un livre.
Il s’agit d’une lettre.
Une lettre de Carole.
Cela me revient à présent. Je ne l’avais pas appelée. Je lui avais écrit.
Je lui avais parlé de moi, longuement. Mes goûts, mes ambitions, mes projets. Ma volonté cruelle de rester seul, de me consacrer au texte, à la virgule et au point.
Une déclaration d’amour déguisée.
Je ne choisissais pas de rester seul en réalité. Je choisissais de l’exclure. Elle a intimement compris.
« Je t’aime. Je ne veux pourtant t’aimer contre ta propre volonté : ainsi je choisis de te laisser en paix.
« Je ne t’oublie pas. À toi de décider si tu me veux encore.
« Je resterai là, à t’attendre.
« Car je doute de beaucoup de choses ; mais pas de mes sentiments pour toi. Le frisson que j’ai ressenti ce soir-là, lorsque je t’ai parlé et lorsque j’ai touché tes mains n’est pas dû au seul hasard.
« Je ne puis pourtant poursuivre cette lettre sans chercher à te convaincre et t’obliger, ce que je ne ferai pas. Tu restes, et resteras libre de ta décision. Elle t’appartient et je l’accepterai. Je te prie simplement de me la faire savoir de manière explicite, tout comme tu m’as envoyé cette lettre.
« Pourquoi, me diras-tu, ne me contenté-je pas de celle-ci et pourquoi choisis-je de te demander une autre lettre, confirmant ou infirmant celle-ci ?
« Parce que je crois que tu ignorais la réciprocité de ces sentiments. À présent que cette lettre parle pour moi, qu’à travers elle tu peux lire ma pensée juste ; à présent que tu lis cette lettre et que tu sais que tes sentiments ont un écho favorable en mon cœur ; à présent que ces lignes se dénouent sous tes yeux et que tu lis en mon âme comme en un tableau ; reconsidère ta décision. »
Encore maintenant, j’entends chanter Brel. Grand Jacques.
Je replace la lettre dans l’ouvrage et la classe parmi les autres, espérant oublier qu’elle s’y trouve. En vain. J’ai de nombreux défauts. Ma grande mémoire en est un autre. En rentrant, j’ai pris deux grandes décisions. La première est de ne jamais lui répondre. Encore ce matin, en la voyant, j’ai hésité. Cela fait plus d’un an, mais je ne peux décemment pas lui répondre. Et pourtant… La seconde est de ne plus jamais écrire.
Que l’on voit donc le trouble dans lequel je me place ! Je ne peux décemment lui écrire que je ne souhaite plus écrire ; et je ne peux m’arrêter d’écrire sans qu’elle persiste à attendre ma réponse et donc, à se languir. Je la laisse donc dans l’expectative espérant qu’elle se lasse, en vain. Car elle me ressemble bien trop. Et si dans la tombe encore elle doit m’attendre, elle le fera. Que faire ?
Que faire ?
Je m’aperçois plus que jamais que la douleur, la fameuse douleur qui nourrit un texte, la douleur qui produit l’ombre, l’abreuve, m’est nécessaire. Elle m’apaise. Elle me fait me sentir entier, vivant. Calme et rougeoyant. J’ignore, partiellement encore, pourquoi. Ce que je sais sur cette douleur, je m’en doute sans vraiment me le dire. C’est comme savoir dès sa naissance l’existence de Dieu ou la naissance du temps. C’est comme s’apercevoir de sa propre existence. Je me sens comme prédestiné à composer. Refusant de le faire, je contredis mon destin. Je contredis mes destins.
Car écrire reviendrait à lui écrire. Écrire reviendrait à lui prendre la main. Écrire reviendrait à l’épouser. Écrire reviendrait à m’enchaîner.
Un auteur s’enchaîne de bien des façons à l’existence qu’il mène. Il s’enchaîne par le besoin qu’il ressent à écrire, à la douce liesse, à l’ivresse qu’il peut ressentir lorsque, transporté par ce démon malin ou, au contraire, mué par de perfides ambitions philosophiques, philologiques, il revient nécessairement au clavier ou à la plume. Il s’enchaîne à son public, à ses lecteurs qui, toujours avides de nouveaux textes pour l’encenser ou le détruire lui réclament encore et toujours de composer. Il s’enchaîne enfin de la manière dont il se prend au jeu. Ce qui était, lors de la première ligne, qu’un jeu devient, jusqu’à la dernière, une mission. Sinon pour les autres, du moins pour lui. Il doit comprendre. Il doit savoir.
Rares sont les auteurs, il n’en existe aucun serais-je tenté de dire, qui ne s’interrogent jamais sur leur propre métier et sur la magie qui se dégagent de leurs propres mots. Il y a l’écriture et l’Écriture ; il y a le moyen et il y a l’art. En quoi l’art le devient-il précisément ? Non pas dans sa réinvention du moyen. Tout ce qui est écrit a été d’ores et déjà dit, ou peut d’ores et déjà potentiellement être dit. Ni dans l’invention du fond. Tout s’est déjà cruellement produit tôt ou tard. Pas même dans l’originalité de l’union des deux. Tout a déjà été écrit.
Alors où se trouve l’art ? Dans la vision de l’auteur qui se projetterait au sein de son texte ? À moins qu’il ne s’agisse d’une autre alchimie, inexplicable celle-là, qui produit une étincelle prodigieuse et rend l’ensemble formidable.
C’est trop facile.
Que me reste-t-il finalement ?
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S’endormait la ville
C’est par le plus complet des hasards que cette histoire se produisit. Mais sa similitude formidable avec le fameux texte nous contraint à reporter quelques entrevues du procès. C’est là un cas étrange et surprenant, bien que nous laissons à tout un chacun le loisir de se faire sa propre idée sur la chose.
L’affaire Mindy
Notre sordide histoire commence un jeudi matin, à huit heures vingt-et-une précises. Là, devant les portes du commissariat une silhouette attend l’ouverture du poste, dans neuf minutes. Habillée d’un long imperméable mauve ruisselant de pluie, elle piétine d’impatience. Ses chaussures sont maculées de boue et sa main droite, qui tient resserrée l’habit contre sa poitrine est couverte de sang séché. Son visage, largement caché par un chapeau noir ne dévoile qu’une fine rangée de dents blanches, exprimant tour à tour la frustration, la colère, le dégoût, la peur. Son visage fin, son menton étroit, ses joues creuses et sa main fine laissent à penser qu’il s’agit d’une femme. Elle doit avoir dans les vingt-cinq ans, elle fait un mètre soixante-six, doit peser dans les quarante-cinq kilos. Soudain elle pleure, elle s’écroule.
Lorsque le poste de police s’ouvre enfin, on l’épaule et la conduit au chaud, lui offre un café brûlant. Elle tend deux poignets frêles et supplie qu’on l’incarcère. Elle prétend venir se constituer prisonnière, pour meurtre avec préméditation.
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Mes pensées s’égarent tandis que je reste convaincu que la solution se trouve là, tout près de moi. Je repasse en revue tous les évènements qui ont pu se produire depuis que le texte fut émis, fut lu, fut étudié. Le quatrième livre, S’endormait la ville, a été l’objet, comme le cinquième par ailleurs, de curieuses coïncidences qui inquiétèrent même l’auteur, mon ami, en son temps. On lui soupçonnait des dons de divination.
Loin de nier, il se contenta de se taire. Moyen intelligent, si l’on peut dire, d’affirmer les rumeurs.
De sordides histoires se trouvèrent correspondre magnifiquement à la trame relatée. À l’évènement près, une exactitude formidable que l’on eut guère besoin de forcer. Si bien que les détracteurs n’eurent comme seul argument cette divine perfection, pour arguer avec raison que tout cela n’était que pure coïncidence. Qu’importe : il n’en suffisait pas plus pour faire rentrer le texte dans la légende. Il faut en effet à l’homme que trois éléments pour devenir célèbre : un début pauvre, un élément qui intrigue, une présence forte. Et si l’on rajoute à cela un sort particulièrement cruel, il en devient légendaire.
Dès lors peut-il mourir : le peuple fera le reste.
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Son histoire est parfaitement extraordinaire. Sa déclaration, maintes fois lue et relue, surprend. On la considère comme folle, si bien que lorsqu’on l’enferme, c’est pour la conduire le plus tôt possible auprès d’un médecin et non en attente d’un jugement. Bien qu’elle clame sa culpabilité, on ne l’écoute guère. Elle semble énervée, dérangée et dans un état de fatigue extrême. Du reste, ce ne serait pas la première fois qu’un individu à la raison ébranlée se déclare sain de corps et d’esprit. Même en ignorant cela, son récit lui-même semble à la fois incohérent et étrange : elle prétend avoir commis sur sa plus proche amie un crime sordide, cette nuit même, au moyen d’une arme blanche dans le parc du quartier. Bien que le gardien l’ait vu au petit matin, elle est parvenue à s’enfuir mais, prise par le remord, se décida à se rendre à la justice.
Bien entendu, on ne prête aucun crédit à ses dires, bien que l’on s’étonne de la précision avec laquelle elle conte son histoire, et les traces de sang sur sa main alors qu’elle n’a aucune blessure apparente. Qu’importe : on appelle un médecin et, pendant la demi-heure qui sépare son arrivée, les policiers l’observent, hagards, et tentent d’interpréter la moindre de ses réactions. Elle se contente de s’accroupir dans un coin de sa cellule, et d’y demeurer, tranquille, les yeux grands ouverts comme en extase.
Elle répond au nom de Mindy Carloff, a vingt-six ans, des cheveux bruns coupés à la garçonne et de pénétrants yeux verts qui vous glacent le cœur. Les papiers qu’elle a remis aux inspecteurs corroborent ses dires et on a du reste retrouvé dans son long imperméable un couteau maculé, lui aussi, de sang. Les inspecteurs ne savent plus quoi penser et préfèrent attendre patiemment la venue du docteur qui pourra les éclaircir sur l’état de cette fille. En parallèle ouvrent-ils une enquête et dépêchent deux hommes, afin d’explorer le parc non loin de là.
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Le public apprécie énormément ces intrigues policières qui s’entremêlent de conspirations, de hasards, de coïncidences. Non pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles ne sont pas : des fictions.
L’on préfère entendre une histoire se définissant comme vraie qu’un conte. Non parce que l’un serait plus « vrai » que l’autre, mais à cause, encore une fois, du second sens. De la « morale ». Car l’on juge que pour qu’une morale soit bonne, il lui faut être invisible, imperceptible. Il convient de la trouver et non, comme dans ces paraboles et ces fables, qu’elle soit amenée. De fait, si l’on peut la trouver au sein d’une anecdote et en tirer un profit, alors cette morale sera-t-elle apprise et sue de tous et de toutes.
Le second sens est avant tout affaire de choix.
C’est se tourner vers l’ombre, de peur d’être ébloui.
L’on croit toujours avoir affaire à une morale.
Ne voir que l’ombre à la première lecture. Et de déceler à la seconde la lumière entre l’ombre.
Toujours se sentir mal de ne pas comprendre. Quitte à insuffler un sens là où il n’y en a, évidemment, aucun.
_-_
Les découvertes faites au sein du parc sont parfaitement extraordinaires : le gardien, J. D. Pindu (son nom véritable sera dissimulé sur sa demande) est assis devant un cadavre de femme, nue, poignardée à de nombreux endroits. Le corps est recouvert de terre et de boue, de feuilles, de fleurs : il a été semble-t-il traîné sur un des chemins caillouteux du refuge écologique avant d’être laissé à l’abandon, peut-être encore agonisant. Le gardien l’a trouvé à l’ouverture, tandis qu’il faisait sa ronde et s’apprêtait à alerter les autorités ; en réalité, il venait tout juste de s’apercevoir du décès lorsque les inspecteurs arrivèrent, ce qui ne manqua pas de le surprendre. La jeune fille lui est connue : il s’agit de Sylvie Jali, vingt-quatre ans. Une haute stature, des cheveux roux et des yeux bleus, noyés de pleurs. Il confirme en révélant ce qu’il sait aux forces de l’ordre qu’elle était une amie intime de Mindy. Les policiers sont, à cet instant, désemparés. Ils appellent pour qu’on vienne chercher le corps, demande au gardien de les accompagner au poste pour une confrontation avec l’interpelée volontaire et commencent déjà à élaborer des théories, toutes plus grandiloquentes l’une que l’autre : meurtre ? machination ? coïncidence ? folie ? Aucune ne leur convient, les réponses manquent.
_-_
Je me suis senti coupable d’avoir élaboré un texte qui a pu avoir une application… « pratique », dirais-je. Je me suis même demandé, conception bien étrange je vous l’accorde, si je n’avais pas moi-même des dons de prémonition, si ce que je composais n’avait pas d’influences réelles sur la réalité. Bien rapidement, j’ai dû m’incliner devant la force de la coïncidence.
Coïncidence.
J’aime le mot.
Je hais le principe.
Il est difficile pour moi de parler de cela, compte tenu de ma vie ; a fortiori toute vie est une succession de coïncidences. Nous n’avançons pas dans le monde.
Le monde nous fait avancer.
Toute tentative de résistance, ou de choix est vain.
Ne reste que la chute.
Cette chute, l’écriture ? La facilité de l’écriture m’aura toujours surpris. Certains auteurs, étudiants, professeurs, critiques, arguent qu’il n’est rien de plus délicat que de commencer un texte. J’avoue que son ouverture est parfois problématique. Mais c’est déjà se raisonner ; en quoi le principe « d’écriture » porte-t-il nécessairement la vertu d’un texte ? Je peux écrire, tisser plutôt des mots sans que cela ne produise un « texte ». Considérons ce mot dans son acception la plus vulgaire, soit l’opposition à une illustration.
Nous avons déjà montré qu’une lettre était un dessin, ici et là.
Ceux qui s’opposent à ce principe n’ont qu’à s’interroger ; est-ce réellement plus absurde que de considérer qu’un symbole est une illustration renvoyant à une abstraction ? Une lettre renvoie à un son ou à une autre abstraction. Rien de plus.
Quoi qu’il en soit, écrire n’est pas nécessairement synonyme de « composer un texte ». Et il n’est rien de plus facile, pour quiconque, de prendre une feuille et de composer. De tisser.
La facilité de la composition trahit son rôle de fuite. De fuir d’une réalité afin d’en atteindre, d’en créer plutôt une autre. Comme ces fous qui voient la réalité différemment de nous autres, puisqu’ils le sont. L’auteur en chute libre.
Écrire ne revient qu’à se rendre compte de ce monde de coïncidences. Qu’à s’apercevoir qu’un monde n’est que le résultat d’une différence de mondes. C’est le reste de la soustraction. En quelques lignes, on remonte le fil jusqu’à l’équation première. Jusqu’à l’inconnue : le monde tel qu’il devrait être.
Mon texte m’apparaissait comme cette résultante.
J’ai été déçu, je crois.
De voir que même dans ce monde-ci, il se devait d’y avoir au moins un mort.
_-_
Lorsque les inspecteurs, accompagnés du gardien du parc et du macabre colis reviennent au commissariat, Mindy est toujours immobile dans sa cellule. Le médecin arrive quelques secondes après eux, et procède à un diagnostic complet ; si ce n’est la confirmation que sa main est recouverte de sang séché et qu’elle n’a aucune cicatrice, ni blessure apparente sur le corps et, semble-t-il, aucun traumatisme, l’analyse psychologique décontenance encore. Mindy reste en effet muette, les yeux grands ouverts. Bien qu’elle ne fasse aucun mouvement particulier, elle ne résiste nullement aux examens ; les policiers ont la sensation désagréable d’avoir devant eux une poupée de chiffon désarticulée, dont l’esprit aurait été volé on ne sait comment, par on ne sait qui. Le gardien, J. D. Pindu, confirme bien quant à lui l’identité de la jeune fille, et son amitié avec Sylvie ; il oriente même les pistes vers un jeune homme qu’il croit être le petit ami de Sylvie, un jeune étudiant en aéronautique qui répond au nom de François… il n’a malheureusement ni son nom, ni son adresse, et Mindy se refuse à parler : toutes les attentions se reportent donc sur la recherche de ce garçon, seul, semble-t-il, à pouvoir éclairer toute cette triste affaire.
_-_
J’ai rencontré Carole dans le bus. Une coïncidence, sans doute.
Que l’on voit comme sont les choses.
De la coïncidence de l’avoir rencontrée naquit notre bonne entente même si, dans ce monde, elle ne dura qu’une soirée. De cette soirée naquit le besoin d’écrire. Du texte composé émergea un monde où l’entente perdura.
Dans le monde qui devrait être, je suis heureux avec elle.
Dans le monde qui devrait être, nous nous réveillons chaque matin côte à côte, et la première chose que je puis voir en ouvrant les yeux est son doux visage, ses joues rondes et ses yeux embués de sommeil. Je l’enserre et elle pose sa tête sur ma poitrine, espérant voler encore quelques secondes de précieux repos. Bientôt il lui semble qu’elle ne peut plus dormir et se met à m’embrasser, doucement d’abord, plus passionnément ensuite ; je lui caresse les cheveux mais mes mains s’égarent entre ses seins et je me surprends à la serrer tout contre mon corps, tout contre mon cœur. Elle me sourit encore et c’est soudain la lumière qui vient de m’apparaître.
Elle se lève la première, je la suis de peu. Elle s’isole dans la salle de bains, se lave, se prépare, s’affaire, panique parfois. Je fais le lit et prépare le petit déjeuner, son thé, mon café, nos biscottes. Tandis qu’elle range la vaisselle je me lave à mon tour et m’habille. Enfin prêts, nous partons main dans la main, nous rigolons toujours.
Nous n’avons cessé de rigoler ensemble.
C’est drôle.
Il m’a semblé, l’espace d’un instant, la voir dans mon lit.
_-_
Des annonces, des affiches paraissent de ci, de là. On recherche un certain individu, répondant au nom de François, étudiant en aéronautique : il est grand, blond, les yeux foncés, marrons ou verts. Le campus est passé au peigne fin, et il ne faut guère plus de cinq jours pour le trouver : François Colibri. Les explications qu’il donne ne laisse plus aucune trace au doute…
_-_
Une histoire curieuse. La suite se devine sans mal. Le fin mot de l’histoire, les comparaisons avec mon texte. « Notre » texte plutôt, que l’on excuse ma présomption. Mais j’ai toujours le mot qui glisse. Qui m’échappe, qui court, qui parcourt. Coïncidence amusante, je crois.
Baste.
Je dors peu. Le peu pourtant que je m’assoupis, il me semble rêver. « Me sembler » seulement, car je ne suis plus sûr de rien. Et les chemins tortueux de ma pensée ne cessent de se corrompre, de s’envoler, de se dissoudre dans de curieux spasmes : je ne dors jamais profondément, mes yeux gardent une lignée blanche sous la paupière, prompts à s’ouvrir au moindre instant. Des images apparaissent dès lors.
Elles me terrifient.
Ce sont des corps décharnés, des purulences, des pestes ; des échafauds, des pendus, des corbeaux les déchiquettent ; ce sont des flammes.
Mais l’image qui me revient le plus régulièrement, c’est celle du vide.
Je me tiens sur le bord d’un profond précipice, sur le bord extrême : il me semble même parfois me tenir parfaitement dans le vide, sans une once de terre autour de moi. Je le regarde et il me semble me toiser, m’invite à le rejoindre. Je sais que si je saute, il n’y aura plus rien.
Que le vide.
Mais autour de moi, il n’y a qu’un vaste désert.
La même question dans mon sommeil et dans ma veille.
Que faire ?
L’histoire de Doch nur ein Tier n’est pas réelle, comme beaucoup semblaient le croire. Ils fouillèrent, je le sais, pendant des mois entiers les annales judiciaires, les cadastres, ont parcouru tous les territoires. On parlait d’une allemande, d’une espagnole, d’une vénézuelienne qui aurait subi les mêmes vices, les mêmes tourments, et aurait connu la même fin, après avoir, ou non, laissé des mémoires ou un quelconque testament.
La majorité quittait ce monde sans même un mot, seuls.
J’ai pourtant, et sans avoir pris connaissance de la moindre réalité vérifiable, entrepris de composer ce texte de manière consciente, bien plus consciente du reste que tous les autres. J’ignore exactement pourquoi. Serait-ce sa position, en marge du court recueil ? Son sujet ? Son titre ? Son héroïne ?
Je ne peux m’empêcher de savoir qu’il se dissimule là une question à laquelle j’ai bien du mal à répondre.
J’aimerai y voir qu’une simple divagation ou, si l’on peut dire, une tranquille fiction, inventée, trouvée, au terme d’un cheminement intellectuel que je suis le seul à connaître. Las ! Je ne peux me résoudre à cette stricte solution. Car comme il m’apparaît à présent impossible que ces lettres tressées soient de ma seule main tant je crois y voir une structure intelligible, je me défends de penser que je puis être l’instigateur d’une histoire un tant soit peu originale.
On doute toujours de ses capacités, à moins d’être mis devant le fait accompli ; et encore faut-il avoir assez de recul sur ce que l’on fait pour pouvoir prétendre être totalement objectif sur ce dernier. Lorsque, comme absorbé par quelques travaux de toile je m’éloigne et contemple le tapis dans son ensemble, j’en oublie le métier à tisser. Et je doute de ma syntaxe lorsque le jour est revenu de m’exprimer en public : je demeure donc muet.
Peut-être, et même plutôt, je pense que ce récit est celui d’un rêve. Un rêve persistant que je m’échine à faire encore et encore, selon d’infimes variations mais dont le schéma est globalement celui du texte relaté : si ce n’est que je suis tour à tour et la petite fille, et son/ses agresseur(s). Tour à tour, j’ai du plaisir à violer, à faire souffrir ; à m’apercevoir que ce petit bout de chair rose qui tremble à mon approche m’appartient et que je peux l’anéantir si tel est mon bon vouloir ; mais j’ai également du plaisir à me faire violer, à me sentir appartenu, à ressentir une profonde douleur mêlée d’une vague incompréhension de ce qui m’arrive, éloigné, si éloigné des réalités de ce monde.
L’incompréhension me fait mal surtout.
Incompréhension du geste : je ne sais pourquoi je viole mais je ressens du plaisir à le faire, car je plonge ma victime dans la même ignorance que moi. J’en sais un peu plus qu’elle.
Incompréhension de la torture : je subis sans comprendre pourquoi et je remonte, compulsivement, à une faute imaginaire. Ne pouvant la trouver, je la dogmatise et considère qu’elle existe, et me contente de cela.
Tous les bruits, mais également les odeurs, sont miens pendant ces scènes de stupre. Je contemple la scène de tous les endroits à la fois, la subis et la fais subir ; je suis la cave elle-même. Je ressens mes limites et les exploite. Je peux sentir mon sexe turgescent ou bien broyé, mes intestins vomir du sang et mes cris faire trembler les poutres ; j’hume la salive, car je bave et en violant, et en me faisant violer, qui ruisselle le long de mon menton et tombe en flaque sur le sol froid. Je sens mes poignets comprimés d’une brutale force et je découvre que c’est moi-même qui les serre au point d’en faire exploser les vaisseaux : je suis plus maître de mon rêve que nul autre rêveur par ce monde.
Le rêve commence toujours de la même manière. Je suis dans l’œil du violeur et je déambule, je rampe, je dégouline même : il me faut un bout de chair. J’ignore pourquoi.
Mais je sais que tant que je n’aurai pas eu satisfaction, je ne pourrai pas progresser. Je ne pourrai pas m’élever. Il me semble alors logique de m’abaisser au rang du chien pour prétendre à être plus qu’un homme. J’ouvre une porte et au moment où mon pied se pose sur la première marche, alors je deviens la victime et je crie déjà.
Si bien que la première sensation que je ressens dans ce rêve est la douleur.
Et j’en pleure.
J’en crève.
J’en hurle.
Je m’entends hurler, par mes propres oreilles et par les oreilles de mon bourreau : mais alors que ma voix semble supplier d’arrêter, les siennes ne perçoivent qu’un curieux et lascif encouragement et il accélère encore. Je souffre.
Je suffoque. Bientôt tout éclate.
Je me réveille, et c’est la nuit. Je m’aperçois, et c’est une constante, que j’ai éjaculé pendant mon sommeil. Je me lève et décide pour la énième fois de ne plus me rendormir. J’ai depuis longtemps renoncé à comprendre ce rêve, et à vouloir le conter à quiconque.
Non que j’en ai honte.
Mais je n’en vois pas l’utilité.
Une fois seulement le rêve connut une issue intéressante.
Grâce à elle.
Ce qui, je l’avoue, ne m’invite guère à répondre à sa missive. Car sa lettre fut, dans mon rêve, à la fois mon espoir et ma désespérance.
Elle me sauva mais me condamna.
Elle choisit. Donc, elle exclut. Et je persiste à croire qu’elle fit un « mauvais » choix. Qu’elle sauva le démon déguisé en ange, et non l’ange grimé en démon.
Car dans mon rêve, et dans l’histoire que j’ai voulu conter, qu’on ne s’y trompe : la victime est belle et bien le bourreau.
Non pas que la fille violée soit coupable : je ne vois dans cette scène terrible que deux victimes. Et bannir l’un revient à bannir l’autre.
Carole apparut donc dans mon rêve, et sauva la petite fille. Erreur fatale.
Car ainsi, le fillette, livrée à elle-même, se suicida, comme je l’ai composé ; quant au violeur, livré à la justice, il mourut.
Après plusieurs mois de réflexions, je pense pouvoir dire, et ce avec légitimité, qu’il n’y a strictement aucune morale à ce texte et, in extenso, à l’ensemble de mon texte.
Le second sens n’existe pas, et je suis le seul à le savoir.
Le 25 Mars
Une des meilleures preuves, afin d’appuyer l’idée que le second sens est un « faux-sens », tout du moins qu’il ne saurait se suffire à lui-même, c’est que très rapidement, on eut besoin de faire appel à un « troisième » sens afin de progresser dans la lecture. Ce troisième sens, l’élévation, ne nécessita guère que d’un mois d’étude afin de voir le jour. Bénéficiant des récentes découvertes du second sens, la transition devint évidente pour tous. Mais cela s’opéra de façon si subtile, et de manière si spontanée, que certains textes critiques ne peuvent être entièrement classés dans l’un ou l’autre.
Plus qu’une révolution, il s’agissait là d’une évolution. Si bien que lorsque je songeais aux lectures possibles de ma Bible, je ne l’avais pas distingué : je n’en avais fait qu’une variation, un rien plus élitiste, de la seconde.
En quoi consiste-t-elle en réalité ?
À une ouverture vers Dieu ou, pour être plus simple, vers le divin.
La réflexion suivante a en effet été opérée : prenant en considération l’existence d’une morale, il a fallu se demander bientôt à qui cette morale profitait. Puisqu’il était impossible de trouver un « bouc émissaire », l’auteur étant définitivement exclu par ses annonces répétées comme quoi il y avait plus de trois sens à son texte, il a fallu considérer l’hypothèse d’une force quelconque, pour qui la morale était une représentation des efforts faits pour découvrir la vérité.
Or qui d’autres, si ce n’est un Dieu, peut prétendre à vouloir nous montrer la vérité ? Bientôt, les fanatiques s’emparèrent du texte.
Les premières traductions en anglais, espagnol, allemand et italien, richement annotées, contribuèrent non seulement à l’expansion globale du texte, mais surtout à la création d’une multitude de sectes et autres Églises, qui ont fait du texte entier ou d’une seule partie un dogme, une litanie, susceptible de montrer la lumière. Je m’étais amusé, grâce à quelques recherches sur Internet et dans la presse, à les recenser.
J’en avais compté près de trois cents.
Ma Bible ne quitte jamais le pied de mon lit. J’en lis quelques passages avant de tenter de dormir, en vain. Sinon le repos, elle m’aide à m’évader. C’est sans doute là le plus grand de tous les recueils de poésie que l’on ne pourra jamais trouver au monde. Je lis comme on picore tel recueil : je prends une page au hasard, lis une dizaine de versets, et ainsi de suite. On y trouve des perles de sagesse, des données éclectiques sur le tout et son opposé, des contradictions : des paradoxes même. Dans la seule vie d’un apôtre, combien de mélanges, d’approximations, de cruautés ! Je me suis résolu à ne pas tenter de les concilier.
La conciliation des paradoxes ne mène qu’à la désinterprétation d’un texte, quel qu’il soit. C’est au contraire dans la mise en lumière de ses erreurs, il en est nécessairement sur des centaines de pages, que l’on est capable de mettre à jour la « Vérité » du texte, si tenté qu’il en est une, au moins une.
Je le crois, concernant le mien tout du moins.
Je me suis aperçu avec le temps qu’il y avait une dépendance à la lecture du Livre. Moins à sa lecture en lui-même qu’à la recherche de la vérité. Plus un texte est flou, évasif, plus on tente d’y revenir. Car on ne peut se résoudre à penser qu’il ne cache strictement aucun sens. Peut-être est-ce là la seule des erreurs : je ne suis pour l’heure nullement assez désabusé pour l’accepter, même si je sais que cette réflexion est réelle, qu’il s’agit de la seule à être réelle.
J’ai choisi de répondre à Carole. Je ne lui ai envoyé que trois sigles.
« . . . »
Comprenne qui pourra. J’ai glissé l’enveloppe sous sa porte, elle n’était pas chez elle. C’était mieux comme cela sans doute : je n’aurai pu la lui donner en main propre. Si je l’avais vu, je n’aurai pu m’empêcher de l’embrasser fougueusement, de lui faire l’amour, de lui parler d’amour. En revenant chez moi, je suis passé par un centre commercial, je suis allé voir le rayon musique. J’ai trouvé un bel album du groupe Jethro Tull que je n’avais pas : Aqualung. Sans aucun doute mon album préféré. J’adore ce groupe, en marge des autres groupes de rock’n roll. L’utilisation de la flûte traversière, la voix nasillarde de son choriste, tout m’enchante. Il y a dans ce groupe une volonté de plaire et de déplaire, de faire quelque chose de différent. Je l’ai écouté deux fois de suite, presque trois heures d’écoute. J’adore décidément profondément ce disque et ce groupe.
J’ai tenté d’écrire. « Tenter », sans succès je le crois. J’y parviendrai peut-être un jour, à reprendre la plume. En attendant, j’ai passé une charmante journée. J’ai surtout pensé à elle. Elle m’a envoyé un texto dans la journée.
« Mathieu... ton nom résonne sans cesse en moi... que veux-tu me dire ? »
Si je le savais ! Si seulement je le savais ! Suis-je conscient de la moindre de mes paroles ? Est-ce que je sais au moins ce que je veux dire, ce que je crois dire ? À chaque instant ? Cela est impossible. Définitivement impossible. Parce que je ne maîtrise parfaitement mon langage, mes pensées, mes envies. Que faire alors ? Se taire. « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Voici ce que disait Wittgenstein.
Comme cet homme avait raison.
J’aimerai revenir sur la Bible. J’ai encore deux, ou trois choses à dire... pourrais-je vraiment les dire ?
Mon livre préféré reste, je le crois, la Genèse. Il y a dans ces versets plus de poésie et d’élégance que dans tout le reste, je pense pouvoir le dire sans ambages. Dans cette seule et unique partie, il y a plus de vérité et de contrefaçons que l’on ne peut espérer trouver, même en mille ans de littérature. Plus spécifiquement, le court passage sur la Tour de Babel. Bien entendu. Mes préoccupations concernant le langage ne cesseront jamais de me poursuivre.
C’est à cause d’elles que la linguistique me passionne autant. C’est à cause d’elles que je puis parler d’une « mathématique du langage », d’une « mathématique de la lettre ». Qu’on me laisse ici et maintenant exposer mes théories... je reviendrai à l’Auteur, à mon ami et à sa déclaration du troisième sens peu après. Mais pour l’heure, je me dois de confier mes intuitions : tout comme certains croient voir dans le Sonnet la clef de l’univers, je lis dans la Lettre ce seul secret, et plus spécialement dans le mot. J’ai jadis parlé de la lumière et de l’ombre, du « i » et du « o » ; mais on est semble-t-il capable d’étendre cette stricte définition à tout un ensemble de procédés qui forment la langue.
Car la vérité passe par le langage... C’est à cause du langage en lui-même, et seulement celui-ci que l’on croit lire ci et là des « vérités » qui n’en sont pas sincèrement. Car il se cache dans ces lettres des informations cachées, des sons médits, des tonalités absconses qui nous font miroiter des délices, comme un emballage doré semble nous susurrer longuement que ce qu’il détient est grand et digne d’intérêt.
J’ai longtemps étudié l’étymologie. Je croyais voir dans cette science une méthode formidable pour découvrir ces « sens cachés ». Je ne m’y trompais pas : et mon savoir actuel, mon comportement, mes manières de dire et de faire doivent beaucoup à mes études.
Si encore aujourd’hui on me demande de me définir et de donner mon « métier », je réponds sans sourciller : « étudiant ». J’aime l’étude. J’y consacrerai ma vie, je suis en phase de le faire. Et sans nul conteste, mon but ultime est de ne rien découvrir.
Qui peut prétendre avoir bien étudié, si ce n’est celui qui, au terme de ses travaux, découvre qu’il n’a rien trouvé ?
Ma première rencontre avec le Saint-Livre est due à mon père. Croyant premier et véritable, il m’initia sans vraiment le vouloir : ma curiosité fit beaucoup en vérité. Il ne voulait en aucune manière faire de prosélytisme, il ne faisait que croire. Mais sa croyance, bien que silencieuse, éveillait en moi de l’intérêt. Je saisissais moins le comment que le pourquoi ; avant même de connaître le principe de religion, je croyais. Mais ces gestes répétés, ces rites me décontenançaient. Bientôt, je lui posais des questions : il me répondait le plus honnêtement possible. Et j’ai alors pu lire le Livre.
Cela a déclenché un véritable trémolo dans mon âme.
Je pense que dès cet instant, j’ai été pris d’une cruelle frénésie d’écrire. Cruelle et prodigieuse.
Carole n’est pas croyante. Elle ne croit pas même en elle, ce me semble ou, du moins, elle ne voit pas l’ensemble de ses capacités. Elle se pose des limites, des frontières, comme si le monde entier n’était pas capable de lui en donner. Cette nuit-là, j’ai tenté de la faire parler, de l’aider à s’apercevoir de son potentiel. J’ignore si j’y suis parvenu.
Deux heures après, elle me répond. En personne. Elle est venue chez moi. Elle portait une veste grise aux motifs noirs. J’ai adoré cette veste : elle la portait magnifiquement. Comme elle était belle. Elle est restée un certain temps sur mon palier, je ne la faisais pas entrer. Je baissais la tête, pour ne pas croiser son regard. Me trouvant muet, ne sachant que dire, elle est repartie, me semble-t-il en pleurant. Je ne pouvais rien lui dire. Ma gorge était nouée.
J’aurai pu lui écrire une longue lettre déchirante. Je ne l’ai pu. Cela n’aurait servi strictement à rien.
Quand j’ai fermé ma porte, mon premier regard se sera porté sur ma Bible. J’ai alors intimement su que chacun de mes textes n’était qu’une timide réécriture de ce grand Livre.
Les essais critiques me confirmaient cela pas à pas.
Une des mes plus grandes surprises fut de trouver un semblant de « prospectus publicitaire » pour une des ces églises dont j’ai eu à parler. Elle détournait le titre de ma première partie, pour en offrir une lecture toute particulière.
C’est ce message-là qui m’a réellement fait dire que mes intuitions concernant le divin étaient fondées.
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Le Seigneur punit. Le Seigneur reprend. Le Seigneur voit et parle : et il est mécontent.
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Moi, si j’étais Dieu... si j’étais Dieu... je crois que je priverai l’être humain de langue. Je n’aurai pas commis l’erreur de la Tour de Babel. J’aurai laissé Nimrod atteindre le ciel. Je l’aurai laissé voir l’inconcevable.
Il en aurait perdu le sens commun. Sa bouche se serait remplie de cendres, et il serait demeuré muet. Et avec lui, l’ensemble de son peuple.
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Le Seigneur pourtant sait être magnifique. Grand et juste : il ne faut le décevoir.
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Moi, si j’étais Dieu... si j’étais Dieu... j’aurai laissé Nimrod redescendre sur Terre et, muet, il aurait détruit sa tour. Il se serait enfui dans le désert, et chacun serait allé là où il l’aurait voulu : sur un coin de terre grasse, dans la montagne ou sur la plage, sur une île. Avec sa famille et son clan il aurait vécu et serait mort.
En permettant à l’Homme d’atteindre le divin, j’aurai empêché la civilisation de perdurer.
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Cet auteur nous a montré la voie : il nous faut détruire l’Ombre : l’ignorance. Priez Dieu, et le salut vous sera donné.
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J’aurai vu comment seraient les choses. J’aurai vu qu’en me présentant comme éternel et inaccessible, les Hommes, dans leur soif de vérité, auraient érigé tant et tant sur du sable. Tout s’écroule au moindre coup de vent.
J’aurai su que le mot le plus employé n’aurait pas été « Dieu », mais « Peut-être ».
L’auteur s’est fendu lui-même d’une étude il y a peu, juste sur le troisième texte... charmant commercial, cela lui permit de relancer tout l’intérêt que l’on pouvait porter sur ce dernier.
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Si demain Dieu frappait la Terre de toute sa colère, comme le prétendent certains, que se passerait-il ? Déverserait-il un déluge de feu et de sang ? Ferait-il surgir des profondeurs infernales de ces monstres à huit crânes et aux multiples ailes qui prennent dans leurs serres les infâmes, délaissent les Justes ? À moins qu’il ne fasse s’éveiller toute la colère de la Terre, et que la lave surgisse de toutes ses failles ?
Je ne le pense pas.
Si Dieu s’éveillait un jour, et s’il voulait nettoyer une fois pour tout ce globe, cette immondice... il ferait ce que j’ai tenté de décrire dans Genocide-City. Pas un n’aura pu lire ce texte sous cet angle : chacun y est allé de son interprétation. Et pourtant, nul besoin : le texte en lui-même se suffit. Je vais offrir ici la « vérité », « ma » vérité sur Genocide-City : non pas la seule manière de lire, mais celle que je considère aujourd’hui, ici et maintenant comme la meilleure.
I : Les mains de l’homme seul
Une des grandes thématiques courant tout au long de ce texte demeure les mains du protagoniste. Vieillies et douloureuses, il ne cesse de les contempler. C’est la douleur qui l’amène à le faire : sans ça, peut-être n’en aurait-il jamais eu l’idée. Dès lors, il n’aura de cesse de se poser une question : « comment ? » ou, si on paraphrase, « qu’ai-je pu faire pour avoir des mains dans cet état ? ».
Les mains telles que j’ai voulu les décrire sont la rencontre de deux états de fait : premièrement, que ce sont mes propres mains. Secondement, que ce sont les mains d’un auteur.
Ce thème n’était pas, à proprement parler, premier lors de la conception du texte. Je me suis aperçu de sa présence, et de sa permanence après lecture. On a su, sait ou saura que j’écris principalement dans un état second. Certains diront « transe » ; je préfère dire « inspiré ». À présent que je puis me dire plus « reposé », plus quiet, plus « stable », je peux le lire et l’analyser. Et je peux dire que cette récurrence ne me surprend pas. Je me sais obnubilé, obsédé même pourrait-on dire par certaines parties de l’anatomie humaine. Pas nécessairement celles auxquelles on pourrait penser.
Le nez et les mains.
Un docteur en psychologie, ou un quelconque psychanalyste pourrait rétorquer ici que ce sont deux symboles phalliques. Pour ne pas représenter le sexe d’une femme, en peinture, de lui mettre une main sur le pubis ; chez les égyptiens, pour rendre un homme stérile, de lui couper le nez. Qu’on ne s’y trompe : si je ne renie pas certaines occupations d’ordre animales, c’est une toute autre symbolique qui m’attarde sur ces objets.
C’est pour exploiter l’image du « lien ».
Si celui-ci est aisément concevable concernant la main, il me faut ajouter que je considère le nez comme « lien » entre les amants. Que touche-t-on en réalité lorsque l’on s’embrasse ?
1 : Mes mains
Depuis quelques temps déjà, mes mains me terrifient. Je les observe comme on pourrait observer une bête immonde en un zoo : avec crainte et curiosité. Mes mains m’amusent. Je repère des rides, des stries, des creux. Je devine les os et les veines. Je les ouvre autant que faire se peut, à m’en faire craquer les articulations. J’aime particulièrement cela. On m’avertit que tôt ou tard, j’aurai de l’arthrite. Peu me chaut : je continue de me faire craquer les doigts. J’y éprouve un grand plaisir, une grande satisfaction : je ne connais rien de mieux en ce bas monde, que le seul bruit de ces os que l’on tord et de ce craquement qui monte alors.
Je n’ai pas toujours eu cette cruelle admiration pour celles-ci. J’aurai passé près de vingt ans de ma timide existence sans me soucier de leur seule présence, la considérant comme évidente. Mais un certain jour je suppose, sans que je puisse précisément m’en souvenir, mes yeux sont tombés, hagards, sur cette remarque : j’ai les mains déformées. Le pouce notamment : je puis à présent le tordre dans n’importe quel sens sans en ressentir la moindre douleur. J’ignore si cela me fut inné, ou si, par quelques manipulations retordes j’ai appris cette frasque ; mais je penche davantage pour la seconde solution, et cela, je m’en vais l’expliciter.
2 : Les mains d’auteur
On a tendance à diviser ce monde, car l’homme aime à faire ces divisions, entre action et contemplation, entre couvents et gouvernements ; et on ne songe pas qu’un auteur, qu’un artiste, qu’un écrivain puisse être rangé dans une autre catégorie que celle, stricte, de la méditation. Et pourtant, je montre mes mains en gage ; je les montre, je les exhibe ; que l’on me juge sur elles seules. Comment aurais-je pu, en étant seul contemplateur, faire de mes mains de telles reliques ? C’est tout simplement impossible. N’ayant, je l’assure, fait aucune activité soutenue qui puisse expliquer cette malformation, je ne peux que considérer que c’est le travail d’écriture qui est seul responsable.
Ahurissant, n’est-ce pas ?
Je suis de ce fait arrivé à une simple conclusion : que le travail d’auteur, en témoignent nos mains, est bien plus manuel que l’on peut le croire. En vérité, c’est une tâche qui, à l’image du travail de tout artiste, se divise clairement en deux pratiques distinctes : la pensée d’une part, la tâche de l’autre. Et l’on aurait tort de sous-estimer l’une et l’autre, pour d’évidentes raisons : sans pensée, l’écrit est plat. Et sans écrit, la pensée disparaît, comme si elle n’avait jamais existé.
Pourquoi croyez-vous avoir en tête l’image de cet auteur, toujours un calepin dans la main et un crayon dans l’autre, consignant telle idée à tel instant ? De peur qu’elle lui échappe bien entendu. Mais il convient de savoir qu’un auteur, ou qu’un homme se définissant comme tel et n’ayant alors que le titre et non la substance est un compulsif : à chaque instant, qu’il assiste à quelques banalités de la vie ou à un évènement extraordinaire il ne pourra s’empêcher de se demander de quelle manière il pourrait conter cela, quelle peau il endossera.
Un auteur n’est jamais en vérité qu’un travesti : si je devais le rapprocher d’un métier quelconque, ce serait bien celui-ci.
Une prostituée, un transsexuel même : une putain.
J’avais jadis écrit1 que l’écriture était une putain, je rectifie : c’est l’auteur qui en est une. Et c’est par contamination que le texte lui-même en devient putain. Car il déforme la vérité, pour aboutir à ses fins ; car il parle au nom d’autres personnes, pour aboutir à ses fins ; car il invente, mythomane, nombre d’intrigues, pour aboutir à ses fins.
Mais cette fameuse fin qu’il brigue incessamment, quelle est-elle ? On aurait tort de croire qu’il s’agit de la fin de leur manuscrit, quand bien même on parlerait bien de la « fin » de l’écriture, qui ne correspond pas systématiquement à la fin du texte. Cette fin, c’est son entière satisfaction. Un auteur ne choisit pas d’arrêter de composer à la « fin » d’une histoire, mais uniquement quand il le juge bon. Tant qu’il n’est pas satisfait, il s’échine à poursuivre ; car est auteur celui dont l’écriture produit un plaisir sur sa personne. Et comme l’on se tourne toujours, dit le penseur, vers ce qui nous offre le plus grand des plaisirs, l’auteur d’écrire.
Mes mains sont les témoins d’une existence tournée vers la recherche de ce plaisir, en vain ; car ne pouvant décemment le trouver définitivement, ou plutôt le trouvant à la moindre lettre et ne désirant point sa disparition, j’écris encore et encore.
La quête du plaisir, chez moi, passe par l’étape manuelle du travail d’auteur. La pensée en revanche, ne m’octroie aucun plaisir. Ce n’est qu’une fonction biologique, comme boire et manger. Mais la transformation de cette fonction en sigles, lettres et ponctuations, voilà ce qui me fait frissonner de joie. Et voilà la raison pour laquelle mes mains sont si abîmées.
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Mes mains sont tout autant abîmées. Et j’écris bien plus que lui. Je ne pense pas, du reste, que cela soit dû, comme dit, à l’exercice de l’écriture. Et si j’ai choisi de doter mon personnage de mains si particulières, je ne me souviens absolument pas de la raison de cela. Pourquoi est-ce que tout devrait fondamentalement avoir une raison ? J’agis.
On se souvient que ce texte est l’objet de l’œil gauche, de l’œil du « croire » ; si bien que ces considérations sur mon personnage principal relève du dogme et du seul dogme.
Ce n’est pas là la solution du texte, ce n’est pas son sens. Le sens se cache dans les derniers mots. Et il ne concerne absolument pas ce troisième sens. On peut persister à lire néanmoins : tout n’est pas dénué d’intérêt dans ce qui va suivre.
_-_
II : La ville
Le décor de ce texte est une ville morte, sans habitants ni animaux. La ville paraît même, sous certains aspects, factice : elle ressemble à ces immenses décors de cinéma ou de feuilleton télévisé où on construit avec ingéniosité des domaines ressemblant à s’y méprendre à la réalité. Toute la question court alors le long du texte ; est-ce une ville réelle, ou bien une « mise en scène », organisée par un quelconque pouvoir ?
_-_
Fausse question. Il ne faut s’intéresser qu’aux faits, et non à leurs contextes.
Un meurtre reste un crime répréhensible, quand bien même il est opéré pour sauver plusieurs autres vies.
L’on devrait toujours considérer les évènements in abstracto et non in vivo.
C’est là la faute principale des juges et de la justice.
Cela a été une de mes principales fautes.
Si je ne m’étais pas arrêté au seul contexte, j’aurai couru la rattraper. Je l’autre embrassé. Je lui aurais pris la main, l’aurais amené à la gare prendre le premier train, avec nos seuls vêtements sur les épaules. Nous aurions marché. Nous aurions parlé. Loin de tout univers connu, nous nous serions compris. Et nous serions revenus, sereins.
Mais saoul, ivre de peur, manipulé par les évènements, je n’ai pu que m’enfermer chez moi.
Erreur des erreurs, et toute ma vie n’est qu’erreur.
_-_
(...)
2 : L’école
Une des grandes étapes de « l’aventure » consiste en l’arrivée en une curieuse école, vide comme la ville entière. Mais moins que cette particularité, ni ce que le personnage y découvre, c’est sa position au sein de l’économie du texte qui importe : après l’église, avant l’immeuble.
Le rôle d’une école est d’éduquer.
Il y a deux manières d’envisager le déroulement de ces bâtisses : il est nécessaire d’en traiter dans cette partie-ci, car l’école a une place pivot. Et c’est l’importance dévolue à cette position qui définira son rôle véritable.
De fait, deux rôles peuvent être donnés à l’école :
Si l’on se place selon l’échelle stricte du personnage, l’école est le lieu de l’apprentissage. Après un passage à l’église, correspondant au baptême et à l’émergence du concept du « divin », il faut encore que l’individu puisse le comprendre : en cela l’école est salvatrice, croit-on. Car l’enseignement proposé (...) n’offre pour seule issue que l’entrée dans le « grand monde », celui des immeubles. Et on en oublie l’église.
Si l’on se place selon l’échelle de la civilisation, l’école intervient après la théologie : c’est l’antre de la science, en opposition avec l’église, le croire. De fait, le chemin vers l’immeuble n’est qu’une continuité (...) de ce phénomène de maturité de l’humanité.
_-_
Peut-être la remarque la plus pertinente de cette étude. Les passages tranchés correspondent à des critiques des institutions que je n’ai pas jugé bon de reproduire ; on en lit suffisamment pour ne pas en rajouter davantage.
La remarque est pertinente, mais la dérive est omniprésente. Par l’écriture même du texte, il est impossible que l’école soit considérée comme le temple du savoir ; c’est tout au plus le portique du croire. J’avoue qu’en revanche l’interprétation donnée par mon ami m’a permis de me reprendre.
Mes textes ne sont pas des réécritures du Livre.
Ce sont des tentatives de réécritures.
La nuance, subtile, n’aboutit qu’à une seule solution : le troisième sens, non plus, n’existe pas. Car on ne saurait parler d’élévation vers le divin que dans un texte qui a cet objectif en tête, et uniquement cela : un écrit qui a, par le fait, un autre but ne saurait être lu de cette façon.
Encore une fois, je suis seul capable de lire cela, connaissant la genèse exacte de mon texte. Il est vrai que sans cette précieuse donnée, la lecture est on ne peut plus recevable, mieux : elle est pertinente. Ainsi est-il là une illustration de ce que les critiques appellent une « lecture juste », qui est à chemin entre la fausse lecture et la lecture vraie, l’unique, la seule.
L’essai s’arrête après l’étude de l’école. Il traite de la lumière en un court épilogue, argumentant qu’aux vues d’une lecture divine, l’explication allait de soi. Simplement, je ne saurai être d’accord avec cette interprétation : que ce soit de façon abstraite ou en tenant compte des origines de mon texte, la lumière ne saurait être une matérialisation du divin. En vérité, elle fait écho à une phrase que l’on peut trouver dans Doch nur ein Tier : « Toutes les couleurs peuvent être des couleurs de deuil. » On se souviendra tout également que les deux textes se terminent de façon antagonistes : tandis que le personnage de Genocide-City voit la lumière, celle de Doch nur ein Tier édicte qu’« elle ne verra pas le matin ». Pourtant, le troisième soir, et c’est un passage largement commenté, elle entrevoit cette lumière. Chez elle, cela n’aboutit strictement à aucune interrogation. Chez le personnage de Genocide-City, il comprend qu’il doit troquer son « comment » en « pourquoi ».
En relisant mon texte une première fois après lui avoir donné cette « fin », absente de prime abord, il m’a semblé d’une seule évidence obligatoire de poser une question : « pourquoi quoi ? ». La réponse fut instantanée, comme si j’avais appuyé sur un quelconque interrupteur.
« Pourquoi, à présent que je suis seul au monde, me demander comment tout ceci est arrivé ? »
Il n’y a pas de salut. Il n’y a pas de contextes. Il n’a que l’évènement.
Il n’y a que la solitude.
Elle me pèse à l’heure actuelle où j’écris. Je n’avais vu personne depuis plusieurs jours, des semaines peut-être. J’ai choisi de sortir et voir cette réunion pour me distraire, et éventuellement éviter de devenir fou. Pourtant, je crois bien l’être devenu. Je ne suis même plus certain d’avoir entrevu Carole au colloque : ce n’était peut-être que mon imagination. Ce n’était peut-être que mon envie de la revoir. J’aurai projeté son image sur n’importe qui, même sur un homme. Je ne sais plus quoi penser... entre temps, j’ai essayé de redevenir « sain ». J’ai essayé de relire la Bible, je l’ai parcourue comme ce qu’elle est réellement, un recueil de poèmes, en piochant un verset par-ci, un verset par-là. Je n’ai pas su m’imprégner de la sagesse que l’on essayait de m’inculquer.
Je n’étais pas préparé à cela.
La sagesse ne peut pénétrer au sein d’un esprit réfractaire à son existence. Car si la sagesse cherche à venir par force, elle devient violence.
Mes journées de solitude furent consacrées à une longue errance concernant ce troisième sens. Je me tourmentais et me posais deux questions principales : « Pourquoi existerait-il ? » et « Comment, s’il existe, se manifesterait-il ? ». Pourquoi et comment. Le hasard m’a même un jour fait croire que c’était là ce que j’avais voulu sincèrement dire dans Genocide-City. Je me suis vite repris : le texte, s’il possède un sens, n’est pas celui-ci. Bien que caché au sein de ces dernières phrases, apportant une once de raison à la croyance, une preuve au dogme, il résiste encore à mon, à notre analyse commune. Je le trouverai.
Quoi qu’il en soit, je me suis surtout posé la question de la divinité au sein de mes écrits. Je ne dois à la théologie que l’invention de la prose : Dieu ne saurait s’acquitter d’une quelconque frontière dans sa parole, y compris la syntaxe.
Cette seule preuve tend à considérer que la parole divine est une invention humaine, ou plutôt une interprétation humaine du dessein divin. Ce dernier restera toujours inaccessible.
Lorsque je m’aperçus enfin de mon erreur, ce fut comme si je m’éveillais enfin. C’était quelques six mois avant la fameuse conférence. Je ne suis alors pas sorti. Je suis resté enfermé chez moi, mais j’ai consenti à ouvrir mes volets. Le soleil m’éblouit, comme au sortir d’une caverne.
Pendant plus d’une minute, des papillons noirs gigotèrent devant mes yeux.
Le 5 Septembre
Je n’étais plus aussi seul désormais. Perdu au milieu de milliers de pensées, et non pas concentré sur une seule et unique question, je ne pouvais qu’être parfaitement libre de mes choix et de mes actes.
Après avoir pris un bon repas, le premier chaud depuis bien plus longtemps que je ne puisse me souvenir, mes esprits se sont égarés sur plusieurs sujets de réflexions, que je considérais comme étant les plus pertinents. Enfin libéré de la présence divine, j’étais redevenu bien plus cohérent et rationnel que jamais. Ainsi m’évertuais-je à relire mes textes, dans l’espoir de trouver un « quatrième » sens ; ainsi voulais-je commencer un autre texte, ce que je fis ; ainsi pensais-je à Carole, essayant de trouver un moyen de la rattraper et de lui parler.
J’en étais arrivé à écrire et à réfléchir sur le quatrième sens. Et à délaisser Carole.
(Note : le texte original, paru sous le titre L’arlequin et le savant et censuré des parties 1.1.3 et 2.2.1 par le rédacteur en chef du journal Lire ! comportait des sauts de page avant chaque grande partie. Je ne les ai pas reproduits, et j’ai bien entendu restitué ce texte dans son intégralité)
0 : L’arlequin, la seconde enfance, Séléna
« Si je ne devais conter, parole, qu’une seule et dernière histoire avant de mourir ; si je devais conter, parole, qu’une seule et dernière histoire avant de mourir ; c’est belle et bien celle du sceau des Marie-Victoire, celle du jardin rouge et du sang noir ; c’est bien celle qui vit en une seule nuit grandir et mourir toute une famille, c’est bien celle qui vit en une seule nuit l’espoir et le désespoir s’unir ; c’est bien celle-ci, unique et dernière, la seule qui vaille et la seule que l’on devrait taire. »
Je me demandais ce qu’était un anarchiste. J’ai depuis appris qu’un anarchiste était celui qui n’était pas né muet.
« Que l’on approche de ma baraque, brave gens, que l’on m’approche ! Je ne mords plus depuis que je n’ai plus de dents, je ne fais plus que cracher et encore, pas comme avant ; fut un sacré temps où j’inondais le soleil de purulence verte et de sombres glaires, fut un damné temps où le ciel se teintait de mes intestins d’une louche, de mon estomac d’une cuillère ; mais il ne me reste guère que pour oublier ma salive qu’à conter des histoires étranges, des bizarreries curieuses et des considérations incestueuses, il ne me reste guère que pour oublier ma salive qu’à conter des récits où les anges, et les prêtres et les rabbins se touchent dans la nuit et regrettent leur maman. »
Je me demandais ce qu’était un perturbateur. J’ai depuis appris qu’un perturbateur était celui qui n’était pas né sourd.
« Car il est dans ces mondes plus de dégueulasseries que de bontés, et je ne ferai pas exception à ma règle : que l’on juge mes doigts crochus et ma bouche édentée, que l’on observe mon ventre troué et mes bras décharnés ; mais que l’on ne me plaigne ni qu’on ne me console ; que l’on me vomisse et que l’on me gifle ; que l’on me défèque et que l’on me chie ; je ne mérite pas même le dédain que vous me portez, et de ma cape vérolée à mes bas mités, je ne peux inspirer à quiconque que mépris et pitié. »
Je me suis demandé tout cela bien trop tard, malheureusement ; car j’ai depuis su qu’à trop vouloir on n’obtient jamais, et qu’à trop savoir on finit par oublier. Dans ma piteuse geôle de ce château dont j’ignore le nom, entre les rats qui me dévorent et la saleté qui me ronge, le gruau du gardien est bien assez doux pour moi. Je n’ai plus mangé de pain depuis des lunes, pas plus que j’ai pu voir le jour ; je doute même avoir encore assez d’yeux pour prétendre reconnaître mon fils.
Je ne suis pourtant ni un anarchiste, ni un perturbateur ; je ne suis pas même un passant.
Je suis un savant.
Qu’est un savant ? Non celui qui ne fait que savoir. Mais celui qui sait ce qu’il ignore.
J’ignorais que j’étais un prisonnier en puissance, symbole d’une dictature héroïque ; je ne suis pas même fou. Mon histoire n’a pas même la bonté d’exister : tout au plus ne mérite-t-elle que mon souvenir. Si bien qu’à ma mort elle disparaîtra et tout ceci n’aura jamais eu lieu.
J’envie le sage qui me fait paraître savant.
Notre monde n’est pas dirigé comme un vaisseau subtil, qui fendrait les flots comme à la traversée d’un vaste océan, guidé par un navigateur reconnu qui murmure : « Vers l’horizon ! ». Mais il me fait plutôt penser à une feuille soulevée par le vent, ou à un poids suspendu à un crin de cheval : c’est un hasard perpétuellement mis en mouvement par les forces humaines, qui lui impriment une direction à défaut d’une intention. Et advienne que pourra.
J’étais de la noble cour des Marie-Victoire. C’est, c’était, la plus riche des familles qui tournoyaient autour du doux prince. « C’était » car cette famille est à présent morte, le dernier de ses glorieux représentants s’est éteint une nuit. À l’instant même où la vie quitta ce fragile corps, les charognes s’abattirent sur le château, volèrent les tapisseries, les chandeliers d’or, les opales, les coffres de rubis. Pas un fauteuil qui ne fut rongé, pas un verre qui ne fut dérobé. Deux jours suffirent pour qu’un corbeau ne fasse son nid sur le vieil amandier du parc, et que son ombre ne s’étende sur l’ensemble du domaine.
Je revenais souvent après la mort du dernier comte. Je me reposais dans ces salles à présent vides une fois la nuit tombée, je m’étendais et dormais alors, ravi ; il y avait encore dans l’air ce parfum d’encens de fête que l’on faisait brûler pour les mariages, et mes vêtements en étaient imprégnés.
Ne me prenez pas pour un ermite ou un original, qui erre de table en table : l’amour que je portais à la famille de mon cœur était sincère bien qu’inexplicable. En vérité un charme étrange opérait sur moi une magie particulière, et j’étais happé, ou plutôt aspiré par les hautes voûtes et les cheminées ardentes.
J’étais protégé du monde extérieur. J’étais protégé de tout ce qui me faisait peur.
Je ne saurai dire avec précision quand pourtant les choses changèrent. Ou plutôt, ce ne sont que des soupçons, des doutes ; mais un manant vint errer près du palais un jour. Un saltimbanque qui était, trait pour trait, mon sosie.
J’entends encore ses boniments dans ma tête.
« Que l’on approche de ma baraque, brave gens, que l’on m’approche ! »
Il traînait derrière lui, à la seule force de ses épaules une roulotte qui lui servait de refuge. Il avait peint maladroitement un trèfle à quatre feuilles sur un des côtés, au milieu de motifs jaunes et rouges d’arlequins. Lui-même avait l’apparence d’un farceur de théâtre toscan : ses doigts étaient crochus et son nez court.
Pourquoi dis-je que c’était mon sosie ?
Car c’était le seul, je crois, capable de lire mes pensées.
Le moindre de ses gestes m’était en revanche connu.
Si bien que nous entretenions un rapport ambigu. Je le craignais autant qu’il me craignait. Mais contrairement à moi, il ne s’étonnait pas de cette ressemblance. Il ne craignait que l’usage que j’en ferais.
Je n’osais pas lui parler. Pas même l’approcher : mais je savais qu’au-delà de la foule qui s’attroupait quand il faisait danser ses marionnettes, il me voyait. Il me percevait. Il me pressentait.
Être constamment vu… être constamment entretenu… être constamment surveillé : tel était à présent mon lot. Je dissimulais ma souffrance comme je le pouvais, espérant chaque jour son départ, et étant chaque jour déçu.
Ce fut lui qui attaqua le premier.
Il me vola mes rêves.
Je faisais alors régulièrement un songe particulier, qui revenait tant et tant que je crus qu’il dissimulait une manière de message, un objet que j’étais seul capable de déchiffrer : debout sur le bord d’un précipice, le plus profond et le plus terrifiant que je ne puis jamais imaginer et tel qu’il n’en doit jamais exister, me semble-t-il, il me faut sauter ou bien attendre. Je sais, sans savoir comment, que la chute me serait mortelle mais je meurs tout également, plus lentement néanmoins, en restant immobile.
Si bien que même si la mort reste la seule issue, je peux choisir de la devancer ou de l’attendre. Mais je ne parviens jamais à faire ce choix.
L’arlequin commença à venir dans ce rêve. D’abord simple spectateur de la scène, je ne me rendais compte de sa présence onirique qu’à mon réveil, lorsque les images de ma fantaisie m’apparaissaient progressivement, il devint petit à petit véritable acteur ou plutôt, témoin : il me posait nombre de questions et je lui répondais aussi sincèrement qu’il m’était capable de le faire alors.
Il me demandait ainsi comment j’étais arrivé devant ce large précipice, je lui répondais : « en marchant » ;
Il me demandait ainsi combien de temps j’avais mis pour y parvenir, je lui répondais : « je l’ignore » ;
Il me demandait ainsi si je comptais sauter, et je ne pouvais lui répondre.
Car je l’ignorais moi-même.
Toujours me posait-il ces trois questions dans ce même ordre, et je lui fournissais toujours les mêmes réponses. Il semblait ne pas s’en satisfaire, ou encore attendait-il la réponse à sa troisième interrogation, car il demeurait dans le parc, amusant les gens de ses farces mais son attitude envers ma personne ne changeait nullement. Froid et distant, il me pressentait et moi, je connaissais par avance le moindre de ses gestes. Cette situation dura, je crois, six ou sept mois. Un matin de printemps il disparut ; mais il continuait pourtant de hanter mon rêve.
Perdu, je me décidais d’aller voir la seule qui pouvait, je le croyais alors, me venir en aide. Il s’agissait de dame Marie-Victoria, Séléna. Belle comme l’astre de la nuit qu’elle surpassait en glaciale lumière et en interdites beautés, je lui vouais une admiration sans bornes qui était tour à tour de l’affection et de l’amitié, non de l’amour : je suis sans nul doute butor de n’avoir jamais soupiré sur son esprit ou son corps, ses joues de taffetas et sa poitrine de lait blanc, mais je ne la considérais que comme une charmante protectrice, qui ornait mon séjour à la cour d’une curieuse atmosphère, toute emprunte de maternelle sûreté et de suave repos.
Par ailleurs, comment aurais-je pu tomber amoureux de cette dame ? Son rang m’interdisait de lui effleurer la main. Et j’ai dû traverser six morts avant de pouvoir l’approcher ! Mais enfin, j’ai pu la regarder d’aussi près que voulu.
Et je m’aperçus qu’elle me ressemblait.
Ou plutôt qu’elle ressemblait au saltimbanque.
Le monde se mit à tourner autour de moi. Je ne sus dire mot. Je m’ôtai de son regard et m’en fus derrière un rideau rouge. J’ai longuement pleuré, sans savoir précisément pourquoi. Étais-je déçu, surpris ? Avais-je été effrayé ? Non le moins du monde. Je pleurais comme au jour de ma naissance et c’étaient de longs et profonds sanglots, d’étranges et prodigieux sanglots qui me soulevaient l’estomac et me tordaient le cœur. J’en éprouvais un curieux plaisir, proche de celui que l’on peut obtenir dans les lits de moindre vertu ; et je me surpris à aimer ma douleur et à la prolonger, à me remémorer chaque instant, aussi petit soit-il, à revoir ce nez court et ces doigts crochus.
Quand le moment fut venu, je sortis et me mis à la quête de l’arlequin.
Mes pensées étaient étrangement limpides. Tous mes sens étaient concentrés vers ce seul but : le retrouver. Il m’était facile de deviner par où il était parti, la patrie qu’il briguait, car tous ses gestes m’étaient connus, comme si je cherchais un second moi. Et je me dirigeais vers l’Orient,
Toujours plus loin vers l’Orient.
Je n’avais pris ni vivres, ni équipement : je venais pour ainsi dire nu. Je ne savais pas combien de temps durerait mon périple. Je me savais que j’allais traverser plusieurs villages, des cantons, des bois ; que j’allais affronter loups et marécages, soleil ardent et orages de ténèbres. Mais rien de tout cela ne me faisait peur.
Je m’aperçus, en entamant mon chemin, que je n’avais jamais eu peur. De l’appréhension, certes ; une manière de doute glaçant, certes ; des regrets, à perte. Mais jamais de peur.
Chercher l’arlequin me permettait non pas de connaître la peur, mais de l’ignorer.
Et de pouvoir enfin sauter dans ce curieux précipice.
La caverne de l’arlequin, où ce soir-là il posa miraculeusement ses flûtes était fort lumineuse. La pierre brillait comme soulevée d’une phosphorescence unique, qui distillait une douce chaleur. Il avait pourtant allumé un riche feu, et l’ombre qui était projetée sur le mur était celle d’un démon cornu. Il leva la main vers moi, et sa bouche s’agita comme pour parler mais je ne l’entendis point ; je savais pourtant qu’il désirait m’aider. Je m’assis à ses côtés et tombai dans un évanouissement profond qui me fit toucher les cieux. Et il me semble alors qu’il apposa ses mains sur mon corps, partout sur mon corps.
L’agréable se joignait à la chaleur du feu et de la grotte. J’étais revenu en petite enfance.
Quand j’ouvris les yeux, je me trouvais dans le jardin du château.
Mais mon corps avait repris l’aspect, la taille, la force d’un enfant de six ans. Au loin dansaient des femmes dans des robes claires, et des hommes sombres les applaudissaient, semblaient imprimer un rythme de leurs cris cruels.
Derrière moi, le soleil se couchait.
Je n’avais pas d’amis. Du moins, aucun nom ne me venait en tête. Je découvrais le monde seul, et cela me satisfaisait. Près d’un haut platane, je trouvais un rocher fait de la même pierre que la caverne. Je ne me souvenais pas de sa présence. Je m’y suis adossé, les yeux vers la nuit ; les étoiles parurent et bientôt le soleil disparut entièrement derrière l’horizon.
Il n’y avait ni nuage, ni lune.
Le firmament infini, le ciel sombre me couvrait de son chapeau de vent tiède. De la pluie semblait tomber sur mes mains, mais les gouttes d’eau glissaient sur ma peau et, s’entrechoquant, inondaient les herbes folles et les pâquerettes à mes pieds sans que je ne puisse les retenir. Une femme vint s’asseoir à mes côtés et me caressa la tête.
C’était Séléna.
Dans l’obscure nuitée qui était nôtre, ses cheveux roux tombaient désordonnés sur ses épaules nues et sa robe blanche, mouillée par l’onde, me laissait entrevoir ses jambes et ses cuisses d’albâtre, son sein pur. D’instinct, je m’y suis couché, me servant de sa poitrine comme oreiller. Elle jouait avec mes cheveux, dégageant mes oreilles et caressant ma joue et je cherchais à m’endormir, en vain.
En levant la tête, je vis son visage, sa bouche qui me souriait, ses yeux grands ouverts qui me regardaient paisiblement. J’ai levé la main vers ses lèvres et je les caressées, lentement, du pouce tout d’abord, du regard ensuite. Elles étaient carmins, légèrement roses.
Quand l’Orient appela la lumière, je n’avais pas dormi, pas plus qu’elle ne s’était reposée. Je n’étais ni fatigué ni las, déçu peut-être ? J’espérais lui parler.
Mais à l’instant où je sus quelle question lui poser, le jour la fit apparaître vieille et ridée, méphitique. À nouveau le visage de l’arlequin se superposa au sien et je dus la repousser et oublier ce qui venait de se passer.
L’espace d’une seule seconde, avant que le ponant n’envahisse les cœurs et les mots, il m’a semblé voir les yeux de ma mère dans les siens.
Le jour me fut salutaire. J’ai pu, grâce à ce seul biais, m’éloigner un peu et me cacher près d’un ruisseau que je connaissais de longue date. Je savais que personne ne m’y surprendrait. Les pieds dans l’eau glacée, le regard perdu au loin, le château dans mon dos, je goûtais paisiblement la bise agréable qui faisait siffler les roseaux et danser les nénuphars. Les têtards se laissaient emporter par le courant et le soleil coupable m’obligeait à fermer les yeux. Mais même ainsi je sentais sa chaleur au travers de mes paupières.
Je n’étais pas entièrement seul.
J’ai pu vivre une seconde jeunesse, revoir ces belles années avec fougue.
J’ignorais la peur.
Je connaissais le lendemain.
Lorsqu’enfin l’arlequin revint au château, je connaissais ses pensées. Et plutôt que d’attendre qu’il vint dans mes rêves, je choisis de retrouver Séléna.
J’espérais pouvoir la voir belle de jour.
J’ai exploré le château comme je ne l’avais alors jamais fait. Le jardin avait été jusque là mon unique terrain de jeu. Et derrière le trône où siégeait la belle Dame, il y avait un couloir que je n’avais jamais vu.
Un couloir phosphorescent qui descendait, au moyen d’un profond escalier en colimaçons, dans une vaste cave au sous-sol recouvert d’une lave verte que je me savais froide et terrible : l’âme s’y plongeant jamais n’y ressortait. Une plate-forme attendait au milieu de ce cellier nouveau. Une nacelle ronde ornée d’un symbole unique, un vaste œil enfermé dans deux triangles diaboliquement imbriqués.
Là où devait être la pupille m’attendait Séléna, entièrement nue, les mains élégamment posées sur son sexe, la tête baissée en signe de soumission. À ses pieds, chiffonnée et comme souillée sa robe claire attendait : elle avait dû se déshabiller juste avant ma venue.
Je demeurais interdit. Mon regard ne quittait point ses cheveux roux et sa peau pâle. Sa poitrine orgueilleuse se soulevait patiemment sous sa respiration. Ses jambes fines dessinaient des fesses rondes et croquantes.
La suite m’est confuse. Je me souviens la saisir et la jeter dans cette lave étrange ; je me souviens le sang qui coule lentement de son cou et du sceau qui brillait. Je me souviens la remontée longue vers le palais, la robe dans les bras. Je me souviens être porté en triomphe. Je me souviens sortir du château, et voir la nuit recouvrir entièrement le jardin,
Et l’herbe verte devenir noire et cassante.
Je sus alors que je venais de devenir le Seigneur de ce domaine.
1 : Le pays sans nom
J’habitais un vaste et grand pays. Au Nord, une mer impénétrable d’où personne n’était jamais revenue ; au Sud, une steppe glacée où les hurlements de loups luttaient contre les cris des ouragans de neige. À l’Est, un désert infini, aux larges cratères et à la terre rouge ; à l’Ouest, une campagne ruisselante et au loin, la frontière.
Au centre de cette carte était mon château. Le plus vaste des domaines de la contrée. Trois fleuves nous irriguaient constamment, six armées nous avaient jurés fidélité. Les peupliers bordaient nos chemins, et le sol était fertile.
Il faisait bon vivre sur ce continent sans nom.
Jamais on ne prit peine de le nommer. Le langage n’était pas un luxe dont on se vantait ; aujourd’hui, il semble encore que comme un enfant s’émerveille de la puissance du canon, on ne cesse de s’extasier devant cet art de la conversation. Ce n’était notre cas. Nous n’aspirions qu’à une vie simple, et à une joie toute aussi naïve.
Quelques fois je donnai une fête et les gens dansaient toute la nuit, et je dansais avec eux. Moi, vieux monarque, ridé et barbu, couronné, je souriais quand les pucelles faisaient tourner ces foulards de soie qui me rendaient si heureux. Les poètes chantaient ci et là, et les femmes et les enfants s’asseyaient en rang autour d’eux et écoutaient leurs chansons et leurs sons, leurs mots ; les jongleurs crachaient du feu et obligeaient les colombes à siffler ; ces nuits étaient belles et longues, on ne s’y ennuyait jamais.
L’argent n’existait pas. La seule richesse était notre bonheur, et le devoir du travail accompli. Était boulanger celui qui aimait faire du pain, et aimait à le distribuer ; était cordonnier celui qui, mieux qu’un autre, savait arranger les lacets et les semelles ; il y avait beaucoup de philosophes et de penseurs, de savants. J’étais moi-même un savant, dans les anciens temps, et peut-être ai-je favorisé, mais toujours sans m’en apercevoir, la création de ces écoles libres, de ces tribunes de rues où quiconque voulant parler parlait, et quiconque voulant écouter écoutait et apprenait. L’une ou l’autre fois j’ai tenu ces rôles, apprenant à quelques visiteurs émerveillés les secrets des arbres fruitiers et comparant le monde à un œuf, ou bien les écoutant alors me chanter leurs désertiques contrées ou leur vallées blanches.
J’aimais les oracles. Il y avait dans mon pays deux catégories d’oracles. Ceux qui voyaient l’avenir dans le vol des oiseaux, et ceux qui désiraient voir l’avenir dans la course des chevaux. Les deux prophètes nous faisaient croire intimement que notre chemin était dans la campagne et les cieux ; deux excellentes raisons de courir en plein air voir ce que la bonne dame nature voulait nous donner. Car mon doux peuple n’était pas de celui qui aimait à s’enfermer, bien au contraire ; les portes jamais n’étaient verrouillées et pour cause, l’objet même de la clé nous était inconnu.
Par ailleurs, cela nous fut fort étrange quand il nous fallut, la lourde guerre venue, barricader nos portes ; car la nuit elle-même ne nous protégeait plus mais cela viendra plus loin. Qu’on me laisse encore chanter.
Moi-même j’étais un oracle, tout comme j’étais un savant : mais je lisais l’avenir dans les lignes des mains. Et les belles mains douces de femmes recèlent bien plus de mystères que l’on semble croire. Et un riche avenir entre les paumes d’une damoiselle vaut le plus doux des baisers.
Un seul massage peut nous permettre d’atteindre la joie tant promise par les prêtres.
La religion en revanche était bannie de mon fief par un décret de ma main.
Je n’accorde nulle confiance aux soutanes, ni aux églises : ce sont là des lieux de perdition, repaire de soudards, de pervers, de nonnes idiotes. Aucune icône n’avait le droit d’être adoré, pas même une image. Mais puisque mon peuple était heureux, il n’avait aucune manière d’idolâtrer un Dieu : la religion est la taverne des profiteurs d’ignorances et des marchands de malheur. Sans larmes, comment fonder une cathédrale ?
Mes gens n’avaient en réalité, si ce n’était l’obligation si je puis dire d’être heureux, qu’une seule et stricte règle, qu’une seule et unique loi : ils me devaient une entière franchise sur ma manière de gouverner le doux conté. S’ils jugeaient une de mes décisions arbitraires, ils fallaient qu’ils me le disent et aussitôt j’en avisais ; mais en contrepartie, s’ils voyaient qu’un de mes choix étaient bons, ils devaient tout pareillement me montrer leur allégresse. Ainsi seulement pouvais-je savoir immédiatement si la voie empruntée était bonne.
J’avais, pour m’aider à gouverner justement, ni conseil ni ministre ; mais quelques bourgmestres, élus par les artisans et les paysans, les enfants également et tout homme de foi, se réunissaient au commencement de chaque saison afin de me faire connaître les besoins et les nécessités de chacun. Non que je m’enfermais dans mes pierres, non : à vrai dire je passais bien plus de temps dans les champs de luzerne à parler aux nuages et aux étoiles qu’à chasser les moustiques autour de mon siège, mais je ne pouvais comme de bien entendu veiller sur chacun de mes sujets. Et comme la population de mes terres allait augmentant avec la paix, ce travail d’œil m’était de plus en plus délicat. Et je ne voulais pas m’entourer d’une assemblée qui aurait pu avoir des ambitions autres que celle visant à améliorer le bien collectif et le bonheur individuel.
La proximité est toujours synonyme de bienfait, que ce soit en amour ou en politique.
Au Printemps, une grande chasse aux insectes était donnée, car c’est dans nos belles régions que vient se reproduire la sauterelle dorée, aux ailes si étincelantes ; on dit que toucher une de ses antennes apporte joie et prospérité pour mille jours.
Les champs de coquelicots, ainsi, se teignaient d’année en année d’une couleur jaune splendide, comme si le soleil lui-même était venu siffler ses rayons dans le creux de nos mains.
Bien entendu, le monarque de notre monde, situé fort loin, au couchant, nous réclamait quelques taxes. Nous lui envoyons des réserves de blé et d’orge et il en était content. Nous évitions ainsi ses émissaires et ses inquisiteurs et vivions, certes un rien isolé du reste du continent mais ô combien tranquille dans une lande souvent verte, parfois fraîche mais jamais désespérante.
Le dernier de nos vœux était bien celui-ci, que les étoiles ne cessent jamais de briller et que toujours leurs bons esprits nous couvrent de leur protection.
Au sein de mes pierres subsistaient encore le long couloir, et le grand escalier, et la curieuse salle. Moi seul en connaissais l’existence. Ni mon fils, ni mes épouses, ni aucun membre de mon fief ne connaissait la raison de mes absences, parfois répétées en pleine nuit quand, muni d’une seule lanterne je descendais patiemment les marches en me remémorant le jour de mon élection.
Je n’ai jamais su précisément à quoi tout ceci rimait. Je me savais pénétré d’un puissant savoir dont j’ignorais l’entière provenance. Comme si de ma pleine naissance j’avais toujours été en contact avec une manière de codex, de livre qui m’aurait appris, sans que je ne le sache précisément, toutes les ficelles de cette manière de passer les épreuves.
Car qu’on ne s’y trompe : bien que la Terre des Marie-Victoire était en paix, et que son niveau de vie était un exemple pour tous, d’odieuses rumeurs couraient ci et là, sur la manière dont le sceptre était transmis, des rumeurs qui avaient pour strictes origines que le sceptre en lui-même, et les inscriptions qui le parcouraient.
1.1 : Le sceptre du pays sans nom
Le sceptre du pays sans nom était le symbole absolu du pouvoir. On ne peut le voler ni le prendre, il faut qu’il soit donné. Le vieux père de Séléna me l’aura offert quand j’ai ramené la robe ensanglantée de sa fille au sein du palais.
C’est un sceptre rouge et noir, de porphyre et d’opale strié de lacets d’or fin et d’argent, tournant en spirales autour du manche. Il s’achève par une rose de rubis parsemés d’éclat de saphirs qui lui donnent l’apparence d’une fleur surprise par la rosée du matin, une rose qui s’épanouit. Et par un procédé mécanique connu de son orfèvre, la rose semble s’ouvrir davantage au contact de la chaleur des mains qui brandit le sceptre.
L’objet semble alors tout entier reconnaître son digne possesseur, et tant que la rose s’éclate de lumière, on ne peut remettre sa décision en question.
Les inscriptions couraient entre les fils d’or, à même le manche. La langue était ancienne, mais encore sue : c’était de ces langues archaïques, parmi les plus proches de la Vérité de la création du monde. Les peureux l’entretenaient dans l’espoir d’y lire le secret de leurs vies.
Personne dans le conté ne savait, quand j’en étais le seigneur, la lire. Mais jadis, des voyageurs sophistes, habillés de dictionnaires démons, avaient proposé de traduire ce message. On les laissa faire plus qu’on accepta : on connaît l’aversion nôtre des mots trompeurs.
La traduction dura plus longtemps que prévu. Comme si la note résistait d’elle-même au déchiffrage.
On garda les mots.
1. 1. 1 : L’avertissement du sceptre du pays sans nom
« À midi (NDT : à l’heure où le soleil tombe droit dans les champs) s’éveille l’ombre du jardin rouge. Le sang se teint de noir et le moment vient de choisir un descendant au prince du trône (NDT : du siège où le seigneur regarde les brebis et les saules pleureurs).
« L’œil verdâtre, comme au sortir d’une colique pestilentielle, attendra celui qui devra tuer le sang bleu. Il se teindra de rouge et de vert, de gris.
« De noir.
« Alors de son corps ensanglanté surgira le doux sifflement de celle que l’on croyait dire unique (NDT : la formule n’est guère claire ; est-ce que cela signifie que le “celle” est crue unique par le peuple, ou bien le disait-on seulement ? La langue accepte les deux sens mais il y a d’ordinaire des indices co-textuelles aidant au choix de la traduction. Ils sont ici absents) et s’éveillera la seconde couleur, et le trèfle, et le corbeau, et les ailes du corbeau.
« Le noir.
« Envahissant la douce chaleur et l’orge et le grain, l’épi, un nouvel ère de gloire feinte débutera pour le Royaume et ce pour cinquante années (NDT : pour cent vingt révolutions lunaires), sans que quiconque ne se doute de ce qui ronge le cœur de l’un et de l’autre.
« Mais lorsque le moment viendra la mère mangera son fils et le père mourra.
« Alors un autre successeur devra être choisi.
« Le monarque, lâche, fuira alors que les armées s’abattront sur son pays et que ses protecteurs eux-mêmes auront juré fidélité aux teutons.
« Du désert montera un cri qui sera une sentence de mort.
« Des glaces montera un cri qui sera une sentence de mort.
« Et la mer deviendra noire.
« Le monarque fuyant redeviendra un homme et rien de ce qui aura été ne sera jamais plus, mais ce qui sera alors sera pour l’éternité (NDT : autre traduction possible : “ce qui sera n’est plus, mais ce qui sera n’était plus”. La traduction choisie nous a semblé plus cohérente, bien que difficilement lisible).
« La douce reviendra mais elle regrettera. Et son sang se teindra encore de noir et le jardin deviendra cette fois-ci rouge.
« À jamais. »
1.1.2 : La création du sceptre
Le sceptre fut créé avant le royaume à en juger par l’histoire du conté. Si bien que l’on peut dire que le conté, c’est le sceptre, c’est l’objet lui-même. Aucune règle officielle n’a bien sûr était édictée au cas où ce dernier serait malencontreusement égaré, ou tout simplement volé ; mais tout un chacun savait, moi le premier, que le Seigneur perdrait tout pouvoir s’il venait à disparaître. Et, comble, on ne pourrait en refaire un tout pareillement, pour la stricte raison que son créateur a disparu sans laisser de traces.
Il n’y a sur l’objet ni signature, ni marque d’aucune sorte que l’on pourrait considérer comme étant la griffe finale de l’artiste. Cela aura contribué à sa curieuse renommée, à son mystère mais également à la crainte qu’il inspire.
Les plus simples murmurent que seul un objet créé par un démon ne saurait porter de sceau. Les moins simples considèrent soit qu’il s’agit d’un oubli, soit qu’il s’agit de l’œuvre d’un amateur.
Un orfèvre amateur certes, mais non métallurgiste débutant : le cisaillement des pierres et des feuilles d’or, le moindre agencement des saphirs témoignent d’une riche connaissance des métaux et des objets de sculpture. J’ignore si l’artiste aura fabriqué d’autres objets, mais ils doivent être aussi beau que celui-ci.
Il y a en revanche une date de création. Du moins l’interprète-t-on ainsi. C’est un fin réseau de griffure situé sur une des pétales de la Rose.
Pour peu qu’on en devine le code, on y lit : « 500 JH 2 ». Ce qui correspond à quelques six cents ans avant la fondation du conté.
1.1.3 : Le premier Seigneur
On raconte que l’ancêtre de la famille Marie-Victoire, Helmaar, trouva le sceptre à l’endroit où il érigea le château et établit le domaine.
Mais les histoires disent que le sceptre n’était ni encastré dans la pierre, ni enterré à même le sol mais juste posé au milieu des hautes herbes, non loin de la rivière.
Aurait-il été oublié par son créateur, son fils, ou par un voyageur qui l’aurait volé, à qui il aurait appartenu ?
Helmaar Marie-Victoire vit dans cet objet un signe de la Providence, et jamais le sceptre ne fut réclamé.
Son règne fut long et paisible.
La famille Marie-Victoire provient des steppes désertiques orientales. Ce sont de riches marchands qui, dans les premiers temps des Hommes, développèrent considérablement le commerce et les liens avec les autres peuples. On pourrait dire qu’il n’y aurait jamais eu de monde sans eux.
Vint une grande faillite un jour ; la montée du Royaume premier qui existe encore et l’organisation des Terres en conté et duché. On déserta les terres chaudes et glacées pour se fixer sur les plaines vertes et bientôt les Marie-Victoire durent eux aussi apprendre à survivre. Ils abandonnèrent le commerce et devinrent nomades, vivants de leurs propres ressources.
Leur pouvoir est de faire pousser les roses sur le sol qu’ils foulent.
Ils furent donc de grands agriculteurs.
De tous les artisans, les travailleurs de la terre sont sans doute les plus sages et les plus doués. Ni le forgeron, ni le tanneur ne peut les affronter et ils surpassent en grâce et en savoir les plus grands savants. Nourrir les hommes est sans doute le plus grands de tous les métiers, la plus grande des occupations ; c’est ainsi qu’ils surent domestiquer les hommes.
Car qui peut-on idolâtrer, si ce n’est celui qui a le pouvoir de changer le sable en pain ? Même déchu, leur nom était synonyme de respect et de puissance, de sagesse. Ils connaissaient mieux que personne les cycles des saisons : et leur savoir de marchand, transmis de père en fils depuis des générations, leur permit de connaître avec précision les denrées, plantes, onguents de tout un continent, de les comparer, de les peser.
On leur prêtait même des conditions d’alchimiste, sans doute à tort. Mais leur postérité était, elle, véritable.
Ils ont un sens de la famille des plus développés en vérité. Et la généalogie compte parmi leurs talents les plus prisés. Dès qu’ils furent en mesure de pratiquer l’art de la Lettre et du dessin, ils élaborèrent un arbre aux branches strictes, aux nombreux rameaux : chaque naissance et décès, chaque mariage était scrupuleusement notifié pour aboutir à un cadastre immense qui, aujourd’hui, tapisserait les murs des plus grandes maisons.
Les liens de sang occupent une grande place, le sang lui-même occupe une grande place : les amis peuvent être les plus grands, on ne les appellera jamais « frères » ; et la plus indigne des mères est celle qui ne saurait donner à son fils le goût du clan.
Cela ne se produisit jamais.
En explorant le registre, je me rendis compte qu’en réalité, j’étais le premier à avoir été « nommé » Marie-Victoire sans être directement affilié à eux.
2 : La guerre, la Mer du Nord, la Farce
Un jour, des guerriers vinrent du Sud. Leur intention n’était pas de piller ou de détruire : ils désiraient rejoindre la mer au Nord. C’étaient des nomades. Mais ivres de fureurs, de tabac et d’alcool ils joignirent, sans doute par le plus complet des hasards, le goût du sang à leur voyage. Après avoir dévasté les fermes et les domaines du midi, leur chemin vers le Septentrion les amenèrent, bien évidemment, aux portes de notre conté, de mon conté.
Avant même qu’on ne puisse espérer une trêve, ils commencèrent à attaquer notre forteresse.
La guerre dura six jours et sept nuits, au cours de laquelle nombre de villageois périrent et disparurent, tentant de fuir la marée furieuse. Les six armées qui nous protégeaient, par promesses, fuirent ou se rallièrent à nos assaillants. Les champs furent brûlés, les arbres arrachés. Il n’y eut jamais autant de pleurs et de cris que ces soirs-ci.
Ils espéraient trouver dans un royaume si prospère des richesses, des pierres, des soieries pour donner du sens à leur quête, en vain. Comme je l’ai expliqué, il n’y avait nul or dans ma terre. Cela contribua à faire augmenter leur colère. Et ils commencèrent à exécuter sommairement les villageois.
J’ai hésité alors à prendre les armes et à les défendre, et à me défendre. Mais déjà vieux et fatigué, usé et surtout sans la moindre expérience du combat, les choses auraient tourné à mon désavantage. Lâche, je n’ai songé qu’à ma survie.
Et en dissimulant le sceptre ce soir-là, à celle du conté tout entier.
Ainsi, la septième nuit, profitant du tumulte d’un ultime assaut, les rares survivants enfermés dans le donjon dans l’attente d’un ultime carnage, je me suis dissimulé dans le couloir secret, prétextant une quelconque excuse. Les pierres tremblaient du bruit des lames et du sang qui se répandait, des viscères qui se fracassaient au sol et éclaboussaient les armoiries, le trône. J’ai tremblé de peur que ma cachette ne soit découverte, mais il n’en fut rien.
Quand le silence fut revenu, quand tous furent morts ou partis, je suis lentement revenu à la surface. Une odeur d’amande amère émanant des corps en décomposition provoqua en moi un violent haut-le-cœur, et je m’oubliai au milieu de la grande antichambre.
J’ai alors eu une pensée pour mon fils.
Il avait survécu. Il dormait paisiblement dans sa chambre. Les brigands, dans leur furie, n’avait pas songé à explorer méticuleusement le palais. Après m’être assuré que son sommeil était profond je laissais le sceptre à ses côtés, et lorsqu’enfin je pris la clef des champs, les troupes du Roi de l’Ouest pénétraient dans mon conté. Je les vis de loin brûler les cadavres et reconstruire les chaumières, nettoyer le sang et la colère.
Je ne devais pas revenir avant une autre vie.
Je pensais justement en débuter une nouvelle, ailleurs. Je pensais sincèrement, puisque j’avais malgré tout assuré la pérennité de la famille, que je n’aurais plus aucun lien avec elle. Après tout, je n’étais qu’un étranger entré dans ce cercle par accident.
C’était oublier la malédiction du Sceptre. C’était oublier le sceau des Marie-Victoire. C’était oublier que je devais redevenir un homme et perdre tout ce que je n’avais jamais eu. Mais cela, je ne le savais pas encore : qu’on me laisse encore chanter.
Je ne possédais rien de plus que les habits que je portais. Et, bien entendu, mes connaissances de savant. Je n’avais pas sincèrement d’objectifs. Il me fallait poursuivre hors du pays sans nom, hors du continent sans nom. Je songeais à Séléna mes jours de faim. Je poursuivais malgré moi la route vers le Nord. La mer m’appelait, sans que je ne sache précisément pourquoi.
Peut-être voulais-je me venger des brigands.
Je resongeais pertinemment aux temps passés, à ces cinquante années de règne prospère. Souvent, je me demandais quel roi serait mon fils. Il venait de naître lorsque je partis. Il ne se souviendra jamais de moi. J’espère en revanche continuer à me rappeler de lui.
En traînant dans les bars et les tavernes abandonnés sur la plaine, ou perdus dans quelques hameaux sans âge, j’entendais des rumeurs de la guerre. Il semblait que les guerriers persistaient à aller vers le septentrion et malgré moi, je les suivais. On murmurait aussi que mon conté se redressait, mais que les troupes du Roi avaient à présent la main mise sur le commerce et les activités de ma terre.
L’argent et le mot furent introduits, la dépravation. La terre était redevenue riche, certes, mais la misère peuplait ce qui était jadis mes ruelles. J’ignorais que faire.
En secret, je souhaitais que cela se passe ainsi.
Que l’on regrette mon règne.
Que l’on me supplie de revenir.
Mais je n’en fis rien.
Un matin, en m’éveillant, je me suis retrouvé près de la charrette de l’arlequin. J’y suis entré. Je l’ai vu paisiblement dormir. Et je savais qu’il faisait le même rêve que moi jadis.
Je me savais présent dans son rêve. Je me savais témoin tandis qu’il attendait sur le bord du précipice. Je lui posais les mêmes questions. Si ce n’était qu’il répondait « non » à la dernière d’entre elles. Je lui demandais pourquoi. Il souriait. Et me répondit : « Choisir, donc exclure. Croire, donc espérer. »
Quand il se réveilla, il sourit à nouveau. Il me montra une tunique de même couleur que la sienne, pendue à mon côté. Je l’ai enfilée.
Je suis alors tombé dans un profond sommeil. En m’éveillant, j’étais seul. J’étais devenu l’arlequin. J’ai alors tiré sa charrette, et recouvrant une seconde jeunesse, poursuivi sa route.
Vers le Nord. Toujours plus vers le Nord.
Comment expliquer les sentiments qui m’animaient alors ? Ce n’était pas de la peur ni même de l’appréhension. Pas de la surprise. Au contraire, j’étais pertinemment quiet, comme si j’attendais cela ou plutôt, comme si je l’avais prédit.
Je me croyais perdu dans un rêve. Il me fallait poursuivre. Après quelques jours, je suis arrivé sur la grande côte, et le Port. Le vaste port. Il y avait là une grande ville, connue pour ses tripots et ses bordels. Je m’abandonnais au stupre. Entrant dans la première des maisons closes, j’ai forniqué toute une nuit durant.
J’ai joui comme jamais. Éjaculé comme jamais.
Baisé comme jamais.
La garce rougissait de plaisir et ses orgasmes m’impressionnaient. Bien entendu, elle était payée pour crier ; mais j’avais grand besoin de cela. Je crois en vérité que jamais l’homme ne se sent sûr de force et de sa suprématie que lors de la baise.
Non pas de l’amour : en amour, l’homme se sent homme.
Mais en baise, l’homme se sent fort, assuré, grand : unique. C’est le maître en toute chose. Il domine, car il a peur d’être dominé.
Le jouisseur est faible.
Celui qui se fait sucer est faible.
Le baiseur est faible.
Car la dame qui lui prête son corps le fait de bonne grâce, même en viol : c’est pour contenter sa propre faiblesse.
J’avais besoin de baiser. De sentir ma force dans ma faiblesse. Car je suis un être faible. Dans ce donjon, ici et maintenant, je me sens faible, je me sens si faible. Le geôlier vient me violer de temps à autre ; c’est de bonne grâce. Et je prends du plaisir non pas grâce à sa bite, mais du fait que je me sente fort à mon tour. C’est la seule ressource qui me reste encore.
La grande Farce.
C’est ce que l’on peut appeler la grande Farce.
La grande Farce.
Au matin, je me suis senti grand et fort. Seul, mais fort. À présent, je voulais boire.
Mort saoul, j’ai rêvé.
2.1 : Le jardin rouge et le sang noir
Ce rêve était unique. Je ne saurai en vérité dire s’il était agréable ou non. Je dirai qu’il était reposant.
Je nageais dans un lac de sang noir, au milieu d’un jardin de roses rouges, et de saules pleureurs rouges tout autant ; sortant nu de l’eau, contemplant ma propre monstruosité, les âmes torturées m’appelaient de leurs voix monocordes et me suppliaient de les aider, j’ignore comment, j’ignore ce qu’elles voulaient me dire : elles s’éparpillaient en tourbillons de sable lorsque je les approchais, et je restais seul.
Cette solitude me faisait du bien.
Dans la quiétude de mon jardin, car c’était mon jardin, posé au milieu d’un grand nulle part, je m’entendais respirer. Je ne parlais ni ne criais, ne pleurais point : seul et calme, je me savais attendu.
Cet espoir me faisait du bien.
Soudain, j’étais habillé d’un riche habit de soie et de velours ; je brandissais le sceptre et je commandais au soleil. À mon seul ordre, il se levait et se couchait, disparaissait, là-bas, derrière l’horizon ou remontait sur un seul signe de mon bras.
Je me savais cruel et craint.
Dans une vaste chambre, une dame nue dormait dans un lit. Sa nudité était feinte pourtant ; je la voyais habillée de soie noire, mais je la pressentais nue et désirable. Je ne désirais pas la violer et pourtant, je l’aurai pu : elle-même, je le sais, n’aurait rien dit et, transpirante de désir dans son sommeil, aurait accepté cette violence.
Elle ne la demandait point, mais ne l’aurait refusée.
Je savais alors que quoi que je demande, j’aurais été accepté. Simplement, je ne savais que demander. Je me savais pouvoir pléthore de choses, doté d’un immense savoir : mais ce savoir, caché, dissimulé, ne se révélant que ponctuellement, m’était inutile.
Et le sachant inutile, ce sont les temps passés à l’acquérir qui en devinrent gâchés, des temps que j’aurai pu bien mieux employer. Toute ma vie me fut présentée comme une vaste inutilité.
Et pourtant, j’étais calme. J’aurais pu rentrer en colère contre moi-même, me frapper ; j’aurais pu choisir de mettre à profit cette prise de conscience pour mieux exploiter mes jours à compter de cet instant.
Mais je goûtais la sensualité, la quiétude de cet unique instant, de ce nouveau savoir.
Toute chose vécue devient savoir. Chaque jour on apprend, sans s’en rendre compte, tant d’informations, certaines oubliées, d’autres qui seront à présent fermement ancrées dans nos mémoires que l’on jurerait n’avoir cessé d’être allé à l’école.
Simplement, il y a les savoirs que l’on obtient en sachant pertinemment les obtenir, et les savoirs que l’on obtient sans s’en rendre compte.
Ces derniers restent les plus utiles en réalité.
Je me savais remplis de la première sorte ; de ces savoirs inutiles que je cherchais et que je cherche encore. Cela ressemble à de la « masturbation intellectuelle », je le sais.
Je pense comprendre à présent que le Sceptre désignait ce savoir.
L’autre savoir, qui n’est pas pour autant « utile », n’est pas inutile. Là est sa différence : il se définit en fonction du premier. Et comme tout objet défini en fonction de son contraire, son existence est sujette à caution.
Son acquisition entière, dès lors, est elle-même sujette à caution, et c’est là toute sa splendeur : c’est le choix, soit l’exclusion. Il y a plus grand mérite à exclure qu’à délimiter : l’exclusion se définit en fonction d’une réflexion, d’une découpe du monde. La délimitation relève davantage de l’indécision, de la mise de côté, de l’« au cas où ». De là, dire que j’aimais, que j’aime exclure.
J’aime à mettre de côté ce que je déteste.
Détester.
Je détestais en vérité chaque instant de ce curieux rêve. La rivière de sang noir m’était abjecte ; le jardin rouge me vomissait. L’herbe était rouge ; le ciel était rouge ; les montagnes au loin étaient rouges. Perdus dans cette immense fresque d’automne aux accents désertiques, à cette lumière étincelante, les individus qui ornaient mon rêve me reprochaient cette exclusion.
Mais comment leur faire comprendre qu’en les excluant, c’est avant tout moi que je préservais, que je préservais car j’avais peur d’eux ? Celui qui attaque, tout comme celui qui baise, est un faible qui a peur de sa propre existence. En cela il cherche à aller de l’avant.
Que l’on se souvienne de ce chien qui mordait les passants : il avait avant tout peur que les passants ne le frappent.
Je ne saurais guère dire comment mon rêve se terminait. S’il avait vraiment une fin, où si je me suis juste réveillé. Je sais juste que transporté dans le lit d’une gueuse que j’avais branlé pendant mon sommeil, je me suis retrouvé calme, quiet au milieu de draps sales et d’un coq hurlant sur une meule de fumier que je discernais à travers une fenêtre grise.
Le jour se levait, et avec lui mes envies de marche.
2.2 : La barque de la Mer du Nord
Sur la Mer du Nord, perdue au milieu des rochers et des ressacs, il y avait une barque grise. Ballottée par les flots bleus, elle semblait abandonnée. Un long moment mon regard ne put se détacher de cette apparition morbide qui me donnait curieusement envie de pleurer.
En m’appliquant, j’ai vu dans la barque un pêcheur, qui jetait à intervalles réguliers un filet dans la mer. Il en retirait de longs poissons argent et or, je crois même qu’il mordait dans l’un ou l’autre. Je devinais le sang et les tripes couler le long de ses joues, et ses grosses dents blanches se noircir progressivement du seul repas quil se permettait sans doute dans sa journée.
Je me suis soudain retrouvé à la place de ce pêcheur, perdu au milieu d’une mer de fureur. Sur la plage, des promeneurs me faisaient des signes, m’avertissant, peut-être ? de la tempête qui approchait. Au loin en effet les nuages noirs s’amoncelaient, s’éclairaient parfois sous les vifs traits d’éclairs jaunes et rouges. Une rame que je n’avais pas vu jusque là reposait à mes pieds. Je suis allé vers l’orage.
Je souhaitais disparaître, mourir. Je souhaitais que la foudre me frappe, qu’en un dernier soupir je puisse revoir ma Terre, mes Gens, mon fils ; et je goûte le cimetière marin qui serait à présent mien. Mais j’ai traversé les nuages sans le moindre ennui. De l’autre côté, il y avait une île, et sur cette île un jardin ; ou plutôt « le » jardin rouge. Je me croyais encore dans mon rêve.
Mais je vis mon bras saigner.
2.2.1 : L’orgasme
J’ai joui en voyant le sang couler le long de mon bras. Je ne sais toujours pas ce qui a provoqué ma blessure : sans doute m’étais-je cogné sur quelques arbres du jardin, ou bien un animal m’aura agrippé. Mais je souviens pertinemment du sang couler et se mélanger aux roses, et je me savais bander comme jamais et jouir et re-jouir, et me réjouir.
Cette douleur me faisait du bien.
Cette douleur me rassurait : j’étais vivant et j’allais bientôt mourir. J’étais vivant et j’allais bientôt périr.
La souffrance est rassurante. Cela n’arrive qu’aux vivants. Je désirais mourir. J’étais mort.
Et je jouissais dans cette mort.
J’aurai pu violer toutes les putes de tous les ports à matelots de la côte et d’ailleurs ; tous les hommes et tous les enfants, tous les chiens. J’aurai pu, sans le moindre ennui, manger toute la charcuterie des grandes réserves du Roi et en redemander : j’aurai pu m’enivrer de vin et de bière à en pisser des tonneaux entiers. J’aurai pu, une dernière fois, être vivant avant de mourir.
Je le désirais tout du moins.
Mais je me suis retrouvé en prison.
2.2.2 : La prison et la Mort de l’arlequin
En prison, je me savais être l’arlequin. Et mourir et renaître encore.
Les couloirs étaient hantés de pestiférés et de nauséeux. De blêmes, de malades, de tuberculeux. Leur crasse, leurs bactéries m’envahissaient, me tuaient, me violentaient mieux que je le croyais capable alors. J’avais trouvé là un moratoire digne de ce nom.
Je savais sans réellement savoir la raison de mon emprisonnement. Je me souviens dire que c’était à cause d’une parole lancée comme on lance une caillasse au travers d’une foule, afin d’assommer l’orateur.
Mon orateur était le Roi lui-même.
J’ai depuis compris que tout mon voyage en mer, mon fantasme sur la barque, et ma blessure n’étaient qu’hallucinations de lendemain de cuite ; j’avais en effet encore l’esprit embué d’alcool et de sexe. Le Roi venait me chercher, comme je l’avais souhaité et prédit, pour me remettre sur mon trône et faire en sorte que mon pays se dé-nomme, qu’il perde son nom et retrouve la quiétude et la richesse de jadis. Mais je n’ai su saisir ma chance, comme de coutume. Je n’ai jamais su saisir ma chance.
Dans mon délire, je lui ai tenu un discours semblable.
« Ecoutez-moi, braves gens, écoutez-moi ; je suis un Dieu. J’ai un âge avancé certes mais je suis déjà mort et j’ai déjà ressuscité : de fait, je ne suis pas si vieux que vous semblez le croire, ni même comme je semble le dire. En vérité je suis plus jeune que chacun car j’ai vu la fin du voyage.
« Or qui peut être plus jeune, et plus sage, que celui qui sait où s’arrête son parcours ? Qui peut ainsi savoir le temps qui lui reste, et celui qu’il a dépensé ? Le jeune.
« J’ai vu des délires jaunes et pourpres, ocres ; des délires où le sang se mêle aux roses et les roses au ciel, et le ciel devient rouge et la mer se colore de rouge. Je me savais monde, je me savais roi ; je me savais bien plus roi que vous, mon Roi, qui n’êtes qu’un pantin désarticulé. Jugez, juge : je suis Roi car j’ai acquis le sang de la terre, tu es Roi car tu as acquis le sang du père.
« La régence se transmet par la mère parmi les Dieux : je suis un Dieu.
« Je devrais te tuer pour usurpation. »
Je fus dès lors enfermé. Je ne me souviens ni de mon jugement, qui a dû être expéditif, ni de mon emprisonnement, qui a dû être sans ménagement : j’ai encore des bosses et des plaies béantes sur le crâne et les genoux, qui ne se refermeront jamais. Du reste, je les entretiens. Je me cogne régulièrement la tête contre les murs : puisqu’on m’a privé de la parole, je m’exprime comme je le puis.
Qu’on me laisse encore chanter : mon histoire s’achève, mais il me reste à parler.
Trois fois au mois, un inconnu, que je pense être mon fils, m’envoie un paquet de tabac. Je le fume en une seule fois ; cela remplit ma geôle de fumée. Elle s’envole en arabesques vers le bas plafond, et un instant je crois y voir des étoiles, des constellations : c’est mon seul firmament à présent. J’invente des noms, de nouvelles figures héroïques : là se trouve Halmaar, le premier des Marie-Victoire et sa faux ; là se trouve un ours qui mange son enfant ; là se trouve un aigle qui a perdu ses ailes.
Mes visions sont troubles et violentes. Elles m’apaisent toutefois.
Quelle vie paisible je mène à présent.
Je m’amuse également, et j’ai là un grand talent, à faire des constellations sur les murs mêmes, grâce aux fissures des pierres branlantes, des lézardes et des taches de sang et de pisse : je vois des visages torturés, l’œil ouvert, la bouche béante, dont je n’entends pas les plaintes. Je les sais me désirer pourtant. Je les sais m’appeler. Ces figures sont grises et vertes. J’en dessine parfois grâce à une pierre aiguë qui, les soirs où je suis particulièrement las, me sert d’oreiller ou de traversin : je dessine Séléna et je songe à un pays où elle n’est jamais morte.
Je pense être bien à présent. Mes habits ne sentent plus l’encens et l’arlequin est définitivement mort : et je sais que loin, très loin vers le midi, une mère m’appelle et je l’écoute.
Et je pleure sur son corps décharné, regrettant de n’avoir pas été assez fort pour la protéger.
Et dans la pénombre il m’arrive encore de chanter et de chanter encore, et personne n’est là pour me dire de me taire.
_-_
Texte étrange, écrit sous hypnose et par les influences successives de l’œil gauche, puis de l’œil droit. On saura reconnaître l’influence de l’un, puis de l’autre au cours de ce texte.
Ce texte n’a de signification qu’en le lisant sous le regard du quatrième sens, et uniquement celui-ci. Même le premier sens est absent. Je parlais de l’impératif de la syntaxe plus tôt ; ce texte est plus proche du divin me semble-t-il que six mille pages du Livre.
Il n’a en effet de sens qu’uniquement si on le lit sous la forme d’une immense fresque. Que toutes les attentions requises pour un damné syncrétisme soient ici réunies : car c’est bel et bien de cela qu’il s’agit. Il convient dès à présent de lire les personnages, évènements, paroles de cette nouvelle comme des tons d’une toile.
Et tous ces tons sont réunis dans la seule figure de l’arlequin.
Si l’on s’imagine ce clown, le premier élément venant instantanément à l’esprit reste son habit coloré et improbable, mosaïque de couleurs pastel juxtaposées en un odieux puzzle. Il n’y a dans cette tunique ni agencement, ni ordre, ni esthétique : il s’agit de montrer et, plus important encore, de choquer en montrant. Tout comme ces cinéastes, ces auteurs, ces dessinateurs qui choisissent de faire parler d’eux non pas grâce à un quelconque talent mais grâce au sujet abordé dans leurs œuvres, actualité et épines, c’est l’apparence qui prime sur le fond. Qu’importe qui endosse l’habit d’arlequin : seul compte en vérité le clinquant de la toile.
Ces réflexions, je les avais en tête lorsque j’ai commencé à composer ce texte. Elles tournaient et retournaient devant mes yeux, sans que je puisse mettre un nom dessus. Ce n’est, encore une fois, qu’en les mettant au clair sur l’écran, puis en relisant le manuscrit entier que je m’aperçus de mon cheminement intellectuel.
De prime abord, je ne compris rien à ce texte, je l’avoue.
Je cherchais un non-sens : il n’en avait pas.
Je cherchais une morale : il n’en avait pas, du moins, pas de sensée.
Je cherchais un appel au divin, au cas où, mais je me rappelais que j’avais déjà écarté cette hypothèse de tous les textes écrits et à écrire.
Que me restait-il alors ?
En fouillant dans une veste jetée là comme un cadavre au soleil, j’ai trouvé un paquet de cigarettes à peine entamé. J’en grillais trois coup sur coup. Les volutes de fumée montaient et disparaissaient au plafond, et je m’amusais à faire tourner la fumée dans ma bouche avant de l’inhaler et de la recracher, lentement, comme si cela pouvait m’aider à trouver une quelconque inspiration. Je n’y croyais plus. Je commençais à me dire qu’un texte ne décelait rien, aucun secret, aucun message. Que les mots qu’il alignait. Si cet ordre avait un sens, il ne fallait lire que ce sens, uniquement les dénotations, les connotations en cas d’argot ou de style. S’il n’en avait pas, il ne fallait pas en chercher.
C’était agencer le chaos.
Il ne faut jamais agencer le chaos : c’est un état bien plus équilibré que l’ordre, contrairement à ce que l’on pourrait penser.
Ajoutez un élément au chaos et il reste chaos ; ajoutez ce même élément à l’ordre et il devient désordre.
Je ne me rappelle plus très bien comment j’ai pu faire pour élaborer la théorie du quatrième sens. Je me souviens très bien appeler mon ami, en modifiant ma voix au moyen d’un mouchoir sur mon combiné et lui révéler ce que j’avais découvert, le jour même de ma réflexion. Mais je ne parviens qu’avec peine à me remémorer le trajet qui me conduisit à mon hypothèse.
Tout devait partir, je pense, d’une réflexion sur la prison où mon personnage était enfermé. Je l’assimilais bien entendu à la mienne, si ce n’est que ma prison était volontaire et la sienne arbitraire. Je me suis rendu compte que ces jeux sur les murs, où il s’amuse, dit-il, à lire des constellations ressemblaient aux miens.
Le pouvoir de lire des mots là où il n’y en a aucun.
Par le fait, une simple idée s’est mise à profondément s’ancrer dans mon crâne. Si mon pouvoir est de lire des mots là où ne se terre aucun mot, est-il possible, par un jeu de miroirs, que là où je pense discerner aucun mot se cachent tous les mots ? Ou, plus précisément, peut-on considérer que les espaces laissés par mes recherches de sens dissimulent des manières de réponses que je délaissais alors ?
Cela me semblait pertinemment vrai. Je baptisais ce sens « l’image faible » ; il ne faut pas entendre par « faible » un synonyme de « lâche » mais plutôt de « trompeur », dans ce sens qu’elle se rapproche d’une illusion, d’une hallucination, d’un mirage.
Perdu en plein désert, le mirage matérialise ce que l’on désire ardemment voir ; une fois sur place, il disparaît. Mais à l’inverse, entre les mirages se trouvent le désert que l’on délaisse, tandis qu’il appartient bel et bien à la réalité.
Ce quatrième sens me paraissait ainsi correspondre précisément à ce que j’avais en tête.
Ce n’est que lorsque j’ai révélé à mon ami la signification véritable du quatrième sens que le visage de Carole m’est brusquement revenu devant les yeux. Plus précisément, un visage larmoyant : elle pleurait d’amour, et moi de silence.
Si seulement je n’avais pas été aussi persévérant, je l’aurai alors rappelé, je lui aurai écrit, je l’aurai contacté. Mais une phrase seulement attira mon attention.
« j’ignorais alors le plaisir du sable sous mes pieds nus » (Le Silence du Monde, paragraphe 3)
L’analogie avec ma métaphore du désert me fit tout d’abord sourire. Mais lorsque, tourmenté par un doute, je fis une rapide recherche sur Internet et que je découvris ce dont j’avais peur, j’ai compris que le cinquième sens venait d’être percé.
C’est à cet instant-ci, et seulement à cet instant-ci que je sus dès lors que tout ne faisait que commencer pour moi. Et que je m’efforçais de nier. Nier que bien que je sois commandé par l’œil gauche, puis le droit, puis que je reprenne possession de mes propres moyens, il reste toujours une large part d’indécision à mon processus « créatif ». Que ce processus est inconscient. Que cet inconscient se manifeste par des réminiscences plus ou moins prononcées. Que l’on peut remonter ces réminiscences. Qu’elles deviennent des influences.
Et qu’il peut être bon de les connaître avant d’aller plus loin. Je « renverse la table de thé » et repars à zéro.
Je considère que tout ce qui fut fait ne sert à rien, et n’était que du cabotinage.
Je mange une pomme trouvée au fond de mon meuble de cuisine. Elle est farineuse.
J’ai peur d’être bientôt malade. Il me faut tenir avant la nuit. Il me reste encore tant de choses à raconter. Tant de choses.
Le 30 Janvier
Un an... un peu plus d’un an après l’écriture... et il me semble que rien ne s’est encore passé. Il me semble même que tout a été vain. C’est comme si j’avais trop longtemps dormi : il me faut à présent récupérer. Les yeux encore embués de sommeil, je retrace le chemin parcouru, et finis par aboutir à ce cinquième sens, au sable sous les pavés : à l’obscurité derrière l’étoile.
Je savais depuis longtemps que chaque texte n’était qu’une redite. Mais ce texte, « mon » texte est bien plus que cela : ce ne sont que des copies, des plagiats. Des superpositions. Il convient d’en traiter rapidement. Que ce soit le titre ou le fond, tout est emprunté : il est alors difficile de croire que tout cela ne fut que l’objet d’une douce coïncidence. Je ne prétends pourtant pas que tout fut conscient, bien au contraire ; mais il est une étape entre l’originalité complète et la copie primaire, et cette étape, que l’on oublie bien trop souvent, concerne plus de quatre-vingts pour cent des productions artistiques mondiales.
Je pèse mes mots.
Unde Umbram Ultimam, premier des textes du corpus, fut déchiffré en dernier dans l’optique du cinquième sens. Il résista plusieurs heures au moindre de mes souvenirs. Mais j’ai enfin pu, grâce à mes efforts répétés, retrouver le fil de l’origine de ce texte. Il est décisif de voir que le titre de l’essai est en latin. C’est donc vers ce premier indice que j’ai primairement tourné mon regard. Je repensais aux théologiens médiévaux, puis aux philosophes de la Renaissance. Ces dernières recherches furent décisives, car je découvris l’existence d’Hugo Gratius, surtout connu pour avoir jeté les bases du droit aux Pays-Bas, alors « Provinces Unies ». Mais il fut également, comme nombre de penseurs des temps anciens, encore récemment, philosophe, mathématicien, homme de foi.
Homme de foi.
Deux ouvrages majeurs : De veritate religionis Christianae et De Fato.
Le premier sur les vérités « historiques » des évangiles. Le second sur la destinée. Ce dernier ouvrage apparaît comme un rectificatif du premier : tandis que l’essai historiographique était désireux de recueillir des faits, le second édictait des évidences, évidences découlant des faits. Et surtout, l’on peut lire cette phrase intéressante : proles unde venit, patri, quo deserui carceris umbram, clausit, rebus et ultimam.
Je ne parle plus latin depuis bien longtemps en vérité. Mais je puis tenter une traduction : Il vient sous la race, ce qui se libère de l’emprise de l’ombre, il se terre à jamais par faute des évènements.
J’avais lu les œuvres du fils de la grâce il y a cinq ou six ans, tandis que j’étais encore au lycée. Par pure curiosité, et par pur hasard je dois dire. Je revois encore lourdement le carrelage froid et sale de la bibliothèque municipale, les regards intrigués de mes camarades quand ils virent que je déchiffrai sans dictionnaire ni manuel des pages entières jaunies par l’âge, couvertes de glyphes latins. Il n’est de langue plus facile à connaître que celle-ci ; et point n’est besoin de l’apprendre par imprégnation. Ses mécanismes, ses vocabulaires, ses formes sont, me paraissent plutôt, tellement évidentes que je ne doute plus d’être atteint de glossolalie. Je n’ai eu de précepteurs que moi-même.
Et de lumière que mes mains.
J’ai dû lire ce texte sans m’en rendre compte. Sans doute noyé dans un autre ouvrage plus vaste, peut-être sur la religion chrétienne, peut-être sur la Renaissance, peut-être les deux. Et par une quelconque réminiscence, j’aurai impulsé ce savoir dans ce texte. Ainsi en trois essais ai-je repris quelques idées de ce grand penseur. Et l’ombre peut bien disparaître.
Le silence du monde a été d’une relative facilité à décoder. Le titre s’inspire bien entendu du documentaire Le monde du silence, dont il reprend une seule indication : l’absence de bruit. Si cette donnée servait à instaurer un climat particulièrement quiet sous la mer, il sera ré-exploité à d’autres fins dans mon écriture, à savoir l’oppression. Le silence n’est pas ici une donnée interne à l’environnement, mais bien une anomalie, ce qui soulève discussion.
Le silence, anormal, ne peut que nous amener à réfléchir sur notre propre bruit.
Genocide-City ne fait pas référence, comme l’on pourrait le croire et comme j’ai pu l’entendre dire ci et là à quelques massacres d’Afrique ou d’Asie. Le titre est un souvenir d’un niveau caché d’un jeu vidéo, Sonic the Hedgehog 2, initialement prévu mais supprimé pour d’obscures raisons par l’équipe de développement. Des génies du bidouillage auront pu accéder, grâce à l’un ou l’autre subterfuge, à reconstruire partiellement ce niveau au titre équivoque. Quant au thème du texte, il s’inspire pour ainsi dire mot pour mot de plusieurs mythes, du film Seul au monde avec Tom Hanks aux épisodes de La quatrième dimension.
S’endormait la ville s’inspire, en ce qui concerne le titre de l’essai, de la chanson de Jacques Brel La ville s’endormait. Le thème est sans aucun doute un souvenir du roman Sans l’ombre d’un témoin d’Elizabeth George. Je suis un fanatique et de l’auteur, et du roman.
Enfin, Doch Nur ein Tier est le titre d’une chanson du groupe Rammstein. Le sujet quant à lui du journal d’une fille violée s’instaure à la fois dans la continuité des récits diaristes d’Anne Franck et Le monde selon Garp, où une femme violentée se fait trancher la langue pour garder le silence. On reconnaîtra certains parallèles avec ce texte.
Comme on peut le voir, si ce n’est le premier texte qui, par sa complexité originale désarçonne le prosaïsme des essais suivants, chacun des propos du fameux manuscrit n’est qu’une « pompe », qu’un plagiat vulgaire, souvent à deux niveaux : et au titre, et au sujet. Cela ne fut pas conscient, comme je l’ai expliqué. Juste déroutant, et énervant.
Car il n’est rien de plus énervant, pour un jeune loup aux dents creuses que de s’apercevoir n’être qu’un plagieur par anticipation.
Je le savais pourtant, je le répète : chaque texte est une redite. Si bien que ni le fond, ni le titre, ni le style, ni la morale, ni l’élévation, ni le mirage ne suffisent à le différencier de sa source première.
Pas même la confrontation avec celle-ci.
Que reste-t-il alors ? Que me reste-t-il ? Puis-je persister dans une voie que je sais comblée par les débris de mille et mille textes de mille et mille auteurs et apprentis, grouillots et boutons-de-cuir ?
Je suis pourtant du genre persévérant. Je ne lâche rarement une affaire sans en avoir fait le tour encore et encore, sans en avoir exploité le moindre recoin. Perfectionniste et obstiné, je redoute l’imprécision autant que l’échec. Ces mots me sont synonymes. Que l’on juge ma détresse : à présent sur les sentiers que j’ai choisis il y a peu, je ne peux que vaincre ou mourir.
Je suis déjà mort tant de fois... j’en suis las. Il me faut à présent vaincre.
Je ne puis écrire que sous l’emprise de la fatigue. Ce n’est qu’après une rude journée, quelques minutes, quelques secondes souvent avant de sombrer dans mes rêves sombres que je trouve les mots qui me manquaient toutes les heures précédentes. Combien de temps ainsi m’a-t-il donc fallu pour composer ce livre ? Bien plus que je ne peux l’estimer.
Souvent, avant de finalement tenter de m’endormir, je lis quelques passages d’un ouvrage quelconque, d’une bande dessinée même. Mes yeux s’habituent aux symboles et finissent par y trouver un amusement et un repos.
Je m’allonge en me rappelant que je sais lire et cela seul me conforte : lire, c’est déjà, quelque part, écrire un rien. Ainsi persuadé que je peux poursuivre sur le dur chemin que j’ai tracé, je peux songer au lendemain, et aux quelques secondes d’écriture que je volerai.
De cela et du café, mes seules nourritures sur cette Terre.
Le 2 Avril
Les jours passent et se ressemblent. Avant d’espérer enfin prendre ma vie en mains, il me faut traiter du dernier sens à avoir été jusqu’à présent trouvé. Le sixième sens. Une expression usée, comble d’ironie ! pour une découverte entière. Encore une fois, je fus le premier à trouver ce sixième sens, et comme pour les précédents, ils font à présent parti de l’inconscient collectif. Pas un jour ne passe sans que je ne me souvienne du chemin parcouru.
Le plus dur était d’ores et déjà passé. Ce qui reste n’est que poussière.
Je pensais qu’il s’agissait, lorsque je fus sur la piste du sixième sens, du dernier angle selon lequel on pouvait lire les textes. L’extrême, l’ultime. Celui qui tout éclaire, celui qui tout explique. Si bien que je ne le voyais non pas comme un bouleversement, mais comme une continuité. Comme la lumière qui apparaît lorsque le noir enfin se fait. Ce que je devais trouver n’était rien d’autre qu’un dénouement logique, et non une illumination.
Si l’instinct avait su jadis me guider, je devais à présent raison garder, et réfléchir. Aborder mes textes non pas avec croire ou savoir, mais sagesse. Et cela, il me fallait l’apprendre.
J’ai tenté de consulter, avec intérêt, d’anciens ouvrages de ma bibliothèque, de les relire. Moins des idées ou des essences, il me fallait une méthode. Ce fut éprouvant.
Car je suis, bien qu’aimant les mathématiques et cela je ne le cacherai jamais, totalement hermétique à toute instruction, à tout ordre.
On se souvient mon amour du chaos.
Devant mon incapacité à produire un raisonnement productif, j’eus une nouvelle idée, qui s’avéra bien plus prometteuse en vérité : partir d’un principe premier, fort, de le développer et d’en hiérarchiser les conséquences.
J’ai élaboré une réflexion plutôt que de la mener. J’ai créé plutôt que de suivre. J’ai souhaité avant de vouloir.
Je me savais homme. En tant qu’homme, que sais-je des hommes ? Voilà la question que je me suis alors posée.
Je les savais mortels.
Surtout, je les savais influençables.
Ce sont certes les idées qui font les hommes, mais on ne les réunit pas sous des idées. On les réunit sous une figure, un drapeau, une icône. Les plus fins des dictateurs sont ceux qui ont compris cela. Qui construisent des bustes à leur image, qui fabriquent des étendards aux couleurs vives et aux croix chatoyantes. Les plus fins sont ceux qui ont compris cela.
Ce faisant, une hypothèse.
Et si ce n’était pas les textes en eux-mêmes qui provoquaient l’engouement parmi les lecteurs, mais les images évoquées ?
Ou, plus être plus précis, quelles images apparaissent derrière mes textes ?
Carole me manque. Terriblement.
Ces choix sont purement arbitraires. Je le reconnais. Arbitraires, et définitifs. Je ne reviendrai pas dessus. Les raisons sont diverses.
L’envie me manque, principalement.
L’envie, et pour ainsi dire, l’ambition. Je ne suis pas un récidiviste. Je ne l’ai jamais été.
Car je n’entreprends ce dont je suis sûr d’accomplir sans rectifications. Sans progrès. J’aime l’instant. J’aime le moment. J’aime la seconde. Le reste n’est que verbe.
À moins que ce ne soit ma haine viscérale des idoles ? On me répondrait que c’est faute d’en n’être une. Je dirai que c’est par dépit.
Rien de plus simple que d’être une idole. Le difficile vient de la conservation de ce titre.
Ou encore est-ce la faute aux tentatives des idoles de mettre de l’ordre là où règne le chaos, comme un adjudant réunit ses troufions ?
1.Ankoku
D’instinct, les Hommes aiment à se réunir sous une image forte. Un type. Un « archétype ». Un modèle. Un être qui sera pourvu non seulement des attributs qu’il juge comme honorables, mais extrapolés dans toute leur magnificence.
Si les Hommes jugeaient un jour que les maux de gorge étaient une preuve de vertu, Dieu aurait soudainement une écharpe sur les vitraux.
Je pense comprendre que les cinq textes permettent de forger cinq entités, cinq modèles forts et pertinents. Ces cinq modèles forment ce que je puis appeler la « main de lecture ».
Ce qui permet d’appréhender le texte, au sens premier du terme : de le saisir, de le triturer, de le rendre « plastique ».
Ces cinq personnages, car ce sont bien des entités anthropomorphiques, je les connais bien. Je les connais, car je les ai jadis créés pour l’un ou l’autre projet, tombé en désuétude, par manque de temps ou d’envie.
D’envie.
Des jours durant peut-être ? j’avais épluché les journaux afin de recueillir mille anecdotes et forger mille traits de caractères. Mes cinq personnages n’étaient pas vivants dans la mesure où ils étaient plus vivants que les autres. J’en savais plus sur eux qu’un être humain n’en pourrait savoir sur lui-même.
Comme le respect est le premier pas vers l’admiration et que le secret est le premier pas vers le respect, on ne pouvait voir en ces personnages des « types ». À la lecture, l’on s’arrêtait à la description, on délaissait l’action.
Le verbe tuait la phrase.
Ceci finissait par tuer cela.
Pourtant, le verbe était honorable. Les actions mesurées. Les conséquences, je le croyais et le crois encore, intelligentes. Mais on ne laissait pas la chance. Avec raison par ailleurs.
L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Les échecs commerciaux tout comme les débâcles critiques sont au fond d’excellentes œuvres. Le message est clair. Mais le moyen pour le trouver peut quant à lui être particulièrement incompréhensible.
J’ai réussi cette fois pourtant à rendre ce moyen compréhensible. On comprendra en revanche que je ne puisse l’expliquer.
Peut-être n’y a-t-on lu que ce que l’on voulait. Et peut-être même est-ce grâce au charisme de mon ami qui reprit à son compte le manuscrit que ce dernier eut autant de succès. J’oublie souvent qu’on élit l’homme, et non le programme.
Il me faut penser à l’appeler.
À les appeler. Demain, à la première heure. Je me le promets.
Le modèle que je puis lire dans Umbram est un anti-héros que je connais de moins de moins.
Il s’agit de ma personne.
Je dis le connaître de moins en moins car c’est de cela qu’il s’agit. Petit à petit je me projette sur le papier, je me vide sur le buvard : boyaux et sang, rien n’est oublié. Et au fur et à mesure, me voilà moins semblable à moi-même que je l’étais la veille, plus que le lendemain. Je m’oublie. Je me lève le matin sans parfois savoir qui je suis, comment je me nomme, ce que je suis. Dans ces cas, je me plonge dans mes écrits. Je les lis, et plus important encore, je lis les critiques que certains lecteurs ont choisi de faire.
Cela me donne au moins une information précieuse : la manière dont les autres me perçoivent. De fait, la manière dont je me dois d’apparaître en société, pour ne pas les décevoir ou les contredire.
Ce que je suis réellement en revanche m’est divinement inaccessible. Mais n’est-ce pas le lot de chacun ?
Ce modèle, plus précisément, est un « moi » sombre. Un « moi » qui n’aurait jamais su. Qui n’aurait fait que croire. Un « moi » fidèle à ses convictions certes, mais dont on ne peut prouver le bien-fondé. Un absolutisme de sa vérité, un garant de ses témoignages : un être dangereux.
Qui toujours prend son cas pour une généralité. En quoi ainsi peut-on s’identifier à ce personnage ?
Il ressemble plus que l’on ne pourrait croire au moindre de nous. Peu importe, c’est ce que l’on crie aujourd’hui, le bonheur commun : l’important est bien entendu le bonheur individuel.
Ce personnage-là hurle sa seule ambition : être heureux. Et le timbre de sa voix est similaire à celui de n’importe quelle voix par le monde.
En baptisant l’essai d’un nom latin, peut-être ai-je voulu évoquer l’origine des langues romanes, dire que ce cri s’appliquait à toutes les langues issues du latin par le monde. Et de là, à tout langage, quel qu’il soit.
2. Shita He
J’ai demandé à un traducteur de faire preuve de son art sur le titre du premier texte. Il me dit que l’on avait déjà traduit ce dernier en japonais, et me montra la traduction. Il me fit une remarque intéressante. Bien que lexicalement juste, la langue orientale amenait à l’expression une nuance absente de l’original.
La traduction comportait en effet la particule « He » qui symbolise le déplacement. Pour être plus précis, la lettre ainsi traduite avait pour titre : « (En allant) sous la dernière ombre ». Même un néophyte ne s’y laisserait guère prendre. Un programme informatique, volontiers.
L’exercice était purement gratuit. Je ne comptais pas éprouver les sonorités étrangères dans l’espoir d’en trouver une qui me plaisait. Ce n’était que pure curiosité, qu’abstraite curiosité. Cette révélation pourtant m’amena à me demander si le texte premier comportait cette nuance.
Si tenté qu’elle existe, l’archétype décrit se double d’une compulsion. Et rend le personnage d’autant plus détestable, car pressé.
Je pense que ce texte est mon préféré de tous. Il y a dans celui-ci plus d’intimité et de tendresse que dans nul autre. Je ne puis l’expliquer. Mais je garde une affection toute particulière pour l’heure où j’eus à le composer. J’essaie, lorsque je me relis, de me replonger dans l’exacte condition de la rédaction. J’écoute la même musique, je lis les mêmes livres, mes idées reviennent alors. Et je suis alors capable de juger si l’expression de celles-ci coïncident avec leur essence. Si je ne me comprends plus, il me faut récrire ou, plutôt, supprimer.
Je récris rarement, comme je l’ai expliqué. Je relis tout aussi rarement. Pourtant, quand je relis ce texte, et uniquement celui-ci, je n’y trouve rien à redire. Oh ! On pourrait en appeler à ma fainéantise. Mais je voudrais rassurer et clarifier : il n’y a pire critique de mes œuvres que moi-même. Quand bien même on serait unanime, je descendrai en flèche la moindre de mes phrases. Si bien que jusqu’à encore très récemment, je ne montrais aucune de celles-ci à quiconque. À présent, je ferme les yeux.
Laissons les autres juger. On m’aura appris que j’en étais incapable.
Cela ne me rassure ni ne m’apaise.
Je sais ce que j’apprécie chez les textes. La fractale. Le minuscule. Le détail. Prendre une ligne, au hasard, la lire et s’y complaire ; puis revenir en arrière, ou avancer, piocher à nouveau. Ne pas se sentir prisonnier d’un ouvrage. Au contraire, le maîtriser. Ne pas se sentir violé par l’auteur. Mais lui rappeler combien il nous est redevable à nous, lecteurs. Qu’il cesse de se prendre pour ce qu’il n’est pas. Pour une idole. Un auteur n’est pas une idole. C’est un outil. Qu’il disparaisse. Et que l’on retrouve enfin la vérité, que l’on ouvre les yeux.
Ce que l’on tient entre ses mains, c’est du papier.
Ce que l’on a devant les yeux, ce sont des tâches d’encre.
Notre éducation fera le reste.
Le silence du monde semble à mes yeux le plus proche du respect de cette idée. Une réplique surtout, Dieu sais-je d’où elle me vint ! m’attire encore profondément. « Où peut-on ainsi jamais s’embrasser, sinon sur la bouche ? » Cette évidence me terrifia et me terrifie encore sur trois niveaux.
Tout d’abord, sur le temps mis à la comprendre. Je n’avais pas imaginé l’hypothèse du miroir.
Ensuite, sur les essais, nombreux, que j’ai moi-même opérés afin de mettre en faux cette évidence.
Enfin, le fait que je cherche encore un moyen d’aller outre ce fait irrémédiable.
Incoercible esprit de contradiction !
Il m’arrive, en relisant le texte, d’oublier que j’en suis l’auteur véritable. Les modifications opérées par mon ami sont pour autant inexistantes à mes yeux. Pour moi, quelque part, il n’aura corrigé que l’une ou l’autre faute d’orthographe. Certains mots résistent encore et toujours à ma mémoire. Et cela, je ne peux l’expliquer. À croire que je suis réfractaire à quelques archéologies linguistiques.
Je suis de ceux qui songent que la poussière doit toujours être nettoyée. Mon appartement, avant ma rencontre avec Carole, était toujours impeccable.
Je ne comprends pas ce qui s’est passé.
Un autre monde. Un monde où j’allais emménager sous peu avec elle. Que me servait alors de mettre de l’ordre dans ma maison ? Il me semble vivre à présent dans une réalité différente. Où les choses sont réellement ce qu’elles devraient être. Où rien de ce qui est n’est. Où ce qui aurait pu être est.
Où le silence du monde est une réalité constante, et non pas une observation volage. Où le silence du monde est une réalité. Une réalité. Comme j’apprécie mon silence. Comme j’apprécie de marcher en rue et n’entendre que mes pas, et ma voix dans ma tête. Les dialogues que je mène à des interlocuteurs imaginaires, les répliques. Mes réflexions assassines, les réparties que j’aurai dû avoir. Difficile d’avoir une stratégie quand votre seule solution est la fuite. D’ordinaire, rentrant chez moi, je couchais sur le papier les plus assassines.
À présent, elles se perdent dans les méandres de mon esprit. À jamais perdues.
J’avoue, après cette expérience, j’ai perdu toute envie d’écrire. Si je n’ai jamais possédé le feu sacré qui me faisait poursuivre, à présent, je suis cruellement désemparé. J’erre en ce monde comme j’erre dans mon esprit : désemparé, cruellement désemparé. Je n’avais envisagé mon existence, et je ne sais faire du reste que cela, que selon l’angle d’un métier d’écrivain. D’écrivain, et non d’auteur : j’écris, cela seul me suffisait. Dans la hiérarchie des arts, je considère pourtant l’exercice comme inférieur à la musique. Un analphabète peut ressentir des émotions à l’écoute seule d’un morceau ; mais il faut un certain savoir pour éprouver quoi que ce soit devant un ouvrage.
De même, un nouveau-né, par son babil, chantonne d’instinct. Mais seul le hasard lui permet d’esquisser une lettre ; et puisqu’elle n’est pas consciente, elle ne signifie rien.
Peut-être est-ce finalement cela qui m’attire le plus dans ce texte, l’archétype qu’il dessine. Celui d’un être qui, abandonnant l’espoir d’être compris des autres, ne désire être compris que de lui seul.
L’archétype est le personnage en lui-même, continuation du précédent. Je ne vois ce texte, grâce au sixième sens, que comme un complément, bien plus développé, du précédent.
L’archétype fut clairement défini par une thésarde [É. Juin], dont je reproduis ici quelques morceaux de son étude.
« J’ai eu à lire les nombreuses études qui ont été faites [sur mon ouvrage]. Mon attention s’est plus spécifiquement porté sur le Livre 4, S’endormait la ville. Alors que l’on jugeait bien plus intéressant les autres tomes, celui-ci se trouve être des plus repoussés. J’ai longtemps voulu croire que c’était par pur désintérêt. Je sais à présent que c’est par lâcheté. Lâcheté, car ce texte recèle plus de difficulté que nul autre. Réfractaire à une analyse empirique, réfractaire à la recherche d’une morale “viable”, réfractaire à un sens autre que ce que le texte peut tout simplement vouloir dire : une histoire comme une autre, à la frontière du policier et du polar. Un des plus courts du reste. Ce point pourtant ne devrait pas être pris en compte, et je ne l’ai pas pris en compte pour tenter d’expliquer ce cruel manque interprétatif : ce sont souvent les nouvelles, les aphorismes, les textes courts qui sont le plus demandeur d’études. On s’imagine toujours que le vide cache quelque chose.
C’est ainsi en espérant remplir un vide oppressant que je choisis de m’intéresser à ce livre. Non pas dans l’espoir d’y trouver quelque chose. Mais justement dans l’idée de ne rien trouver. J’évite ainsi l’erreur de beaucoup qui font correspondre le texte avec une idée sous-jacente, le tordant jusqu’à la prouver.
Je ne désire pas éprouver le texte. Je ne désire que le lire. Le lire et tenter de le comprendre. Plus spécifiquement, comprendre non pas son sens intrinsèque, mais sa position au sein de l’ouvrage. Comprendre pourquoi l’auteur a volontairement placé ce récit à cet endroit précis de l’économie du texte, pourquoi spécialement il en avait besoin. Je table en effet pour un plan, pour une conscience aiguë : je me refuse en effet de croire que l’auteur a agi par hasard, juxtaposant des récits écrits lors d’occasions bien distinctes, dans l’espoir que l’on y trouve par accident un lien. On me rétorquera que cette prise de position est justement ce que je tentais d’éviter. Je réponds que sans elle, cette étude entière ne saurait exister. Du reste, je ne prétends pas édicter ici un magister dixit ; pas plus que je ne souhaite définitivement apporter une réponse aux trois grandes interrogations auxquelles je vais essayer de répondre : 1) En quoi ce texte répond-il précisément aux attentes du lecteur à cet instant-ci de la lecture de l’œuvre ? 2) Quels archétypes, ou images fortes, sont offerts à la lecture ? 3) En quoi prépare-t-il la lecture de l’ultime livre ?
Attentes
Une lecture peut se rapprocher de l’image d’un quelconque voyage. La métaphore, usée et abusée, doit pourtant attirer notre attention. Car plus que d’aucun, cet ouvrage est un voyage. Un grand voyage. Mais ce n’est pas une traversée tranquille, une classe touriste ; c’est davantage une épopée. Il faut s’imaginer Ulysse ou Virgile fendant les flots, atteignant, fatigués et énervés, les hyperborées lointains qui faisaient alors parties de leur horizon, et qui sont à présent leur permanent domicile. Jamais une œuvre n’aura provoqué autant de doute sur le capitaine du navire. Connaît-il vraiment la destination ? Est-ce le bon chemin pour y parvenir ? Aura-t-on assez de vivres, d’eau potable ? Où tout cela nous mènera-t-il ?
La tendance à l’heure actuelle, et ce depuis le début du vingtième siècle, est de déconstruire la chronologie. De la faire passer queue par-dessus tête, de mettre l’effet avant la cause, voire de totalement nier son existence. Des romans de plusieurs centaines de pages ne traitent que d’une seule et unique seconde (c’est, pour en revenir à notre sujet premier, une des lectures, et la lecture sans aucun doute juste du Silence du monde), tandis que l’on travaille la matière inverse, en réduisant à l’extrême de forts longues périodes. Je renvoie les intéressés aux études en tous genres, à commencer par Figures III. Mais mon propos n’est pas ici d’étudier des phénomènes, mais bel et bien leurs effets. Et ce n’est pas par pur hasard que je baptise la première partie de mon étude Attentes. Car des attentes, le lecteur aura à en subir sur plusieurs niveaux.
Le premier niveau va de soi : il s’agit de l’attente opéré par la succession des chapitres au sein de l’œuvre.
Le second est plus coriace : il s’agit de l’attente opérée par la succession logique des chapitres, soit selon un axe temporel passé-présent-futur, destructuré dans le récit comme rappelé en introduction.
Le troisième enfin, d’autant plus impénétrable : l’attente produite par la réponse à l’œuvre, compte tenu du fait, comme dit également en ouverture de cette étude, que toute œuvre a un but final. Or, une fois le dernier mot lu, si aucune réponse n’est donnée, la frustration guette.
Nous allons donc, progressivement, considérer les choses selon ces trois attentes. Seul le premier ne demande la lecture que des trois premiers livres ; les deux autres exigent une connaissance globale afin d’être réellement productive. Je rappelle que je n’ai malgré tout pas trouvé de réponses satisfaisantes à mes propres questions. J’espère que cela suffira à convaincre les uns et les autres de ma bonne foi. Je ne suis qu’un chercheur.
Non un trouveur.
A : Ombre, silence et génocide
Examinons tout d’abord la composition du livre. Nous avons ceci :
Livre I : Unde Umbram Ultimam
1 : Umbram
2 : Unde
3 : Ultimam
Livre II : Le silence du monde
Livre III : Genocide-City
Avant la lecture
Genocide-City
Livre IV : S’endormait la ville
Livre V : Doch nur ein Tier
Le premier soir
Le premier jour
Le second soir
Le second jour
Le troisième soir
Le troisième jour
Le quatrième jour
Cinq livres en tout. Nous ferons deux remarques préliminaires : d’une part la position « pivot » du Livre III, et les interstices que remplissent les Livres II et IV, qui nous intéressent particulièrement. Pourquoi dis-je qu’ils comblent les interstices ? Car ce sont les seuls sur les cinq à être écrit d’un seul tenant, sans composition interne. Ils se composent d’une seule et même unité textuelle, du moins formellement : l’expérience nous aura montré que quand bien même un texte n’aborde aucun découpage en parties ou en chapitres, le conditionnement de la pensée nous permet néanmoins de considérer des axes de réflexion et, par là, d’implanter des séparations là où l’auteur n’a pas jugé bon d’en indiquer. Cette unité pourra sembler futile. Mais je me suis posé une question imbécile : pourquoi ne pas avoir choisi de l’appliquer à chacun des livres ? Ou, au contraire, pourquoi ne pas avoir voulu que chacun ait un découpage quelconque ? Cela est d’autant plus étrange si l’on considère que ce découpage semble arbitraire : dans le livre V, le chapitre intitulé Le troisième jour recoupe une journée et ce qui aurait pu s’appeler Le quatrième soir. Mais cela n’a pas été fait. Il convient alors de considérer l’hypothèse que ce n’est pas, contrairement à ce que pourrait penser le fond commun, la structure interne des Livres qui détermine leur découpage, mais leur structure externe, autrement dit l’ensemble de l’œuvre. Apposons une valeur numérique, nous avons ainsi : Livre I, 3 chapitres. Livre II, 0 chapitre. Livre III, 2 chapitres. Livre IV, 0 chapitre. Livre V, 7 chapitres. 30207.
Ce chiffre est totalement anodin. Mais il convient de repérer définitivement les positions intercalaires des zéros. Ils forment des tampons. Nous pouvons donc décemment conclure que selon cette approche symétrique formelle de l’œuvre, le lecteur ayant ne serait-ce qu’entrevu la table des matières ne peut que se douter du caractère important du quatrième livre.
Le lecteur comprend donc le bien-fondé d’un texte unique. Pourtant, une autre surprise l’attend : il s’agit du Livre le plus court de tous. Tellement court qu’il est plus bref que l’ultime chapitre du dernier livre. Le déséquilibre est latent, l’effet étonnant : il donne l’impression d’enchaîner directement de Genocide-City à Doch nur ein Tier. À partir de là, la position tampon ne fait aucun doute. Il s’agit d’éviter que les deux Livres se retrouvent en contact forcé. Pourquoi ?
_-_
Oui, pourquoi ? J’aime beaucoup cette étude. J’ai même eu la chance de rencontrer la thésarde en question. J’eus la bonne surprise de voir qu’il s’agissait d’une ancienne camarade de faculté. Avec les yeux cernés, la barbe drue et quelques autres changements physiques et vestimentaires, elle ne parut pas me reconnaître. Moi pourtant, je l’ai tout de suite remise. Elle n’avait pas changé.
Je l’ai rencontrée sitôt après l’avoir lue. Elle était sans doute la plus proche d’une vérité que les autres ne faisaient qu’esquisser : l’œuvre se conçoit dans sa totalité, même lorsqu’il est composé de détails. Car un détail ne fait pas une peinture. Il rend la peinture réussie en revanche. Cruauté du perfectionniste, erreur du pressé.
Il faut plus d’énergie que l’on pourrait le croire pour ne pas confondre œuvre et auteur. L’on peut être, m’a un jour dit un parent, à la fois un génie accompli et un imbécile de première catégorie. Je ne l’ai pas cru sur l’instant. Il me semblait inenvisageable qu’un être ne possédant en lui aucune poésie puisse élaborer un tableau en regorgeant, en transpirant, en suintant presque pourrait-on dire. Jusqu’à encore très récemment, je pensais que les deux entités se scindaient en une seule. Moi-même, n’étais-je pas une figure morcelée, incompréhensible, à l’image de mes textes, que d’aucun disait indéchiffrables ?
Carole aurait su, saurait me lire. Car à mon image, elle est elle aussi, par essence, indéchiffrable. Seul le chaos peut un jour espérer vaincre le chaos.
Je ne crois pas que les gens « dérangés » veulent aller vers des frères plus stables, dans l’espoir d’une transmission de normalité. Au contraire, ils se réunissent en ghettos.
Et, éventuellement, fondent des églises.
Je me suis aperçu que l’on ne pouvait faire correspondre une personne à son œuvre justement après avoir vu l’amie à l’origine de ce brillant essai. Car si ce dernier faisait dans le détail, de façon parfois péremptoire et par là, inutile, elle faisait en revanche dans l’absolutisme. Je ne me souvenais pour ainsi dire pas de ce trait de caractère. Mais sa tendance à l’exagération, au tout ou rien, m’a laissé de marbre, si bien que j’ai écourté ma visite de courtoisie. J’ai pleuré à chaudes larmes sans savoir précisément pourquoi.
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(...)
C : Ouvertures
Il m’est difficile d’évoquer des précédents. L’unicité est un trait définitoire du texte en question, et par définition il m’est impossible de tenter une comparaison quelconque. Je me risque néanmoins à répéter les conclusions précédentes, et à reproduire ici le texte en l’état, si le livre IV demeurait absent :
Il sut qu’il n’aurait jamais dû se demander « comment ».
Il sut que la seule question, c’était « pourquoi ».
Je ne voulais pas apprendre à lire. Je ne voulais pas apprendre à écrire. Je ne voulais rien de tout ça. À présent je puis comprendre, je puis mettre des mots. Sans les mots, j’aurai pu vivre encore sans revoir encore et encore ces scènes devant mes yeux. J’avais cinq ans quand je vis la lumière du jour pour la première fois. Il me fallut aller à l’école, connaître le monde. Il fallut que tôt ou tard je sache pourquoi on était si condescendant envers ma personne.
Pourquoi cela me brûlait lorsque j’allais aux toilettes.
Pourquoi les personnes qui me houspillaient, à tort ou à raison, étaient aussitôt montrées du doigt.
Il fallut bien qu’un jour l’on me raconte les trois jours et les trois nuits.
Notre étude se bornait à des considérations structurelles. Il nous faut à présent considérer d’autres arguments de cohérence, notamment logiques. Pour cela, je diffusais les deux textes scindés, sans titre, à un panel d’une centaine de lecteurs, afin de recueillir leurs impressions...
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Je ne suis pas un misanthrope. Pas autant que je peux l’être, pas autant que je veux l’être surtout. Un fond de bonté quelconque m’en empêche. Un doute peut-être. Un désintérêt. Il n’est bon d’être misanthrope que si l’on est entouré d’amis. Seul, on ne peut qu’être ermite.
Je suis un ermite. Mon avis seul compte. Ma vision du monde seule compte. Rien ne saurait altérer mon jugement, si ce n’est ma propre réflexion. Depuis longtemps exclu volontairement de toute activité, je me suis reclus dans un bien-être confortable, bercé par les égarements de mes pensées et mes tentatives de suicide. Je ne veux pas que l’on me plaigne ni me prenne en pitié. Je suis heureux d’être comme je suis. Jusqu’à ce soir, je suis heureux. Mais je sais que cette nuit, je retrouverai le sommeil. Je sais que demain, je me lèverai et que j’aurai passé une nuit calme, la plus calme depuis des mois, des années peut-être.
Peut-être de toute ma vie. Demain, j’irai la trouver. Enfin. Je me le dois.
Ressasser toutes ces histoires, à propos de textes qui ne m’appartiennent plus qu’en songes m’aura poussé à le vouloir. Je m’en suis convaincu.
Tout comme l’on peut convaincre n’importe quel enfant en lui présentant agréablement un plat que ce dernier est bon pour sa santé.
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Le texte ainsi présenté leur semblait d’une grande cohérence. Si bien que lorsque je leur demandais de le partager en deux « chapitres », près de quatre-vingts lecteurs se trompèrent et la placèrent bien plus haut que ce qu’elle est réellement. Il leur apparut que le cheminement dans la ville désolée était une métaphore du calvaire subi par Rachel. Reportée à notre considération première sur les images fortes, ou archétypes, nous pouvons donc dire que d’une certaine manière, et en opérant une certaine lecture, le texte colporte l’archétype de l’être brimé trouvant un refuge dans la création artistique, le malheur étant moteur de l’inspiration.
(...)
Néanmoins, si cette lecture peut être juste, elle n’est pas celle voulue par l’auteur, puisqu’un Livre intercalaire fut inséré. Sa taille réduite peut néanmoins laisser entendre qu’il désirait que l’on fasse cette interprétation : il ne l’a en effet pas « bloquée » aussi fermement qu’il eût pu le faire. Il désirait sans doute la garder en suspens, en second plan, en récompense des lecteurs acharnés, tels que les critiques, qui espèrent voir au-delà des apparences. Une question se pose alors...
(...)
Qu’est-ce que ce livre signifie ?
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J’avoue, la théorie est on ne peut plus pertinente. Même intéressante, y compris pour moi, qui ignore tout du processus de création dont je suis la victime. Considérant qu’effectivement, le livre V fut composé après le troisième, tout semble se tenir. Mais il manque encore un élément qui permette de l’accréditer totalement.
Mon approbation.
Questions
La première question que l’on peut se poser est l’essence de la lecture telle que l’auteur désire nous la voir accomplir. Nous pouvons comparer une lecture en effet à une quête, une quête à la recherche du sens « vrai », et non du sens « juste ». Nous pouvons projeter ce simple fait, du fait des déclarations pernicieuses de l’auteur lui-même qui appelle à trouver le seul sens qu’il aurait inséré dans son manuscrit.
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Erreur.
Erreur de débutant, serais-je même tenté d’ajouter.
La première règle en littérature est de ne jamais croire les auteurs. Qu’ils parlent au sein de leur livre ou en-dehors. Ce sont toujours des menteurs. Toujours. Ils inventent leurs vies, tout comme ils inventent la vie de leur héros. Si fait, comment ne serait-ce les croire lorsqu’ils parlent de leur création ? C’est tout simplement impossible. Il ne faut les croire, jamais, sous peine de choir dans de profondes désillusions. J’ai dit à l’instant qu’une œuvre de poète pouvait avoir été élaboré par un frustre ; je prends cet exemple comme illustration de ce que j’avance.
De fait, il ne convient pas de considérer les dires de l’auteur comme autant de magister dixit. Un livre est un ouvrage traître. Car personne, du lecteur au critique, à commencer par son instigateur ne peut prétendre légitimement en parler. C’est un néant, une obscure masse que l’on ne peut éclairer d’aucune lumière. J’en suis de plus en plus convaincu. Ma fierté pourtant est d’avoir contribué à l’émergence d’une masse plus noire que les autres. D’un néant plus terrifiant encore que toutes les bibliothèques. Un soupir qui persiste à englober de plus en plus de ténèbres, de plus en plus d’êtres.
Je le revendique.
Je ne suis pourtant pas misanthrope.
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La seconde est la signification du quatrième livre. N’a-t-il qu’un rôle structurel, empêchant les livres III et V de se mettre brusquement en contact l’un avec l’autre, ou bien doit-il être lu de façon indépendante ? Ou encore, doit-on s’attendre à ce qu’il dissimule quelques vérités, peut-être la vérité que l’on attend sur le manuscrit ?
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Pourquoi faudrait-il toujours une raison à tout ? Ne peut-on imaginer un travail artistique hors de toute contrainte logique et raisonnée ? « L’art pour l’art », n’est-ce pas le reniement de tout raisonnement pur ? Je rêve. Du moins, j’avais encore il y a peu l’habitude de rêver. Je rêve d’un pays où le moindre hère a nul besoin de se justifier. Où il peut espérer marcher comme bon lui semble, dessiner dans les airs, sans raison aucune, des figures animales qui n’existent que pour ses yeux.
Où le mot « fou » n’existerait pas.
La fatigue me prend brusquement à la gorge. J’ai peur de ne pas pouvoir achever mon travail d’ici à ce que je tombe, inanimé, gisant, à la merci de la nuit, en proie à mes cauchemars. L’essentiel a été dit, bien entendu ; mais le détail, les détails peuvent agrémenter un tableau par trop obscur ci et là. J’ignore précisément jusqu’où j’aurai la force de poursuivre.
(Néant)
Aujourd’hui
Lorsque Mathieu s’éveilla, il était près de neuf heures du matin. Il lui semblait qu’une lumière nouvelle perçait à travers ses fenêtres sales et ses rideaux grisâtres. Au-dehors, on entendait des oiseaux piailler. Il avait la bouche sèche. Ses mains lui faisaient mal. Ses cheveux l’énervaient. Il remarqua une tâche verdâtre au niveau de son bras gauche. Il était entièrement nu, et n’en ressentait aucune gêne. Il se glissa lentement dans sa salle de bains, de sa démarche sautillante mais posée.
Pour la première fois depuis dix ans, il ne pensait à rien.
Il prit une longue douche, aimant à sentir l’eau brûlante lui calciner la peau. Dans sa tête, une envie de musique. Si bien que la première chose qu’il fit en sortant de sa salle de bain, encore ruisselant de vapeur, fut d’allumer le lecteur audio de son ordinateur et de mettre l’un ou l’autre album de Ben Kweller. Les heures passèrent ainsi, rapides mais calmes, dans un sentiment de joie retrouvée. Alors, il prit la décision de prendre les choses en main et de faire, en ce jour, deux visites qu’il jugea capitales : l’une à son cher ami, devenu auteur interdit mais respecté, l’autre à Carole. Dans cet ordre. Il comptait de prime abord en finir avec ses ambitions professionnelles avant d’aborder l’essentiel.
Il s’habilla et sortit retrouver son ancien compagnon, qui ne jugea guère utile de changer d’adresse en dépit de sa popularité croissante. Il dut fendre les flots d’admirateurs et de philosophes, de contemplateurs assidus délaissant leurs statuts et devenant, du moins pour quelques jours, de violents acteurs de leurs vies. Arrivé à la porte toujours ouverte, il la referma derrière lui sans que personne ne lui demande son nom ou son but. Il grimpa une volée de marches et trouva celui qu’il venait voir assis tranquillement à son bureau d’études, composant quelques obscures notes, à destination d’obscurs lecteurs.
Quelque part, Mathieu était déçu de la facilité déconcertante de son entreprise. Il n’était que quatorze heures.
Comme il restait silencieux, les poings crispés et les bras ballants, le regard fixe mais menaçant, l’auteur prit la parole.
« Tu ne bois pas je suppose. Tu ne bois plus, devrais-je dire. Sortant ainsi de ton coma éthylique, tu as pu te souvenir de mon adresse et venir me retrouver. Un peu plus de dix-huit mois après notre dernière rencontre en tête-à-tête. Je te voyais bien aux colloques, mais tu t’assombrissais et je n’osais pas te parler. Peut-être aurais-je dû. Je reconnais mon erreur. Mais, quelque part, je n’ai pas cessé de te parler. À chaque fois que je lisais ton texte, je te pénétrais. À chaque fois que je lisais ton texte, je conversais avec toi. J’en ai plus su sur toi en quelques pages qu’en dix ans d’amitié, je crois, sincère et franche. Nous n’avons cessé d’être en contact. Pour répondre à ta question, non, j’ignore totalement quel est le sens caché de ton texte. Mais cela n’a pas d’importance. Cela n’a strictement aucune espèce d’importance. As-tu vu la foule au-dehors ? Elle ne cesse de croître de mois en mois. Il n’y avait qu’un seul pèlerin il y a un an, ils sont maintenant cent. Bientôt mille. Ils restent là, silencieux, calmes. Ils ne disent rien, ils pensent que je détienne la Vérité. L’idée de Vérité et son expression totale. Bien sûr je l’ignore. Il n’y en a sans doute aucune. Mais l’idée que j’eus, de numéroter les sens, de les graduer, de leur donner une hiérarchie, a suffi à les stimuler.
« Et toi, Mathieu ? Es-tu stimulé ? »
Mathieu s’approcha et lui posa la main sur la joue.
« Ce n’est pas correct, dit-il doucement. La bonne question, c’est “Qui suis-je ?”
– Bien entendu (Il eut un soupir de satisfaction). J’avais oublié ton pragmatisme. C’est cela qui m’a toujours plu chez toi, ton pragmatisme. Toujours droit à l’essentiel. Toujours droit au but. Excepté lorsque tu composes. Tu tournes autour du pot. Tu maugrées. Tu te perds, tu te noies. Parce que tu veux être complet. Parce que tu veux être total. Parce que tu prétends, fou que tu es, être intègre et honnête avec ta personne.
– Réponds-moi. Qui suis-je ? »
L’auteur se leva et caressa la couverture de la troisième édition du Livre, sa préférée, avec un œil géant en guise d’illustration.
« Je l’ignore.
– Pas moi.
– Vraiment ? Alors, qui es-tu ?
– Exode, 3. 14.
– Comme la réponse est simple. Es-tu donc un Dieu ? Es-tu donc Créateur ? Évidemment, me rétorqueras-tu. Tout artiste est, en soi, un créateur. D’ailleurs, le nombre de créateurs croît de façon exponentielle depuis ces vingt dernières années. Mais tu n’es pas Dieu. Moi-même, je le dis depuis bien longtemps. À trente ans, on vit comme un homme ou on meurt comme un Dieu.
– Tu n’es pas un créateur. Tu m’as soutiré mon texte. Tu men as ôté tout mérite. Tu ne fais que briller en société, à ma place. Je pourrai te poursuivre pour plagiat. J’ai les preuves. J’ai l’antériorité d’écriture. On me donnera entièrement raison. Toute ta manigance s’écroulera comme un château de cartes. On te reniera, et on m’élèvera au pinacle.
– Et pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
– Car ce n’est pas ce que je souhaite. Je suis venu ici avec une seule idée en tête. Tu sais, et je ne te ferai pas l’affront de te l’apprendre, que je suis le mystérieux indic qui révélait, petit à petit, les différents sens du manuscrit. Tu as toi-même avancé l’idée qu’il n’y en avait pas un seul de correct. Il en est un pourtant. Celui que j’avais en tête en commençant la composition. Il existe réellement. Je ne suis pas parti à l’aveuglette. Pour une unique fois sans doute dans mon histoire d’auteur, et je ne réitérerai jamais l’expérience, je me suis éparpillé dès les premières lignes. Si bien que l’on ne saurait trouver le sens premier du texte non pas dans ce qui est écrit, mais dans ce qui est absent. Je t’offre une nouvelle lecture : l’altérité. »
Sur ce, il s’en alla, laissant l’auteur dans une profonde méditation. Absent, interdit, il attendait une réponse qui tardait à venir, qui sans doute ne viendrait jamais. Impulsif, il ouvrit encore une fois le Livre. Il connaissait, pour les avoir lues plus de fois qu’il ne pouvait les compter, la moindre des pages, la moindre virgule, le moindre point. Il avait recopié chaque mot, et sur son ordinateur, et à la main pour mieux s’imprégner de la cadence de l’écriture. Il pouvait, sans se tromper et il le savait, dire quels passages avaient été composés d’un seul tenant et quels étaient ceux ayant nécessité de plus amples réflexions, une main plus lourde, dodelinante, hésitante même par endroit. Il concevait les passages où le mot se posa par erreur, car proche d’un autre, au sens similaire, mais qui s’était imposé par la fatigue ou l’inattention. Mais jamais il n’avait pu reconstruire ce qu’il n’avait pas été en mesure d’envisager : le mot qui n’avait pas été écrit.
Cette connaissance totale et profonde, qu’il maîtrisait comme il croyait maîtriser cette langue qu’il baragouinait depuis ses plus tendres années se mua progressivement en une profonde incompréhension, en un trou noir, en un gouffre. Et ce qu’il croyait comme sûr et immuable lui apparut comme cruellement mouvant. Il saisit aisément ce que Mathieu avait voulu dire par « altérité ». L’autre, le reflet. Moins un Doppelgänger qu’un Nemesis. Ce qui est présent, mais invisible. Ce que l’on ne peut révéler qu’avec patience et intelligence. C’est faire sincèrement œuvre de vérité et de création. Et cela, il en était profondément incapable. Il saisit une des nuances subtiles qui peut exister entre sa personne et celui qu’il avait reçu dans son bureau à l’instant.
Le reniement. Il saisit que même dans ses plus profondes tentatives d’intégrité, un artiste était avant tout un pastel, une mosaïque ; composer des centaines de pages, et n’en garder qu’une, ou deux. Toutes les autres grossissent non pas le rang des « possibles », mais celui des « reflets » ; reflets de lignes qui sont et auraient pu être. Tous les textes sont incomplets, tant que l’on n’a pas accès à toutes ces tentatives ratées. Ne voir que la réussite, ne voir que l’œuvre finie est une insulte.
Et pire encore, une profonde erreur.
Il chiffonna la note qu’il était en train de rédiger et en entama une autre, plus orientée vers ses découvertes récentes. Le monde continuait de tourner, et en bas de chez lui, il crut discerner une dizaine de nouvelles têtes, toutes silencieuses, toutes avides. Et cela le fit sourire. Des idées nouvelles se bousculaient dans sa tête. Des envies de composition, d’innovation. Il se sentait renaître.
Et entreprit de révéler la vérité.
Quelle vérité ? Il entrevoyait deux secrets qui méritaient d’être révélés. Le premier allait de soi : il n’était pas l’auteur du Livre, et se faisait passer, depuis plus d’un an déjà pour ce qu’il n’était pas. C’était un auteur, il se le criait intérieurement ; avant cette aventure, il avait édité plus d’une dizaine d’ouvrages, tous plus méconnus les uns que les autres. Désespéré, il caressait l’idée de se faire écrivain public. Il ne voulait pas être connu. Il voulait être lu. Il s’aperçut que sa supercherie l’éloignait de ses croyances véritables. Il s’aperçut surtout qu’il ne s’en était jamais aperçu. Sa popularité grandissante l’avait, semble-t-il, éloigné ostensiblement de toute activité raisonnée. Il n’en éprouvait aucune honte. Ce n’était pas le premier à succomber aux sirènes de la réussite. Il considéra simplement cela comme un simple retard dans ses plans.
La deuxième vérité était autrement plus complexe. Révéler qu’il n’y avait aucun secret dans ce Livre, c’était renier l’existence même de l’ouvrage. Un manuscrit aussi diffus, incompréhensible, ne pouvait qu’attirer l’ésotérisme. L’impasse était kafkaïenne : révéler la vérité revenait, aux yeux de tous, à mentir. Il ne fallait donc en aucun cas dire toute la vérité. Et rétrospectivement, la révélation du nom du véritable auteur était on ne peut plus facultative.
Il fallait poursuivre. L’œuvre se poursuivrait après sa mort. Ravi, il appela son amie et provoqua un rendez-vous. Il avait fougueusement envie de ses lèvres. De toutes ses lèvres.
Elle n’aime pas les fleurs. Que pourrais-je lui offrir ?
15, rue Saint-Gibert. Une grille, une porte rouge. Quelques marches. Le numéro dix. Il sonne, aucun son. En panne. Il frappe. Plus fort. Derrière la porte, un bruit. On ouvre. C’est elle.
Carole n’avait pas changé, elle était restée telle que dans ses souvenirs, à l’exception de ses cheveux, plus courts. Cela lui va divinement bien. Le même nez, les mêmes yeux. La même beauté. Une femme qui jamais ne se laisserait démonter, qui toujours saurait faire face à l’adversité. Qui, lors des instants difficiles bien entendu se laisserait, parfois, s’en aller aux larmes mais qui toujours, sans l’aide de quiconque, ravalerait ses sanglots et traverserait l’épreuve avec tact, brio et intelligence. Une femme débrouillarde, volontaire. Vindicative. D’une sincérité qui tend à la franchise, doublée d’un violent manque de diplomatie. Qui ne regarde que peu, ou prou en arrière. Vivant le présent, échafaudant ses plans pour l’avenir. Aimant le thé. Écologiste convaincue. Compagne de table sympathique et indispensable. Enjouée. Tour à tour douce et forte. Assurée et hésitante. Demandeuse et indépendante. Multiple. Simplement multiple. C’était, avec l’admiration qu’elle avait eue ce soir-là pour sa personne, le trait de caractère qui lui avait plu. Ce besoin qu’avait l’homme fougueux de lui appartenir de la prendre toute entière, sinon de la laisser. Délaisser la moindre particule de son être, c’était lui mentir. Et son sourire ne souffrait d’aucun mensonge. On ne pouvait mentir devant ce visage.
Il n’avait finalement rien acheté pour elle. Car, précisément, il ne désirait pas « l’acheter ». Il comptait lui apparaître entier, à son tour. Afin qu’elle puisse comprendre que jusqu’à présent, il était inachevé et par là, hypocrite. À présent il pourrait, sans modifier le timbre de sa voix, sans lui parler des autres auteurs, des autres livres que les siens, s’entretenir posément avec elle.
Il eut pourtant un doute quand son sourire disparut en un instant, pour laisser la place à une question. Elle s’étonnait d’autant plus de sa visite qu’elle attendait un visiteur. Sa déconvenue était apparente. Sa déception encore plus. Il hésita, puis s’imposa. La décoration de l’appartement n’avait pas non plus été modifiée. Il ne dit rien. Il attendait qu’elle fasse la conversation. Ce qu’elle fit, comme de bien entendu. L’art de la discussion faisait partie de ces activités favorites. Il lui arrivait, saoule comme sobre, de parler avec n’importe quel inconnu de n’importe quel sujet. Moins le savoir qu’elle aurait pu retirer d’une telle expérience, c’était bel et bien le processus lui-même qui la contentait. Elle s’assura de son identité. Elle s’étonna de sa visite. Elle lui proposa de rester passer la journée, puis la soirée avec elle. Elle avait tant de choses à raconter. Il acquiesça en silence. Elle prépara un thé parfumé, dans la même théière. Il demanda quelque chose à grignoter. Elle sortit quelques gâteaux et fruits secs. Il picora en attendant patiemment qu’elle vienne s’asseoir en face de lui. Elle posa la main sur la sienne, et ils discutèrent jusqu’au soir. Mathieu sourit.
Elle avait oublié son rendez-vous, qui s’était visiblement décommandé. Son charme opérait sur elle, tout comme le sien sur lui. Il en était ravi. Après avoir évoqué les études, la famille, le travail, vint la question de l’écriture. Et comme de bien entendu, du Livre. Il était dix-huit heures.
« J’aime beaucoup le titre, La raison du Béhémoth.
– Moi aussi, se risqua Mathieu, se rappelant les nombreuses heures de réflexion qu’il mena afin de trouver le son qui sonnait juste pour l’intitulé de son futur ouvrage. Il exprime tout le paradoxe de l’ouvrage. Toute la multiplicité du texte.
– Je me demande précisément ce qu’il veut dire.
– Je puis te l’expliquer. Du moins, se rattrapa-t-il rapidement, donner une hypothèse... seul l’auteur le sait.
– Je t’écoute. »
Elle ouvrait de grands yeux, où brillaient des foules d’espérance. Loin au-delà, l’auteur faisait l’amour à une femme.
« La figure majeure de ce titre est celle du Béhémoth. Qu’est-ce que le Béhémoth ? On peut distinguer un réseau de signification premier, propre à l’aspect dénotatif du mot, et un réseau second, qui recoupe les connotations, comme tu t’en doutes. Le Béhémoth, ou Bahamuth comme l’appellent les arabes, est, dans la Bible, la plus grande des créatures terrestres. C’est une bête de somme, incontrôlable et errante, formidable et inenvisageable. Mais l’humanité ne peut la domestiquer. Elle représente donc, métaphoriquement parlant, la force animale dans tout ce qu’elle a de plus brutale, les aurochs sauvages qui tuent et piétinent, les éléphants déchaînés qui balaient et soufflent, les rhinocéros furieux qui détruisent et saccagent. Créature divine, Dieu l’aurait créée dans sa grande compassion pour l’être humain pour qu’il lui soit utile dans la culture de la terre, dans ses tentatives de construction. Il s’en servit primairement pour ériger la tour de Babel. Après que Dieu se fut mis en colère, il empêcha ses fils de se servir de la force brute du Béhémoth à ses fins. L’ultime fois où l’un de ceux-ci s’y risqua, il attira l’attention du Très-Haut sur Gomorrhe, conduisant à la destruction de la cité. Dès lors, sa trace se perd dans les écrits. On ne le retrouve que dans l’Apocalypse : il serait alors présent au banquet des Justes, lors de la fin des Mondes. Une récompense. Certains lui attribuent même pour femme Léviathan, son homologue dans le domaine des mers. Il n’existe en revanche pas de créature pour le Ciel, et la raison en est évidente ; tout comme le Seigneur s’était écrié “À moi la vengeance !”, le firmament est son terrain de chasse gardée.
« Tu comprends dès lors le premier paradoxe qui surgit dans le titre La raison du Béhémoth. Paradoxe, car il n’y a de dialogue pour cette bête assoiffée de sang et de furie, exhibant ses deux défenses titanesques, déchiquetant les chairs et les peaux. Aucune tentative de discussion, de raisonnement, la logique même ne pourrait être exploitée à des fins utiles. Le seul moyen de contrer la Bête est de la tuer.
« Mais il est des embranchements plus complexes encore que cette seule référence, et c’est là que le titre tire toute sa force et toute sa profondeur. Je reviendrai sur les considérations du paradoxe mis en œuvre plus tard, si tu le veux bien. Tu songes volontiers qu’avec une inspiration biblique aussi prononcée, ce ne fut pas le premier auteur à utiliser ce nom pour ses fins. Le premier d’importance, et qu’il nous faut recenser, est Thomas Hobbes, philosophe anglais du dix-septième siècle. Surtout connu pour ses travaux de philosophie politique. Ne fais pas ces yeux, les deux mots ne vont pas ensemble, pas même il y a trois cents ans. (La réplique ici fit mouche. Elle rit sincèrement, et lui resservit une tasse de thé, qu’il vida en une gorgée. Mathieu s’essuya la moustache, et reprit.) Il est notamment connu pour un grand essai, Léviathan ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir dune république ecclésiastique et civile qui est censé illustrer la société de son époque dans ses moindres détails, ce qu’il fit avec brio. Mais comme toujours, aux côtés de la lumière, des lumières devrais-je dire, résident de violentes parts d’ombre. Et l’une de ses ombres concerne un ouvrage peu connu de l’auteur, car censuré de son vivant à la demande expresse du Roi d’Angleterre et publié, très discrètement, à la mort de Hobbes. Il l’avait appelé Behemoth... Garde cet élément en tête, car je poursuis.
« Le nom de Béhémoth se lit un peu partout, des carnets secrets de Marco Polo aux poésies d’Arthur Rimbaud. Mais sa dernière apparence qui fit date, et cela va te plaire car je sais que tu aimes les Rolling Stones... sais-tu quel roman les inspirèrent pour la chanson Sympathy for the Devil ?
– Oui, c’est Le Maître et Marguerite, de Boulgakov... dans lequel se trouve le personnage de Béhémoth, le chat sbire du Diable !
– Chat plutôt causant, si tu te souviens bien... incarnation du titre qui nous intéresse, car de la raison naît, dit-on, le langage. Est-ce que tu vois ainsi le fil conducteur de ces considérations ? Le paradoxe, Carole, le paradoxe. Ce Livre est un paradoxe. Il se nomme comme l’avatar de la force brute et lui donne des attributs de raisons ; il traite d’écriture, d’ombre et de lumière, et reprend le titre d’un ouvrage censuré et donc, inconnu et non lu ; enfin, il s’achève sur une brillante vision optimiste, la mort comme délivrance... et rôde derrière lui l’apparence mystique et incongrue du diable lui-même... Faust n’aurait guère fait mieux.
– Incroyable, je ne l’avais jamais remarqué... Boulgakov aurait pourtant dû me mettre sur la voie, j’admire profondément cet auteur. Je travaille, pour ma maîtrise, sur Quelque chose noir de Roubaud, et il fait justement référence à Cœur de chien. Je me foutrais des baffes, tiens ! (Elle rigola en disant cela, et se cacha doucement la bouche en détournant le regard de son interlocuteur.) Ainsi donc, La raison du Béhémoth ne traite non pas de la vérité, de l’ombre et de la lumière, mais du paradoxe ? C’est là une toute nouvelle lecture ! Il faut avertir la presse, un autre sens a été découvert !
– Doucement, Carole... avant de clamer haut et fort notre découverte, voyons si nous en avons compris tous les tenants et aboutissants. Il serait idiot de considérer comme vraie une réflexion incomplète et que l’on pourrait aisément détruire... tu as un dictionnaire ?
– Bien sûr. Je te l’apporte. (Il refit chauffer de l’eau, et Carole lut à haute voix la définition, après avoir apporté le manuel sur la table du salon.) PARADOXE n.m. (gr. paradoxos, de para, contre, et doxa, opinion). 1. Pensée, opinion contraire à l’opinion commune. 2. LOG. Antinomie.
– Antinomie ? Ça, c’est intéressant.
– Pourquoi ? Je ne vois pas ce que ça apporte. On sait bien tous les deux ce qu’est un paradoxe.
– Ou on croit le connaître. Vérifie la définition d’antinomie... je te parie que c’est la contradiction de deux idées.
– . . . Tu as raison. Quoi de sublime à cela ?
– Tout. Il n’y a de paradoxe qu’entre deux éléments. Il nous faut à présent trouver lesquels. Alors seulement nous pourrons les comparer et décréter s’il y a paradoxe ou non. Je suis prudent. Le paradoxe du Livre est peut-être justement dans l’absence de paradoxe. »
Ils dissertèrent toute la nuit venue. Ils lancèrent des idées, en discutèrent, vérifièrent dans l’ouvrage la véracité de leurs assertions. L’espace de quelques instants, Mathieu crut revivre la première soirée qu’il avait passée avec Carole. En mieux, comme de bien entendu. Cette fois-ci, pas de tricherie, pas de mensonge, pas de travestissement. Et il fut soulagé de voir qu’elle l’en aimait que davantage. Les langues se déliaient progressivement sur l’un et l’autre. Une attirance mutuelle les faisait s’approcher l’un de l’autre. Ils évoquèrent leurs aventures présentes et passées. L’un et l’autre étaient seuls. Elle, depuis peu ; elle avait quitté un homme qu’elle jugeait trop faible pour suivre ses nombreuses envies. Lui, depuis toujours. Jamais, il le confessa sans honte et peut-être même dans un élan de fierté ponctuelle, il n’avait ne serait-ce embrassé une femme au-delà des zones prudes des joues ou du front. Elle lui demanda pourquoi. Il répondit qu’il n’en avait guère eu l’occasion. Ses dernières amourettes remontaient au collège, où l’on n’a qu’une vague idée de ce qu’est réellement l’amour. Elle lui affirma qu’il devait essayer, ne serait-ce qu’une fois, afin de voir ce que cela faisait. De surprendre une dame dans la rue, de violenter ses lèvres. Il la regarda fixement et demanda pourquoi ce ne serait pas elle, cette dame.
L’instant d’après, ils roulèrent enlacés, s’embrassant fougueusement, se donnant l’un à l’autre, véritablement. En pleine nuit, il se leva et composa un texte pour elle. Spécifiquement pour elle.
Frimousse et Bonhomme au Pays Caché
a. En un monde qui ne semble guère très éloigné du nôtre se trouvaient deux écoles, l’une pour les filles et l’autre, pour les garçons. Tandis que la première était constamment éclairée d’un soleil jaune et d’arcs-en-ciel enchantés, la seconde vivait aux rythmes des pluies permanentes, entrecoupées en hiver de violents orages de neige. Le temps influait de façon profonde sur les étudiants, si bien que les filles de ce monde étaient toujours douces, gaies et enjouées et les garçons tristes, déprimés et irascibles.
Les filles et les garçons ne se rencontraient jamais au cours de l’année scolaire. Les échanges entre sexe étaient même pour ainsi dire quasiment nuls, même lors des vacances ou en période estivale, et il fallait souvent attendre l’âge adulte et les mariages forcés pour qu’un semblant de sympathie, souvent feinte, se développe entre les représentants de chaque école. Aucune loi écrite n’interdisait pourtant les échanges, au contraire, à intervalles réguliers de vastes campagnes de fraternité, invitant au dialogue, étaient lancées mais jamais elles n’étaient couronnées de succès. Les unes et les autres ne les voyaient tout simplement pas et ne changeaient en rien leurs habitudes.
Et le temps s’écoulait paisiblement dans les rues de ce monde.
b. Lors d’une longue soirée d’hiver, un orage semble-t-il plus violent que tous les autres jusqu’alors empêchaient les transports scolaires de faire l’aller entre le centre de la ville et l’école des garçons. Ceux-ci virent dans ce signe une raison supplémentaire de haïr leur sexe et tous, prenant leur courage à deux mains, enfourchèrent des bicyclettes, affrontèrent le grisou en levant le col de leur imperméable et marchèrent enfin, des heures durant, jusqu’à atteindre leur foyer.
Un seul pourtant ne se risqua pas à l’aventure, pour une raison simple : Bonhomme boitait. Fragile de peau, ses talons étaient perpétuellement écorchés par des chaussures trop étroites pour lui. Il n’avait malheureusement pas les moyens de s’en offrir d’autres. Un si long trajet lui étant donc inaccessible, il devait, nécessairement, trouver un moyen de locomotion. Le seul disponible était le bus scolaire de l’école pour filles, non concerné par les intempéries comme nous l’avons précédemment décrit. Il connaissait pourtant l’interdiction tacite, faite aux garçons, d’entrer en contact avec cette école. Mais comme cette loi n’avait jamais été édictée, il se dit que l’on ne pouvait pas, légalement tout du moins, lui reprocher quoi que ce soit. Tout au plus devrait-il subir les regards équivoques des filles qui verraient monter dans leur bus un garçon, peut-être même des insultes ; mais rien qu’il ne pourrait aisément oublier. L’école se trouvait à quelques pas seulement de la sienne, et, clopin-clopant, il put attendre à un arrêt de bus, heureusement vide se dit-il ; en effet, il était affreusement tard, et seul un dernier véhicule passait ce soir-ci. Lorsque ce dernier arriva, il se dissimula tant bien que mal pour ne pas éveiller la conductrice, qui ne prit pas même la peine de le regarder. Il s’installa sur un siège au fond du bus, respira d’aise, et eut la surprise de voir une fille s’asseoir précisément à ses côtés.
c. Frimousse n’était sans doute pas la plus jolie des élèves que comptait son école. Mais aux yeux de Bonhomme qui n’avait, comme bon nombre de garçons, que rarement approché les membres du sexe caché, elle était sans nul doute la plus tendre, la plus resplendissante de toutes.
Frimousse avait les cheveux bruns, les yeux foncés, la peau mate ; mais l’on pouvait espérer en elle une forme de blancheur intacte, une manière de pureté immaculée qui contrastait fortement avec son apparence extérieure, autrement plus sombre. Une pureté naïve, première, que ressentit immédiatement Bonhomme. Il ne sut pourtant pas dire de prime abord d’où venait ce curieux mélange de sincérité et de franchise, de confiance qu’il avait soudainement ressenti. L’attribuait-il à la situation sans doute peu orthodoxe dans laquelle il se trouvait, ou encore mettait-il cela sur le compte de la fatigue ou de sa blessure, il ne pouvait pas même le savoir. Mais il se surprit malgré lui à tourner doucement la tête vers elle, au détriment de toute logique et de toute sécurité ; après coup, il y songea pesamment. Que se serait-il donc passé si elle avait donné l’alerte, averti le conducteur du bus qu’un garçon était monté dans le transport qui lui était, moralement tout du moins, interdit ? Il n’osait y songer, tout comme il ne pensait nullement aux conséquences de son geste de cette soirée-ci, emporté par une curieuse inspiration divine, piqué d’une étrange curiosité, avide de voir et de savoir. Se tournant ainsi vers elle, il souleva légèrement son chapeau, de manière à dégager ses deux grands yeux bleus et une mèche blonde, alors protégée par le couvre-chef, se dévoila sur son front, troublant un rien son regard. Par la même naïveté qui l’avait poussé à se tourner légèrement vers sa voisine de circonstance, il crut bon de la remettre en place et voulut se passer la main dans les cheveux. Mais oubliant, troublé comme il devait l’être ! qu’il portait un chapeau, il fit voler ce dernier à travers le couloir du bus sous l’indifférence de la conductrice, qui devait déjà envisager son repas du soir, mais sous le grand intérêt de Frimousse qui vit surgir une tignasse d’une blondeur nordique improbable, au sommet d’un petit être à la peau pâle et aux grands yeux bleus, à la barbe naissante, tirant elle vers le roux.
Elle se surprit à sourire légèrement, attendit qu’il se rasseye après avoir ramassé son chapeau, regardant, gêné et honteux de sa maladresse droit devant lui et engagea la conversation le plus naturellement du monde.
d. « Tu viens de l’école pour garçons, n’est-ce pas ? »
Au début, Bonhomme ne répondit pas. Que devait-il répondre ? Tétanisé par une situation qu’il n’avait sûrement pas prévu, il réagit de la façon la plus idiote du monde : le silence. Se bornant à rester stoïque, droit comme un « i », il espérait un miracle. Mais sa connaissance limitée de la foi l’empêchait de voir que le miracle avait déjà eu lieu.
« Tu peux me répondre sais-tu, je ne vais pas te dénoncer. Je trouve cette frontière que l’on impose à nos deux genres d’une stupidité ignoble, sans fondement aucun. Il faudrait y mettre un terme.
– Je suis parfaitement d’accord avec toi. » répondit sans le vouloir Bonhomme. Et maintenant qu’il avait ouvert la bouche, point n’était possible pour lui de la refermer. Il n’envisagea pas même cette option à vrai dire ; il poursuivit sans y penser. Qu’engage une simple conversation lancée par une inconnue, que l’on saisit au vol sans le vouloir ? Rien ou peu de choses, sans doute. Sans doute.
« C’est vrai, poursuivit-il donc, que cherche-t-on à nous prouver en nous séparant de la sorte ? Créer des barrières ne résout pas les conflits, ça les provoque. Il faudrait qu’il y ait un terrain d’entente... ou qu’on nous dise clairement ce qu’il y a de dangereux à nous mettre en contact. Peut-être qu’on explose, comme si on met deux substances nocives l’une avec l’autre, je ne sais pas...
– Parfaitement. L’ennui, c’est que comme il n’y a aucune opération d’envergure, de véritable opération d’envergure, pour nous rapprocher, les générations suivantes imitent, sans le vouloir souvent, celles qu’elles suivent. Même les anarchistes se positionnent par rapport à une doctrine qui déjà existe et, de fait, évoluent sur le concept du paradoxe. Mais nous savons tous, toi et moi je crois, qu’agir à l’extrême d’une idée est une autre façon de respecter cette même idée.
– Ne proposer que deux alternatives, c’est ne rien proposer du tout. C’est se sentir piégé. Car on ne choisit pas en fonction des éléments présents, mais également en fonction des éléments contraires que l’on rejette. Ainsi, même si l’autre option est toute aussi inacceptable, mais ne présente pas les points que nous ne désirons pas, nous la choisirons en désespoir de cause...
– Le vieux principe du “je ne m’y connais rien, mais je sais ce que je n’aime pas”, ou encore ce que m’avait dit une amie : au premier tour on choisit, au second on élimine. Je m’appelle, on m’appelle plutôt Frimousse.
– Et moi Bonhomme. »
e. Leur discussion dura pendant un certain temps. Évoquant des domaines divers, de la politique à l’économie, la littérature, qui était leur premier amour, ou encore la musique, la conversation prêchait par son manque flagrant d’originalité ou de mouvement. Pourtant, quelque chose pointait, prêt à sourdre comme un geyser en dessous des banalités que l’on peut croiser au détour de n’importe quel échange. Qui le pressentait davantage ? Moi-même ne pourrait le dire.
L’arrêt où descendait d’ordinaire Bonhomme était situé un rien plus bas que celui de Frimousse. Voyant ce dernier approcher encore et encore, il proposa à Frimousse, le plus naïvement du monde, de descendre avec lui. Contre toute surprise, elle accepta. Et ensemble, ils remontèrent la longue route qui menait jusqu’au domicile de Bonhomme. En chemin, ils passèrent devant une large porte terrifiante, entrée abandonnée, indiqua-t-il, d’une école privée dont on pouvait apercevoir la cour de récréation au sommet de l’édifice, pour peu que l’on levait la tête. Une porte lourde, en bois sombre, aux poignées de cuivre vertes et abîmées. Plusieurs fois Bonhomme était passé au-devant et avait forcé le pas, pour s’éloigner au plus vite de cette apparition qui le terrifiait inexplicablement, comme s’il y avait derrière cette porte qui devenait une personne à part entière un monstre absurde ou quelque danger sublime. Frimousse perçut la peur pour ainsi dire palpable de son nouveau compagnon. Elle s’approcha de l’objet de ses profondes angoisses et tira lourdement sur la porte, l’ouvrant légèrement, sous le regard médusé de Bonhomme.
f. Il y eut un grand éclat de lumière blanche sitôt la porte partiellement ouverte, les englobant tous deux.
De l’autre côté de la porte, c’était un monde mystérieux.
Quand ils purent enfin ouvrir à nouveau les yeux, ils restèrent en effet bouche bée : Frimousse et Bonhomme se retrouvaient au milieu d’une forêt luxuriante, tropicale et immaculée. Là-haut, le ciel sombre de la nuit avait laissé sa place à un azur limpide aux rares nuages étiolés, les bruits lointains de la ville aux roucoulements d’inédits oiseaux multicolores et aux bruissements d’insectes inconnus. Le bitume, le trottoir, la porte même, tout avait entièrement disparu pour laisser sa place à cette apparition improbable. Ils étaient comme mystérieusement parachutés en pleine forêt amazonienne, perdus, éloignés de tout signe visible de civilisation. Le soleil était chaud, mais les arbres nombreux tissaient un réseau d’ombres agréables, et un zéphyr doux caressait leurs visages. Bonhomme, passé l’émotion, ne sentit plus ses jambes et s’assit pour contempler posément ce qu’il avait devant ses yeux. Rêve, réalité ou cauchemar ? Il ne se décidait pas. Frimousse elle aussi tomba à la renverse, et chercha à l’aveuglette la main de son ami dans l’espoir de se convaincre qu’elle était encore consciente. Bonhomme serra très fort la main de Frimousse et ils se relevèrent ensemble, décidés à affronter ensemble ce monde qui était jusqu’alors dissimulé derrière une lourde et triste porte d’école.
g. Ils marchaient lentement, un pas après l’autre, à l’affût du moindre bruit. Bonhomme, sentant que Frimousse se reposait quelque peu sur son épaule, dissimulait sa frayeur certaine sous une certaine désinvolture, arguant que tout ceci n’était finalement que naturel, bien qu’inexplicable et que tôt ou tard, le fin mot de l’histoire leur apparaîtrait, évident et simpliste. Frimousse fut honnêtement rassurée par ces promesses et se ragaillardit. Elle fut ainsi la première à apercevoir, au loin, une étendue brillante qu’ils identifièrent rapidement comme un lac.
La berge en face n’était guère très éloignée d’eux, et ils discutèrent un instant de la meilleure méthode de l’atteindre. Construire un radeau de fortune ou tenter sa chance à la nage, rien ne semblait pleinement les satisfaire.
« Je trouve surtout étrange, commença Bonhomme, de n’avoir vu jusqu’à présent aucun animal ni aucun signe de vie, si ce n’est ces cris lointains et ces feulements discrets. »
Une voix surgit quelque part au-dessus d’eux.
« L’oreille n’est apte à entendre que ce qu’elle s’attend à concevoir. L’inattendu lui reste inaccessible. »
Ils bondirent. Ils se ressaisirent vite néanmoins, car bientôt un hibou vint à se poser devant eux. Un hibou habillé d’une redingote noire et de guêtres blanche sur ses serres. Il sortit un monocle d’une de ses poches de son aile gauche et le posa sur son œil droit, considéra les deux êtres et s’éclaircit bruyamment la gorge.
« Comme dit le poète, se mit-il à déclamer, rien n’est caché, si ce n’est pour être dévoilé. D’où la raison de ma venue. La muse m’en fait oublier mes devoirs ; monsieur, mademoiselle, je me présente. Arthémus Owl, cinquième du nom. »
Ni l’un ni l’autre ne s’étonnèrent de voir un hibou aux mœurs et au langage si humains s’adresser ainsi à eux. En réalité, ils ne commencèrent à trouver cela étrange que lorsque ce dernier se mit à rouler une cigarette et à faire des ronds de fumée. Bonhomme s’inquiéta de la marque de son tabac, tandis que Frimousse, songeuse, se dit qu’elle n’avait jamais réussi, quant à elle, à faire de tels tours avec la fumée qui sortait de sa bouche.
« Vous semblez novices, poursuivit Arthémus Owl, ainsi laissez-moi vous entretenir. Vous êtes ici au Pays Caché. Caché des Hommes, surtout, dont vous faites, à moins que ma vieille vue perçante ne me joue des tours, partie. Caché, car nous tenons à notre tranquillité. Néanmoins, comme le disait mon maître, tue un ennemi introduit dans ton repaire et dix autres viendront le venger ; conduis-le à la sortie, et il ne reviendra pas. Ainsi, je me fais fort de vous escorter hors de ces terres dans l’espoir, j’espère réaliste, de ne plus jamais vous revoir en ce sylvestre lieu.
– Certes, dit Frimousse. Rien ne nous ferait plus plaisir… et comment procède-t-on ?
– Oh ! Rien de bien sorcier fit le hibou en jetant son mégot dans le lac et en faisait rouler ses grands yeux jaunes. Du moins, comme toujours, la théorie n’a rien de complexe.
– Mais la pratique… ? se risqua Bonhomme.
– Je vois que vous saisissez vite, jeunes gens. Écoutez-moi bien et surtout, suivez-moi. Votre survie dépend de votre studieuse obéissance. »
Il fit un pas de côté et saisit une liane cachée dans les méandres du sol. La tirant légèrement, le lac fut pris d’un curieux remous et, de façon identique à un lecteur qui tourne une page, l’eau s’affaissa et apparut un pont de bois, solide et orgueilleux.
« La première épreuve est la moindre. Traversons, voulez-vous ? Je vous en dirai davantage une fois sur l’autre rive. »
h. Le hibou voletait autour de Bonhomme et Frimousse, ses plumes d’argent s’éparpillant à la moindre bourrasque ou à chaque mouvement brusque de ses ailes. Il avait gardé le silence depuis qu’ils avaient traversé le pont, et bien que l’un et l’autre avaient une myriade de questions à lui poser, ils se taisaient, de peur de froisser cet être fier et affairé. Après avoir longé un marais charmant, ils se retrouvèrent devant une hutte de paille et de chaux, à l’entrée surmontée de deux lances entrecroisées.
« Tout d’abord, il nous faut déterminer votre seuil de résistance.
– Qui ça, “nous” ? demanda Bonhomme.
– Je vous l’ai déjà dit pourtant ; on ne peut connaître ce que l’on ne peut concevoir. Entrez, entrez ! s’énerva le petit oiseau. J’ai déjà perdu suffisamment de temps avec vous ! »
L’intérieur de la hutte était totalement sombre et, fit remarquer Frimousse, il était bien plus large que l’extérieur ne le laissait présager. Quand enfin, après avoir cheminé cinq ou six minutes ils sortirent par une porte étroite et se retrouvèrent sur le bord d’une haute falaise, ils s’aperçurent en se retournant que la hutte avait disparu à son tour.
« Votre première épreuve est proche de ce que les croyants appellent le “saut de la foi”. Je pense qu’il est inutile de vous en dire davantage. Je vous retrouverai donc en bas. Ne lambinez pas, surtout ; ceci n’est que le commencement. »
i. Bonhomme et Frimousse se regardèrent longuement, ne sachant que faire. Bonhomme se risqua à tendre une jambe au-dessus du vide… puis se ressaisit aussitôt.
« Tout ceci est parfaitement absurde, dit-il à Frimousse. Absurde. Écoute, faisons marche arrière.
– Tu as raison, avoua Frimousse à mi-voix. »
Ils se prirent la main et firent quelques pas. Mais à nouveau, Bonhomme eut un sursaut.
« Non… et si le hibou avait raison ? Après tout, il a fait apparaître ce pont…
– Bonhomme… quoi que tu fasses, je te suivrai. Et si tu veux mon avis, nous devons sauter. J’ai un bon pressentiment. Nous ne pouvons pas passer notre existence à demeurer coi ou à rebrousser chemin. Il nous faut poursuivre, toujours aller de l’avant. Qui n’avance pas recule. Du reste, je suis intimement persuadée qu’à nous deux, il ne peut rien nous arriver. C’est sans doute le hasard qui nous a fait nous rencontrer ce soir dans ce bus. Toujours le hasard peut-être qui m’a fait ouvrir cette porte devant laquelle tu avais si peur, peut-être à tort, peut-être à raison. Mais je sais une chose : ce n’est pas par hasard que je t’ai suivi et que je te suivrai où que tu ailles.
– Alors sautons ensemble. »
Ils s’approchèrent du gouffre et sautèrent.
« C’est intéressant comme histoire. Que se passe-t-il ensuite ? »
Mathieu avait lu très simplement l’histoire qu’il avait composée pendant la nuit, lors du premier petit-déjeuner qu’ils prirent ensemble. Il resta silencieux quelques secondes après avoir lu la dernière ligne, et avoua simplement qu’il n’en savait strictement rien. « Il est certain qu’ils survivent à ce saut, dit-il. Mais comment, et ce qui les attend par la suite, cela, je n’en ai strictement aucune idée. Ils restent ensemble, c’est tout ce que je puis dire. »
Elle finit de boire son thé au jasmin et approcha sa chaise de celle de Mathieu. « Tu sais, je trouve que c’est une très jolie histoire. En changeant l’un ou l’autre détail, ce pourrait même être un charmant conte pour enfant. Inspiré un tant soit peu de Lewis Carroll mais, ma foi ! qui ne l’aura jamais fait ?
– Tu trouves que c’est bien ?
– Je trouve que tu écris bien, oui. J’aimerai lire d’autres choses de toi. Mais… si je peux me permettre, il y a quelque chose de bizarre…
– Quoi donc ?
– Ton style. Par endroits, on jurerait lire La raison du Béhémoth… drôle, non ?
– Oui… siffla Mathieu. Très drôle. »
Lui dire ? Ne pas lui dire ? Mathieu hésita une cruelle seconde qui lui parut des siècles et davantage encore, sans se décider. Il choisit de garder le silence. Elle le brisa pour lui.
« Ne me dis pas que tu es... ? »
Silence. Brutalement, elle se leva et toisa Mathieu du regard.
« Le septième sens, Mathieu ! Quel est le septième sens ?
– Si... et si je te disais que je l’ignore ? »
Elle se roula une cigarette et inspira bruyamment.
« Si tu me disais ça, hé bien, je ne te croirais tout simplement pas. »
Il décida de lui relater toute l’histoire, depuis ses commencements et dans ses moindres truchements. Il lui fit lire les nombreuses notes qu’il prit sur les six sens, et les textes et les études tentant de les expliquer. Il lui raconta son entrevue récente avec l’auteur. Elle but ses paroles comme un joyeux verre d’absinthe. Mais elle n’en crut pas un seul mot. Elle l’abreuvait de questions sur le pourquoi et le comment, sur ce qu’étaient ces histoires d’œil gauche et d’œil droit, de croire et de savoir, si la détresse dans laquelle il avait été plongée était réelle et non feinte comme pour s’attirer quelque sympathie ou autre grand sentiment, si réellement il avait autant pensé à elle au cours de ces derniers mois.
Il ne put répondre sincèrement qu’à la dernière question d’un « oui » discret, comme si on lui arrachait un soupir. Elle maugréa quelque chose et termina sa cigarette avec colère, et l’écrasa avec haine dans un cendrier entre eux deux.
« Ce qui me dérange le plus, finit-elle par dire, ce n’est pas tant que je n’arrive pas à croire que toi, auteur du fameux texte dont on ne fait que parler depuis si longtemps, tu ne puisses me dire, ou même savoir quel est le fin mot de cette manigance, mais bel et bien que je finisse par te croire.
– Crois bien que je suis sincèrement désolé de ne pas pouvoir répondre à tes attentes, fit-il. Je me sens moi-même assez dépourvu face aux évènements. Pour ainsi dire, je suis dépassé. Comme si ce qui était sorti de mes doigts, de mes entrailles, hé bien on me l’aurait pris et soustrait à ma pleine conscience. Je suis plus étranger au texte que quiconque pourrait espérer l’être, plus que toi, même, j’en suis sûr. Il se passe en réalité un phénomène étrange quand à présent je relis les pages du manuscrit. Je ne distingue plus le mot. Je crois plutôt distinguer l’absence. Le non-mot.
– L’altérité, comme tu l’as dit à ton ami ?
– Oui, mais je crains m’être mal exprimé face à lui. Je ne veux pas faire la même erreur devant toi. Je crains que ce qu’il ait pu comprendre de ma tentative d’explication ressemble à un trou noir, à un vide, à un manque. À ce qui aurait pu être et qui n’est pas.
– Mais… ?
– Mais ce dont je parle est parfaitement tangible, réel, concret. Ce qui est aurait pu être et qui est.
– Il y a un paradoxe dans ta formule, fit très justement remarquer Carole.
– Précisément, répondit Mathieu du tac-au-tac. Précisément. Le septième sens, si septième sens il y a et cela, je ne puis l’affirmer, et du reste s’il existe tel que je le conçois, il n’a pas de numérotation puisque l’auteur du jeu ne l’aura pas lui-même trouvé, le septième sens n’est rien d’autre que cela. Il faut arriver, et c’est un jeu dangereux, à lire la lettre derrière la lettre, qui a la même forme et le même son, mais qui n’est pas précisément la même.
– Peux-tu m’éclairer davantage ?
– Voyons… que pourrais-je trouver comme image parlante… vois-tu ce que sont les “palais des glaces” dans les fêtes foraines ?
– Pas vraiment à vrai dire, avoua Carole, peu fière de son ignorance ponctuelle.
– Ce sont des labyrinthes d’un genre particulier, car les murs, les plafonds, parfois même les sols sont entièrement recouvertes de miroirs. Mais pas n’importe lesquels : des miroirs déformants. Tu sais, ces miroirs où tu apparais soudainement plus grande, ou plus petite, ou plus mince, ou plus grosse, voire la tête en bas ! Un jeu optique depuis bien longtemps connu mais qui ne cesse d’étonner. Il peut être délicat de sortir de ces palais, car les miroirs tout autour de toi te troublent et faussent les distances. Et souvent tu te retrouves dans un cul-de-sac là où tu croyais fermement qu’il y avait une issue.
– Quel rapport avec le septième sens ?
– Imagine justement que le septième sens est un miroir. Mon ami a cru que ce sens était un miroir déformant. Ces miroirs donnent une vision déformée de la réalité, admettons, en te faisant apparaître plus grande que ce que tu es réellement. Un penseur a dit un jour que tout ce qui peut se produire sans rompre les règles de la physique élémentaire s’est déjà produit ou se produira dans un monde ou un autre. Ainsi il existe un univers où tu es conforme à l’image renvoyée par ce miroir, mais plus grande que telle que tu es actuellement. Mais tous les miroirs ne sont pas déformants. Ce ne sont d’ailleurs pas, si l’on peut dire, leur objectif premier. Leur rôle primordial est de restituer, le plus fidèlement possible, la réalité et d’en donner une image, un reflet. Mais ce reflet, ce n’est pas toi, ce n’est pas réellement ton “toi”. C’est un autre toi qui te ressemble… et il existe tout également un univers où tu es exactement la même que celle que j’ai devant les yeux. Ce qui aurait pu être et qui est.
– Et non pas Ce qui aurait pu être et n’est pas. Mais rapporté au texte, je ne comprends toujours pas…
– Ce texte est une illustration de ce phénomène. Du moins, ce septième sens, mais il est si puissant qu’il peut tous les englober… il exprime tout simplement l’idée que le non-mot est également le mot en lui-même. Qu’il ne peut exister d’autres textes que celui-ci.
– Dans tous les univers connus, tu veux dire que ce texte est stable et unique ?
– Non, ce n’est pas ce que cela veut dire, mais c’est une piste intéressante… on la gardera peut-être pour un huitième sens, fit-il sur le ton de la raillerie mais avec une pointe de sérieux qui l’étonna lui-même. Ce que cela veut dire, c’est que je ne lis pas le mot du texte comme un mot à part entière, mais un reflet du mot. Qui a la saveur de ce mot, mais qui n’est pas l’original tel que je l’ai conçu. En chemin, son identité s’est perdue, envolée dans les méandres de l’écriture, travestie dirais-je même par ces méandres, habillée d’artifice. Entièrement le même mais fondamentalement différent. Un reflet.
– Mais alors, la finalité du septième sens, si je comprends bien…
– …est de nous permettre de retrouver l’original. Autrement dit, le pourquoi du mot. Ce que les anciens appelaient tempora.
« …ou si tu veux, les circonstances d’écriture. Il me faut retrouver pourquoi j’ai écrit ce texte. Et en cela, tu peux, non, tu dois m’aider Carole.
– Pourquoi moi ? s’offusqua-t-elle brusquement.
– Parce que j’ai commencé à composer le premier soir après t’avoir rencontrée. Je me souviens avoir encore le parfum de ta joue sur mes mains, et le goût de ton thé sur les lèvres. Que ce soir-là, il n’y avait aucune étoile dans le ciel. »
« Résumons-nous. »
Mathieu s’étira et se mit à compter sur ses doigts.
« Le premier Livre à avoir été composé fut Genocide-City, suivi du Silence du Monde. Si mes souvenirs sont bons, et j’ai tout lieu de croire qu’ils le sont, j’ai ensuite écrit Doch Nur ein Tier, S’endormait la ville et j’ai terminé par Unde Umbram Ultimam… Oui, j’ai dû finir par le premier livre. Cela me semble correct.
– Et à présent, que nous faut-il faire ?
– À présent, il me faut me remettre dans les conditions où j’ai composé chacun de ceux-ci. Quand ce sera fait, nous aurons non pas le reflet, mais l’original, qui n’est pas un texte. Mais une personne. Moi-même. »
Il reprit une profonde inspiration et ferma les yeux, tentant désespérément de se souvenir des conditions de son écriture première. Comme il l’aura marqué au tout début de ses notes, il avait précisément en tête la première soirée passée avec Carole, son retour chez lui, la cigarette sur le balcon. Mais dans son esprit, que se passait-il sincèrement ? Que cherchait-il en composant ? Cherchait-il seulement quelque chose ?
« J’ai l’habitude, se dit-il à voix haute, de diviser les écrivains en deux catégories. Ceux qui écrivent sur quelque chose, et ceux qui écrivent à partir de quelque chose. Les premiers sont de grands fabricateurs d’essais. Les seconds sont de grands poètes. Les premiers voient la substance, les seconds, l’essence. Je préfère les seconds. Ils sont autrement plus intéressants. Plus intéressants, car leur verbe est dénué de tout sens caché. Il n’a de but que lui-même, d’histoire que lui-même. Chez les premiers, il faut sempiternellement découvrir le pourquoi et le comment, le selon. Chez les poètes, rien de tout cela. Le mot reste mot, simplement. Mais ce soir-là, je venais de travestir ma voix en lisant un texte issu du cortex d’un des premiers, ou plutôt, d’un second qui s’amusa à jouer au premier. En rentrant chez moi, je me sentais donc d’humeur première. D’où Genocide-City, un texte que l’on ne peut lire, même avec le tout désintérêt du monde, que dans l’optique d’un sens caché. Là se trouve la première altérité des cinq livres.
– Le reflet de la ville sans habitant.
– Altérité, car il convient de considérer notamment le point de vue de cette histoire. Entièrement par les yeux du protagoniste. De fait, ce que nous pouvons lire, ce n’est pas la ville en elle-même, mais la vue de cette ville par le personnage, son reflet. Ça me fait penser à une idée que j’ai depuis longtemps.
– Quelle idée ? sinquiéta Carole, curieuse.
– Tu sais, par exemple, que certains aiment manger des tomates, mais que d’autres ne les aiment pas. On peut en dire autant de la salade ou des pamplemousses, du lait, de la viande blanche et de tout ce que l’on peut trouver de comestible et de mangeable sur cette Terre. Comment expliquer que, bien que l’on ait eu aucune mauvaise expérience avec ces aliments, le premier contact détermine que l’on aime ou non, que certains aiment et que d’autres n’aiment pas ? Les goûts et les couleurs ne se discutent pas, dit-on. Mais j’ai toujours pensé que c’était dû à autre chose. Dans l’exemple choisi, que les goûts diffèrent selon les personnes. Que là où la même tomate apparaît pour l’un sucrée et douce comme du miel, le second la ressent piquante et épicée comme du piment d’Espagne. De là les nuances des préférences de chacun. Alors, que se passerait-il si l’on étendait ce postulat, et qu’on imaginait que ce que nous voyons n’est pas exactement identique pour chacun ? On sait qu’existent le daltonisme et les nuances de perfection des yeux, qui font que quelques uns portent des lunettes, ou bien pour mieux voir de près, ou bien pour mieux voir de loin. Parfaitement identique, l’objet reste le même…
– Mais fondamentalement différent.
– Ainsi, la ville morte n’apparaît-elle pas morte quuniquement pour le personnage ? Peut-être sa vue est-elle biaisée ? Puisqu’on ne peut voir la ville qu’à travers ses yeux, qui sait si au-delà de son champ de vision ne se dissimule pas une foule compacte et apeurée, suivant le moindre de ses pas, guettant le moindre de ses gestes, n’osant intervenir ? Et si le personnage de Genocide-City n’était-il pas si affreux, lui qui ne peut pas même se voir dans une glace, quil ne peut pas même concevoir son reflet ?
– La piste est séduisante. Que révélerait alors ce septième sens, reporté à ce personnage ?
– L’altérité de la ville sans personne. Ce qui est. Il n’existe pas de ville morte qui soit également parfaitement intacte, juste comme si tous ses habitants avaient brutalement disparu, s’étaient évaporés comme par enchantement. La vision autre, ou la vision “altre” du texte, c’est la réalité même du texte. C’est l’explication logique d’un texte à mouvance fantastique. Autrement dit, c’est une vision différente, mais qui ne contredit sûrement pas ce qui fut écrit. En commençant à composer Genocide-City de cette manière-là, et de cette manière-là uniquement, j’ai donné un souffle particulier à l’ensemble de l’ouvrage.
– Un souffle particulier ?
– Oui. Une vue biaisée de la réalité. »
« Les choses vont se dénouer rapidement, à présent que j’ai pu comprendre l’énergie première, la tempora du premier texte qui fut composé. Il suffit de la reporter sur les quatre autres, et tout sera dit. Passons ainsi au deuxième texte, Le silence du monde, qui est, et cela tout le monde l’aura vu et je suis profondément d’accord avec cela, une manière de réécriture de Genocide-City… mais cette fois-ci, c’est une plongée au cœur des pensées du personnage, lui qui n’était jusqu’alors que corps. Le septième sens peut s’appliquer de manière franche et complète à ce livre, autrement dit, on insuffle une explication rationnelle à un texte qui, en partie, se fonde sur un point de vue fantastique... Le fantastique de ce livre tient dans l’arrêt du temps que subit le personnage. Il est impossible en une seule seconde d’élaborer une réflexion aussi complexe, et ce pour quiconque. De fait, il ne me vient à l’esprit que deux solutions. Ou bien il se sera passé bien plus qu’une seule seconde...
– Ou bien, devança Carole, pour le personnage, tout aura duré réellement qu’une seconde.
– Précisément. Nous avons donc une vision modifiée de la réalité où le temps n’est plus réellement ce qu’il est... et de là, où l’espace même est modifiée. Si l’espace est modifié, Doch nur ein Tier prend un sens bien différent encore : la cave n’est pas une cave. C’est un gouffre.
– Pourquoi un gouffre ?
– À l’espace étriqué et fini je substitue un espace ouvert et infini. Et je sais, compte tenu des rêves que je puis faire et de mes peurs profondes, que l’espace auquel je donne le caractère d’infini reste l’abysse. Le personnage du livre sort de la cave. Autrement dit, elle saute dans le vide. Elle est déjà morte quand le texte commence. L’histoire n’existe tout simplement plus selon l’optique du septième sens, ce qui revient à dire que sa présence n’influe en rien sur l’explication finale du texte. Reste Unde Umbram Ultimam, la fin du chemin...
– Comment ça ?
– Nous avons suivi une progression logique jusqu’à présent. Le dernier texte doit être l’explication finale... et je pense la connaître. Elle était sous nos yeux depuis le début. Dans un éclair de lucidité, j’ai placé la solution au problème.
– Quelle solution ? »
Mathieu saisit l’ouvrage, l’ouvrit à une certaine page et pointa une certaine ligne. Carole lut à voix haute.
« (...) : fermez les yeux, et le monde disparaît.
« Et tout n’est que redite. »
« Autrement dit, reprit Mathieu, ces textes aussi frêles, qui ne résistent pas à l’épreuve de la raison n’existent que parce qu’on les lit. Ce qui est et pourrait être. Tout autre discussion sur l’œuvre n’est que redite. Le septième et dernier sens. L’ultime sens. L’ultime sens qui est une personne et non un concept. L’ultime personne qui est un lecteur. Lecteur qui, par son acte de lecture donne corps au texte. Corps et sens. Qui a le pouvoir de croire ou non qu’une seule seconde peut durer des siècles. Qu’une ville morte peut être également intacte. Que l’Ombre se dissimule sous l’ombre. Et surtout, que ce livre veut en dire bien plus qu’il n’en dit réellement. »
Carole se sentit soudain défaillir. Elle chercha à tâtons le dossier d’une chaise, la saisit et la rapprocha pour s’asseoir, ou plutôt se laisser tomber sans se faire mal. Mathieu ferma bruyamment le lourd tome, et imita son amie. Il saisit au vol une bouteille de bière, abandonnée sur la table depuis on-ne-savait-quand, se servit d’un briquet pour l’ouvrir et but l’une ou l’autre gorgée qui lui râpèrent la gorge. Il ne pensait à rien de particulier. Il se cantonnait à observer le plafond et le silence, apaisant, qui régnait dans la pièce. Carole au contraire voyait ses idées agitées de violents remous. Mais elle réussit à s’accorder enfin sur une décision : il fallait révéler au monde que l’ultime sens détruisait tous les sens... qu’il n’y avait pas de lecture cachée au roman.
« C’est dangereux, répondit Mathieu. Tout d’abord, rien ne prouve que nous ayons trouvé ce soir le dernier mot de cette histoire. Et quand bien même cela serait... a-t-on sincèrement le droit de divulguer que le monde entier se trompe depuis des mois ? Et que deux inconnus ont, à eux seuls et au cours d’une unique journée trouvé la clé de l’énigme qui met en échec l’intelligentsia de tous les états depuis si longtemps ? Je ne pense pas.
– Que comptes-tu faire alors ?
– Se taire. Ou plutôt, disparaître. J’ai peur à présent que nous ne soyons en danger.
– En danger ?
– Rappelle-toi, j’ai été voir l’auteur. Je l’ai mis sur la piste de ce septième sens. Il l’aura trouvé, quand bien même je me suis un peu égaré en lui donnant mon indice... il n’est pas idiot. Et il cherchera à faire taire ceux qui sont au courant. Soit nous deux.
– Nous faisons quoi, alors ?
– Nous attendons. Et nous n’agissons pas les premiers. Dans les romans, ce sont toujours ceux qui agissent les premiers qui perdent à la fin. Ne commettons pas cette erreur. »
Et ils attendirent. Ils attendirent longuement. Des journées entières passèrent, tristes et mornes, sans qu’aucune nouvelle ne parvienne. Sans que l’auteur ne se manifeste, ou organise une autre conférence. Les discussions sur l’œuvre ne cessèrent pas pourtant, mais les spécialistes ne disaient rien de nouveau : Mathieu avait déjà tout consigné dans ses notes. Ils désespérèrent. Mais, un matin, ils eurent la surprise d’avoir un billet sous leur porte, glissé pendant la nuit par quelque personne inconnue ou émissaire mystérieux. Le billet ne donnait qu’un lieu et une heure de rendez-vous ; ils y allèrent, comme de bien entendu, mais ne trouvèrent qu’un petit paquet, contenant une première édition de la Raison du Béhémoth, et un mot coincé entre deux pages. Mathieu reconnut l’écriture de l’auteur, et ses majuscules exagérées à l’extrême. Il ne disait rien de plus que cela : « Quel est le huitième sens, selon toi ? Car il est un huitième sens. Viens donc à ma conférence demain, à dix-huit heures. Et vois comment l’élève a dépassé le maître. Allons Mathieu ; qui suis-je ? »
Le lendemain, il pleuvait.
Tous les records de fréquentation furent battus pour cette conférence. Comme à son habitude, l’auteur fit patienter ses auditeurs, au rang desquels se trouvaient Mathieu et Carole, puis finit par faire une très longue déclaration.
« Il me semble me répéter encore et encore. Baste ; comme dit le poète, les choses répétées plaisent. Ainsi donc, à trente ans, on vit comme un homme ou on meurt comme un Dieu. Qui suis-je ? Je n’ai pourtant pas organisé cette conférence dans l’espoir de trouver aujourd’hui la réponse. Celle-ci existe, n’en déplaise aux fauteurs de trouble mais elle ne saurait me venir encore. Il faut attendre. Il faut apprendre. Six sens ont été découverts, ai-je entendu parmi vous avant de commencer à parler. C’est faux. Un septième sens a été mis à jour. Ce septième sens, des plus captieux, est du fait d’une personne de ma connaissance, un proche ami dont je tairai le nom, par pudeur. Du reste, il n’est pas inutile pour moi de me substituer à sa voix pour parler de ce septième sens, car cet ami, lorsqu’il me présenta sa découverte, fit deux grossières erreurs, la seconde découlant de la première. Cette seconde erreur était capitale : pour lui, le septième sens était l’ultime. Mais à présent que vous avez, que nous avons devrais-je plutôt dire bien avancé dans la résolution de notre énigme, je puis révéler qu’il y a en tout et pour tout neuf sens au texte (chiffre pour ainsi dire symbolique, mais quel chiffre ne l’est pas ?) qui nous intéresse. Neuf, et uniquement neuf sens.
« Bien entendu, vous vous demandez quel est ce septième sens, et qu’advien-dra-t-il de tout ceci lorsque les neuf sens seront percés. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs, je vous en conjure, chaque chose en son temps. Il me faut à présent vous révéler le septième sens.
« Un proche m’aura récemment soumis l’idée de donner un nom à ces sens. Je consens à vous donner les ébauches : le non-sens, la morale, l’élévation, l’image, le palimpseste, l’archétype... et enfin, dernier sens découvert jusqu’à ce jour, l’altérité.
« Est-ce l’émotion qui m’étreint à présent la gorge ? Mais lorsque je vois tous ces hommes, et toutes ces femmes, renier hygiène, sommeil et santé afin de découvrir le fin mot de cette fantastique enquête littéraire, je ne peux m’empêcher d’avoir la larme à l’œil. Car tout ceci est tout simplement beau. L’on compare souvent un livre à un enfant, enfant dont le géniteur, père ou mère ne serait autre que l’auteur. Après tout, qui lui aura donné la vie ? Qui l’aura vu grandir, s’épanouir, devenir de plus en plus fier et orgueilleux, grossir et enfin partir suivre son propre chemin, séparé de celui qui de ses mains l’aura patiemment construit ? L’auteur, bien entendu. Qui aura connu peurs et doutes, peines, qui n’aura eu de cesse de penser à lui continuellement, songeant encore et encore à la virgule et au point, à la suite de son histoire, à ce qu’il fallait supprimer, trancher, à ce qu’il fallait reprendre, à ce qu’il fallait corriger ? L’auteur, toujours lui. Mais pourtant, qui le lit et le relit jusqu’à l’os ? Qui s’émoustille, s’étonne, s’épate devant sa lecture ? Qui ne connaît de lui que ce qu’il peut bien montrer ? Le lecteur.
« Si l’on doit comparer le livre à un être humain, autant aller jusqu’au bout de la comparaison. Si l’auteur ne voit en lui qu’un cadavre en lambeaux, décharné, éternel décomposé qui ne peut espérer une intégrité totale, le lecteur au contraire, et par un formidable esprit de contradiction ne le conçoit que comme un Léviathan grandiloquent, monstre horrible, seul et bien formé, inattaquable, si ce n’est que par l’une ou l’autre fissure, judicieusement cachée.
« Chaque fois qu’un lecteur tente de lire autre chose que ce qui est physiquement écrit, il cherche à pénétrer en ce monstre par l’une de ces failles. Il se voit Ulysse affrontant Circé, la sorcière polymorphe ; tantôt affronte-t-il un serpent, tantôt combat-il un buffle mais jamais a-t-il affaire à la même et unique créature. C’est Protée tout offert à ses assauts. Le duel est terrible, titanesque ; la bête s’ébroue, se cabre, rue, elle ne veut surtout pas qu’on monte sur elle : on pourrait la dominer et la rendre plus docile qu’un mouton. De jour en jour, des dresseurs plus expérimentés encore viennent l’affronter et bientôt, l’un d’entre eux pénètre dans la bête. Et se faufilant en elle comme un insecte parasite infecte son hôte, il voit l’envers du décor. Il conçoit en un instant tout le Deus ex machina qui se dissimulait derrière les écailles rutilantes et la fumée des naseaux sortie. Il comprend que l’odieux monstre cachait une charpente de bois. Que derrière la peau de serpent se trouvent des rouages et des poulies, des mâchicoulis. Et que l’édifice, si parfait apparaît-il aux yeux du profane, est éternellement à deux doigts de choir et de se disloquer de lui-même, si seulement un initié imprime même la plus douce des caresses à un endroit précis.
« Un brillant physicien, dont j’ai ici oublié le nom, m’aura un jour révélé un curieux secret que d’aucun se gardent révérencieusement bien de révéler. Le nom est barbare : résonance ponctuelle. L’effet est stupéfiant. La théorie de ce scientifique est la suivante : chaque objet possède une sensibilité propre qui peut être exprimé en hertz. Cette sensibilité est l’équilibre qui garantit la stabilité moléculaire de l’objet en question. Mais cette stabilité est on ne peut plus précaire. Un rien peut la déstabiliser. Rien de plus simple pour cela : il suffit d’émettre un son à une fréquence donnée pour faire vibrer les atomes de la cible, et la réduire en fine poussière... tout un chacun connaît l’histoire de cette cantatrice qui, par la seule force de sa voix, fait éclater le cristal. Le phénomène est identique. Si ce n’est qu’il est exagéré de dire qu’il faille avoir un souffle plus pur que l’améthyste pour réaliser ces prouesses. Un simple toucher suffit. Appuyez à un endroit précis, et imprimez à ce point une certaine force, ni trop, auquel cas les atomes répliquent et se renforcent, ni pas assez, auquel cas ceux-ci ne ressentent rien et la Tour Eiffel elle-même s’écroule dans l’impuissance générale.
« Un texte est un peu de cela. Appuyez sur un point précis et il s’écroule.
« Jusqu’à présent, les six premiers sens n’ont été pour ce monstre que de timides escarmouches. Assez pour qu’il se réveille et scrute d’un œil curieux les pérégrinations des fourmis qui l’entourent et l’escaladent, insuffisantes pour l’inquiéter sérieusement. Elles ne l’ont pas même ébranlé. Mais ce septième sens, je peux le dire, l’a fait douter. Il en a tremblé, car jamais il n’imaginait, blotti comme il l’était, confortablement, sous sa lourde queue, que l’on aurait pu un jour accéder à cette faille. Bien entendu, plusieurs s’y sont engouffrés. Ils sont de plus en plus nombreux. Mais le chemin vers la tête est encore long... et le dragon n’a pas encore dit son dernier mot. Mais comment cela a-t-il pu arriver ? Il tente de comprendre...
« Il se croyait invincible. Invisible. Inaccessible. Inaltérable. Et c’est précisément dans cette immuabilité qu’il faillit.
« Car comment aborder un monstre que rien ne semble atteindre ?
« De la manière la plus désintéressée qui soit.
« En singeant de ne pas le voir. En faisant semblant de ne pas le craindre. En lui disant ouvertement que l’on a percé d’ores et déjà son secret.
« Alors le monstre se trouble. Il s’interroge. Quand aura-t-il failli ? Et puisqu’il s’inquiète, il se dévoile. Car il tient à vérifier par lui-même que son point faible est inviolé. Et ce faisant, se découvre. Et ainsi peut-on le pénétrer.
« L’altérité... j’ai moi-même eu énormément de mal à déterminer avec précision ce qu’était ce septième sens. Pendant quelques heures j’ai erré, je n’arrivais pas à mettre précisément le doigt dessus, alors que je savais pertinemment ce qu’il était. C’est parce que je faisais, à mon tour, une grossière erreur. Et que je m’étais pris à mon propre jeu. Mais tout se sera éclairci lorsque, mu par un soudain instinct de survie, je me suis écarté un rien de ma cible et que j’ai pris du recul. Tout devint autrement plus clair. Et j’ai alors pu posément définir ce sens réfractaire, qui tint si durement tant de lecteurs en échec. Puis j’attendis qu’on me le révèle. Sans surprise, l’ami qui le vit fit la même erreur que moi jadis. Je ne lui en ai pas tenu rigueur, cela arrive même aux meilleurs. Pour le récompenser de sa ténacité, j’ai décidé de considérer sa réponse comme juste, et d’organiser cette conférence. Mais à présent, trêve d’introduction : je m’en vais dire ce qu’est le septième sens... »
« L’altérité. Qu’est l’altérité ? Sujet vaste. Plus d’un aura cassé sa plume en tentant de le définir. Intéressons-nous au cœur du problème. Que voit-on en se promenant nonchalamment, en se baladant au sein d’une altérité ? Non pas, comme on pourrait s’y attendre, un océan de différences, mais une plaine de normalité. Car étant soi-même différent, tout ce qui nous semblerait en temps normal différent se révèle être divinement normal.
« Vous êtes rentrés au sein du monstre de métal… et voilà que vous doutez être fait de chair et de sang. Que vous sera-t-il arrivé ?
« Ainsi en est-il de ce septième sens. Là où vous croyez voir incongruité n’est rien d’autre que banalité... c’est tout ce que j’aurai à dire. À trop chercher, vous êtes allés bien trop loin. Revenez à l’essentiel. Et trouvez le huitième sens, le premier des nouveaux sens, le troisième des sens véritables. »
Aujourd’hui
Tous avaient déserté la salle de conférence. Exceptés Mathieu et Carole, chacun perdu dans leurs pensées.
« Nous sommes allés trop loin, pensa Carole. Bien trop loin. Je veux dire, j’aurai dû m’en douter. Il était inutile de prétendre être un critique littéraire pour élaborer une explication que même les critiques trouvent imbuvables. J’aurai dû reprendre les choses posément, à leur commencement. Et surtout, me concentrer sur notre petite histoire, Frimousse et Bonhomme. Je me demande comment la poursuivre… il me faut trouver des idées ; je les lui soumettrai, et il en disposera. Je ne peux pas rester inactive devant la création d’une histoire dont je suis l’une des principales inspiratrices…
« Cela n’est pas entièrement vrai, se reprit-elle. S’il est vrai que je suis l’avatar privilégié et l’origine du personnage de Frimousse, que bon nombre des détails fournis dans l’histoire sont véridiques et pour cause, puisque j’en fus l’actrice il y a peu, Bonhomme, je veux dire Mathieu, n’écrit pas sur moi, mais à partir de moi. Et je préfère largement être une source qu’une muse. Il y a une vénération que je déteste sensiblement. Nombreux sont les poètes, les auteurs, les peintres qui prétendent voir en leur femme, en leur madone d’adoration un objet sacré, porteur de tous les espoirs et de toutes les victoires, sans qui ils ne sont rien. Baste ! Ce ne sont là que des pygmalions en puissance, loin des parangons d’ascète ou d’anachorète que l’on nous plaît à décrire. Je préfère largement la franchise de ce blondinet qui ne me fera jamais aucune promesse atemporelle comme les artistes pourtant aiment souvent à en faire ; il n’a qu’un seigneur, l’instant présent. Ainsi est-il, je crois, très attentif aux moindres cris, aux moindres sursauts de son être. Il fait partie de ces sages qui entendent le silence de leur corps, et peuvent ainsi que mieux percevoir le sourd bruit du monde.
« Quand j’y repense, notre rencontre dans ce bus, et cette première soirée chez moi… tout cela avait un avant-goût d’éternel. Je ne m’explique en revanche pas totalement ces mois de silence. Ils me terrifient. C’est un peu comme si je ne pouvais les concevoir. Comme si je me mettais brusquement à comprendre ce que le hibou voulait dire ; on ne peut voir ce qu’on ne peut concevoir. Dans mes esprits, ces mois n’ont pas existé. Car ils ne peuvent exister. Ils ne peuvent exister, car ils n’ont aucune raison d’être. Il y a dans l’histoire de ce bonhomme un paradoxe que je ne saisis pas. Sa franchise va contre ce besoin qu’il eut de s’isoler et d’écrire. À moins que je ne me fasse des idées sur lui. Ou bien que je n’envisage pas la possibilité d’une évolution formidable. Qu’il se soit rendu compte que son talent, que sa maîtrise n’avait de sens que si elle était rendue publique. Que s’il en est le seul lecteur, elle n’existe tout simplement pas. À quel moment se sera-t-il rendu compte de cela ? Lors de quelle écriture ? Lors de quel mot, si ce mot existe ? Est-ce au début de son entreprise, qu’il aura achevé par orgueil ? Ou à sa fin, devenant ainsi plus humble que jamais ?
« Je n’en sais rien à vrai dire. Il est tour à tour fier et susceptible, timide et réservé. Bruyant et silencieux. Fort et fragile. Entier. Il est dur de juger l’entier. Je comprends son amour du chaos, de l’incomplet. Il est bien plus aisé pour quiconque de porter un avis sur un objet qui ne soit pas fini. Mais une œuvre achevée ! Comment l’aborder ? Comment l’entreprendre ? Cela demande plus de pérégrinations, plus de circonvolutions qu’on ne le croit. Si je dois parler de lui comme dune œuvre, comment l’aborderai-je ?
« Je reste une femme, cela je ne dois l’oublier, et cela je dois en tenir compte. On n’avance clairement qu’en construisant des bases solides et, comme disait le sage, je ne puis être sûre de rien. Mais tout de même, considérons ce premier fait comme certain, et persistons dans cette voie. Étant une femme, la sagesse populaire m’octroie un certain nombre de défauts qui, loin de me faciliter la vie auraient tendance à me rendre inabordable pour n’importe qui, à commencer par les hommes. Incompréhension, sarcasme, invisibilité, mensonge. Il arrive aux premières chiennes de garde d’être des misogynes dans l’âme, tout comme on rencontre les plus violents misandres dans le corps masculin. En passant, j’ai remarqué que cette misandrie était plus souvent une misanthropie, mais qu’importe ; le langage doit être une arme à double tranchant. Ce qui blesse l’opposant peut également se retourner contre l’assaillant. La francisque ne fait pas de différences entre les crânes, l’histoire nous l’aura enseigné. Tout cela pour dire que je ne veux pas être une Galatée. »
« Si ce n’est les engagés, les militants, les artistes, tout comme les critiques ou les lecteurs, a fortiori tout ce qui gravite autour de certains arts n’ont pas de sexe. Ce sont des mains, des yeux, des bouches. Rien de plus. On ne peut tenter de les classer. Certes, il y aura ci et là des grandes gueules qui éructeront que c’est là un “livre de bonne femme”, ou que seul un homme aurait pu concevoir une intrigue ainsi ficelée, mais ils sont globalement rares. Les seuls critères qui peuvent amener une distinction auprès du public restent l’âge et le degré d’instruction, qui déterminent la possibilité de saisir ou non les tenants principaux de l’œuvre en question. Tout autre critère qui s’imposerait subrepticement entre l’œuvre et son percepteur est fallacieux. Ceci est posé. Je suis donc parfaitement apte à définir, aussi bien qu’un autre, le prochain sens du texte. Et j’ai dans l’idée que l’auteur a donné bien plus d’indices que l’on peut croire lors de cette intervention. »
« Nous sommes allés trop loin, a-t-il dit. Certes. À vouloir trop chercher, on finit par se tromper, je l’accorde. Mais rien ne se serait jamais produit si ce jeu n’avait jamais existé. On excite davantage les convoitises en relevant le moindre challenge d’un soupçon de défi, fut-il aussi imbécile.
« Ce défi, je me l’accorde, est horriblement idiot. On ne fait pas de défi littéraire autre que les contraintes oulipistes et autres règles d’écriture. Cet auteur voulait qu’on aille au-delà des prérogatives. Que l’on se trompe pour mieux redémarrer. La quête, la souffrance plutôt qui est issue de cette quête, fait partie de cette quête. Ainsi ne peut-on découvrir le prochain sens qu’en ayant l’idée du chemin parcouru, de tout ce que cela aura coûté de les découvrir. Mathieu aura souffert plus que quiconque et dans l’écriture, et dans sa relecture.
« Quelle chose bizarre que la relecture d’un texte par son auteur ! C’est comme si on demandait à un parent d’éventrer son enfant. Beaucoup d’auteurs choisissent de faire appel à un lecteur pour les corriger, mais c’est là corrompre le texte. Seul le “parent légitime” est apte à porter le regard juste sur son fils, à corriger ce qui doit l’être, à modifier ce qui peut l’être, à ne pas toucher à ce qui ne doit pas être touché. Comme l’épreuve a dû être, à juste titre, éprouvante. Tout ceci n’aurait pas été s’il n’y avait eu...
« Et si c’était cela la solution ? »
Mathieu se moquait à présent du concours. Il réfléchissait intensément à la suite de sa comptine...
j. La chute fut longue. Le précipice semblait ne jamais avoir de fond. Les nuages disparurent, et bientôt l’obscurité complète envahit Frimousse et Bonhomme. Pas un seul mot ne fut prononcé, les regards, du fait des ténèbres, ne purent être échangés. Seules les mains, serrées, témoignaient encore lors de cette épreuve du lien fort qui unissait les deux êtres. Le temps passait lentement. Les minutes paraissaient des jours entiers. Soudain, la lumière ; et sans même s’en rendre compte, ils étaient à nouveau sur la terre ferme, aux abords d’un marais. Le hibou, perché sur les branches d’un inquiétant arbre mort, levait un sourcil circonspect en tenant une cigarette à son aile gauche, et s’appuyait nonchalamment sur une canne.
k. « Fort bien, dit-il. Ce premier test était une manière de portail. Les faibles sont destinés à ne pas voir la lumière et à tomber sans fin dans les limbes de cet avant-goût du purgatoire.
– Nous avons donc nos chances de sortir de ce pays ? se risqua Frimousse.
– Ensemble, certes. Seul, l’un et l’autre, vous n’auriez pu survivre. C’est un fait. Votre énergie potentielle se multiplie lorsque vous êtes ensemble, et j’avoue en être surpris. Vous devez vous connaître depuis fort, fort longtemps pour manifester une telle osmose. Quoi qu’il en est, c’est vos affaires. On se retrouve de l’autre côté du marais, ne traînez pas ! Le temps presse et j’ai, comme je vous le répète, bien des choses à faire que de materner deux poussins. »
l. Avant même qu’ils purent lui demander des éclaircissements sur ces dernières paroles, il s’était déjà envolé.
m. Le marais était sombre et grouillant. Çà et là, sur le sol et les arbres décharnés, on pouvait deviner des armées d’insectes allant et venant en un chaos imperceptible. Un brouillard enveloppait le fétide cloaque, que seuls de grands roseaux, aussi hauts que des arbustes et tout aussi larges parvenaient à déchirer comme des lames sous un tissu clair. Des nénuphars parés de fleurs pourpres dessinaient des symboles complexes et le fredonnement des libellules obscurcissait un soleil devenu noir, un ciel devenu grisâtre. Une vieille bicoque délabrée, ancien repère d’un garde-chasse sans doute mort, s’affirmait encore sur les bords de ce qui était un vieux lac. Le pays caché prenait un tout autre visage pour Frimousse et Bonhomme. Cette lande paradisiaque était-elle en réalité un antre malsain ?
n. Bonhomme remarqua une barque sur la rive. Avec l’aide de sa compagne, il la mit à l’eau et ils naviguèrent longtemps, ramant parfois, se laissant surtout transporter par les courants doux. De temps à l’autre, on entendait un bruissement inquiétant : des bulles de vases éclataient sur la surface trouble, témoins d’une activité sous-marine. Bonhomme ramait, et Frimousse scrutait les horizons dans l’espoir d’apercevoir l’autre rive, en vain.
« Sais-tu, commença Bonhomme, les choses semblent prendre une tournure particulière. Si la première épreuve n’était qu’une manière de porte, je me demande ce que nous réservent les autres.
– Je te l’accorde, répondit Frimousse, songeuse. Je ne saurai pas même dire depuis combien de temps nous sommes ici. Mais je suppose que le temps est le moindre de nos ennuis à présent.
– J’ai une drôle de phobie. Je ne supporte d’ordinaire pas d’être en un endroit sans avoir une connaissance exacte de l’heure qu’il est. J’en ai développé un don, celui de savoir, à quelques minutes près, l’instant de la journée où je me trouve, et ce sans aide extérieure, même après avoir profondément dormi. Mais j’avoue que dans ce lieu, non seulement je ne puis mettre ce tic en pratique, mais de surcroît, je ne suis pas paniqué à l’idée de l’ignorer.
– Sans doute du fait de ce pays caché.
– Non, cela remonte à peu avant. En réalité, c’est depuis que je te connais que je me moque à présent du temps qui passe. Comme si ta seule présence m’apaise et fait disparaître au plus profond de moi l’ensemble de mes peurs véritables.
– C’est très gentil, dit Frimousse en rougissant un peu. Moi aussi, depuis notre rencontre dans ce bus j’oublie tous les malheurs de ce monde et des autres. Je commence à croire ce vieil hibou quand il dit que notre énergie se décuple en restant l’un près de l’autre. »
Elle lui sourit tendrement, puis finit par apercevoir l’autre côté du marais. Ils accostèrent sans encombre, et après avoir traversé ce qui ressemblait à une plaine verdoyante, se retrouvèrent devant un haut mur de pierres taillées.
o. Il n’y avait pour les guider aucun hibou, ni aucun indice. Ils décidèrent alors de tenter l’escalade. La roche était par endroit creusée de manière à ce que l’on puisse s’y risquer mais les prises, nombreuses lors des premiers mètres, se raréfiaient par la suite. Premier arrivé au sommet, Bonhomme aida Frimousse à terminer la montée, puis ils soufflèrent en prenant un repos mérité. S’asseyant sur le bord de la falaise, ils contemplèrent, émerveillés, la topographie magique du pays caché, à partir du plus haut sommet que comptait la lande.
p. Aux quatre points cardinaux s’étendait une terre sans fin. Des fleuves traversaient des forêts et des prairies, des champs ; au Sud, de nombreuses collines rappelaient à Bonhomme l’Écosse, où il avait séjourné le temps d’un été ; au Nord, des canyons rougeoyants disputaient la vedette à un désert de sable blanc plat comme une feuille ; l’Ouest était entièrement recouvert d’une forêt dense dont on ne pouvait voir le sol. L’Est en revanche semblait accueillir au milieu d’un pré un village aux chaumières sympathiques. Frimousse et Bonhomme décidèrent d’y descendre, dans l’espoir d’en apprendre davantage sur les coutumes de cet étrange endroit.
q. Il n’y avait que cinq ou six maisons dans ce village, organisé autour d’un foyer sur lequel on avait mis une marmite remplie d’un curieux breuvage dégageant une douce odeur. Bonhomme se risqua à goûter et reconnut que le breuvage n’avait pas de bon que l’odeur ; le goût était tout aussi enchanteur. Il n’y avait personne dans ce village, pas âme qui vive. Et tandis qu’ils exploraient une par une les maisons, Owl leur fit la joyeuse surprise d’apparaître comme par magie, sa sempiternelle cigarette au bec. Dépoussiérant son haut-de-forme sali de terre, il voleta prestement sur l’épaule de Bonhomme et s’y assit confortablement.
« Excellent, ce gruau, n’est-ce pas ? Quel dommage que nous ne puissions pas vous recevoir à dîner. Vous serez partis d’ici là.
– Comment faisons-nous par la suite ? s’emporta doucement Bonhomme. Lorsque nous traversions le marais, il n’y avait aucune trace de vous… nous commencions à croire que vous nous aviez abandonnés.
– Cela n’a strictement aucun sens, le rassura Owl. Je ne vous aurai jamais aidé si je ne comptais pas vous faire sortir d’ici. La vérité, c’est que je fus surpris par la rapidité avec laquelle vous sortîtes du marais. Je m’attendais à un peu plus de lenteur de votre part. Quoi qu’il en soit, c’est un hasard providentiel qui vous aura fait venir jusqu’ici, car votre prochaine épreuve est dans les environs. Pour être en mesure d’ouvrir le passage menant à votre monde, vous devez trouver dans ce pays une fleur appelée “baltamine scrupuleuse”… elle aura notamment servi à l’élaboration de cette soupe, c’est elle qui lui donna ce fumet si particulier. Bonne chance et surtout, continuez ainsi ; vous êtes rapides… cela me change de vos prédécesseurs. »
Et sur ce, il disparut en un coup d’aile.
« Rien de tout cela n’aurait eu lieu s’il n’y avait eu la relecture primaire, se dit brusquement Carole. Si cette scrupuleuse étape avait été ignorée. Si l’on n’avait pas donné à ce manuscrit le nom d’œuvre, si on ne l’avait pas considérée comme tel. Si on ne l’avait vu que comme un projet. Il y a, à n’en point douter, un péché d’orgueil de la part de l’auteur, de la part de Mathieu. Je le savais fier… j’ignorais encore dans quelle mesure cette fierté s’exprimait. J’en ai à présent une petite idée.
« Le huitième sens est là, je le touche à présent du doigt. Cette signification cachée que je croyais abstraite serait en réalité on ne peut plus concrète…
« Le même. La Pandore avant qu’on ne lui insuffle la vie. »
« Avant même le sens littéraire, le premier sens, il y a un autre sens que l’on néglige toujours. C’est l’incompréhension. L’incompréhension du néant. C’est le texte avant qu’il ne soit lu. C’est le texte qui existe, et dont on connaît l’existence, mais dont on ignore tout. On ne connaît ni son sujet, ni sa voix, ni son style. On ne connaît que son existence, peut-être également son nom, mais rien de plus. L’auteur lui-même ne le connaît que de loin, puisqu’il ne l’a pas relu. Il n’en a qu’une brève idée. Dès lors, ce texte ressemble plus que jamais au cours de son histoire à tous les autres textes d’ores et déjà écrit. On peut lui attribuer un genre, sans aucun indice, en cuisinant son auteur, en observant son degré de fatigue, son investissement, voire sa culture.
« Le même. Le sens populaire, celui que l’on donne alors que l’on n’a pas lu une seule ligne du texte. Combien de journalistes, de critiques font cela ? Combien de lecteurs, qui jugent rien qu’en scrutant la couverture de l’ouvrage ? Les éditeurs ont raison de passer du temps à peaufiner ces dernières, à embaucher des illustrateurs renommés, à redoubler d’ingéniosité. La couverture est le premier des contacts que l’on peut généralement espérer face à une œuvre. Si je devais définir clairement l’interprétation huitième que je viens de trouver, ce serait celle-ci : un livre aux nombreuses pages blanches, à la devanture aguicheuse et tape à l’œil.
« Une prostituée nue qui, une fois dans la chambre minable du motel, vous récite l’annuaire.
« Ce sens s’adresserait ainsi à tous ceux qui n’ont pas lu l’œuvre… vu sa popularité grandissante, je comprends qu’il s’agisse d’un des derniers à pouvoir être trouvé. Seul un nombre limité, réfractaire à la lecture, ou anticonformiste, ou simplement anar’ le connaît depuis belle lurette… sans le communiquer, car il se moque de tout ce fatras. Il aurait pu rester secret plusieurs mois encore… je ne dois ma chance qu’au fait que je connaisse Mathieu. »
r. Tandis que Bonhomme se répétait les dernières paroles du guide, Frimousse vint vers lui avec un étrange ouvrage à la main, trouvé dans l’un des taudis. Tout indiquait qu’il s’agissait d’un précis de botanique, mais les descriptions étaient rédigées en un curieux dialecte, une écriture cunéiforme jamais entrevue auparavant. Les représentations de plantes et d’arbres étaient tout autant farfelues.
« Cela me fait penser au manuscrit de Voynich, dit Frimousse. Incompréhensible, tout comme lui.
– Quelle plante pourrait donc être cette baltamine que nous devons trouver ?
– Artémus a dit qu’elle entrait dans la composition de ce breuvage, dit-elle en désignant la marmite. De fait, elle doit être dans les environs. Du reste, nous pourrons comparer les odeurs et ainsi trouver la bonne plante.
– Cela me semble être une bonne hypothèse de travail. Séparons-nous ; nous augmenterons nos chances. Prends ce manuel, il sera peut-être utile. »
Frimousse frémit. Elle n’avait jamais été séparée de Bonhomme jusqu’à présent, et bien qu’elle ne fût pas froussarde de nature, elle sentit un vent de panique la saisir lorsque l’éventualité de s’éloigner un tant soit peu de son compagnon lui effleura l’esprit. Ils avaient jusqu’à présent toujours été ensemble, affronté toutes les épreuves main dans la main. Elle savait également que cette séparation temporaire était la meilleure des solutions s’ils voulaient retrouver leurs maisons le plus rapidement possible. Mais la résolution fut horriblement difficile à prendre. Elle se résigna ; et tandis que Bonhomme, après l’avoir embrassée sur le front, commençait ses recherches au sud du village, elle partit vers le nord en essuyant une larme de doute sur sa joue.
s. Bonhomme trouva de nombreuses plantes sur son chemin ; certaines, minuscules, arboraient de chatoyantes couleurs ; d’autres, plus larges, éloignaient tant que possible les importuns grâce aux épines sur leurs tiges. Mais aucune d’entre elle n’avait une odeur comparable à ce qu’il avait senti auparavant. Il s’aventurait à présent dans un pré fleuri où bourdonnaient de nombreuses abeilles. Il laissa son esprit baguenauder l’une ou l’autre minute en observant leur vol zigzaguant, déçu un instant de n’être lui-même bourdon et ne pouvoir comprendre leur langage. Ah ! se dit-il ; comme il aurait été simple d’être un frelon et de demander à ces butineuses le chemin menant à l’objet de sa quête ! Il chassa de son esprit ces rêveries vagabondes et se remit en route, se demandant si Frimousse avait eu plus de succès.
t. Tout comme Bonhomme, Frimousse rencontra beaucoup de fleurs sur son chemin, mais aucune ne semblait correspondre à ce qu’elle devait trouver. Elle s’amusait néanmoins à confronter ses découvertes aux illustrations du manuel, s’étonnant par instant de la précision avec laquelle certaines plantes avaient été reproduites par le dessin ; et par ce jeu d’érudit, en finit par oublier le trouble qu’elle avait auparavant ressenti. Puis, au bout d’une dizaine de minutes de recherche infructueuse, elle gravit une légère colline recélant d’une fleur d’apparence proche de la rose, mais dépourvue d’épines et aux pétales roses et blancs qu’elle n’avait jusqu’alors pas rencontrée. Elle fut à nouveau déçue : la plante ne dégageait strictement aucune odeur.
Par curiosité, elle regarda à nouveau dans le manuel, et fut surpris de voir qu’il y avait, à la page dédiée à cette fleur en particulier, deux illustrations ; la première représentait la fleur telle qu’elle la voyait devant elle, la seconde la plante sortie de terre, avec une attention particulière portée à ses racines. Elle se pencha et arracha la plante, mais les racines ne dégageaient pas plus d’odeur que la fleur elle-même.
Contre toute règle de prudence, elle se risqua à mordre une racine, et un torrent de saveurs lui inonda alors le palais ; elle avait trouvé, à n’en point douter, la baltamine. Elle courut annoncer la nouvelle à Bonhomme, qui goûta à son tour la racine avec délectation. Et tandis qu’il la remerciait en la couvrant de baisers, Artémus Owl fit entendre un sourd raclement de gorge pour interrompre ce touchant moment.
u. « Vous me surprenez davantage chaque minute, soupira-t-il. Et de mémoire de hibou, c’est bel et bien la première fois que je l’avoue à quiconque. Je ne pensais pas rencontrer de pauvres âmes aussi éclairées en toute une vie... quoi qu’il en est, vous avez trouvé la plante que je vous avais fait quérir, et ce avec une célérité exemplaire. Je crois que nous pouvons à présent dire que vous avez mérité d’avoir votre ticket de sortie. »
Il apparut de nulle part et claqua ses ailes ; et une porte, similaire à celle empruntée pour entrer dans le pays caché se matérialisa lentement devant eux trois, comme par conséquence de son geste. Puis il demanda à Frimousse de déposer quelques gouttes de sève de baltamine sur le portail.
v. La porte, en un grincement sourd, s’ouvrit lentement. Au-delà, on distinguait les rues sombres du monde réel. Owl voleta autour de ses invités et dépoussiéra son monocle.
« Voici votre porte de sortie, mes amis... si vous me permettez de vous appeler comme tels.
– Bien entendu, Artémus, sourit Frimousse, déjà heureuse de renouer avec la réalité. C’est donc bien vrai ? Nous pouvons quitter le pays caché ?
– Oui, mais à une seule condition, dit le hibou. Une fois sortis, vous ne serez plus capable de revenir au pays caché. Plus jamais. »
Bonhomme et Frimousse se regardèrent, interdits. Ils l’avouèrent tacitement, le pays caché était un coin de paradis perdu, une contrée mystérieuse où on ne ressentait ni haine, ni jalousie. Les choses étaient infiniment plus simples au pays caché. Ils savaient pertinemment qu’en ce lieu, certes étrange, ils pourraient vivre paisiblement leur existence tous deux, sans peur ni crainte, sans avoir à lutter ou se battre pour l’une ou l’autre cause. Seul leur bonheur importait. La décision leur parut incroyablement douloureuse à prendre, et ils restèrent immobiles de longues secondes avant d’enfin prendre leur décision, la seule qui leur semblait intelligente à cet instant...
Carole sortit Mathieu de sa torpeur tandis qu’il allait poser le point final de son conte. Revenant difficilement à la réalité, il se concentra pour écouter ce que lui disait son amie, fort excitée. Elle avait, crut-il comprendre, percé à jour le huitième sens que l’auteur réclamait, fouillant dans les racines profondes du texte, apportant une lumière nouvelle à ce dernier. Après lui avoir brièvement, mais clairement exprimé son idée, elle s’emporta en claironnant qu’il fallait organiser une nouvelle réunion et révéler à tous que bientôt, tout serait fini. Mais Mathieu restait calme. Il essuya ses lunettes et les remit posément sur son nez, demanda une feuille à Carole et se roula, de façon toute aussi auguste, une cigarette qu’il fuma entièrement sans dire une seule parole. Puis il jeta le mégot à terre, le piétina et remit ses cheveux en place. Il caressa la joue de Carole et l’embrassa secrètement près du lobe gauche ; puis il lui prit la main et l’invita à se calmer.
« Carole, commença-t-il... j’en ai assez de ce jeu idiot et de cet idiot d’auteur. Qu’il compte les sens tant qu’il le souhaite, je m’en moque. Tout ce que je veux, c’est rester avec toi, ici et maintenant. Profiter de toi. Ne pas perdre mon temps en d’oisives considérations. Oublier tout ça. Oublier ce texte. Une fois écrit, il disparaît. Je veux qu’il disparaisse. Laissons les érudits, l’élite entre elle. Nous n’en serons jamais. Ne jouons pas un jeu que l’on perdrait toujours. Voyons la stricte réalité. Et renonçons à ce que nous ne pouvons faire. »
Elle s’emporta.
« Tu ne penses pas ce que tu dis, Mathieu, dis-moi ? Tu ne le penses pas ? Plusieurs choses me choquent dans ce que tu viens de me dire. Tout d’abord, le fait que tu veuilles abandonner un concours auquel tu as participé depuis si longtemps. Pourquoi ? Pourquoi abandonner maintenant, alors que nous touchons au but ? Je te croyais bien plus combattif que cela. À vrai dire, c’est même cela qui m’a plu en toi. J’avais cru déceler une pointe de force, de détermination... est-ce que je me suis trompée ? Est-ce que je me serai fait des idées ? Je te croyais de ceux qui jamais n’abandonnent, a fortiori lorsqu’ils approchent du but. Toi-même, il me semble, tu t’étais vendu comme un obstiné, qui va fouiller et fouiller encore jusqu’à trouver l’ultime réponse au problème qui s’était présenté. Et maintenant, tout ce que tu dis désirer, c’est rentrer chez toi, une claque et au lit ? Il n’en est sûrement pas question. Je me le refuse. Même si toi, tu veux abandonner, ce que je ne comprends qu’à moitié à vrai dire, il est hors de question pour ma part que je baisse les bras. Nous approchons du but. Encore un effort, et nous confondrons ce polichinelle, tu auras enfin la reconnaissance que tu mérites.
– Quelle reconnaissance ? demanda Mathieu. Laquelle ? Celle que l’on doit à celui qui aura fomenté d’une manière ou d’une autre le plus gros de tous les canulars ? Laisse tomber... je ne saurai le supporter. Viens avec moi, rentrons. J’ai sommeil. »
Mathieu se moquait souvent de la soi-disante « paresse » de Carole. En effet, lorsqu’ils dormaient ensemble, et quand bien même, songeait-il, ils étaient lors du coucher dans le même état d’épuisement, Carole avait pris l’habitude de dormir deux à trois heures de plus que lui. Et cela le faisait profondément rire. Néanmoins, ce matin-là, il eut la surprise de constater qu’elle s’était levée plus tôt que sa personne. Il s’éclaircit un rien la gorge et déambula, encore groggy de sommeil dans l’appartement, sans trouver la moindre trace de sa compagne. Et tandis qu’il allait l’appeler sur son téléphone portable dans l’espoir d’être rassuré, ses yeux se posèrent sur la table du salon, où une note à sa destination était coincée sous un pot de fleurs. Il décala légèrement ce dernier et lut à voix basse ce qu’elle lui avait écrit.
« Mathieu, je me suis levée tôt pour avertir l’auteur que son huitième sens avait été percé. Je n’ai pas cru bon de t’avertir, tu ne m’aurais pas suivie, pis : tu m’aurais empêchée d’y aller. J’ai alors décidé d’affronter seule l’aurore et de faire ce que je crois être bon.
« Mathieu, je t’avoue que cela aura brisé quelque chose en moi. Je t’aime toujours bien sûr, mais... ce n’est plus comme avant, je ne peux que l’avouer. Je ne sais plus précisément à qui j’ai affaire lorsque je t’embrasse, lorsque je te parle.
« Lorsque je te vois.
« J’ai peur Mathieu. Non pour moi, mais pour nous deux. Peut-être avais-tu raison en disant que ce concours détruisait plus qu’il ne créait. Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que je dois faire part de ma découverte. Je suis persuadée du bien-fondé de ce que j’avance. Je n’en ai strictement aucun doute. Et c’est pour cela que je me dois d’être fidèle à mes convictions profondes. Sans cela, j’aurai la fâcheuse impression de trahir bien plus que mes engagements. Je me trahirai moi-même. Et cette seule pensée m’est insupportable.
« Pour l’heure, je suis partie dévoiler ma découverte au monde. Je ne sais pas quand je rentrerai. Je ne sais pas si je rentrerai.
« Carole. »
Mathieu sentit brutalement un vide se faire dans sa poitrine, comme si un démon aspirait son être de l’intérieur, le dévorait comme un cancer peut dévorer un corps. Il se sentit faible, et choisit de dormir.
Demain serait un autre jour. Du moins l’espérait-il.
Aujourd’hui
Parfois, il lui arrivait de ne pas être déçu par les évènements. Lorsqu’il se leva, il avait eu raison. C’était bien un autre jour. Il n’y avait aucune trace de Carole. Dans la rue pourtant, il y avait une grande clameur, qui lui rappela, sans qu’il ne sache précisément pourquoi, un texte qu’il avait auparavant écrit, qui traitait du même cas de figure : d’un homme se levant seul, loin de sa compagne, entendant une clameur dans la rue. Y voyant une foule compacte où il apercevait, croyait-il, son épouse, il descendait lui-même en rue. Mais le temps qu’il y parvienne, la foule avait d’ores et déjà disparu, et ne restait que les traces de sa récente présence. Il croyait que tout ceci allait se répéter encore une fois.
Mais lorsqu’il se rendit au pied de son immeuble pour saisir ce qui se déroulait là-dehors, il eut la surprise de voir que c’était précisément vers ce point que convergeait la foule d’une part, et que son apparence fut saluée par un grand cri, confirmant que c’était belle et bien sa venue qui avait motivé l’apparition de cette foule. Et devant ce gigantesque colloque, deux figures se détachaient nettement de la masse.
La première était celle de l’auteur.
La seconde celle de Carole.
Ils étaient tous au-devant de l’immeuble, tenant chacun un calepin et un stylo, prêts à écrire. Mathieu haussa lentement les épaules, comme pour avouer son ignorance, tendit la main, et invita ses deux amis à monter prendre le thé.
Il était en effet près de cinq heures de l’après-midi.
Le thé était russe. Ce fut Carole qui le prépara, car elle ne souffrait que d’autres mains, quand bien même ce fût celles de sa mère, ne touchassent ses décoctions parfumées. Tandis qu’elle s’affairait ci et là, lavant les tasses, sortant miel et sucre, faisant chauffer l’eau, un silence s’installa entre les protagonistes. Au-dehors, la foule jadis si bruyante s’était tue mais ne s’était pas dispersée ; elle restait en bas de l’immeuble, dans l’attente d’une réponse.
Mathieu restait stoïque, le regard baissé, les bras croisés. Il finit par maugréer.
« Évidemment, tu n’as pas pu t’empêcher... et à présent, ce géant est devant notre porte, prompt à nous dévorer si la réponse que nous lui donnerons ne lui convient pas, tel un sphinx qu’il est. Je ne crois pourtant pas avoir le profil de l’Œdipe... à moins que tu ne veuilles être Électre ? »
Elle ne répondit pas. Elle se cantonna à servir le thé, mais aucun ne prit la peine d’y goûter. Mathieu continua lentement à déblatérer sa colère.
« Maintenant, il nous faut accorder nos violons. J’aimerai vraiment, sincèrement être un de ces schizophrènes et que toi, mon petit, dit-il en désignant l’auteur, tu ne sois qu’un pur produit de mon imagination mais ce n’est pas le cas. Nous ne sortirons pas d’ici avant de nous être mis d’accord sur ce dernier sens. Car je suppose que le huitième sens de Carole était bel et bien le bon, et qu’il aura surpris tout le monde... que l’un de vous deux, et je ne veux surtout pas savoir lequel, a vendu la mèche et indiqué où je me trouvais, et que tous, d’un commun accord, se sont dirigés par ici dans l’espoir que je leur apporte la réponse.
« Hé bien je vais vous surprendre.
« Je sais, et ce depuis bien longtemps, le fin mot de cette histoire. Je sais quel est le seul moyen de lire ce texte. Je puis vous affirmer qu’il s’agit de la lecture vraie. Celle qui parvient à concilier tous les autres sens en un seul et unique. J’ignorais en revanche que l’on arriverait un jour à une telle extrémité. Je pensais que vous auriez continué à jouer les souris de laboratoire dans ce labyrinthe tortueux, et que jamais vous n’auriez, ne serait-ce qu’en rêve, entrevu la sortie de ce dédale. Mais c’était sans compter mon orgueil de vous aider autant que faire se pouvait à trouver la solution. C’était sans compter l’intervention providentielle de Carole qui permit de brûler l’ultime étape, vous rapprochant trop près, bien trop près du fin mot. J’avais bien tenté de l’en dissuader. D’oublier tout cela. Vous seriez morts dans votre propre miasme. Et moi, moi ! j’aurai coulé des jours heureux avec toi, Carole. Loin de toutes ces pérégrinations. Loin de toutes ces tribulations. Loin de toutes ces erreurs.
« Car toute interprétation littéraire est une erreur. Que vous le vouliez ou non. Aussi justes que peuvent être les raisonnements. Aussi pertinents que peuvent être les arguments. Aussi claires peuvent être les conclusions. Je me suis toujours refusé à voir dans un texte une explication de quoi que ce soit. C’est là un avis, j’en ai pleinement conscience, purement personnel. Que n’ai-je pour l’appuyer ? Rien de plus que ma conviction. Ma conviction, et ma profession. Plutôt devrais-je dire, mon occupation.
« Quel monde étrange que celui-ci ! Où l’on accorde plus d’oreille au lecteur qu’à l’auteur ! Et où les auteurs se vantent plutôt que de se taire ! S’il ne tenait qu’à moi, s’il ne tenait qu’à moi... le silence, voici ce qui serait unique et formidable, le silence. Que n’étais-je inspiré lorsque j’ai composé Le silence du monde... j’avais atteint là plus de sagesse et plus de raison que je ne pourrais jamais plus espérer. Le silence.
« Je n’apprécie pas Wittgenstein. Ce n’est pas là mon philosophe préféré. Je lis mieux les anciens, ou les modernes ; mais les nouveaux modernes me laissent de marbre. J’ai pourtant lu son Tractatus. Je m’en serai imprégné. Je l’aurai annoté. Je ne lui ai trouvé qu’une seule et unique qualité. Sa dernière ligne. Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.
« Rares seront les fois où j’aurai pu lire cette évidence. Évidence devenue pour moi litanie. Trop rares. Comme les Hommes aiment à se complaire dans le bruit et le son, plutôt que d’errer et de demeurer en silence ! Je suis pourtant de ceux qui aiment le silence. Je ne pouvais qu’aimer la littérature... non, je ne pouvais aimer que le langage.
« Le langage est créateur de silence. Cela paraît inconcevable, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est la stricte vérité. Celui qui sait parler sait également se taire. Et qui sait se taire aime le silence. Et qui aime le silence cherche à le conserver précieusement, le mieux possible. Sans cela, il ne sait pas réellement parler. Il baragouine, tout au plus.
« Moi, qui avant même de savoir parler aimait le silence, comment aurais-je pu ne pas aimer le langage ! Et comment aurais-je pu ne pas aimer la Lettre, qui est l’expression la plus silencieuse de ce silence ! En me mettant à écrire, je ne faisais qu’affirmer cet amour. Je croyais que jamais la Lettre ne me trahirait.
« Je me trompais.
« Plus que jamais de ce silence se mit à naître le bruit. Se mirent à hurler, à disséquer, à crier ces avis sur tout et n’importe quoi. Je n’en pouvais plus.
« Mes convictions furent pourtant ébranlées d’une façon inattendue.
« Par la rencontre d’une femme.
« Ce soir-là, je travestis ma voix. Le silence, mon silence devenait bruit. Mais ce bruit n’était pas, comme tous les autres bruits, désagréable. Il était formidable. Ce gazouillement de plaisir suite à ce travail de faussaire m’amena à commencer à écrire, on le sait déjà.
« Mais ce livre n’était pas, comme les autres ont pu l’être, une ode au silence.
« C’était un hommage au bruit.
« J’avais écrit ce livre dans l’optique qu’il fasse du bruit, je m’en rends compte à présent. C’est là sa seule et unique raison d’être. »
« J’ai placé un bout de fromage et les lecteurs ont construit une cage autour. Conformément à mes plans. Simplement, je me suis laissé prendre à mon propre piège. Je suis moi-même devenu souris de laboratoire. Et il m’aura fallu plus de force que je puisse en avoir dans toute une vie pour espérer sortir de ce traquenard. J’y suis parvenu, en me concentrant sur une autre histoire que celle-ci. Celle de Frimousse et Bonhomme au pays caché. La soupape nécessaire. Le processus de distanciation ultime. Ce qui me permit, et uniquement ce qui me permit de retrouver le goût de la réalité.
« Je ne suis pas un escroc. Je ne suis pas même un illusionniste. Bien entendu, j’espérais un rien de reconnaissance. Une once de remerciement. Mais en aucun cas soulever les foules. Que l’on me comprenne, sanglota-t-il légèrement, que l’on me comprenne : ce texte, c’était un peu de mon corps. Ne pas en voir le bout, c’était ne pas vouloir me comprendre. C’était m’ignorer et cela, je ne pouvais pas le supporter.
« À chaque fois que tu demandais qui tu étais, qui j’étais... évidemment, que la réponse était Exode, 3 – 14... Je suis qui je suis. Ce que le Seigneur répond à Moïse lorsque ce dernier se prosterne devant le buisson ardent. Quelle réponse pouvait être plus sincère ? Quelle réponse ne pourra jamais être plus sincère ?
« Mais pensez-y à présent... puisque je suis mon texte... quelle réponse donner à celui qui demande ce que veut réellement dire le texte ? »
Carole et l’auteur se regardèrent longuement.
« Hé oui. Rien de plus.
« Le voici, votre neuvième sens, ou ton troisième nouveau sens ou quoi que ce soit... le prime sens. L’unicité. Autrement dit le sens littéral. Celui auquel personne ne pense.
« Il n’y a rien d’autre dans ce texte. Strictement rien d’autre que ce qu’il y a écrit. Cinq livres qui ne sont pas connectés. Qui n’ont comme seuls lien le titre de l’ouvrage dans lequel ils apparaissent tous, et bien sûr le nom de leur auteur. Et si vous étiez des lecteurs attentifs, vous l’auriez su dès le début... »
Mathieu saisit l’ouvrage se trouvant sur la table, l’ouvrit dans ses premières pages. Avant de lire, il but une gorgée de thé.
« Premier Livre, première partie, premier paragraphe. Je cite : Où arrêter son investigation dans la quête de la vérité ?
« Et ma réponse : au moment même où on prétend la trouver. »
« Mon cher, s’adressa-t-il à l’auteur, tu avais raison sur un point. Un texte est comme une créature de métal, comme un grand dragon mécanique. Ça, cela ne fait aucun doute. Mais tu n’es pas allé assez loin dans ta métaphore. Tu as considéré que l’individu qui s’infiltre dans la machine désire toujours la détruire, c’est faux. Je ne pense pas que cela soit correct, même dans un million de lustres. Tu sais ce qui arrive à l’aventurier dans ce cas de figure ? Il jette son arme. Il enlève son armure. Il en regrette de s’être harnaché comme pour une guerre sainte. Et il sort de ce “monstre” aussi sec. Sans haine. Sans colère. Sans violence. Mais avec un profond regret. Et c’est pour cela que nous ne devons absolument rien dire à ces gens dans la rue.
« Je ne pourrai jamais souffrir qu’ils regrettent ces mois passés à chasser ce qui se révéla être une chimère. Comme cela les détruirait. Comme cela leur ferait de la peine. Il faut les préserver. Ce sont mes victimes. Et je me dois de les sauver. Si je sortais, ou si l’un de nous trois sortait et leur révélait que tout cela n’était qu’un jeu... qu’un pari... qu’une déconvenue... et que la réponse qu’ils attendent comme un messie n’est pas celle qu’ils attendent... qu’il ne suffit que de quelques mots pour la leur offrir et non pas, comme ils le projettent, un livre deux fois plus conséquent que celui dont il est question, oh oui, si on leur disait cela... leur tristesse me remuerait jusque dans ma tombe et jamais je n’aurai de repos.
« Alors, comme j’ai eu à le dire, il nous faut nous mettre d’accord. Sur notre version de l’histoire. Et il ne nous faut pas sortir avant d’être d’accord. Au travail ! Nous avons un mensonge à élaborer. »
« Nous pourrions dire, commença l’auteur, que ce neuvième sens n’est qu’un corollaire du huitième... autrement dit qu’il n’existe tout simplement pas.
– Tu comptes apaiser les esprits en arguant que ce qu’ils chassent depuis si longtemps est un mirage ? s’énerva Carole. Autant leur dire tout simplement la vérité. Non, il nous faut trouver un autre sens. Mathieu, tu as une idée ?
– Strictement aucune. Les huit premiers sens épuisaient d’ores et déjà quasiment toutes les solutions.
– Il en reste une, souffla l’auteur. Mais je ne puis la défendre.
– Et pourquoi ? s’inquiéta Mathieu.
– Tout simplement car c’est là un savoir qui me manque.
– Expose toujours ton idée, et nous verrons bien ce que nous pourrons en faire.
– Connaissez-vous les fictions historiques ? Ce sont des romans qui récrivent des faits marquants de l’Histoire, en les adaptant généralement pour se focaliser sur une identité forte, pas nécessairement connue, ni même réelle... les auteurs peuvent ainsi non seulement distribuer leur propre version d’un certain évènement, mais également le modifier selon leur bon vouloir. Parfois, la référence est si obscure, si lointaine que sans le connaître, il est tout simplement impossible de savoir de quelle période l’auteur traite. Ce qui permet du reste plusieurs interprétations possibles sur l’ouvrage.
– Et tu voudrais que nous fassions de la Raison du Béhémoth une telle fiction ? se demanda Carole. Ma foi... pourquoi pas.
– L’histoire, chantait Napoléon Bonaparte, est un mensonge que personne ne conteste, fit remarquer Mathieu. Cela peut potentiellement marcher. Et nous n’aurons qu’à dire qu’il s’agit d’un quelconque récit biblique... cela expliquera tes références à Dieu.
– Quel passage devons-nous prendre ?
– Qu’importe, rassura-t-il. C’est bien le seul livre qu’il suffit d’ouvrir pour trouver tout ce que l’on souhaite. N’importe quel verset fera l’affaire. Nous présenterons cela, et personne ne saura jamais que ce livre n’avait strictement aucun sens. Et l’honneur sera sauf. Mon ami... il est de ton devoir de leur dire. Carole et moi... nous ne voulons plus avoir aucun rapport avec cette histoire.
– Que vas-tu faire ? demanda l’auteur.
– Finir mon conte. J’ai besoin de le rectifier par rapport à ce qui s’est passé. »
w. « Peu nous importe, déclara Bonhomme pour eux deux, que nous ne puissions à jamais revenir dans cette prairie idyllique. Car nous l’emporterons avec nous, aussi loin irons-nous, dans notre cœur et dans notre tête et jamais nous ne l’oublierons. Et lorsque le soir venu nous aurons peur des fantômes malins ou des dames blanches immondes, il nous suffira de nous blottir l’un contre l’autre dans notre lit, de fermer les yeux et de penser très forts aux montagnes rouges, aux vertes vallées et aux rocheuses collines ; et nous nous retrouverons alors devant la grande porte de bois vermoulue, et nous l’ouvrirons aussi souvent que nous le voudrons.
« Peu nous importe, continua-t-il, que l’on nous croie ou non, que l’on raconte notre escapade ou non ; ce qui compte et ce qui compte seulement, c’est que nous sachions où se trouve la vérité, où se trouve le mensonge. Point n’est besoin de chercher à la démontrer aux incrédules ; que ceux qui ne sont satisfaits de notre seule parole périssent de leur ignorance. Nous ne cherchons pas des fidèles, mais des amis. Nous ne cherchons pas des servants, mais des confidents. Nous ne voulons pas nous imposer. Nous voulons être invités. Cela seul compte.
« Je l’avoue, nous avons longuement hésité, avec Frimousse, à demeurer dans ce monde. Nous pensions qu’ainsi, nous serions en sécurité, loin des tribulations de l’humanité.
« Mais nous avons compris qu’il était hors de propos, et pour ainsi dire stupide de vouloir s’isoler du reste du monde. C’était faire preuve de lâcheté. Ainsi voulons-nous partir. Affronter ce qui doit être affronté. Et sortir vivants de ce guêpier que plus d’un nomment la réalité. »
x. Lorsqu’ils traversèrent la porte, ils se retrouvèrent, en plein jour, dans leur ville natale. Il y eut comme un bruit étrange derrière eux et lorsqu’ils se retournèrent, la porte avait disparu à jamais.
Autour d’eux, ce n’était ni le paradis, ni l’enfer.
C’était juste leur monde.
De ce côté de la porte, c’était également un monde mystérieux.
y. Ils marchèrent jusqu’à la maison de Bonhomme, et grignotèrent un morceau pour recouvrer leurs forces. Peut-être ne s’étaient-ils perdus que quelques heures au pays caché, mais cela leur sembla des lustres, des années entières. Brutalement, l’appartement leur sembla étroit, étouffant, comme s’ils se retrouvaient piégés dans un monde dont on ne pouvait s’enfuir. Le pays caché leur sembla si loin qu’ils regrettèrent un instant leur décision.
z. Mais Bonhomme ne se laissa abattre. Il se leva observer le monde de sa fenêtre, se retourna et dit à Frimousse, très simplement :
« Et si nous partions ?
– Où cela ? demanda Frimousse.
– Mais voyons, sourit Bonhomme... vers le pays situé derrière l’arc-en-ciel... »
Le lendemain, ils furent ensemble sur les routes. Et plus jamais ils ne regrettèrent le pays caché.
Mon ami fait référence à son essai De la critique littéraire et de la sodomie. Je n’apprécie guère le titre, mais j’aime le livre.↩︎