2008
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Je réécris ici une autre préface. J’ai effacé la précédente ; à la relecture, peut-être un ou deux ans après l’avoir composée, je ne la trouvais plus adéquate avec mon style et mes préoccupations actuelles, et les préoccupations de ce texte tel qu’il s’achemine progressivement. Il devait être, au départ, un exercice de style ; je devais présenter ici divers débuts de textes de propos et de traitements différents. Progressivement, je me suis supris y introduire des essais de textes composés au fur et à mesure, mais jamais achevés : d’un tableau planifié, il est progressivement devenu une « décharge » où tout finit toujours par se retrouver.
En soi, les deux conceptions ne sont pas nécessairement antagonistes.
Je les trouve même plutôt conciliables, si j’y songe un instant ; mais
malgré tout, je devais réécrire cette préface pour mieux expliciter
cette ambition. Il ne m’est rien de plus insupportable de savoir que
l’on pourrait se méprendre sur la façon dont on doit lire mes textes, du
moins sur ce que je voulais qu’on en fasse. Je ne connais que trop les
égarements d’interprétation : combien de mystères auraient été révélés
si tous les auteurs s’étaient fendus d’une préface ! Ou plutôt, comme le
plaisir de l’interprétation aurait été différent. Car non seulement il y
aurait eu le plaisir de voir l’adéquation entre la préface et le texte,
mais aussi celui de découvrir l’inadéquation entre eux. Je ne vais pas
ici me lancer dans une étude de l’esthétique de la préface, d’autres
l’ont bien mieux que moi auparavant ; alors je me contenterai de dire
que cette dernière dérobe plutôt que dévoiler. Est-ce que celle-ci fera
de même ?
Je pense que tout artiste, et que tout auteur a fortiori, a tôt
ou tard fait un texte comme celui-ci. Disons que les auteurs qui partent
sans laisser derrière eux brouillon ou ébauche sont rares, uniques même
sous certains aspects. L’originalité cependant de ce projet est d’en
faire un livre en lui-même, d’ordonner plutôt que de compiler, computer
plutôt que réciter. Reste une inconnue irréductible : si je suivais à la
lettre l’objectif que je m’étais fixé, ce roman n’aurait jamais de fin.
Il me suffirait de composer la moindre la virgule, et un nouveau
chapitre s’ouvrirait. Ce texte aura, cependant, une fin : celle que
j’aurai fixée.
Quand bien même les chapitres de cet ouvrage seraient organisés linéairement, ce n’est que par commodité et non pour instaurer un ordre de lecture. Si ce n’est les deux premiers qui exigent, pour des questions de compréhension, d’être lus l’un après l’autre à la manière d’un tout indivisible, libre à vous d’aborder ce manuscrit comme bon vous semblera.
Chaque chapitre constitue un tout indépendant du reste, pouvant se
glisser, et c’est là le but de tout ceci, dans les premières pages d’un
roman quelconque ; c’est ainsi que les sujets, les styles, les modes de
narration seront divers. L’on y trouvera tant un pastiche de polar que
d’essai, une préface à un art poétique, un texte fantastique ou de
science-fiction, les premières scolies d’un ouvrage de philosophie. Si
tous les genres ne seront pas représentés, il convient de se souvenir
qu’au-delà de l’exhaustivité, qui ne sera jamais atteinte (ne serait-ce
car il me faudrait écrire le début d’un livre tel que celui-ci, ce que
je me refuse), le but visé fut le plaisir. Il ne faut donc pas hésiter à
picorer ce livre comme l’on peut picorer un recueil de poésies : quand
bien même l’ordre instauré fait sens, l’ordre détruit fait tout autant
sens. De même, il est tout à fait possible de lire d’une manière
cyclique : cet ouvrage n’aura de fin que lorsqu’il sera fermé.
J’attire l’attention, enfin, sur le fait que chaque chapitre se termine,
parfois de façon un peu artificielle je l’avoue, sur une invitation : le
personnage, quel qu’il soit, se met à lire. C’est là un embrayeur,
maladroit peut-être, visant à instaurer une manière de continuité dans
l’histoire. L’on m’excusera volontiers ce sacrifice fait sur l’autel de
la cohérence : après tout, cela ne reste qu’un simple exercice de
style.
Dans la pénombre du hasard et de la rue, j’errais, sans courage. Sans but, par volonté de sortir le soir venu, pour me vider les esprits et voir un peu ce monde que je ne connais que peu, et que je ne saisis pas encore pleinement. Je m’aventurais tout d’abord sur les places pleines de foule, avant d’explorer ces nombreuses ruelles que je ne connaissais pas, en touriste. Je tournais à gauche, à droite, revenais sur mes pas, continuais dans ma lancée, poussé par une énergie incroyable, comme si ma folie de marcher sans objectif enflait en moi et me donnait des ailes. Puis, ce fut la découverte. Au milieu de nulle part, dans un petit parc entourant une église que je ne connaissais pas, et qui donc, jusqu’alors, n’existait pas encore, un banc isolé attira mon attention. Sur ce banc, une serviette; je me serai cru dans un de ces albums de Tintin, Le sceptre d’Ottokar il me semble. Je m’imaginais déjà, tandis que je prenais la mallette, devoir la rapporter à un sigillographe éberlué et fumeur, à la mauvaise vue, et me retrouver dans un pays fascinant mais oublié, sauvant une monarchie entière.
Ma découverte me déçut de prime abord, puisque je ne pus lire aucune initiale, ni aucun nom sur la mallette. M’asseyant alors, en pleine nuit, sur ce banc, je l’ouvris: elle ne contenait qu’une chemise en carton rouge, usée jusqu’au bord, raturée de ces symboles abscons que la main s’évertue à dessiner lorsque l’on s’ennuie. Je retirais avec précaution les deux élastiques qui scellaient le paquet, et je trouvais un manuscrit, un « tapuscrit » plutôt, décoré d’une couverture en carton rigide de couleur ocre, sans signes, titre ou dédicace. Je le feuilletais rapidement, jugeant de la densité de l’ouvrage: elle ne me parut pas insurmontable. Et à la lumière du seul réverbère qui éclairait la zone, je me mis à lire, d’abord par objet de conscience, pour trouver un nom, une adresse, une note écrite qui m’aurait permis de ramener à son légitime propriétaire cet objet d’art, ensuite par curiosité, et enfin par envie. L’histoire m’était prenante, je suivais avec plaisir ce qui était un roman inédit, contant une histoire inédite.
L’histoire était somme toute simple, mais traitée avec efficacité et style. Le protagoniste, Barry D. était un détective privé, dans la plus pure lignée des « films noirs ». L’affaire commençait classiquement: une jolie rousse pousse la porte de son bureau, tandis qu’il est endormi, noyé dans les flasques et les verres de whisky. Elle lui propose de retrouver un individu, son amant. Il accepte, bien entendu. Et l’histoire de l’emmener aux quatre coins du monde, à se retrouver mêlé à des intrigues formidables où tout un chacun lui ment et veut sa peau, mais où il finit enfin par triompher, et à emballer la rousse dans le même élan. J’ai dû lire quelque chose comme deux heures durant. Une fois le texte fini, je n’avais strictement aucune autre information concernant son auteur. Je décidais de le prendre chez moi, et au petit lendemain, de l’amener au commissariat de mon quartier. Laissons la patate chaude à un autre, et soyons citoyens.
Le chemin du retour fut calme, le jour (nous étions en été) commençait déjà à poindre. Je n’avais pas encore sommeil lorsque je rentrais dans mon appartement, et je me fendis même d’une tasse de café chaud, juste passé. Je m’installais à mon bureau, et choisis de relire avec soin les passages que je considérais comme étant les plus marquants. L’un, notamment, était une curieuse mise en abîme: il ouvrait le roman. Il ne tenait guère que sur une moitié de page: mais cette moitié-ci, plus que nulle autre, m’avait plongé dans des gouffres infernaux. Si bien que lorsque je remontais vers l’intrigue première, il m’avait semblé lire un « livre dans un livre ». Je repensais au Grand inquisiteur de Dostoïevski. Ce fut un peu le même talent, et la même idée: mais avec un je-ne-sais-quoi de plus, de plus maîtrisé peut-être même, qui me passionnait encore et encore. Obnubilé par ce seul passage, par cette seule page, je la recopiais assidûment pour garder, par pur orgueil et pur plaisir, une trace de l’ouvrage qui me plût tant. Le lendemain, j’allais le rendre: et je ne conservais que ce tribut pour ma peine. J’estimais que c’était là une récompense à la juste mesure de mon effort. Un choix, cornélien, se posa. L’auteur avait relu son manuscrit: des biffures et des addenda parsemaient ci et là son texte. Sur cette fameuse page, notamment, une expression était corrigée, la première: en lieu et place de « Ce fut comme si la nuit était tombée sur Barry D. », il avait annoté: « Ce fut comme si l’Ombre était tombée sur Barry D. ». Rien de troublant, me semblait-il. Mais la particularité de cette correction venait davantage du soin qu’on lui avait apportée. L’auteur ne s’était pas contenté de raturer « nuit » pour ajouter en interligne « Ombre »; il avait bel et bien biffé toute la phrase, avant de la réécrire à l’identique moins un mot.
Je ne saisis pas complètement, et ne saisis pas encore totalement, tous les tenants de ce choix. Voulait-il faire œuvre supplémentaire, et trouver définitivement une autre formule mais, las et à court d’idées, il ne put que changer un seul mot ? Était-il un perfectionniste avéré, et considérait-il que quitte à modifier un mot, autant fallait-il réécrire la phrase entière (hypothèse des moins probantes en réalité, puisqu’à de nombreux autres moments, il ne se privait pas pour le faire) ?
Ou bien alors, et c’est là ce vers quoi je penche davantage,
croyait-il sincèrement que les deux phrases étaient par essence
distinctes ? Je me mis à étudier avec scrupule le moindre mot. Mes
savoirs en linguistique ne me furent d’aucun recours. Et convaincu que
je tenais pourtant la « bonne » piste, je ne pus appuyer ma thèse
d’aucun argument.
Le manuscrit, aujourd’hui, je ne l’ai plus. Je ne raconte cette histoire
qu’à ma seule destination. Par peur, comme cela m’arrive de plus en plus
régulièrement, d’oublier. Et pour ne pas oublier, je me dois d’écrire.
Et écrire ce que je lis alors dans ce manuscrit qui ne fut, je le sais,
jamais réclamé, ni jamais édité. Puissent alors ces lignes ne jamais
être connues que de moi seul, et qu’on oublie à jamais ce manuscrit, et
tout ce qu’il implique et dans mon cœur, et dans ma tête. Je me le relis
encore une fois, enivré par tant de mystères...
Ce fut comme si la nuit était tombée sur Barry D. Ce fut
comme si l’Ombre était tombée sur Barry D.. Enfiévré par l’alcool, les
messes basses, les sombres magouilles et la pauvreté, il s’était endormi
au petit matin, après une frénétique nuit passée dans les bars. Tous les
tenanciers le connaissaient à présent, et le tenaient éloigné de leur
établissement. Les ardoises se multipliaient, les hommes de main
aiguisaient leurs couteaux. Toujours plus loin allait-il chercher sa
récompense, toujours plus loin explorait-il sa ville; et toujours de
plus loin revenait-il déçu et encoléré. La veille, pourtant, n’était pas
comme les autres jours, et cela, il le savait. Était-ce cette froide
nuit d’Octobre, les étoiles invisibles et la rumeur lointaine de la
ville, ou bien tout cela venait-il de lui? Il se targuait d’avoir un
don. Il se targuait d’avoir un pouvoir.
Celui de connaître par avance les merdes qui pourraient survenir, et de réagir à temps. Et cette nuit-ci était une nuit à merde, plus précisément de merde à venir. Peut-être était-ce pour cela qu’il s’était risqué dans le quartier le plus malfamé, ces rues de John Bd. où le moribond côtoie la prostituée, sans que l’un ou l’autre n’en soit choqué. Dans ce bar lointain, où personne ne le connaissait, il fit fureur. Son imperméable noir, son feutre gris et sa cigarette aux lèvres, ses bras se balançaient, trop grands, comme s’il n’en savait qu’en faire. Il se vissa au comptoir et le barman, une bonne pâte débonnaire, lui servit, sans même qu’il n’ouvre la bouche, un verre de rhum. Quelques gorgées plus tard, et comme rasséréné par la délicieuse boisson, il se risqua du coin de l’œil à observer les clients du bouge. Ceux-ci étaient bien moins miteux que ce qu’on aurait pu croire: des fonctionnaires dépressifs, des étudiants, peut-être un ou deux policiers en civil. Un homme, tout au fond du bar, attira ses regards. Grand et mince, le visage serré, il dégustait un russe blanc tout en ne perdant pas une ligne du roman qu’il était en train de dévorer. De là où il se trouvait, il était impossible pour Barry D. de déchiffrer le titre. Curieux, et comme poussé par un instinct incontrôlable mais auquel il avait appris, avec le temps, à se fier, il s’assit en face de son nouvel ami et engagea une plate conversation, sur de plats sujets, pour briser la glace. Le gars était causant; et tout en lisant, il suivait la conversation. Bientôt, justement, et par des détours rhétoriques dont il s’était fait maître, il en vint à demander ce qu’il était en train de lire.
Le client lui récita la quatrième de couverture. Barry D. n’en comprit un traître mot. Amusé, il lui tendit l’ouvrage. Le détective le regarda avec dédain, cocha la page en cours et commença sa lecture.
Il convient d’être heureux et de vivre sans se perdre, sous peine de voir sous ses pas s’affaisser tout ce que l’on avait construit de juste et de grand dans cette existence. Cela, je le savais; cela, je me le savais; mais surtout, j’ignorais que c’était une règle qui pouvait me plonger dans de délicates dérélictions, et dans des soubresauts existentiels formidables: cette seule loi, cette seule règle que j’étudiais comme un sacerdoce m’amena à me remettre profondément en question, et à perdre progressivement, cruelle ironie! tout ce que je possédais et tout ce à quoi je tenais.
Mariée, deux enfants, je vivais un parfait bonheur. Oh! Certains mois étaient bien entendu plus difficiles que d’autres, certaines journées me semblaient interminables. Le métier de pharmacienne n’a rien de passionnant parfois, et fermer boutique, car je suis, aux yeux de tous, commerçante avant d’être docteur, représente la libération ultime et première, subite: enfin, je puis rentrer chez moi, dans ce foyer reposant et douillet, quiet. D’ordinaire, je me mets un CD de musique douce, et je m’affale sur le canapé, fermant les yeux, me laissant bercer par la mélodie. Je repense à mes enfants, qui sont grands maintenant et qui vivent loin de moi, essayant à leur tour de tirer leur épingle du jeu, et à mon époux, qui rentre deux à trois heures plus tard. Je l’attends, généralement et à moins que mes horaires ne m’aient nullement accordé de pauses pour déjeuner, pour dîner. Il m’arrive de croquer une carotte, voire un carré de chocolat lorsque je me sens bien. Mon petit pêché mignon, c’est encore une tasse de lait chaud, dans lequel je glisse avec volupté une pleine cuillère de miel de ronces. Je déguste le tout avec patience mais fermement, comme si ma vie entière ne tenait qu’à cette tasse de lait.
Mon fils aîné s’appelle Marc, c’est un grand gaillard, large d’épaules et de cœur. Se cherchant encore, tournoyant dans les études et les métiers sans avoir trouvé, encore, ce qui lui convient parfaitement. Âme errante, j’étais un peu de lui à son âge. Si je m’étais écoutée, toute ma vie j’aurai voyagé, un sac sur les épaules, un jour à Macao, le lendemain à Venise; et je me serais éteinte, éreintée mais joyeuse, sur un de ces rivages de Tahiti, entourée par un moine hurleur et un enfant mutin, un paréo sur mes genoux usés et cagneux par tant de chemins. Le soleil se serait gentiment couché et sur la mer, et sur ma vie, et j’aurai fermé les yeux quand l’obscurité se serait faite.
Mais captieuse est l’existence, et prodigieuse est la vie: et mon chemin d’alors de croiser un autre, et de choisir de cheminer ensemble; de dire « jamais », de dire « toujours », et du jour au lendemain de s’installer. J’avais perdu quelque chose, quoi, je l’ignorais; mais cette défaite ne remplissait mon cœur d’aucune haine, car mes enfants me comblaient.
Ma fille se nomme Louise, c’est un petit bout de femme, timide par la
taille mais grande par l’esprit. Poète, érudite, travailleuse: depuis
ses plus jeunes âges, elle sait ce qu’elle veut, et depuis toute petite
se dirige avec obstination vers ce but avoué. Elle aime la Littérature
et les Auteurs, et son rêve profond, son ambition première, est d’ouvrir
une librairie. J’ai beau pourtant lui dire qu’il s’agit d’une audacieuse
décision, elle n’en démord pas. Je ne saurai la démentir ni la
contrarier: en elle encore, je me retrouve. Si je m’étais écoutée,
peut-être aurais-je moi aussi fondé boutique, après avoir bourlingué des
années durant, peut-être me serais-je fixée dans le Sud, et j’aurai
ouvert un salon de thé, proposant régulièrement des lectures aux jeunes
comme aux grands. Ah! Ce plaisir de lire et de faire partager! Et dans
leurs yeux émerveillés, de se dessiner tour à tour le Rêve, la Crainte,
la Folie et le Plaisir, enfin.
Ce soir ne dérogeait en aucunes manières à ce que j’ai décrit plus haut.
Rentrant de travail, je mis un CD de Steve Reich dans ma radio, et
m’enivrait de minimalisme et de récursivité. Je buvais un thé russe, ne
me sentant pas d’humeur à déguster ma tasse de lait préférée, et fermais
les yeux, pensant à tout et à rien, à la lessive à faire et aux rêves
d’enfant que j’étais, à mon mari qui rentrerait bientôt et au petit ami
de ma fille, que j’ai vu une fois ou l’autre et que j’apprécie plus ou
moins. Le téléphone sonna: mon époux rentrerait un peu plus tard que
d’ordinaire, devant parachever un dossier délicat pour ses chefs. Je me
décidais à manger seule. Une omelette nature, un peu de salade, un bout
de fromage. Mon repas achevé, le téléphone sonna à nouveau: ma fille, me
contant sa semaine. Je l’écoute, intéressée. Enfin tranquille, je
m’allonge et fis un rêve formidable. Ce rêve me dictait de revenir à mes
rêves d’aventure. Et fidèle à ma doctrine, à présent obnubilée par ce
but inlassable que je m’étais fixée à vingt ans, je décidais,
docilement, de m’octroyer une errance nocturne et, qui sait? d’échouer
chez des amis. Ce soir-ci, si je m’étais fixée comme règle d’attendre
gentiment mon époux, rien ne serait arrivé.
Je sors; la nuit obscure et tranquille m’assombrit. Je me dirige vers le
centre-ville; je décide d’aller voir Fatima, une de mes plus proches
confidentes; la porte de son immeuble était ouverte, j’entre; je gravis
les deux étages; sa porte était entrebâillée. Je trouve cela curieux. Et
rentrant, je découvre un désordre innommable, des vêtements éparpillés
ci et là, tous les tiroirs de ses bureaux sortis et renversés, tous ses
papiers dispersés. Je me risque à l’appeler, je laisse un message
interrogateur sur sa messagerie. Comme de juste, et pensant que cela lui
ferait plaisir, je me mets à ranger, ou disons à mettre un peu d’ordre
dans sa maisonnée. Alors que je m’attaquais à la bibliothèque, dont tous
les livres avaient été, bien entendu, jetés à terre, je soulevais je ne
sais quel ouvrage de philosophie. Une note, griffonnée sur un papier
volant, s’échappe alors des pages. Un numéro de téléphone.
Que devais-je faire? Je choisis de ne point appeler, et d’en discuter posément avec mon amie une fois de retour, ou bien si jamais elle se décidait de m’appeler. Je pensais son retour proche; je me trompais. Si j’avais seulement su dans quelles méandres, et dans quelle aventure je me serai alors embarquée, point ne douté-je que j’aurai appelé quelques autorités compétentes pour se charger de cette disparition. Mais je crois le comprendre à présent que les évènements se sont faits jour, cela n’aurait rien changé.
Une fois mon épuisant travail de classement terminé, j’attendais, patiemment, sur son canapé, un quelconque signe de vie. Tout était calme, au-dedans comme au-dehors. Le fameux livre était à proximité. Cherchant sans doute un peu de paix intérieure, je le saisis, non sans avoir auparavant envoyé un message via mon téléphone portable à mon mari, pour qu’il ne s’inquiète pas de mon absence. Et n’ayant guère que cela à faire, je commençai ma lecture... lecture qui, je ne tarderai pas à l’expliquer, était précisément le cœur du problème.
A. En toutes choses, le sage s’éloigne du mal, y compris lorsqu’il ne se présente pas ouvertement.
B. Faut-il interroger le sage?
C. Le sage est-il supérieur aux hommes?
D. Le sage est-il capable d’orgueil?
E. Faut-il envier le sage?
F. Doit-on suivre les préceptes du sage?
G. Doit-on imiter le sage?
H. Comment s’occupe le sage?
I. Le sage est-il nécessairement bon?
J. Même dans l’obscurité la plus noire, le sage demeure sage.
K. Est-il bon de se dire sage?
L. Le sage est-il un homme?
M. Le sage n’est point un ignorant; le sage n’est point un voyant; le sage n’est point un prophète: le sage est sage.
***
A. En toutes choses, le sage s’éloigne du mal, y compris lorsqu’il ne
se présente pas ouvertement. (A2) Car du mal se dégage une énergie forte
et caractérisée que le sage a appris à reconnaître, et dont il a appris
à s’éloigner. (A3) C’est ce savoir-ci, plus que nul autre, plus que la
sérénité, le raisonnement, le savoir, l’intelligence, la bonté, la
grandeur, qui le caractérise et le fait reconnaître parmi tant d’autres.
(A4) Car il n’y a aucune situation, ni aucun danger, face auquel le sage
ne peut réagir, et ne saurait maîtriser. (A5) L’on reconnaît le sage non
à son habit ou à ses habitudes, ni à son physique. (A6) Seul un sage
pourrait, le croit-on, en reconnaître un autre. (A7) Mais c’est négliger
la sagesse du sage, qui permet à quiconque de le reconnaître, au détour
d’une conversation ou d’un geste, fût-il futile. (A8) Il appartient à
quiconque de le reconnaître et d’en tirer les conclusions qui
s’imposent.
B. Faut-il interroger le sage? (B2) Le sage ne détient pas toutes les
réponses, le sage détient « la » réponse. (B3) Il s’agit de la dernière
des réponses, celle qui répond à toutes les questions données. (B4) Que
faire, quand agir, que dire, quand vouloir; le sage est devenu sage
d’avoir eu réponse à toutes ces questions, et à bien d’autres encore, en
un seul mot. (B5) Ce mot qui est au-delà des langues ne peut pourtant
être prononcé par une bouche humaine, ni même être entendu par une
oreille humaine. (B6) Car il appartient au monde des Dieux, et ne
saurait être sali par des corps imparfaits.
C. Le sage est-il supérieur aux hommes? (C2) La sagesse du sage vient
précisément en ce qu’il n’est ni inférieur, ni supérieur au reste de
l’humanité. (C3) Il ne se situe que sur un plan parallèle aux hommes, au
même niveau, mais dans un autre bâtiment, comme ces maisons jumelles que
l’on croise ci et là le long de nos routes. (C4) Le sage et l’humanité
se trouvent tous deux au salon; mais non dans la même maison. (C5) Le
sage parvient à communiquer avec les hommes; les hommes ne parviennent
pas à communiquer avec le sage. (C6) Le reniant ou le vénérant, ils sont
incapables de trouver à leur tour la langue qui leur permettrait de
discuter avec le sage, car il faudrait pour cela qu’ils s’élèvent au
rang de sage. (C7) Si tous les hommes deviennent sages, cela revient à
dire qu’aucun homme n’est sage. (C8) Il est encore impossible d’établir
de comparaisons entre l’homme et le sage. (C9) L’homme n’est point un
sage, le sage n’est point un homme. (C10) Le sage n’est pas un surhomme,
le sage n’est point un sous-homme. (C11) Le sage est un sage.
D. Le sage est-il capable d’orgueil? (D2) La sagesse obtenue par le sage
peut le tenter, et le décider à se rabaisser, ou à s’élever au rang de
l’homme et à le diriger. (D3) Mais ce faisant, le sage n’est plus sage;
car n’est point sage l’homme se croyant sage qui se sert de sa sagesse
pour diriger d’autres hommes. (D4) Sagesse et orgueil sont aussi
éloignés que peuvent l’être terre et ciel. (D5) L’homme est immanent, le
sage est transcendant. (D6) Et dans cette transcendance, saisit-il
pleinement le néant des passions, de l’orgueil, de l’ambition, de
l’amour, de l’amitié, et s’en éloigne-t-il. (D7) Sa sagesse est ultime,
est première et dernière. (D8) Il n’est point d’autre sagesse supérieure
à la sagesse dont fait montre le sage. (D9) Il n’est point de savoir qui
ne soit pas englobé par la sagesse du sage. (D10) Il n’est point
d’expérience qui ne soit pas comprise dans la sagesse du sage. (D11) Il
n’est point d’hommes que ne connaît pas le sage.
E. Faut-il envier le sage? (E2) L’homme, qui toujours cherche à s’élever
et à comprendre, médit de ceux qu’il ne peut comprendre. (E3) Il est
naturel, et c’est à cela que l’on reconnaît le sage, que les hommes
médisent du sage. (E4) Mais ce n’est point un comportement idéal face au
sage. (E5) Car il ne faut détester le sage, il faut l’écouter; il ne
faut médire du sage, il faut le respecter; il ne faut isoler le sage, il
faut l’approcher. (E6) Quand bien même sa sagesse est intouchable, la
proximité du sage permet au sage d’éclairer les hommes, comme une
lanterne n’éclaire non pas le chemin, mais une partie du chemin. (E7)
Long est le chemin menant au sage: aisé il est de le reconnaître, car
c’est le seul qui tient une lanterne. (E8) Aussi, l’homme devra
apprendre à ne pas tenir le sage pour mauvais, et à le croire distant
sous prétexte que c’est un sage; mais il devra nécessairement comprendre
que sa sagesse, qui est incompréhensible, n’empêche en rien d’être
proche du sage; et c’est tout à l’honneur de l’homme de vouloir
approcher le sage. (E9) C’est même là une grande marque de sagesse de
part de l’homme, et c’est ainsi le premier pas vers la sagesse, que de
reconnaître le sage et de ne point l’envier.
F. Doit-on suivre les préceptes du sage? (F2) Le sage ne se préoccupe en
rien des affaires humaines: si un sage s’occupe des affaires humaines,
il cesse d’être sage. (F3) Ainsi, n’est-il point question de savoir s’il
convient de suivre ou ne pas suivre le sage. (F4) Car le sage qui
s’occupe des affaires humaines n’est point un sage, mais fait montre
d’orgueil, car il croit être capable de guider les hommes. (F5) Le sage
est celui qui ne se soucie que de sa propre sagesse. (F6) On peut
néanmoins l’approcher, il ne faut médire de lui, mais en aucun cas, s’il
est sage, il ne parlera. (F7) Le sage ne communique que par gestes et
par énigmes.
G. Doit-on imiter le sage? (G2) Le sage ne doit en aucune manière être
imité, ni dans sa sagesse, ni dans son être, qui est un être plein de
sagesse. (G3) L’homme qui se risquerait d’imiter le sage, croyant être
sage par l’imitation, serait en réalité plus éloigné du sage que le sage
peut l’être des hommes. (G4) Il n’est du reste aucun moyen pour un homme
d’imiter parfaitement, si bien que le sage le croirait sage lui-même, un
sage. (G5) Les hommes en revanche peuvent être mépris et croire pour
sage un homme imitant le sage. (G6) Ce n’est pas au sage d’éclairer les
hommes et de leur expliquer leurs erreurs, car en rien le sage ne
s’occupe des affaires humaines. (G7) L’homme qui imite le sage un jour
pourtant se trahira, car on ne peut parfaitement imiter le sage, car le
sage n’imite personne, car le sage n’a besoin d’imiter personne. (G8) Ce
jour, les hommes se détourneront de l’homme imitant le sage. (G9) Leurs
cœurs seront alors chagrinés, et ils chercheront un autre homme imitant
le sage. (G10) Le jour où, pourtant, les hommes cesseront de vouloir
suivre le sage, car ils sauront qu’il est impossible qu’un sage guide
les hommes, ils ne seront jamais trompés. (G11) Le sage ne ressentira
aucune rancune, ni contre l’homme qui imita le sage, ni contre les
hommes qui auront suivi l’homme imitant le sage. (G12) Car la sagesse du
sage l’empêche de ressentir orgueil, passion, rancune, amour ou amitié.
(G13) Le sage reste le sage.
H. Comment s’occupe le sage? (H2) Le sage n’a pas besoin de s’occuper.
(H3) Car la sagesse du sage lui permet d’être constamment en éveil, et
de saisir pleinement ce qui fut, ce qui est et ce qui sera. (H4) Le jour
suffit au sage. (H5) L’eau suffit au sage. (H6) L’air suffit au sage.
(H7) Néanmoins, il est conseillé de faire la lecture au sage. (H8) Non
pour l’occuper, car le sage n’a pas besoin de s’occuper. (H9) Mais si,
en lisant, le sage apparaît sage aux yeux de l’homme lisant, alors
l’homme lisant pourra à son tour rentrer sur le dur chemin de la
sagesse. (H10) Si l’homme lisant devait lire au sage, il lui lirait
ceci:
Métaphysique du Vide
Sur l’escalier du paradis, seul, je m’ennuyais. Cela faisait un certain temps que je grimpais encore et encore espérant atteindre enfin le Paradis. Mais le chemin est long, et les nuages sont blancs.
Je ne me souviens pas de mon ancienne vie. Je ne me souviens pas même de mon sexe, de mon apparence, ou de mes parents. Si j’étais bon ou mauvais. Si bien que cette longue montée, je l’appréhende avec espoir et souffrance. Sur ce grand cadastre, sur cette grande feuille de notes où sont consignés tous les noms passés, présents et avenirs, dans quelle colonne se trouve le mien? Grande plaisanterie de l’existence. Nous faire patienter, alors que nous avons déjà vécu, et que nos actes ont déjà décidé de notre destinée. À moins que justement, ce soit cette période de pensée sur ce long chemin, seul, où l’on peut s’attarder, voire rebrousser chemin, jusqu’à un certain point, s’asseoir sur une marche et attendre, un signe, un songe, sans douleur, sans sommeil ni occupation, qui permette de trancher sur notre devenir. Comme un « bonus », si en sus de la conscience, l’âme pouvait tout racheter, ou du moins, effacer certaines de nos mauvaises actions. Soit. Pourtant, je ne me sens pas l’esprit d’un philosophe. Peut-être que les grands penseurs, eux, ont élaboré sur ces marches mêmes leurs plus imposants morceaux.
L’on doit bien s’amuser là-haut. Tous les grands esprits, la famille, se parlant entre eux et contemplant en bas ce qui se noue. Unis dans la grande clarté du Seigneur, du Dieu ou des Dieux, voyant dans un même élan ce qui fut et ce qui sera, que pensent-ils de l’époque d’où je viens? Cela seul, je ne puis pas même me rappeler. Je me sais humain; je sais que je n’étais pas seul; qu’entre certains, il y avait des amitiés et des amours; entre d’autres, des inimités et des haines. Qu’il y avait parfois la guerre, parfois la paix; que l’on s’échangeait biens et services, je ne sais comment en revanche; que l’on peinait à vivre pour la plupart, sauf quelques nantis et riches, quelques intelligents, qui s’en sortaient mieux que la moyenne. Je sais qu’il y avait des penseurs et des religieux; je sais qu’il y a quelque chose, un Dieu, des Dieux. Comment expliquer sinon ma présence ici?
Au loin, aussi loin porté-je mon regard, je ne vois que le néant. Aucune lumière, si ce n’est celle de l’escalier, une lumière d’un blanc pur. Chaque marche semble s’éclairer d’elle-même, par magie. Mais aucune ne luit plus fortement que l’autre, si bien que c’est toute la structure qui semble dégager cette curieuse luminescence. Si je regarde de là où je suis grimpé, et je me souviens toujours monter, la lumière finit par se perdre dans les nuages blancs, et je ne discerne plus les marches. Au-dessus de moi, très loin, si loin que je ne peux le mesurer, mais les unités de temps et de distances n’ont plus cours ici, le même phénomène: des nuages, et plus rien. Et autour de moi, le noir absolu. Je ne puis tomber de l’escalier, une force m’en empêche. Et du reste, je ne veux le faire. Qu’irais-je chercher au loin?
Je me décide à faire un pas de plus. Brutalement, un nouveau souvenir me revint en mémoire. Le goût des fraises. Oui, je me souvins brutalement et de l’existence des fraises, et de leur goût. Je me mets alors à comprendre comment fonctionne cet escalier. Il est non pas unique pour tous, mais unique à chacun. En fonction de nos vies, de nos expériences. Chaque marche correspond à un souvenir, à une sensation, à un mot, à une phrase. Chaque marche éveille en moi une sensation nouvelle. Je suppute que cela se fit depuis mon départ. Partant tel un animal, sans pensée, sans conscience, la marche me fit acquérir le savoir de soi. Et ainsi ne puis-je me rappeler que j’ai toujours grimpé, tout comme n’ayant aucune conscience à la naissance, on ne se souvient que toujours vivre. Car je ne peux penser à un moi non-pensant; et ainsi, tout est dit. Je suis à présent meurtri. Prendrais-je le risque de continuer mon avancée?
Imaginons que j’étais, et je préfère imaginer cela, un homme particulièrement mauvais. Imaginons que je possède une âme noire, plus noire que je ne peux le comprendre. Une marche pourra me révéler, non pas ma nature véritable, mais un mensonge, un geste, un crime peut-être. Et là, aurais-je alors volonté de monter jusqu’au sommet? Cet escalier, si calme puisse-t-il être, si pur, m’apparaît comme un combat. Non un combat contre moi-même, j’ai, en quelque sorte, du fait de ma vie terrestre, déjà décidé si j’avais gagné ou perdu. Mais un combat contre l’ennui.
Sur l’escalier du paradis, seul, je m’ennuie.
Alors je reste assis là, ayant fait par vingt fois le tour de la
question, ayant par vingt fois étudié le goût des fraises, que
j’adorais. Mais je ne puis pas encore me rappeler à quoi ressemble une
fraise, ni ce que c’est, précisément. Un aliment, certes, mais quel
type? Naturel, ou bien fabriqué? Offert par une divinité, ou volé à un
cuisinier? Je ne le sais. Je ne le sais plus. Je ne le sais pas
encore.
Rien me dit, du reste, que j’ai réellement mangé une fraise. Ce peut
être une illusion. Ce peut être un mensonge. « On » cherche peut-être à
me tromper. « On » cherche peut-être à me leurrer. Mais vais-je pouvoir
me confronter et à l’ennui, et au mensonge? Lequel des deux vais-je
exclure?
Mon choix est déjà fait.
Une marche supplémentaire. Un nouveau souvenir: j’étais lettré. Je savais décrypter une langue, laquelle, je ne sais pas. Rien n’a d’importance. Je me souviens avoir lu, avoir appris cela, de qui et comment, je ne sais. Je me souviens avoir dévoré des ouvrages. Je ne sais rien de plus. Je suis curieux.
Je grimpe encore. Je me souviens d’un livre... il commençait ainsi:
Le livre que vous tenez entre vos mains conte une histoire vraie. Transmise de bouche en bouche, de larmes en larmes, son origine se perd dans la nuit des temps mais elle demeure, témoignage ultime de ce que nous sommes. Derrière ces lignes, derrière ces mots, qui sait? se dissimule peut-être le sens de la vie. Prenez ainsi garde, vous autres, lecteurs, en parcourant cet ouvrage: il peut vous faire plonger dans la plus délicieuse des dérélictions, ou au contraire vous sauver. Le miroir intime que chacun d’entre nous porte en lui décidera du sort qui vous est dévolu.
Je ne rappellerai jamais assez l’importance de cet ouvrage, ni tout ce qui m’en coûte d’en faire présentement l’éloge. Car ce livre même, celui-là que vous tenez, celui-là que vous parcourez du regard, me coûta bien plus que du temps et du sang, comme tous les autres; il me coûta ma vie entière. Toute ma vie en effet me suis-je hâté vers quelques buts; toute ma vie j’ai erré, mannequin de paille, brodequin hurlant, dans les ronces et le lierre, sous ces cieux vert et rouge que nous chantent les symbolistes. Toute ma vie j’ai cherché quelle est la réponse à la question qui toujours me hantait: « pourquoi? ». Et ce n’est qu’au crépuscule de mon existence, à l’instant où je m’apprête à mourir, où déjà je meurs par morceaux, où déjà je ne suis plus rien, que la réponse m’apparaît. Et moi de saisir mes dernières forces comme on respire après être trop longtemps resté sous l’eau, et moi de trouver le temps d’annoter sur ces pages la finitude de mes réflexions.
Il m’aura fallu quelques soixante ans... quelque soixante ans dis-je après avoir formulé clairement, comme il le fallait, et comme je me le devais, la Question. Je pensais tout d’abord qu’elle avait rapport avec l’odeur du Livre, que l’on ne retrouve jamais sur ordinateur, cette odeur âcre d’encre et de papier moulu, mais je me trompais. Je pensais qu’elle avait rapport avec ce néant du monde, ce chaos inextinguible qui m’enveloppait et m’enveloppe encore, chaos que je ne comprenais qu’à peine, que je ne saisissais qu’à moitié, ce désordre apparent et caché, que l’on ne caresse que le soir venu, tard, quand la chouette se tait et qu’enfin se révèle l’étoile et la lune, et qui disparaît sitôt que le premier bruit sourd perce le tissu noir de l’éther, mais je me trompais.
Je pensais, dans les brumes d’opium et d’absinthe, dans ces petits bars glauques que l’on trouve dans les bas-fonds de Londres ou de Chicago, dans les soupirs volés à une courtisane qui paisiblement, pour la première fois de sa vie peut-être, s’endort reposée, dans les volatils parfums d’une inconnue qui doucement dans la rue vous frôle et vous dit doucement « pourquoi pas? » sans vraiment le dire, dans les frous-frous d’une robe de coton posée nonchalamment sur une chaise, dans une chambre, dans les cotillons des corsages que l’on perd et que l’on retrouve les matins houleux qui suivent les nuits torrides, dans les ballerines rouges oubliées dans un coin d’une pièce, et dont on sait pertinemment à qui elles appartiennent, dans les bras alanguis d’une demoiselle endormie qui s’éveille quand on la rejoint finalement, après avoir parcouru du coin de l’œil des pages imbéciles ou des délires nacrées, ou bien encore dans ces réseaux filandreux d’amitiés et d’amours, de non-dits et d’hypocrisie qui parsèment les relations humaines, qu’elle avait un rapport avec cet idéal de concentration et de bonté que l’on remarque ci et là, au détour d’une ligne, de cette fameuse ligne sans fin qui s’enroule finalement, en autotélie, sur elle-même et qui alors se perd, mais je me trompais.
Toute ma vie durant, je me serai trompé. Je me suis marié, je me suis
séparé, de l’autre et de moi; je me suis enivré, je me suis drogué, j’ai
atteint des paradis artificiels et j’ai même parlé, à plus d’une fois, à
leurs Dieux malins qui ne sont habillés que d’un pagne rouge sang; j’ai
même cru voir dans un parc, un soir, un ange parler aux pigeons. Mais
pendant tout ce temps, je me suis trompé. Et ce n’est qu’à cette toute
fin, qu’à cette extrémité, alors que je suis enfin recroquevillé au cœur
de cette spirale ultime, lettre valant toutes les lettres, tous les mots
et toutes les associations de lettres et de mots, que je lève enfin les
yeux et que j’aperçois la Lumière.
Le livre que vous tenez entre vos mains conte une histoire vraie. Mais
avant de pouvoir la raconter, je veux encore me livrer. Car vous lirez
une vie, et je veux vous parler d’une idée, de l’Idée. Toute vie
s’articule autour d’une Idée. La trouver, c’est trouver la vie. Quelle
Idée, de quelle Idée puis-je parler? Je meurs demain. Rien de ce que je
dis ou fais n’est suffisant pour quiconque. Alors peut-être n’écris-je
que pour mon bon plaisir. Mais j’espère également qu’un jour, l’on
puisse lire ce que j’ai composé. Et que tout s’éclairera, comme en une
tardive nuit d’été.
J’eus l’Idée confortablement allongé, agonisant, seul. Je n’ai plus
d’amis, plus de relations, plus rien. Ne me restait qu’une Bible, ni
radio, ni télévision. Un unique ordinateur sur lequel je consigne de
mains malhabiles mes réflexions dernières. Je feuilletai le livre saint,
je le connais par cœur. Soudain, l’Apocalypse. Je vis les sauterelles à
visage d’homme, et les colonnes de feu qui tombent du ciel. Me levant
brutalement, comme au sortir d’un rêve prenant, omniscient, l’espace
tout entier me sembla d’une limpidité ultime pendant une seule seconde.
Ce n’est pourtant pas de cette seconde dont il sera ici question, mais
de sa perte. Car j’ai connu le Secret, et je l’ai perdu. Et c’est ma
quête entière vers cette seconde, la fin de ma vie ayant été orientée
vers cette recherche, qui sera ici contée.
Tout commença au petit matin, je me rendis chez mon libraire favori. Là,
parmi les romans d’Hemingway et de Steinbeck, un nouvel auteur
américain, dont j’ignorais alors tout. La première page de son ouvrage
me transporta.
Dites, et si c’était vrai?
Et si tout ce que l’on racontait était vrai? Et si le corps mourait, et
que l’âme lui survivait? Ou bien, si on écoutait l’autre, si le corps
mourait et que l’âme mourait avec elle? Et si les hommes étaient faits
selon la chair, et non le sang? Que se passerait-il?
Je suis en quête de vérité. Je suis en constante quête de vérité. Je crois la saisir au détour d’un chemin, derrière un buisson. Peut-être derrière une charogne. En vain.
En revanche, je trouve beaucoup de champignons. Les champignons représentent pour moi la triste condition de l’homme: les pieds sur Terre, espérant toucher le ciel.
Il est temps de refaire de la cueillette des champignons quelque chose de sérieux. Trop souvent l’on voit des amateurs, le panier au bras, la canne branlante, le béret vissé sur la tête, arpenter des sentiers mille fois battus. Ils transportent sous le bras un recueil indiquant quelle espèce cueillir, quelle espèce manger; les champignons mortels, les hallucinogènes. Ils ont souvent un ami pharmacien, quand ils ne le sont point eux-mêmes; et dans ce livre, il y a un mot de leur femme ou de leur fils, un mot qu’ils ne découvriront que lorsque de retour de leur chasse, ils ouvriront le vade-mecum pour confronter leurs découvertes aux mille dessins. Ce mot ne serait ni une lettre, ni un avertissement: ce ne serait que quelques phrases d’amour plat, disant « je t’aime », disant « toujours », disant « jamais ». L’on se rappelle alors ces fêtes embrumées ou l’on aura trop bu, et où l’on aura, tandis que personne ne nous observe, mêlé les alcools trop s’en faut, et tout oublié. Le matin, un inconnu est à nos côtés. Ses paroles sont ridicules, il ne connaît pas notre nom. On s’éloigne, et on pense aux champignons.
Si l’homme est fait selon la chair, et non selon le sang, alors tout
ce qu’il lui importe est de sauvegarder cette chair: il lui faut manger,
boire et dormir. Il lui faut exulter, souvent, faire l’amour ou bien
forniquer, pour que l’énergie accumulée profite; tout cela est
vrai.
Encore hier, je lisais un mauvais recueil de mauvaises poésies. Moins
les poèmes: ce n’est que le seul prélude qui m’intrigua. Tout comme l’on
peut faire une juste guerre pour de mauvaises raisons, l’on peut faire
de la mauvaise poésie en étant grand poète. Voici, recopié mot à mot (le
livre est à mes côtés tandis que je rédige. J’écris entouré de chiens et
de livres: les uns m’observent, les autres me regardent), la poétique
parole d’un homme poète:
Art poétique
Ce recueil marque mon entrée en poésie. Je ne suis pas de ces adolescents transis qui évoquent la pluie et les autans, rangent leurs billets dans un vieux secrétaire poussif, les redécouvrent quand le ventre se ballote et décident de les publier. Je ne nie point l’avoir fait; ma barbe grise en témoigne. Le meuble en question fut acheté il y a longtemps, il appartenait à mon grand-père; j’ai retrouvé ces liasses. Après les avoir lues avec patience et indulgence souvent, je les ai toutes brûlées1. Ce ne sont pas ces billets qui sont donc ici exposés, mais les pièces inspirées de ces billets. Il faut à tout un point de départ.
Je ne suis pas un auteur, je n’ai honte de le dire. Je ne suis pas un
écrivain. Mon timide métier m’interdisait d’avoir telle prétention. Je
travaillais dans un étroit bureau où toute la journée je rentrais des
chiffres dans un logiciel, et ce logiciel calculait pourcentages,
écarts, autres données encore. Quand je rentrais, j’étais trop fourbu
pour faire quoi que ce soit. À présent que le temps m’est compté, mais
que paradoxalement je ne le compte plus, il m’arrive d’écrire des nuits
entières sans me reposer. J’ai acquis l’intime conviction d’avoir
élaboré un art poétique des plus personnels, et j’ose en exposer ici les
traits les plus saillants.
J’ai voulu, de prime abord, m’éloigner des formes canoniques, sans même
prendre la peine, comme un autre, de les restructurer, de les étirer
comme une pâte élastique ou comme un morceau de cire que l’on fait
fondre : mes poèmes, tous différents, ne peuvent nullement être
incorporés dans un quelconque schéma, et chacun est différent de
l’autre. J’ai renié la rime et la métrique, sans faire pour autant de la
prose : j’ai mis à bas les concepts de cohésion et de cohérence. Ne me
comprendra que celui qui pourra recouvrer, dans ces mots que je tisse,
le cheminement mental que j’ai entrepris. Les joncteurs manquent, les
mots sont désordonnés : mais ils se recouvrent dans une thématique
commune, ce qui les empêchent d’être appelés amphigouri, et la
syntaxe est globalement respectée, ce n’est donc point la parole d’un
fou.
Mes vers ne sont que des phrases non-dépendantes, indépendantes et principales qui auraient été amputées de subordonnées trop prévisibles. J’aime pourtant le rythme latent d’une écriture classique, aux multiples propositions s’enchâssant comme en un bel engrenage : mais c’est une autre beauté que j’ai voulu atteindre et connaître, et elle existe à mes yeux. Ma poésie, je n’ai honte ni scrupule à le dire, est purement égoïste, égotiste même, et j’ai conscience qu’elle ne pourra être comprise que de moi seule. C’est pour cela qu’elle est une poésie orale avant d’être une poésie écrite : il suffit pour cela que je donne le bon ton, que j’appuie sur le mot qu’il convient pour que tout son sens s’éclaire.
Cette poésie est une partition. Si vous lisez ces notes sur ces
portées sans connaître le solfège, elle ne fera naître en vous aucun
sentiment ; mais si, au contraire, vous la donnez à un joueur confirmé,
alors sans nul doute que des larmes jailliront comme d’une fontaine de
vos yeux meurtris. J’en ai fait l’expérience auprès de miens amis, à qui
j’ai fait lire, puis entendre les mêmes vers (même si le mot ne veut ici
plus rien dire) : ce fut comme si deux textes différents les avaient
percutés de plein fouet. J’ai dans l’idée que ce principe est applicable
à n’importe quel texte qui fut présentement composé, y compris celui que
vous parcourez actuellement : si bien qu’il me faudrait mettre en place
tout un appareillage, à la manière de ces esprits grecs, afin de
comprendre comment il faudrait lire ce texte. Le sens que vous en
retirerez serait en vérité bien différent, et vous n’aborderez pas ce
recueil de la même manière. En vérité, tout est ici différent de ce que
vous semblez croire.
Néanmoins, si j’ai choisi d’éditer un ouvrage papier, et non de
disperser ces mots sur un format audio comme la technologie à présent
nous le permet, c’est précisément pour apprendre à lire ces textes ;
c’est pour cela que ce texte se présente comme un art poétique
et non, comme on pourrait le croire, comme un recueil : ce
n’est qu’une vaste démonstration dont chaque texte serait une
application.
En l’absence d’un quelconque guide, comment savoir, l’on peut me
répondre et cela avec justesse, que la lecture est juste ? Tout
simplement car elle prend brusquement sens. C’est une manière de jeu, au
même titre qu’un puzzle : on sait pertinemment que la pièce placée est
juste lorsque l’image est complétée. Ainsi, je n’ai guère de honte à
vous laisser seul face à vos exigences, et j’attends de mes lecteurs à
ce qu’ils soient aussi intelligents qu’on peut l’être. Ce texte est
moins pour les érudits que pour les opiniâtres, et j’ai conviction que
tout un chacun pourra parvenir au degré d’excellence que j’exige.
L’exercice pur, même s’il se solde par un échec, vous en apprendra
davantage sur vous que vous ne pouvez le croire : il suffit
d’essayer.
Voici donc une liste exhaustive des différents symboles qu’il faudra
décrypter lors de la lecture :
Un trait sous le mot indique qu’il faut « tenir la note », c’est à dire faire durer le son de chaque syllable le plus longtemps possible, et reprendre son souffle à la fin de chacune ;
Un trait sur le mot indique au contraire qu’il faut le prononcer le plus rapidement possible, à la limite de l’audible ; néanmoins, il doit rester des plus clair à la compréhension : l’auditeur doit avoir l’impression de l’entendre, quand bien même il ne peut se rappeler avec précision quelle est sa place dans le vers ;
Un mot barré est un mot qui ne doit être prononcé. Sa présence doit seule vous convaincre du sens que la phrase peut posséder, mais le prononcer serait de trop ; il ne doit pas même être esquissé, c’est à l’auditeur de le retrouver ;
Une syllabe surmontée d’un rond doit être prononcée avec force, comme si on hurlait brutalement ;
Une syllabe surmontant ce même rond doit au contraire être murmuré, comme si l’on parlait dans une église ;
Une barre verticale (|) indique une pause longue au sein du vers ; le nombre de barres détermine la longueur de cette pause, qui peut aller de cinq secondes (|) à quinze secondes (|||) ;
Une série de mots écrite entre deux barres verticales doit être prononcée le plus rapidement possible, sans pause, mais en veillant à ce que chaque syllabe soit parfaitement audible ;
Une série de mots écrite entre deux barres verticales surmontées d’un rond doit être prononcée le plus rapidement possible, sans pause, sans se préoccuper de l’articulation ;
Enfin, un mot hachuré doit être remplacé aléatoirement par un autre mot de la même catégorie grammaticale.
Outre ces notes, les poèmes sont toujours précédés d’une courte
instruction, précisant le ton général des mots qui vont suivre.
Si l’on pense ces réflexions annexes, que l’on se souvienne que les
mathématiques, la physique, la biologie, la philosophie, la logique ont
élaboré elles aussi toute une série de symboles ; pourquoi la poésie
devrait être en reste ?
Enfin, avant de rentrer dans l’application de ces symboles à proprement parler, j’aimerai ici reproduire la nouvelle d’un mien ami, avec son accord, qui me donna l’idée de produire cet appareillage. Cet ami a été, puisqu’il est mort il y a peu, un de mes glorieux maîtres à penser. Il en savait plus sur la littérature que mille exégètes et mille professeurs réunis, et avait lu tout ce qui était possible de lire en ce bas monde. Sa cadence de lecture était incroyable, d’un regard il embrassait les deux pages d’un ouvrage et aussitôt tournait la page ; il entreprenait ainsi la lecture d’une vingtaine de tomes simultanément, et jamais n’en était fatigué. Je l’ai suivi tout au long de sa carrière de lecteur, il en avait fait son métier, devenant critique célébré au sein d’une parution anonyme. Il avait toute une théorie selon laquelle celui qui avait tout lu pouvait tout saisir de ce monde, ce qui en soi n’était pas une vilaine chose ; mais en contrepartie, il prêchait par une certaine cuistrerie, que d’aucun appelera pédanterie.
Quoi qu’il en était, il écrivait fort peu : tout son temps était consacré à la lecture. Néanmoins, au tout début de sa longue carrière, il composa un semblant de nouvelle, qu’il garda précieusement dissimulée de tout et de tout le monde, y compris de ses amis, pendant de nombreuses années. Il n’en avait point honte, il ne désirait juste pas faire partager ses pensées. C’est une nouvelle d’ordre fantastique, des choses étranges se dissimulent à chaque pan de mur, chaque lettre est une trouvaille formidable. L’histoire en elle-même n’est guère originale, et sans nul doute peut-on dire qu’il s’agit d’un vilain texte ; mais il avait annoté sur le manuscrit original, dans les marges et en bas de page, quantité d’inscriptions visant à justifier le moindre de ses mots, et les manières de lire et de comprendre son texte. Si bien que le reproduire ne fut pas chose aisée, et j’ai dû payer mon éditeur rubis sur l’ongle pour qu’il puisse faire ce que je lui demandais. Mais ce sont ces annotations qui me permirent de mettre au point mon appareillage critique, et sans sa grande idée jamais je n’aurai eu le courage, la volonté ou le loisir d’éditer le livre que vous tenez entre vos mains.
Cela a déjà dû t’arriver2... Tu marches paisiblement dans la rue lorsque soudain une émotion étrange t’étreint3. Il s’agit d’une immense sensation de douleur et de haine qui te laisse présager le pire4. Fier et orgueilleux, que tu sois homme ou femme, tu persistes à avancer droit devant toi, sans te soucier du reste5. Pourtant, ton pas semble ralentir, des pensées t’envahissent brutalement ; tu repenses à toutes ces histoires d’agressions et de meurtres, ces crimes affreux perpétrés ci et là. Toujours aux autres, n’est-ce pas ? Même dans ta demeure, tu ne peux te sentir en sécûrité6. Tu hésites à te retourner ; ce serait ridicule en vérité. Ce sont les enfants et les peureux qui se retournent, toi, tu vas de l’avant, toujours, quitte à faire face à une impasse. Et là encore, tu ne rebrousseras pas chemin, mais tu persisteras à avancer7.
Tu viens de t’arrêter. L’hiver frappe à ta porte, la température,
pourtant agréable il y a une heure à peine, est rapidement descendue.
Des frissons parcourent ton corps meurtri des efforts de la journée :
les collègues, la paperasse, ces courses pour manger et être à l’heure.
Un combat serait à ton désavantage. Tu ne pourrais lutter8. Et
s’il avait un couteau, ou une arme plus dangereuse encore ?9 Ou bien un pistolet, ou un fusil ?
S’il était en réalité bien plus loin que tu ne sembles le croire ? Si le
souffle que tu sens sur ta nuque n’était pas son haleine, mais le vent
malin qui te prend les cheveux ?
Trop tard. Tu es mort. Tu vois ton âme s’envoler vers le prodigieux
néant de la non-vie10. Tu repenses avec douceur à tout ce
que tu as vu et appris, à tout ce que tu as pu dire ; et ce verre de
trop que tu avais bu ce soir-là, et ce mignon petit chiot que tu avais
pris dans tes bras, et ce chaud poussin qui piaillait dans ta main
frêle11. Quelque part, tu regrettes de ne
plus sentir l’odeur de l’herbe juste tondue ou de l’essence, que tu
aimais tant. Tu n’es plus qu’esprit à présent, et plus rien ne peut
t’atteindre ; tu ne peux plus caresser la joue à laquelle tu penses, ni
te toucher en pensant à la personne à qui elle appartient.
Mais un événement imprévu se produit : te revoilà, bien vivant et courageux, dans cette même rue, au même instant. Te donnerait-on une nouvelle chance ?12 Tu ne répèteras pas les mêmes erreurs. Tu continues d’avancer, mais cette fois-ci comme le sage le préconise : avec soupçon, attentif à tout ce qui se passe autour de toi. La pierre du mur s’effrite, tes chaussures couinent13, tes cheveux se hérissent. Il faut agir maintenant.
Tu frappes dans la nuit et tu touches14,
mais bientôt on revient à la charge ; et tandis que tu reprends ton
souffle15, te voilà à nouveau mort. La
sensation n’est pas désagréable, mais tu te sens insulté. Ne vaux-tu pas
mieux que cela ? Comme dans un jeu vidéo, tu disposes de plusieurs vies
pour t’aider dans ta quête. Tu ignores précisément combien ; toujours
est-il que tu expérimentes une nouvelle stratégie. Il faut connaître son
adversaire pour pouvoir le vaincre. On ne peut combattre ce que l’on ne
comprend pas. Tu fais donc face, quoi qu’il advienne ; et tu préfères
croire qu’il te restera une autre chance après celle-ci plutôt que de
gaspiller cette vie qui serait de toutes manières perdue16.
Malheureusement, il fait fort sombre dans cette rue ; et tu ne parviens
qu’à distinguer une silhouette imposante, qui ne semble pas être celle
d’un homme. Tu es à nouveau frappé avant d’avoir su faire quoi que ce
soit. De l’insulte, te voici parvenu à la frustration : non seulement tu
ne saurais vaincre ton adversaire, mais tu es condamné, pour le reste de
l’éternité, à te voir tomber et mourir inlassablement17.
Tu ne comptes même plus : le temps n’a plus d’importance. Et, entre deux
tueries, tu te prélasses et te surprends à penser. Spectateur du film
retraçant ta fin, tu plonges au plus profond de tes souvenirs18 et remontes avec toujours plus
d’anecdotes. Cependant, ta mémoire a ses limites ; et tu finis par te
lasser de ces pavés froids qui viennent te salir le visage lorsque tu
tombes à terre.
Était-ce l’épreuve nécessaire ? Toujours est-il qu’enfin tu ne te retrouves plus dans cette rue, mais bel et bien dans les limbes, dans une manière de paradis peut-être. Contrairement à ce que tu pensais, tu ne joues pas du jazz dans un orchestre de femmes19. Mais un moniteur géant, semblable à ceux que l’on peut voir lors des grands évènements20, placé devant tes yeux, où que tu ailles, passe en boucle ta biographie. En réalité, il s’agit de l’enregistrement complet de la vie telle que tu l’as perçue, si ce n’est qu’on y fait de nombreux arrêts sur image : on te pointe ce que tu n’avais pas remarqué, on t’explique certaines situations, on te propose les choix qui auraient été les plus pertinents. Lorsque tu as bien agi, le compteur numérique, placé en bas de l’écran, s’incrémente doucement ; tous les dix points, tu te sens monter vers une lumière21. Certes, ta vie fut globalement vertueuse : tu n’as tué personne, tu n’as pas provoqué de guerre ni mis en péril la sécurité mondiale. Mais ne pas être mauvais, est-ce être bon pour autant ? Tu t’es souvent posé la question. À présent tu connais la réponse, car le compteur ne fluctue pas lorsque tu agis normalement.
Ce que tu n’osais t’avouer t’apparaît à présent clair comme de l’eau : tu n’es qu’un individu banal, voire affligeant. Adieu rêve de gloire, adieu illusion qui te faisait dire que tu comptais pour Pierre ou Paul : tu es mort seul.
La vidéo parachevée22, un billet surgit miraculeusement dans tes mains. Lentement, tu l’approches de tes yeux, et tu commences à lire.
Ceci est un message formaté. Ces mots sont les mêmes pour tous. Du moins, ce qui est écrit est identique : il n’appartient à personne, fût-ce à Dieu, de contrôler les pensées. Nous ne serons donc tenus pour responsable de quoi que ce soit, si jamais on se surprend à lire au-delà des mots. Ils ont été choisis scrupuleusement, après des heures de recherches intenses. Ces mots ne seront pas traduits pour cette raison : la connaissance immédiate de cette langue vous a été transmise à l’instant-même où vous avez commencé à lire ce billet.
Ce message se décompose en trois parties. Il est nécessaire pour la
compréhension du message de lire ces parties dans l’ordre proposé. Il ne
sera reçu aucune réclamation si ce conseil n’est pas respecté.
Bienvenue.
Vous avez été accepté ici des suites d’une âpre sélection, selon certains critères qui ne vous seront jamais communiqués. Toute tentative faite afin de comprendre comment vous avez été choisi provoquerait votre radiation immédiate. Une fois sélectionné, nos équipes ont légèrement influé sur votre vie afin que vous puissiez vous présenter à ce moment précis à cet endroit précis. Vous ne connaîtrez pas le réseau complexe d’événements qui permit ce prodige. Vous ne connaîtrez pas les personnes qui, dans votre entourage proche ou moins proche, ont joué ce rôle. Sachez cependant que la sélection s’est faite depuis plusieurs années, et que vos actions et décisions, ainsi que vos modifications de caractère, même celles allant à l’encontre des critères de sélection, passées cette dernière n’ont joué aucun rôle. Vous avez été à un moment précis susceptible de rejoindre ce programme, peu nous importe que nous ne le soyez plus : vous devrez le redevenir.
Nous vous proposons donc une remise à niveau complète et entièrement
automatisée, bien que discrète, remise à niveau qui aboutira à la
renaissance de votre personnalité profonde enfouie sous des années
d’erreurs. Bien entendu, nous vous avons jugé. Bien entendu, nous
estimons qu’entre l’état premier, apte à la sélection et parfait selon
nos critères et cet instant, vous vous êtes dégradés. Ne vous inquiétez
pas : il n’est rien que nous ne puissions défaire.
Il ne vous sera communiqué aucune instruction, si ce n’est celles
présentes à la fin de ce mot. De la même façon que votre vie a été
contrôlée afin que vous puissiez vous présenter ici et maintenant, vous
serez amené à faire des choix subtils ou plus profonds dans les jours à
venir qui modifieront imperceptiblement votre comportement. Ce mécanisme
délicat peut prendre une journée ou plusieurs années selon votre cas.
Vous ne serez pas averti lorsque ce programme prendra fin. Il se peut
qu’après la fin de celui-ci, vous restiez à jamais le même ou continuiez
à changer. Cela ne nous est d’aucune importance. Le but global de ce
programme restera, vous restera un mystère. Le but de votre venue est de
permettre à ce programme de continuer d’exister.
Merci.
Vous ne devrez révéler à quiconque l’existence de ce programme. Vous ne devrez révéler à quiconque l’existence de ce lieu. Vous ne devrez révéler à quiconque l’existence de ce billet, ni ce que vous y avez lu. Toute entorse à ces instructions entraînerait immédiatement l’arrêt définitif de ce programme pour votre personne. Vous ne serez pas averti de cet échec. Vous n’aurez pas de deuxième chance. Nous vous surveillerons comme nous vous avons surveillé, mais nous n’agirons jamais directement.
Vous devrez nier fermement, mais sans éveiller les soupçons, si jamais l’on vous questionne à ce sujet. Toute réponse positive, même allusive, sera considérée comme une entorse aux clauses édictées ci-dessus. Toute référence écrite ou dessinée à ce programme sera considérée comme une entorse aux clauses édictées ci-dessus. Si jamais l’existence de ce programme était amenée, par une cause extérieure à votre personne, à être dévoilée, vous devrez prétendre ne pas le connaître et ne pas vouloir vous y intéresser, à moins qu’il ne paraisse suspect que vous ne vous y intéressiez pas. Dans la mesure du possible, vous devrez éviter le sujet, à moins qu’il ne paraisse suspect que vous évitiez le sujet. Ce programme ne peut, en aucun cas, être mis en péril par vos révélations. Mais nous ne pouvons pas vous communiquer ce qui adviendra si vous allez à l’encontre des clauses édictées ci-dessus.
Vous ne devrez jamais faire allusion à ce programme. Les métaphores, analogies, comparaisons impliquant ce programme seraient vues comme une entorse aux clauses édictées ci-dessus.
Les lignes qui suivent constituent et constitueront à jamais les
seules instructions que vous recevrez concernant ce programme. Il n’y
aura jamais d’exceptions à cette règle. Vous devrez ignorer les autres
instructions que vous recevrez, et feindre de ne rien comprendre si
jamais vous en recevez. Il est nécessaire que vous suiviez ces
instructions, auquel cas le programme s’arrêtera. Vous ne serez pas
averti si vous ne suivez pas ces instructions à la lettre. Il est
nécessaire d’accomplir ces actions dans l’ordre où elles sont
écrites.
(a) En sortant de ce lieu, vous devrez prendre à gauche. Vous y
croiserez une certaine personne. Vous devrez engager la conversation
avec elle, et amener un certain sujet dans la discussion. Vous ne saurez
pas si cette personne fait partie du réseau de surveillance de ce
programme, ou si nous avons influé sur les événements pour que vous la
rencontriez à ce moment-là. Les clauses édictées plus haut prennent
effet dès votre sortie de ce lieu.
(b) Une fois la conversation achevée, vous devrez poursuivre votre route jusqu’au pont le plus proche en faisant le moins de détours possibles, de la façon la plus rapide possible, qu’elle implique un véhicule ou non. Nous avons calculé le nombre de fois où vous devrez changer de direction pour cela. Un trajet ne correspondant pas à nos calcul amènerait la fin de ce programme. Vous ne serez pas averti si cela arrivait.
(c) Vous devrez traverser le pont, puis vous rendre le plus rapidement chez vous. N’adressez la parole à quiconque. Vous ne rencontrerez personne de votre connaissance. Si un inconnu vous adresse la parole, ignorez-le, à moins que votre intégrité physique et/ou mentale soit en péril. Vous ne serez pas averti si vous ne respectez pas cette consigne.
(d) Une fois à votre domicile, agissez normalement.
Au revoir.
PS : Il est facultatif de lire la section suivante. Vous ne saurez pas
si sa lecture entraîne ou non une modification du programme tel qu’il a
été programmé. Vous ne saurez pas si nous avons prévu ou non que vous
lisiez la section suivante. Vous ne saurez pas si vous devez ou non,
contrairement à ce message, lire autre chose que les mots qui y sont
écrits.
Ce jour-là, je cherchais un appartement dans une nouvelle ville. Après des jours et des jours de féroces circonvolutions, à arpenter toutes les rues, toutes les annonces, toutes les agences d’immobilier, mon calvaire allait prendre fin. J’avais souscrit auprès d’un organisme un abonnement me donnant accès à dix autres logements susceptibles de correspondre à mes attentes. Les données étaient alléchantes, et l’une de ces propositions aboutit à une franche réussite, mais là n’est pas le propos de cette histoire.
Lorsque j’ai rempli le formulaire en question, je me surpris,
contrairement à mes habitudes, mais je ne vis là qu’un signe de fatigue,
à engager la conversation avec la préposée chargée de me guider dans ma
démarche. Bien vite, nous nous détournâmes de la question immobilière
pour en venir à des choses plus personnelles, voire intime. Bientôt, ce
fut le sujet de la musique : ce qu’elle écoutait, ce que j’écoutais, ce
que les gens écoutaient ou n’écoutaient pas. À demi occupé à inscrire
sur le formulaire le numéro de ma carte d’identité, j’ai alors dit que «
j’écoutais la musique que j’aimais ». Elle rigola. La formule peut
paraître évidente, mais d’un second abord, n’apparaît-elle pas incongrue
? Pourquoi préciser que ce qui est écouté, c’est-à-dire ce qui est vu
comme l’exercice de ce loisir, dépend de l’affection que l’on porte à ce
même loisir ? Il est naturel de pratiquer le sport que l’on admire, de
lire les romans que l’on apprécie et donc, par voie de faits, d’écouter
la musique que l’on aime.
Mais pour moi, cela était loin d’être une évidence. Par cette seule
phrase, je précisais que la musique que j’écoutais avait été
sélectionnée par un seul critère, et non pas par son accessibilité, par
la mode, par la langue, par la mélodie, par le genre, par le sujet, par
le charisme du chanteur. Que l’on y réfléchisse. Nous connaissons tous
des gens dans notre entourage qui n’écoutent qu’un seul genre de
musique, de même que certains ne lisent qu’un seul genre de livre ou ne
vont voir qu’un seul genre de film au cinéma. Nous en connaissons
d’autres qui, avant la musique, aiment le chanteur. Ou la langue
chantée. Ou le sujet des chansons. Tous ceux-là, je le prétends,
n’aiment pas la musique en elle-même. Et d’expérience, je sais que peu
sont ceux qui réellement aiment la musique.
Comme de juste, j’ai une explication à ce phénomène. La musique est
devenue de loin trop accessible. S’entend la musique en particulier, et
non couplée à d’autres arts, comme cela peut être le cas à l’opéra ou
dans ces « comédie musicale ». S’il y a peu encore, il fallait, pour
pouvoir entendre de la musique, être à proximité d’un musicien ou de
musiciens, à présent les moyens sont innombrables : poste de radio,
télévision, informatique, balladeurs divers, téléphones. Le monde qui
nous entoure n’est plus composés de signes abstraits et de lettres, il
est fait de notes et de solfège.
J’ai longtemps cru que cela irait en direction d’un ré-enchantement du
monde. Je me trompais, bien évidemment. Le monde n’en sortit pas
meilleur, il en ressortit plus bruyant. Car si auparavant l’Homme avait
le choix quant à la musique qu’il voulait écouter, ce n’est plus le cas
à présent, et tout l’assaille comme des moustiques se présentant en
nuées. Je ne parle pas seulement de celui-là qui, négligeant sa santé
auditive, fait profiter à chacun de la piste qu’il écoute actuellement
sur son balladeur, ni de cette voiture qui, hauts-parleurs hurlants,
passe en un instant dans la rue et s’arrête un temps fort à ce feu rouge
; je parle également de ces « jingle » qui envahissent nos écrans ; de
cette musique fade et sans intérêt que l’on entend dans les grandes
surfaces, dans les magasins de vêtements et les restaurants et qui
souvent débordent sur les trottoirs afin de faire le plus de victimes
possibles, à la manière de ces bombes à la portée illimitée ; de ces
publicités télévisuelles au volume sonore supérieur à l’émission
regardée, et qui oblige, après un sursaut de surprise, soit à
s’habituer, soit à faire l’effort de sortir de sa quiète réflexion pour
régler ce problème mécanique.
La musique est devenue bruit. Les notes sont des décibels et les
décibels des armes. « We will rock you », chantait Queen. « We will
disturb you », répond le monde mugissant : le peuple est devenu plus
grand que le poète.
Le second contrepoint de ceci est désastreux. Habitués que nous sommes à
sempiternellement avoir un refrain dans l’oreille et dans le cœur,
refrain imposé et non voulu souvent, nous dédaignons à présent les
vertus du silence. Jadis, seul l’ennui était pourfendu, à tort bien
entendu ; aujourd’hui, le silence, même accompagnant une activité, est
répugné. Et l’on ne sait plus distinguer dès lors ceux qui, comme moi je
l’avoue, écoutent de la musique en travaillant car ils aiment cela, et
ceux qui travaillent en écoutant de la musique, car ils craignent le
bruit de la plume sur le papier. J’ai d’ailleurs lu un ouvrage
intéressant sur ce sujet ; il ne parlait pas directement de cela, mais
pouvait très sincèrement s’interpréter en ce sens. Voici ce qu’il disait
en substance :
Le jour venait de se lever sur les rives de l’Himalaya. La surface de l’eau, plate comme de l’huile, reflétait les peupliers et les chênes séculaires de cette région de l’antarctique. Cela faisait à présent plusieurs jours qu’ils crapahutaient, chassant les moustiques suceurs de sang et les serpents volants, à la recherche de l’El Dorado, la mythique cité de marbre blanc. Deux ou trois heures auparavant, les Tupis leur avaient indiqué la voie : ils se rappellaient leur latin aléatoire et les parures de plumes des grands sachems qui faisaient brûler de l’encens en l’honneur de Kali pour éloigner le mauvais sort. Un chasseur leur montra, à l’aide de son boomerang tribal, un chemin tortueux qui s’enfonçait dans la savane. « Au-delà du fleuve jaune, maugréa-t-il (c’est ainsi qu’ils appellent la rivière Himalaya, qui se jette, comme chacun sait, dans le lac Victoria), il te faudra marcher encore six lunes parmi les hippocampes et les rouges-gorges gris pour atteindre le mont Antananarive. Ne traîne pas : Horus n’aime pas que l’on s’attarde sur ses terrains de chasse. » Puis il était revenu chez lui : ils le virent rejoindre sa cabane sur pilotis d’où émanait une odeur âcre, sans doute celle des pommes de terre frites.
Les porteurs, des gascons grands et forts, portaient tous un os de
biche dans leurs cheveux. La langue qu’ils parlaient était inconnue :
mais souvent, ils levaient des regards peureux vers l’horizon. Les
aventuriers ignoraient ces appels à l’aide, seule comptait leur
expédition.
Trois mois plus tôt, Lord Gaymord, dernier monarque du Royaume de
Prusse, avait mandaté cette équipe. Il était convaincu, après avoir
retrouvé un ténébreux carnet de notes qui avait appartenu à sa grand
tante, que la cité merveilleuse se trouvait dans cette région hostile du
globe. Partis de Londres, ils avaient dû franchir le Pacifique en train,
à cheval et en voiture : les routes étaient escarpées, les pillards
turcs les suivaient de près. Un des leurs s’était arrêté en chemin, dans
un hôpital papou, pour soigner une mauvaise gangrène : les fièvres sont
de loin le pire danger que peut affronter le voyageur. Ce n’était donc
plus qu’à quatre qu’ils poursuivaient. Après trois mois de voyage, ils
ne leur restaient plus de provisions que pour une ou deux semaines : les
délicieuses noix de pécans, qui tombaient des palmiers sous l’effet du
vent et qui pouvaient nourrir tout un village de pêcheurs pendant une
journée, s’étaient faites rares ; une conséquence des cultures sur
brûlis, leur expliqua-t-on. L’eau, en revanche, ne manquait jamais : les
rizières témoignaient de l’abondante irrigation de la plaine, et du
reste c’était la saison des pluies. Le gibier était rare : aucun lion,
aucun tigre, aucun panda à chasser. Leur dernier espoir était de
rejoindre au plus tôt New-York, qui devait être à une cinquantaine de
kilomètres au Nord, si toutefois leurs cartes ne mentaient point.
Ismaël était ce matin d’humeur mélancolique. Sa barbe le grattait, tout
son corps le grattait d’ailleurs : la sueur séchée avait collé les
vêtements sur sa peau, et ses pieds étaient en sang. Il se rappelait
pourtant de pires épreuves : le vol de la caserne de Mexico, tandis que
les Samuraïs avaient envahi la ville ; la quête du Diamant du Groënland,
qui l’avait obligé à descendre dans la plus profonde des mines de
Toulouse, sans éveiller les soupçons des gaillards mahométans et des
perfides chinois ; même son amour déçu avec la comtesse de Helsinki,
dans les plaines arides du désert de Seattle, lui avait fait plus mal.
Mais ce matin, Ismaël se sentait triste. Peut-être pressentait-il que
tout était vain ici ; et que les richesses que lui et ses compagnons
trouveraient, s’ils les trouvaient un jour, reviendraient en grande
partie à Lord Gaymord et ne tomberaient jamais dans sa bourse, ou si
peu.
L’argent, pourtant, n’avait jamais été sa motivation première.
Certes, jamais il n’avait réellement roulé sur l’or : mais sa vie faite
d’aujourd’hui et de peut-être lui convenait. Ce qui le rendait sans
doute profondément triste, c’était de se dire que ce voyage était le
dernier, et que jamais plus il ne sentirait le zéphyr sur sa peau.
Au pied d’un temple chrétien, l’équipe trouva une stèle millénaire,
émaillée de symboles cunnéiformes, sans doute l’ancienne langue
espagnole d’avant les vikings. Ismaël connaissait leurs langages, et il
se fit l’interprète. Après avoir caressé du doigt les sigles gravés au
marteau, il se racla la gorge et, se prenant un instant pour un pasteur
inuit, lut à voix haute :
Depuis longtemps j’ai l’ambition d’écrire quelque chose ainsi.
Quelque chose qui mettrait une fois pour toute à plat une série de
conceptions théoriques, réflexions et pensées qui sous-tendent la
moindre de mes écritures personnelles. Ce manuscrit, si je parviens à le
mener à terme, serait à considérer comme un vademecum de mes
pensées. Tandis que la philosophie a pour objet la compréhension du
monde et de ses objets, et les relations qu’ils entretiennent entre eux
et en eux, cette théorie égotiste n’a pour seule utilité que d’aider à
comprendre la façon dont je conçois les choses. Si la critique
littéraire désire avec ardeur saisir précisément les pensées des
auteurs, je désire livrer dans ce pensum ce qui, à cet instant
précis de mon existence, me fait écrire et me fait songer. C’est un mode
d’emploi.
La structure de cette théorie empruntera beaucoup au Tractatus,
c’est-à-dire une série de principes numérotés et sub-numérotés,
lapidaires. Sans doute obscurs par moment. Car si les cheminements de
mes pensées m’apparaissent évidemment clairs, je conçois que cela peut
ne pas être le cas pour quiconque. Néanmoins, je n’étayerai ces
principes d’aucun exemple : ils seront à chercher dans ce que j’aurai
déjà écrit, et éventuellement dans ce que j’écrirai par la suite. Car je
ne pourrai jamais donner meilleurs exemples que ce que j’ai déjà fait,
et je n’aime pas me répéter.
1 - Le but de toute expérience est la recherche de la vérité.
1.1 - Par là, il ne faut entendre qu’une expérience est réussie quand la
vérité est atteinte, mais que toute expérience n’est jamais entreprise
que dans l’optique de la recherche de la vérité.
1.2 - L’expérience s’achève quand la vérité est atteinte. Le fait
d’avoir atteint la vérité ne définit pas l’échec, ou la réussite, de
l’expérience.
1.3 - Une expérience peut être interrompue avant que la vérité ne soit
atteinte. Le fait de l’interrompre peut définir la réussite ou l’échec
de l’expérience.
1.3.1 - En cela, il convient de distinguer la réussite et la vérité. La
réussite n’est pas la vérité, et la vérité n’est pas la réussite.
1.4 - La nature de la vérité dépend entièrement de la nature de
l’expérience traversée : deux expériences distinctes induisent deux
vérités distinctes.
1.4.1 - Deux individus passant au travers d’une même expérience
découvriront deux vérités distinctes.
1.4.2 - Il n’y a cependant pas autant de vérités que d’individus.
1.4.3 - C’est le principe du « Bonne leçon, mauvais moment ».
1.4.3.1 - Une expérience peut être rattachée à une leçon. Ce terme est à
prendre dans le sens le plus scolaire qui soit.
1.4.3.2 - Tout comme une leçon d’école, une expérience a besoin d’être
enseignée, d’être assimilée et d’être évaluée. Le but de l’enseignement
est la recherche de la vérité. L’assimilation de l’expérience est la
mise en pratique de l’enseignement. L’évaluation de l’expérience est la
vérité découverte.
1.4.3.3 - Mais comme il a été dit plus haut, une expérience peut être
interrompue sans pour autant que la vérité soit découverte. Car si le
but de chaque expérience est la vérité, le but individuel de
l’expérience peut se distinguer de la recherche de la vérité.
1.5 - Ce sont les vérités, et non les expériences, qui construisent les
Hommes.
1.5.1 - Un individu qui se perd dans de fausses entreprises et qui
jamais n’atteint une vérité a raté sa vie.
1.5.2 - Pour atteindre la vérité, il faut lire. Le texte suivant,
élaboré avec soin, permet d’atteindre celle-ci :
L’homme est futilité. Partout où il croit regarder, il pense apercevoir des signes de sa toute-puissance : mais ce ne sont là que des illusions.
Toute son énergie est dirigée vers l’amélioration de son espace
intime : et l’humanité même ne semble s’être construite qu’une fois la
première barrière construite, qu’une fois la propriété privée érigée.
Sans faire de l’écologie de comptoir, l’on peut considérer qu’il a
toujours perçu son environnement comme une menace immédiate, menace
qu’il fallait ou bien détruire, ou bien subordonner à son bon vouloir.
Mais les choses vont changer à présent.
Je m’appelle Boa Lucille, et je suis chercheuse pour la Global Peace
& Research Corporation, situé à New-Delhi. Notre rôle, en tant
que biologiques, paléo-anthropologues, physiciens, médecins, est
d’améliorer pour l’humanité la compréhension du monde telle qu’il se
présente à nous. Nos domaines d’investigation sont ainsi aussi divers
que variés : biologique historique, archéologie, physique quantique,
littérature, chimie, mathématiques. Nous espérons tous retrouver
l’essence même de l’humanité, et ce au travers d’une simple théorie :
l’Homme n’a pas toujours craint la nature.
Fut en effet un temps où il vivait en harmonie avec les arbres, les
oiseaux, les saules et la mer : mais un jour maudit, celui où, selon la
Bible, il grignota le fruit de la connaissance, cette harmonie fut
perdue. Notre but est de réveiller cet ancien accord mystique.
Nos recherches ont par ailleurs permis de remettre en lumière l’instant
où les choses se sont perdues. Les détails seront donnés au cours d’une
prochaine conférence, mais voici les grandes lignes :
Il y a de cela plusieurs millénaires, le monde était construit en « guildes ». Nous avons pu en dénombrer quatre : la guilde des forgerons, qui équipaient les chasseurs et les pêcheurs ; la guilde des bergers, qui élevaient les bêtes afin de nourrir le peuple ; la guilde des vitriers, qui concevaient les vitraux des temples et les lunettes des astrologues ; enfin, la guilde des tisserands, qui pourvoyaient en habits quiconque.
Chaque guilde vivait sur une zone définie du globe et nombreux
étaient les échanges, autant commerciaux que culturels, entre eux tous :
il y avait là une paix latente, séculaire et indéfectible.
Un jour pourtant, un mystérieux marchand, venu, croit-on, de la guilde
des forgerons, décida d’utiliser les armes fabriquées par son peuple
pour lancer une vaste attaque. Mais sa cible n’était pas, comme on
pouvait le présager, sur les autres peuples, mais bel et bien sur la
nature dans toute son immensité. Il leva alors son épée, et frappa la
Terre à de multiples reprises. Sans le vouloir, il créa le Chaos qui
habite à présent l’univers.
Car l’univers fut créé parfait ; une grande horloge toujours exacte.
Mais lorsque le chaos se mit à se répandre, tout se départit. Le tissu
même de la croyance au bien se déchira, et de la fissure s’éleva le
doute.
Les hommes de toutes guildes levèrent alors les yeux au ciel. Et du ciel
sombre on entendit une voix, qui édicta ceci :
Maudit soit le jardinier qui planta la graîne
Grâce à laquelle poussa l’arbre
Qu’abattit le bûcheron et l’amena au charpentier
Qui fit le lit et le vendit au marchand
Qui le vendit à son tour à tes grands-parents
Dans lequel fut créée ta mère
Et où elle et ton père couchèrent
Pour t’enfanter, misérable rebut de testicule atrophiée !
Maudit soit le jardinier qui planta la graîne
Grâce à laquelle poussa la tomate
Qui fut cueillie par ce même jardinier
Et vendu au maraîcher
Qui le vendit encore à ton fils
Pour te faire une salade de crudités
Qui ne t’a pas joyeusement et fatalement empoisonnée !
Maudit soit le jardinier qui planta la graîne
De tournesol qui envahit son champ
Grâce auquel fut confectionné l’huile alimentaire
Qui servit à cuire la viande
Que tu m’as servie à dîner
Et qui n’était pas assez assaisonnée !
Enfin, maudite soit la pieuvre
À qui l’on pressa les derniers tentacules
Pour en extraire cette encre noire
Qui remplit l’encrier
Dans lequel fut trempée la plume
De l’écrivain qui composa ces mots :
Je suis un animal urbain. J’ai toujours vécu, arpenté, cotoyé, étudié, aimé la ville. Qu’elle ait été patelin de modeste taille ou mégalopole tentaculaire, baignée de soleil ou troublée de neige, elles ont toujours été mon grand décor. Je m’imagine constamment marcher sur du béton et m’abriter à l’ombre des immeubles ; et parce que je ne vois que très rarement les arbres, apprécie mieux que quiconque les parcs et les allées vertes.
Lorsque je visite mes parents, ma famille, la famille de mes amis
qui, deux fois plus âgés que moi, se reposent en bêchant leurs tomates,
je me sens comme un écureuil captif soudainement ramené à la liberté ;
et comme de bien entendu, après avoir gambadé quelques minutes, je me
recroqueville sous le bras de mon maître en tremblant de toute ma
fourrure, car un caillou par trop entreprenant avait tressailli sous le
vent.
Je me suis aperçu de cela il y a peu, tandis qu’un violent zéphyr me
caressait les cheveux et manquait de faire décoller ma petite amie du
sol. Au loin, un embouteillage inutile faisait danser ses avertisseurs,
les feux rougissaient de zèle, les publicités, ravageuses, tentaient de
me convaincre. Je me sentais aussi bien que sur mon fauteuil, en lisant
une bande dessinée ou en écoutant l’Oncle Georges. Je n’habitais pas la
ville, la ville m’habitait, et je ne ressentais aucune gêne, même en
étais-je fier.
Je suis un animal urbain. Et en cette période de rut, je me décide à
lancer ce cri d’amour, en espérant qu’elle m’écoute et me protège de ses
agréables bras.
Aimé-je le bruit des gens ? Leur mouvement perpétuel, leurs discussions, leur musique, leur silence, leur immobilisme, leur emportement, leur incompréhension ?
Aimé-je les voir, en cohortes, en armées, faire les boutiques et les échoppes, marcher sur mes pas, voler mon air et mes idées, me pousser du coude et du bras ?
Aimé-je les sentir, parfois à contre-cœur, pressentir leur aura
funeste et nauséabonde sur mes vêtements et mes mains, être mouillé de
leur salive ?
Je ne pense pourtant pas.
Je suis un être solitaire. Animal social, certes, mais point grégaire.
J’aime les dimanches, les petits matins, les soirs froids. Pour moi, le
principe de ville est difficilement compatible avec celui du nombre. Je
conçois pourtant le paradoxe de la pensée : sans nombre, point de ville
construite. Mais, hélas ! ce qui rend la ville si détestable, ce n’est
ni les étudiants, qui étudient, ni les banlieusards, qui s’ennuient, ni
les vieux, qui comatent, ni les femmes, qui accouchent : ce sont bel et
bien les gens dans leur affreuse, immonde, improbable unité.
Car en effet, lorsque je parle des gens, je ne conçois ce mot que comme image d’un monstre aux mille bras et aux mille jambes, mais au corps unique : Argus ou Hydre, il n’existe pas, je pense, de créature mythologique similaire à la vision qu’abrite mon crâne. Troupeau bêlant, masse géléiforme infecte, ils sont un miasme hideux qui tapissent la moindre ruelle, et ce jusqu’aux plus grandes avenues.
Je crois que le plus dédommageable, et ce qui ne manque jamais de m’étonner et de me désoler, le plus cruel, c’est qu’isolément, chaque personne est de qualité. Je ne fais que répéter ce que d’autres ont dit, que rares sont les personnes parfaitement idiotes dans ce monde ; on pourra toujours arguer, bien entendu, que sur la masse de millards que nous sommes, cela représente un certain nombre. Mais le pourcentage global, lui, reste effroyablement bas. Quoi qu’il en est, nous connaissons chacun des personnes de grandes qualités. Un tel a un humour ravageur, un autre coinche comme un forcené ; un autre est d’une fine intelligence, la dernière voit dans les âmes comme un maréchal la peur chez l’ennemi. En général, et si ce n’est les péripéties diverses qui nous font vivre une vie parmi les millers de possibles, ce sont nos proches amis et souvent allons-nous les voir pour boire un ou plusieurs verres, jouer aux cartes et refaire le monde, parler de nos déceptions et de nos victoires. Tous les autres, sans exception, sont des connaissances ou des oiseaux de passage, que l’on juge imbéciles et dénués de tout intérêt.
Mais ces personnes, à leur tour, ont leurs amis et leurs proches
amis, et nous jugent sans doute comme sans importance. L’on pourrait
résumer facilement cela au moyen de diagrammes et d’ensembles
mathématiques : et rapidement arriverait-on à la conclusion que personne
n’est seul, et que nous sommes tous des gens d’intérêt.
Mais les choses changent lorsque l’on parle des gens. Il est connu de
longue date, et encore une fois ne fais-je que répéter un lieu commun,
que le peuple est incapable de décision, et de choisir précisément ce
qui est bon pour lui. Aveuglés par les sirènes des élus et des réclames,
écrasés par des besoins que l’on ne peut pas comprendre, les gens ne
sont décidément pas des personnes de bonne compagnie.
Comment concevoir alors que les gens sont en réalité toutes ces
personnes de qualité, rassemblées en une seule masse dénuée de sens
commun ?
Je puis, pour tenter de répondre à cette épineuse question qui ne cesse
pas de m’étonner, et peut-être même demain trouverai-je une autre
réponse, tenter de me rabattre vers une comparaison grivoise.
Il y a de cela plusieurs mois, au cours d’un voyage estudiantin, je
visitais la prodigieuse cité de Saint-Petersbourg. Ce n’est point ici le
sujet de mon texte, mais peut-être qu’un jour en parlerais-je plus en
détail. Je ne disserterais donc point sur elle, mais sur un fait
particulier de mon voyage.
Nous étions un groupe, je pense, d’une petite quinzaine de personnes, vingt tout au plus, venus de tout horizon : français, finlandais, russes, tchèques, polonais, il me semble même me souvenir qu’il y avait là quelques australiens et une très belle italienne, qui me fit sentir Stendhal et Musset. Nous logions dans une manière d’auberge de jeunesse, bien que la plaque trompeuse annonçait qu’il s’agissait d’un hôtel. Le terme était sans doute usurpé : nous dormions dans de vastes dortoirs de cinq ou six lits superposés, et partagions les commodités élémentaires.
À notre destination étaient en effet proposés trois douches, trois cabinets d’aisance et autant de lavabos. Et comme nous voulions tous, en groupe élargi ou amoindri, profiter autant que faire se pouvait des cinq jours qui nous étaient alloués, nous nous levions de très bonne heure et faisions la queue devant cette salle de bains de fortune afin de nous débarbouiller.
Mon naturel fainéant me faisait toujours passer parmi les derniers.
Quelques dix fesses et dix sexes que je n’avais caressés, c’était dire
mon degré d’intimité avec ces parties honteuses, s’étaient baignés et
épanchés dans les porcelaines que je fréquentais alors.
Ce n’était qu’orgie de poils pubiens, frisés et gris, détrempés, urine
saumâtre, traces de cirages décorant les fosses. Certaines fois, l’odeur
était terrible, et je craignais l’infection d’effleurer les robinets. Je
faisais mon affaire sans trop y penser, et me jurer de me désinfecter
aussitôt sorti du territoire russe.
Lorsque je regardai pourtant mes compagnons, je ne parvenais à déterminer qui était aussi peu respectueux des règles élémentaires d’hygiène et de politesse. Je les interrogeais sournoisement, sous couvert de blagues grivoises et mal placées, en vain. Ce n’est que lors de notre retour en train que je compris.
Nous étions tous propres sur nous. Seulement, nous n’étions pas
irréprochables. Une hygiène perfectible seule est sans importance ;
quinze hygiènes perfectibles donnent une hygiène globale
cataclysmique.
Je ne puis que supposer qu’il s’agit là de la même chose concernant les
gens. Seul, nous sommes excellents, mais non parfaits. Et ensemble, nous
ne sommes qu’un amas informe d’imperfections. C’est, ce que je crois, ce
que disait un auteur latin ; j’ai retrouvé ici la citation exacte, je
vous la livre telle quelle.
Scène 1
Une rue déserte, dans la banlieue. Un réverbère éclaire piteusement
le bitume. Deux hommes attendent. Ils ont une vingtaine
d’années.
1 : J’ai froid. Été de merde. (Il crache par terre) Ville de
merde. Vie de merde.
2 : Tu ne vas pas me la jouer philosophe à présent ?
1 : Je doute que les Socryte et les Pluton se dopent comme on se dope.
2 : J’ai entendu dire au contraire qu’à l’époque, ils prenaient pas mal de trucs.
Qu’ils touchaient des gamins.
Qu’ils se masturbaient dans la rue.
Qu’ils jouissaient entre deux phrases.
1 : Pas comme nous, quoi. (Il recrache par terre)
2 : Je déteste quand tu craches comme ça. C’est sale.
1 (Prenant une voix ironique) : Oh, excusez-moi, mon altesse sérénissime. J’oubliais qu’on était dans la haute.
Ce réverbère, c’est une colonne de marbre, hein ?
Et ce trottoir, un tapis rouge, hein ?
Et mes glaviots, tu sais ce que c’est ?
2 (Fatigué) : La ferme. Tu m’ennuies.
1 : Toi aussi.
(Silence.)
1 : On attend quoi ?
2 : On attend Marco. Il doit nous amener voir Marc, il a de la bonne came, justement. (En regardant sa montre) Il est déjà en retard.
1 : Tu le connais d’où déjà ?
2 : On se battait sous le même drapeau.
1 : Es Espagnes ?
2 : Ouais. J’étais mercenaire jusqu’à peu. Ça payait bien. Il est resté sous les ordres du lansquenet. Je suis parti, j’en avais assez de traîner mes sabots.
1 : La guerre, hein ? Pas vraiment ma religion.
2 : Pacifiste ?
1 : Philosophe. J’avais l’habitude d’être bibliophile, ça m’a passé. Je chie sur la philosophie maintenant.
2 : Je chie sur l’armée moi aussi.
1 : Ouais... Tiens, une chignole. Pas celle de ton Marco ?
2 : Je pense. Tiens, il a accroché un papelard derrière sa vitre. T’arrives à lire ?
1 : Ouais, attends... (Il plisse les yeux et déchiffre l’inscription.)
Apéritif confus
J’ai longtemps hésité
Avant de me décider:
Pour parler du midi, je devais caresser une
Forme parfaite, et des mots judicieusement choisis.
Car quinze années au soleil marquent lourdement le coeur,
Il me fallait assez de talent pour tout dévoiler.
Des images et des parfums, voilà ce qui me parle.
Quand les noms de Naurouze, ou de Narbonne,
De Perpignan, de Limoux ou de Carcassonne
Viennent à être prononcés,
C’est mon âme et non mes oreilles
Qui soudain s’éveille.
En quelques mots, j’aimerais peindre
Avec toute la force d’un chanteur de jadis
Cette symphonie de parfums aux couleurs anisés,
Ce miel, ce jasmin,
Ce thym,
Qui m’amusent et font amuser.
Au soleil, on boit pour se rafraîchir
Et pour parler, surtout pour parler. On
N’est jamais sombre au soleil. Quand
L’alcool vient peindre les oranges en bleu,
Quand le ciel s’amuse à être poète un peu,
Quand il vient comme faire un drap sur les plaines,
La cerise se change en miel et même les enfants boivent.
Là-bas, l’alcool vous embrasse.
Un étranger s’y sent chez lui.
Et s’il a peur de ne pas s’y intégrer,
Au bout d’un verre il est du pays.
On aime les visiteurs comme nous-mêmes,
Et le fromage et le pain accompagnent le vin
Mieux qu’au dernier repas du Christ.
On y danse et on y chante comme si demain allait mourir,
Et on boit et on rechante après avoir bu.
Le soleil est dans les verres et dans les mains,
Dans les prières,
Dans les yeux.
Et quand on ne voit autour de soi
Plus des amis mais des frères,
Et que chaque frère est le plus précieux de tous,
Que les terrasses sont belles et les filles aimables,
Et qu’on les aime comme des mères,
Comme des soeurs,
Alors l’eau elle-même enivre,
Et on garde toujours en soi
Un parfum d’anis et de lavande,
Un sucre de cerise
Et le goût de l’amande.
Là-bas, il n’y a de paroles que des silences,
Et de silences que des regards.
Ce que l’on voit, personne et chacun le voit.
Ce qu’on lit, c’est autre chose encore.
On lit ce que l’on désire, et on désire ce qu’on lit,
Comme ce qui suit,
Comme ce qui est.
Quelle est la différence entre la qualité, et le défaut ? Doit-on
être fier, ou orgueilleux ? Doit-on être gourmand ou gourmet ? Seul ou
solitaire, amant ou amoureux ? Quelle est la frontière entre ce qu’il
devrait être, et ce qu’il ne devrait pas être ? La morale, l’éthique, la
philosophie ne me sont d’aucune aide. Elles en condamnent certains,
elles en défendent d’autres. Mais il est dur, au quotidien, de savoir
précisément ce qu’il convient de faire.
Prenons le cas de la gourmandise. Je pense ne pas être foncièrement
quelqu’un de fort gourmand. Même du temps où mon ventre ballotait et où
mes bras ventripotaient, je ne suis jamais considéré comme gourmand.
L’on me dit que l’on a toujours de la place pour un dessert, ou un
morceau de fromage, ou un verre de vin, ou un verre de bière ; je suis
en-dehors de ceci. Il m’arrive encore tout particulièrement de passer
des jours sans manger, tout au plus je ne bois qu’un peu de café ; c’est
ce qui doit me rester de mes dernières habitudes. Et quand je mange, le
plus régulièrement, je jette négligemment quelques pattes dans de l’eau
bouillante, sans même y songer, les fast cuire moins qu’il ne faut, les
dévore devant un écran ou livre, fais ma vaisselle et retarde d’un peu
plus mon prochain repas.
En revanche, je me targue d’être gourmet. Une fois par semaine, le
samedi ou le dimanche généralement, j’enfile ma toque et mon tablier :
je sors ma planche à découper et d’un geste précis bien que peu assuré,
je coupe tomates, oignons, aulx ; je place tout cela dans un fait-tout,
je rajoute de l’eau, quelques aromates ; et une fois tout en place et le
feu abaissé, je profite de la plus grande des récompses, celle de
l’attente. C’est quelque chose que je tiens de ma grande-mère,
maîtresse-queux des plus attentives. Un jour, tandis que j’étais resté,
interdit, à l’observer préparer je-ne-sais-quel gigot, je la vis rester
immobile, une à deux minutes durant, devant son four, sans rien faire ni
dire, en scrutant la viande commencer à palpiter de graisse. Je lui
demandais alors, naïf, ce qu’elle espérait; et elle me répondit, un
petit sourire aux lèvres, que c’était là le meilleur des moments.
Je ne compris pas immédiatement mais à présent que je me pique, ci et
là, d’êtreun peu cuisinier, je puis comprendre entièrement ce qu’elle a
alors essayé de me dire. Et j’apprécie, énormément, cette attente de la
cuisson, l’endroit où il n’y a rien que vous puissiez faire sinon
attendre que le miracle se produise. Et ce qui sort alors de la
casserole, ce n’est pas un buisson ardent qui attendait Moïse : nous
sommes, ici et toujours, les artisans de notre propre fortune.
Dans les deux cas, cependant, je ne vois pas la différence profonde
entre gourmand et gourmet : ils sont tous deux fort orgueilleux de se
croire ainsi supérieurs à ce qui m’apparaît comme un état de nature. Le
premier se goinfre à s’en éclater, ne sait pas écouter son corps qui
crie « repos ! » ; le second fait de l’alchimie et parvient à créer de
l’or à partir de la boue. Dans les deux cas, il ne sait manger à sa
faim, et se contenter du pain et de l’eau. Quelle est donc la différence
entre la qualité, et le défaut?
Ces deux mots ne me sont pas antonymes tant ils sont proches en idée.
Ils ne représentent, jamais, qu’une différence de point de vue : à
partir d’un repère fixe, l’Homme, ils s’en éloignent qui vers la vertu,
qui vers le vice. Mais ce ne sont là que reliques d’une conception
verticale de l’être, comme s’il était en une position intermédiaire
entre une terre infernale et des nues célestes ; comme s’il devait
choisir l’une ou l’autre voie, et qu’il ne pouvait pas juste demeurer en
repos, attendre, patiemment.
Je n’aime ainsi ni les défauts, ni les qualités. Je n’aime que l’Homme. Et cela m’ennuie, cela me fatigue à un point que l’on ne saurait plus jamais imaginer. Je n’aime plus me rapprocher de certains parce qu’ils parlent mieux que les autres, ou sont plus vertueux, ou sont plus drôles ; et je n’aime plus m’éloigner d’autres parce qu’ils seraient plus tristes, ou confus, ou incohérents, ou laids, ou idiots.
J’aimerai, enfin, voir l’Homme dans son entièreté, et l’aimer comme il peut l’être, ou le détester comme il le serait peut-être : et savoir, alors, que penser et que dire, rester parmi les semblables ou partir en secret. Un mieux que moi l’a déjà dit : que l’on se rappelle ses nobles paroles ici...
Lucie,
Si je t’écris encore, et ce sera sans doute bien plus long que ce
dernier paraphe, c’est pour plusieurs raisons. Après tout, ne
sommes-nous pas des êtres plus complexes que nous ne nous figurons ? Si
l’on se représentait la complexité de nos âmes comme une bibliothèque
entière, il faudrait considérer encore que chacun de ces ouvrages ouvre
la porte d’une autre bibliothèque aussi vaste que la première pour ne
serait-ce qu’effleurer toute la dimension de nos êtres. Mais nous
pouvons nous feuilleter : et de cet éclair blanc et noir surgit
peut-être la Lettre qui, ici, pulvérise pour un instant la couleur de
notre âme.
Si je t’écris d’abord, c’est pour revenir sur notre dernière et récente
discussion, sur la vanité des choses et de mon travail, sur son «
inutilité ». Je pense écrire mieux que je ne parle ; alors écrivons
davantage. Il y a de cela quelques jours, semaines peut-être, je me suis
rendu compte de quelque chose. Nous vivons tous notre vie pour la
première fois. Et que ne devrait-on écouter ces vilains qui nous font
croire qu’elle est courte : vivre est la chose la plus longue que nous
ne ferons jamais.
Me rendant compte de cela, m’arrêtant dans mon pas et pesant et soupesant, j’en vins à cette conclusion potentielle que j’avais déjà cru atteindre jadis : si le Beau existe, il doit être dans la vanité et dans l’ineffable, dans le creux et non le plein, dans le vent et non la terre. J’ai toujours cru, quelque part, à la vanité. Vanité des Hommes, vanité des Dieux, vanité des mots. C’est d’ailleurs ce vide béant que représentent les mots qui m’a poussé à les étudier autant. Il y a une forme de beauté dans cette éternité qui n’est finalement jamais. Puisque tout est destiné à ne plus jamais être ; et puisqu’il faut, pour grandir, avoir été petit et pour pousser avoir été en terre ; et puisque, finalement, nous sommes amenés, comme tu le soulignais justement, à remplir nos vies plutôt qu’à les occuper ; j’aime à me rendre compte de cette inutilité exceptionnelle. Je me sens avancer, mu d’une force belle que je ne sais pas même envisager qui n’est ni l’habitude, ni le désespoir, mais une forme de sérénité sourde et moribonde qui n’attend plus rien. Je pense que seule l’étude peut dans ce monde m’apporter la quiétude, l’ataraxie encore que je recherche et que j’ai toujours cherchée sans la nommer souvent. Nous ne vivons qu’au présent, le passé n’est plus et le futur n’existe pas : à peine est-il là qu’il est instant, et à peine le voyons-nous qu’il est jadis.
Cette vanité, je l’aime. Je lutte encore pour la comprendre, mais je
l’aime. Et j’aime à l’aimer, et elle m’habite plus qu’elle me consume.
Et c’est là une gloire encore de me dire que mes actions ne me portent
pas vers quelque but ou objectif avoué ni secret, mais qu’elles sont
leur propre objet. Ainsi débarrassé du temps qui, comme le chante le
fou, dévore le monde en avançant, je puis m’intéresser au reste.
Si je t’écris ensuite, c’est donc pour le reste. Nous sommes des êtres
plus complexes que nous ne nous l’avouons, et l’une des faces de cette
complexité, me concernant, compose mes travaux d’écriture. Je n’étudie
pas seulement les mots : je les assemble et les rassemble, les fais se
mélanger dans l’espoir, à nouveau à la fois beau et vain, que leur
conjonction soit alchimique et que leur ajout soit bien plus que la
somme des parties. J’écris constamment depuis de nombreuses années, je
ne m’étais jamais réellement arrêté et j’ai même eu la chance, pour
reprendre un thème de cette journée, d’avoir « rendu public » ce que
j’ai pu griffonner. Mais les vicissitudes de l’existence, et d’autres
ensuite, m’ont éloigné de cette envie. Subrepticement, tout d’abord,
pesamment ensuite. Ce ne sont ni les travaux, qui se réalisent toujours,
ni le temps, qui se gagne chaque jour, ni l’envie, qui circule autour
qui m’en empêchèrent ; mais c’est l’inspiration, l’idéal, la beauté,
enfin, qui me me manqua.
La beauté.
Une proche amie me le disait encore. « Il nous faut de la beauté comme il nous faut de l’eau. Si l’on garde ce qui est précieux, la beauté, elle, doit nous étreindre, même fugacement. » Ces derniers temps, la beauté m’a manqué. Je ne la trouvais plus. Sur ma gauche, une toile de maître : le pinceau était gras. À ma droite, une musique chaloupée : l’accord était manqué. Devant moi, l’horizon : n’est-il pas plus proche qu’avant ? Et ainsi de suite des mois durant. Que ne me suis-je, pourtant, saoulé, inondé, cajolé de ces endroits où la fleur est belle, mais le fruit rare ! De musées en concerts, de discussions en lectures, même l’alcool qui, cela est vrai, habille la moindre géline d’un profil de rapace, me fuyait et me traversait comme un diabétique. Et le gris, et les nuages ; et la pluie, et les trottoirs ; j’avais oublié qu’il y avait des trésors partout.
Je t’ai touché mot de cette maladie étrange qui est mienne. Les visages n’existent pas dans mon univers. Le front, le nez, la forme même. Les yeux parfois me parlent. Des cheveux fous, une voix transpercent cette obscurité et me font me ressouvenir. Mais la beauté n’est pas uniquement, n’en déplaise aux portraitistes, aux Italiens et à ceux pour qui la joue est un pampre et les lèvres une rose, affaire de figure. La beauté, c’est aussi un geste, c’est une main qui effleure une oreille ou qui saisit un stylo. C’est un trémolo dans la voix, un son qui bute, un autre qui revient, un rire qui éclate ou qui se tait. C’est une main dans une poche, une jambe qui s’ennuie. La beauté est une race qui ne connaît nul fouet et qui n’a que peu de maître : et trop rarement ne l’ai-je entrevue. Parfois, une fleur dans un parc, car plus grande que ses sœurs ou plus blanche, m’arrête. Je la mets à ma boutonnière, et nous partageons le monde. Il m’arrive en ville de tomber, un instant peut-être, sur une silhouette altière qui chausse la cothurne. Je lui donne un alexandrin, et une passion nouvelle m’agite.
Parfois, la beauté se présente à moi, sans que je ne la
cherche.
Si je t’écris alors, c’est pour remercier cette beauté qui, alors que je
te quittais et que je revenais dans mes appartements, m’a donné les
larmes aux yeux. Ce n’était pas un cri de peine ou de douleur, une
blessure maligne qui se serait réveillée, une dartre vilaine qui
m’aurait rongé la peau. Ce n’était pas plus une terrifiante et
angoissante langueur qui m’aurait contraint au lit et au repos, au
tilleul et à la verveine. C’était même, davantage, quelque chose
d’agréable et que je n’avais pas ressenti depuis quelques temps, trop
longtemps à mon goût même.
J’aime célébrer la beauté, où qu’elle se trouve. Si j’aime un vers, je l’apprends et le déclame sous ma douche ; un jeu de mots particulièrement touché me fait rire aux larmes des années après l’avoir entendu ; si une femme m’est belle, j’aime à le lui dire.
Je célèbre la beauté, où qu’elle se trouve. C’est une façon, ma façon ajouterai-je, d’être honnête et entier. Si j’ai de nombreux défauts, je me targue d’avoir cette qualité, envers et contre tout : et je ne suis pas de ceux qui apprécient le ciel quand le soleil brille et le conspue quand les nuages lourds apparaissent : lorsque j’aime les yeux, j’aime aussi la chaumière.
Aussi, que ne le dis-je : je te trouve exceptionnellement, sublimement, intensément belle. Il se dégage de ta personne, de ton être, une sérénité superbe et intrigante qui me touche comme jamais. De tes gestes, une force racée que je ne m’explique pas, et dont je ne soupçonnais pas même l’existence avant de te voir. De ta voix, une clarté cristalline qui est sans doute ce que la gorge humaine sait produire de mieux, une musique séraphine aussi douce que le piano le mieux accordé. De ta silhouette encore, un je-ne-sais-quoi de dansant et de primesautier, comme si un perce-neige s’était soudainement mis à marcher.
Il ne m’arrive pas souvent, finalement et avec la condition qui est mienne, de me retourner lorsqu’une dame me croise. Les yeux de biche, le fard invitant me laissent, de fait, de marbre. C’est que la beauté qui me touche se trouve ailleurs, et qu’elle ne saurait encore s’arrêter au seul physique. Il y a, dans cette beauté qui me touche, une connexion que d’aucun appellerait spirituelle, que je me contente d’expliquer ainsi, de croire que les cœurs battent à la même vitesse.
La beauté est un être plus complexe que ce que nous nous
figurons.
Si j’écris enfin et si je termine enfin de t’écrire, c’est alors pour te
remercier. J’ai eu la chance de te rencontrer et de te croiser et, grâce
à toi, de croire à nouveau en l’existence de la beauté. Je te remercie
de m’avoir redonné envie d’écrire, et cela me manquait à un point
inimaginable. Je ne serai pas, cependant et je t’en rassure, de ces
romantiques abâtardis qui ont autant de muses que d’étoiles : Galatée ne
sera jamais qu’une statue. Quant à savoir si ce texte-ci, écrit en toute
sincérité je puis te l’assurer, est un compliment ou une déclaration,
cela n’est pas en mon pouvoir. Ma quête d’honnêteté, et ma célébration
constante de la beauté m’amènent, souvent et j’en suis marri, à mettre
dans l’embarras celles à qui je m’adresse. Aussi je ne peux imaginer
quelle sera ta réaction. Si ce texte t’est agréable, je m’en félicite ;
si tu désires me le faire savoir, j’en serai ravi ; mais s’il te flatte
sans pour autant te faire plaisir, n’en parlons plus. Ce n’était là
qu’une vive envie et un besoin vital, et j’espère que cela ne t’aura
point embêté davantage. En tant qu’auteur, je me dois d’écrire : mais en
tant qu’homme, je sais me contenter.
De là, n’en prends point ombrage et si tu as déjà un fripon, je m’en
excuse auprès de lui même s’il ne saura sans doute jamais mot de tout
cela. Je l’envie et le jalouse, cependant, de profiter de cette beauté
terrifiante.
Pour te convaincre encore de ma sincérité, je joins à cette lettre les
premiers mots d’un poète de mes amis qui, je le crois, saura exprimer
bien mieux que moi les tourments de mon âme.
C’est curieux, je n’avais jusqu’alors pas encore écrit une ligne sur ma rupture. C’est curieux, car j’ai du sang de tabellion : il ne se passe pas un jour sans que je n’écrive, ce que je fais ou ce que je pense, sans pour autant en faire des journaux intimes. Je suis un être, j’ai toujours été un être fendu par le milieu, et je ne suis jamais parvenu à m’unifier parfaitement : la continuité m’effraie, sans que je puisse parfaitement expliquer pourquoi même si je commence à le comprendre à moitié.
C’est qu’il y avait dans l’événement un indicible, un sombre
indicible qui restait bloqué dans la gorge. Les années m’ont appris à ne
jamais être silencieux, et à parler, et à écrire, et à chanter, toujours
: je suis, nous sommes, des êtres de langage. Qui d’autre nous
séparerait des pierres et des animaux ? Même dans mes jours et mes nuits
de beuverie, plus nombreuses que je n’oserai jamais encore le confesser,
même dans mes jours et mes nuits de silence, plus nombreuses que je
n’oserai jamais encore le dire, même dans mes doigts gourds et le poison
que j’ai scruté, dans la lame que j’ai caressée et le vide qui
m’appelait, rien n’avait jamais pu se dire. L’air de la tristesse est
une chanson sans paroles.
Je ne pensais pas être si faible. Je pensais que les épreuves
traversées, comme toutes celles qui nous traversent, à défaut de nous
tuer nous rendaient plus forts. Et qu’il suffisait d’une bouteille de
vin, d’une rose et d’une poignée de mains pour repartir de plus belle.
Mais les mots ne sortent pas de la bouche. J’ai passé, je passe encore,
ces mois dans d’interminables saouleries. Je connais toutes les tabagies
d’ici à Istanbul. Je connais tous les alcools qui rongent et toutes les
drogues qui chantent. Je connais tous les poèmes d’amour, je connais
toutes les chansons de gestes. Je connais les nuits blanches à
travailler et les matins à travailler encore. Je connais les nuits
blanches à boire et les matins à boire encore. Je connais les nuits
noires à me taire et les journées à me taire encore.
J’ai cherché la patience auprès d’amis et de connaissances : pas un
ne m’aidait à pleurer. J’ai cherché la beauté auprès d’inconnus et de
musées : pas un n’arrivait à me consoler. J’ai écrit des lettres
désespérantes et envoyé des bouteilles à la mer. J’ai écrit des lettres
d’amour et envoyé des témoignages d’amitié. J’ai dessiné des fillettes
mortes et des voix lointaines. J’ai fait des ménages de printemps et
pulvérisé des chaussures. J’ai fait tout cela et bien d’autres choses
encore, et les mots ne sortent pas de la bouche.
Pendant très longtemps, au point d’avoir oublié que je n’aimais ni la
lâcheté ni le bruit, j’avais atteint une forme d’équilibre. J’étais les
deux faces de la médaille. J’étais le joueur et le philosophe.
La rupture n’en a été que plus douloureuse.
Je me suis retrouvé à nouveau fendu. Il y a eu, dans mon crâne, un
éclair. Il y a eu, dans mes mains, un tremblement. Et depuis ces mois,
je passe régulièrement de l’un à l’autre, de l’autre à l’un. Les
premières minutes au réveil décident de qui je serai, le gauche ou le
droit, le maladroit ou le malagauche. Il me dure jusqu’au coucher, qui
doit se faire le plus tôt possible : s’il traîne trop longtemps, il
n’est plus agréable, pas même à lui-même. Il chante fort, il boit trop.
Il est horrible et demandeur. Il est généreux et espiègle. Il est
méchant et ardélion.
D’anciens démons reviennent me visiter. Fut un temps où les cachets, et
l’amour, et l’amitié, les renfermaient dans leur Pandemonium. Et comme
dans les histoires de Jean, la Terre s’ouvrit sous mes pieds. Ils ne
revinrent ni en claironnant, ni en hurlant, ni même en grimaçant. Les
démons ne font jamais cela. Ils s’installèrent à ma table, ouvrirent mes
armoires, ils surent tout de moi, bien plus qu’aucun ne sut jamais de
moi. Ils me parlent, constamment. Ils remplissent la fracture. Comme des
contre-poids, ils m’attirent d’un côté, de l’autre, sans jamais me
stabiliser. Toujours trop, ou pas assez. Ils mentent toujours. Je ne
peux plus ne plus faire semblant : j’ai oublié le naturel, même s’il
revient au galop. Sans doute m’a-t-il déjà dépassé.
Nous sommes des êtres plus complexes que nous le croyons.
On a eu beau me dire le contraire, j’ai eu beau le croire, rien n’y fait
: je sais que ni la bière, ni les gens, ni le travail, ni le loisir, ni
la pluie, ni le beau temps, ne me guériront. On ne met pas de pansement
sur une gangrène : elle dévore jusqu’à ce que l’on coupe, et elle dévore
davantage jusqu’à la tête. Je me sais finir ma vie entouré de chiens et
de livres : il faut bien que quelqu’un tienne la porte.
Que l’on excuse tout ou que l’on n’excuse rien ; que l’on pardonne
certaines choses et qu’on en oublie d’autres ; rien n’y fera jamais. Il
reste cependant quelque chose. Quitte à finir, autant finir en brûlant.
Tout comme l’on peut être l’artisan de son propre bonheur, on peut
construire patiemment sa cathédrale de peine, une pierre après l’autre,
une tarasque après l’autre. Il me reste encore la dernière joie d’un
travail de sape méthodique, sans savoir encore précisément lequel de moi
travaille réellement ; les deux sans doute. Il était déjà à l’œuvre
avant notre séparation, à elle et à moi : ce coup de génie devra être
suivi par d’autres, plus flamboyants encore.
Maintenant que le robinet est ouvert, l’eau doit continuer à
couler.
J’ai passé les dernières semaines à relire, avec une mono-maniaquerie
que je me connais bien, tous les manuscrits que j’ai pu éditer ces
dernières années. La raison avouée était de les corriger, de les polir
une fois dernière avant de les proposer à d’autres. La raison cachée
était de trouver, parmi les mots tressés, un indice quelconque. J’ai été
surpris de voir à quel point j’avais envisagé cette séparation. Dès les
premiers mois de la rencontre, en fait : je m’étais déjà envisagé la
fin.
Je n’avais jamais dit « toujours », j’avais toujours dit « jamais
».
La chute est inévitable. Elle l’est toujours. Tout n’est jamais question
de temps.
Je pense me rassurer, finalement. Dissimuler derrière de lointaines
philosophies des choses prochement humaines : et croire que ce n’est que
de ma seule faute. Mais les relations entre les Hommes, autant en
général qu’en particulier, me restent incompréhensibles. Je connais
pourtant les mystères de Thalès, de Pythagore et de Bézout ; les amours
secrètes d’Orphée, les mille vies de Vautrin et l’histoire universelle
de l’infamie ; je peux même réciter l’alphabet à l’envers.
Mais mes semblables me sont à jamais inaccessibles. Je ne les comprends pas. Certes, dira l’autre, l’Homme est d’une nature ondoyante : et on ne peut prétendre à la saisir dans sa totalité. Mais j’ai du mal à me contenter de ce que l’on m’offre. Je me sais à la fois petit, mesquin, gentil, agréable, détestable, imbécile, malin, secret, mondain. Nous sommes tous tout cela à la fois, et bien plus encore.
Pourquoi donc choisir ?
J’aime à me sentir utile. Je pense que c’est là, encore, le plus grand
de mes plaisirs. Rien ne me comble plus parfaitement. C’est encore la
dernière chose qui contente l’un et l’autre : l’un par pur orgueil, le
second par déférence. Mais cela fait longtemps que je ne m’intéresse
plus aux conséquences, mais bien aux causes, et aux causes des
causes.
De l’autre main, que l’on ne vienne à moi qu’uniquement pour cela ne
peut me remplir que du plus grands des malaises. Est-ce donc cela, la
douleur que l’on croit lire derrière les yeux de ces vieux professeurs
de latin ? Cette solitude décharnée, cette couleur de catafalque ? La
béance qui se regarde elle-même ?
Je me refuse de croire que c’est ainsi que les gens vivent. Et pourtant,
je ne peux m’empêcher de penser que nous sommes tous, au plus
profondément de nous-mêmes, d’une tristesse inouïe. Lorsqu’on enlève la
faim et la soif ; lorsqu’on enlève le besoin et la nécessité ; lorsqu’on
enlève l’inquiétude et l’envie ; ce qui reste n’est pas, comme
voudraient nous le faire croire ces penseurs attardés, la tranquillité
d’esprit : mais la tristesse.
Quand soudain les enfants sont enfin endormis,
Quand soudain le silence se fait chez vous,
Quand soudain le dernier point est posé,
Quand soudain l’être cher est absent,
Que reste-t-il alors ?
Je n’aime certes ni la simplicité, ni la continuité, mais je peux au
moins les offrir à quiconque me croisera. Et comme le noir est plus
facilement préhensible que le blanc, et que le nadir brûle moins que le
zénith, je puis présenter aux autres un visage serein, et ne répondre à
aucune question. Je ne servirai pas, une fois encore, ce mythe du «
personne ne me connaît », etc. Nous sommes certes des êtres plus
complexes que nous le croyons, mais cette complexité n’appartiendra
jamais qu’à nous.
Me voilà encore, alors que je voulais écrire sur la Séparation, me
retrouvant parlant de moi. Je n’arrive toujours pas à décider si c’est
une bonne ou une mauvaise chose. L’indicible demeure, malgré tout : que
ce soit l’écriture du désespoir ou celle de la raison, il reste encore.
Je ne parviens pas à l’analyser. Je ne parviens pas à le concevoir.
Quelque part, c’est comme si rien ne s’était passé. J’ai passé ces six
dernières années dans une sorte de rêve : c’était une parenthèse dans
mon existence, et je reviens alors à qui j’étais alors. Redevins-je
cependant celui que j’étais, celui que je dois être ou celui que je
souhaite devenir ? Et me faudra-t-il dix ans de plus pour m’endormir à
nouveau ?
Il me semble errer comme on peut errer dans les premières minutes du jour. Encore groggy, les gens et les choses me semblent comme des ombres d’ombres. Je vis dans un monde de reflets constants. Sans équilibre, je ne parviens plus à distinguer le vrai du faux, l’orfraie du corbeau. Les mots, les actions, n’ont plus aucune espèce de conséquences.
Seules comptent les causes, et les causes des causes.
Nous sommes des êtres plus complexes que nous le croyons. C’est un fait.
Mais nombre d’entre nous ont trouvé l’équilibre ou, plutôt, la somme de
leurs parties. D’autres ne le trouvent jamais. Je ne pense pas que cela
soit le seul fait du hasard ou des vicissitudes de l’existence. Je pense
qu’il y a là une part de choix, et une part de caractère. Je ne crois
pas que le bonheur, que le fameux bonheur dont on nous serine tant les
oreilles, soit accessible à tout le monde. Je ne pense pas que quiconque
le mérite.
Aussi, c’est peut-être cela, l’Idée.
Non trouver celui, ou celle avec qui l’on pourra être heureux.
Mais bien celle, ou celui, qui nous fera croire qu’on a le droit de
l’être.
Quant à savoir pourquoi mettre cela ici et non ailleurs : mes lettres de
suicide se rangent dans des classeurs, chez moi, ce seront bien les
seuls écrits que je ne montrerai à quiconque, la honte et le ridicule
m’ayant quitté depuis bien longtemps. Ceci n’est pas un appel, tout
comme cela ne fut jamais une leçon. Que personne ne vienne : je vous
repousserai. Ne me croyez pas, je vous mentirai. Ne me croyez
jamais.
Je n’ai pas même de raisons de me plaindre. Tant d’autres pourraient le faire à ma place, avec bien plus de raison : mais ma pudeur, aussi, est partie. À ceux-là, je leur souhaite bien du courage : je pense à vous. Je n’ai jamais cessé de penser à vous.
Ce texte est moche, je le vois.
Mais le nom de tristesse ne sait pas s’écrire : il se pleure.
Un seul a su l’écrire. Celui-ci :
En hommage à son souvenir, je dois dire ; car la nature humaine lui inspirait un profond dégoût, et il comptait se venger du monde en le privant des beautés qu’il pouvait créer. Allusion que je redécouvris dans un film de Woody Allen...↩︎
Je m’adresse directement à toi, lecteur, car ce roman n’est pas une fiction : c’est un discours où je te tiens en partie.↩︎
Je parle de n’importe quelle rue. Ce peut être une large avenue bordée de luminaires comme une sombre impasse éclairée par ta seule conviction.↩︎
Tu te sens observé...↩︎
Pourquoi t’en soucierais-tu ? Tout va parfaitement bien dans ta vie, même si souvent tu désires faire changer les choses. Lorsque tu t’inquiètes pour un rien, lorsque tu te dis que tout pourrait être bien mieux, plus loin... ta vie n’est pas parfaite, mais tu l’apprécies plus ou moins.↩︎
N’est-ce pas un feulement que tu viens d’entendre ?↩︎
Ne te retourne pas. Pas maintenant.↩︎
Frapper au visage sans se retourner, cela semble être une bonne stratégie...↩︎
Encore une ou deux secondes...↩︎
Où est-il ?↩︎
Il a dû se cacher...↩︎
Il doit être tout près pourtant...↩︎
Elles sont neuves, n’est-ce pas ?↩︎
Pas assez fort...↩︎
N’est-ce pas la seule bravoure que tu te sois autorisée depuis des années ?↩︎
Ce n’est pas entièrement vrai, tu le sais.↩︎
Rien n’y fait.↩︎
En se décalant, la blessure se fait moins douloureuse...↩︎
Quel dommage.↩︎
Bien entendu, une finale de football est un événement.↩︎
Horus s’est modernisé, dira-t-on.↩︎
Et elle fut en réalité d’un ennui mortel, et bien plus court que tu n’aurais su le croire.↩︎