Le projet Pygmalion et autres essais

Mathieu Goux

2008

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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De A comme « Aliéné » à Z comme « Zéphiroth »

Des mots anciens aux définitions nouvelles

A comme « Aliéné »

Définition

Aliéné (adj. nom et verbe) : Se dit d’une personne, d’une forme, qui n’appartient pas au groupe ou au sens commun. Par extension, désigne les décisions prises pour se tenir à l’écart une telle incongruité. Exemple : Le fils de la servante a été aliéné.
L’étude de l’autre est un thème qui m’est cher. Depuis plusieurs années déjà, je songe à une étude forte et unique sur ce seul sujet : qu’est-ce qu’être l’autre, comment devenir autrui ? Et surtout, plus nécessairement, que ressent-on devant l’altérité ? J’ai souvent cru pouvoir atteindre ce fantasme, même, j’ai souvent cru être moi-même autre. Trop petit, trop gros, trop, ou pas assez ; je pensais que cela me suffisait pour être distingué de la masse. Mon approche de l’altérité me rendait à la fois triste et fier, triste d’être rejeté, fier d’être rejeté ; mais bientôt, mon angoisse fut plus forte que mon indépendance et, peut-être, au détriment d’un certain humanisme, j’ai réussi à changer. Suis-je pourtant le même, suis-je pourtant autre que l’autre que j’étais ? Est-ce que deux altérités successives finissent par s’annuler ? Ou bien est-ce que « l’autre » parvient à résister, quelque part, au sein de mon être ? Suis-je plus autre que jamais en étant pourtant cruellement moi-même ?

L’aliénation est un phénomène étrange. On isole pour mieux guérir, mais on garde au sein d’autres qui sont atteints du même trouble que nous. Je ne saisis pas réellement la méthode. Mais revenons un rien en arrière, et concentrons-nous : je fus, je le crois, autre. Mais étais-je réellement sûr de l’être ? Comment être convaincu de cela ? Est-ce que cela se sentait dans mon corps, dans mon esprit, dans mon sang ? Ou bien est-ce que cela était profondément plus complexe ?

La vérité se trouvait sans doute ailleurs ; et je saisis, et je le sais depuis longtemps, l’altérité ne peut se lire que dans les yeux de ceux qui ne sont pas soi. Ainsi, il existe deux niveaux d’altérités : un premier de corps, extérieur : soi et les autres. Un second d’esprit : soi et soi. Ainsi d’être divisé, non pas comme on peut s’y attendre, entre lui et moi ; mais d’être divisé entre lui, moi et moi. Cette double altérité, qui en réalité n’en forme qu’une, repose sur un certain axiome : celle de l’unité d’esprit qui peut exister entre tous. Si l’on considère que tout un chacun partage un même savoir, une même sagesse ; mais il reste une distance entre ces corps, qui fait que chacun est unique par rapport à son voisin. Ainsi, étant pertinemment fidèle à soi-même a-t-on déjà une certaine connaissance de l’altérité. Et quand il survient une crise au sein de cette connaissance ; quand, en marge de cette séparation des corps, une scission se produit dans les esprits ; quand, s’étant aperçu que le corps appartient à celui qui le meut, l’esprit déclare que son esprit même est contrôlé par lui et par lui seul, alors l’altérité se produit enfin.

Pourquoi suis-je si convaincu qu’un même savoir habite tous les corps ? Je ne suis pourtant pas sacro-saint partisan de la thèse anthropologique ; mais c’est précisément dans ce genre de paradoxe que j’aime à m’abriter et à évoluer. Comment concilier les contraires, comment être autre et soi, comme rester entre soi et soi ? Or ça, pourquoi en suis-je si convaincu ? Car je ne saurai supporter que les êtres ne soient tous façonnés, et dotés dès leur naissance des mêmes attributs d’esprit, à défaut d’avoir ceux de corps. Qu’il existe des hommes grands et des plus petits, que la masse soit plus ou moins répartie ; mais que tout un chacun, devant un évènement déterminé, peut agir, au-delà de son éducation et de son milieu social, de la meilleure façon qu’il peut convenir. Buridan, quelque part, n’avait guère tort d’affirmer que l’Homme toujours évolue vers son plus grand bien ; et je persiste à croire qu’on ne saurait classer les êtres selon leur pur esprit, mais bien selon leurs actes et décisions. Établir une moindre hiérarchie sans considérer exclusivement les faits et gestes est une hérésie formidable. Que reste-t-il alors ? Un pur esprit, neutre. Un esprit qui sait que le feu brûle et que le danger rôde passé le coin de rue ; un esprit qui subsiste, un cri primaire, primitif plutôt, une manière de raisonner qui persiste malgré vents et marées. Et c’est de cette Idée-ci dont je désire parler.

L’altérité d’esprit survient lorsque ce cri primitif se maîtrise et finit par se taire. Le cri devient parole, et la parole, pensée. La pensée est productrice d’altérité et de nuance, de soi comme étant aliéné. L’aliénation est la forme la plus pure d’évolution. Mais l’aliénation est également la forme la plus captieuse de cette même évolution, car révélatrice de haine et de peine, de méfiance, de nuance : et bientôt, tout ce que l’on croyait comme véridique et vérifié se pulvérise, et devient rapidement de la boue noirâtre, que l’on mâche encore. On s’en gargarise, on la vomit pour mieux la ravaler : et bientôt, on ne connaît plus que cela. Bien évidemment, l’altérité est source de talents et de ressources, d’intelligence : ne dit-on pas des plus grands, politiciens et économistes, romanciers et poètes, penseurs et philosophes, qu’ils étaient « autres » ? Qu’une profonde inspiration les anime, inspiration venue d’un autre monde, d’un autre esprit ? Ne se sent-on pas plus éloignés d’eux qu’on peut l’être d’un fou, d’un malade en phase terminale, d’un mort ? La mort peut-elle être vue comme une forme d’altérité ou d’aliénation ?

L’aliénation reste, peut-être et c’est un des points que j’aimerai ici défendre dans cette première définition, enfouie quelque part en celui qui en fit un jour l’expérience. Une fois l’aliénation « guérie », car l’aliénation est une maladie et de cela il convient d’en être persuadé, un résidu pourtant demeure dans un profond endroit, si profond que je ne puis pas même me douter de son origine. En quoi se manifeste-t-elle ?

Le simple fait de savoir qu’elle existe encore est déjà une preuve de son existence. Ainsi suffirait-il de se croire différent pour réellement l’être.

Morphologie

En réfléchissant à cet abécédaire, je m’aperçus de ceci : que le découpage des mots en unités distinctives de sens est un jeu fort amusant. Non pertinemment révélateur de significations cachées, ou même poétiquement intéressant. Mais cela me plaît beaucoup. Or ça, je décidais de faire reluire en ce mot surtout d’une part l’expérience de l’autre des premiers éléments « al- », et la naissance même d’autre part : je le lis « alié-né ». Comment naît l’aliénation, de cela nous avons déjà parlé ; comment elle se propage et reste, de cela je ne peux traiter car je l’ignore ; mais pourquoi naît-elle me paraît être un sujet intéressant. Du moins, j’espère au fur et à mesure de mon écriture parvenir à répondre, du moins partiellement, à cette question. Comme de juste, non un plan concentré mais l’impulsion première ; et je ne saurai me résoudre à la perdre en m’éparpillant dans d’autres travaux, peut-être plus droits et plus raisonnables, mais qui me causent d’inénarrables lassitudes. J’ai entendu dire par une amie que Jacques Roubaud, quand il faisait matin, se levait pour travailler à ses écritures quelques trois ou quatre heures avant de travailler pour ses étudiants. Quel café, quel stimulant, quelle passion me le permettra ? Tout ceci n’est peut-être qu’habitude. Suis-je prêt à imiter cette méthode pour atteindre mon but ? Me convient-elle nécessairement ?

L’altérité peut venir de l’imitation, et l’imitation, du respect. Je ne sais plus, peut-être l’ai-je inventé, mais j’ai cru lire précisément que l’imitation était la forme la plus sincère de respect. Cette altérité naît d’une imitation, donc ; mais non pas l’imitation d’un membre lambda du groupe, auquel cas l’on guérirait l’aliénation existante, ou tuerait celle qui s’apprêterait à poindre, mais imitation d’un être déjà aliéné. Peut-on considérer alors que l’imitation d’une aliénation suffit à créer un groupe cohérent, et dès lors, à contrebalancer la normalité aux alentours ?

Autrement dit, si l’on est soi-même entouré de fous, comment peut-on prétendre être sain d’esprit ? C’est inaccessible. Enfin, alors, la folie de ne plus être repérée et de devenir elle-même représentative d’une certaine normalité d’esprit. Si l’on considère enfin que, de tous temps, on voulut réduire et enfermer l’Autre comme étant non-soi, le fait que ces « autres » aient pu survivre raisonnablement, et exister dans notre monde, stipule que leur identification comme non-soi fut remise en cause. Ils devinrent une forme de normalité, une caste au sein des autres castes. La normalité ne fit que s’accroître. De fait, il est devenu de plus en plus délicat de naître autre, de devenir victime de l’aliénation. Il fallut que les tentatives se fassent de plus en plus marquées, de plus en plus spectaculaires. Et de moins en moins récompensées de succès. On ne peut, non seulement être autre, mais être vu comme autre aisément de nos jours. Tout ce que l’on fait devient signé de mortalité. Croit-on avoir accompli quelque chose d’unique, et saisit-on, via les médias, la télévision et l’internet, que nous ne sommes pas les seuls à l’avoir accompli. Comment expliquer sinon cette profonde envie de singularité, d’exploits, d’enregistrements ? L’envie de l’altérité. L’envie d’être unique dans cette altérité. Et l’envie d’être profondément reconnu dans cette altérité. La naissance de l’altérité se fait de manière volontaire.

Je ne défends pas la thèse d’un furor unique et prodigieux. Je ne défends pas l’idée d’une inspiration, divine ou d’un autre genre encore, qui s’infiltrerait dans les esprits et donnerait l’Idée. Tout un chacun peut avoir possibilité d’écrire et de créer, d’imaginer : le reste est affaire de savoir et de volonté. Le besoin de singularité et d’unicité est profondément ancré dans les esprits de chacun. Non pour se sentir meilleur, mais pour se sentir différent. Et moi d’être fier d’être aliéné, du moins aussi loin que je peux déclarer l’être ; et au-delà de cette fierté, de ressentir une profonde sensation d’apaisement. C’est tout ce qui me reste lorsque le monde me détruit et m’obsède, quand la colère me gagne. Ne me suffise d’être en présence d’un écran vierge et d’un clavier, ou d’une feuille et d’un stylo ; et brutalement l’envie me gagne. Le fais-je dans un espace public et soudain tout un chacun me regarde ; le fais-je dans un espace confiné, et je me sens comme interdit et confus. Me masturberais-je que cela n’aurait pas une autre influence sur moi.

Que l’on ose me dire que je fais des comparaisons hâtives, quand je parle du rapprochement entre écriture et sexualité, entre art et onanisme ; j’essaie de mettre des mots sur quelque chose. Quelque chose que je ne saisis qu’à peine, que je ne comprends qu’à moitié. Mais que je sens au plus profond de mon être, et que je défie de croire malsain ou irrationnel. Peut-être même n’est-ce que des idées, peut-être même n’est-ce que mon imagination. Peut-être n’est-ce que trop grand orgueil de se croire différent. Mais cette volonté ultime de se sentir autre est si bonne, si bénéfique, que je ne saurai la considérer autrement que salvatrice. Dieu me préserve du reste.

B comme « Barbarisme »

Définition

Barbarisme (nom) : Désigne un terme condamné par les puristes comme ne faisant pas partie du bon usage, issu le plus souvent d’une connaissance approximative de la langue. Se distingue de l’anacoluthe par l’involontaire de sa création, et de l’amphigouri par la persistance de la compréhension générale. Exemple : Le terme « transcendantal » est un barbarisme.
J’ai toujours eu une grande admiration pour les institutions qui étudient le fonctionnement logique de la langue. J’ai un grand respect pour ces théoriciens qui ont une observation réfléchie sur le langage, qui relèvent les exemples chez les auteurs. Certains hapax pourtant résistent encore et encore à l’interprétation. Pourtant, que l’homme du peuple l’utilise sans le vouloir, sans connaissance même de son existence, et sitôt le désigne-t-on ; et sitôt l’exile-t-on ; et sitôt dit-on qu’il a tort. Il y aurait-il donc un choix fait quant à la validité d’une expression ? Une telle sera formidable, fort bien trouvée, peut-être même passera dans la langue, la lexicalisera-t-on ; mais la même dans une autre bouche, même dans un lieu identique, même dans une belle répartie, meilleure peut-être que celle d’un Hugo ou d’un Valéry, sera conspuée et raillée. La répètera-t-on en vain, encore et encore dans ces dîners arrosés de curieuses libations, déformée : un tel imitera la voix du premier en caricaturant ses traits ; l’autre prendra une apparence incertaine que tout un chacun identifiera, excepté l’intéressé ; enfin, tout tombera dans l’oubli. L’invention seule ne compte guère. Les conditions d’invention ne comptent guère. L’homme seul compte. Que l’on prenne le premier avant qu’il ne commence sa carrière, qu’il jette son mot à la face du monde et qu’il observe : la plupart se tairont, certains ricaneront ; les plus puristes de tous enfin lapideront le malheureux. Qu’il devienne riche, qu’il édite, qu’il soit reconnu : et qu’alors il vomisse sa création. Tous, si ce n’est quelques rares attardés, ou les derniers puristes, se prosterneront.

Comment reconnaître un barbarisme ? Qui a le pouvoir ? Qui s’approprie le pouvoir ? Si je décide à présent que tous les mots que j’ai tressés jusqu’à maintenant, dans ce texte, sont des barbarismes, me faudrait-il tout réécrire ? Ou bien me faudrait-il reconnaître ma totale incompréhension des règles ? Me faudrait-il avouer que toute ma syntaxe est fausse, que je respecte les dires de mon professeur ou qu’au contraire je la défasse ? Je ne veux pourtant pas inventer le langage à la manière de ces surréalistes ; ni même le déconstruire comme le décomposé de « cratorse » (lira qui voudra). Je veux utiliser les mêmes mots, la même grammaire. Mais leur insuffler des sens autrement différents. Non remotiver les expressions figées ou toute autre glace de la langue ; les laisser tel que mais les considérer autrement, comme brusquement le reflet du miroir devient un simple assemblage d’os et de chair : l’œil traverse la simple apparence de la personne et voit la réalité physiologique de l’être. Ainsi j’aimerai regarder le mot : non plus le mot lui-même, mais un assemblage disparate et pour tout dire inconséquent de lettres. Plus même de sons. L’écriture elle-même n’est-elle point cela : une vue sans cœur sur des mots sans substance, des assemblages de signes sans relations aucunes entre eux si ce n’est celles que l’on aura bien voulu leur donner ? Soudain, beaucoup de choses me semblent vides, et comme dénuées de tout sens commun.

Si tous mots sont barbarismes, si tous mots sont imbéciles : que me reste-t-il ? Serait-ce la mort de ce que je considérais comme le seul tremplin possible de communication ultime et sans compromis ? Et quand j’écrivais que le ciel était bleu, le devenait-il, même en pleine nuit, ou bien ne l’était-il que parce que je le savais et que celui qui me lisait le savait de même ? Créais-je le monde, ou bien ne faisais-je que le dépeindre ? Analysais-je les crises, ou bien ne faisais-je que les dessiner ? Apportais-je quelque chose de plus, ou bien ne faisais-je que rajouter une couche d’enduit à un mur qui jamais n’en a eu besoin ? Beaucoup de choses me semblent vides. Soudain, c’est toute une volonté créatrice qui semble partir en fumée. Ah ! Me souvins-je pourtant des premières fois que je me mis à composer. Je n’étais pas habité, je m’en rends compte à présent, par une folie créatrice ; mes premiers émois furent dans la rédaction d’histoires déjà contées par vidéos, par théâtre, par sons : et d’y apposer des mots. Ma réflexion à l’époque était de l’ordre du défi : pouvait-on tout dire par des lettres ? Pouvait-on retranscrire toute la complexité d’une scène de cinéma, la couleur, le ton, la parole, la musique, la profondeur de champ, en un mot ? En deux peut-être ? Ou bien trois ? Combien ? De quelles natures ? Pourquoi surtout, si cela était possible, choisir le mot plutôt qu’une autre forme d’expression ?

Je pris le parti de décider que tout était, d’une manière ou d’une autre, racontable. Qu’un mot est plurivoque, et que c’est la somme de tous ces sens qui permet d’atteindre l’encyclopédisme. Lorsque j’écris « formidable », je me rattache tant à la peur étymologique qu’à la grandeur néologique. Les sens se complètent sans pour autant se détruire, s’accumulent : il n’y a pas à proprement parler de redite. Je suis atteint d’une légère forme de daltonisme, que je ne saurai médicalement nommer ; ainsi, n’est-il pas dit qu’au même instant, je vois la couleur du ciel, s’il faut rester sur cet exemple, de la même façon que mon voisin. Et si je lui attribue le mot « bleu », cela désigne ma propre vision du monde. Mais, par un enchantement particulier, le même mot sonne différent à celui qui le lit, et il lui accrédite sa propre couleur. Tout un chacun voit ce qui lui convient.

Reprenons ma réflexion première : comment écrire une scène d’un film ? Surtout, comment sera-t-elle lue ? Je la décrirai de la manière la plus sincère possible, puis, on lira ; celui qui connaîtra l’œuvre reconnaîtra la scène, et ce sera bon ; celui qui la méconnaît l’inventera, et ce sera bon ; et si un jour ce dernier observe avec attention le film qu’alors il ignorait, sa vision n’en sera que modifiée par ce qu’il a lu auparavant. Sans le savoir, il fit l’épreuve du barbarisme : un terme incongru, incapable de restituer toute la normalité d’une émotion ou d’un objet, mais que l’on peut rattacher systématiquement à un élément du monde connu.

L’existence même du barbarisme me pose un sérieux problème. Certains mots existent pour leur beauté, tout comme il existe des pièces de peinture, ou de sculpture, qui n’existent que pour leur seul esthétisme. Il ne faut chercher le message nulle part, car il n’existe tout simplement pas : et ce serait tordre, dissoudre, neutraliser la beauté première de vouloir à tout prix rattacher une morale à une œuvre qui en est par essence dépourvue. Ainsi, un barbarisme, un mot inventé, peut l’être uniquement pour ses talents sonores ou esthétiques ; c’est un mot vide de toute compréhension. Je trouve ce point parfaitement fascinant.

Morphologie

Quand je prononce le mot barbarisme, j’entends surtout « barbare », et par là « barbe », les deux mots ayant une étymologie fort proche. Le barbare est, pour les Grecs, l’autre, celui qui ne parle pas la langue du philosophe ; c’est un intrus vulgaire. Cette vulgarité nécessite une absence voulue d’hygiène ; et par là ne se rase-t-il point, et la barbe de le lui pousser. J’aime ma barbe.

J’avoue que primitivement, je me la fis pousser pour des raisons de commodités, et d’ennui : je ne désirais pas me raser. Je trouvais la contrainte trop forte, cela m’ennuyait. Je décidais de prendre la solution de facilité. Je n’étais pourtant pas avare de ces voyages matinaux, voire nocturnes, dans les salles de bain : je sentais le savon de Marseille, et je découvris que le shampooing pouvait pertinemment bien servir à nettoyer cette pilosité qui grandissait de jour en jour sur ma face, d’abord comme un collier, puis comme un prophète. J’en prenais soin, je la taillais ci et là, m’arrangeais pour qu’elle pousse de manière homogène. Quand bien même cela restait un effort, je jugeais la dépense moins éreintante que le rasage pur et simple. Puis, me vint un jour un changement d’orientation estudiantine ; je faisais tabula rasa ; et je décidais donc tout simplement de devenir glabre. Mais au fur et à mesure du temps, la tentation me fut trop forte : et je me remis à patienter, du reste, avec l’aval de mon amie, qui me préfère, dit-elle, avec cette étrange pilosité.

L’on peut, de même que le mot, considérer la barbe sur deux niveaux : on peut y lire un message, de sagesse, de saleté, d’appartenance à un groupe ou à une école, comme une marque de fainéantise ; mais on peut également ne la considérer que comme une manière d’évoluer dans le temps et dans l’espace, comme un simple ornement esthétique. Ou comme le simple fait que l’on s’en foute. Je crois que c’est surtout ça. On peut prendre mon désintéressement pour du nihilisme ; mais c’est bien plus simple que cela. Le monde m’est partagé en deux : ce qui me soulève, et ce qui me laisse de marbre. Me laisser pousser la barbe appartient résolument à la deuxième catégorie. Que cela plaise à mon amie ou à mes proches, ce ne sont que des « dommages collatéraux » ; que cela me plaise de même. La seule raison valable est, peut-être, de me faire économiser une dizaine de minutes le matin avant que je ne parte étudier ou réviser, et encore. Ces dix minutes-ci, sans doute les aurais-je rattrapées tôt ou tard. L’on ne court jamais contre le temps, on joue toujours avec lui. Il n’est point notre ennemi : sans lui, rien ne se ferait, ou plutôt, tout se passerait au même instant. N’est-ce point une invention humaine des plus pratiques, qui fait que l’on peut voir le soleil se lever et disparaître, la barbe pousser et être rasée et repousser encore, et ce bonheur ineffable de voir son reflet dans le miroir évoluer au fur et à mesure du temps ? J’hésite à parler de néologie physique. Je reste le même, mais j’influe mon sens, et la perception que l’on peut avoir de moi. Le simple esthétisme renforce les amitiés, et amplifie les haines : rares sont ceux qui y restent purement indifférents.

Le barbarisme, peut-être dans de rares méconnaissances de la langue, et encore je puis douter de cela, est toujours issu d’une volonté sincère de plaire, d’abord à soi, ensuite aux autres. Parce que le mot plaît et flatte l’oreille et la bouche, on le lance en espérant trouver un public raisonnable qui saura saisir sa beauté pleine. J’ai une profonde admiration, pour cette raison, pour ma mère, qui avance qu’un mot devrait avoir le nombre de lettres qui lui plaît. Ne l’ai-je pas souvent entendu dire, après avoir proféré une grossièreté, que x lettres n’étaient pas assez pour exprimer toute la haine ou tout le dégoût qu’elle pouvait ressentir à cet instant ? Et ainsi de construire un mot valise qui ferait frémir le père Ubu lui-même, mais dont la force tant en beauté qu’en sens faisait frémir toute l’assistance. C’est là les seuls débordements qu’elle prétend se permettre, et je la crois : ne buvant que de l’eau et mangeant sa purée sans sel ou beurre, elle est catholique tant elle est universelle. J’ai un profond amour pour ma mère, non-œdipien mais bien comme un fils aime sa génitrice. J’espère être un bon fils. Aime-t-elle ma barbe, la considère-t-elle comme belle ou bien, comme moi, s’en fout-elle gracieusement ? J’espère qu’elle s’en moque. Une autre réponse me ferait, étrangement, beaucoup de peine.

C comme « Cornichon »

Définition

Cornichon (nom) : Petit concombre que l’on consomme vert, confit dans du vinaigre. Par extension, désigne une personne peu intelligente, butor et primaire ; dans ce sens-ci, il devient une insulte, un peu vieille mais qui fait souvent rire. Exemple : C’est un vrai cornichon que celui-ci, de croire que le vice mène à la vertu.
Un humoriste connu, que je ne citerai pas mais que l’on reconnaîtra et que j’apprécie beaucoup, commençait un de ses spectacles ainsi : « On dit que l’alcool conserve les cornichons. Les intelligents, restez ici, les autres, venez boire un coup ! ». Dieu, que cette phrase est belle ! Dieu, que cette remarque est juste ! C’est pourtant vrai, qu’à l’instar des cerises, l’alcool conserve les cornichons.

J’emploie peu cette insulte. Il m’arrive pourtant de jurer de façon un peu vieillotte : ainsi dis-je souvent « peste ! » pour exprimer un mécontentement passager, un grain de sable qui vient corrompre mes plans. Il m’arrive de même, d’abord par jeu puis, subrepticement je me rendis que cela rentra dans mes habitudes orales, de dire « certes », « oui-da », ou « or ça », y compris dans mes écrits et sans que je ne veuille produire un quelconque effet ; cela doit, quelque part, me donner un côté guindé que je ne méprise pas tant que cela, que je cultive même quelque part et qui parvient à me distinguer. J’ai une certaine phobie, pour le moins sartrienne, des « mots interdits » ; non car je les considère vulgaires, mais plutôt parce qu’ils sont surexploités et, par là, parce qu’ils perdent toute force énonciative. De fait, je ne les emploie guère pour exprimer une pensée haineuse, mais préfère me tourner vers des mots connotés peut-être comme moins grossiers, mais à la puissance encore existante : « imbécile », « idiot », « incapable ». Cornichon n’y est pas des plus présents, mais je m’en rends compte au fur et à mesure, c’est un manque.

Le capitaine Haddock, dans la bande dessinée Tintin l’emploie ci et là, et c’est une joie de le lire. Ce personnage, dans la bouche duquel le mot le plus quotidien peut devenir une insulte à part entière, trait qui parvint à distinguer le marin au panthéon des célèbres héros, est un de mes favoris : peut-être est-ce sous son influence que je pris également peine d’insulter sans grossièreté, en revitalisant les sens pleins de certains termes. Un tel s’aventure seul dans une entreprise déraisonnée ? Je le traite bien entendu d’imbécile, de « celui qui marche sans bâton » ; un étranger de sexe masculin m’importune, il devient un « drôle » ; je désire faire un commentaire ironique sur une belle fille qui m’apparaît comme un peu naïve, je l’appelle « pitchoune » (mot que j’apprécie, notamment, pour sa sonorité enfantine). Cornichon me semble pourtant pertinemment bien choisi pour certaines raisons, notamment pour ses attributs de solitude et d’alcoolisme certain.

Être un cornichon est un jugement de valeur qui porte moins sur l’intelligence ou la sagesse que sur le savoir. Est un cornichon celui qui pressent et défend une logique qui va à l’encontre du savoir actuel ou des expériences passées ; celui qui s’entête à croire en un fait qui fut, il y a longtemps, démontré comme faux. Croit-il que le soleil tourne autour de la Terre, ou bien que le cornichon et le concombre sont deux espèces distinctes, et il appartient à cette caste. N’est pas cornichon celui qui ignore ce que la masse ignore : le nombre est ici un paramètre pertinemment révélateur de l’appartenance ou non à ce groupe. Selon les époques, le cornichon peut donc être également dans le vrai, en attendant que la réalité soit démasquée : Copernic était un cornichon à son époque. À la nôtre, tous ses contemporains, si ce n’est ses élèves, étaient des cornichons. Justice au-dessus des Pyrénées etc.
Se faire traiter de cornichon demande tout d’abord une certaine humilité, qui consiste à vérifier si la parole proférée est effectivement fausse en l’état actuel des choses. S’il y a incertitude, l’insulte ne saurait porter efficacement. Une fois la vérification faite, le cornichon cesse de l’être ; ainsi les vrais cornichons restent ceux qui, en marge d’être naïfs, sont têtus. Ce sont des êtres difficiles à former. Ceux que le sage appelle vaguement « ceux qui ignorent qu’ils ignorent ». Le sage conseille alors de les fuir, car on ne peut les enseigner, mais du reste ils peuvent nous contaminer : la cornichonnerie n’est certes pas héréditaire, mais elle est contagieuse. Pour autant, cela serait faire œuvre d’intolérance de ne pas espérer remettre sur le droit chemin ceux qui sont atteints de ce trouble. Il convient de commencer à traiter leur entêtement avant toute autre chose ; et pour cela, plusieurs pistes peuvent être envisagées.

La première consiste à laisser les cornichons dans leur ignorance jusqu’à ce qu’un évènement leur prouve, brutalement, leur erreur. Alors, finalement, pourront-ils potentiellement reconnaître qu’ils étaient sur un bien méchant chemin, et reviendront-ils vers de plus saines bases.

La seconde consiste à faire parler effectivement la force, à violence de témoignages, de menaces, de chantages, de torture même. Il suffit de convaincre les bourreaux, mais cela ne sera guère difficile, qu’ils travaillent pour une juste cause. Les résultats, quand bien même sont-ils assurés, péchent par un certain manque d’exigence éthique, hélas.

Enfin, l’on peut tout simplement considérer que la raison seule qui les habite, non, qui doit les habiter plutôt, est suffisamment forte pour les ramener dans le droit chemin. En marge d’un résultat purement aléatoire, l’insuffisance éthique, encore une fois, brille par son absence.
Il semblerait donc que seule la première des alternatives soit réellement viable. Malheureusement, je doute que cela soit purement possible : il est toujours un échappatoire pour prétendre qu’un élément est contrefait, que le livre ou la vidéo mente, que l’expérience directe même ait été réalisée dans un contexte particulier qui ne vaut pas pour la règle générale, quand bien même aurait-elle été reproduite des dizaines, des centaines de fois. Que faire dès lors ? Poursuivre. Nous sommes toujours le cornichon de quelqu’un, ne serait-ce que dans l’attente d’une preuve satisfaisante qui démolirait ce en quoi nous avons toujours cru. En l’absence de preuve, en l’absence même de la possibilité d’apporter une preuve, il convient de comprendre que nous ne sommes pas des cornichons, malgré tout ce que l’on peut dire de nous.

Morphologie

Le découpage se fera certes de manière facile, mais je ne puis y voir autre chose : je perçois l’érotisme, pour tout dire surprenant, qui se niche dans ce mot. Pourtant, l’objet est loin d’une telle considération : tout au plus peut-on le considérer comme une représentation phallique, et encore, sa petite taille semble contredire durablement cette image. Alors quoi ? Simple hasard d’évolution phonétique, me dira l’un. Peut-être faut-il y voir plus loin. Ou reconnaître que je peux, contre moi, sans doute à cause d’un esprit un tantinet pervers, voir un référent sexuel dans le moindre des éléments qui m’entoure. Un tel objet est phallique, le second est une fente ; celui-ci est homosexuel, le dernier coprophile ; si on me tend la main, n’est-ce pas un pur objet de sadisme ? Je ne puis me défaire décemment de ce tracas qui, peut-être, du moins je le présuppose, est partagé par tout un chacun. Si le sexe ne décide ouvertement pas du monde, il marche côte à côte avec lui, peut-être pour notre plus grand bonheur malgré tout.

Je n’ai pourtant pas toujours été ainsi. Et, contrairement à ce que l’on pourrait penser, cela ne se déclencha pas suite à mes premiers émois amoureux, ou bien via l’apprentissage des plaisirs solitaires de l’adolescence. Cette crise remonte peu avant je le présume, quand le mot et l’acte étaient encore des instruments mystérieux et pour tout dire tabous, que je ne devais jamais prononcer, auxquels je ne devais pas penser et surtout pas y faire référence : on me toisait du regard, me tapotait souvent sur l’épaule en m’assurant que cela n’était « pas de mon âge ». Tous les enfants n’aspirent qu’à une chose, grandir : s’ils pressentent qu’un élément en particulier, la drogue, la folie, l’amour, peut les aider dans cette quête, ils s’y jettent cœur et âme. Interdire quoi que ce soit à un gamin, on le saura, c’est l’inciter à la transgression, d’autant plus si le seul argument mis en avant est celui de l’âge. Ainsi, très tôt, me suis-je dit, sans jamais être aujourd’hui démenti, que voir le « mal » tout autour de moi n’était pas faire preuve de perversion, mais étrangement de la plus grande des maturités.
Quelque part, ai-je tort de lire partout autour de moi des éléments renvoyant à la sexualité la plus élémentaire et à la plus bestiale ? Ai-je tort de me croire dans un monde où ces signes pullulent, où on les cultive et où on ne cherche pas même à les dissimuler ? À vrai dire, il devient plus délicat de nos jours de lire un message où ne se trouve aucun référent à la sexualité. C’est si simple, si facile ; et quelque part, si distingué. Ça donne l’impression d’être entre initiés, bien que chacun ne soit dupe du phénomène néanmoins. Ainsi peut-on légitiment ériger les choses, en faisant croire que l’on partage un rêve de connaisseur ; et moi d’être comme la masse, et de persister à vouloir être pourtant différent et pervers.
Est-ce être un cornichon de ne pas voir ces provocations et ces messages semi-cachés ? Dans la majeure partie des cas, je le pense sincèrement. C’est faire œuvre d’une naïveté surfaite qui ne trompe personne, pas même celui qui s’y essaie : et passer pour un « cul béni », pour un but que je ne comprends pas. Les mœurs évoluent, la manière de parler de tout et de n’importe quoi de même, il ne faut s’en choquer. C’est dans l’ordre naturel des choses. De fait, le cornichon qui prétend ne pas lire ces messages ne parvient qu’à se rendre ridicule en allant contre la forme la plus primaire de civilisation. Il tend à maintenir le tabou certain qui peut exister encore sur certains faits, amplifiant ainsi sa puissance ; alors que la civilisation tend, par définition, à rationaliser les évènements. Non juger digne ce qui ne mérite pas de l’être, le tolérer sans doute serait largement suffisant pour éviter les débordements. Tuer un autre être humain, quelle qu’en soit la raison, sera toujours indigne ; la rationalisation consiste à considérer le pourquoi et le comment, et à hiérarchiser les crimes. Faire l’amour sera toujours digne ; la rationalisation consiste à prendre en compte comment et avec qui, et à hiérarchiser l’acte amoureux. Et tout comme certains crimes peuvent aboutir à une forme de légitimité (doit-on cautionner le meurtre d’un dictateur ?), certaines amours peuvent, à leur tour, devenir illégitimes (cautionnera-t-on un jour la nécrophilie ?).
Ces réflexions sont « bas de plafond », certes. Je ne saurai les ornementer d’un drame symboliste pur ou d’un poème grandiloquent mettant en conflit la conscience première de l’être et la raison d’état. Je n’en ai point le talent, et au-delà, je n’en ai point l’envie. Tout d’abord, il me convenait de m’y essayer, et je m’aperçus que cela ne menait à rien ; j’ai donc décidé de ne plus enrober les pensées qui pouvaient me venir, tout au plus ne les justifié-je que d’un quelconque prétexte. Dois-je écrire sur la politique et les peuples, j’invente le journal d’un homme d’état quelconque. Cela suffit. Peu importe le reste, n’est-ce pas ? Tout un chacun connaît l’histoire de Frankenstein, composée par la belle Shelley. Qui se souvient, parmi ceux qui l’auront lu (moins nombreux que ce à quoi l’on peut attendre, je le crains), du magnifique jeu d’enchâssement des récits qu’il exploite, celui de cet explorateur qui découvre le scientifique, le récit du scientifique, le récit de sa créature, et la fermeture quasi mécanique de tous ces récits ? En revanche, tout un chacun connaît la substance du texte. Le cornichon inverserait la tendance. Il prétendrait ne pas connaître l’histoire, mais saisir avec tact la mise en abyme géniale du texte ; il devient de ceux qui, tout également, ne voient dans Les faux monnayeurs de Gide que le fait qu’il s’agisse du seul « roman pur » de son auteur, et ne connaissent absolument rien de l’homosexualité d’Édouard.

Dieu me préserve de cette masturbation intellectuelle ! Je la laisse à ceux que ça concerne.

Dans mon petit jardin, je ne fais pousser que des laitues, des tomates, des poireaux et des fraises. Les pommes poussent sur les arbres. Toujours.

D comme « Dandy »

Définition

Dandy (nom) : Homme se piquant d’une grande élégance de toilette et de manières. Par extension, se dit d’un individu se réclamant du dandysme. Le dandysme se définit selon l’écart par rapport au groupe : sera dandy celui qui érigera au rang de mode un élément anodin du comportement gestuel ou vestimentaire. Exemple : Les punks sont les dandys de l’époque moderne.
Encore cette question de l’écart et de l’autre, cette fois-ci traitée de manière plus particulière, puisque réduite à la stricte question du dandysme. J’ai eu une période de dandysme prononcé. Je m’étais fait une pochette de chemise constituée de trois cartes à jouer brûlées, tenues entre elles par deux trombones judicieusement placés. Un roi de cœur, un roi de pique, et une dame de carreau. Je ne m’explique pas ce choix. Peut-être n’était-ce que du hasard, peut-être était-ce un sens connu de moi seul. Je me l’ignore. Mais en apposant cette pochette que personne, sans doute, ne remarqua jamais, je ne pouvais faire autrement que me sentir incroyablement fort, incroyablement puissant : j’étais unique. Pas un autre dans la rue, du moins aussi loin portais-je mon regard, n’avait sur lui cette marque qui devenait à la fois distinctive, car connue de moi seul, mais également restrictive, car non suffisante pour me définir. Le dandysme a de ces paradoxes que j’aime : si la marque devient reconnue, elle cesse d’être un attribut d’une caste et se répand ; si la marque est connue, ce n’est plus du dandysme. Ainsi peut-on aisément définir deux éléments qui permettent au dandy de l’être tout simplement : d’abord, la joie de l’écart, soit l’exploitation détournée d’un code commun. Met-on une bague non au doigt, mais en collier, c’est du dandysme. Ensuite, la création sublime de nouveaux codes, visibles mais dérangeants, si bien qu’on n’ose le reproduire. Les teintures d’un rouge violent, doublées d’une coiffure à crête, c’est du dandysme. On saisit pourquoi je considère les punks comme les derniers relents de cette apparence dégénérée qui, peut-être, puise ses sources dans les religions les plus lointaines, mais qui ouvertement devint formidablement populaire à la fin du dix-neuvième siècle (je m’apprêtais à écrire « à la fin du siècle dernier » mais, hélas ! le temps m’aura rattrapé). Monsieur de Bougrelon est sans nul doute celui que j’apprécie le plus... « Moi, la Joconde, elle m’aspirait tout ». Quelle présence ! Et quelle justesse !
Il m’arrive encore d’en croiser en rue. Observation fâcheuse, il me semble être des derniers à les reconnaître. Tout autour de moi, personne ne lève plus l’œil. J’ai parlé en « A » de la difficulté singulière à devenir « autre » de nos jours, c’est peut-être ici la meilleure des preuves que je puis apporter à ce que j’avance. Quand l’esprit rencontre un dandy, il a une fâcheuse tendance à s’évader. Brusquement, il n’est plus raison, il n’est que regard : quelque chose attire l’œil sans savoir précisément quoi. On se tord le cou au risque de passer, mais baste ! pour un malappris, seul le coin de rue nous enlève à cette condition. Revenant alors dans le troupeau des « normaux », l’intelligence reprend le dessus. L’analyse se fait, parfois courageusement, parfois plus simplement, et on saisit le détail, car parfois il est solitaire, qui nous dérangea. On sourit doucement, ou bien on s’esclaffe : mais je crois que chez tout un chacun, il y a un certains temps de latence pour que la réaction se fasse. Ce n’est tant un manque de savoir-vivre qu’une réaction purement naturelle : il s’agit de faire la mise au point.

Pour autant, il existe plusieurs caractéristiques du « dandy à travers les âges ». Tentons de les recenser : ma vision en sera certes personnelle, mais je persiste à croire que, quelque part, l’on puisse retrouver certains mythes qui ont fait date, influencés par des iconographies et des descriptions diverses. Je ne prétends pas inventer le monde, le dépeindre, juste : si seulement j’y parviens, ce sera pour moi une grande, une fort grande victoire en vérité.

Le premier élément qui me vient sitôt à l’esprit est le chapeau. Je ne saurai concevoir ce monde sans chapeau ; non contraint de rehausser la tête d’un accessoire fort sympathique, il a du reste la merveilleuse qualité de paraître plus intelligent qu’on peut l’être réellement. En cela convient-il d’être cruellement remercié : rien de plus.

Un autre élément est la canne, que j’associe sans commune mesure tant au dandy qu’au cuistre. Une canne est, à l’instar d’une cigarette, l’extension nécessaire et pour dire malicieuse du bras et de la main. L’on croit pouvoir alors saisir tout ce qui se présente devant nous, sans s’en offusquer, comme si tout cela n’était finalement que bien naturel. À raison ou à tort ? Qu’importe.

Le dernier élément que je juge primordial tient dans la coiffure, coiffure qui, bien évidemment, doit ne pas se révéler tant que le couvre-chef est en place, mais doit se dévoiler au contraire une fois celui-ci enlevé, comme si on relâchait la bête de son antre après avoir soulevé la grille. Longues mèches multicolores descendant en panache sur le front et les joues, front chauve orné d’une crête horizontale ou distordue, autres bizarreries encore, je m’attends précisément à ce à quoi je ne m’attends point. De la surprise, que diable !
Le dandy tend à entretenir l’art malin, et pour ainsi dire difficile, de la surprise. Surgit-il là où on ne s’y attend pas, revient-il sur les lieux de son crime, se fait-il attendre et n’apparaît-il pas au moment où on ne le croyait pas possible. Si le dandy peut être en retard à son enterrement, nul doute qu’il mettra tout en œuvre pour y parvenir. Et, quelque part, glacé mais les yeux ouverts et fixes, de voir les réactions étranges parmi l’assistance. Peur, doute, rire, colère. Le dandy est l’être qui soulève l’émotion par excellence, celui face auquel on ne saurait rester impassible. Que je comprenne, dès lors, que les auteurs malheureux travaillent leur apparence, pour soulever de plus en plus de cœurs ! Quand l’écriture alors ne suffit plus, ou quand au contraire elle ne suffit que trop (Alfred Jarry ne signait-il pas ses correspondances, à la fin de sa vie, du nom d’Ubu ?), il faut bien se rabattre sur quelque chose. Le dandy deviendrait alors un être malheureux, incapable d’atteindre par l’écriture, la parole, le dessin, ce qu’il souhaite réellement : de l’attention.

Se méfier, je dois m’en rappeler, des artistes qui, trop ouvertement, affichent leur dandysme. S’interroger surtout : si ce dandysme était présent avant leur art, alors leur art n’est qu’une exploration de ce dandysme et il est légitime. S’il est postérieur, ce n’est qu’un peu de publicité malhabile. Qui osa écrire un jour que la personne valait mieux que les textes ? Je ne devrais peut-être pas accuser à tort et à travers... peut-être l’ai-je fait moi-même, ici ou ailleurs. Peste. J’ai absolument besoin d’un témoin de conscience.

Morphologie

Le dandysme s’intériorise : on ne peut le trouver que « dans » l’être. Et bien que sa manifestation soit extérieure, son identité réelle est, quant à elle, bien intérieure. Ainsi peut-on être dandy dans l’âme, sans jamais pourtant n’en avoir montré le moindre signe ; et ainsi peut-on, tout aussi bien, jouer au dandy sans l’être sincèrement. Loin d’être un dogme, une thèse, une philosophie, une secte, une religion, le dandysme est un art de vivre. Il ne saurait prétendre à plus. Il n’y a pas de concepts « dandystes » : ses règles sont purement esthétiques. C’est un tour de parole, c’est une manière de décrire le monde. Je me souviens cette anecdote, racontée par un proche, dandy parmi tous, alors qu’il se trouvait dans un certain bar d’une certaine ville. Accoudé au comptoir, un bloody mary à la main, un bol de cacahouètes non loin, il se reposait et goûtait à la tranquille quiétude de la nuit. Son regard se promène, et soudain « alpague-t-il » (selon ses propres termes) les yeux blonds d’une charmante demoiselle verte. Son intérêt va grandissant, tandis qu’il la foudroie sur place, plongeant son cœur, et le reste, dans la charmante créature. Celle-ci se reposait, seule à une table, devant ce qui devait être un russe blanc (mais sur ce point, il ne pouvait être affirmatif). Elle remarqua rapidement l’insistance de l’intérêt porté sur elle et, peut-être flattée, peut-être gênée, mais dans tous les cas dame charmante et fort bien élevée, se leva-t-elle pour sermonner mon ami.

« Monsieur, dit-elle, j’aimerai vous demander d’arrêter de me dévisager.

— Mademoiselle, répliqua sans faillir mon compagnon, je ne vous dévisage point ; je vous envisage. »

Dieu que le mot fut bien trouvé. Le dandysme, parfois il m’arrive de le penser, peut être une expression d’un certain esprit français, fin et cultivé, un rien gaillard dira-t-on sur les bords, pourquoi pas ? Le mot juste qui tombe juste, le calembour facile, la paronomase élégante, la contrepèterie parfois un peu osée. Tout propos est apte à un rire ou à une franche rigolade. Ce sont des êtres rares et recherchés pour les tables, ceux qui font de leur intelligence non une arme, mais un ornement. Et avec quel talent l’exploite-t-il ! Le même ami me fit part d’une réflexion pertinente sur le langage ; sans le savoir, il répétait mot pour mot ce que me dit feu mon arrière-grand-père, alors que je n’étais qu’un enfant : « Si le mot que tu veux utiliser n’existe point, invente-le ! ». Beaucoup de choses changèrent alors dans ma vision du monde. Les mots ne sortaient pas de nihilo, ils avaient été inventés, parfois par un curieux effet de transparence, il fallait bien imiter par la forme l’objet (je pense notamment à Ponge et à son étude sur le mot « Verre », particulièrement brillante). Moi qui présupposais alors, puisque personne ne s’étonnait de leurs emplois, que les mots avaient toujours été ainsi. Certes, je savais qu’auparavant, dans les contrées qui sont sans doute les miennes, l’on parlait ancien français, avant encore latin, avant encore autre chose toujours ; mais je considérais ces verbiages comme des amphigouris étranges, des langues isolées. Quelques similitudes se lisaient ci et là : mais je prenais cela pour du hasard. J’ignorais alors qu’évolution et indépendance marchaient souvent de pair, sans se combattre. La langue de nos grands-parents était certes bien différente de la nôtre, au point d’en être une à part entière ; mais elle était le terreau sur lequel se base le système que j’exploite présentement.
Le dandysme langagier, qui va toujours de pair avec un dandysme d’apparence, (il deviendrait sinon barbarisme), est l’invention que j’estime parmi toutes au sein de mon unique panthéon. Ce n’est pas un langage de création, c’est un langage de construction ; il ne s’agit pas d’écrire neuf, mais de parler neuf. Ce sont les associations qui font que le tout est cohérent. Les poètes sont des dandys ; les surréalistes sont des dandys. Le cadavre exquis est leur jeu préféré. Récemment, en la ville que je fréquente actuellement (mais que je quitterai bientôt, elle me devient trop étouffante), un groupuscule inconnu afficha ci et là sur les murs de violentes affiches issues, je le suppose, de ces manigances. L’une d’elle me transporta. « Les rouges à lèvres parlent de sécession quand les lions bavards jouent à la guerre ». L’alliance est prodigieuse. Sens vide, pourra-t-on dire ; et peut-être même supercherie, compte tenu du lien sémantique fort qu’il réside dans la phrase. De même que ces expériences d’écriture automatique ; Les champs magnétiques eux-mêmes sont soumis au doute pour certaines pièces. Mais la beauté globale devrait pourtant faire taire les détracteurs. La beauté permet de détruire les incohérences. En état de tyrannie ou de désespoir, l’acte de beauté fonde la liberté. L’espace, oh, l’espace d’un unique instant, le ciel se met à grandir et la terre l’appelle de ses vœux. Et tandis qu’au loin s’ébattent considérations et violences, l’Idéal de beauté pure, incompréhensible, inaccessible, s’imposant comme le soleil de midi sur le partage septentrional, sourd brutalement et répand sa rousse semence.

Ouvrons l’œil : les dandys véritables reviennent, surgissent encore. Ne l’ébruitons pas, cela pourrait les effrayer. Mais gardons les esprits clairs : rien ne sera perdu.

E comme « Étonnement »

Définition

Étonnement (nom) : Vive surprise teintée d’admiration. L’étonnement est un sentiment globalement positif, qui se produit souvent face à un acte héroïque ou courageux. Exemple : Que l’on ait pu vaincre l’Everest me causa un grand étonnement !
Je fus souvent étonné au cours de ma jeune existence. Étonné devant le courage et l’abnégation, ceux de mes proches, puis de ces figures héroïques qui, de récits en récits, deviennent héros nationaux ou hérauts de République. Mon adolescence fut bercée d’étonnement face à ces êtres qui, alors que tout semblait perdu, parvinrent à surmonter peur et souffrance. C’est le blessé qui, malgré ses entrailles fumantes, parvient à se redresser et à achever le tyran d’un désormais illustre coup de baïonnette ; c’est le prêtre noir qui, seul contre tous, lève son poing et libère tout un peuple ; c’est l’enfant qui, n’ayant pour seule arme que ses mots, fait s’émouvoir le juge impassible. J’ai souvent souhaité, non pas être de leur bord, car je me sais lâche et couard, mais plutôt voir de mes yeux leurs exploits.

Car on les relate. On les raconte. On les perçoit par la télévision ou les journaux. Mais jamais je n’aurai été témoin, de visu, de leurs exploits, y compris de ceux de mes parents. L’étonnement vient de la surprise, la surprise de l’inattendu ; si on côtoie ses proches, si courageux soient-ils, on ne peut être étonné. On sera admiratif. Or, précisément, c’est l’étonnement que l’on recherche. Si l’admiration dure dans le temps, l’étonnement est un sentiment ponctuel. C’est cette ponctualité-ci qui est recherchée : personne ne souhaite demeurer dans l’obligation d’être à l’image d’un autre, aussi prestigieux qu’il puisse être. Les complimenteurs constants sont ennuyeux : ils jugent le moindre de leurs actes en regard de celui de leur modèle, et jamais ne finissent de progresser. L’étonné, en revanche, se hisse un temps au niveau qu’il brigue ; et une fois atteint, s’en délaisse, car devenu ouvertement meilleur. C’est un état d’esprit que je préfère.
Que je tente de me souvenir du premier « héros » qui m’étonna. Je crois décevoir, mais j’ai une très forte amitié pour le personnage de Batman, alias Bruce Wayne. J’aime la mythologie de nos super-héros ; depuis fort petit, je les côtoie avec plaisir ; entre tous, c’est bien celui-ci que je retiens et que j’élèverai toujours au rang de mes favoris. Patiemment, il fut le premier qui m’étonna ; et pour cette raison, il reste un de ceux qui me donna un souffle certain. L’aventure qui fit battre, plus que jamais, mon cœur de jeune homme, ressemblait peu ou prou à celle-ci.
Un super-vilain, bien plus dangereux, lucide, et raisonné que les autres était parvenu à acculer son adversaire de toujours au sein de son repère secret. Après avoir vaillamment, et sans user de coups bas, mis à terre Robin et Batgirl, un face à face torride débute entre les deux images de la force brute : la méchanceté diabolique, car maîtrisée, et la bonté diabolique, car sourde de fureur et de vengeance. L’assaillant connaissait depuis longtemps l’identité secrète du héros : et se faisait-il un malin plaisir de l’appeler non pas, comme tous ceux face à qui il eut à combattre, par son sobriquet privé, mais bien par son nom public. Brutalement, le combat se retourne ; fatigué mais exaspéré, Batman décoche une série d’uppercuts qui déstabilisent tant le vilain qu’il tombe à la renverse et manque de sombrer au fin fond d’un de ces précipices qui ornent la Batcave. S’accrochant avec désespoir à une roche saillante, il implore à présent son bourreau, mettant en avant sa quête déraisonnée de gloire et de richesse, son enfance malheureuse, son besoin de reconnaissance. Il achève son émouvante tirade, et je puis assurer que je pleurais dans mon fauteuil, par un tonitruant : « Bruce Wayne ! Ne me laisse pas mourir ! ». Et le héros de répondre, grinçant des dents et donnant un dernier coup de pied achevant de faire trébucher le malotru : « Je suis Batman ». Fin de l’épisode, le super-héros en sang, à genoux face au rien et à l’ombre, les dégâts de la bataille tout autour de lui, regarde péniblement l’abîme. Tandis que l’écran fond au noir, je ne peux que fondre en larmes.
Au moins deux éléments m’étonnèrent dans ce final assourdissant. D’une part, la mort véritable, montrée et sans issue possible, car à la fois symbolique et physique ; si le masque était tombé, et si Bruce Wayne avait tendu la main, quand bien même la pierre se serait brutalement effritée, alors tout aurait été sauf. Mais c’est bel et bien l’alter ego sombre qui provoque le décès. Ce canon sortait des schémas classiques que je voyais dès lors à la télévision, notamment dans les émissions destinées à la jeunesse. Ensuite, la réponse m’étonna. Le cœur avait choisi, la raison de même : l’homme s’affirmait selon son image secrète, et non tel qu’il était né. Étonné de voir que non seulement l’on pouvait changer, évoluer, mais également que cette évolution pouvait être assez durable pour s’ancrer définitivement en soi. Je voulais changer. En bien, évidemment.

Par la suite, je me mis à croire en une identité secrète profondément ancrée dans mon sein. Un « Batman » caché, inconnu, mais qui n’attendait qu’une faiblesse de ma présence publique pour surgir. Je ne savais, bien entendu, de quoi il aurait l’air. À présent, je me doute qu’il a un lien certain avec cet « âge d’homme » dont parle Leiris dans son ouvrage phare, ou bien qu’il est similaire à ce revirement de Célimène dans Le Misanthrope (du moins, je l’espère). Il s’agit tout simplement de l’abnégation. Je me borne à croire que les âmes, que les bonnes âmes du moins, sont toutes porteuses d’un super-héros dissimulé en eux. Mais qu’il faut un évènement, ici ma rencontre avec cet heureux épisode d’une série télévisée, pour qu’un déclic s’opère et que la nécessité du changement apparaisse comme évident. L’étonnement n’est rien d’autre que cela : le processus grâce auquel l’âme et l’esprit s’élèvent et grâce auquel le corps enfin s’apaise.

Morphologie

Dans ce mot, j’entends surtout « tonne » et « tonnerre », le feu du ciel qui le déchire et le broie, qui semble même le scinder en plusieurs parts inégales. C’est la lumière vive qui brusquement tout éclaire, et qui tout aussi brusquement tout éteint. Ceci confirmerait mes dires sur la ponctualité du phénomène, sur sa puissance également. Et cela soulève en moi tout un univers, tout un paysage, qui emprunte fort à ces mers en furie prisées des romantiques, à ces ruines médiévales recouvertes de lierres et de ronces, à un timide air de flûte qui s’échappe d’un bosquet et dont la provenance, encore aujourd’hui, reste un profond mystère. Le tonnerre est également l’incarnation d’un Dieu, Thor, Jupiter ou Teutatès, irrémédiablement liés au panthéon que je m’amuse à recréer à la moindre occasion. C’est le bras tendu qui, sans appel, fait trembler les Hommes et leur fait se souvenir, tandis que jeunes ils hurlent de peur dans leurs chambres et que vieux ils regardent tomber avec tristesse l’eau du ciel, qu’ils ne sont que peu de choses.

Sans savoir précisément pourquoi, j’associe le tonnerre à une soirée très particulière de mon enfance, non pour ce que j’y ai vécu, mais pour ce qu’on m’aura raconté. Il faisait orage depuis plusieurs heures déjà ; la soirée commençait à peine, mais le ciel était sombre, sombre ; on se serait cru en pleine nuit. Tonnerre et éclairs, pluie battante, vent hurleur ; je me distrayais comme je le pouvais, me plongeant dans la lecture d’un album de bande dessinée, essayant d’oublier la colère divine. Mes parents et mon frère, non loin de moi, discutent de tout et de rien devant une tasse de thé, de café fumant pour mon père. Régulièrement, je saisis une parole ou un regard : malgré moi, je m’intéresse à la conversation. Ma mère évoque une anecdote que lui raconta la mère de son mari. Tandis qu’un soir, semblable à celui-ci, elle vaquait à quelques travaux de toile dans son salon, un éclair frappa sa cheminée et une boule incandescente descendit jusqu’à chez elle, avant de s’enfuir en brisant une fenêtre, brûlant tout sur son passage. Ma grand-mère eut même la main droite sévèrement touchée, mais crut instantanément à un avertissement solennel. Montant voir ses enfants qui déjà étaient endormis, elle s’aperçut que sa fille ne respirait plus, suite à un œdème malin déclaré brusquement. Elle parvint à la ranimer in extremis, et loua trois fois le Seigneur.

Je n’étais pas encore des plus croyants à ce jeune âge, même si je pressentais déjà une certaine sève en moi. Ce récit, parmi d’autres, acheva de me convaincre de l’existence d’une présence supérieure, que je ne nommerai jamais, mais dont je ne renie pas plus l’existence. Je m’imaginais pertinemment bien la scène, je la visualisais tant mes cauchemars furent habités de boules de feu toute la nuit durant. Plusieurs fois je m’éveillai tremblant, en sueur, vérifiant si tout était bien en place autour de moi. À présent, je ne puis voir un éclair ou entendre le tonnerre sans repenser à cette anecdote et me sentir, quelque part, meurtri.
Le tonnerre est un bruit qui ressemble à une vague. Il monte et une onde de choc se fait alors sentir. L’étonnement semble suivre le même chemin : c’est un bruit sourd qui rampe le long du sol, monte aux arbres, fait frémir les feuilles. Soudain il nous touche, et nous en sommes ébranlés. Le temps d’accomplir la quête, et l’étonnement poursuit sa route sans faillir. Le cœur est transpercé de haut en bas. L’étonnement est progressif, et sa force ne diminue qu’une fois son paroxysme atteint. L’étonnement est, de même, d’une rapidité monstrueuse. À peine a-t-on le temps de l’apercevoir que déjà nous sommes touchés, tout comme, en ces orages monstrueux, l’éclair et le tonnerre sont conjointement liés, et sitôt a-t-on vu le premier que déjà le second surgit.

Le bruit, surtout, de l’étonnement, reste profondément en mémoire. C’est un cri tout d’abord tu, intérieur, qui monte du ventre. Il se propage à tout l’organisme avant d’atteindre finalement la bouche qui éructe, selon les personnalités et les plaisirs de chacun, une injure ou un souffle unique entre tous. Chaque seconde, je me plais à le croire, un tel cri surgit quelque part en ce monde. Il faut être attentif. Derrière le chant du coucou, derrière le bruissement des arbres, sous les pavés, derrière les murs, tout un chacun finit par s’étonner. Se méfier, notamment, de celui qui jamais ne s’étonnera : car il prouverait ainsi qu’il n’est pas homme capable d’amélioration. Celui que rien n’effraie, celui que rien ne surprend est un être trop intelligent pour évoluer. Il faut fuir de telles personnes : leurs influences seraient néfastes, l’émulation ressentie à leur côté nulle. Et soudain, tout ce que l’on croyait comme juste disparaît, et ce qui reste ne nourrit guère que les porcs, ou ceux qui déjà ont tout.

F comme « Fantasme »

Définition

Fantasme (nom) : Fantôme ou spectre. Dans son sens moderne, désigne une scène imaginaire révélant les désirs inavoués, secrets, interdits ou refoulés d’un individu. A volontiers une connotation sexuelle. L’étude des fantasmes est une branche de la psychanalyse, qui y voit un moyen improbable de classifier la personnalité d’un patient. Exemple : L’Amour est un fantasme de romantique absent.
Le fantasme est entre la fantaisie, l’imaginaire et le phantasme, le trouble hallucinatoire bien connu des médecins ; il convient de ne pas confondre ces trois termes. Si la fantaisie et l’imagination sont des processus actifs, le phantasme est dicté par l’abus de drogue ou par un état déraisonné ; la fantaisie se rapproche par sa structure et sa découpe du monde au merveilleux, l’imaginaire en appelle au fantastique. Où se place dès lors le fantasme ? Il s’agit en réalité d’une image perçue en état second, en appelant au merveilleux, mais d’une si grande clarté que son éclat est bel et bien fantastique. Le fantasme naît d’abord d’un rêve ou d’une hallucination ; puis, par sa force ou par sa pertinence, il parvient à se hisser au monde réel et devient, par la force des choses, un but à briguer de toute urgence. Mais jamais l’exactitude du fantasme ne peut être atteinte, toujours en a-t-on des bribes. Le scénario peut certes répondre trait pour trait à ce que l’on rêva, il n’est jamais qu’une réécriture, à la manière de Gus Van Sant qui tourne à nouveau Psycho ; et aussi fidèle puisse-t-il être, ce n’est jamais la vision que l’on caressa en rêve.

Tout être normalement constitué, dit-on, est habité par un ou plusieurs fantasmes. Sans être une quelconque preuve d’un désordre mental, il n’est pas plus un élément de normalité. Ce n’est qu’un fait divers, un addendum ; l’étude d’un fantasme ne révèle en rien la personnalité de son possesseur. Tout au plus peut-on dire qu’il aime le chocolat, le port de lunettes, les plages de sable fin. Mais peut-on pour autant cataloguer un personnage qui aimerait écouter de l’opéra ? Cela semble pour le moins surprenant.

La question brûle vos lèvres. Attendiez-vous que je la formule à votre place ? Quand bien même vous n’y songiez même pas, je me fais comme un devoir de l’exprimer. Quels seraient donc mes fantasmes ? À dire vrai, à l’instant où je compose ces lignes, je n’en ai « foutrement » aucune idée. Il me semble en avoir, pourtant, notamment du point de vue sexuel ; des scénarios, construits de bout en bout, se passant dans des endroits sordides ou insolites, parkings souterrains, salles de bain luxueuses, cabines d’essayage. Je me présente, seul, unique, puissant ; la dame de mes pensées se trouve devant moi, gorgée de désir, rougeoyante, volontaire. Je ne suis pas dominant, elle n’est guère dominée. Mais nous explosons mutuellement d’un profond vœu, convaincu que c’est ici et maintenant qu’il nous faut nous empoigner. Nous bondissons, et nos râles de plaisir font trembler la terre entière. Nos peaux sont griffées, nos joues rouges, notre énergie se décuple. Notre étreinte dure des heures durant, pas un nuage pour obscurcir notre intense intimité : nous sommes inépuisables, pas un hère pour nous déranger, pas une position qui s’avère inconfortable sur la longueur. Nous en varions autant que faire se peut, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous, debouts ou allongés, suspendus même. Nous effeuillons le Kâma-Sûtra, et faisons une croix au fur et à mesure que nous « testons » ses propositions.

Alors, las, trempés, apaisés, nous nous accolons l’un à l’autre, ma main dans la sienne, je la presse contre mon torse et elle se blottit, protégée. Je suis heureux.

Rien de scabreux, je le crains. Et des détails semble-t-il rapidement expédiés. Ce n’est point ici que l’on se rincera l’œil, j’en ai hélas bien peur. Je ne suis pas de première force pour mettre sur papier ce genre de lutte. J’en ai pourtant fait l’expérience, parfois sur la demande expresse d’un ami qui souhaitait me mettre au défi. Je n’ai décliné l’offre que par politesse, avant d’effectivement m’y atteler le soir venu, afin de me convaincre. J’ai peur, néanmoins, de ne pas avoir été à la hauteur. Écrire ce combat, tout comme écrire un fantasme, relève davantage de l’instinct que du talent ou du génie. Il faut bien plus que du vocabulaire ou de la syntaxe, bien plus qu’une virgule. Il s’agit de se lire, de se lire plusieurs fois même, et de saisir à pleines mains le problème. Ce sont des corps qui s’emmêlent, des soupirs qui s’échangent. Le papier même se doit de transpirer. Sans pour autant tomber dans le vulgaire ou la stricte pornographie, il faut être chamboulé à la lecture, comme si tout s’était, pour ainsi dire, déroulé devant nos yeux. L’exercice, je m’en rends compte à présent, m’apparaît comme excellent pour tâter des capacités écritoires. Car qu’est l’épreuve écrite, l’épreuve d’invention surtout, si ce n’est construire de ces images par la seule force de sigles qui, s’ils sont bien pourtant des dessins, ne sont pas figuratifs ? Si, choisissant ce sujet plutôt qu’un autre, l’effet attendu et produit est bien le bon, alors l’on pourra s’amuser à écrire la Camargue, et les moustiques piqueront le lecteur comme s’il explorait le marais.

Le fantasme n’est certes pas nécessaire, mais il reste un atour charmant à exhiber au moment voulu. Cela pimente singulièrement une discussion, cela produit de jolies images, si le conteur est à l’aise ; rien que pour cela, j’en pardonnerai presque aux spécialistes de demander avec insistance de nous les raconter. Les meilleurs sont ceux qui évoquent une odeur d’amour, de haine et de goudron, tant et si bien qu’on le garde dans la bouche pour quelques jours, si ce n’est plus. On raconte d’ailleurs que c’est d’un fantasme que naquit Le grand Incendie de Londres, du moins le titre si j’en crois sa préface ; et diantre, que le titre est beau, pour un si bel ouvrage.

Morphologie

Fantasme évoquera toujours pour moi le fantôme, le spectre. J’ai déjà eu l’occasion d’en voir. J’étais fort petit. Peut-être dix, ou douze ans. Ma grand-mère paternelle venait de décéder, et bien que je ne l’avais que peu connue, j’en portais une certaine détresse dans mon cœur dont l’origine même m’était obscure. Le soir venu, un bruit étrange me tire de ma torpeur. Et au pied de mon lit, la figure de mon aïeule, toute lumineuse et toute blanche, calme, apaisée et apaisante. Je la regarde quelque peu, puis finis par me rendormir. Au lendemain, rien n’y paraissait. Encore aujourd’hui, je peine à croire qu’il ne s’agissait pas d’un de ces songes qui ont l’air si vrai que l’on ignore, jusqu’à ce que l’on se pince selon la maxime populaire, si l’on rêve ou non. Mais cette vision, fût-elle produite par mon esprit torturé ou par un phénomène paranormal incertain, reste profondément ancrée dans ma mémoire. Souvent encore je me la remémore, parfois je m’interroge, parfois je me perds. Je me borne à croire que ce genre de souvenirs forge autant le caractère qu’un matin sucré de printemps, tandis qu’errant, on découvre un ami qui lui aussi nous cherchait.

En vérité, notre vie est traversée de fantômes. Des visages vus ou entrevus, qui jamais ne réapparaîtront mais dont on se souvient avec force, sans avoir la prétention d’y mettre un nom ou même de se rappeler où et quand on aurait pu les voir, si on les a effectivement vus, s’ils ne sont pas pures projections mentales. Parfois, un visage est déjà une gageure : on ne se souvient que d’une voix, d’un mot, d’un geste, qui, par sa nature, son incongruité ou sa justesse, nous étonna. Il ne suffit que de cela pour que son écho, comme ces sons lointains qui nous parviennent alors que la fenêtre est ouverte et dont on ignore la provenance, demeure et persiste. Ces « fantômes », tout aussi immatériels, sont pourtant reconnus par la commune engeance, tandis que la première catégorie, étrangement, est rejetée par la masse. Seuls les hurluberlus, prétendent-ils, les vantards, les faux, prétendent les croiser et les rencontrer, parfois même dialoguer avec eux. Si ce n’est pas sur l’essence même de la vision qu’il y a schisme, c’est bien sur la provenance de cette vision que la séparation a lieu. Et cela me dérange nécessairement.
Car je me moque ouvertement des causes, et ne m’intéresse qu’aux effets de cette cause. Le « comment » est à jamais inaccessible. En revanche, le « pourquoi » peut être caressé ; en cela, conviendrait-il mieux de croire que ce monde est bien illogique somme toute.

Je crois en l’existence des spectres, des esprits, des poltergeists. Je crois en l’existence de présences qui, ponctuellement, visitent notre monde... Je pense aux Mouches sartriennes, c’est peut-être tout à fait cela, en moins tragique sans doute. Quand je me signe avant d’entrer dans une église, ou quand dans la rue, me souhaitant courage ou me faisant peur à moi-même avant de me faufiler dans une sombre allée je dessine la croix sur mon torse, je ressens une fois le rite achevé une profonde bouffée d’air frais et d’espoir qui m’envahit tout entier, qui s’introduit par ma bouche et prend niche dans mon estomac. Comment expliquer, sinon par la présence de ces « fantômes », le bien-être qui alors soudain m’envahit ? Ce n’est pas une vue de l’esprit. Le malaise, le trouble, peu importe le nom que l’on peut lui donner, est bel et bien physique, existant. Cela ne me fait pas nécessairement croire au Dieu Chrétien, à Jésus ou à Abraham, pas plus qu’à Bouddha ou à Oreste ; mais cela me fait croire que le geste même que je maugrée éveille la bienveillance d’un je-ne-sais-quoi qui tout entier me pénètre et m’aide, sinon passivement, à surmonter les épreuves.
Pour autant, cela ne fut pas toujours le cas. Bien longtemps m’a-t-on envoyé en baptême, en mariage, bien longtemps m’a-t-on invité à faire le signe sans que je n’en ressente aucun des effets décrits. Mais suite à la mort de ma grand-mère maternelle, cette fois-ci, la foi toute entière s’introduisit en moi. J’en avais sans doute besoin : croire me permettait d’aller au-delà de ma tristesse, et de faire en sorte surtout qu’elle ne soit pas vaine. Sans nul doute à cet instant ai-je créé cette présence qui à présent toujours m’accompagne, peut-être est-ce même l’esprit de mon ancêtre qui m’observe par-dessus mon épaule, et se cache lorsque, par surprise, je tourne violemment la tête pour la démasquer.

Tous mes efforts en ce sens ont été jusqu’à présent vains. Elle parvient à se dérober à mes ruses les plus élaborées avec une agilité déconcertante, et que je ne lui prêtais guère du reste. La mort, peut-être, propose une remise en forme pour ce cas de figure. Le fantôme de ma grand-mère n’est ainsi jamais apparu devant mes yeux, a contrario de sa comparse paternelle. Timidité maladive, je présume, comme de son vivant. Mais une ruse maligne, qui la faisait et qui doit encore la faire prévoir les coups du sort, et sitôt l’accident arrivé, arrivait-elle brusquement sur les lieux, pour ne pas en perdre une miette et surtout, aider autant que faire se peut. Sa curiosité était, si l’on peut dire, d’ordre humanitaire ; et je ne crois pas autrement que sa présence, à mes côtés, n’a d’autre ambition que de m’aider à traverser les affres de l’existence. Puisse-t-elle demeurer près, tout près de moi ; et de sa main claire m’indiquer, quand le chemin se fourche, quelle route choisir.

G comme « Gargarisme »

Définition

Gargarisme (nom) : Liquide avec lequel on se gargarise la gorge. Par extension, action de cette gargarisation. Au sens figuré, désigne un mot, une expression, un aphorisme qu’une personne orgueilleuse ou pédante répète encore et encore, jusqu’à plus soif. Exemple : Tous les jours, Rabelais était son gargarisme.
L’essence même du gargarisme tient moins de la substance avec laquelle on le pratique, mais plutôt du curieux va-et-vient que l’on doit faire pour que le traitement soit efficace. J’ai appris à me gargariser, puis à cracher, sur exemple de mon père. J’ai découvert malgré moi que beaucoup, et non des moindres, ignoraient encore la méthode et lamentablement échouaient dans cet exercice. Conjointement, savoir se gargariser revient à savoir « rouler les “r” », et là encore, force est de constater que nous ne sommes pas tous égaux devant ce simple phénomène. Tandis qu’écoutant Brassens, Brel, et m’efforçant à répéter aussi exactement que possible la moindre de leur chanson, je roulais allègrement dans mon arrière-gorge cette apico-dentale maudite, apprenant ainsi un certain tic de prononciation qui depuis ne me quitte guère, on me demande parfois si je suis originaire de Sète ou de Perpignan. Pas même ! Je suis né à Bastia, ai vécu une quinzaine d’années à Castelnaudary, mais je n’aurai su saisir l’accent ni de l’un, ni de l’autre. Un idiotisme, parfois, me revient en bouche ; mais le temps aidant, je m’attriste à croire que si je ne les cultive point, ils disparaîtront comme ils sont venus : sans que je ne m’en aperçoive.

Le gargarisme peut également être, et c’est sans nul doute ici son emploi le plus fréquent, au même titre que bon nombre d’expressions médicales, utilisé dans un sens figuré. Cela a très volontiers une connotation péjorative, motivé tant par la présence des gutturales que par l’image ragoûtante du gargarisme en lui-même. Puisqu’il s’agit de ne jamais avaler, on finit toujours par cracher. L’image est judicieusement choisie à vrai dire, il convient de s’imaginer un auteur, un ouvrage, comme un liquide. L’individu le déguste, mais plutôt que de l’avaler, selon le bon principe d’innutrition des anciens, il le ressasse éternellement dans sa bouche, nous faisant partager du reste un bruit équivoque qui n’a rien de plaisant, il convient de le constater. Puis, une fois qu’il le juge bon, plutôt, une fois qu’il en a assez, il le recrache. La sagesse archaïque aura fait mille tours dans sa gorge, plusieurs fois même manqua-t-elle de descendre dans l’estomac et de se répandre dans tout un organisme ; mais un coup de glotte savamment distillé et élégamment donné la fit remonter encore et encore, avant de tomber en terre et de mourir, invariablement.

Il y a, dans l’amour que certaines personnes peuvent avoir du « gargarisme intellectuel », une pédanterie certaine, une cuistrerie, si je puis dire, élevée au rang d’art. Ce sont les citations malsaines, distribuées abusivement, sorties de leurs contextes énonciatifs, parfois même se trompe-t-on sur leurs auteurs ou les ouvrages dont elles sont issues, si l’on a cru bon de le préciser. Elles peuvent dire tout et son contraire, sans qu’un seul mot n’en soit modifié. Et brusquement, le plus révolutionnaire des écrivains devient, par la force des choses, royaliste forcené.
On peut ainsi classer, un autre l’aura déjà fait, l’utilisation des citations dans un texte, un discours, etc. selon différents critères d’assimilation et d’utilité : citation narcissique, ad verecundiam, auto-citation... et si je me regardais un instant, que je faisais l’inventaire de mes « gargarismes », dans quel camp me placerai-je ?

Je cite régulièrement d’autres auteurs, des cinéastes, des politiques. Souvent, je cite des apophtegmes, des aphorismes ; soit, des structures verbales spécifiquement étudiées pour être « vraies » quelles que soient leurs situations énonciatives. On ne peut, que très difficilement, les détourner ; tout au plus peuvent-elles être vecteur d’ironie si on les emploie en litote. Mais leur caractère acide, voire piquant, est si vif que souvent, les édicter suffit à faire basculer la réplique entière sur le terrain de la dérision ou de l’humour grinçant. Je me souviens souvent de cette anecdote. Un célèbre peintre d’origine polonaise, dont je ne retiens ici le nom (peut-être, en relecture, irais-je chercher la référence dans ma bibliothèque, je sais dans quel ouvrage elle se trouve), était invité d’honneur sur le territoire français, au début du vingtième siècle. Georges Clemenceau, alors Président du Conseil, manqua à ses quelques devoirs de civilité et délaissa longuement son hôte qui, pour tromper son ennui, sirotait un extrait de genièvre devant une large fenêtre donnant sur un jardin magnifique. Clemenceau, soudain, s’aperçoit de son manque total de politesse et, avançant vers lui pour engager la conversation et le voyant tenir avec amour son verre, lui fait remarquer : « Savez-vous qu’en France l’on dit “saoul comme un polonais” ? ». L’artiste, sans détourner le regard, lui répond, interdit : « Et en Pologne, on dit “poli comme un français”. ».
L’anecdote, que je trouve charmante, me semble illustrer parfaitement mon propos. La réponse, dite dans un parfait premier degré, est amère, justement parce que, et cela il convient de le remarquer, les maximes ne font souvent que dépeindre une vérité existante. Et par là, puisque la vérité n’est guère engageante, la phrase la décrivant ne peut être autrement que dérangeante à son tour. Ainsi, peut-être peut-on résumer le problème des cuistres, qui font des citations leurs gargarismes, comme cela : plutôt que de se nourrir de l’aphorisme, et de l’employer comme il convient, cinglant et ironique, cruel, il l’utilise sans le maîtriser et sa mélodie alors devient un semblant de gentillesse. Ce qui ajoute, je me permets d’ajouter, à l’énervement certain que l’on peut ressentir à son égard : si l’on n’a aucun scrupule à haïr un cuistre détestable, on ne peut, sans grief aucun, faire de même avec un pédant aimable. Et c’est fort dommage, en vérité.

Morphologie

Certes, le mot semble porter en lui-même et avec une exactitude rare la trace de l’organe phare : la gorge. Mais dans Gargarisme, j’entends moins gorge que « Gargantua », le héros mythique, bien que, l’on s’en doute, les trois termes soient issus directement du même étymon. Le récit rabelaisien est sans doute un des premiers que j’ai découvert, je devais être tout jeune entré au collège. Ce n’était certes qu’une version « épurée », à destination des enfants, les chapitres avaient été tronqués, d’autres supprimés, l’essence, quelque part, s’était perdu. Ne restait que le côté « farce » de l’écriture, la silène sans le bijou qu’elle contient ; on passait, ce n’est pas peu dire, à côté de la moitié du texte, si ce n’est plus. Ah ! Le bonheur de découvrir le fameux ergo gluc, l’abbaye de Thélème, tant d’autres choses encore !

Le texte reste parmi mes favoris, moins pour l’histoire ou pour les thèses présentées, même si je ne renierai jamais leur intelligence ou leur justesse, que pour le talent narratif de son auteur, qui parvint avec malice à faire coïncider tant l’aspect grotesque que l’aspect philosophique. Chaque chapitre est tel un message codé, qu’il convient de décrypter : tandis que s’offre à nous, sans qu’on ait besoin de lire autre chose que les simples mots, un récit amusant sur les faits et armes du sire Gargantua, il convient de gratter la première couche et de lire les mots sous les mots, de faire se reporter la moindre situation à une allégorie, à un message. Tout un chacun est comblé à la lecture de Rabelais, les petits comme les plus grands. C’est là le signe inaltérable, et pour tout dire sans biffure, du génie.
La veille encore, tandis qu’un couple d’amis était venu prendre un verre chez moi, notre discussion roula sur la philosophie, et notamment sur Kant. Je ne conteste pas le bonhomme. Il a su « mené sa barque » d’une fort élégante manière, et il aurait été oublié de tous si son phrasé n’avait pas dissimulé quelques vérités rondement assénées. Mais sa manière de parler, justement, si rude, si directe, si peu élégante, dérange nécessairement. Il nous faut donner de grands coups à la bourrique pour la faire avancer, trop brutalement nous sommes exposés, pauvres papillons de nuit que nous sommes, à la lumière solaire. Et pour peu que l’on soit frêle, on ne manque guère de s’y brûler. En revanche, prenons Spinoza, prenons Nietzsche ; ce sont, avant d’être des philosophes, des professeurs. Ils savent que leur public, que leur lectorat, n’est pas uniquement constitué d’énarques fraîchement sevrés, mais surtout de pauvres hères comme celui qui compose actuellement ces lignes, et qui n’a jamais eu d’amour pour la philosophie que lorsqu’elle se dissimulait.

Descartes, dans la préface de ses principes de la philosophie, assimilait la pratique à un arbre, dont les racines, si je me souviens bien de ses mots, seraient la métaphysique. Montaigne, dans ses Essais, allait à contre-courant d’une telle nécessité et donnait un charmant avis sur la question : « La philosophie a cela de merveilleux pour moi qu’elle se résume en quatre mots : je m’en moque ». Pascal, encore, assénait ce terrible constat : « Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher ». Et sur tout cela, me souviendrai-je toujours de ces mots, lancés, me semble-t-il, par un certain épicurien (à moins que ce ne fut un hédoniste ?) : Primere vivere, deinde philosophari. « Vis d’abord, philosophie après ». Vivre, déjà, occupe tout mon temps. Je ne saurai rien faire d’autre. On comprend alors le mal que je puis avoir à philosopher.
Gargantua philosophait-il ? On en garde surtout l’image d’un être pragmatique, et pour tout dire premier. Mais sa philosophie, surtout, n’est pas gargarisme : elle est vie. Ce n’est plus Holoferne, c’est Ponocrates. Peu importe de savoir réciter à l’endroit, puis à l’envers, les lettres grecques, latines, hébreuses, sans jamais se tromper ; mieux vaut savoir, par empirisme, quel « torche-cul » employer. Ainsi, récemment, me suis-je surpris à faire un vide nécessaire dans mon existence. J’ai mis de côté tout ce qui, de près ou de loin, ne m’aidait pas à vivre, pour ne conserver que la « substantifique moelle ». Adieux, donc, livres abscons, ne me procurant ni plaisir esthétique, ni plaisir culturel ; adieux, passe-temps inutiles qui gangrenaient mon temps et mon énergie ; adieu, le reste.

Miraculeusement, mais au prix d’intenses soirées de réflexions, alors que j’étais en train de lire un judicieux Balzac ou un Joyce de toute beauté, l’écriture fut conservée de ce génocide, pour ainsi dire par accident. Non point qu’elle m’aide à vivre, du moins, comme le manger ou le boire, le dormir ; non point qu’elle m’aide à mieux mener mon existence, comme l’argent, les études, les relations sociales ; non point qu’elle aille de pair avec certaines activités essentielles, se muscler quand on fait du ménage, améliorer sa maîtrise du « système D » quand on bricole ; mais l’écriture me permet, surtout, de restituer toutes impressions de lecture.
Chaque auteur est avant tout un lecteur, je ne reviendrai jamais là-dessus. Lire sans écrire revient quelque peu à se gargariser. C’est une vérification. Vérification que l’on a saisi les enjeux de l’intrigue, le profil des personnages, l’innovation de la forme ; si enseigner, c’est apprendre une seconde fois, écrire, c’est comprendre une fois encore. Chaque lecture, également, est unique à chacun. Il est fait prouvé que deux personnes ne retiennent jamais la même chose lorsque elles parcourent la même ligne. Un peu de mathématiques alors, peut venir éclairer un rien ce que je tente de montrer.

Soit une phrase constituée de x composants. Ces composants peuvent être des mots, des idées, des formes, etc. bref, tout ce qu’une structure phrastique peut espérer offrir à la réception, tant au niveau du fond que de la forme. À la lecture, considérons pour ce premier exemple que parmi ces x composants, un seul est assimilé et retenu par le lecteur. L’écrivant à son tour, ce seul composant sera exprimé grâce à y composants dans la nouvelle phrase formulée, et ainsi de suite. On saisit rapidement que la croissance de l’expression va de façon exponentielle, et surtout de façon déraisonnée : si à xn correspond quelque chose comme ym composants, on comprend que le nombre de lecture possible de la phrase de base est de « n » lectures. Considérant que dans tous les cas, la phrase du lecteur est composée d’un nombre supérieur de composants que le composant de base de la phrase première, on comprend qu’il n’aura un jour suffit que d’un seul mot pour produire toute la Littérature qui n’ait jamais été faite de nos jours.

Que l’on imagine alors que jamais on ne prit peine d’écrire ce sur quoi on a lu, et c’est tout un violent pan des Lettres qui s’effrite. Ne reste que les récits purement « originaux », et à ma connaissance, je ne puis en dénombrer que deux : L’odyssée, et Les illuminations. Le premier car il est fondateur, le second car je l’aime. Je ne souffrirai pas que l’on contredise cette démonstration. Du moment qu’elle fut édictée, la réfuter ou l’accréditer revient à la récrire, et donc, à lui donner corps... tout comme on ne saurait produire une liste raisonnée des hapax, sans les détruire méticuleusement sans aucune autre forme de procès.

H comme « Hérisson »

Définition

Hérisson (nom) : Petit mammifère insectivore dont le dos est composé de piquants, qui ne sont que des amas de poils agglomérés. En emploi figuré, une personne peut être qualifiée de « hérisson » si elle fait preuve d’une certaine susceptibilité colérique et pour le moins irritable. Exemple : Dans le jardin, derrière ma maison, j’ai vu un hérisson.
J’apprécie beaucoup ces hérissons que l’on voit dans nos campagnes. Dans le jardin, devant la maison de mes parents, un soir, alors qu’ils m’avaient hébergé pour quelques jours, j’ai vu un hérisson blotti contre un muret. J’aurai pu ne pas le remarquer ; mais tandis qu’il se croyait invisible, semble-t-il protégé par l’aura sombre du crépuscule, il se hasarda à faire quelques pas. Moi, au-dehors, le regard perdu dans le néant, une énième cigarette à la bouche, j’aperçus du coin de l’œil comme une forme qui se trémoussait gentiment non loin de moi. Il n’y avait pas de vent, rien qui ne bougeait dans le jardin mis à part les lucioles et cette forme. Piqué de curiosité, j’avançai à pas de loup, pour ne pas effrayer ce qui sera ma découverte, le cas échéant fuir si cette découverte me voulait du mal. Arrivé à sa hauteur, et sentant qu’un œil noir le regardait, le petit animal s’immobilisa, tremblant de peur. J’ai alors lentement approché ma main, et je suis parvenu à caresser le hérisson. Ce n’était pas spécialement doux, mais ni spécialement rude. Je croyais, du moins c’est la réflexion que je me suis alors faite, toucher une texture se rapprochant de celle de ces murs de crépis que l’on voit dans les villes. Puis, aussi furtivement que j’étais venu, je revins à mon point de départ, et je terminai ma cigarette.

L’histoire est anecdotique, voire même inutile. Toute aussi anecdotique que celle, arrivée récemment à un ami, qui caressa en pleine une rue une souris des champs, selon le même processus que celui que j’ai patiemment décrit. Pourtant, elle continue de me fasciner. Tout d’abord, c’était la première fois que je caressai un hérisson ; ensuite, la douceur avec laquelle je m’approcha de lui ne manqua pas, et ne manque pas de me surprendre.

Point que j’aime à « foncer tête baissée », et je suis d’une nature plutôt stoïque, ce qui n’est pas sans déplaire à certains et certaines, qui aimeraient me voir plus « compulsif »; mais je garde en toutes circonstances la tête froide, sachant qu’un moment d’impatience peut corrompre une vie entière, et, a contrario, qu’un moment de patience peut la sauver toute aussi entièrement.
Ce qui me surprit je crois, c’est que j’eus la preuve que même en état de surprise, je parviens à rester de marbre. Que mon cerveau et mon corps, habitués à présent en toutes choses à réagir avec précision et tact, conçoivent que ce n’est qu’uniquement ainsi qu’il faut agir. Et si la surprise seule ne parvient pas à me faire réagir, qui y parviendra ?

Quoi qu’il en est, j’apprécie beaucoup ces hérissons, comme je le disais de prime abord. J’apprécie tout également les « hommes hérissons », ces personnes irascibles que l’on rencontre ci et là. Je les apprécie, car ils ont le don incroyable, et pour ainsi dire unique, de nous transmettre leur humeur, à moins bien sûr d’être de ces optimistes constants, qui siffle et quand il pleut, et quand le soleil brille. Avant de les rencontrer, rien dans la journée ne nous prédispose à être de mauvaise humeur. Mais de les coller de trop près, et de sentir alors leurs « piquants » s’enfoncer profondément dans notre peau, et nous devenons aussi colérique que ces derniers. Un rien nous indispose, la bile noire nous envahit ; nous devenons hérissons à notre tour, ne serait-ce que l’espace de quelques secondes, et prédestinés également à transmettre notre mal au prochain qui rencontrerait notre route.
Je les aime également pour la rhétorique fallacieuse qu’ils mettent en ordre pour faire en sorte de devenir irascible, car même si l’on est prédisposé à être « hérisson », c’est comme tout, cela s’entretient. C’est un exercice mental particulièrement ardu, que je suis, ce n’est faute d’avoir essayé, incapable de pratiquer. Je puis devenir gai, triste, ironique, méchant sur volonté ; mais irascible, je n’y parviens pas. Toujours un sourire aux lèvres, le cœur sur la main, prêt à aider. Je ne saurai être un « Jean-Pierre Bacri » (du moins, l’image qu’il se donne dans certains longs-métrages) perpétuel, ou avec énormément de difficultés, tant que j’en deviens faux. Et sinon la colère ou l’exaspération, je ne déclenche que le rire.

À ma grande surprise, je m’en aperçois à présent, si je n’ai rencontré qu’un seul hérisson au cours de mon existence, celui-là même que je caressai, je n’aurai eu le plaisir de ne croiser durablement aucun être-hérisson (me risquerai-je à utiliser le terme de « hérisshomme » ?). Je ne sais qu’en déduire. Les fais-je fuir ? Subis-je un malencontreux coup du hasard ? A-t-on décidé que jamais je ne dois en fréquenter, ou bien en connaîtrais-je un dès demain, qui sera alors mon compagnon d’armes jusqu’à la nuit des temps ? Je l’ignore. Peut-être tout également le fait que j’aime ces « hérisshommes » dépend entièrement du principe que je n’en fréquente aucun régulièrement. Encore une illusion qui s’envolerait, je tends à persister dans la tabula rasa. Ce n’est pas un mal, à vrai dire ; mais c’est tout également loin d’être un bien.

Morphologie

Dans ce mot, dont la dorso-vélaire « r » seule donne une connotation épineuse, j’entends pourtant envers et contre tout « son ». Le son de la musique, le son de la rue, le son de mon cœur. En vain. Peu m’importe que je sois ici ou ailleurs, que m’importe que ma discographie s’agrandisse de semaine en semaine ; j’écoute en boucle toujours la même mélodie, de manière compulsive, un ostinato particulier et pour le moins obsessionnel. J’ai mes périodes : quand je me mets à écouter dix, cent, mille fois de suite la même mélodie, des jours durant, c’est pour combler une attente. Attente du lendemain, d’une épreuve, d’un examen, d’une grande décision. Quand, au contraire, je laisse tourner en fond, sans m’en soucier, tout un album ou tous mes albums de musique, je suis dans l’euphorie, satisfait de ma situation présente, sans aucun nuage qui trouble ma vue.

J’écoute de tout, toujours, tout le temps : rock’n roll, variété française, musique progressive, voire minimaliste par moment, j’ai certes mes aimés, mais je suis d’un naturel curieux. Et je ne renie jamais d’écouter une nouvelle œuvre, d’où qu’elle provienne ; Europe, Amérique, Asie, tout peut convenir à mes oreilles dès l’instant où la musique est entraînante, le refrain enjoué, l’air envolé. Régulièrement, de nouvelles pièces viennent à se rajouter à un répertoire qui tend à l’universalité. La qualité de ces morceaux est toujours décidée subjectivement, et je les juge sublimes même quand les critiques, par force démonstration, me prouvent que j’ai tort. Mais, quoi ! m’attaquera-t-on sur ce que j’aime, va-t-on considérer que le tableau des romans, sculptures, films qu’un être aime est représentatif de sa personnalité ? Elle peut en être un lointain écho, comme ces bruits malsains que l’on entend, tard le soir, sourdre de notre avenue et à partir desquels on suppute l’évènement qui eut lieu à des kilomètres de là, accident de voitures ou rixe musclée.

Récemment, par ailleurs, ai-je découvert un charmant morceau, charmant autant par sa mélodie que par son parti pris parolier. Que je m’en explique. Composée par Frank Zappa, auteur que j’apprécie de plus en plus, car totalement maître de son art, d’une ingéniosité sans pareille et surtout, d’une énergie improbable qui l’aura fait composer un nombre inconcevable de morceaux originaux, la piste se nomme « You are what you is ». La chanson débute ainsi :

Do you know what you are?

You are what you is.

You is what you am

(A cow don’t make ham)...
Que l’on pourrait grossièrement traduire par :
Sais-tu ce que tu es ?

Tu es ce que tu est.

Tu est ce que tu suis

(Une vache ne fait pas du jambon)...

On s’aperçoit que la traduction française ne restitue pas, en marge des rimes, toute l’ingéniosité des mots anglais, du fait de l’homophonie entre la forme du verbe « être » à la seconde et à la troisième personne. Quoi qu’il en est, je pense néanmoins que l’exemple est suffisamment éloquent pour se passer d’un autre argument : je trouve beau ce son qui s’amuse de sa propre règle. Quand Baudelaire écrit « 1848 m’a dépolitiqué », sur le fameux modèle du « dépucelage », ce n’est point une faute : c’est au contraire un amusement de son pur, qui joue avec ses propres règles.
Ainsi, je pense rechercher autant que faire se peut ce second degré, autant dans la musique, donnée primordiale s’il en est (et je m’éloigne des morceaux qui se prennent trop au sérieux) qu’en Littérature (idem). Je m’aperçois pourtant que l’humour que je peux distiller dans mes textes n’est guère perçu, certains le jugent même invisible, voire absent. C’est que c’est là un humour qui se dissimule, un second degré constant : annoncer avec un sérieux austère les banalités les plus affligeantes, et faire croire ainsi que j’ai découvert une vérité élégiaque d’une puissance inégalée. J’ai été plus volontiers formé chez Hugo et Balzac que chez Flaubert ou Kafka ; le cas de ce dernier est d’ailleurs intéressant. Croyant relater des histoires graves, ses lecteurs, pourtant, s’esclaffaient à la moindre anecdote. Les premières pages du Procès, où les inspecteurs dévorent le petit-déjeuner de Joseph K., sont d’une hilarité jamais atteinte dans un roman aussi grave. Le genre de détail qui libère la tension dramatique, ou pathétique, et qui aide à relativiser l’évènement. Ainsi se devrait-on toujours de voir le monde devant nos yeux d’une telle façon : la chute inopinée du diplomate tandis que l’ambassadeur lui tend la main, la répartie aléatoire du journaliste face au politique loquace, le regard trouble de l’homme de la rue qui interroge son maire ; en un mot, la distance inattendue et surprenante dans une machinerie qui, sans cela, tournerait d’elle-même sans jamais s’arrêter, et sans jamais ralentir.

Il est difficile d’instaurer de la distance dans un texte sans perdre le lecteur. Il faut le plonger dans une perpétuelle attente, tout en lui faisant comprendre qu’il n’a aucun rôle à jouer : sa réflexion seule doit le conduire à se croire nécessaire. Ainsi ces dialogues rapportés, ces descriptions à mi-mots, ces théâtres où on se trouve comme amené à décoder des éléments qui, pour tous les personnages du texte, semblent évidents. La musique est un peu de cela, peut-être : faire croire que l’on ne joue que pour les autres, alors que tout art, par définition, est profondément égoïste.

I comme « Irrité »

Définition

Irrité (adjectif) : En son sens premier, désigne dans le vocabulaire médical ce qui pointe la douleur, ou l’excitation d’une membrane ou d’un tissu nerveux. Par extension, mettre en colère, exciter, rendre plus fort et plus violent. Exemple : Parler de politique après le repas m’irrite passablement les nerfs.
Je ne suis pas, à proprement parler, quelqu’un d’irritable. J’ai de ces accès de colère, lorsque je suis victime d’une injustice flagrante, qui s’expriment par des gestes simples (bien souvent, répéter ladite injustice en souvenir de la loi du Talion) moins que par des mots. Car l’irritation est avant tout un processus duratif, il convient d’appliquer avec force et patience sur une même zone une pression nécessaire pour parvenir au résultat attendu. Or, étant plutôt d’ordre stoïque, la permanence n’a que peu d’effets sur moi. Je me cantonne à hausser les épaules, et à suivre mon chemin. En revanche, j’ai dû par le passé déjà irriter une connaissance ou une amie, ne voulant bien entendu faire le mal ; un mot que j’aurai repris en vain, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle ne s’emporte et me remette, crûment ou de façon plus légère, à la place que je n’aurai jamais dû quitter. La sensation que j’ai alors est fort désagréable, et s’apparente à vrai dire, plus à de la gêne ou à de la honte qu’à de la colère ou de la mesquinerie : je me sens mal de n’avoir pas su saisir l’instant précis où tout a basculé et, pour peu que mon ami ne soit susceptible, rompre à jamais une amitié, ou le plus souvent un germe d’amitié qui s’avérait prometteur.

L’irritation peut, tout également, avoir un effet salvateur, comme ces maladies vénériennes que l’on ne décèle qu’une fois la douleur perçue ; et judicieusement placée, elle peut permettre de se relever, de « rendre plus fort » un proche qui avait cruellement besoin de cela pour se ressaisir. À condition, bien entendu, que ce dernier n’aille à son tour point dans l’excès : il y a une frontière entre le flegmatisme pur dont je suis sans doute un représentant, et l’emportement gratuit dont j’ai des exemples chaque jour devant mes yeux. Rares sont les individus qui, pourtant et cela ne lasse pas de m’étonner, se suspendent, fildeféristes affirmés, entre ces bornes et parviennent à réagir comme il convient lorsqu’on les excite ; le plus souvent, ils sombrent dans la plus noire des colères, et la réaction est pire que le mal. J’aurai de ces exemples exquis à révéler, ce lieu même me semblerait une tribune idéale pour le faire ; mais je me refuse de le faire, craignant un courroux inutile de la part de ceux qui se reconnaîtraient ici, si jamais ils parvenaient, hasard des hasards, à parcourir des yeux ces lignes noires. Ainsi, plutôt que de vouloir faire des choux gras de ces historiettes qui n’intéressent plus personne, je me cantonnerai à quelques observations lapidaires, inutiles et abstraites ; c’est bien là le propos de mon abécédaire, faire du mot un prétexte à une réflexion, comme d’autres utilisent une guerre comme excuse à une invasion.
Une irritation, donc, peut avoir des conséquences purement bénéfiques, mais encore une fois il convient de placer une limitation certaine à ce fait, et à le rattacher à la personne même qui la subit. L’on sait ainsi que nous ne ressentons pas tous la douleur selon la même intensité, et que des maladies pernicieuses, parfois, infection grave du système nerveux ou de l’épiderme, empêchent de percevoir le coup porté, ou au contraire démultiplient sa force d’une manière brutale et pour tout dire farfelue. C’est l’anecdote de ce patient qui, se plaignant de ressentir une légère piqûre au mollet, découvrit qu’il avait eu l’os détruit par un éclat d’obus ; et c’est celle de cet autre qui, hurlant à la mort qu’on lui arrachait le bras, avait été dévoré pendant la nuit par un moustique trop zélé. Ainsi, pour peu que la personne soit de nature emportée, l’irritation conduit à un drame ; et pour peu que celle-ci soit, comme moi, un rien flegmatique, le coup ne porte guère.

Tout tient peut-être, il convient de l’étudier à présent, dans l’intensité de la pression, moins dans la personnalité même de qui la subit. Il faut amener les choses d’une manière diplomate, subtile, fraîche, allusive même. Ne pas dire les choses directement, mais les faire ressentir en douceur, le son de la parole doit retourner des années dans l’oreille de celui qui l’entend avant de porter ses fruits. Récemment encore, je lus que Voltaire répondit, à qui lui avait demandé comment était l’éloge funèbre de je-ne-sais-quel diplomate, « comme l’épée de Charlemagne », Joyeuse étant, et il suffit de visiter le Louvre pour s’en convaincre, « longue et plate ». L’irritation est partie liée, ainsi, et ce de manière très intime, avec l’ironie et la critique. On n’irrite guère avec de belles paroles, mais avec une réplique mordante, plusieurs fois assénée. Que l’on demande à celles et ceux qui, au cours d’une beuverie, ont vu leur visage immanquablement associé à un sobriquet ; qu’on leur demande ce qu’ils ressentent, quelques dix ans après, si le surnom est toujours d’usage ; alors on verra leurs yeux se teinter d’une douce amertume, se colorer de feu et de noir et, dans l’heure, pleurer ou frapper un mur avec leurs poings. Les plus courageux tenteront de mettre fin à cette coutume imbécile ; et seulement dans ce dernier cas, l’irritation aura été agréable.

On reconnaît un homme irrité par une rougeur significative, bien que légère : ce n’est qu’une faible inflammation, qui tire plus vers le rose que vers le rouge, et qui dégage une forte chaleur si l’on s’en approche. La douleur est pourtant bien moindre vis-à-vis de ses effets, et cela ne manque de surprendre. Il ne faut donc pas prendre l’irritation pour un grand mal, mais il convient de surveiller avec attention toutes les complications qui pourraient survenir si celle-ci n’est pas guérie. L’éteindre ou l’apaiser, voilà le fin mot ; et aucun Maimonide ne me dira jamais le contraire.

Morphologie

J’aime le « thé » que j’entends à la fin de l’adjectif. J’aime autant le mot, qui claque comme un fouet dans la piste de l’arène d’un cirque, que la boisson, que je bois de plus en plus souvent, sous l’impulsion d’une amie qui en est une amoureuse jalouse ; jamais ne boira-t-elle du café, même les soirs qui précèdent les nuits blanches : du thé, et rien que du thé. Je lui reprochais, aux temps où je ne buvais exclusivement que cet excitant sombre, lui dédaignant son frère blanc, une certaine fadeur et un parfum du même acabit. Mais je découvris certaines richesses orientales ou venues des tréfonds de l’Inde lointaine, des miracles du Maghreb ou des secrets farouchement gardés par les indiens Hopis ; et je me surpris à aimer cette douce substance que je repoussais alors.

J’ai appris également, avec cet apprentissage, l’amour des services en porcelaine et des tasses joliment décorées, un luxe que n’aura jamais une cafetière, même en or massif : la franchise de la coupe, les couleurs criardes, sont autant de marques de bon goût que le liquide amer que ces récipients conservent jalousement. Et j’ai eu de ces visions de fjords nordiques et de glaciers superbes dans la seule contemplation d’une vaisselle aux tons bleus âcres, coupée à angle droit. On ne saurait dire s’il s’agit de décoration ou d’ustensiles : à vrai dire, les deux se mélangent habilement, et il n’est pas rare de croiser dans une cuisine, sur un frigo ou une étagère, une rangée de ces précieuses reliques dont seules l’une d’entre elle est destinée à servir lors des grandes occasions. Il y a de ces détails, comme cela, que l’on aime à remarquer : le nombre d’ouvrages dans une bibliothèque, et leur nature ; le soin du rangement apporté au salon ; la présence de ces théières dans les cuisines. On ne se refait pas.

Pour autant, j’en bois rarement seul. Ce fut arrivé ces longues soirées d’hiver, où le brouillard tombe, où la neige espère, où l’arbre plie ; ermite, je ne pouvais m’empêcher de me croire moine dans sa cellule, dégustant une concoction légère, rêvant aux paradis futurs. Mais c’est généralement entre amis que je lève plus volontiers le coude ; il est plus aisé dans ces cas de figure de boire du thé que du café, dont le goût amer décourage les velléitaires, et pour lesquels il faut aménager, en marge des tasses, des cuillères et du sucre, bien du tracas inutile. En revanche, peu sucrent leur tasse de tilleul, personne pour ainsi dire ; et si jamais on répond que cela dérange, ils ne s’en émoustillent point, en sont même honteux ; et finissent par boire, tout simplement, sans faire une autre remarque, aussi silencieuse soit-elle. Je m’installe alors, ténébreux, sombre, dans un coin de la pièce, contemplant sans haine ni regret les scènes qui se déroulent devant mes yeux, les alliances qui se nouent ou, au contraire, les discussions taciturnes qui soulèvent toute la compagnie. Je saisis, de ci, de là, sans vraiment le vouloir, un mot, une phrase, un geste, un rire ; j’en prends note, cela m’enrichit. Il m’arrive d’intervenir, si le terrain glisse sur quelques pays où j’aime à m’aventurer, où j’ai aimé à m’aventurer, pour apporter une précision ou pour corriger une erreur grossière : je laisse glisser les futiles, elles nourrissent le suc des réflexions futures et permettent de comprendre les contradictions évidentes ; c’est comme cela qu’on apprend. Ainsi isolé, heureux bien qu’à l’écart, je contemple, désabusé, le monde qui m’entoure. Et d’une voix sans nulle autre pareille, quos ego d’un autre âge, je me murmure que cela est bon. Et, miracle des miracles, parviens à le croire.
J’ai toujours défendu néanmoins une erreur, que d’aucuns jugent sans importance, mais qui témoigne de la séparation que je fais encore aujourd’hui entre thé et café : le fait que la « théine » et la caféine ne sont qu’une seule et même molécule. Cela dérange pourtant de croire que boire du thé revient, quelque part, à boire du café ; mais pour ma part, je trouve la pensée rassurante. Ainsi n’ai-je pas la sensation de tromper ma douce amante d’ébène lorsque j’embrasse une fille à l’odeur de menthe ; tout au plus pourra-t-on dire que je sors avec sa sœur de sang.

Je m’aperçois à l’écriture que cette pensée n’est pas des mieux choisis. Mais je n’en ai, hélas, aucune autre sous le coude, je devrai me contenter de celle-ci.

Si je devais revenir de plus près sur le point de vue morphologique, j’accorderai volontiers ce suffixe « té », qui semble particulièrement prolixe en français, à une idée d’évidence, comme cette expression débonnaire que l’on peut entendre régulièrement dans le Midi ; c’est l’observation crue et sans ambages, immédiate, et le constat cruel qui s’ensuit instantanément. Ainsi peut-on dire que l’on repère sans aucun mal l’irritation, puisque l’on est irrité ; ainsi peut-on dire que l’on sait, en toute conscience, pourquoi l’on boit du « thé ».

Car il est de ces boissons que l’on boit sans raison précise, si ce n’est pour vaincre la soif ou pour accompagner une soirée ; mais il en est un certain nombre que l’on prépare selon une optique toute particulière, que ce soit pour se donner un genre, une personnalité, un caractère ; et je présume fortement que le thé fait parti de cette dernière catégorie. Plus précisément, et cela est de plus en plus vrai du fait d’une imposante campagne publicitaire, le thé est associé à un idéal de pureté, de liberté, de bien-être : qui boit du thé régulièrement, qui sait choisir entre les variétés, préparer les plus volatiles, celui-ci veut croire et faire croire qu’il se complaît dans son existence. À l’opposé, le vétéran sombre véhicule, où qu’il aille, une réputation à chemin entre la sensualité, la violence et la virilité, des traits qui sont de plus en plus pointés du doigt, anathème et avanie ; c’est le genre de détails, insignifiants pour ainsi dire, qui détermine pourtant inconsciemment nos jugements quand on rencontre une personne nouvelle, au même titre que l’examen précis de ses habits, de ses chaussures, de ses goûts en matière de musique et de cinéma. Voulant perpétuellement classer et hiérarchiser les individus, il s’avère que cette préférence-ci, qui opère selon un rythme binaire, aime/n’aime pas, préfère x à y, est un critère de première intelligence, dont l’exactitude n’a d’égal que l’idiotie apparente du processus. Que l’on s’y essaie pourtant, et que l’on observe : on sera surpris du résultat.

J comme « Jokari »

Définition

Jokari (nom) : Jeu populaire se pratiquant à deux joueurs ou plus consistant à renvoyer à l’aide de raquettes de bois une balle fixée à un socle par un élastique. La partie s’achève lorsqu’un joueur est dans l’incapacité de renvoyer la balle. Exemple : Je me suis fait mal à l’œil en jouant au jokari.
Dans ma jeunesse, j’ai pu énormément jouer au jokari, je dois l’avouer, et ce notamment dans ces vacances estivales que je passais à la campagne, auprès de mes grands-parents maternels. L’on possédait, et l’on possède toujours du reste, une de ces retraites agréables à vivre un ou deux mois, avec plusieurs chambres et salons. Précisément, dans l’un de ces derniers, une armoire accueillait nombre de jeux : ballons divers, raquettes, boules de pétanques... et un fameux jeu de jokari. Avec espièglerie, sachant que je serai le seul à m’amuser, je le sortais quand on voulait organiser une manière d’amusement en plein air ; bien souvent, quelques dix minutes après être sortis, je finissais par jouer seul, me renvoyant en vain la balle accrochée, m’évertuant à multiplier les effets, les forces, tentant de me feinter moi-même. Cette occupation me permit de développer une certaine agilité et une dextérité maîtresse qui encore aujourd’hui me sert largement ; je rattrape avant qu’ils ne se fracassent au sol verres et vases, je saute fort haut pour ma taille et mon poids ; surtout, je fais l’admiration qui est fille de l’étonnement (Voir définition dans cet abécédaire).

J’ai une amitié toute particulière, également, pour ce jeu, dans la mesure où il me semble constituer un entre-deux agréable entre le pur amusement, vain et populaire, et le sport, dans sa forme la plus académique. Trop éprouvant pour être joué par tous, mais trop ridicule pour le voir apparaître aux Jeux Olympiques, il se trouve sur la frontière. Ce faisant, et si je persiste à raisonner selon une bipartition que je connais fort bien, il ne devrait pas même exister. Ou plutôt, il est à lui seul une catégorie entière, un dossier vide : le nom suffit à le définir. On ne saurait le raccrocher à un « hyperthème », et il ne possède aucun « hypothème »; il est. C’est comme, le disais-je la veille encore à un ami, ces textes qui ne sont ni entièrement proses, ni entièrement poèmes, mais se définissent seuls, sans qu’on ne puisse en faire une règle. Ils échappent à toute raison et à toute logique.

Cependant, qu’on ne s’y méprenne : si le jokari semble d’un accès évident, si le principe est immédiatement saisi, rares sont les bons joueurs. Il n’y a certes pas un règlement lourd à connaître, mais il y a une éthique à respecter. Et c’est dans cette éthique-ci, plus que dans le caractère, l’amour, ou l’intérêt simplement que l’on peut espérer porter à ce loisir que réside toute sa richesse. L’on peut reconnaître, sans mal, un tennisman en rue ; les rugbymen ont des épaules à faire trembler les Colonnes d’Hercule ; quant aux joueurs de basket-ball, ils survolent, amusés, la pauvre masse des mortels que nous sommes. Mais le jokariste, quant à lui, ne se distingue pas par sa taille, son poids, son habit, sa manière de marcher ou de parler : mais plutôt par son élégance raffinée et son charme discret, qu’on ne remarque pas de prime abord. Il faut, pour qu’il se réveille, qu’on lui « envoie la balle » ; et alors de le regarder bondir, s’élever, frapper enfin ; et souvent, nous d’être groggy.

On se frôle la joue de la main, comme si un coup violent nous avait atteint ; peut-être même, l’espace d’un instant, a-t-on interprété ce clignement d’œil comme la satisfaction d’avoir « marqué un point ». Il faut du répondant. Il faut, surtout, de la répartie. Je parlais, plus haut, de l’art de l’allusion ; ici, ce serait plutôt, au contraire, l’art de l’apparence. Il ne convient pas d’avoir un bon mot, il faut avoir le mot juste, soit celui qui, immédiatement compris, ricoche et se trouve être, au second degré toujours, d’une élégance et d’une épine rare, trouvée, parfaite.

Du réflexe, toujours ; cela palliera, on s’en doutera bien, la réflexion. L’entraînement, et le temps de l’entraînement, est également un prix nécessaire à payer. On ne naît pas jokariste, on le devient. À force de dîners, de soirées, toujours l’oreille tendue, la langue bandée, prêt à s’élancer. Qui sait quand viendra son tour, qui sait quand l’élastique décidera de faire revenir la balle vers nous et nous seul; et qu’alors il faille se tenir prêt, désespérément prêt, sous peine de toucher terre.
Quand bien même la pratique, longtemps oubliée à l’heure où j’écris ces lignes je l’avoue néanmoins, me permit de développer ces dons athlétiques dont j’ai parlé ci-haut, il n’en fut pas de même de l’art rhétorique : je n’ai pas assez pratiqué, et cela ne m’intéresse plus. Je préfère rester, longtemps, peser, penser, poser, et trouver, plusieurs jours, mois, années plus tard, revenant sur une situation particulière, à laquelle je fis face alors, le mot juste, le mot seul. Certes, je suis seul à l’entendre : mais cela me permet, le jour venu, de regarder droit devant moi.

Il suffit de peu de choses, souvent, pour éclairer une mâtinée grimaçante.

Morphologie

Les trois syllabes sont, c’est un cas particulier, peut-être plus en français qu’ailleurs, parfaitement découpées. Points de liquides, de sifflantes, de semi-consonnes, de diphtongues ; peut-être le « r », un tantinet faible, peut trahir ; mais fermement appuyé par l’aperture immense de la voyelle qui le précède, il ne saurait défaillir. Si bien qu’il semble n’être qu’une succession, au choix, de mots indépendants, ou encore de sons. Je considère plus volontiers cette dernière option, car c’est ainsi, surtout, que je me l’entends ; pour un peu, sans aller jusqu’à l’harmonie phonique, j’entendrais presque la balle siffler, et passer à quelques centimètres de mon oreille, et tout aussi rapidement revenir et me fracasser le crâne par l’arrière. Les mots ne sont pas seulement des poignards : ce sont des masses également.

Pour autant, il ne me semble pas que le mot fut créé à dessein. Peut-être n’est-il que le nom de son inventeur, ou bien un jeu de mot que je ne saisirai pas, que je ne saisirai jamais ; mais c’est précisément un hasard que je trouve prodigieux. Je suis, je m’en aperçois en réalité, profondément en quête de ces heureuses coïncidences ; elles rythment toute une existence, on s’en souvient longuement. C’est le vieil ami qu’on n’a revu depuis ses études qui emménage, par accident, à côté de chez vous ; c’est le bus qui surgit tandis que l’on arrive à l’arrêt ; c’est le bras qui se tend au moment où on en avait besoin. Ce peut ne pas être, d’ailleurs, un élément foncièrement utile : mais il reste agréable, et cela seul compte. Cela dépend surtout de la manière dont on peut le recevoir. Petites modifications sur un thème donné, jeu que j’apprécie à sa juste valeur.

Paradoxalement, le fait que l’étymon soit unique, que l’assemblage de ces sons soient, du moins comme je le concède, parfaitement arbitraires, aide on ne peut mieux, une fois la première syllabe prononcée, à savoir avec précision de quoi l’on parle. Puisque, du moins dans ma langue maternelle, il y a peu de mots qui commencent par ce son, inutile, dans un contexte précis, d’aller au-delà : on se fait comprendre. C’est là son grand avantage, et toute langue à vrai dire devrait avoir ce processus, et tendre vers ce processus. À vrai dire, cela devait être ainsi à l’aube des temps : à chaque élément du monde se voyait correspondre un son ou une syllabe. Puis, la complexité nouvelle aidant, et le nombre limité de phonèmes qu’une bouche humaine peut constituer amena progressivement à composer des mots de deux, trois, voire quatre syllabes. On se surprit à créer, toujours par souci de facilité, des préfixes et des suffixes, mots à part entière, dans la mesure où ils sont porteurs de sens, mais qui n’ont de signification véritable qu’une fois liés à un confrère. « Pré- » signifie « qui se place auparavant ». D’où « préfixe », « prédestinée » etc. De même pour tous les autres : ce sont des béquilles fort intéressantes pour celui qui désire parler clairement.

Néanmoins, il existe, à l’instar de la francisque ou du jokari, un revers à cette médaille : l’exploitation incongrue et systématique de ces processus rendent la discussion difficilement compréhensible. Ai-je notamment souvenir d’une professeur qui, peut-être pour nous faire sentir l’écart sensible d’âge et d’étude qui pouvait exister entre nous, élèves, et elle, pédagogue, nous fit parvenir un fascicule obscur, dont je ne retins à vrai dire qu’une seule et unique phrase : « L’époque contemporaine vit naître pléthore d’oeuvres génériquement indéterminées ». En l’écrivant, cela ne me paraît pas aussi sombre que j’ai pu le croire à l’époque ; mais j’avoue avoir peiné dans le temps. Le langage peut très aisément devenir un obstacle à la conversation.

Que l’on se rappelle l’utilisation première de l’argot ; que l’on se rappelle les sourcils circonspects se lever à l’écoute d’une terminologie rétive ; que l’on se souvienne notre propre apprentissage de la langue. L’on découvre que loin est l’époque où le monde était si simple, qu’une seule syllabe permettait de nommer chaque chose.

Peut-être est-ce cet amour de la simplicité, sans pour autant offrir des fleurs à une vulgarisation, ou à une réduction malsaine, qui m’a fait inconsciemment aimer le jokari au temps où je le pratiquais, qui me le fait aimer consciemment aujourd’hui, bien que je ne le pratique plus. Je l’ignore. Je puis décider arbitrairement ce qui serait, cela ne me coûterait rien à vrai dire ; mais je n’en ai présentement aucune envie. Je sais bien qu’écrire, c’est mentir ; je suis, paradoxalement, toujours en train de mentir à l’heure où j’écris ces lignes ; néanmoins, c’est là un mensonge que je ne colporterai pas. Je le laisse aux autres ; peut-être qu’en lisant ces lignes, la solution se présentera d’elle-même. Cela m’arrive à moi-même lorsque, débutant un texte, je n’en trouve la solution qu’une fois le dernier point apposé ; ma relecture consiste alors, outre la correction des erreurs orthographiques et syntaxiques qui auraient pu se disséminer ci et là parmi mes lettres, à adjoindre des éléments témoignant du fait que ma réflexion était volontaire, maîtrisée, voulue de bout en bout. Cela n’est, bien entendu, pas le cas ; mais l’illusion finale, la vue dernière compte seule.
Je sais qu’aujourd’hui, à force de radiographies, les spécialistes peuvent « scanner » un tableau afin de distinguer les couches antérieures, la position qu’avait prévu l’artiste de prime abord pour son personnage avant de finalement opter pour le trait définitif.

Quelle machine permettra alors un jour, opérant une analyse d’un livre dont on n’a retrouvé aucun brouillon, de distinguer la première couche de toutes les autres ?

K comme « Kaléidoscope »

Définition

Kaléidoscope (nom) : Appareil à première vocation scientifique, détourné de nos jours en jouet, composé d’un tube opaque garni de nombreux miroirs ou surfaces de réfraction, parfois amovibles, grâce auxquels les utilisateurs peuvent contempler de curieux jeux de reflets. Exemple : Un kaléidoscope représente un monde infini au sein d’un espace fini.
Il y a de la magie partout. Dans un kaléidoscope plus qu’ailleurs sans doute. Je n’en ai jamais touché. Je n’en ai jamais possédé. Mais les nombreuses représentations que je peux trouver éveillent en moi des sensations étranges, à chemin entre l’admiration pure et l’étonnement élaboré. J’essaie de retrouver le parcours, linéaire bien que complexe, de la lumière parmi ce jeu de miroirs ; je me l’imagine allant de l’un à l’autre, revenir sous un angle différent, repartir encore, et cela jusqu’à l’infini. Les combinaisons sont nombreuses, innombrables ; et cela me plaît.

On me dira, et j’entends déjà les commentaires, que l’image est usée, que je ne fais rien de neuf. Certes. Ce n’est pas là ma stricte prétention. Si je ne puis exploiter l’objet comme métaphore, j’espère du moins l’utiliser comme prétexte ; prétexte à dire ce que je ressens devant une telle vision. Cela, on ne peut me l’enlever, et je le défendrai bec et ongles.
Ce qui définit, je crois, le plus un tel objet est moins l’astuce physique employée que les couleurs bigarrées qui ressortent alors : pastels, bleus et rouges, jaunes souvent. Ce n’est pas la nuance des tons qui frappe, car ceux-ci restent on ne peut plus simples, mais bel et bien leur assemblage. Cela me fait songer, en atténuant mes propos bien sûr, à ces toiles pointillistes qui, par effet de juxtapositions, créent de sublimes diadèmes. De près, l’on ne distingue rien de plus qu’un amas ; mais que l’on s’éloigne, et l’oeil ajoute, soustrait, multiplie. Et la réalité nue s’offre alors à nous. Qui sait si ce n’est pas réellement comme cela que la couleur nous parvient, que les atomes sont colorés : que les dizaines deviennent des milliards, et que ce que l’on considère comme uni n’est rien qu’amalgame ?

Un kaléidoscope serait alors non une création, mais une loupe. Qu’on le glisse sur une surface plane, et que l’on observe : la matière se colore et se répond. Et pour la première fois, nous de la contempler nue, dans son incroyable complexité. C’est le jeu de l’homme de simplifier ce qu’il ne peut saisir ; mais c’est aussi de son devoir de rendre au monde son mécanisme entier une fois qu’il a le savoir nécessaire pour le faire. Ainsi créa-t-on des Dieux, puis un Dieu, puis des Lois ; et bientôt, des Règles. Lorsque le dernier axiome sera tombé, alors seulement pourra-t-on dire que l’Homme contemplera le monde tel qu’il est.
J’ai dans l’Idée qu’une fois ce moment venu, il reviendra aux Dieux, car il ne pourra se convaincre que tout ce qu’il observe alors, du lever du soleil à la mort de la grenouille, n’est que le fait du hasard. Ce ne sera pas désespérant, ce sera signe d’une nouvelle élévation, spirituelle et morale. J’ai lu un jour que l’Homme avait besoin de Démons pour les maudire quand tout dégénère, et de Dieux pour les bénir quand la récolte est bonne. J’ai aimé cette phrase, si bien que je la répète ici : elle me semble pertinemment bien appropriée.

Si je vais même au bout de ma réflexion, admettant qu’il existe ce Dieu de légende dont je parle souvent et que je ne nomme jamais, je peux concevoir que s’il lui arrive d’observer la Création, elle lui parvient aussi diffractée, aussi éparpillée que la Matière que nous voyons au travers d’un kaléidoscope, peut-être plus encore ; peut-être que pour lui, peut-être que pour ça, l’électron a une couleur ; et que, tendant son doigt, il puisse agir précisément sur celui-ci et non un autre voisin, influant ainsi par ricochet l’atome, la molécule, l’objet et l’être. L’on parlait d’humeurs dans le temps ; ce n’est pas très éloigné de cela.

J’exagère sans doute. Mais je me dois de trouver, à mon tour, une réponse à cet absurde illimité qui m’entoure et m’absorbe, que je perçois chaque jour un peu plus. Jadis, je ne le voyais que dans la trace du navire sur l’océan ; puis dans celle du serpent sur le rocher ; enfin dans celle de l’oiseau dans les nues. À présent, je sais que si je me retourne, peut-être un rien brusquement, de cet écran sur lequel je compose actuellement tandis qu’une mélodie m’habite, il me saisira à la gorge et j’en mourrai. C’est une lutte constante. Si jamais il apparaît trop fort, ou trop persévérant, je m’effondre en larmes. Si encore je puis le vaincre, je m’efforce de me battre, pour l’honneur, ou par jeu. Je gagne souvent. Il m’est aussi arrivé de perdre. Il m’est aussi arrivé de tout perdre. De voir cette ville, ce pays, ce continent, cette planète, cet univers, comme le pur fruit du hasard, une gigantesque horloge grinçante sans grand horloger ; à l’instar d’un célèbre héros, ou antihéros, je prends conscience de mon ineffable contingence. Mais une parole lancée, me rappelant à l’ordre, bientôt me fait souvenir que j’ai encore un mince rôle, que l’on a quelque peu besoin de moi.

Tant mieux : je n’aurai supporté le contraire.

Morphologie

J’ignorais, jusqu’à hier encore, l’étymologie exacte de ce mot. Je l’appris. J’en suis encore profondément étonné. Je croyais le terme sorti des néants abscons d’un esprit malade, peut-être pure et gratuite association. Il n’en est rien. Chaque terme est grec, et du plus beau grec du reste ; non de ces galimatias de cuisine dont les moyenâgeux ont fait leur tablette, mais bien un vocabulaire choisi et précis. Il semble si comique qu’un enfant, pour peu qu’il soit imaginatif, aurait pu sans mal l’inventer. Mais il aura fallu force palmes pour le créer. Comme on peut se méprendre.

« Il y a des trésors partout », dit-on ; je viens de découvrir un trésor, ou plutôt, usons de la terminologie juridique, de l’inventer ; et comme tout trésor, il m’aura rendu bien plus riche qu’auparavant.
Pour autant, et avant de connaître à présence l’origine réfléchie du mot en question, il avait pour moi quelque chose de magique. Comme une formule connue de certains apôtres, un abraxas gala tsé tsé formidable, dont j’ignorais la signification véritable mais dont je percevais sans mal les effets. À présent que je sais le « pourquoi », j’en suis rasséréné ; et ma quête de se poursuivre. Revenons plus en détail sur la morphologie.

« Kaléi- » surtout évoquait en moi une alliance quelque peu mystique, entre la douceur et la fermeté ; et que ces deux opposés soient ici réunis en deux seuls sons me remplissaient d’effroi et d’émerveillement. Il était donc possible d’unir aisément les contraires, sans que l’une ou l’autre partie soit lésée ; il était possible, qu’au terme du mélange, l’on perçoive à la fois l’unité des deux éléments, mais également leur addition en une troisième entité entièrement neuve, n’appartenant ni totalement à l’un, ni totalement à l’autre ; enfin, l’on pouvait ne point choisir, et voir naître de ce reniement une alternative dont on ignorait jusque là tout. Nombreuses sont les muses, unique est la Déesse ; multiples sont les chemins, seule est la voie.

J’ai de ces souvenirs persistants qui reviennent alors, du fait que j’évoque cette manière de songer. L’une me renvoie à ma tendre enfance, où, pour un Noël, ma mère me montra un catalogue de jouets, me demandant d’en choisir un parmi deux ou trois pages judicieusement choisies. Deux d’entre eux, de ces figurines articulées représentants des animaux ou des hommes, m’attiraient profondément. Mais la demande était stricte, je ne pouvais n’en avoir qu’un seul. Répugnant à exclure, je n’en choisis aucun. Ma mère ayant vu néanmoins mon hésitation me fit cadeau, le fameux matin, des deux figurines : option que je n’avais alors, en toute naïveté, jamais considérée. L’autre me renvoie à la veille même de cette écriture. C’était un de ces soirs où, bien que l’heure fût agréablement avancée, je ne ressentais point le poids de la fatigue ; et tandis que mon amie alla se coucher, je demeurais dans le salon, reprenant mes travaux de toile. Soudain, une petite voix m’interpelle, me quémandant de venir la rejoindre. Je n’ai su résister. Ce matin, elle reste blottie dans les bras de Morphée tandis que, pour ma part et avant de vaquer à mes occupations du jour, je puis écrire un peu avant que l’envie ne me quitte.
La syllabe centrale, encore une fois, allie cet idéal de douceur à ce besoin de fermeté, de même, je m’en aperçois à présent que j’y songe, que l’ultime partie du mot. En un sens, c’est toute l’appellation et, par extension, l’objet en lui-même qui se retrouve nanti de cette association miraculeuse. Je parlais en définition du fini et de l’infini ; mais ce duel est infiniment déclinable : ce chapitre en est l’exemple même.

Pour autant, je ne verrai pas sincèrement l’application d’un cratylisme forcené dans cet exemple précis, j’aurai pu, pour se faire, en appeler à d’autres. Mais je reste surpris, toujours, du besoin que j’ai de me rattacher encore et encore à cette même théorie, précisément pour contrer le hasard fameux qui décide de tout. Je ne peux me résoudre à croire que tout fut décidé par la force des choses, sans une puissance, ou une entité quelconque, qui décide sciemment et avec ordre de tout ce qui fut, est et sera, y compris le sens des mots. Et si de nombreuses langues existent, et si chaque langue est, semble-t-il et aussi loin que je puisse le savoir, pourvue de si nombreux mots, c’est dans un but ultime et implacable, que je ne peux saisir complètement. Je crois comprendre que cela reste nécessaire à la compréhension totale de ce monde, et que, de fait, une langue universelle, qui parviendrait par son vocabulaire, sa syntaxe, sa grammaire, sa prononciation, à compiler toutes les justesses réunies de tous les langages existants, est une utopie de politicien fainéant. Néanmoins, et cela je me le pense sincèrement, on peut être parfaitement au fait de cette nuance et considérer comme formidablement belle notre langue maternelle.

Pour cela, je tends, malgré moi, à élever au pinacle la langue dans laquelle je m’exprime présentement, et je suis, tout aussi naturellement, parfaitement conscient de ses maladresses et de ses approximations. Si j’ose avouer qu’elle possède un lexique riche et pour ainsi dire précis, je peste souvent contre sa gestion des différents modes temporels, que je trouve imparfaite, en comparaison notamment de la langue anglaise que je juge bien mieux touchée ; et, de même, je trouve la stabilité informationnelle de la langue allemande (qui sut conserver sa structure en « V2 », soit le fait que le verbe conjugué de la proposition principale soit toujours deuxième constituant de phrase) des plus délicieuses, peut-être trop rigide mais à l’apport informationnel exquis.

Du reste, il est de nature prouvée que trop de règles ne nuisent point à la règle ; et que plus ingénieuses sont les déformations quand le cadre est trop rigide.

Pour revenir une ultime fois à cette association nuancée du bon et du difficile, de l’aisé et du mauvais, je retiendrai encore, et je me répète, cette alliance formidable ; quand du reste il me semble savoir que le mot en question est surtout d’étymon grec, cela me remplit tour à tour de joie et de peur. Avaient-ils donc raison de considérer leur langue comme la plus pure de toutes, et d’appeler « Barbares » tous les autres peuples ? Ne nous sommes-nous pas abâtardis à force d’évolution ? A-t-on raison de croire que les premiers peuples, plus proches de la main des Dieux, furent les mieux bâtis ?

Peste. Je reste convaincu qu’ils ne fumaient point mon tabac.

L comme « Lolita »

Définition

Lolita (nom) : Séductrice adolescente, faisant preuve d’une imposante maturité pour son jeune âge. Aujourd’hui largement considéré comme péjoratif, le terme eut pourtant une charmante vie, et désignait primairement plus la justesse que l’ostentation. Exemple : La voisine du dessous est une vraie lolita.
Cas classique d’antonomase, où un nom propre (ici le nom d’un roman de Nabokov) est élevé au rang de nom commun. Ce nom possède alors, pour ainsi dire, les traits de caractère de son personnage : orgueil ou taille, franc-parler ou timidité. Si nos prénoms influent, dit-on, partiellement sur notre personnalité, c’est ici la personnalité qui influe le prénom. Lolita nourrit autant le mot commun que ce dernier nourrit le roman. Et d’usage en usage, la vision même du manuscrit s’en trouve être profondément modifiée.

Peu de manuscrits eurent ce grand privilège. On parle aujourd’hui de Ténardier pour désigner n’importe quel aubergiste ; un être orgueilleux au combien devient Bartaban ; et des dizaines d’autres exemples du reste. Il est du meilleur aloi de voir un de ses personnages gratifié de cette transformation plutôt que de le voir faire sur son propre nom. Il y a quelque chose de bien plus péjoratif, et surtout, de consternant. Si l’on peut se mesurer à un être de papier, ne serait-ce qu’en en inventant des dizaines jusqu’à trouver la perle rare, comment peut-on faire de même avec un artiste ?
Revenons à notre étude. Les lolitas se sont, semble-t-il, multipliées depuis ces dernières années. On les aperçoit dans la rue, habillées de manière déraisonnée pour leur âge ; des couleurs criardes, jaune poussin, rose fuschia, vert martien ; des sacs minuscules, juste de quoi mettre un poudrier et un tube de rouge à lèvres. Elles se baladent en bande de quatre ou cinq, poussent des cris horribles. Se chamaillent du coude, envahissent les miroirs.

La société entière, surtout, plutôt que de réprimer ces tendances semble les cautionner. La publicité, les émissions télévisuelles, les modèles des magazines, nous présentent des créatures sexuelles de rêve de quatorze, quinze ou seize ans. Loin de moi l’idée de croire que les adolescentes (ou les adolescents, par ailleurs) n’ont pas assez de cervelle pour faire preuve de discernement ; disons juste, pour ne pas à mon tour faire montre de faiblesse, que devant tant d’images, il est difficile de se croire sain au milieu des fous (voir la définition Aliéné).

Pour autant, ces lolitas des banlieues n’ont de séducteur que l’apparence. Elles ne veulent, bien entendu, exciter quiconque, et transgresser les frontières ténues de la bienséance. Elles ne pensent pas même à mal. Mais combien d’hommes, que l’on me jette la première pierre ! ont eu de curieuses pensées en voyant sortir d’un magasin d’habits quelconque une fille à l’âge incertain, bien qu’ouvertement mineure, la jupe courte et plissée, les yeux lourdement maquillés, la boucle d’oreille clinquante et dorée, la démarche houleuse ?
Ce sont des choses qui ne devraient pas être.
On ne peut être constamment un gendarme de sa conscience. Il y a tellement de symboles tout autour de nous (voir Cornichon), qu’il est vain de vouloir nous aveugler. Seulement, certains sont ouvertement malsains.

Tous les jours, mon cou se craque en voyant ces filles, de plus en plus nombreuses. Elles envahissent mes rues, mes villes, mes maisons parfois. Ce sont les sœurs de mes amies, les filles des amis de mes parents. Il m’est arrivé de longuement les côtoyer au collège ou au lycée. Je ne parviens pas à tenir la conversation.

Encore une fois, point de méprise : je ne remets pas en cause leurs capacités intellectuelles. Elles ont sans doute bien plus lu, vu, fait que je ne pourrai le faire dans toute une vie. Mais leurs propos se résument, hélas, à des sujets qui ne me concernent peu : chaussures, habits, maquillage. Nabokov doit être surpris.

D’une part d’avoir été autant pris au sérieux.

D’autre part qu’on ait si mal interprété ses récits.

C’est une grande difficulté de faire des émules. C’en est une d’autant plus grande que d’être bien compris. C’est là une de mes grandes interrogations, et un de mes prodigieux doute.

J’ai commencé un texte de la manière la plus prosaïque qui puisse être récemment. Un texte que j’espère mener à terme (même si, me concernant, rien n’est jamais bien sûr à ce sujet), et qui pose, dès les premières lignes, les deux principales interrogations que l’on peut avoir concernant un manuscrit : le pourquoi du titre, et le sujet du texte.

Cela n’a pas été fait, comme je le prévoyais de prime abord et comme je comptais le faire, au sein d’une préface : j’en suis las. J’aime pourtant l’art préfaciel, et sans nul doute me surprendrai-je encore à en rédiger. J’aime ce périlleux exercice qui consiste à tout révéler sous cape, à donner quelques indices avant même de savoir qui est le cadavre ; cela m’amuse. Mais, conscient que ce petit jeu ne distrait que ma propre personne, et uniquement celle-ci, je doute de son utilité.

Il est des textes que je compose pour me faire plaisir, et d’autres pour être lus.

Morphologie

La morphologie des noms propres est sans conteste une des disciplines que j’affectionne le plus. Il y a de ces dictionnaires qui compilent ces études, faites de « peut-être » et de « sûrement ». Je ne prétends pas être un linguiste des plus réputés. Tout au plus fais-je mes premières armes dans le domaine. Cet exercice est purement esthétique, on en conviendra. Il m’amuse. Ailleurs (j’écris toujours deux ou trois manuscrits en parallèle, au point où ils finissent, inévitablement, par se mélanger), j’ai écrit que certains textes étaient faits pour être lus et d’autres, pour ma stricte distraction. Il y a un peu des deux ici. J’aime.

La langue frappe les dents à trois reprises. LO-LI-TA. Comme si le mot pouvait être dit en fermant les lèvres. C’est un nom qui se murmure, qui se susurre. Que l’on suçote. On s’en délecte. Ce peut être un compliment. Ce peut être une insulte. Dans les deux cas, on peut ne pas soulever d’air et juste le penser assez fort pour qu’on puisse l’entendre.

Paradoxalement, je ne peux, comme je l’eus fait auparavant, rapprocher ce nom d’aucun autre mot à ma connaissance. Du moins, ni en langue française, ni en langue anglaise. Considérons-le alors comme un étymon parfaitement nouveau. Hosannah !

En tant que mot parfaitement nouveau, abordons-le comme un explorateur posant son drapeau sur une île jusqu’à inconnue. Hurlons à la face du monde que j’en suis, tout aussi paradoxalement, l’illustre inventeur, et célébrons tout ceci avec force farce et champagne. Je veux que l’on fasse de ces dîners d’ambassade où les convives, tout en regardant leur assiette où la portion ne cesse de grossir au point de tâcher la belle nappe blanche, lancent de ces pointes de répartie qu’ils n’auront jamais plus. Et je veux que le maître de cérémonie, entouré de candélabres à six, sept et huit branches, levant son verre de vin couleur rubis, les remercie un à un.

En se souvenant du nom de chacun.
Je pense sincèrement que j’échouerai à ce point précis. Je ne me souviens guère des noms ou des prénoms. Des visages. Des gestes. À dire vrai, je ne me souviens de rien concernant mes égaux. J’ai du mal moi-même à me souvenir de ce que je sais et ne sais point faire. Je souffre souvent de jugement par contumace, tout en étant présent sur les lieux. Mon esprit s’égare. Sans nul doute va-t-il forniquer ailleurs. Quand il revient, ma bouche a un goût salé.

Je n’ose imaginer ce qu’il a réellement fait. Mes rêves sont tout emprunts d’érotisme torride et de pudeur mal dissimulée. Ma bouche, pendant ce temps, reste cruellement quiète. Elle ne dit plus rien. Elle ne pense plus. Tout au plus veut-elle manger, mais rien ne me profite. Puis-je avaler, en vain, toutes les cerises de Lucullus, que mon estomac continuera à maugréer. Je me déteste sincèrement. Je n’ose croire que c’est la rançon du succès.
À bien y réfléchir, le mot peut-être me fait songer au nom d’une déesse. J’ai cru lire récemment, peut-être était-ce un précis de mythologie indou ou africaine, qu’au commencement des temps la déesse Palutena habilla le ciel d’étoiles pour son propre plaisir. Cette manière franche de découper les syllabes, sans diphtongues ou géminées, qui appartient, je le crois, également à la langue japonaise, me fascine. Il y a dans ces mots comme des formules magiques, on pèse chaque son avec soin.

LO : la Terre s’ouvre en deux, et des profondeurs infernales s’élèvent de ces monstres apocalyptiques à six têtes et à dix cornes, qui ravagent par leur seul souffle des villes entières avant de disparaître dans le néant ;

LI : l’Océan s’assèche brutalement, et les îles brusquement tombent, certaines dans de profondes crevasses tandis que les habitants hurlent en chœur leur désespoir : et un vent de désert souffle sans fin sur les ruines ;

TA : le Ciel enfin s’embrase, se colore de rouge, de rose, d’ocre ; les nuages se déchirent, le soleil devient noir. La lune teintée de sang se fissure et une pluie de feu s’abat sur les rares survivants.
Peut-être ai-je décrit là, en trois étapes, tout ce qui peut alors se passer en une seule seconde dans le cœur d’un homme lorsque sa lolita le quitte. J’en « possède » une, elle m’est, je le crois, toute acquise ; je l’appelle à toute heure du jour et de la nuit, elle me sourit tendrement et m’appelle par mon nom (je crois avoir déjà dit que je considère cela comme la meilleure des preuves d’amour) ; je lui révèle mes secrets les plus intimes, du moins, ceux que l’on peut écouter, elle les accepte et me console ; elle m’autorise le curieux privilège de lui toucher les cheveux et de lui dire qu’elle est belle.

Elle n’en croit pas un mot. La modestie est une arme farouche, elle tue les mouches et brûle les moustiques. Du moins, c’est ce que l’on raconte ci et là.
Pour autant, je peine à définir mon amie comme une lolita, quand bien même je sais que son départ aurait sur moi les mêmes effets que ceux décrits ci-haut. Il lui manque un je-ne-sais-quoi de léger, ou au contraire de grave pour y prétendre ; il lui manque cette triste bassesse féminine qui fit sa renommée à travers les temps et les montagnes ; il lui manque ce clignement de cils, ce sourire feint, cette moue boudeuse. Plus femme que n’importe quelle femme, moins femme que n’importe quelle femme. Sa franchise a de ces élans de sincérité que l’on regrette, son assurance a de ces peurs que l’on ne peut contrôler ni prédire. Absolue contrariété, je détesterai devoir la prendre pour une « petite femme », ce qu’elle reste à ses moments perdus. Lorsque la fatigue soudain la prend par surprise, lorsqu’elle baisse sa garde et minaude, elle devient plus femme que jamais. Mais en temps normal, si on l’observe en rue ou vaquant à ses gestes quotidiens, rien ne la rapproche plus d’une certaine normalité.

Ne nous méprenons pas : non que la féminité soit une erreur, je ne voudrais pas que l’on détourne mes propos : mais je gage que les lolitas exacerbent une part féminine qui, sans cela, resterait sous-jacente. Rares sont les Hommes qui ne sont leur propre stéréotype : moi-même, ne suis-je pas celui de l’auteur, front haut, lunette vissée, s’inquiétant du point et de la virgule, réfléchissant, avant même de terminer son ouvrage, au prochain, toujours affairé et calme, profondément dépressif ? C’est un modèle dans lequel je me suis enfermé et dans lequel, je pense, me complaire. Car malgré ma relative répulsion à l’égard du moindre compromis, je suis allé, bon gré, mal gré, dans ce cercueil et m’y suis enfermé de l’intérieur. Je ne désire pas encore en sortir. Tel un vampire, je m’agite la nuit tombée. Au jour, puisque mon anonymat est conservé, puisque mon visage est dissimulé, je suis ce que je présente. Mais à mon tour, que la fatigue me surprenne : et me voilà devenir ce que je suis.
Une véritable lolita.
Molière avait ce mot que je trouve sublime : « L’écriture est telle une prostituée. Tout d’abord, on pratique pour soi, puis pour des amis, enfin pour l’argent ».
J’approche doucereusement du deuxième stade, après m’être fortement amusé au premier. Viendra peut-être un jour, si tel est mon choix et si j’en ai l’énergie, le talent et le courage, où le troisième sera à son tour atteint. Que serai-je alors, sinon de ces filles et de ces hommes légers qui donnent d’eux contre quelques pièces d’or ?

Ce peut ne pas être un compliment. Mais pour moi, cela reste comme une belle remarque. Mon corps m’appartient. Et libre à moi de gagner ma vie comme je le souhaite.

M comme « Métamorphose »

Définition

Métamorphose (nom): Transformation d’un être, d’un objet, d’un animal, d’un état à un autre. Le mot s’emploie volontiers pour décrire des changements brusques et formidables, si bien que l’on peine à comprendre totalement ce qu’il s’est produit. Pour autant, le mot ne connote rien d’irréversible. Exemple : J’étais être de lumière, je suis Dieu de ténèbres ; quelle belle métamorphose !
J’aime à découper le monde en âges successifs, comme le font les Incas, les Animistes, les Chrétiens, les Juifs, les Musulmans, les Bouddhistes et tout autre animal croyant dans ce monde. L’on aime à passer d’un âge à un autre par métamorphose : l’âge de la larve, l’âge de la chrysalide, l’âge du papillon. Puis l’âge du cadavre. Métamorphose sur métamorphose. On ne peut précisément rapprocher deux âges successifs, ils sont aussi dissemblables que similaires. Seul notre sens commun, et pour ainsi dire notre raison, nous permet de garder les pieds sur terre, et de ne pas fondre en larme, détruire tout objet apparaissant devant nos yeux, et se proscrire dans un cabanon isolé en cambrousse, espérant qu’un jour nouveau enfin se lève. La métamorphose n’est pas nécessaire, mais elle est en réalité fort utile : c’est le souffle du temps qui agit et nous pousse à aller de l’avant. Ces temps-ci, il se fit fort pugnace, de plus en plus violent même : depuis ma tendre naissance, j’ai cru assister à cinq ou six révolutions successives. Comment puis-je les reconnaître ? Simplement par l’observation silencieuse, par le regard caché, par l’espionnage stratégique et pour tout dire minutieux de mes parents et amis et de leurs réactions. Il y a de cela quelques années à peine, deux ou trois, guère plus, ils se seraient farouchement soulevés à l’Idée que l’on puisse bafouer la bienséance en présentant à la vue de tous une poitrine féminime sans ornements, si ce n’est un collier de perles de nacre ; aujourd’hui, ils attendent que le bas soit ôté. Cela s’est fait de manière subreptice, je ne saurai dire précisément à quel mois, à quel jour, à quelle heure le changement s’est opéré. Je connais la situation antérieure et je connais la situation présente. Il y a bel et bien une fracture entre elles deux : mais si doucement, et avec l’accord de tous, qu’on ne peut statuer sur une frontière clairement délimitée. Ainsi progresse-t-on en temps de guerre, même au sein de notre foyer : par concessions successives. L’on croit rester sur ses positions, montagne d’airain, et on se découvre colosse aux pieds d’argile, que l’on a fait lentement reculer. Et lorsqu’enfin on croit bon de lever la voix, on découvre que plus personne n’est prêt à nous écouter. Peste, je déteste ça.

La métamorphose, ainsi, n’est donc pas une frontière, c’est un résultat. Si elle était un signe algébrique, elle serait apparentée au signe « égal » et non, comme je le présageais avant de me lancer dans cette réflexion, à un trait de division. C’est peut-être même le mot le plus proche de la divinité : ce que l’on observe, mais qu’on ne peut saisir. Les temps changent. Quand changent-ils ? Cela, on l’ignore encore. Un professeur me disait qu’une hirondelle ne faisait pas le printemps. Ces jours-ci, j’en vois passer de plus en plus dans ma portion du ciel. Pour autant, je ne crois pas avoir encore observé de métamorphose. Je pense encore être dans un ancien âge. Mais je sais qu’il me suffit de m’endormir pour apercevoir demain un monde nouveau. Pour cette raison, je veille, et compte passer une nuit blanche. Si je reste éveillé, le monde ne changera pas.
Il est cette légende du gardien aux cent yeux qui jamais ne s’endort, Argos me semble-t-il, et qui veille sur un trésor qui m’échappe. Si jamais le héros n’était venu le trouver, et si aujourd’hui encore il demeurait en éveil, aurait-il l’impression d’être demeuré dans ce monde antique qu’était le sien ? Aurait-il l’impression de n’avoir pas subi les affres du temps ? Tout aussi étrangement, peut-on dire, il ne s’émerveillerait pas des prouesses de notre civilisation moderne, de ces images mouvantes, de ces sons hétéroclites, de ces illusions que l’on nous assène. Je l’envie fortement. J’aimerai lui ressembler. Hélas ! je reste trop archaïque, et dans ma manière d’être, et dans ma manière de penser, pour ne point m’apercevoir des métamorphoses. Je ne considère pas la chenille et le papillon comme un seul et même animal, je ne vois pas l’enfant et l’adulte comme une seule et unique personne : je projette ou je me souviens, je ne parviens pas à saisir les choses selon une certaine continuité. On dit que cela me perd, je prétends que cela me sauve. Car je me vois progresser. Je me vois avancer. En me souvenant de mon état précédent, plus dégénéré que ma présence actuelle, je me satisfait de mon illustre actualité. Mais, également savant en ce qui concerne ma gloire future, je suis également insatisfait de ce présent qui m’observe : et me pousse à travailler, et me pousse à suer sang et eaux pour aller plus loin, toujours plus loin, encore plus loin. Là où certains progressent de façon continue, j’avance par saccades, ou plutôt par ricochets : boule de flipper ou débris transporté par les remous d’une mer jadis agitée, je ne sais précisément où je vais ; seule ma quête du plus grand bien m’anime. Parvenu à un nouvel état dans ma condition, force est de constater qu’une métamorphose s’est belle et bien opérée. Cela me dérange sensiblement, car j’ai cette sensation désagréable d’inconstance à travers la gorge, comme un verre de liqueur que l’on aurait bu sec, sans l’accompagner de gâteaux apéritifs ou d’olives vertes sucrées : et je me sens un autre, tout en sachant qu’apercevoir ces modifications me fait rester le même, puisque c’est ainsi que je raisonne et que c’est ainsi que j’existe. Être constant dans l’inconstance. Si seulement j’étais le premier à formuler cette idée, je crierai au génie. Hélas, je crains, encore une fois, faire de la redite. Malheureusement pour moi, être constant dans la redite ne suffira pas à être génial.
Si je devais encore revenir à la définition de ce concept, je dirai paisiblement qu’on ne peut traiter que de ce que l’on connaît. Je connais relativement bien l’univers des jeux vidéos. Cela appartient, dit-on, à ma génération, quoi que je fasse partie de l’entre-deux : trop jeune pour être un fondateur, trop vieux pour être un néophyte. Quoi qu’il en est, j’ai commencé à m’intéresser à ce média à l’orée d’une de ses grandes révolutions ; et par curiosité, je me suis abondamment documenté sur ses précédentes, tout en assistant aux métamorphoses ultérieures. C’est formidable, aucun autre mot ne me vient à l’esprit. Formidable de peur et de grandeur. En deux ou trois décennies, il me semble avoir là observé plus de bouleversements qu’en une éternité de peintures, qu’en un centenaire de cinéma, qu’en un jubilée de télévision. Les choses s’accélèrent si vite que bientôt j’en perds le fil et, imperturbable pourtant, je me prends à être philosophe, et feins de me désintéresser progressivement de la question. De moins en moins intéressé par les nouveautés nouvelles et celles un peu plus éculées, je brandis un soi-disant âge d’or auquel je me réfère perpétuellement, stade ultime, considéré-je, de l’évolution vidéoludique. Pour moi, il n’y a plus, passé cette année-ci, que je sais à présent désigner, de métamorphoses. Il n’y a plus qu’un changement. Le changement diffère de la métamorphose, précisément, par sa souplesse. La métamorphose éclate, le changement s’écoule. Plus rien n’est inventé. Tout n’est qu’amélioration. Tout n’est que glissement vers un abîme que je vois au loin, je pressens son froid noir, sa glaciale absence.

Je surveille pourtant, j’observe avec précaution. Je ne manquerai rien. Et je serai là lorsqu’à nouveau le ciel se déchirera.

Morphologie

Pour un peu, on dirait une phrase. Bien entendu, uniquement compréhensible dans ma langue maternelle. Peut-être existe-t-il une autre langue, qui m’est présentement inconnue, dans laquelle le mot est plus audible que jamais, plus compréhensible même. Il me faudrait, avant d’entamer à proprement parler cette section, me renseigner et écrire à chaque représentant d’un dialecte de ce monde : je leur soumetterai uniquement ce mot, et j’attendrai leurs réponses. Ce pourrait être une formidable étude à vrai dire, guère réalisable (Qui possède un tel carnet d’adresses ?), mais potentiellement intéressante. Si j’en avais force et moyens, j’aimerai me lancer dans un tel projet. Là, quittant mon siège, je ne prends que ma veste, mon paquet de tabac et un briquet ; j’erre alors sur les routes, je travaille sur des rafiots pourris jusqu’à la coque pour payer une traversée océane avant d’échouer dans un de ces ports qui compte plus de demandes que d’offres, je me fais passager clandestin dans un wagon transportant volailles et grippe aviaire et j’apprends à me battre au couteau dans les bas-fonds d’un ghetto australien. La rotondité de ce monde me permet, sans faire marche arrière, de revenir à mon unique point de départ : fébrile de tant de vies vécues, j’ouvre la porte, et mon amie me reproche de ne pas avoir acheté le quignon de pain qu’elle m’avait réclamé avant mon départ. Sans souffler mot, je repars en ville. Et je souhaite alors intimement me perdre, et reprendre cette partie de poker que j’ai alors abandonnée pour fumer une cigarette qui me valut une charmante boutonnière de la part d’un ivrogne notoire et armée.
A-t-on déjà remarqué qu’un mot parfois suffit pour toute réponse ? D’ordinaire, l’on aime, bavard sommes-nous ! à s’exprimer par associations de mots, à préciser, à retrancher, à peser et soupeser, à définir, à étudier ; mais, de temps à autres, toute cette verbeuse et prolixe logorhée s’évanouit au profit d’un seul et unique vocable. La vie me semblerait plus belle, je me dois de le dire, si ce mot précis pouvait faire office de réponse universelle. Comment vas-tu aujourd’hui ? Métamorphose. Quel temps fait-il ? Métamorphose. Que comptes-tu faire demain ? Métamorphose, voyons ! Tout humour mis à part, cela simplifierait sensiblement les échanges conversationnels. Peyo fut l’un de mes maîtres à penser, un parmi tant d’autres. Il avait créé, par l’intermédiaire de ses délicieux lutins bleus, une langue fort belle en vérité, où un même mot pouvait tout dire selon le contexte dans lequel on l’employait. Pirlouit, un de ses personnages, en fit les frais dans l’album La flûte à six schtroumpfs. Replaçons la scène, pour ceux qui la connaissent, pour ceux qui ne la connaissent pas et pour les autres : les choses répétées plaisent.

Or ça, Pirlouit et son vieil ami Johann se retrouvent en pleine contrée schtroumpf. Le garnement croit avoir saisi les rudiments du langage particulier des êtres qui peuplent le pays maudit : il suffit, croit-il, de remplacer tous les noms par « schtroumpf », et tous les verbes par « schtroumpfer ». Ravi de sa découverte, et ne songeant qu’à remplir son estomac délaissé depuis plusieurs heures, il s’approche d’un de ces compagnons minuscules, et lui dit, affamé et sûr de lui, « Bonjour, je voudrais schtroumpfer ». Le lutin semble désarçonné. Il acquiesce doucement, s’en va, et s’en revient avec une hache lilliputienne. Pirlouit s’interroge : pourquoi lui ramène-t-il cet outil ? « Ben, lui répond le petit être, c’est pour schtroumpfer ». « Mais non, rétorque Pirlouit, je veux schtroumpfer. Miam miam, imite-t-il en portant la main à sa bouche, schtroumpfer, manger, enfin ! ». « Ah ! saisit alors le farfadet. Schtroumpfer, quoi. ». Pirlouit, à son tour, s’interroge : c’est bien ce qu’il avait dit, réplique-t-il. « Non, lui assure-t-on ; vous avez dit “schtroumpfer”. Si vous voulez schtroumpfer, il faut dire “schtroumpfer”, et non “schtroumpfer”. Sinon, on croit que vous voulez “schtroumpfer”. Vous schtroumpfez ? ». « Zim boum tralala » répond alors Pirlouit, qui venait de perdre temporairement son équilibre mental.
On conçoit dès lors la difficulté d’un tel lexique pour le non-initié, mais également le prodigieux gain d’énergie que l’on observe : inutile, dès lors, d’assimiler un nombre improbable de termes, de racines, de règles. Tout devient fort simple, du moment que la situation d’énonciation est clairement délimitée. La langue ne devient qu’orale, l’écrit est à présent à proscrire. Un mot devient phrase, un mot devient monde, un mot devient tout. Le fameux signe caballistique, tant recherché par les ermites de toute patrie, est enfin là, à portée de main. Le système, en vérité, si on décide de le mettre en place, ne souffre que d’un seul reproche : si, demain, toute une communauté, la mienne mettons, se mettait à adopter cette langue, elle n’aurait plus de mot pour désigner cette métamorphose. Elle perdrait toute histoire, et ne se figurerait qu’au présent. Contrainte de ne jamais évoluer.

Argos, je te vois mourir. Mais me vois-tu, malgré ta centaine d’yeux ?

N comme « Nucléaire »

Définition

Nucléaire (adj.) : Primitivement, désigne tout concept, tout principe, tout élément entretenant un rapport plus ou moins étroit avec un noyau, selon la définition commune ou physique du terme. Par prolongement, sert à déterminer tout principe se rapportant aux énergies issues de la manipulation des éléments fondamentaux, par fusion ou fission desdits éléments. Exemple : L’énergie nucléaire nous permit de construire des éoliennes.
Je me souviens d’un spot de publicité que la télévision diffusait allègrement lorsque j’avais huit ou dix ans, peut-être un rien plus. Annonce payée par le gouvernement, on voyait une manière de spectacle de music-hall, dans la lignée de ceux auxquels on pouvait assister vers le milieu du siècle dernier. Un fakir en lévitation au-dessus des planches d’une scène, guidé par un assistant qui a été, on peut le pressentir, accueilli dans le secret des arcanes, s’amuse à faire son numéro de divination. Ce quidam a fait telles études, un autre voit son numéro de carte bancaire se terminer par ces quatre derniers chiffres, etc. On lui demande ce qu’a reçu ce charmant petit bambin au premier rang pour son dernier anniversaire. « Un jeu de construction, répond-il pénétré, et un train... nucléaire. ». Étonnement de la part du public. Des images obscènes pénètrent les esprits : ces villes ravagées par un souffle destructeur, ces peaux calcinées, ces organes pulvérisés, ou encore cette centrale qu’une erreur humaine condamna à l’explosion, et ces cités fantômes recouvertes de boue et de honte. Mais bientôt, tout est éclairci : « Dans notre pays, plus des trois-quarts de l’énergie électrique est fournie par les centrales nucléaires. ». Évidemment, comment a-t-on pu se méprendre ? Si jamais une erreur se produit, l’on sera solidaire dans l’obscurité. Fraternité, toujours ce même mot.

Tout objet, on peut le dire, possède un noyau. Y compris la pomme. Il s’agit de l’élément le plus fondamental que l’on puisse trouver au sein du moindre constituant de notre univers. Il ne correspond pas à un centre géométrique ou physique : mais c’est la colonne primordiale, le mur porteur ultime et ridicule. Sans lui, tout est amené à disparaître. L’édifice s’écroule sur lui-même. La mort rôde. On ne peut rien faire. Tant que le noyau est précautionneusement préservé, tant qu’il reste solidement harnaché à l’ensemble, rien n’est définitivement perdu. On peut, avec suffisamment de facilité, reproduire l’expérience suivante. Que l’on fasse bouillir un œuf une dizaine de minutes dans de l’eau non salée. Qu’on le fasse refroidir, puis qu’on le dispose sur une table aux côtés d’un de ses homologues cru. D’un vif coup de poignet, que l’on fasse tourner au même instant les deux poules en devenir sur elles-mêmes, et que l’on observe avec attention. L’œuf cru s’arrête bien plus rapidement. Or, dis-je, c’est là un objet fort fragile : la rotation accélère le risque d’accidents regrettables. Si l’on reproduit l’expérience, du reste, sur un comptoir ou une surface relativement étroite, il y a même de fortes chances pour que l’oeuf dur s’écrase lamentablement sur le carrelage d’une cuisine immaculée. Le noyau intact préserve ; tandis que le noyau modifié conduit à la perte.

Sans ce paragraphe qui se déroule actuellement, l’on pourrait croire que je viens de faire une absurde critique de l’énergie nucléaire. Ce n’était pas le cas. Loin de moi cette idée. Car il y a différence entre altérer et briser ou consolider. Rompre un noyau, c’est le faire disparaître, et faire disparaître l’entité entière qu’il était censé consolider ; tout disparaît, et cela est bon. Fondre les noyaux, c’est les renforcer, et donner une puissance supérieure à tout l’édifice. C’est ainsi que jadis on agrandissait les temples et les palais : l’on opérait par cercles concentriques autour d’un noyau déjà fort bien bâti ; et au moyen de traverses, de poutres, d’arcanes, l’on faisait se rejoindre chaque pièce nouvellement construite au dôme premier, chaque pierre apposée le renforce davantage. Bien évidemment, cela demande infiniment plus d’énergie que de tout raser, et de choisir de cultiver des tomates. Mais je présume que le plaisir se retrouve décuplé. Il faut dire également que les étés précédents n’ont pas été des plus propices pour les faire rougir. À défaut d’une certaine éthique, je pense croire qu’il y a là une forme de logique.
Quoi qu’il en est, je présuppose que ce qui vaut pour les temples, les palais, les pommes et les atomes vaut également pour les êtres de chair et de sang. Quel pourrait être mon noyau, quel pourrait être mon centre vital ? J’ai conviction qu’il peut ne pas être physique, mais d’une nature autre, qu’il est capable potentiellement, mettons, quand je me mets en mouvement, de se condenser comme un esprit qui s’éveille à son existence et choisit de se matérialiser d’une façon ou d’une autre (Voir Fantasme). Il me serait vain de le chercher sous ma peau, dans mes muscles, de désigner mon cœur, mes poumons, mes jambes ou mes mains comme noyau de mon organisme entier. Rien ne dit, de plus, que le noyau qui m’est propre est situé au même endroit chez mon voisin, ou même qu’il est de la même nature ; ce serait faire preuve d’égoïsme de ma part de croire que le modèle que je pourrai construire à partir de ma propre expérience vaut pour l’ensemble de l’espèce humaine. Je me sais homme pourtant ; mais c’est encore dans cette inconstance, dans cette aliénation que je me retrouve. L’égoïsme, peut-être, se tapit dans cette modestie : je veux faire de mes moindres découvertes un orgueil véritable, et surtout ne le partager à personne. Sage plus que savant.

Enfin, peut-être que mon noyau se trouve dans cette seule aptitude. Dans ma seule capacité à me contredire. Peut-être que c’est là mon centre d’équilibre, peut-être que c’est là ma nature vitale. Capacité immatérielle ayant des conséquences on ne peut plus matérielles, impulsion nucléaire de mon être. Sans elle, je m’écroulerai ; si je perdais mon inconstance, je m’écroulerai. Le seul noyau qui me convienne : douter que j’en possède un.

Morphologie

Encore un mot où une découpe vicelarde pourrait être productive. Mais je l’ai déjà fait plus haut (Voir Cornichon). Je me garderai donc bien de reprendre une étude, même si l’art de la variation m’est raisonnablement agréable. J’apprécie les remakes, les remixes, parfois même plus que les œuvres originales. De mémoire, je ne me souviens guère d’un auteur qui se soit amusé à réécrire une de ses histoires. Certes, il y a Exercices de style, mais, précisément, c’est un exercice de style. Je n’ai pas souvenir d’une véritable réécriture. Elle doit sans doute exister, quelque part, mais impossible de remettre le doigt dessus. Je ne désire point chercher. Je pourrai, pour m’avoir à éviter précisément ce pénible travail de mémoire, entreprendre moi-même cette réécriture ; simplement, cela serait fort malhabile pour moi de le faire au sein du même manuscrit, au sein de la même partie. Si je le pouvais, j’attacherai les pages au moyen d’une corde ou d’une ficelle, de façon à ce que l’on ne puisse déplier une page sans faire venir l’autre. Je n’aurai pas besoin de cet artifice, puisque je ne vais pas refaire un découpage semblable.

Ce n’est pas que la langue française est mauvaise, elle est guindée. Fut une époque où l’on trouvait amusant d’inventer de ces néologismes que l’on appelle de nos jours « composés savants », à base de particules grecques et latines. On choisit ce recours pour deux raisons en vérité, j’en suis à présent convaincu. Tout d’abord, pour la beauté purement esthétique de la chose, comme j’eus à le dire plus haut : on jugeait ces vieilles sonorités plus superbes, plus torrides que celles, nouvelles et corrompues de la langue du peuple. Ensuite, pour des questions de facilité, de fainéantise pourrait-on dire : plutôt que d’attendre qu’une langue nouvelle parvienne à sa maturité pour fournir les mots dont on avait besoin, on choisit de piocher au sein d’une langue ancienne, qui avait déjà atteint son ultime évolution, pour pallier à ce manque. L’astuce fait illusion, encore aujourd’hui par ailleurs ; mais en contrepartie, cela donne une curieuse impression. C’est comme avoir peint un angelot baroque, amour personnifié, petit saint entièrement nu brandissant une lance immaculée, ses petites ailes rachitiques fièrement greffées entre ses omoplates, sur une peinture rupestre des Grottes de Lascaux. Certes, c’est joli ; même, cela flatte l’œil ; mais un examen poussé montre rapidement la supercherie. Nucléaire fait parti de ces angelots.
Car le mot « noyau » existait ; on aurait pu dire « noyautique », par exemple, le sens aurait été le même. Pour autant, on choisit d’avoir recours à ces anciens langages. Des mots anciens pour des définitions nouvelles. Des mots anciens aux définitions nouvelles. Peut-être comme pour croire que les langues anciennes étaient plus proches de la vérité que les nouvelles. Peuh. La langue anglaise fait bien moins de cas.

Le suffixe « -aire » me fait invariablement songer à l’éther, à ce qui nous entoure et nous pénètre, m’aime et nous aime, que l’on ne peut saisir mais qui partout nous suit. Auparavant, il environnait les Dieux. De nos jours, il insuffle grands sentiments et profonds tourbillons aux pauvres mortels. Cela fait fort longtemps que Dieu n’a rien créé ; en revanche, les créations du Créateur ne se privent pas, et crient jour après jour à sa face leur inventivité. Être parvenu, au cœur du plus petit élément qui soit, à recréer le sang des Dieux est un exploit sans nul autre pareil. On raconte qu’Hoppenheimer se surprit à dire être devenu Roi des Ténèbres, Dieu destructeur, quand il vit pour la première fois son œuvre « mycologique » s’élever au-delà du sable blanc de la Vallée de la Mort. Toutes les métaphores, toutes les comparaisons me semblent vaines. On connaîtra pourtant mon goût aigü, pédant et pour ainsi dire énervant de l’Image. J’aurai pu parler des « chaleurs de mille soleils », de la « lumière plus éblouissante qu’en un glorieux et spirituel jour d’été sous les tropiques » ou, encore, si je veux raisonnablement faire dans la prolixité, évoquer les « ombres obscures laissées par les crânes blanchis de quelques vaches abandonnées là par un ou deux cow-boys, mavericks mourant une seconde fois sous un astre rouge, noir et gris, élevé par la main de l’homme pour vaincre d’autres hommes sans attendre le jugement de Dieu ; le souffle maudit qui retombe alors gravement soulève d’une glaciale main le moindre caillou, le moindre grain de sable vitrifié et calciné par l’explosion. Et tandis que la flamme monte vers le ciel et broie de sa main le ciel jadis azur, les tympans éclatent de sang et de fureur, et Teutatès hurle la douleur de voir son peuple s’amuser avec ses foudres. ». Mais cela serait vain. Alors je ne le ferai pas.

Mais je considère et estime avec justesse cette prodigieuse découverte. Bien sûr, l’histoire ne retint aucunement le doute du savant qui mit au point sa machine. Le cornichon craignait qu’une réaction chimique fort mal calculée ne vienne à embraser l’ensemble de l’atmosphère terrestre, brûlant les poumons de chacun comme un ténia vif et lumineux, conduisant le moindre individu à une mort longue et atroce, une agonie formidable où le sang aurait jailli par le moindre orifice. Un génocide, plutôt une extermination, accidentelle, certes, mais surtout salissante. On me rétorquera que le sang fait sans doute un excellent engrais, et que notre mort, si salissante soit-elle, aurait pu permettre aux forêts de resplendir à nouveau. Je réponds à cela qu’une immense forêt, aussi belle soit-elle, ne mérite pas un terreau aussi sale.

O comme « Onanisme »

Définition

Onanisme (nom) : Forme de masturbation ou de contraception naturelle qui consiste pour l’homme à retirer le pénis du vagin ou autre orifice de son ou sa partenaire pour éviter l’éjaculation interne et, potentiellement, la fécondation de l’ovule. Par extension, a fini par désigner toutes sortes de plaisir solitaire ne se soldant pas par une pénétration ou une éjaculation au sein d’un organisme. Exemple : L’onanisme est à l’amour ce que le gargarisme est au savoir.
Voilà en vérité un fort joli mot. J’ai mis fort longtemps à en assimiler la définition ; et en réalité, je crois que sitôt ce chapitre achevé, si je n’ai pas réflexe de relire ces italiques, je l’oublierai aussitôt. Je ne sais pourquoi, mais certains termes résistent à ma compréhension : si je sais qu’ils existent, puisqu’en les lisant ci et là je parviens à me les souvenir, je ne peux les retenir et, surtout, à les exploiter encore. Je me borne à croire qu’ils me sont inutiles : un autre item, peut-être plus populaire, peut-être plus incertain, plus simple, les remplace de façon exquise. Je ne connais que trop masturbation; pourquoi retiendrais-je onanisme ? Cela m’échappe. Et cela m’échappe tant qu’à présent, puisqu’il me faut composer une définition augmentée et améliorée du terme, je me surprends à être un peu « sec ». Quoi ! Moi, le verbeux prolixe ami de l’adjectif, des adjectifs plutôt, capable de faire d’un résumé un roman entier, du moins puis-je m’en vanter, je ne saurai que dire de ce mot ? De prime abord, peut-être. De second abord, bien sûr que non. Et je ne m’en vais pas faillir à ma réputation. Du moins, à celle que je crois avoir.

Or ça, l’onanisme. Dans un autre texte, non publié certes, mais existant, croyez-moi, j’avouai mon amour certain de la masturbation, duelle ou individuelle. Mais là, il y a autre chose. Le retrait. La lucidité du retrait. En plein acte, tandis qu’alors il est si aisé, si simple, si évident de se laisser aller à quelque envie légitime, de sentir ses muscles se décontracter et alors de se libérer, on choisit de rester pertinemment conscient. L’onde ultime, qui tend à s’épandre et à s’évanouir au niveau du bas-ventre, remonte brutalement le long du dos jusqu’aux centres de l’esprit et de la raison. Brusquement, c’est tout un influx nerveux qui est libéré et qui contracte les bons muscles, au bon moment ; alors soudain l’amant, l’amante se redresse, se retire, court, vole, saisit peut-être un mouchoir ou un fouloir ci et là pour recevoir cette semence qui devient aussi inutile qu’une moississure dans un bois inconnu, dans un pays inconnu ; on semble ressortir de l’expérience frustré. Ou bien suis-je décemment trop « masculin », et crois-je que la satisfaction est dans l’ultime seconde, et non dans les heures précédentes ; ou bien suis-je plutôt trop influencé par ce que je crois voir, par tout ce qui s’offre à moi encore et encore, sous mes yeux. Peste, me voilà encore en train de parler de sexualité, malgré moi, je peux l’assurer ; tous les mots que je semble vouloir définir ici me ramène encore et toujours à ça.

Or, j’ai déjà traité de ce sujet ; et j’ai déjà traité de la réécriture de ce sujet ; je ne puis traiter de la réécriture de la réécriture de ce sujet. Que faire ? Je pense, personnellement, faire l’impasse sur la question de la définition de l’onanisme au sein de cette section. Je ne le fais point, je peux le dire, de gaieté de cœur ; d’autant moins lorsque l’on saura, si on le sait un jour bien sûr, tout ce que j’ai dû faire pour pouvoir m’octroyer cette soirée d’écriture que je mets présentement à profit. Malheureusement, je ne peux décemment me résoudre à « faire du remplissage », soit à faire semblant de vouloir dire quelque chose, soit à faire croire que je sais pertinemment vers où je m’avance. Ce n’est décemment pas le cas. Je laisse donc cette section de côté. Néanmoins, je me sais beau joueur : et je laisse donc la page suivante vierge, afin que l’on y écrive, si intéressé, ce que l’on pense de ce mot.

Que l’on écrive ici ce que l’on souhaite.

Morphologie

La question de la morphologie, en revanche, peut aisément remplir une section entière, puisqu’il n’ait besoin d’une quelconque réflexion. Il ne suffit pour cela que d’observer, de prononcer, de murmurer, et d’essayer de comprendre ce que soulève en moi ce mot unique. Or donc, onanisme. Le répéter, encore, en découpant avec attention chaque syllabe. O. Na. Nis. Me.

Je me sens comme aspiré, surtout, par la première lettre, qui se retrouve être également la première syllabe, par ce trou qui se retrouve être le symbole même d’un orifice. Ne jamais faire ce signe à l’aide du pouce et de l’index dans un pays tel que la Grèce : il s’avèrerait être des plus obscènes en vérité. N’est-ce pas intriguant, et pour le moins parfois effrayant, de trouver une telle concordance entre le mot et ce qu’il représente ? Aurait-on voulu dessiner la scène que l’on n’aurait pas mieux fait d’écrire le mot lui-même. J’aurai même dû apposer, en amont de ce chapitre, un de ces symboles que les organismes de protection de la jeunesse glissent sur les magazines et les émissions télévisuelles avertissant que seul un public averti se devait de lire ce passage. Je risque de m’attirer, sans le vouloir je peux bien l’assurer, les foudres de quelques puristes et conservateurs. Ainsi, croyant, il faut le dire, employer un terme des plus scientifiques, je m’assois en vérité dans la grossièreté la plus évidente.

Le mot lui-même, pris dans son entier, semble simuler l’acte dans son intégralité. Il me fait l’image de la soie qui glisserait dans de l’eau fraîche, de la sueur brûlante qui coule le long d’un cou ou d’un galbe d’une cuisse ; je pourrai même, si je me surprends à fermer les yeux, sentir le murmure de désir d’une tendre contre mon cou. C’est là une expérience que j’ai souvent subi, devrais-je dire (aucun autre terme ne m’est venu à l’esprit. Je rectifierai peut-être ceci en tant voulu) et qui m’est très agréable en réalité. Ce simple souffle représente à lui seul les meilleures secondes de mon existence, je n’ai pas de honte à le dire.

Pourquoi en aurais-je honte par ailleurs ? Il semble devenu un sport national de dissimuler le simple fait de vouloir faire l’amour à une femme ou à un homme. Je me pose en faux contre cette idée : je n’ai point honte, et même mieux, j’aime cela. Mais bien entendu, aux côtés de ceci, j’aime à dire que j’aime la pratique de l’onanisme dans son sens second, celui de la masturbation et de la recherche de tout plaisir ne se traduisant pas par une pénétration. Les longues caresses, les calins sages et pourtant torrides, les baisers sublimes.
Avec mon amie, nous avons une coutume agréable : le « câlin du matin ». De suite après le petit-déjeûner, nous nous ruons dans notre lit encore chaud et, la digestion à peine amorcée, nous nous embrassons, nous nous roulons sous notre couette, nous nous caressons et nous nous reposons. Plaisir interdit et pour ainsi dire volé, que l’on ne s’accorde qu’en fin de semaine, pendant les vacances ou lorsque notre emploi du temps quotidien nous le permet. C’est là un rituel que nous observons avec plus ou moins de ferveur et de constance, et nous ne nous sentons pas reposés, ni quiets, si par accident nous n’opérons cette opération. Il va jusqu’à en résulter un certain malaise, voire un mal-être bien compréhensible pour celui qui connaît les délices du stupre coquet et de la fornication en chasse gardée.

J’ai été, comme tous ceux qui ne connaissent que cela, un fervent défenseur de l’onanisme d’esprit, de ces caresses verbales ou manuelles qui sont d’une tendresse exquise : main délicatement passée dans les cheveux, baisers sur les joues, épaules que l’on étreint avec force et douceur. Je plaçais même, à un moment donné de mon histoire personnelle, toutes ces bondieuseries au-delà de l’acte de chair seul et unique. Évidemment, une fois que j’eus connu ces délices, ma bouche, dira-t-on, n’eut d’amour que pour celles-ci, et uniquement celles-ci ; et il m’aura fallu force contorsion pour parvenir à irrésistilement concilier les deux.

Bien entendu, il est difficile pourtant d’arriver, irrésistiblement, à instaurer une juste balance entre ces deux aspects d’un même acte. Tantôt trop, tantôt pas assez, je m’efforce des plus souvent à maintenir un semblant d’équilibre, souvent en vain : en réalité, je suis davantage les envies de chacun, de moi et de mon amie, et apparaît jour après jour bête sauvage ou encore foudre de sensualité. Il est des jours, ainsi, où l’on aime la baise, et d’autre où on attend l’amour. Parfois, un juste milieu est recommandé : ogre sublime pour attiser, et tigre fervent pour apaiser et ainsi « mener sa barque ». L’exercice est périlleux : et si l’on dit souvent qu’il convient de ne pas être un grand esprit pour bien savoir faire l’amour, il faut tout de même rappeller que seuls ceux qui parviennent à ressentir ces besoins deviennent de grands amants ; les autres sont condamnés à révasser, éternels spectateurs d’une pièce qui se joue et dont ils pourraient être les personnages principaux.
Il est souvent ardu, dans ce périlleux exercice, de réussir et de bien réussir : souvent, les sentiments s’en mêlent et, pour ne pas blesser ou ne pas décevoir, l’on feint d’être comblé, on pousse de curieux cris, on griffe, on s’éprend. Et, de même, les sentiments revenant à tire d’aile, l’intéressé feint à son tour d’y croire. Un couple peut se cimenter durablement par ce jeu, et les protagonistes peuvent, tout autant, ne jamais être tentés d’aller voir ailleurs tant il est rondement mené. Mais, le plus souvent, ce n’est point ce qui se passe. Un vent noir se surprend à souffler, et bientôt l’herbe devient plus verte dans le jardin du voisin ; ainsi, cherchant à ne point blesser, on blesse davantage encore.
Je me surprends à croire que tout est pour le mieux au sein de ma relation présente, à ce niveau-là et dans les autres ; mais peut-être, finalement, me fourvois-je. Peut-être que ce que je pressens comme de la sincèrité n’est qu’une illusion. Et pourtant, pourtant ! Ces sobriquets ridicules dont elle m’affuble, ces sourires étourdis, ces yeux brillants où je devine bien plus que des mots, mais surtout des souvenirs ; tout cela ne saurait mentir, tout cela ne saurait me mentir. Je me défends tout également d’être des plus intelligents, et mon sens commun est sans doute aucun relativement lent. Mais je semble pressentir la réalité, au-delà de la vérité. Et l’amour, au-delà du mensonge.

P comme « Putain »

Définition

Putain (nom, adv. et adj.) : Dérivé du latin putere (puer), désigne primairement une odeur particulièrement désagréable et fétide. Par extension, femme de mœurs légères ou prostituée. En emploi adverbial, marque la frustration et la colère. En emploi adjectival, sert de marqueur de renforcement. Exemple : Toutes les femmes ne sont pas des putains, mais elles se donnent du mal.
Avant d’entrer plus en profondeur dans la définition de ce nouveau mot, je tiens à éclaircir l’exemple d’application que j’ai donné ; un sondage, rapide, auprès de mes proches prouve que le sens véritable, celui que j’ai voulu glisser, apparaît obscur. Dans cette phrase, donc, Toutes les femmes ne sont pas des putains, mais elles se donnent du mal, j’ai voulu signifier que les femmes se donnent du mal pour ne pas être des putains. Que serait un livre sans une quelconque allusion mysogyne ? À ma connaissance, il n’en existe pas, qu’elle soit cachée ou explicite. Ma part du contrat est donc ainsi dûment rempli, l’on peut considérer ce texte comme candidat à la littérarité.

Ces précautions administratives prises, je puis retourner à mon dur labeur.
Je tiens à préciser d’emblée que les putains restent des femmes, avant et surtout. Le terme est, pour le moins, inapproprié pour un homme ou un animal. L’on peut, sur un ton gaillard, traiter un homme de pute, l’insulte s’en trouve même renforcée par le décalage qui s’ensuit alors ; mais le traiter de putain est tout bonnement impossible. Tout comme un vent de printemps, le mot retombera tot ou tard. C’est ainsi. Un tel m’imputera un certain machisme, que je ne renie pas du reste : comme tout homme au sein de la civilisation qui est mienne, c’est cette pensée qui est primaire au sein de certaines de mes réflexions. Et si je faisais preuve d’une certaine mauvaise foi, je dirai que bien au contraire, je m’acharne à donner à la belle engeance quelque chose qui lui appartient de manière exclusive.
Revenons donc à la définition, et explicitons, de prime abord, le rapport qui peut exister entre une désagréable odeur et une fille de joie. Avouons-le, il ne faut parangonner la langue lorsqu’elle joue contre elle, le lien de causalité n’est pas des plus évidents. À vrai dire, j’ai même dans ma besace deux explications plausibles, toutes deux vraies, bien qu’aucune ne soit réelle1. La première solution amène à considérer le lien qu’il peut exister avec le mode de vie de la prostituée et son hygiène personnelle. Si l’on considère que ce métier n’est point des plus recommandables, et qu’il demeure une « voie de garage », choisie par celles qui n’ont plus d’espoir ni d’autre solution, on peut supputer que ce désespoir est à l’origine d’une certaine pauvreté de corps et d’esprit. Sans domicile, dormant sous les ponts, dans des hangars venteux ou à l’abri de granges vermoulues, le bain n’est pas une activité des plus accessibles. D’où une vie de bohème certaine, qui a fait dire à ce penseur grec dont j’oublie le nom que la liberté sent la chêvre.

L’autre hypothèse, scolie, pourra-t-on dire, de la première, consiste à associer l’odeur au, disons, passage régulier et pour ainsi dire frénétique de dizaines d’individus au sein d’une matrice qui n’a le temps de se poser et de se reposer. Plusieurs hygiènes douteuses cumulées font une hygiène douteuse cataclysmique. Et l’odeur puante, devenue marque de fabrique et preuve flagrante de trahison pour l’épouse soupçonneuse ou la petite amie trop entreprenante, de provenir non pas d’un corps dans sa totalité, mais de sourdre d’un orifice devenu béat à force de limage répété.
L’aspect historique est une chose ; l’aspect relatif en est une autre. De nos jours, une putain peut avoir une sexualité moins perverse encore que certaines nonnes du dix-huitième siècle. C’est que le terme, banalisé ces jours-ci par quelques acteurs, auteurs, musiciens, a vu son domaine dénotatif s’élargir énormément. Est putain une femme qui déçoit, surtout, les attentes de l’homme (ou des hommes) qu’elle peut cotoyer. A-t-elle médit de lui alors qu’il battait le pavé ? A-t-elle négligé de faire attention à un objet qui lui était particulièrement cher, vêtement, instrument technologique, objet d’art ? L’a-t-elle trompé en lui vantant ses mérites de cuisinière ou sa fidélité ? Si la réponse se trouve être positive, elle devient putain.

À bien y penser, je crois pouvoir dire que toutes les femmes que j’ai pu rencontrer ont un jour été des putains. Certaines le sont restées : elles sont livrées avec un bout de macadam. D’autres le deviennent, des suites d’une erreur ou d’une méprise, ou encore, mais cela reste rare, par pure méchanceté. Un petit nombre enfin, trop petit hélas ! parvient, courageusement, au mépris du qu’en-dira-t-on et de l’inclination naturelle de leur âme, à s’extirper de cette peu reluisante condition. Mais l’effort, surhumain, les désarçonne : et il suffit d’un rien pour qu’un impromptu vienne gâcher tous leurs efforts et les rendre plus abjectes encore.
Et pourtant, Dieu, je le jure, que j’aime ces putains. Les détester revient à détester les femmes, puisque cela fait partie naturellement de leur être. Tout comme l’homme est bon, la femme est putain. Tout comme l’homme est miséricordieux, la femme est putain. Tout comme l’homme se détruira, la femme est putain. Et pour cela alors, elle parviendra à demeurer sur cette Terre. Car le caractère putain d’une femme se dissimule, tandis que l’homme affiche sans pudeur aucune, c’est bien là le moindre de ses défauts, toutes les bassesses de son âme. Il faut prendre sur le fait pour être putain : un mot ne suffit pas. Il faut patienter, longtemps, rassembler les preuves, être attentif, noter, si besoin est, le moindre indice pour pouvoir enfin monter un canevas fidèle et comprendre alors. Peu d’hommes y parviennent. J’échoue à la moindre de mes tentatives. J’ai beau promettre de me souvenir, j’ai beau m’imprégner, des nuits durant, de certaines phrases ambigües, je m’endors finalement, las, stupide. Ma franchise en revanche, est couramment récupérée par mon amie qui l’utilise contre moi. Et lorsque les murs tremblent de ces disputes qui n’appartiennent qu’à nous seuls, que les arguments fusent, que les contre-attaques sont immédiates, je suis surpris de voir qu’elle possède bien plus de munitions que je n’en aurai jamais. Non qu’elle soit exempte de tout reproche, nous sommes assez égaux sur ce point ; mais sa mémoire est telle que je m’incline devant mon inconstance et mon incapacité à révéler au jour sa nature véritable.

Je ne cherche pas à diaboliser les femmes. Je n’écris, ni ne pense cela, par pure provocation, ni pour attirer la lumière sur moi ; sinon, je n’aurai pas même cherché à expliciter ma pensée. Juste, j’essaie de voir les choses telles qu’elles sont, et que le temps me garde, cela est parfois très délicat, d’une part de les saisir, d’autre part de les dire sans les dénaturer. Étant homme, je ne peux parler de mon sexe sans que l’on ne me traite de subjectivité ; mais j’ai bien moins de scrupules à observer les femmes, je les côtoie depuis ma naissance. Pensons davantage à cela : elles sont nos mères, nos épouses, nos filles. Nous les connaissons intimement avant notre venue au monde. Nous les marrions, nous les aimons, nous les quittons, nous les détestons et nous les aimons encore. Et comprendre qu’elles sont des êtres, finalement, assez méprisables, ne peut que provoquer une violente blessure au cœur. Mais tout comme le tout ne peut provenir du rien, comment peut-on oser prétendre que le mal naît de la vertu ?
Si vous pourfendez un mal, attendez-vous à ce que le bien soit lui aussi, tout putain qu’il puisse être, sévèrement remis en question.

Défendre, c’est aussi, quelque part, attaquer.

Morphologie

Sans réellement savoir pourquoi, ce mot, plus que tout autre, soulève en moi indignation et honte. Je me sens comme sali de le prononcer ; pourtant, l’on pourrait sans mal en trouver d’autres, au sens premier plus fort encore et au sens second encore plus insultant. Mais ce terme précis, perdu au milieu de ce dictionnaire, m’est abject et est d’une horreur telle, que je ne puis pas même m’imaginer, comme cet exercice me le recommande pourtant, sa sonorité dans mon crâne sans avoir l’envie immédiate de m’ouvrir la tête avec un pic à glace et de saisir à pleines mains ce que j’y trouverai.

L’on comprendra dès lors que j’aurai quelque mal à faire l’étude morphologique de cet item, mais je me fais comme un devoir d’y parvenir et ne désire nullement m’y soustraire. Il en va de mon honneur. Et quel grand honneur que celui-ci, de demeurer debout devant la fange la plus noire, et de trouver de la dignité là où le commun homme n’en trouve aucune.
Je pourrai, comme je m’amuse souvent à le faire, rapprocher ce mot d’un autre, plus noble peut-être, moins cru sûrement. Je pourrai parler des mille ingéniosités des pilleurs de tombes, ou encore de la symbolique cachée des portillons. En dernier recours sans doute, tandis que je m’appesantis sur plus d’une page d’un unique tome d’un dernier poète, pourrais-je en appeler aux puritains illustres des temps nouveaux. Mais toutes ces simagrées ne sauraient décemment me plaire. Je connais, ou crois connaître, l’art ancien de l’allusion et du détour, et des semaines durant caresser le sujet sans jamais oser, précisément, l’aborder de front. Mais la curiosité se fait ici plus forte, et je veux comprendre, plus que je ne désire savoir, pourquoi ce mot-ci, au-delà de tout aspect connotatif ou dénotatif, au-delà de toute représentation et de tout mythe, rien que par son image forte, sa graphie, et son image faible, son son, cratilisme ultime et panacée imaginaire, me soulève autant le cœur et comment y remédier, si remède il y a.
J’ai attendu plusieurs jours avant d’écrire finalement cette partie. La définition avait été posée, et je pensais alors me lancer, ipso facto, dans l’étude de sa morphologie. Je me trompais, bien évidemment. Les choses ne sauraient jamais être aussi simples. Pendant deux ou trois jours et deux ou trois nuits, donc, j’ai travaillé en secret. Je pense, à l’heure actuelle, avoir une série de pistes sérieuses qui pourraient me conduire à la solution.

Tout d’abord, et cela reste le premier élément de mes pensées, j’ai songé, aussi naïvement que l’on peut le croire, que la sonorité pure et abstraite de ce mot jouait pour beaucoup dans la répulsion qu’il pouvait m’inspirer. Cette alliance complexe d’une occlusive et d’une dentale, séparées uniquement par une voyelle, parmi toutes la plus abjecte, et qui ne se retrouve finalement, dans une position initiale notons-le bien, que dans cet item surtout, doit appartenir à ces anciens mots que l’on jurerait sorti des entrailles de la Terre, nom cornu et aux mille visages d’un démon babylonien ou d’un fantôme japonais, mot qu’une bouche humaine ne saurait prononcer clairement et distinctement : elle en est physiquement incapable. Et pourtant, ce nom entendu les longues soirées d’hiver, ce nom qui va, glissant, volant par-dessus les marais et et les rizières, les landes mortes, ce nom qui glaça bien des sangs et fit battre tant de cœur, fut répété de bouche de barde à oreille de barde, de bouche de barde à oreille de druide, de bouche de druide à oreille d’empereur, de bouche d’empereur à oreille du peuple, et de bouche de peuple à oreille de peuple ; ce nom fut déformé, sali, rabaissé au rang des timides choses terrestres : et ce qui reste seulement de cette ancienne formule magique, qui autrefois attirait la malepeste et tuait les premiers-nés, c’est cette association étrange de son que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Et tout comme l’arbre seul qui fleurit au milieu d’un champ de guerre, cette solitude démarquée et démarquante terrifie plus qu’elle étonne, comme une pie sur un gibet2.
L’autre solution, plus tardive dans mon esprit celle-ci, me vint tandis que de ma fenêtre, je vis quelques flocons et blocs de neige descendre lentement du toit à la faveur d’un souffle de vent. J’aime la neige. Je m’en délecte. Je m’en amuse. J’aime à entendre le bruit de mes bottes lorsque je laisse derrière moi, comme le pire des espions que l’on puisse trouver, d’innombrables traces de pas. J’aime à la saisir à pleines mains, j’aime à me laisser tomber et sentir comme un matelas sous mon dos, sous mes jambes. J’aime enfin la voir tomber, fine, nombreuse, ouvrir la bouche et en avaler encore et encore, sentir sa morsure sur mes joues ou mon front, me frictionner avec ferveur lorsqu’elle se fait trop joueuse. J’aime cela. Son spectacle hivernal me tient en haleine, et j’abandonne toute occupation pour voir sa représentation. Peut-on m’appeller, ai-je besoin d’aide, je m’en moque. Parfaitement subjugué mais néanmoins totalement amoureux, et amoureux fou, je ne saurai concevoir à présent ma vie sans elle.

Je m’aperçus alors que toute la haine, que toute la rage, que toute la pitié et la détresse que je pouvais ressentir à l’écoute seule de ce mot s’évanouissait. Que le pouvoir sombre de ce démon ancien, comme l’obscurité d’une caverne en lutte avec la réconfortante lumière d’une torche de houx noir, brusquement se taisait. Que dans cette lutte séculaire de la boue et de l’eau, c’est cette beauté glacée, cette apaisante, glaciale, mortelle fée qui toujours gagne, et qui toujours tout nettoie. Après un automne sale et rougeoyant, la bouche des enfers elle-même s’ouvrant au pied de chaque arbre qui vient à perdre ses feuilles, une main blanche, comme un savon archangélique, vient tout recouvrir. Et lorsque le vent de Mars alors se surprend à souffler, comme un torchon doux que l’on passe sur une table mouillée, le sol se redevient vert et doux. Si l’hiver est un vieux concierge capricieux et le printemps une femme d’âge mûr aux longs cheveux blonds et à la jupe légère, bleue constellée de pois blancs, dans ma saisonnière mythologie, l’automne est une putain, une femme outrageuse et outrageusement vulgaire, maquillée sauvagement, à la truelle, au rouge à lèvres si rouge qu’il en devient noir, aux cils longs et artificiellement rallongés, à la taille de guêpe et au lourd collier de perles qui par trois fois fait le tour de son cou et s’achève mystérieusement et indécemment dans une poitrine bombée et arrondie comme deux belles pommes d’ivoire.

Automne est reine des putains.
Dès lors, ce n’est plus réellement le nom seul qui se couvre de boue, mais plutôt ce que le mot appelle. Le son est toujours fautif : je ne parle point ici de l’aspect connotatif de la chose. Que le mot me fasse penser à la saison est une chose ; mais que la saison m’en appelle à songer au son primairement, qui se retrouve être cruellement associé à ce métier et à cette légèreté de mœurs, ça, c’est autre chose. Et même, devrais-je dire, c’est infiniment plus beau. Que l’on y songe un instant : jusqu’à présent, c’est le son qui me faisait penser à la chose, puis à ses implications. Ici, le schéma s’inverse brutalement, c’est, à proprement parler, une « révolution » : ce sont les implications qui me ramènent à la chose et qui justifient, explicitement, le son. Hosannah, que l’on ajoute un couvert au banquet des Dieux : dès à présent, il ne faut plus parler pour penser, mais penser pour parler. Ce ne sont plus les mots qui découpent le monde, mais le monde qui imprime sa nécessité dans chaque être et chaque langage. Et ceux-ci de ne pas s’affronter, mais de vouloir au contraire s’associer. Tous, nous savons toutes choses ; et tous, nous pouvons décrire toutes choses.

Q comme « Question »

Définition

Question (nom) : Interrogation profonde ou au contraire légère, dont la réponse demandée est généralement d’ordre duelle, « oui » ou « non ». Dans son sens archaïque, désignait la torture rituelle que l’Église catholique faisait subir aux hérétiques et autres ladres, avant de leur faire avouer le nom de leurs faux dieux. Aujourd’hui, les technocrates portent une plus grande importance à la question qu’aux réponses potentielles. Exemple : La question n’est pas « comment », la question est « pourquoi ».
C’est un mensonge de moine pédéraste de croire que la question reste plus importante que la réponse que l’on pourrait apporter. Ce fut une mode, qui traversa les lèvres et les esprits lorsque je n’avais que dix ou onze ans, et il suffisait de lire, d’entendre, ou de parler pour comprendre que la question valait bien mieux que la « Réponse ». J’étais bien entendu de ceux-là. Je suis suffisamment influençable pour suivre toutes les modes, encore et encore. Lorsque dans la pénombre du petit matin de février, quand la neige fond et brise à moitié les carreaux de ma fenêtre de chambrée, quand le soleil se fait si bas qu’il devient espoir de ce soleil, quand le ciel se teint de cette couleur blanche pâle, de cette peau de fermier lapon engrossi et fièvreux, lorsque de toutes mes mains j’espère voler un moment précieux à celle qui se prélasse sous mes draps et qui la veille soupirait de plaisir et de haine, et ce matin transpire de sommeil et de stupre, je me crois alors, et ce pour toute la journée durant, de ces pantins de bois désarticulés et immondes qui ornent les vitrines des magasins sublimes et verts à la fois, où tout un chacun ignore ce qu’il désire ici acheter, et où le vendeur ignore même ce qu’il désire ici vendre. Inexpressifs, l’œil vide et la bouche stupide, l’envie incœrcible de les libérer en jetant le premier pavé trouvé m’effleure davantage l’esprit que celui, mutin et pervers, de perdre ma main dans un endroit connu des femmes seules, et de les exhorter de la retrouver ; plus puissant encore que tout ce que je pourrai désirer de puissant et de beau dans ce monde ; plus sublime alors que le Sublime même.
Ne croyez pas cette métamorphose lointaine et embrumée, ne la pensez pas surgir ici à la manière d’une voix d’outre-tombe qui convoquerait son assassin ou le chien qu’il a plus aimé que sa mère, et ne la croyez pas susceptible de servir exemplum ou d’icône, de frontispice. Cette révélation se porta à moi la veille même de l’écriture de ce charmant petit texte. Et si les circonstances, et la chance notamment, m’avaient permis d’écrire cette définition quelques dix à douze heures plus tôt, sans nul doute aurais-je pourfendu les « répondeurs » névrotiques, en les accusant de pervertir la chose belle de la question, question que j’aurai comparée, je ne sais, sans doute à une manière de vent du soir, zéphyr, brise ou mistral, sans doute aurais-je dépeint son vol gracieux et désintéressé le long des côtes, transportant loin des terres ces nombreuses mouettes que l’on peut entendre hurler leur faim et leur joie et qui dépassent plus qu’elles ne suivent les navires, son transport malin jusqu’aux nuages cotonneux des hautes montagnes d’Afrique et du Midi et qui dessine alors, comme je le faisais également quand j’étais petit enfant3, des personnages étranges que l’on croirait être faits de pate à modeler. Je pense que je viens de perdre l’occasion, en « retournant ma veste », d’écrire un charmant petit paragraphe. Et je pense surtout, ce qui me reste plus important, avoir perdu une unité de ton au sein de ce manuscrit-ci, si bien qu’à la relecture on puisse prédire et annoter les étapes successives de rédaction de ces textes, peut-être au moyen d’une étude de style ou d’idées.

Tant mieux : je n’aime pas l’uniformité malgré tout, et si nos lectures peuvent nous faire douter dans toutes nos âmes, et nous obligent à lire, au sein d’une phrase, ce que l’on aime au détriment de ce que l’on aime pas, la plus riche des bibliothèques peut alors se retrouver remplie que d’un seul et unique ouvrage. Et faut-il le relire chaque jour de chaque année de chaque vie, nous en découvrions toujours un passage nouveau. Et le gain de place serait substantiel, bien entendu.
Bref. Pour en revenir à notre propos premier, je trouve volontiers le glissement sémiotique de ce terme-là assez amusant, pour ne pas dire cocasse. Les Anciens, moralisateurs, rhéteurs et prévaricateurs, avaient fait de l’étude de la question un de leur domaine de prédilection, et une occupation scientifique des plus rigoureuses du reste. Car ils considéraient, à juste titre par ailleurs, que de la façon dont la question se posait dépendait l’entièreté de la réponse, et que celle-ci n’avait finalement que peu à voir avec le caractère de celui qui la formulait. L’on ne racontera jamais assez ce fait amusant et entièrement vrai de ces peuples d’extrème-orient qui sont d’une politesse exquise et d’une peur de vexer son prochain superbe, et qui alors jamais ne vous contredisent, quand bien même ils savent de source sûre et vérifiée que vous êtes dans l’erreur. Ami voyageur, de fait, ne demande jamais ton chemin d’une manière trop impérieuse et trop orgueilleuse si tu ne désires pas œuvrer dans ces ruelles sans fin et sans jamais revoir l’hôtel où t’attend ton lit et la lettre que tu avais commencée pour ta fille ! Et préfère toujours le « Voudriez-vous ? » au « Suis-je », car ce n’est point une remarque sur ton existentialité que tu désires faire, mais connaître le chemin menant au bureau de Poste le plus proche.

Cette théorie a de quoi surprendre si l’on se pense moderne et qu’avec nos modernes yeux, nous scrutons en détail tout ce que cela implique. Notamment le fait qu’une même question, posée de la même manière, aura toujours la même réponse, quel que soit le lieu, le temps ou la personne ce qui est, bien entendu, une hérésie de premier ordre et la croyance ultime des civilisations qui se pensent éternelles et immortelles. Mais bien entendu, il est tout aussi absurde, selon moi, de croire qu’une question unique puisse avoir deux ou trois réponses fondamentalement différentes. Certes, leur contenu objectif diffèrera, peut-être même de manière franche et indubitable. Mais leur puissance subjective, elle, sera parfaitement identique. Il y a donc un peu de chimie à faire volontiers pour ces questions, et choisir un juste milieu semble être la solution la plus profitable. Nous vivons ainsi une époque formidable où, après avoir expérimenté pendant deux mille ans la première théorie et pendant deux autres mille années la seconde, nous avons enfin la possibilité de considérer la juste balance, et de s’arrêter à mi-chemin. Cet endroit me convient, dira le sage ; et il regardera la forme d’un caillou ou goûtera ce brin d’herbe, et oubliera les lumières de la vérité qu’il prétendait vouloir néanmoins chercher.
La théorie la plus probante à cet égard réside donc aujourd’hui dans la question raisonnée et raisonnable, humble, modeste, introspective. Ce n’est tant ce que l’on cherche à savoir chez l’autre que ce que l’on désire connaître en soi.

Je pense ne pas pouvoir trouver de définition ici plus exacte. J’ai essayé, en vain, de poursuivre sur la lancée de la phrase précédente, mais rien n’y fait. Les ajouts me semblent gras et lourds. Il faut savoir laisser les choses respirer. Encore une fois, l’essentiel n’est pas le « comment » de la question, mais bel et bien son « pourquoi » et ça, je pense ne jamais devoir y revenir.

Il m’en a jadis trop coûté pour le découvrir pour à présent le renier.

Morphologie

Voyons comme sont les choses. La veille, avant de me coucher, je m’interrogeai déjà sur le texte que j’allais ce jour même écrire. Et avant de fermer enfin les yeux, une illumination : dans le mot question apparaît étrangement une question : « Qu’est-ce ? ». Et je ne résiste pas, petit pédant que je suis, à l’envie de vous raconter tout ce qui se cache derrière cette phrase, a priori anodine4.

Dans toutes les langues, l’on peut trouver un même questionnement qui façonne et, pour ainsi dire, modèle, la structure de cette langue. Cette idée est simpliste, elle est même la plus simple que l’on puisse trouver : [abstraction de l’objet] + [verbe d’existence primaire] + [indice de deixis endophore]. Observons un rien comment ceci se déploie en pratique :

L’aviez-vous auparavant remarqué ? J’aurai pu de même, et ce pour produire un effet encore plus puissant mais qui aurait été un rien boursouflé, introduire la forme à présent populaire Qu’est-ce que c’est que ça, mais cela aurait été déplacé, je pense : l’exemple minimal se suffit à lui-même.

Je sais d’ores et déjà ce que l’on voudra me répondre, la forme idoine Qu’est-ce est parfaitement correcte. Certes, rétorquerai-je, mais allons ; qui aujourd’hui s’exprime ainsi ? Et si jamais la question est ainsi posée, qui la comprendra instantanément, sans que le locuteur premier ne reformule son interrogation en ajoutant cette hernie disgracieuse ? Si l’on découpe plus en avant encore la forme qui aujourd’hui a pignon sur rue, l’on comprendra quelque chose comme « Quoi est cela que cela est (que cela) », et l’on m’accordera que la fameuse élégance de la langue française, dont ses locuteurs sont si fiers, est ici bien mise à mal.

Un dormeur, dans le fond de la salle, se réveillera ici tout à propos et, irrémédiablement et sans que l’on sache absolument comment il aura procédé, me demandera pourquoi la situation est ainsi faite. Et lui répondrai-je que la faute provient, comme de juste, de ce fameux « indice de deixis endophore qui, dans la langue française, s’est retrouvé en position de forme atone, ce qui aura nécessité de lui adjoindre systématiquement une complémentation afin de le rendre à nouveau audible. Le même phénomène se sera retrouvé pour la forme de négation ne qui reste tonique dans toutes les autres langues, mais auquel le Français a dû ajouter un pas (point, goutte etc.) explétif pour expliciter une idée qui, sans cela, passerait trop aisément inaperçue.
Cette anecdote relatée, je me permets de revenir dès lors sur la question de la morphologie et sur, notamment, cette charmante queue de renard que constitue le « -tion » et que l’on retrouve, ci et là, dans certains mots et dans certaines constructions et qui a le pouvoir, si l’on peut dire, « d’en imposer » : suggestion ou proposition en lieu et place d’idée ; communication plutôt qu’échange ou dialogue ; ou encore présentation en remplacement d’exposé, de conférence mais en complément d’une intervention. Je ne chercherai pas l’origine de cette « base liée », car j’aime à la voir comme quelque chose de magique et de grandiloquent, de mystérieux. Et après avoir passé quelques paragraphes à détruire le mystique de la langue, j’aimerai lui laisser, miséricordieux, une once de secret à laquelle je ne toucherai pas.

J’ignore s’il faut pour cela m’applaudir ou me regarder d’un air misérable, mais je sais cruellement qu’une langue ne mérite d’être parlée que si et seulement s’il subsiste en elle quelques monceaux d’inconnu. Il ne faut pas croire les exégètes et les philologues lorsqu’ils arguent qu’une expression, qu’un mot ou qu’un son est d’une origine inconnue et que l’on ne saurait avec précision dater son apparition ; inconsciemment ou non, tous ferment-ils les yeux, et tous se taisent. Il n’est de question qui n’ait pas de réponse, il n’est point de mystère parfaitement opaque ; tout peut toujours se savoir, et ce à n’importe quelle époque. Certes, l’on retombera dans ces questions de « vérité » et de « réalité », mais l’on peut toujours trouver, ne serait-ce qu’en disant, fataliste, « c’est ainsi parce que je l’observe », une solution adéquate à un problème précis ; le reste n’est affaire que de détail et de précision.
Je m’en voudrai de trahir le travail de ce culte millénaire, moi qui en ai déjà percé malicieusement le secret et qui donc en sera éternellement rejeté ; s’il est vrai que toutes les choses ont un nom, il est en revanche faux de croire que tous ces noms ont une histoire.

R comme « Révélation »

Définition

Révélation (nom) : Originalement, désigne les enseignements prodigués par ou au moyen de la parole de Dieu dans la Bible. Par extension, a fini par désigner les choses dites elle-même, puis une grande nouvelle apprise de façon impromptue, souvent de manière publique ou largement diffusée. La révélation est connue pour provoquer un étonnement. Exemple : J’ai révélé au monde que j’existais, mais j’attends confirmation pour y croire.
Je pense pouvoir proposer une nouvelle définition pour ce mot. Entendons-nous : non pas une réflexion sur une définition, somme toute, close, mais bel et bien une nouvelle entrée dans le dictionnaire. Je proposerai ceci : « Unité de mesure d’une vie humaine ». C’est là une idée qui m’est déjà vieille, mais à laquelle j’aime à faire référence de loin en loin, comme un écho dans le brouillard. L’idée qu’une vie ne se définit en réalité qu’au travers des révélations qu’elle peut traverser.

Un des corollaires nécessaires de la révélation demeure cette image de bascule : il y a un « avant » et un « après ». L’individu ne peut décemment pas se prétendre comme identique à son image passée. C’est, à proprement parler et de manière plus claire encore qu’une simple question temporelle, une sourde image, loin, fort loin, et triste, fort triste. Une vie humaine se définit ainsi non seulement par les révélations qui la traversent, mais également par celles qui ne la traversent pas : le choix d’accepter ou non reste une composante fondamentale de la liberté humaine, pour sa plus grande force et sa plus grande faiblesse. L’on a tous dans notre entourage de ces individus qui rejettent toute technologie, d’autres qui, sous prétexte sectaire, refusent de manger de la viande ou de prendre l’avion pour ne pas offenser Xenu ; pour ma part, celle que je ne connaîtrais sans doute jamais, du moins le prétends-je à l’instant où je compose ces lignes, c’est celle, déjà vieille néanmoins, de l’automobile.

J’ai pourtant suivi, avec assiduité et ce pendant trois longues années, perdues, tant au niveau temporel que pécunier, ces cours qui visent à apprendre à quiconque le maniement d’un de ces engins. Je m’aperçus alors être d’une nullité affligeante pour les conduire, ce qui me rendait dangereux et pour les autres, et pour moi-même. J’en ai développé, au fil des mois, une véritable haine pour cette invention qui est alors devenue, dans mon esprit et dans ma bouche, le symbole même de tout ce qui ne « roulait » pas correctement dans notre monde. Elle devint, au fur et à mesure que ma haine et ma frustration grossissait, symbole de crise économique, de chômage, de mal-être. Et le fait que j’arrivais, plus ou moins correctement du reste, à me déplacer à pied, en train et en bus appuyait, d’une curieuse manière que d’aucuns appelleront sophiste, la moindre de mes hypothèses.
À présent que j’écris ces lignes, et que la dernière discussion en date sur ces questions avec deux de mes amis ne date que de la semaine passée, je m’interroge sur la virulence de ces propos. Je les considère davantage à présent comme représentatifs de cet échec avant toutes choses, et d’un plaisir5 que je ne connaîtrais jamais. Je le regrette, bien entendu, comme je peux regretter, malgré mon jeune âge, nombre de choses. Je me targue de croire qu’au fur et à mesure, certaines de ces délices me seront octroyées par le sort ; mais en ce qui concerne cette motorisation, hélas, je crains fort qu’elle n’appartienne qu’à un ciel des Idées où je serai, à jamais, persona non grata.
Je préfère ici clore le sujet, il m’est encore trop douloureux. Passons.
Il est bien sûr impossible de traiter de cette définition sans parler de ce à quoi le terme renvoie de manière primaire, je veux bien entendu parler de la révélation biblique. J’ai eu ma période « mystique ». Je m’étais avalé l’ouvrage dans son intégralité en sautant, malgré tout, quelques redondances dans l’ancien testament. J’ai appris, bien entendu, nombre de choses. L’origine de certaines expressions, l’histoire de certaines illustres personnes, quelques conseils sur la manière de me comporter en société. En réalité, rien que je ne savais déjà, rien que je n’avais appris dans d’autres ouvrages, auprès d’autres personnes, au détour d’autres conversations. La révélation, sur moi, a quelque peu échoué. Sans doute en attendais-je davantage, sans doute. Je ne sais pas si j’ai ici parlé de ces ouvrages que l’on connaît sans avoir lu et qui s’avèrent être, après découverte, très décevants ; je classerai la Bible dans cette catégorie, et ce sans aucun scrupule. Certes, il y a quelques historiettes et anecdotes que l’Histoire n’a pas retenu, et qui sont intéressantes à ressortir lors des dîners, mais il y a un je-ne-sais-quoi qui ne me satisfait pas. Ce n’est pourtant pas une malédiction ; Alice au pays des merveilles vaut largement plus que tout ce que l’on peut connaître de lui de prime abord, et cela n’a rien à voir avec l’amour immodéré que je peux avoir pour l’ouvrage.

Que dire de plus ? Je pourrais sans mal taper sur cette mère de la Littérature avec toute la poigne d’un épigone voltairien ; je pourrais pointer ses contradictions, ses absurdités, caresser du doigt les lignes abjectes et celles qui ont sans doute contribué à décimer ce peuple roumain ou biélorusse ; mais l’exercice, périlleux, est du reste ennuyeux. Je me devais de parler de Dieu ici, je l’ai fait. Que dire de plus ?
Si je reviens à cette idée d’unité de mesure, je pense, en toute honnêteté, n’être âgé que de, disons, une seule véritable année. La seule véritable bascule que j’ai véritablement observée concerne, bien évidemment me répondra-t-on, l’influence d’Internet dans la vie de millions de personnes. Une élite, diront les pessimistes. De même que l’alphabétisation et l’eau potable, répondrais-je. Je n’ai pas encore l’âge des causes humanitaires, cela me viendra sans doute un jour. Il me faut encore travailler. Je préfère connaître le monde avant d’essayer, timidement, d’en parler. L’humilité manque, me semble-t-il, à nombre de vaillants défenseurs. Et quand bien même la valeur n’attend point le nombre des années, il faut souvent plus de vingt ans pour apprendre à tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler. J’ai aimé l’Internet dès l’instant où je l’ai connu. J’ai fait partie de la seconde vague des précurseurs ; non pas ceux qui ont vu sa naissance, mais ceux qui ont entendu et applaudi ses premiers mots. J’ai connu l’époque où mon ordinateur faisait un bruit de tonnerre pour se connecter ; où l’abonnement que ma famille avait pris ne nous octroyait que cinquante heures de connexion mensuelle ; où le téléphone était invariablement coupé lorsque l’on naviguait de site en site ; où la vitesse de connexion, enfin, ne dépassait pas celle d’un escargot asthmatique essayant de traverser un champ de mines en plein désert du Sahara. J’ai connu les configurations délicates, les mots de passe ignobles, les appels, surtaxés, aux lignes d’aide téléphonique.

Brutalement, tout changea. Les boîtes à connexion se multiplièrent. Devenir membre de cette fratrie virtuelle devenait d’une simplicité effarante, il n’était pas même besoin de fil pour cela. Ce fut une véritable découverte de l’Amérique des temps modernes. Des mots inconnus surgirent d’une soupe primitive comme autant de micro-organismes ne demandant qu’à évoluer. Une dépendance sublime finit par s’instaurer. Comment connaîtrais-je mes emplois du temps, mes notes, comment communiquerais-je avec mes professeurs, comment prendrais-je des nouvelles de ma famille et de mes amis sans cela ? Je ne me l’imagine plus. Que l’on me coupe cet accès pendant une semaine, et j’étouffe. Que l’on me coupe cet accès, et de l’autre côté, à quelques kilomètres seulement pourtant, l’on s’inquiète ou l’on s’indigne.
Un cordon ombilical.
Je place sans sourciller l’Internet au panthéon des inventions capitales de l’humanité, aux côtés de la Roue, de l’écriture et de l’Imprimerie. Car elle fait partie de celles qui, j’en suis persuadé, redéfinissent notre conception de l’existence et qui bouleverse nos habitudes. On ne peut lutter contre cela. Il faut accepter, ou disparaître. J’ai fait le choix. Peut-être induit par la nécessité. Sans doute induit par la nécessité. Mais ce choix a eu des conséquences inattendues. Il reste, et restera sans doute, un dépotoir, refuge de quelques bassesses ignobles. Je me souviens d’ailleurs d’une charmante pensée, délivrée par un personnage de la série américaine Scrubs que je regarde avec assiduité6.

Si l’on supprimait toute la pornographie d’Internet, il ne resterait plus qu’un seul site d’actif qui s’appellerait « rendez-nousleporno.com ».

Mais au-delà de cela, l’Internet reste pour moi un moyen formidable pour glaner des informations diverses ; pour diffuser mes textes ; rencontrer des gens partageant mes goûts et mes opinions, et débattre avec ceux qui ne les ont pas, etc. etc. Un discours publicitaire que tout un chacun doit connaître d’ores et déjà. Mais en ces temps où l’informatique se voit systématiquement dénigrée, je crois cela nécessaire. Fut un temps où on fustigea l’écriture, car elle rendait les Hommes oublieux ; en fut un autre où on fustigea l’imprimerie, car elle rendait la Culture mercantile ; fut encore un autre où on fustigea le cinéma, car elle remplissait de fantasmes les crânes des enfants ; est celui où on fustige Internet, car on ignore encore ce que l’humanité en fera. Gardons confiance, jettons un coup d’œil de ci, de là, certes, mais gardons confiance. Comme disait le poète, et décidément je crois qu’aucun de mes textes n’échappera à cette citation, « il y a loin de la route aux escargots ».

Morphologie

Il faut se soumettre un rien à une certaine gymnastique phonétique, mais avant toutes autres choses, ce que j’entends dans le mot révélation, c’est le mot « rêve ». Songe d’une nuit ou rêve éveillé, l’ambivalence du terme est propice, précisément, à toutes les rêveries. Car ce qui frappe, lors d’une révélation, ce n’est pas tant le message lui-même, mais bel et bien ce qu’il en sera fait, comme en témoignent mes exemples bibliques et internetiques ; tout comme le dormeur ne sait qu’il rêve qu’une fois qu’il parvient à s’éveiller. Qui sait ce que contient un coffre, tant qu’il n’a pas été ouvert ? Qui sait qu’il rêve, tant qu’il ne s’est pas réveillé ? Ces paroles qu’un vieux hibou, un glorieux soir d’hiver, me délivra, n’ont cessé depuis d’habiter mon cœur. Mon cœur et non ma tête : car bien que je les connaisse au mot près, et que je me souvienne de l’effet produit la première fois que j’eus la chance de les lire, ce ne sont pas là des Idées qui me reviennent sempiternellement à l’esprit. J’ai de ces maximes promptes à surgir, toujours, signe, je le pense, qu’elles sont strockées en un coin connu de ma cervelle ; d’autres, au contraire, se dérobent miraculeusement mais savent ressurgir à l’instant où j’en ai le plus besoin. Différence subtile entre savoir et connaissance, action et passion, mais cela nous entraînerait bien trop loin.

J’associe donc, bien malgré moi, puisque tout ceci n’est que coïncidence entre deux termes que ni l’étymologie, ni le sémantisme canonique ne rapprochent7, la révélation d’un rêve et, par là, non seulement le terme se colore de toutes les connotations que le mot peut avoir, mais il obtient également tout son patrimoine magique et onirique, et tout prend dès lors sens, du moins, tout prend un nouveau sens. Lorsque Pascal voit le Seigneur lui parler, en une fameuse nuit de mémoire, n’était-il pas en train de rêver ? Lorsque Paul McCartney inventa la mélodie fameuse de la ballade Yesterday qui lui apportera richesse et gloire, ne l’avait-il pas précédemment entendu au cours d’un rêve ? Et ce dernier homme, qui vit dans un cauchemar sa femme et sa fille mourir, ne les a-t-il pas sauvé d’une catastrophe future en les empêchant de prendre un certain avion ? Les exemples sont multiples. Étrangement, par ailleurs, la réciproque peut tout également être proposée : lorsque le Christ apparut devant ses fidèles, ceux-ci ne purent rien faire de plus que comparer sa beauté et sa lumière à celles qui habitent les rêves de tous ; lorsque l’Écriture fut inventée, et que les sauvages Tupi des Amériques découvrirent que sans parler, les hommes d’au-delà les mers pouvaient communiquer entre eux, ne les prenaient-ils pas pour des mages, aussi puissants que ceux qui peuplaient leurs rêves de conquêtes et de montagnes inaccessibles ? Et quant à l’Internet, encore une fois, demandez encore à votre aïeul s’il avait un jour rêvé de pouvoir contempler, en direct, l’image de son petit-fils vivant à des kilomètres de lui par l’intermédiaire d’un fil et d’une boîte. Rêve et révélation sont en réalité bien plus proches l’un de l’autre que toute l’histoire de la langue n’a pu nous laisser penser.
Lorsque la nouvelle, lorsque l’épiphanie vient au jour, brusquement, le monde cesse d’être monde et se transforme sous nos yeux. Tout ce que l’on croyait être n’est plus, tout ce qui était ne sera jamais plus mais tout ce qui a pu être peut être à nouveau. C’est comme si un voile opaque brusquement se levait, et que tout nous paraissait plus clair et plus avenant. Seulement, cette transformation se fait de façon si immédiate qu’elle ne semble pas appartenir au monde du réel, mais bel et bien à celui du songe. Et brutalement, il convient de se ressaisir.

Enfin ! Imaginons ; nous vivrions dans un univers où l’on peut, par le pouvoir des ondes, recevoir de la vidéo, des images, du texte, du son ; où l’on peut, avec un objet plus petit encore qu’une boîte d’allumettes recevoir du son et de la vidéo d’un ami situé à vingt-cinq mille kilomètres de cela, sans qu’il y ait plus d’une seconde de décalage ; où l’on peut être averti de la moindre catastrophe, fut-elle arrivée dans le plus perdu des villages de la Cordillère des Andes, avant même de connaître l’origine du bruit qui sévit au coin de notre rue ; où l’on peut avoir des centaines d’amis avec lesquels l’on peut dialoguer, s’amuser, rire, partager, éparpillés aux quatre coins du globe sans pour autant n’avoir jamais rencontré son voisin de palier ; où l’on peut transporter des archives millénaires, une dizaine de bibliothèques, toute la collection musicale de toutes les radios de France, d’Allemagne et de Grande-Bretagne réunies, dans un seul livre de métal de deux cents grammes ou moins, et la liste peut toujours s’allonger.
N’est-ce pas là du domaine du rêve ? Et quand nous étions petits, nous ne rêvions pour l’an 2000 que de voitures volantes et de cités célestes ! Je m’égare, me voilà confondant rêve et imagination, deux mots qui ne sont pas traités dans cet abécédaire mais, qui sait, peut-être en ferais-je un autre un jour, si je parviens à achever celui-ci. Quoi qu’il en soit, nous vivons actuellement un monde de rêve. Indirectement par ailleurs, tous les mondes traversés, de la découverte du feu à l’unification de la mécanique quantique et de la relativité générale, appartiennent au domaine du rêve, car l’humanité n’a cessé, en réalité, de progresser de pas de géants à pas de géants. Des choses que nos pères ne croyaient pas capables se sont réalisées, et nous verrons sans nul doute nos fils agir d’une façon que l’on pensait impossible. Chaque invention, des plus ridicules au plus formidables, est digne d’intérêt et fait progresser les peuples libres par bonds, plutôt que par secousses légères. La réalité se voit même, selon cette définition arbitraire, belle et bien remise en question : tout est de l’ordre du rêve.

J’ai d’ores et déjà, dans ce texte et dans d’autres, proposé une répartition du monde selon « vérité » et « réalité » ; il me faut ajouter la notion de « rêve ». Trois définitions sont donc nécessaires à présent pour pouvoir définir, et circo-définir l’ensemble de ce qui existe, de ce qui a existé, de ce qui existera et de ce qui peut exister, de la matière aux pensées : la « réalité », ou les choses telles qu’elles sont, la « vérité », ou les choses telles que l’on pense qu’elles sont en l’état de nos connaissances et de nos sensibilités, et enfin le « rêve », ou les choses telles qu’elles sont ou seront et qui échappent à notre pensée. Car il convient de dire qu’un individu comprend les inventions et les innovations qui surgissent au cours de son existence comme autant de révélation ; il ne fait en réalité que s’habituer, sans renier ses croyances premières. Lorsque l’âge de raison est atteint, notre pensée se fige sur la « vérité », dont une parcelle seulement est une « réalité ». Ce qui appartient au domaine du « rêve », bien que réel, ne peut nous apparaître comme vrai. Sans doute est-ce pour cela que certains, faute de courage, de volonté ou, le plus souvent, de temps, se sentent dépassés et refusent de prendre le train de la découverte scientifique et sociologique en marche. Sinon, comment comprendre qu’il existe des révisionnistes et des négationnistes, des réactionnaires et des imbéciles ? Celui-ci, qui sait se servir parfaitement de ses dix doigts, serait incapable de se servir d’une souris d’ordinateur alors que cet autre, bien moins savant et bien plus timide, saurait parfaitement le faire ? Je me refuse de le croire. Peut-être que je reste un indécrottable optimiste concernant la nature humaine, et que je cherche par la raison, et une raison distordue encore, une explication à ce qui n’est que l’impossibilité de s’adapter dans un monde en mouvement. Mais il n’est pas non plus exclu que je caresse une part de justesse.
Passées ces réflexions sur ce qui concerne la première séquence du mot qui nous occupe, j’avoue être un rien déçu par le reste, ce « -lation » dont je ne trouve rien à dire, ni en bien, ni mal, si ce n’est qu’il m’apparaît un peu mou. J’aurai imaginé un Wagner pour achever ce mot qui est déjà une promesse, mais je me vois être fourvoyé par les sciences étymologiques. Tant pis ; l’on ne peut pas tout avoir.

S comme « Sous-fifre »

Définition

Sous-fifre (nom) : Dans le langage des sociétés, désigne une personne située au plus bas de la hiérarchie de l’entreprise, ou ayant un poste mineur malgré sa possible proximité avec une personne au rôle plus important. Par extension, désigne un individu à qui l’on confère une basse besogne, un travail médiocre ou un détail inutile. Exemple : Vous prendrez rendez-vous avec mon sous-fifre, je veux dire ma secrétaire.
Quel charmant mot que celui-ci ! Je laisse aux bons soins de la partie « morphologie » le plaisir d’expliquer un rien son étymologie biscornue, et me concentre ici davantage, comme annoncé, sur la définition de ce terme que l’on entend encore, ci et là, mais qui n’a rien perdu de son côté péjoratif, fort heureusement. Hélas, la tendance du « politiquement correct », qui est bien souvent plus ridicule et plus offensante surtout que la réalité propre, le fait disparaître. L’on ne peut l’entendre, et c’est sans doute cela qui le rend précieux, lorsque l’on croit les micros éteints, les caméras détournées, que le discours se fait entre amis ; lorsque l’orgueil de la toute-puissance et du contrôle prend le pas sur le travail et le sérieux, ou au contraire lorsque le stress de ne pas réussir fait frissonner. Ce mot apparaît, il faut l’avouer, dans des circonstances particulières et irréelles, dans des mondes fantastiques où la réalité, pour une fois, fait silence.

Car ce mot fait partie du groupe tant recherché des « entre-deux ». Entre mot qui prête à sourire et insulte, entre mot à la sonorité agréable et injure, entre image colorée de carnaval et spectre menaçant du harcèlement moral. Tenaillés entre ces deux versants, l’on ne sait plus que faire ; bien souvent, l’on se contente de se reprendre, maladroitement, et l’on se contente de feindre, banalement. Ce n’est sans doute pas la bonne solution. Mais j’avoue ne pas avoir, pour le moment, de réponse adaptée. Peut-être éditerai-je ce passage si l’idée m’en vient.
Quoi qu’il en est, la définition du terme a aussi son charme, puisqu’assez explicite. Sans rentrer dans les détails, puisque la partie correspondante s’en chargera, disons que le « fifre » est une petite flûte, et dans le domaine famillier un objet sans aucune espèce d’importance. Vous imaginez bien, dès lors, l’inutile d’un objet se trouvant être en-dessous du fifre ! Enfin, en revenant dans le domaine du concret et appliqué exclusivement de nos jours à une personne, le locuteur trace, malgré lui souvent8, une analogie entre le rôle utilitaire réduit à néant d’un objet qui serait placé en-dessous d’un fifre, et une personne située au plus bas de la hiérarchie, aisément remplaçable, au rôle finalement moindre que le dernier des assistants au ménage de l’entreprise. Il fait les photocopies dont personne ne veut, gaspillant du papier, il erre dans les couloirs sans dossier sous le bras ni idée dans la tête, il prend un nombre déraisonnable de « pauses cigarettes », alors que personne ne l’a vu fumer.

Néanmoins, le grand talent de cet homme, avant toute autre chose, c’est sa discrétion et son silence. Tant qu’il fait profil bas, qu’il se cache et se terre, semble, vaguement, occupé et baisse la tête, le voilà passer inaperçu. Il n’est qu’un nom dans un dossier dans le bureau du « DRH », mais n’a aucun ami dans ces murs, et mange seul à la cafétéria de l’entreprise. Sa discrétion joue sur un principe connu de longue date, appelé différemment selon les spécialistes et les siècles, mais qui renvoie, plus ou moins, à l’illusion du contrôle, étudiée pour la première fois par le philosophe Hobbes. Les faits sont les suivants : confronté à un individu qui semble ne jamais travailler, mais (et c’est là-dessus que se fonde l’entière théorie) qui, pense-t-on, doit travailler, sinon il ne serait plus employé par l’entreprise, n’importe qui, même le grouillot de seconde zone, se sent nécessairement, et peut-être même à tort9, supérieur ; et comme il sied à une personne plus importante sur le plan de la hiérarchie, il l’ignore.
Le personnage de Miguelito, dans la bande dessinée Mafalda, pose un jour une question, ma foi très pertinente, à son ami Felipe :

D’après toi, quelle attitude adopter dans la vie ? Sûr de soi, pour que tout le monde nous respecte ? Indolent et discret, pour que personne ne nous remarque ? Timide et faible, pour que tout le monde nous protège ?

Ce choix influencera énormément nos vies futures. Il est important de choisir dès à présent.

Et tandis qu’il s’éloigne, Felipe a cette réflexion, ma foi, tout aussi pertinente :

Merde. Moi qui ne pensais à rien...

Bref. Quoi qu’il en soit, le sous-fifre se place résolument dans la deuxième catégorie discriminée par Miguelito. Et force est de constater que, globalement, cela lui réussit plus ou moins.
On ne bâtit pourtant pas une carrière entière sur ce principe, et plus d’un avouera vouloir faire autre chose de sa vie. Mais, hélas, la réalité est toute autre. Ce que l’on cherche surtout, peut-être de façon plus assidue qu’auparavant, c’est la tranquillité. Non la tranquillité d’esprit, car jamais l’âme ne s’apaise et s’endort, et les imbéciles sont sans doute les plus grands penseurs de notre temps ; mais bien la tranquillité du corps. Il cherche les actes répétitifs où l’esprit peut s’égarer, les travails paisibles où sa responsabilité n’est jamais remise en cause. Certes, le salaire d’un sous-fifre est proportionnel à sa position au sein de l’entreprise ; et sans nul doute que les fins de mois sont toujours des plus difficiles ; mais avoir assez de temps pour, une belle après-midi de printemps, se balader sans soucis et entendre les oiseaux dans les arbres ; pouvoir, un dimanche d’été, avoir le temps de préparer un bon poulet rôti comme sa grand-mère, faire revenir de petites pommes de terre et des champignons et le manger avec les doigts ; comprendre, un soir d’automne, que les feuilles mortes ne sont pas la promesse d’une fin, mais l’espoir d’un commencement, cela n’a pas de prix. Mon actuelle condition d’étudiant, et j’espère ma future occupation professionnelle, me permet et me permettra d’accomplir tout cela. Suis-je pour autant un sous-fifre ? Si je sais de source sûre que nous sommes toujours le « con » de quelqu’un, je sais également qu’il y a toujours quelqu’un au-dessus de moi dans l’organigramme de la société.

Si je me satisfais de cela ?
Bien entendu.
Comment aurais-je le temps, sinon, d’écrire ces lignes ?

Morphologie

Le mot « fifre » a une étymologie des plus douteuses. Ce n’est pas là un cas particulier dans l’histoire de la langue, mais assurément une exception au sein de cet abécédaire. Deux théories sont toutefois à la vogue ; assurément, il y eut un semblant de va-et-vient entre l’ancien français et le gothique, et le Royaume de Suisse a sans nul doute joué un rôle déterminant, tant pour sa position géographique que pour son ancienne puissance militaire. L’armée suisse avait, effectivement, une fanfare des plus combattives ; et à l’image de ces anciens celtes qui soufflaient dans de belles trompettes pour effrayer les romains, les suisses donnaient l’assaut par l’intermédiaire d’un instrument ressemblant à une petite flûte traversière, à peine plus grand que l’index d’un jeune homme et tout aussi épais, fait de bois de bouleau et astucieusement trouée et percée. Le son de cet instrument ressemblait, selon les écrits, à celui d’un canard atteint d’une grippe sévère, et fumeur invétéré, cela va de soi. J’ignore si les troupes ennemies étaient réellement effrayés par ce bruit strident, où si les armées suisses profitaient de l’hilarité soulevée pour prendre un avantage déterminant, une chose est sûre cependant : les Suisses eux-mêmes ne nommaient pas cet instrument.

Car, précisément, pour eux, il n’avait aucune espèce d’importance. Ce n’était qu’un apparat, que l’on n’entendait pas du reste dans le tumulte de la bataille, au contraire du tambour et du cuivre. Ce sont donc les ennemis eux-mêmes qui élèverent au pinacle, si l’on peut dire, ce petit bout de bois. Et c’est à cet instant précis que les spécialistes ne sont guère d’accord.
Les premières traces écrites de l’instrument remontent aux alentours du onzième siècle, sous l’orthographe « phiffre ». Les amoureux des peuples germains arguent que cette graphie, qui emprunte beaucoup à l’alphabet grec, ne peut venir de l’ancien français, qui réfutait totalement l’utilisation d’un tel graphème pour exprimer cette sifflante ; ce n’est qu’à partir du quatorzième siècle, sous l’influence d’une Renaissance montante, que les anciens écrits sont redécouverts et que les orthographes s’adaptèrent. Cheminant alors par l’intermédiaire du territoire suisse, le bon Royaume de France simplifia allègrement l’orthographe pour aboutir à la forme que nous connaissons. Du reste, précisent-ils, le terme a une certaine connotation avec le mot « pfeiffre », plus ou moins contemporain, et qui était censé reproduire le son de l’oie, lorsque ses ailes effleurent l’eau d’un lac gelé10.

Les fervents défenseurs français arguent que cette première trace écrite relevée va bien dans le sens d’une graphie germanisante à ce moment-là, mais qu’elle loin d’être la première trace écrite du mot en lui-même. Un vieux manuscrit, antérieure de quelques deux cents ans, porte la trace d’un hapax indéchiffrable encore à l’heure actuelle : « faiefre ». Le texte est, semble-t-il, une chronique d’un moine de Lyon ayant assisté à ce qui devait être l’équivalent d’une répétition. Après avoir rapidement décrit les différents officiers et les armes qu’ils portaient, il remarque qu’un gamin portait régulièrement à sa bouche un « faiefre » ; toutefois, ce scribe zélote ne précise pas, du moins rien ne fut retrouvé, quel était le rôle de cet instrument mystérieux. Le mot semble avoir été reconstruit à partir du verbe faire, auquel a été adjoint un suffixe -fre au rôle mystérieux. Aucuns arguent qu’il s’agit précisément du son du fifre, car il a été relevé dans plusieurs fabliaux l’onomatopée « frie », cri bien connu du héron cendré lorsqu’il voit une belette fauve, met qu’il apprécie par-dessus tout11. Par la suite, ce nom serait passé dans la langue allemande, se serait modifié avant de revenir encore une fois dans la langue française.
Cette querelle est, pour moi, représentative d’un certain état d’esprit dans la linguistique historique : plus le détail semble insignifiant, plus il pourrait être en réalité l’information manquante qui permettrait, enfin, de réunifier toutes les théories et de tout expliquer.

Bien évidemment, il y a également ces rumeurs qui veulent que, précisément, il faut laisser ces détails là où ils sont, non parce qu’ils ne veulent rien dire, mais précisément parce qu’ils pourraient dire quelque chose. Et si un jour la grande unification linguistique a lieu, je pense que certains sophistes auraient facilement les oreilles rouges.
L’histoire, pourtant, ne s’arrête pas ici. Vers le douzième siècle, simplifions les choses, le « fifre » est connu des deux côtés du Rhin. C’est précisément à cet instant que le pouvoir politique et militaire de la Suisse décline, et tous les biens de l’armée liquidés par décret royal. Seuls une dizaine de fifres furent retrouvés ; cependant, aucune description réaliste de l’instrument n’avait été réalisé. La plupart des érudits pensait la flûte bien plus imposante, de la taille d’un cor en réalité ; si bien que les archivistes n’eurent aucun autre moyen de décrire ce mince bout de bois que de l’appeler « sub-fifres »12, ce qui donna « under-fifre » en allemand, et bien évidemment « sous-fifre » en français.

Il y a, enfin, un épilogue. En hommage à l’ancienne armée suisse, une version améliorée du sous-fifre, ou plutôt du fifre original, qui prit alors l’apparence d’un cor gaulois. Il faut dire qu’à l’époque où cette création originale fut proposée, la mode celtique était dans tous les esprits. Cela amena à la création d’un verbe, un peu désuet, « fifrer », qui signifie « jouer du fifre ».
(Je reprends ici mon souffle. Ce que je viens de conter équivaut pour moi à une manière de grande fresque épique. Allons ! On ne revient pas vers de communes choses après cela.)
L’étymologie peut être une science dangereuse. Certains mots portent en eux un sens fort, indépendamment de leur sémantisme ; l’étymologie a déjà été utilisé, par le passé, à des fins politiques. Sous-fifre est de ces mots dangereux. La particule « sous- » ne joue pas en sa faveur, j’en ai peur ; et si une fleur s’appelait ainsi, sans nul doute que plus d’une amoureuse se sentirait offensée si leur amant leur offrait un bouquet de sous-fifres. Toute tentative d’analyse est vaine à présent, rien de ce que je pourrais dire ne changera ce que ce mot porte sur lui, Quasimodo immonde du lexique, vilain petit canard des dictionnaires. Moi-même, mes épaules ne sont pas assez fortes ; j’ai pourtant eu le courage de lui consacrer un chapitre entier dans cet abécédaire, mais je ne puis faire plus.

Qu’un autre prenne ma place, si cela lui chante ! Mais je le défie de faire mieux ; l’humilité consiste également à savoir reconnaître les causes perdues.

T comme « Tyrannique »

Définition

Tyrannique (adj.) : De « Tyran ». Qui exerce une force autoritaire, contre le bon droit et la raison, en vertu d’une grande force physique ou d’un fort pouvoir moral. Par extension, qui exerce une force irrésistible, contre laquelle on ne peut rien. Exemple : Ce livre est tyrannique. Il vous force à croire que vous croyez quelque chose.
Je pense que ce n’est pas me tromper de croire que chacun a un jour entendu parler du site internet « Facebook ». Certains de mes lecteurs sont peut-être membres de cette communauté ; les autres résistent, mais cèderont bientôt. Pour ceux qui, enfin, ignorent tout de ceci, voici, grossièrement, une petite description de la chose. « Facebook » peut se définir comme une manière d’annuaire absolu. À une personne se trouve associé pléthore d’informations : photographies, données personnelles, textes. Les autres membres, pour peu qu’on les ait reconnus auparavant comme « amis », peuvent avoir accès à ces informations et les commenter.

Un des attraits intéressants de la chose réside dans l’ingéniosité de certains membres, qui créent de multiples applications : tests de personnalités, liens dynamiques vers de la musique ou des vidéos, dans le but avoué de passer encore plus de temps sur ce portail. La description est lapidaire, je l’admets ; mais pour le propos que je m’apprête à tenir, cela reste suffisant.

Un de ces membres en question a créé il y a un peu un instrument associant, à chaque lettre d’un prénom donné, un adjectif commençant par ladite lettre. L’algorythme, je le présume, est des plus simples, et les résultats doivent varier sensiblement d’un moment à l’autre. Mon amie eut toutefois le courage de s’essayer, et le résultat lui plut, à la manière d’un horoscope que l’on croit lorsqu’il est positif, et que l’on renie quand il ne l’est point. Elle fit l’expérience, dès lors, avec mon propre prénom ; et pour la lettre « T », il y avait cet adjectif : tyrannique.
Je suis beaucoup de choses. Je ne puis en faire une liste complète, tout au plus une brève énumération : colérique, orgueilleux, intéressé, passionné, bavard. La tyrannie n’apparaissait pas, jusqu’à présent, dans les portraits que je pouvais faire de moi. Mais il s’est produit depuis un phénomène bizarre : tandis que je me croyais loin, très loin de la tyrannie, me voilà devenir tyran. Plus j’y pense, et plus je le crois. Qui déjà a dit cela ? Qu’il faut prendre garder de regarder l’abîme, de peur à ce que l’abîme nous regarde en retour ? C’est peut-être cela. Je l’ignore.

J’essaie donc de m’imaginer tyrannique. Toujours selon mon amie, cela me définit fort bien. Diantre. Moi qui croyais toujours agir en vertu de la raison et du bon droit, moi qui défendais opiniâtrement la vérité et la justice, je n’étais en réalité qu’un de ces imbéciles qui réclament de l’honneur, alors qu’ils n’en ont aucun.

Je me rassure comme je le peux. Je pense à l’étymologie, encore ; à ces tyrans de la Grèce antique qui accédaient au pouvoir par le peuple, et non par quelques vœux de barbus centenaires ; c’étaient en réalité les premiers révolutionnaires, les premiers démocrates. Leur seul tort était de ne pas suivre l’ordre établi, et de prendre le pouvoir comme l’on prend parfois la parole : sans y être convié. Je dois avouer que cela ne me donne, finalement, que peu de baume au cœur : ma popularité n’est pas celle des grands meneurs de foule, et j’ai déjà peine à convaincre mes amis de me suivre quand j’organise une quelconque sortie en ville.
Je m’imagine pourtant aisément tyrannique13. Je m’imagine portant un bel uniforme de militaire, brandissant une cravache énergique, mes gestes sont de cuir ; une troupe de fidèles me conseille et m’admire, me salue. Je peux m’inviter dans chaque maison ; je m’installe à la table et je mange à ma faim ; puis je tue le père, et marie la mère en secondes noces. J’ai des milliers d’épouses, je construis des dizaines d’orphelinats. Les fosses communes dégorgent les cimetières ; nul ne souvient d’un mort qui n’a pas de nom. Je vois mon fief en Europe, dans de beaux châteaux centenaires, entourés de parcs et de fontaines ; la nuit, de grands bals sont donnés et toutes veulent danser avec moi. Je les excommunie si leurs cheveux sont trop longs, je leur coupe la langue s’ils sont trop courts ; il n’y a de loi que mon bon plaisir, et je détruis des royaumes entiers de ma seule main. Et quand enfin il ne reste que moi, je me couronne dernier empereur, premier des rois, Dieu vivant. N’est tyran que celui qui peut enfin être tyrannique sur tous. Et pour en être sûr, autant tous les tuer.
Peut-être le moment est venu ici de faire une distinction subtile, bien souvent oublié, entre le tyran, le despote et le dictateur. Si le tyran prend le pouvoir contre toute règle alors en vigueur, despote et dictateur sont, au contraire, mandatés par l’esprit des lois. Le despote est le conseiller du conseiller de l’empereur ; en cas de morts soudaines, il prend le pouvoir. Plus intendant que véritable monarque, rien ne peut se faire sans lui. Un parallèle intéressant peut être fait entre un premier ministre et un despote : leurs fonctions sont similaires. Le dictateur, quant à lui, est un chef de guerre. En temps de crise, il est apte à diriger le pays ; à nouveau, un parallèle permettrait de comparer le président du Sénat à un dictateur.

L’étymologie est vraiment science curieuse. Notre pays est gouverné par un président, dont le premier ancêtre était un tyran ; son second est un despote, et un dictateur est prompt à prendre sa place si jamais un malheur survenait. L’on peut faire dire beaucoup de choses aux mots, car ils mentent toujours. Un mot seul n’a aucune valeur ; plusieurs mots ont une valeur. Et du néant surgit l’infini ; moi-même, tyrannique, ne me placé-je pas dans la droite lignée républicaine ?
Mes colères peuvent me faire apparaître parfois, si j’abandonne un instant le rire facile et l’insinuation frauduleuse, tyrannique. J’ai de nombreux défauts ; la colère est sans nul doute celui qui me caractérise le mieux. L’on me définit souvent comme étant un « faux-calme », car sous mes apparences garçonnes et mon sourire paisible, mes appels répétés au calme et à la sérénité, qu’un grain de sable vienne perturber mes ambitions et me voilà soudain devenir diable immonde, satyre abject. Je convie à l’anathème mes plus proches amis, l’avanie me guette, l’excommunion se rapproche. Rien ne peut me calmer, si ce n’est le temps, une bonne cigarette et un peu de marche. Je suis tyrannique dans mes colères plus que dans mes amours, du reste : et si pouvoir j’exerce, c’est toujours afin de faire entendre la voix que je juge la plus juste et la plus raisonnée. L’on me répondra que vérité et raison n’ont besoin de crier ; je rétorque qu’imbécilité et aveuglement sont des sourds invétérés.

Morphologie

À nouveau, l’exercice de morphologie s’avère non difficile, mais long. Point de réflexion, je le rappelle, mais du temps. Le mot doit tourner et retourner. Dans celui-ci, je ne perçois surtout que le mouvement, que ce « tire- » qui m’invite à penser non seulement à une action consciente, mais également à une manière de persévérance. L’on ne peut, effectivement, tirer ponctuellement. Le verbe invite à considérer l’action comme soutenue et prolongée. Indirectement, l’on peut considérer que les tyrans ont la peau dure. Peuples du monde, gardez-vous : si l’un de vos dirigeants un jour s’abroge ce titre, soyez sûr qu’il restera sur ce trône des années entières avant qu’un révolutionnaire averti, ou qu’une maladie hasardeuse, ne vienne l’enlever à votre haine.

Il est des images qui, ainsi, durent et perdurent dans les esprits de chacun. Des grottes antiques, des bougies modernes, des rochers contemporains. J’aimerai un jour créer une telle image. Je l’aimerai tellement. Je ne peux qu’espérer et poursuivre.
Une action ne saurait être tyrannique si, précisément, elle ne s’instaure pas dans la durée. La colère est ponctuelle ; la tyrannie est longue. La jalousie n’apparaît que la nuit, la tyrannie ne se lève qu’au point du jour. L’apercevoir un jour, c’est ne pas savoir encore quand elle s’achèvera ; car, malheureusement, il n’existe pas de « vademecum tyrannique », et c’est bien dommage : il aurait alors suffit de le consulter, de lire dans un tableau savamment dressé le nom du tyran et la date de son élection, et une courbe, fonction improbable au sein d’un repère orthonormé, aurait prédit quand et où le dictateur allait choir.

Hélas ! S’il est une constante chez les hommes, c’est bien celle de l’incertitude ; l’on ne sait jamais quand tombera la statue de celui qui jadis était, entre autres choses, un Dieu, et dont la figure marmoréenne ornait la grande place du marché, le doigt tendu, le regard sévère, la couronne de lauriers judicieusement placée sur un front d’airain. Et tandis que la veille encore, sur toutes les chaînes, les habitants hurlaient leur amour du tyran, aujourd’hui, alors qu’une armée libératrice (mais peut-on faire une juste guerre pour de mauvaises raisons ?) foule du pied son palais, ces mêmes habitants crient de joie et embrassent le soldat de cuir.
À cette action qui, bien entendu, aussi immédiate soit-elle demande une réaction de même direction, de même intensité mais de sens opposé, l’on peut trouver au sein du mot tyrannique une étrange indication de durée, à l’opposé de ce qui a été dit auparavant : une « année ». Las ! Ne nous y trompons pas ; les mots savent se parer de mille artifices pour nous convaincre. Mais à nouveau, c’est l’étymologie seule qui nous permet de voir clair.

En effet, lorsque la langue que nous employons actuellement n’était alors que la somme de tous ses dialectes, les penseurs de ce temps, clercs, princes et gentilhommes, décidèrent de créer un langage que tout un chacun pouvait comprendre ; et pour cela, il fallait réduire au plus petit dénominateur commun toutes ces variations dialectales, régiolectales et sociolectales. Tous les termes délicieux des campagnes furent éliminés méthodiquement, et ne furent gardés que ceux compréhensibles par tous. Un nouveau sens, généralisation de l’ancien le plus souvent, fut par la suite élaboré.

Ainsi, « viande » désignait tout ce qui était solide et comestible ; « tissu », tout ce qui pouvait être considéré comme un vêtement ; « or », tout ce qui avait une quelconque valeur marchande. La question du temps et de la distance fut, en revanche, âprement discutée. Chaque région, en cette époque réculée, avait son propre système de mesure ; une unification était, pour ainsi dire, impossible. Les penseurs, toutefois, eurent une idée formidable, qu’encore maintenant on envie ; ils créèrent deux unités. Une première, « mètre », et une seconde, « année », construites respectivement sur les termes de « maître » et de « animée ». Ces unités ne désignaient non pas des valeurs connues, mais des valeurs inconnues, inaccessibles et infinies : ce que l’on ne pouvait pas découper, ni dans la pratique, ni par l’esprit. Ces concepts n’étaient là que pour aider les Hommes à mieux se comprendre.
Mais il est une chose que nul n’avait alors prévu : que temps et espace se doivent d’être délimités et découpés pour le bien commun. Alors mètre et année de devenir des unités soumis à la division et à la multiplication, et le sens perdu de se perdre irrémédiablement. Ils sont devenus les termes que nous connaissons actuellement, mais le sens premier parvient, volonté de fer et sapience certaine, à se maintenir ci et là. Lorsque deux amis évoquent leur enfance passée ensemble, ne soupire-t-il pas ensemble en regrettant que cela se soit passée « il y a des années de cela » ? Et cet autre, qui regrette que le but à atteindre soit si loin, ne vocifère-t-il pas qu’il en a pour « des mètres et des mètres » ? C’est ainsi. L’année que l’on peut pressentir, me semble-t-il, dans tyrannique n’est rien d’autre que cela.
Je n’ai rien d’un homme tyrannique. Je n’en ai ni l’orgueil, même si je me sais orgueilleux, ni la patience, même si je me sais patient. Car la tyrannie ne peut se construire qu’en temps de paix, longtemps, avant d’éclater brutalement et d’asseoir tout aussi soudainement son identité. Je ne saurai, pour ma part, réussir cela, hélas. Tout ce que je puis faire, c’est, brutalement, me laisser aller à la colère ou à l’énervement. Mais cela, c’est bien autre chose.

U comme « Ulcère »

Définition

Ulcère (nom) : Dans le langage médical, désigne une ulcération, c’est-à-dire une altération d’un tissu allant jusqu’à la nécrose, qui tend à se produire de façon chronique. A fini par désigner un phénomène particulièrement désagréable. Il est à noter que si la norme entérine le nom comme masculin, l’usage tend encore quelque peu à faire montre d’hésitation. Exemple : De belles ulcères me dévorent l’estomac.
Le vocabulaire issu des pratiques de la médecine, de la chimie et de la physique compose, à mon humble avis, un terreau inénarable pour les auteurs et écrivains de tous genres et de toutes fratries. Mystiques, amusants, étranges ou effrayants (qui n’a jamais frisonné en entendant prononcer le mot « tumeur » ?), je ne pouvais pas ne pas considérer un de ces items pour mon dictionnaire. Mon choix s’est porté sur celui-ci, moins par hasard que par amour. Loin de moi, je préfère lever ici le doute, l’idée de prétendre aimer une maladie, quelle qu’elle soit ; seulement, je trouve à ce mot un je-ne-sais-quoi de mystique et de fabuleux. Plus qu’un autre, et peut-être même plus que tout autre, il me paraît appartenir à une époque lointaine, bien avant, même, les latins et les grecs. Je ne saurai dire précisément pourquoi ; cependant, je ne lui attribue pas un quelconque mérite. Il n’est pas, à l’instar de putain, un relicat d’une ancienne formule magique ; en vérité, peut-être même ne désignait-il rien de particulier14, peut-être ne s’agissait-il que du cri d’un animal à présent disparu, ou d’un sentiment jamais plus ressenti.

Je lui trouve cependant une beauté cachée, un éclat ultime ; et je l’élis, sans aucun scrupule, au rang de mot le plus beau de notre langue. Je ne saurai pourtant apporter à cela un quelconque argument ; il est des raisons etc.
J’aime également employer ce mot dans sa forme figurative, bien plus intéressante, l’on en conviendra, que sa forme propre ; un tel m’ulcère, un autre me donne un ulcère ; rien que d’y penser, j’ai des aigreurs d’estomac. Passons, je ne me pardonnerai jamais de faire l’inventaire de ce qui peut se passer alors dans mon intestin grêle : d’autres le font avec bien plus de brio que moi.

L’ulcère est un mal que je n’ai jamais expérimenté. J’espère ne jamais avoir ce plaisir ; certains de mes proches ont eu, par le passé, à éprouver cette douleur, et leurs témoignages m’ont convaincu de tout faire pour éviter cette morsure, cet avant-goût de la mort : c’est bel et bien la faucheuse qui se met au travail et qui, ne pouvant se résoudre à nous emporter déjà, décide de s’exercer ci et là, intestin, vessie, estomac. Je me refuse d’être son terrain de jeu, et il faudra, comme le chante le poète, me prendre tout entier ou me laisser en vie : ma malédiction ne sera pas nécessairement celle que l’on croit.

J’aime cette vision des choses, que l’Homme peut avoir un aperçu de la mort alors même que son tombeau reste à acheter. Qu’il peut avoir, alors qu’il ne s’y attendait pas le moins du monde, un aperçu des enfers, est formidable ; qu’une simple maladie puisse nous permettre de comprendre ce qui nous attend, et si besoin est, de modifier notre rythme de vie, quelle belle récompense ces Dieux nous ont-ils donnée ! Cela est pourtant vrai : ceux que la vie inquiètent, ceux qui se battent contre remords et regrets, les voilà succomber à leurs ulcères ; ceux qui, au contraire, n’ont rien à se reprocher, aiment leur prochain et ne soucient guère du lendemain, ces lâches-ci auront la clé du royaume des cieux.
« Lâches », le mot est lancé. Je n’aime pas les gens bien portants. Ils me sont louches. Je les soupçonne d’être paresseux, vélléitaires, orgueilleux, dirigistes, idiots, même ! Je préfère largement la compagnie des valétudinaires, quitte à partager leur tristesse et leurs maux ; c’est ainsi. Il est de ces choses que l’on craint plus que tout : le soleil de printemps, le tonnerre et les éclairs, les moustiques des marais ; et les Hommes en bonne santé.

Un de mes vieux professeurs, éminent linguiste et respecté parmi tous, nous racontait jadis la magnifique histoire des humeurs et du fonctionnement du corps tel qu’on le concevait il y a de cela quelques siècles à peine. Deux exemples ont été donnés : celui de l’amour, et celui de l’ulcère. De prime abord, cela peut prêter à sourire ; mais je puis montrer qu’il n’y a que subtile nuance.
L’amour, nous racontait donc ce professeur, était considéré comme une maladie. D’aucuns pensent le contraire aujourd’hui ; si ce n’est que si, de nos jours, le siège de nos sentiments semble être la cervelle à défaut du cœur, il en était tout autrement dans les temps anciens, et le sang était considéré comme principal responsable. Les latins déjà considéraient que l’annulaire gauche était connecté, par une artère unique, prodige divin s’il en est, à l’organe pompeur de sang (d’ailleurs, n’y met-on pas encore l’alliance ?). Les apothicaires d’antan allaient plus loin encore, et considéraient que le sang était d’essence volatile, et que la mare rouge que les blessés épandent n’étaient qu’une corruption de cette essence ; en vérité, il y a de cela quatre ou cinq cents ans, nous étions surtout constitués de vapeur. Cette essence était régie par le cœur, certes, mais était surtout soumise aux aléas du temps : sous un soleil brûlant, le sang se réchauffe et, par là, échauffe tout l’organisme ; au contraire, sous un ciel de glace, le sang se cristallise et de la neige inonde nos veines. Ceci expliquait, et Montesquieu en aura d’ailleurs fait la démonstration, que les peuplades d’orient étaient belliqueuses, car constamment agressées par la chaleur ignoble du sieur soleil, et que les fiers Normands, vivant sous des nues blanches, étaient flegmatiques.

Or, et cela on l’avait remarqué depuis plusieurs lustres déjà, le corps amoureux subit un échauffement anormal, comme si brusquement le sujet se trouvait exposé au plus chaud des astres : à remarquer son aimée, la fièvre gronde, la sueur perle, le pouls s’accélère. Mais contrairement à un bouillonnement malin, le bouillonnement amoureux est profitable, car il permet à l’œil de secréter un parfum particulier, que l’on appelle encore aujourd’hui « phéromone ». Ce parfum, en revanche, était doué d’intentions, car issu d’un corps intelligent : et de fait se voyait mu par une force irrépressible qui le faisait se diriger, à son tour, vers le regard de l’être convoité. Le parfum alors s’immiscait langoureusement en elle jusqu’à atteindre le cœur qui, par une réaction toute aussi banale disait-on, se mettait également à échauffer l’essence sanguine.

Tout était consommé, le « coup de foudre » opérait.
Je ne me lasse pas de cette histoire. Osons dire qu’il y a une poésie scientifique dont devraient s’inspirer les savants ! Nombres de revues spécialisées en deviendraient lisibles pour le profane.
L’ulcère, poursuivait-il sur un ton cette fois plus goguenard, ressort du même phénomène : si les phéromones sus-mentionnées ne parviennent pas à trouver leur cible, soit parce qu’elle n’existe pas, soit parce qu’il s’agissait d’un fantasme, elles retournent dans leur corps d’origine. Revenant au cœur qui cherche alors à les éliminer car nocives pour l’organisme producteur, il les envoie dans des organes de moindres importances : l’estomac, la vessie, l’intestin où il espère alors qu’elles seront naturellement éliminées par la miction et la défécation. Hélas ! Le plus souvent, le chagrin d’amour perdure, et l’essence échauffée s’accumule : d’où complications, ulcération et ainsi ulcère.

D’ailleurs, ne manquait-il pas de finir, c’est bien là l’ennui générique dont le mot est victime : un amour est singulier, mais plusieurs amours sont belles.
J’ai eu l’occasion de me documenter sur ces faits, et ils se sont avérées véridiques ; ainsi, de cette curieuse maladie, j’en ai retenu deux éléments. Tout d’abord, que ce sont bien les fantasques qui les développent, ceux qui fabulent et qui jamais ne confrontent ; ensuite, qu’amour est maladie physique, et qu’ulcère est maladie mentale.

Morphologie

Je ne reviendrai pas sur le son de la lettre « u », dont j’ai déjà fait l’étude plus haut (voir putain). De fait, moins la première partie, c’est bel et bien à la queue du mot à laquelle je veux m’intéresser ; et encore une fois, force est de constater que forme et sens se complètent magiquement. -cère évoque bien entendu le principe de force, de pression : l’on imagine la bile noire et rouge comprimer autant que faire se peut les tissus, dans un objectif aussi obscur que douloureux ; et les malades, du reste, décrivent leurs maux de cette manière-ci, comme si un étau imaginaire venait leur enserrait l’estomac. Si bien qu’il y a là une certaine ironie lexicale, ou plutôt une intuition sordide : avant même de savoir précisément la cause de ce mal, les guérisseurs lui attribuaient un nom qui représente la douleur infligée. Rien de surprenant à cela, dira-t-on : du « cancer » qui dévore l’organisme comme le ferait un crabe à la « fracture » qui ouvre le corps en deux, le vocabulaire médical semble se complaire dans un cratylisme certain. Certes, répondrai-je ; mais il ne faut oublier que ces mots se perdent dans l’inconscient collectif, et bien avisé est celui qui parvient à se débattre dans ces méandres d’histoire !
Si l’on écoute la radio, si l’on écoute les Hommes, l’on peut entendre des termes qui, il y a cent ans à peine, n’étaient prononcés que dans de rares tribunes, au sein de grandes écoles, par de vieux professeurs, à destination de jeunes étudiants : paranoïaque, schizophrénique, hystérique, phobique, neurasthénique, maniaco-dépressif. Comme dépossédés de leur pouvoir, les voilà devenus mots de la conversation courante, et bien loin sont ceux qui en connaissent le sens exact. Ainsi, je pense que peu comprenne consciemment la pression dissimulée dans le terme d’ulcère : le sens commun accapare tout. Les médecins seuls retiennent l’origine exacte, et saluent leur dévoué confrère antique.
À dire vrai, il est sans doute une occasion où ce sens premier, mais dans le cadre de ce mot-ci uniquement, réapparaît : dans l’art du calembour. Cela a été prouvé il y a longtemps déjà, les « crocheteurs du port », non contraint de maîtriser parfaitement le bon usage, garnissent leurs phrasés d’images et d’allégorie à tire larigot ; et c’est une blague fort connue des étudiants en lettres, celle qui édicte qu’il y a plus d’images, de métaphores et d’allégories dans une seule journée aux Halles de Paris que dans toute l’œuvre de Rimbaud. Et c’est précisément là que le mystère magique s’opère : dans la pénombre des vapeurs laborieuses, entre les cageots, les étalages et les chalands, dans la sombre lumière qui perce les hautes fenêtres sales, le mot redevient primitif, il se retrouve comme aux temps anciens des pommes d’or, juste créé : sa mission sur Terre vient de lui être rappelé. Malhreusement, le destin s’acharne ; et sitôt énoncé, le voilà à nouveau mort.

Le jeu de mots est mal, très mal vu de nos jours. On le croit réservé aux petites gens, aux illétrés, aux incultes : les vaillants, les purs, les savants, croit-on, ne l’utilise jamais. Je ne ferai pas l’effort ici d’énumérer les nombreux calembours que l’histoire littéraire nous a offerts, de Plutarque à Aragon en passant par Hugo et Proust ; je ne veux qu’expliquer les raisons, bien modernes, du dédain apporté à cet exercice primesautier jadis si reconnu.
Il est un site que je fréquente beaucoup sur Internet. Recueil de citations extraites des différentes conversations instantanées, chat et autres discussions msn, je m’amuse souvent à le parcourir, même si j’en connais le moindre mot par cœur. Il y a là, caché derrière des pseudonymes aussi abscons qu’improbables, aussi profanes qu’amusants, de véritables génies du calembours et du rondeau ; l’esprit est aiguisé, le mot tombe juste : il y a des dandys qui s’ignorent, et qui sans nul doute feraient fureur en société s’ils daignaient sortir de leur chambre. Cependant, si certaines de ces répliques se voient être d’une sagacité exquise, la majorité, l’immense majorité même me semble-t-il, se veut vulgaire, méchante, petite, mesquine, insupportable. S’ils se trouvaient en véritable position de dialogue un interlocuteur physiquement présent à cet instant, nombres d’entre eux en ressortiraient le corps couvert de plaies et de bosses.

La majorité sont des langues de pute.
Il est malheureux de constater que cette « élite » détient un monopole à présent, celui du calembour. Écoutons la radio : on ne les entend que lors de la chronique journalistico-amusante d’un quelconque auteur raté, et encore ! il ne vient que scander la fin de son intervention ; allumons la télévision : le poids des images fait depuis longtemps plus que le choc des mots. Communiquons par Internet : les calembours pleuvent, mais ils sont d’une grossièreté qui ferait rougir mon grand oncle militaire.

C’est hélas cette image-ci qui porte le discrédit sur tout un procédé littéraire qui était élevé au panthéon. Certes, je suis le premier à remercier, et à applaudir que l’on persiste à colporter cette manière de dire : mais je suis également le premier à fustiger qu’elle ne serve qu’à évoquer des bassesses dont nul n’a d’être fier.

V comme « Vivisection »

Définition

Vivisection (nom) : Opération à visée scientifique, consistant à pratiquer une dissection sur un sujet vivant. La vivisection permet d’avoir ainsi une vue immédiate sur un organisme et permet ainsi de circonscrire le problème, si toutefois c’était là le but de l’opération. Guère pratiquée de nos jours si ce n’est à des fins médicales, elle permit néanmoins de belles avancées dans la matière. Exemple : La vivisection l’a tué. C’est donc une amélioration de son état.
C’est un sport international. L’on en fait des compétitions depuis la nuit des temps. Pas un jour ne passe sans que ses pratiquants ne se rencontrent, s’entraînent et s’affrontent. Insulter son prédécesseur est une discipline olympique. Un homme politique, dont je tairai le nom, a un jour joliment dit que l’on « succédait à des imbéciles et était remplacé par des incapables. ». Cela reste cruellement vrai.

La médecine a su progresser par erreurs, par méprises, par théories. Cependant, avant les inventions prodigieuses de la radiographie, du scanner et autres caméras miniatures, le seul moyen de voir ce mécanisme divin qu’est le corps humain restait la vivisection. L’estomac faisait mal ? Opérons, et voyons ce qui cloche. Une migraine ? Un trou dans le crâne, que les idées respirent. Un muscle engourdi ? Réveillons-le à coups de scalpels.

L’on aura saisi l’idée.
C’est ainsi que, très rapidement, les savants ont pu avoir une connaissance aigüe du corps humain et animal. Premier étape, ouvrir (operere, qui donna « opération ») ; deuxième étape, enlever (ablere, « ablation ») ; troisième étape, observer (observare) ; enfin, induire (inductere). La fonction manquante définit l’organe enlevé. Que peut-on trouver à redire à cela ? La logique semble élémentaire mais plus d’un sophiste grec crierait à l’infâmie. C’est confondre en effet fonction et origine de la fonction. Et les erreurs viennent vite. Il y a l’histoire comptée de ce savant qui, ayant otée toutes les pattes d’une puce, en avait déduit qu’elle devenait sourde, puisqu’elle ne répondait plus à l’ordre simple de « sauter » ; il y a celle de ce mathématicien empressé, qui déduisit qu’une fonction était dérivable, puisqu’il était parvenu à la dériver ; il y a enfin celle de ce prophète, qui clamait l’existence de Dieu, puisqu’il l’avait entendu.
La vivisection permit dès lors de comprendre certaines choses, mais en négligea d’autres : et si l’on ne peut, bien entendu, louer cette pratique recommandée aux barbares, il ne faudrait pas plus l’offrir à l’avanie. Aux titres des grandes découvertes ainsi faites, citons les fonctions vitales du foie et du pancréas ; le principe de la digestion en son entier ; le fonctionnement des muscles et des tendons. Malheureusement, la vivisection permit de conclure, trop rapidement sans doute, à l’existence de la « bosse des mathématiques » ou des langues, à celle de la corrélation entre le cœur et l’estomac, ou encore au rôle premier des poumons, qui étaient censés maintenir une certaine pression au sein du corps, sous peine de voir le sujet se dégonfler comme un ballon de baudruche.
Je pense que la découverte, la « fausse » découverte plutôt qui me fascine le plus est celle ayant menée à la création de l’anthropologie, ou à la classification des êtres humains selon leurs caractères physiques : taille du crâne ou masse des os, couleur de la peau ou forme des oreilles. Je ne reviendrai pas sur les dérives qui suivirent, le sujet a déjà été largement abordé ; mais je reste étonné des conclusions que les savants d’alors tiraient de leurs expérimentations. Pouvoir tâter un crâne et savoir si un tel était plutôt destiné à la science plutôt qu’à l’art, au travail des champs plutôt qu’à la cordonnerie, la supercherie n’avait d’égale que l’orgueil de ces spécialistes. Leur orgueil, et leur erreur : encore une fois, ils mélangeaient fonction et origine de celle-ci. Leurs procédés étaient pour le moins discutables : rencontrant un brillant mathématicien, ils observaient son crâne et trouvaient, miracle ! l’excroissance prouvant son intelligence logique ; allant voir le pauvre Martin dans son champ et lui mesurant son oreille, ils déduisaient, aussi certains que hautains, que ce lobe ne pouvait appartenir qu’à un paysan.

Ils notifiaient scrupuleusement leurs observations, et si un sujet faisait montre d’exception, ils l’éliminaient, puisque sa morphologie ne correspondait pas à la théorie ! Remarquable, en tous points remarquable. Il m’a semblé lire la même chose au sujet de Freud, par ailleurs, mais à nouveau je ne me risquerai pas sur ce terrain.
Évoquer, mais ne jamais dire : cela sortirait de mes prérogatives.
Quoi qu’il en est, la vivisection à des fins scientifiques n’est plus pratiquée de nos jours. Du moins le croit-on. Je ne serai pas surpris d’apprendre demain que dans une prison retranchée de quelques pays asiatiques ou américains, même en Europe !, des médecins subventionnés et zélés pratiquent encore, sous l’œil attentif de caméras d’acier et de jeunes internes transpirant et vomissant, s’amusent encore à opérer ces jeux de Frankenstein. Un scribe quelconque note les résultats, ceux-ci étant envoyés en commission pour analyse ; et de ces analyses surgissent des formules qui donneront les pillules de demain.

Je ne me reconvertis pas paranoïaque ; un soir d’été me guérit, mais cela j’en parlerai sans doute plus tard. Seulement, l’histoire nous le prouve. Quiconque connaît ces abjectes histoires de camps de concentrations allemands, chacun perçoit à présent, cela vient d’être reconnu, l’existence des goulags russes ; qui a entendu parler de ces usines médicales japonaises ?
La deuxième guerre mondiale, encore. Je frémis en pensant que d’ici une trentaine d’années, les archives séculaires seront disponibles au commun des mortels : combien de sacrilèges découvrirons-nous ? Le massacre de Nankin en est un. Je ne me ferai pas historien, aussi l’on me pardonnera de romancer les faits.

L’on sait bien que le Japon, alors puissante force impériale, envahit la Chine. Que l’on relise Le Lotus bleu, voilà au moins un ouvrage accessible à tous. Seulement, cette invasion ne se traduisit pas seulement par une présence militaire, même avec toutes les déviances que cela implique : filles de mœurs légères et bordels ambulants, rapts et pillages, saccages de monuments millénaires et exécutions sommaires de prisonniers ; elle marqua les esprits par une curiosité, dira-t-on, encyclopédique de la part des envahisseurs. La médecine est un art plus pratiqué sur un champ de bataille que dans un hôpital, même après les plus âpres combats ; il était urgent, pensait-on avec raison par ailleurs, d’étendre les connaissances des praticiens. Des prisonniers furent choisis, non, tous les prisonniers furent choisis ; on les conduisit dans des hangars, jadis usine de textiles sans doute, prisons correctionnelles peut-être ; sans leur dire mot, on leur attribua des cellules individuelles, les accrochant aux murs au moyen de poulies et de crochets. L’un après l’autre, quand la nuit tombait et que le grillon murmurait dans les rizières, un garde venait chercher le pauvre hère. D’accroché à sa cellule, on le ligotait maintenant à une table qui avait dû servir, deux jours à peine, à planifier une grande bataille. Un homme de blanc vêtu s’approchait alors, secondé par un autre, blanc lui aussi, tenant dans ses mains un plateau argenté couvert d’étranges instruments. Le cobaye ne peut les voir, ils sont trop loin de lui : mais il les entend s’entrechoquer.
L’interne tremble de peur et de honte.
L’opération commençait alors. Incision, découpe. Les organes étaient prélevés les uns après les autres, et placés dans des bocaux numérotés. Souvent, l’on commençait par les yeux : on les soulevait au moyen d’une cuillère rouillée, en prenant soin de garder connectés les nerfs optiques, et l’on plaçait le tout dans une fiole de formol. La mort survenait vite : lorsque les cris cessaient, car bien évidemment il n’y avait aucune anesthésie de pratiquée, les défunts restes étaient jetés dans un fossé, à l’intention des corbeaux noirs et des loups gris. Des plus chanceux se voyaient inoculer, dans leurs cellules mêmes, des solutions douteuses, souche de choléra ou de peste, dyphtérie, eau de javel : les membres pourrissaient dans une odeur insoutenable, les gardes eux-mêmes pleuraient malgré le masque chirurgical qui leur couvrait les narines. Un bras se décrochait du tronc, une jambe tombait : le spécimen ne ressentait plus rien, les nerfs avaient déjà été broyés. Les plus forts souriaient intérieurement, confiants : sans doute était-ce là une épreuve du feu nippone, ancien rite de samuraï ou de chaman, si je passe la nuit, demain je serai libre. Et le lendemain, effectivement, un garde venait prendre son pouls d’une main gantée et, le trouvant, lui faisait une autre piqûre.

L’on disait dans les salles de rondes « jamais trois sans deux ».
Le nombre de victimes reste encore à ce jour une énigme. Si le compte-rendu de toutes ces expériences fut entreposé avec le sérieux que l’on peut allouer aux bureaucrates asiatiques, seule une petite partie fut retrouvé. L’on murmure que certains témoins européens et américains, venus dans ces territoires négocier quelques traités de paix secrets et cessez-le-feu veloutés, se sont vus achetés leur silence en nature.

Quelques trois ans plus tard, l’on trouvait un remède souverain à la rubéole.
Le nombre de victimes, je le répète encore, reste une énigme. Du massacre complet même, l’on n’a qu’une estimation : certains parlent d’un chiffre dépassant les victimes de Nagasaki et d’Hiroshima combinés. L’on n’en saura jamais rien.
Et cette gélule que je contemple, censée guérir ma migraine : quel fut le nom de celui dont on ôta la cervelle, et dont fut extrait cette poudre ?

Morphologie

Je crois avoir entendu ce nom la première fois au collège, en cours de sciences naturelles. L’on devait pratiquer, chose qui ne s’était alors pas produite, une vivisection sur des grenouilles, afin d’étudier notamment le système sanguin. Sans même précisément savoir ce dont il retournait, le mot me fascinait. Certaines rêvent du « presbytère », je fantasmais pour ma part sur la vivisection. Je concevais sans mal la dernière partie de ce mot, que je pensais alors indépendante ; mais cette syllabe répétée me faisait paresseusement sourire. Je lui trouvais, l’on en conviendra, quelque chose de comique, à la manière de ces mots que l’on scande comme autant de blagues hilarantes : « Titicaca », « cacatoès » et tant d’autres. Davantage, je me représentais un curieux personnage, un lutin farceur ou un apprenti-sorcier ; je me le représentais le chapeau de paille pointu, la redingote bleue ou rouge, bien trop grande pour lui ceinturée d’un bout de corde, sans doute volée à la grange familiale ; d’une main maladroite, le voilà déchiffrant les gothiques inscriptions d’un grimoire millénaire, tentant de baragouiner une formule qui, le croyait-il, pouvait changer le plomb en or.

Plusieurs années plus tard, ce personnage apparaissait dans un jeu vidéo, portant le même nom, déguisé du même costume. Je criais à la prémonition, je vantais mes talents d’imagination. Surtout, je me pris de sympathie pour ce personnage de « Vivi », timide et réservé mais puissant au-delà de l’apparence.
Plus que Mickey Mouse dans un célèbre court-métrage, c’est là pour moi l’archétype de l’« apprenti-sorcier ». L’important reste que l’on ne discerne point sa face, elle doit rester constamment dissimulée sous son grand chapeau, derrière le col de sa grande toge. Il ne porte ni bâton, ni sceptre, ni aucune amulette, fût-elle tressée de serpents entrecroisés et trempée dans l’or brûlant : ses mains sont ses seules armes. Il les agite et dessine dans les airs des figures abstraites, totems sacrés et lettres d’alchimistes, et du sol surgit alors des dragons, des golems, des arbres doués d’intelligence et mus par sa seule pensée. Si sa taille se veut petite, son pouvoir est quant à lui incommensurable. Cela n’a rien d’extraordinaire, et toutes les mythologies, des vieux papyrus babyloniens aux récits des jeux de rôles sont truffées de ces êtres minuscules plus dangereux et plus puissants que la plus grandes des hydres.

Je joue beaucoup aux jeux vidéos. Et je me méfie particulièrement, lorsque mes mains se posent sur un jeu de rôle, de ces adversaires à l’apparence fluette. Les vieux géants m’inquiétent, mais je sais que la ruse, bien souvent, parvient à leur faire mettre genou à terre : utilisation d’un objet précis, magie particulière, armes ornementées d’un bijou, la force brute bien rarement vient à bout de ces ennemis. Mais, quand au détour d’un château perdu dans une lande déserte, ou dans cette grotte que je me dois d’explorer afin de poursuivre ma quête je croise un de ces lutins que rien ne m’oblige à affronter (si ce n’est la promesse d’une récompense, imaginaire bien souvent), je tremble de peur. Je sauvegarde si je le puis, sinon je passe ma route, en faisant la promesse cachée de revenir, plus fort et plus serein, l’affronter, souvent même après avoir détruit ce mal absolu qui était l’objet de ma mission première.
Le combat commence alors. Souvent, « Vivi » prend une forme volontairement risible : joyeux lapin rose à la queue blanche et touffue, chiot aux grands yeux larmoyants, parfois même fourmi ou insecte nuisible et microscopique, mais je sais bien que tout cela n’est fait que pour induire en erreur. Mes guerriers, tous de braves et grands chevaliers, harnachés d’armure d’or brillant sertie d’émeraudes, le bouclier de topaze invincible, l’épée effilée et noire encore du sang de mes nombreux ennemis, s’élancent dans un hurlement de terreur. Mes mages, restés en retrait, commencent leurs incantations, invoquant à l’aide les dieux dragons ou les forces naturelles, typhon, tsunami et séisme ; encore, un assassin tente de se faufiler perfidement dans l’ombre, le poignard tordu sous sa cape, espérant égorger sans un bruit sa cible.

Hélas ! Justifiées étaient mes craintes ; le lapin rose, qui n’avait jusque là pas bougé, se déplace avec une célérité déconcertante, tranchant l’artère du fils de l’obscurité ; dans le même mouvement, ses lèvres lancent un puissant sort ésotérique, renvoyant à leur invocateur les monstres surgis du néant ; et d’un seul bond fait trembler la terre, achevant les guerriers qui s’apprêtaient à l’éventrer.

En moins de trois secondes, tout est fini. Le fameux écran de « Game Over » s’affiche. Borné et orgueilleux, je repasse à l’attaque, dix, quinze, vingt fois ; j’élabore des stratégies compliquées, je gagne en force et en dextérité, je fabrique à prix d’or auprès d’artisans de génie des armes composées de matériaux mythiques, pierres multicolores et mythril ; et au bout de plusieurs jours de combats acharnés et de défaites mémorables, enfin, je triomphe. La récompense est splendide : l’épée suprême, la plus puissante qu’il n’est jamais possible d’obtenir. Mais à présent, à quoi me servirait-elle ?
Fermons cette parenthèse rêveuse, et revenons à la question de la morphologie.
Tout comme pour kaléidoscope, il est surprenant de constater que l’étymologie est, encore une fois, parfaitement sérieuse. L’on aurait pu croire une erreur d’un scribe, ou l’envie de se faire plus d’argent, une inattention de la part d’un dictionnaire et qui aurait eu des conséquences fâcheuses : l’histoire n’est pas exempte de ces cas, et je suppose même les mots sans origine connue d’être ainsi formés ; mais mes rapides recherches m’ont permis de voir qu’il n’en était rien. Que l’on ose dire que les latins n’avaient pas conscience de la mélodie de la langue ! Ceux qui sont restés de marbre devant Plaute peuvent à présent se cacher et prier pour leur salut, vivisection vient les achever !
À bien y réfléchir, je m’aperçois maintenant que l’on peut y voir une symbolique autrement plus effrayante. Que l’on s’imagine un instant l’émoi de cet ancien médecin, sans doute cloîtré dans un domaine en Sicile ou à Carthage ; la chaleur l’accable, voilà à présent plusieurs jours que la soif le surprend à chacun de ses réveils, et ses esclaves eux-mêmes, bien qu’habitués aux rudes conditions africaines, ne parviennent pas à lui apporter de l’eau suffisamment fraîche pour l’apaiser : la rivière est asséchée, et ce lac dissimulé à l’ombre d’une montagne est loin, très loin, et nul aqueduc ne vient alimenter cette terre perdue. Pour tromper sa détresse, le voilà feuilletant, énervé, un précis d’anatomie animale, mais le doute qui habite chaque ligne l’énerve : il voudrait savoir précisément, on ne lui donne que des approximations. Résigné, toujours perlant de sueur, il se lève et se munit d’un arc et d’un long couteau ; il hèle son fidèle esclave, qui l’aide à mettre le pesant carquois sur son dos ; et dans la proche savane, il chasse alors la biche. Celles-ci, épuisées par un si lourd soleil, n’ont plus même la force de courir, et s’abandonne à l’ombre d’un arbre ou d’un buisson : elles feront des cibles faciles. Notre homme vocifère, Diane ne veut-elle point qu’il s’amuse ? Jetant au loin son arc et ses flèches, il tire la lame de son fourreau et s’approche d’un pas décidé vers l’animal le plus proche. Il lève son poignard, la lame brille au soleil de midi, du feu semble danser sur le sable. Mais plutôt que de viser l’artère, le cœur, la rate, la cervelle, le médecin choisit d’ouvrir le ventre en deux comme un coquillage. Il appelle à l’aide, son dévoué saisit la biche et la cloue au sol : et sans une hésitation, le voilà bientôt contemplant les organes fumants et trépignants de celle qui ressent une douleur inédite. Elle tente de crier, mais seul un râle s’échappe de sa gorge ; elle ne comprend qu’à moitié, saisit-elle qu’on lui enlève au fur et à mesure ce qui la compose ? Une incision sépare l’intestin de l’estomac, une substance glauque, ancien repas sans doute, gicle sur la toge pourpre du chirurgien. La rate vient ensuite, le foie, l’estomac ; le cœur bat toujours, les poumons se remplissent et se désemplissent de l’air brûlant du désert. D’un geste de la main, il donne un ordre muet, et le maître et l’esclave contemple le pauvre animal se débattre et mourir.

Il sort alors un morceau de tissu, cherche un bout de charbon, et dessine rapidement ce qu’il a devant les yeux.
La nuit ne se fait pas plus douce que le jour, au contraire : l’obscurité rend la pesanteur de l’air oppressante. Dans son lit de soie, allongé sur le dos, il regarde le ciel qui perce au travers d’une ouverture au plafond. La lune est haute, les nuages rares, les étoiles muettes. Le cri de la biche le hante à présent. Le savoir, en déduit-il mécaniquement, est une créature qui se nourrit du sang de ses victimes.
En latin, « vivi » signifie, à peu de choses près, « vivant ». « Section » en appelle à l’action de découper.
J’ai eu à écrire que la langue française ne possédait pas de synonymes parfaits, et j’avais raison. Une vivisection n’est qu’une torture ; mais le médecin entend la plainte de son patient.

W comme « Whisky »

Définition

Whisky (nom) : Eau-de-vie d’orge malté, à l’origine irlandaise ou écossaise, les spécialistes s’interrogeant encore sur la patrie d’origine de ce fameux alcool. Bu sec, arrosé d’un lit de glaçon ou en cocktail, bien que cela se fasse relativement rare. Réputé pour sa couleur ambrée et son goût particulier, il reste l’alcool favori de toute une génération. Exemple : Le whisky guérit de tous les maux, à commencer par la sobriété.
Contrairement à d’autres langues, saxonnes notamment, la lettre w n’a finalement que peu d’items disponibles en français. Certes, j’aurai pu me retourner vers des noms d’animaux, mais je me trouvais un peu « sec » : qu’aurais-je pu dire sur le wapiti ? Finalement, j’ai jugé que cet abécédaire manquait quelque peu d’alcool, et j’ai dès lors décidé de remédier à cela.

Il y a cela quelques années, j’avais débuté un recueil, Nouvelles à boire, où chaque nouvelle se voyait octroyé le nom d’un alcool quelconque : cognac, téquila, whisky, bien évidemment. Il s’agissait d’historiettes sur l’alcool et ses conséquences, de la tendre chaleur d’une douce soirée passée à discuter et à boire, aux déviances que l’on peut observer chez ces personnes saoules qui n’ont plus aucune inhibition. Pour une raison ou pour une autre, je n’ai pas achevé ce texte. Cela fait partie de mes futurs projets, peut-être m’y remettrais-je après cet abécédaire : mais ce dernier me tient tellement à cœur, que je ne peux concevoir pour l’instant d’autres manuscrits.
Le whisky est une boisson que je n’apprécie guère, pas même mélangée à une boisson à base de coca et de cola, et je ne m’y reporte que si l’hôte n’a rien d’autre à m’offrir. Je n’aime point le goût ; je n’aime point l’odeur ; tout juste trouvé-je la couleur jolie ; c’est presque une torture pour moi que de boire du whisky, je ne l’apprécie nullement. Certains de mes amis, gens bien sous tous rapports pourtant, ne jurent que par lui, s’en délectent, le goûtent comme je peux goûter un bon cognac ou une liqueur de grand-père ; je ne parviens à comprendre mais héraut de la liberté, je laisse couler.

Cet alcool, plus que nul autre, me semble chargé de connotations pour le moins étranges. Boisson des highlanders et des gardiens de brebis, il se collecte dans des outres de peau tressée, un bouchon de liège retenu par une ficelle de chanvre. Boire tient chaud, et permet d’affronter le brouillard des hautes-terres. En fût, il devient péché mignon des prêtres qui espèrent trouver Dieu entre deux confessions ; dans une carafe de cristal, servi dans un lourd verre sans pied, il est l’idole des soirées d’ambassadeurs où ce ministre équatorien et ce potentat italien discutent de l’influence des pyramides sur le commerce mondial. Enfin, acheté en grandes surfaces dans des bouteilles peinturlurées, représenté par une oie, un mouton voire un chêne et bu dans un récipient quelconque, il est l’excroissance nécessaire de l’ivrogne et du clochard.

Il est rare de trouver telle chose dans la nature. Généralement, les alcools appartiennent à une catégorie sociale ou géographique exclusive : on ne saurait proposer de la vodka à une fin de repas quelconque, et jamais l’on ne verra de la cachaça orner les tables d’un marseillais. Du whisky, pourtant, l’on en trouve partout, toujours : bien rare l’hôte qui n’en dissimule point une bouteille dans une vieille armoire ! À croire, et je le pense vraiment, que la possession de la bouteille illumine le sacré d’un toit ; l’on en deviendrait distingué.
Je sais mon père grand amateur de ce breuvage. Sempiternellement commence-t-il ses repas par un fond de celui-ci. Je ne me le comprends pas, et ne cherche plus à comprendre : il est des choses qui sont faites pour être tues.
Le whisky est également l’alcool du far-west, de l’ouest lointain : Billy the Kid, Jessy James, les frères Dalton ou encore Calamity Jane devaient régulièrement lever le coude dans ces bars des grandes plaines. Je m’imagine les verres comme on les dépeint dans les œuvres de fiction : petits, étroits, remplis à ras-bord. Le barman, sympathique mais peu scrupuleux, en fait tomber quelques gouttes sur le comptoir. La gorgée est unique, à peine le verre reposé en commande-t-on un autre. Une piécette de cuivre suffit à s’acheter la bouteille : voilà pourquoi il convient de boire beaucoup pour pouvoir payer et repartir honnête, sans cela il n’est de devise assez petite pour commander une simple larme.

L’alcool se distille dans chaque ville, au moyen d’un procédé secret et connu de tous : dans de grands tonneaux, l’on disperse de l’orge et de l’alcool pur. L’on fait chauffer, et on récupère au moyen d’un alambic de fortune le précieux jus. Hautement inflammable, plus d’un accident s’est produit en jetant un mégot sur le sol d’un saloon : on laisse brûler, un nouvel établissement est déjà en construction. L’on raconte que Las Vegas fut ainsi entièrement calciné à six reprises, mais ce ne sont sans doute que des légendes.
Toutes ces représentations me dégoûtent : trop citadin pour m’identifer aux fiers irlandais, trop profanes pour croire aux prêtres, trop plébéien pour être intéressé par les ambassades, trop présentable pour être sans-domicile, trop moderne pour être un gardien de vaches, à quoi pourrais-je m’identifier ? J’aime me sentir proche de l’alcool que je déguste. Si je déguste un rhum arrangé, je sens sur ma langue le poids de la canne à sucre et mon pied cadence un rythme antillais silencieux ; si, au contraire et comme je le fais souvent, je sirote une vodka polonaise, je repense doucereusement à ces rues varsoviennes, ces jardins verdoyants, ces statues sublimes ; mais si mes lèvres effleurent un verre de whisky, rien ne se produit. Je ne fais que boire de l’alcool.

Un alcool muet.

Mon humeur alors retombe, je soupire, j’en deviens mélancolique, mais ce n’est pas ici de la « bonne » mélancolie : c’est un vague à l’âme sordide, une profonde tristesse. Je n’ai pourtant pas la boisson triste, au contraire elle tend à éveiller chez moi des envies de fêtes et de joie ; mais sans parvenir à être saoul, le whisky m’oblige à demeurer silencieux et à regarder avec dédain et cruauté tout ce qui m’entoure, objets, monde et personnes. Je repose alors mon verre, je le donne souvent au voisin qui saura mieux que moi l’apprécier ; et je me rabats ainsi vers les autres bouteilles, non-alcoolisées souvent : mais je parviens davantage à être ivre de bonheur grâce à cela.
Je crierais au malheur, si ma bouche n’était pas déjà pleine.

Morphologie

Astuce bien connue des amoureux de lettres, le whisky est un mot en or : les points tombent au scrabble et consorts, et les fainéants le glissent dans ces phrases qui prétendument contiennent tout un alphabet. Avouons que c’est là une curiosité, un w suivit d’un h, un k et un y dans un même mot, certes emprunté mais bel et bien référencé. Certains l’écrivent par ailleurs « whiskey », tentative honorable de restitution de la prononciation d’origine : je lui préfère cependant l’autre forme, plus proche de moi et plus vivante dans mes souvenirs.

Autant le dire à présent, pour en être à présent débarassé : les partisans de la thèse typologique, qui prétendent que toutes les langues du monde ont une seule et même origine à l’image de l’humanité même, clament que ce son v mouillé que l’on entend au début du whisky est aussi à l’origine du v de « vodka » ou d’« évier » ; c’est là quelque chose que l’on conçoit et que l’on accepte concernant les langues latines et slaves, qu’il reste encore à prouver pour les langues saxonnes. Mais j’avoue que c’est une hypothèse que j’apprécie et que je valide volontiers. Plutôt, je la concède : pas que tous ces mots aient une origine commune, mais juste que dans plusieurs langues, chez plusieurs peuples, plus ou moins au même instant, un même son servit, miracle parmi tous, à désigner cet élément vital qu’est l’eau. L’on me répondra que ce n’est pas, à proprement parler, d’eau qu’il s’agit, mais d’alcool : je réponds à cela que l’on peut concevoir que l’on disait « eau » comme l’on disait « viande » ou « tissu », c’est-à-dire selon un principe générique, un hyperthème loin d’être spécialisé.

Fermons la parenthèse.
Le mot se découpe en deux phonèmes ; le premier semble s’élancer et se perdre à jamais dans les airs, tandis que le second vient précisément trancher net et fait retomber le soufflet. Si bien qu’un serveur, même dans ces bars populaires où la parole ne parvient jamais à s’élever et reste au sol, ne peut jamais se tromper : il n’y a que là qu’il pourra entendre l’association magique de l’espoir et de la massue qui l’assomme.

Pourtant, il y a dans ce dernier son un élément que je ne parviens pas à définir totalement. Comme une manière d’espérance, de lendemain. Je l’attribuerais volontiers au son /i/ mais, malheureusement, je ne parviens pas à m’y résoudre.
Cet abécédaire est l’occasion pour moi de re-définir certains éléments du monde que je connais. Cependant, je n’arrive pas à me défaire de mon honnêteté, et refuse d’avancer des idées qui, si elles m’arrangeraient pourtant sur l’instant, iraient contre mes convictions profondes. Dois-je en déduire que langage est source de vérité, bien que la parole soit toujours mensonge ?

X comme « Xylophone »

Définition

Xylophone (nom) : Instrument de musique composé de lamelles de bois de tailles et d’épaisseurs variables, sur lesquelles l’on frappe au moyen d’un maillet afin de produire différents sons. Parfois appelé également « claquebois » ou encore « harmonica de bois », on le retrouve tant dans la musique populaire que dans l’orchestration savante. Exemple : Je crois que mon professeur de xylophone m’apprécie.
Que voilà un instrument des plus agréables ! S’il commence à revenir dans les orchestres, ci et là, rares sont encore ceux qui parviennent à le maîtriser parfaitement. Oh ! Il y a quelques noms, quelques succès, mais rien de formidable, je le crains. Et pourtant, que j’aime à entendre ce curieux petit son, qui ne semble appartenir à rien de connu. C’est peut-être par ailleurs pour cela que sa présence se fait arrogante dans les films comiques, les opéras dérangeants et les jeux vidéos. Même, je l’ai entendu plusieurs fois, à Helsinki notamment, dans la rue, où quelques intermittents affamés donnaient un concerto agréable, au milieu des sempiternelles guitares et des séculaires violons. La mélodie donnait comme un semblant de féérie à mon excursion citadine ; et si ce n’était mon amie qui me pressait vers notre lieu de rendez-vous, je serais volontiers resté là, rêveur, mélancolique, jusqu’à ce que toute la ville ne se transforme en un champ qui m’aurait sans doute rappelé celui des fleurs loquaces de Lewis Carroll ; je me serais alors accroupi, blotti dans un coin plutôt, et rien n’aurait plus eu d’importance.

Mais je ne me suis pas arrêté. Je ne me suis pas blotti. Et le son du xylophone s’efface doucement de mes souvenirs. Pour perpétuer sans doute sa mémoire, j’écris ce chapitre. Ce n’était pas mon intention première ; dans mon carnet de notes, j’avais glissé quelque chose comme « Xénon ». Je m’apprêtais à faire une analogie entre ce gaz rare et la réalité ; cela aurait sans doute été plus ennuyeux qu’autre chose. De guerre lasse, je remets cela à plus tard : je m’en voudrais de manquer une occasion d’énerver mon lecteur.
Le xylophone appartient à la famille des instruments à percussion. Au moyen d’une mailloche sertie de feutre, le musicien frappe ces lamelles de bois dans l’espoir d’en obtenir une mélodie agréable à l’oreille. Je mets volontairement de côté ces reproductions à destination des écoles et des cirques, où le métal remplace l’arbre et où le son est plus cristallin que vibrant, et m’attarde sur l’objet originel. Pour l’avoir essayé à quelques reprises, je puis témoigner que contrairement à ce que l’on pourrait penser, il faut une maîtrise certaine pour en jouer. D’apparence pourtant plus bonhomme que le piano, le violoncelle ou même la guitare, il faut allier la précision et la force, la douceur et la fermeté. Frappe-t-on trop fort ou pas assez, et la lamelle vole ou le son n’est pas porté ; est-on plus près d’un bord que du centre, et tout ne devient que bruit. La marge d’erreur est infime, la maladresse bienvenue : les débutants, souvent, sont surpris par le recul du maillet et se désolidarisent du métronome qu’il faut toujours suivre, cela va de soi.

Une fois ces écueils évincés, reste l’art en lui-même, qui doit se peaufiner mais ne peut jamais s’apprendre : il faut frapper vite et bien, ne plus penser mais agir. Lorsque l’instrument lui-même devient une partie de notre corps, lorsque sa douleur devient nôtre, quelque chose de bon peut alors en ressortir. Peut-être est-ce aussi pour cela qu’on l’aperçoit finalement que peu dans ces représentations publiques : l’échec impardonnable est trop souvent à portée de baguette. On se rabat dès lors vers du conventionnel, la peur de la nouveauté se double de la peur de la déception. C’est bien là le seul domaine où le nouveau effraie plus qu’il stimule. On le voit bien pourtant en rue, sous nos yeux cela s’affiche sans heurt : le nouveau attire, le nouveau rassemble.

Mais en musique, la nouveauté fait frémir.
Ce sont donc toujours les mêmes rengaines et les mêmes paroles que l’on chante depuis des centaines, dis-je ! des milliers d’années. J’ai en projet depuis toujours de compter, sur une année donnée, ne serait-ce qu’en tenant compte uniquement des compositions venues de France et d’Amérique, le nombre de chansons ayant pour thème l’amour, qu’il soit heureux, déçu, maladif ou soupçonné. Je frémis en songeant au résultat.

Où sont ces paroliers qui chantaient le monde et les gens ? Les régimes, les gloires et les pertes ? Les guerres et les assassins ? Où restent-elles, ces mélodies de guérilleros argentins et qui a volé les tangos des peintres afghans ? Que deviennent les danses macabres et qui a tué les paimpolaises militaires ? Il est loin ce divin soir, alors que j’écoutais discrètement ma radio, où j’entendis Michael Jackson chanter All I want to say is that : they don’t really care about us !
Je ne crois pas que la musique soit faite pour donner du bonheur. Il y a l’amour pour cela. L’humanité n’a pas besoin de redite. La musique est faite pour émouvoir, non pour célébrer. C’est là une erreur qui perdure, semble-t-il, depuis l’heure où l’on a cru la poésie capable de faire ceci. C’est oublier que pendant longtemps, ce fut un seul et même art ; et ce n’est que grâce aux mécanismes d’enregistrement du son que cela s’est perdu. L’on dit ainsi que les Hommes ne savent plus lire la poésie, je me pose en faux : ils écoutent bien de la musique. Simplement, cette musique-ci est inapte à lui soulever le cœur, elle ne fait qu’énoncer des évidences.

Jacques Brel, Léo Ferré me manquent.
La chanson francophone contemporaine, s’entend celle qui est immédiatement accessible, non celle qu’il faut rechercher (car à ce titre, je ne me prive pas d’écouter de bons et de joyeux auteurs), m’ennuie. On me dira que de toutes époques, cela a été la même chose : le temps présent se défend mal, et seul l’âge retient les bons. Je sais que l’on aurait tort de croire que le passé ne fut habité que par les Hugo, les Balzac et les Voltaire : d’autres sans doute leur volaient la vedette, d’autres dont les noms sont à présent à jamais perdus. Ils ont fait gloire jadis, ont été riches hier, sont morts à présent.

Quant aux autres, hé bien... Ils sont tout aussi morts. Y compris dans les esprits. Car ce n’est jamais d’eux dont on se souvient.
J’ai vu un dessin animé quand j’étais petit. Comme toujours pour ces œuvres destinées aux enfants, les adultes s’amusent à y voir des sens cachés, représentations morbides, car naïves, de leurs propres angoisses. Je ne me souviens plus de son nom, mais il dépeignait une fête prenant place aux enfers. Le diable avait son propre orchestre ; et entre un éventré jouant de la guitare dont les cordes étaient ses intestins, et un tambour-major qui martelait à coups de haches le crâne d’un quiconque, il y avait un squelette jouant du xylophone, ce dernier étant, bien entendu, composé d’os.
J’ai toujours aimé cette image.

Morphologie

« Xylo » renvoie au bois, selon la conception grecque ; quant à « phone », suffixe prolixe s’il en est, il fait référence au son. Il n’y a là rien de plus simple : le son du bois.

Entends-tu, le soir au fond des bois, le son du bois ? C’est Pan qui s’amuse à tailler les chênes, le faune qui arrache les écorces du bouleau, l’ours qui gratte le frêne. Je suis déçu, pourtant ; j’ai beau me balader dans les forêts, je n’entends nulle part le son du xylophone ; que dois-je en conclure ?
J’ai fini par comprendre, et ainsi par apprendre, la distinction entre « bruit » et « son » ; elle peut sembler évidente à tous, mais j’aime à redéfinir ce dont je crois être sûr. Non seulement cela me permet de confirmer, ou d’infirmer mon intuition première, mais cela m’invite à compléter mes connaissances. Je n’aime pas me reposer sur mes lauriers, et j’aime à réviser. À vrai dire, je pense aimer davantage les révisions que l’apprentissage brut : il semble que l’on doive craindre l’homme aux milles livres, je serai celui-ci ; mais je ne saurai aller au-delà. Soyons déjà bon quelque part, le reste ne sera que littérature.

Le bruit, donc, est un élément aussi inaccessible que peut l’être la liberté ou l’espérance. C’est une masse, une somme, un personnage mythique, une montagne millénaire. Sa force provient de son gigantisme. Que l’on enlève une pierre à la montagne, et elle reste montagne ; enlevons un son à un bruit, et il reste le bruit. L’on conviendra ainsi qu’il n’existe pas deux forêts semblables dans le monde, que ce soit en terme de parfum, de couleur ou de bruit, justement ; mais si l’on nous bande les yeux et qu’on nous emmène par la main dans un bosquet, si l’on nous pince le nez et qu’on ne nous laisse comme seul sens disponible l’ouïe qui est la mère de tous, car c’est grâce à elle que nous construisons notre univers connu, sans hésiter nous saurons où nous nous trouvons. L’expérience peut se répéter, de même, sur les abords d’une plage ou dans le plus stoïque des déserts ; mais si dans ces derniers lieux, un seul indice, le ressac ou le silence vient nous conforter dans notre intuition, c’est le chant du merle, le feulement du vent, le travail de l’herbe, le saut du grillon, le calme des champignons, tout cela encore qui nous vient en aide au sylvestre royaume. Nul besoin dès lors d’entendre, il suffit d’écouter ; et nul besoin d’isoler, il faut là cumuler. Le bruit de la forêt a quelque chose d’étrange et de pénétrant, qui nous confond dans l’ensemble de notre être, et chaque saison semble vouloir surprendre le voyageur.

Le son en revanche est bien plus préhensible, puisque ce n’est qu’un composant du bruit. C’est un élément simple, qui peut cependant être décliné en d’infinies variations, grave et aigü, vibrant ou profond, simple ou multiple. On lui accorde souvent une harmonie, mais je réfute cette définition : un son seul ne peut être harmonique ; plusieurs sons le peuvent. Et c’est là que se fonde la seconde opposition entre bruit et son : l’ordre.
Une forêt, tout du moins celle dont je parle à présent, n’est aucunement régie par un ordre quelconque. C’est une cathédrale de hasards, et ainsi en est-il des sons qui en sourdent. Un compositeur de génie s’amusa un jour à les agencer : il créa une symphonie pastorale. Dans ses partitions, cependant, nulle place pour le xylophone : car son but est plus complexe encore.

Il n’est ni son organisé de la forêt, ni même son primaire de cette forêt : il n’est que son de forêt reproduit par l’homme. Il appartient à ce monde annexe que j’aime à parcourir, entre les frontières, sur la frontière, espace inexistant ; rien que pour cela, je me devais d’aimer le xylophone.
Si l’on en revient à l’objet en lui-même, sa forme est également des plus caractéristiques et je ne lui connais, à vrai dire, aucun équivalent. Cette apparence qui emprunte tant au triangle qu’à la pyramide inversée, peut-être peut-on la confondre avec le bec d’un certain oiseau, je l’ignore. Ce que je sais en revanche de source sûre, c’est qu’une règle de construction arithmétique, mathématique, régit sa fabrication. Chaque lamelle est certes plus grande que la précédente, mais selon le modèle considéré, deux formules sont à prendre en compte. Le xylophone clair, dit alto, a un rapport de 1 sur 3, c’est-à-dire que la taille de la lamelle l répond à la formule type :

Le xylophone bas, dit baryton, a lui en revanche un rapport lié au fameux nombre d’or. La taille de la lamelle l se calcule selon la formule :

Cela peut sembler insignifiant, mais il n’en est rien ; compte tenu du fait que , il en résulte que la différence de taille entre deux lames successives sur un « baryton » est supérieure à celle d’un « alto » ; pour un même nombre de lames, les sons obtenus se font donc plus graves. L’on privilégiera ce dernier pour donner un caractère primesautier à une situation donnée, il sera choisi le premier pour ses résonnances plus mélancoliques.
Cela peut sembler arbitraire, mais j’ai cru entendre dire par un ami luthier de son état que six bûcherons étaient morts de fatigue avant d’arriver à ces résultats pourtant élémentaires. L’histoire n’est guère tragique, ni même intéressante, et je me dispenserai donc de la raconter. Je dirai simplement que l’on essaya nombre de combinaisons, mais on se heurta très rapidement au problème de la conception des lamelles : si elles existaient sur le papier, il était en revanche plus délicat de les construire sans l’aide d’une machine : nous savons tous à quel point il est délicat de se servir d’une règle graduée pour tracer des distances irrationnelles. La $\sqrt{2}$ fut un instant retenue (il suffit pour la tracer de construire un carré ayant pour côté 1), mais il se retrouva impossible de reproduire le croquis sur une planche de bois. Le nombre d’or fut choisi, car il reste plus aisé à construire qu’à dessiner, ironie suprême de la mathématique. Mon ami tenta bien de m’expliquer comment, mais j’avoue l’avoir ce soir oublié. J’éditerai peut-être ce paragraphe si l’idée m’en revient.15
Que l’on ose me dire que l’on trouva, dans tous les cas, une telle réflexion dans le moindre bouleau ! S’il est vrai que les mathématiques existent d’eux-mêmes dans la nature, je me refuse de croire que certaines opérations complexes se conçoivent sans intervention de l’homme. Je ne conserve que la suite de Fibonacci, et encore ! seulement parce que je suis maintenant de bonne humeur.

Y comme « Yéyé »

Définition

Yéyé (nom, adjectif et adverbe) : Terme issu d’une onomatopée anglosaxonne qu’employaient beaucoup les chanteurs de la génération hippie. Sous sa forme nominale, désigne un sympathisant de ce mouvement. Sous sa forme adjectivale, renvoie au folklore de ce mouvement. Sous sa forme adverbiale, il devient péjoratif et synonyme de bon à rien ou d’imbécile. Exemple : Arrête ta musique yéyé, ou je te déshérite.
J’ai cru entendre ce terme la première fois dans une chanson de Serge Gainsbourg. Depuis, rien ou presque ; si, je puis ouvrir un album de bandes dessinées, Rubrique-à-Brac ou Achille Talon pour le trouver tapi, quelque part, mais il semble bel et bien appartenir à une époque passée. Je ne m’explique pas cette absence. Serait-ce le ridicule du mot ? La reconnaissance obtenue des chansons anglosaxonnes ? La concurrence d’un autre terme, plus évocateur, plus charmeur, mieux bâti ? Je ne le trouve pas. Un de mes dictionnaires considère que le terme peut être remplacé par « démodé » ou encore has-been. Je m’insurge : ce sont là deux conceptions totalement différentes. Le yéyé n’est pas un paumé. Je ne saurai pas trouver présentement d’icône suffisamment forte pour exprimer ma pensée. Dès lors, je ne saurai faire mieux que de vous décrire ce que j’ai en tête.
Le yéyé tel que je me le représente porte en premier lieu une chemise à fleurs. Je la vois à fond bleu, sertie de pâquerettes jaunes à six ou sept pétales. Il porte un jean de couleur noir ceinturé d’une bande de cuir rouge et d’un écusson d’or. Ses mains sont squelettiques, les ongles sales. Ses cheveux, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne sont pas spécialement longs : mais ils sont d’un noir corbeau impénétrable, et leurs boucles sont gracieuses. Il porte quelque part sur lui, que ce soit aux dents, derrière l’oreille ou dans la boucle de sa chaussure, une fleur des champs. Ce détail ne doit pas être négligé, car c’est elle seule qui donne un caractère à mon personnage.

Il ne porte pas de lunettes, quitte à devoir froncer des sourcils pour voir le monde qui l’entoure ; ses poches sont trouées, car il n’a rien à y mettre, si ce n’est un harmonica rouillé, qu’il garde toujours à ses lèvres de toutes manières. Il parle peu, il chante surtout ; et quand il parle, on ne comprend rien. Il aime Polnareff et Dutronc, il écoute un peu de Johnny Hallyday, bref, de la musique yéyé.
La nature est son école, il y apprend le nom des oiseaux et les phrases qui plaisent aux filles. Si ce n’est sa nature un rien plus extravertie, il ressemble un peu au Duduche, en moins rêveur peut-être. Il n’a pas cet émerveillement propre aux romantiques, ni cet enchantement que partageaient les moines médiévaux ; il n’est ni désabusé, ni dépressif, mais il confère au moindre de ses gestes un enthousiasme propre à son jeune âge, car le yéyé est avant tout un jeune homme. Il a vingt, vingt-et-un an, guère plus : au-delà, il deviendrait un ringard. Son périodique favori est bien sûr Salut les copains ; et il lui arrive de lire Pilote de temps à autres, uniquement pour Fred : il adore les aventures de Philémon. Ses accointances politiques oscillent entre la gauche et l’extrême-gauche, le rouge et le rose foncé, mais cela ne le dérange guère : la révolution pour laquelle il se bat a pour couleur le vert. Il ne revendique rien à vrai dire, il exige : et ce qu’il désire par dessus tout, c’est qu’on le laisse tranquille. Car il est la cible constante des moqueries et des calembours, il fait honte à ses parents, à sa génération et à sa patrie ; il mange trois pommes par jour, et n’aspire qu’à s’acheter une guitare.

Comme tous les jeunes yéyé, il écoute, sur une platine séculaire, des musiques venues d’au-delà les mers et les océans. Il n’en comprend pas un traître mot, mais reprend avec fougue le refrain et s’essaie même à quelques couplets : mais, hélas, ne connaissant ni les paroles, ni la langue, le résultat semble déconcertant. Si cela dérange les puristes, qui lui reprochent son manque de sérieux, les amis, en revanche, louent son talent et son ingéniosité. Et quand arrive le soir, ils se réunissent chez l’un, et improvisent des pas de danse inspirés des charleston d’antan, un balai faisant office de micro.
On me dira, à juste titre, que ma définition est plutôt pointue, et qu’il n’est guère étonnant que les yéyés aient disparu. Pourtant, je pense qu’ils se cachent toujours, à la façon des dandys : mais si ceux-ci se dissimulent encore et attendent, patiemment, une occasion pour se montrer, les yéyés sont parmi nous. Les habits ont changé, la musique, les habitudes également : mais l’on retrouve encore cet enthousiasme dont je parlais tantôt, cette fougue jeuniste tant décriée par nos parents. Ils portent alors des noms différents, se répartissent dans différents courants, mais ils sont pourtant semblables en tout. Gothiques, emos, punks, « tuffeurs », autant de mots pour un seul et même esprit.
J’entends déjà les dents grincer : comment peut-on oser rapprocher tout cela ?

Qu’on y réfléchisse, pourtant. Tous, ils aiment vagabonder en groupes, ce ne sont donc pas des anarchistes ; leur tenue vestimentaire est cohérente au sein de ce groupe, à la manière d’un uniforme, ils ne sont donc pas individualistes ; ils écoutent une musique qui les dépassent et qu’ils ne saisissent qu’à moitié, ce ne sont pas des puristes ; enfin, ils sont raillés par les plus vieux, preuve de leur danger. Mais une force incœrcible pousse tout un chacun, y compris les grands clairvoyants de notre monde, à les diviser et à les subdiviser, par peur, sans doute, qu’ils ne forment une grande coalition. Je prétends pour ma part qu’il s’agit des descendants des yéyés que je décrivais plus haut. Les temps ont changé, eux aussi : soyons vigilants, et sachons les reconnaître sous leur fallacieux déguisement.

Morphologie

J’ai été surpris d’apprendre que l’origine de ce mot est contestée. Elle me semble pourtant parfaitement claire : la fameuse interjection « yeah » qu’emploient à tour de bras les chanteurs anglo-américains. Ils l’utilisaient, et l’utilisent encore du reste, en complément du « baby », pour ponctuer le moindre de leur vers, ou pour masquer le fait qu’ils ignorent la suite du texte qu’ils ont pourtant écrit. Partie la plus reconnaissable de n’importe quelle chanson (je pense notamment au Glass Onion des Beatles), c’est de fait celle que l’on peut chanter sans se soucier de l’accentuation ou de la prononciation : c’est un de ces mots universels, universellement compris et répété. Il peut marquer tour à tour la joie, la colère, la frustration, l’énervement, la déception, bien plus encore.

J’ai envie de vous faire part d’une observation simpliste. Voici un quatrain :
Il m’a dit « ami, vise le cœur »,

J’ai tendu le poing et apaisé ma colère ;

Il y eut plus de morts que de peur,

C’est ainsi que se gagnent les guerres.
À présent, j’en propose trois versions distinctes :
Version 1 :
Il m’a dit « ami, vise le cœur » (yeah !),

J’ai tendu le poing et (yeah !) apaisé ma colère ;

Il y eut plus de morts que de peur,

C’est ainsi que se gagnent les guerres (baby).
Version 2 :
Yeah, il m’a dit « ami, vise le cœur »,

J’ai tendu le poing, baby et apaisé ma colère ;

Il y eut plus de morts que de peur (yeah !),

C’est ainsi que se gagnent les guerres, yeah !.
Version 3 :
Il m’a dit « ami, yeah !, vise le cœur »,

J’ai tendu le poing et apaisé ma colère, baby ;

Il y eut plus de morts, baby, que de peur,

Yeah !, c’est ainsi que se gagnent les guerres.
La première version est un air romantique ; la seconde est militariste ; la troisième, pacifiste. Il suffit d’un rien pour éclairer une mélodie ; et ce n’est pas la claire trompette qui me trompera.
Je répète toujours à qui me le demande qu’une langue agréable est celle qui s’autorise les jeux de mots. Peut-être devrais-je rajouter une scolie à cette définition : est langue agréable celle qui possède au moins une interjection de qualité. Le cas de l’anglais est réglé, elle dont la syntaxe est un souffle ; le français, en revanche, me semble bien mal lôti. « Hé », « ho » et « ha » sont trop courts, il leur manque un élément épenthétique, un membre explétif capable de les soutenir. Je passe volontiers les vulgarités et les noms de baptème. Ils ne me restent que quelques termes désuets : peste, diantre, foutre. Je les emploie parfois (je crois d’ailleurs l’avoir dit plus haut, que l’on m’excuse : cela fait plus d’un an que je travaille sur cet abécédaire, et je n’ai plus les idées claires). Mais sinon passer pour un pédant, il est difficile de trouver société dans laquelle on peut les utiliser sans scrupules. « Ouais », et sa variante libre « ouep », que je préfère par ailleurs, semble être un compromis acceptable. Du moins, il a la force polymorphe que je décrivais plus haut ; cela suffira pour l’heure, mais peut mieux faire.
Le yeah est également une langue agglutinante : l’on fait drastiquement évoluer le sens du terme en le multipliant, en le déplaçant en début ou fin de séquence. Ainsi, yeah est synonyme d’enthousiasme ; yeah yeah, d’encouragement ; yeah yeah yeah, de provocation ; le tour « yeah + mot » fait porter l’emphase sur l’information qui suit, tandis que le tour « mot + yeah » influe sur l’information précédente, etc. etc. Certes, sa plasticité le rend d’apparence facile à utiliser. Cependant, seuls les maîtres, ceux qui ont étudié des années durant, qui se sont infiltrés au cœur des pubs puants de Rotterdam et de Belfast, qui sont allés lire les graffitis perdus du Bronx et qui se sont frités avec les rebelles à crêtes roses d’Hiroshima savent l’appliquer à bon escient. Dans les obscurs recoins des impasses de Camberra, au sommet des immeubles de Lyon ou de Moscou, un même mot revient ; quel est donc ce combattant, Kilroy légendaire, qui tout autour du globe laissa sa glorieuse griffe ?

C’est l’esprit yéyé.
Je suis moi-même déçu par la réponse, je m’attendais à quelque chose de plus, disons, grandiloquent. Si la vérité a le nombre de lettres qui lui plaît, elle n’a hélas pas le sens de la retenue. On ne peut que s’habituer face à une vérité « moche ». L’on peut travestir, des plus facilement du reste, le plus grand des mensonges ; on peut sans mal déguiser la tromperie, maquiller l’outrage, transformer l’injure. Mais la vérité ne se laisse pas même regarder, comme disait le poète ; comment alors la grimer ?

Je commence à comprendre davantage pourquoi ce mot est tombé en désuétude. L’on peut écrire le plus magnifique des romans, lui seul suffit à jeter le discrédit sur tout un travail. Peut-être devrais-je même arrêter ici les frais ; je m’en voudrais de chuter à deux pas de la fin.

Z comme « Zéphiroth »

Zéphiroth (nom) : Aussi orthographié séphiroth. Dans la cabbale, ange divin chargé d’une mission primordiale, d’un côté positif et d’un côté négatif qui perpétuellement s’affrontent. Ils sont treize en tout, et représentent chacun un pan de la nature humaine. Les Zéphiroths entretiennent de complexes relations entre eux, et ils existent dix fois dix versions quant à leur rôle véritable. Ils appartiennent cependant surtout à la tradition orale, et sont de fait rejetés par une partie des exégètes. Exemple : Je n’ai rien compris aux Zéphiroths.
Que l’on me croie ou non, je me suis un tant soit peu documenté pour écrire cet abécédaire. Certes, j’ai arraché quelques pages de mes encyclopédies, et fais les simplifications qui me convenaient ; mais j’ai toujours espéré suivre une manière de méthode scientifique. Pour cette ultime lettre, je me décide de composer à l’aveugle, en ne me servant que de mes souvenirs. Que les puristes me le pardonnent, ou qu’ils ne me le pardonnent pas, je m’en moque. Cela fait longtemps que je sais qu’un livre ne peut prétendre à la réalité des faits, mais seulement s’approcher de cette réalité. Je pense qu’ainsi j’ai su mettre en lumière ce mot qui n’est pas des plus usuels, et que l’on ne retrouve en réalité que dans deux littératures : la première, savante, restera prisonnière de quelques gardiens zélotes ; la seconde, populaire, n’est connue que des passionnées, science-fiction et mondes fantastiques. Entre ces deux représentations justes des univers réside ce no man’s land peuplé des plus nombreux. Il faut se dire que l’on est toujours l’imbécile de quelqu’un, que Pic de la Mirandole est mort et enterré. Bien que je reste prométhéen dans l’esprit et que ma culture souhaite tendre vers l’universel, mes sombres réalités me ramènent inexorablement vers mon bol de café froid et ma cigarette fumante.

Ce sont ces matins qui nous font regretter.
Que pourrais-je dès lors dire des Zéphiroths ? Mon imagination, d’ordinaire si fantasque, qui croit voir l’éternel dans chaque goutte de pluie et prête à sa petite cousine de cinq ans une logique d’académicien, se retrouve ici aride. Je ne me figure rien : ni ces mosaïques scolaires et impersonnelles, ni ces ailes de lumière et ces visages ombrés ; pas d’épées de feu et d’eau, pas de vindicam meam prophétique. Si les Zéphiroths existent, et ils existent puisque je puis les nommer, ils ne sont rien. L’on connaît les relations entre la chose, le mot et l’image. Si l’image manque, l’objet est technique ; si le mot manque, l’objet est essence ; si la chose manque, l’objet est concept.

On peut aller plus loin encore.

Si chose et mot manquent, l’objet est rêve ; si mot et image manque, l’objet est réel. Mais si chose et image manquent, le mot n’est que littérature.
Ce recueil étudie trois arts. Le Projet Pygmalion s’intéresse aux relations entre l’objet et le monde. Roman..., contrairement à ce que l’on pourrait croire, parle plus de philosophie que de littérature : ce rôle est dévolu à cet abécédaire. J’invite les lecteurs à compulser la postface de ce recueil : elle détaillera ce que j’entends par « relations », et au-delà, tente une approche du « beau ». Approche, car il fera l’objet d’une autre étude, plus tard. J’ai sommeil à présent.
Ce mot n’aura pas de partie consacrée à sa morphologie. Il est absurde d’étudier un mot qui ne renvoie ni à une chose, ni à une image. L’on me dira, « mais ces chercheurs qui trouvent des pierres grecques, ou qui étudient ces comédies anciennes, ce mot qui apparaît et qui ne renvoient à rien, hapax ou exceptions, ils l’étudient pourtant. ». Je rectifie. « Ils n’étudient pas le nom. Ils étudient le rôle du mot. ». Je parlais de ma cousine de cinq ans. Elle s’appelle Diane et, je ne sais ce qu’elle deviendra dans dix ans, mais elle a un sourire de dents de lait à vous faire fondre un parpaing. Elle a des joues de cerise croquantes et douces, et pèse moins lourd encore que mon courage : je la soulève comme un sac de pommes de terre, et elle rit aux larmes. Quand on la laisse seule, il lui arrive de scruter l’arbre et la pierre. Elle ne s’interroge pas, elle comprend. Et de cette compréhension surgit un mot que je ne connais pas, que personne ne saisit, pas même ses petits amis de classe. Ce mot n’a aucun sens. Ce mot ne renvoie pas à la compréhension nommée plus haut, il n’est pas résultat de cette compréhension, pas même verbalisation de ce résultat. Ce mot existe comme témoin de cette compréhension.

L’on ne peut voir le vent. L’on voit l’arbre plier.
Peut-on dire que l’arbre justifie le vent ?
Il n’y a que dans les horloges que le temps tourne rond. Les civilisations passées ainsi que la nôtre au demeurant, se le représentent comme une ligne faite d’avant, de pendant et d’après. Notre découpe en temps verbaux trahit cette linéarité. L’âge de raison se défend de croire qu’une chose existe sans cause, et se meut sans devenir. Et au-delà de la première cause ? Et après la dernière conséquence ? Quelque chose que l’on ne peut pas voir, que l’on ne peut pas nommer, que l’on ne peut pas se représenter. Réel, sans existence. Pesant comme l’air. Partout comme Dieu. Invisible comme le blanc qui sépare mes mots. Il nous a déjà tué.

Je me plais à croire que dans cette ombre sans ombre vivent les Zéphiroths. Et le reste, hé bien, le reste...
Si je dors ce soir, demain n’existera plus.

Le projet Pygmalion

Réflexions

Nota Bene

Je suis si heureux de cette occasion que je me fends, une fois n’est pas coutume, d’une manière de préface. Je suis heureux, car à l’heure où je compose ces lignes, et bien que je ne sache pas où ce texte m’emportera, ni même comment ou pourquoi, je sais ce qui me poussa à écrire et ce qui me donna l’idée, qui n’est encore qu’une bribe d’idée.

Je regardai, il y a de cela quelques heures à peine, à moins que ce ne fut la veille ? un film traitant de l’une ou l’autre époque de l’antiquité romaine. La caméra court le long d’un rail invisible, bientôt, c’est tout Rome dans sa célèbre beauté qui s’offre au spectateur. Les fontaines, les thermes, les voies toutes de pavés revêtues. Et, au milieu d’une place que j’imagine au sommet d’une des sept collines, une gigantesque statue de Julius Cæsar, dans sa majesté de futur imperator que jamais il ne sera ; en appui léger sur une jambe, la seconde esquissant une pointe comme dans un concerto de danse ; une main saisissant une toge de marbre immaculée, comme retenant une force héroïque où dansent le delenda carthago catonesque et le lupus est homo homini de Hobbes, une rhétorique crétoise et un héritage de guerrier turc ; l’autre figée en un signe de commandement, un doigt levé comme un ordre lancé à une armée de lanciers imaginaires que dirigerait le sévère général ; la figure auguste, le rictus austère, l’œil blanc ; la couronne de lauriers magistralement posée sur un front d’airain.

L’image ne durait qu’un instant sur la pellicule ; détail accréditant le vrai à défaut du réel, non nécessaire à l’intrigue : on ne le reverra plus. Mais moi d’arrêter un instant le film et de soupirer devant cette brutale apparition qui me souleva le cœur, et l’estomac, et la tête ; qui emporta mon souffle, qui fit s’arrêter mes mains en un geste crispé au-dessus de mon clavier d’ordinateur où défilait le chef d’œuvre. Mes esprits vagabondèrent. Là-haut, une lumière brillait. Pourtant, j’avais admiré depuis toujours maintes statues ; le penseur ultime de Rodin, ode à la méditation ; le brave roi Henry sur son cheval ; la Venus manchotte ; même de ces figures abstraites et dégénérées où la forme se plie devant la pierre ; mais aucune, pas même celles que j’aimais sincèrement, ne provoqua plus d’émoi que cette simple image, peut-être en carton-pâte, peut-être en marbre d’Italie.

L’histoire que je m’apprête à écrire provient de là. Car mon esprit obscur avance par questions, par supputations, par mirages ; trouver la question, n’est-ce pas déjà caresser la réponse ?
Un peuple entier se prosterna devant cette statue.

A-t-elle encore, de nos jours, le pouvoir de le faire courber ?
Et si Pygmalion avait donné la vie ?

César

Il n’est parfois guère nécessaire d’être inventif. La réalité, si elle peut, dans un sursaut de hasard, dépasser la fiction, se contente généralement d’être banale. Les archétypes ne sont, avant toutes choses, que des types. Et les icônes, des photographies. L’on dira d’un tel que la rime est faible, que le dénouement était prévisible ; que la composition est sans intelligence, que la couleur glauque est maladroite ; mais, messieurs, ne confondriez-vous pas vrai et vraisemblable ? J’aime le vrai. Je hais le vraisemblable. Je n’ai pas encore statué sur la réalité. Celle-ci continue, avec un zèle dont je m’étonnerai toujours, à m’échapper. Crois-je la saisir au détour d’une ruelle ? Ce n’était qu’une estampe judicieusement placée par un moine ahuri. Est-elle cette forme, au loin, qui déchire l’horizon ? Ce n’était que le soleil qui faisait danser le bitume. Et cette belle femme qui dévoile son épaule blanche et rejette sa rousse chevelure en arrière, qui m’appelle de ses yeux verts, puis-je la griffer de l’ongle ou bien s’évapore-t-elle lorsque le jour pénètre dans ma chambre ? Et pourtant, ce billet que l’on me glisse sur le bureau lors de mon absence et qui associe le mot amour avec mon prénom ; ce verre de vin que l’on me paie dans une taverne surchauffée sans rien demander en retour, si ce n’est un sourire et une conversation ; cette promesse que l’on tient, alors que je l’avais oubliée, tout ceci également m’est réel.

Peut-être, qu’à mon tour, j’associe la réalité et le souhaitable. Et peut-être alors ne puis-je pas encore décider dans quelle colonne écrire ces lettres que je reconnais parmi mille. Quoi qu’il en soit, mon histoire se défend d’être vraie, à défaut d’être vraisemblable. Vraie, car j’en donne ma parole. Non vraisemblable, car j’en donne ma parole. Il faudra se contenter de cela.
Notre histoire commence il y a de cela quelques années, cinq ou six peut-être, guère plus ; un nouveau siècle venait d’être célébré avec force festivités et comptes à rebours, feux d’artifices et marionnettes dansant dans les rues de la capitale, pantins désarticulés multicolores et ridicules, actionnées par des dizaines de savants intermittents travailleurs et intéressés. Le spectacle, pourtant, ennuyait. La création était belle, certes ; mais je restais pertinemment insensible à son attrait affiché. Devait-on ainsi, par la rencontre de ces quatre éléments, crier que le nouveau siècle reviendrait à des valeurs anciennes, pré-républicaines encore, antiques ? Je regardais d’un œil sauvage cette démonstration de ridicule sur mon petit écran, puis de mes yeux fatigués tandis que, lassé par quelques travaux qui me laissèrent déçus et énervés, je recherchais une goguette ouverte mais néanmoins déserte pour y noyer mon spleen dans un cognac millésime ou une suze agréable. Las ! Le monde se pressait autour de moi, dans les rues, dans les maisons, partout où j’allais ; respirant mon air, volant mes mots, lisant mes pensées. J’en bousculais certains, le double m’accolait et nos sueurs se mélangeaient, poreuses et sales, mais je m’en moquais. Ma blouse encore tâchée de l’argile travaillée témoignait du peu d’importance que je consacrais à n’importe quel travail de toilette mais, contrairement aux jours précédents, n’effrayait pas le quidam, l’homme de la rue, ivre de fureur, de vin et d’espoir, qui n’attendait qu’un instant de faiblesse de ma part pour m’entraîner dans une farandole torride à destination du pays où l’on « crucifie les lions » ; trouvant une ruelle, je m’y engageais et reprenais doucement mon souffle. Au-dessus de moi, la marionnette géante passait lentement. Je me sentais souris échappant à un chat escogriffe. Je me perdais encore et encore, m’éloignant des grandes avenues et des places, au fur et à mesure fort heureusement, le peuple se raréfiait, la plèbe se faisait rare. Dans un coin perdu d’un ancien boulevard, une échoppe ; je m’y engouffrais avec hargne et délice, m’installais, seul client, au plus profond, m’assis à une table et commandais, dans ce silence providentiel une pinte de bière tiède en sortant de mes poches un carnet de croquis, un crayon et une gomme. Je tournais rapidement les pages griffonnées de membres sans corps, d’yeux sans visages, d’ongles sans doigts, m’arrêtais sur l’une encore vierge de toutes marques, et d’un effort mental que je connais bien, me représentais ma sculpture terminée.
Je me nomme César. Jules César. Ce n’est pas un hasard. Mon père, professeur de latin dans une brillante académie avait une admiration profonde dirigée vers ce général victorieux, qui faisait le distinguo entre l’homme de guerre et l’homme de lettres ; plus d’un colonel, me racontait-il sous cape, entre une version de Tacite et un thème de Descartes, aurait dû par le passé reprendre cette séparation salutaire. De lui, je n’aurai eu ni le goût des belles phrases, ni celui de la belle langue ; tout au plus me légua-t-il un semblant d’intérêt pour la lecture, et encore. Je n’ai jamais connu ma mère, et mon enfance fut banale. À mes dix ans, je me pris de passion pour la pâte à modeler ; à quinze, je découvris l’argile ; à vingt, je burinais le marbre et fondais le plomb. J’ouvris un atelier honnête avec les deniers hérités d’une parente encore tiède dans son cercueil et fis œuvre de faussaire, reproduisant les œuvres célèbres pour les musées qui ne pouvaient s’offrir les originaux, me vendis à la municipalité pour ornementer les parcs et les écoles, fis l’une ou l’autre exposition d’originaux cette fois, qui reçurent de jolis textes dans les revues ou les télévisions, sans que l’on ne crie au génie. Cela restait plaisant à voir, à toucher même ; mais mes professeurs m’avertirent fort rapidement que mon classicisme désuet ne mènerait à rien, avec raison. Manet avait jadis remporté une guerre face à une nation dont j’étais à moi seul le dernier quadrille, me refusant avec obstination d’être plus qu’un manuel. Je n’étais pas artiste.

Du moins, je ne l’étais pas en sculpture. Mais je pouvais l’être, et je le suis, bien ailleurs. Dans le ménage de mon foyer, ou dans ma cuisine. Jamais Homme ne peut se faire plus Dieu que lorsqu’il lave un sol noir de suie ou qu’il lie le thym et la carotte dans un bouillon trouble. Mais la sculpture, c’est autre chose. Ce n’est pas être Dieu, c’est être le compagnon de Dieu. C’est l’excuser d’avoir pris un jour de repos, et faire comme les lutins de la comptine : pendant qu’il dort, poursuivre en silence son œuvre, prendre de la terre glaise ou du porphyre et créer des hommes, des animaux, des bêtes, des lieux ; et cela si dur et si bien que lorsqu’il se réveille, il ne sache précisément ce qu’il créa, et ce qu’on lui offrit. Voici quel était mon idéal de la peinture, de l’écriture, de la musique, de la sculpture enfin. Ne pas se prendre pour Dieu, mais devenir homme aidant Dieu. Ne pas avoir d’idées de grandeur, mais agir tant qu’on le peut, dans le petit carré de vie qui nous est alloué, pour se hisser à la hauteur du créateur. Cela est bon.
Je cherchais depuis plusieurs nuits un sujet de création. En vain. L’esprit se veut muet et obtus quand il le désire, et cela contre notre gré. Les meilleures idées fleurissent toujours au mauvais moment. Un mien ami, écrivain de surcroît me racontait ses mésaventures ; il se définissait comme un compulsif de la Lettre. Il ne faisait, me disait-il, pas le moindre geste sans que son cerveau ne cherche à le relater, comme s’il était présentement en train d’écrire un gigantesque roman ou un journal minutieux. Il distinguait les lettres comme autant de couleurs dans son esprit, des parfums, des lumières ; les phrases s’assemblaient en essaims, en tomes, en sagas ; les bons mots passaient, les asyndètes formidables, les hyperbates ingénieuses. Mais lorsqu’enfin il trouvait un instant pour s’asseoir à sa table, devant une feuille de papier blanche, un coin de calepin ou encore son ordinateur, tout s’envolait comme si sa cervelle avait été faite de papillons ou d’homoncules agiles répondant à un ordre secret, lancé par un alchimiste idiot, aidé de quelques djinns volages. Il s’en énervait, on le comprend. Mon ami pourtant avait eu la chance d’écrire quelques manuscrits inspirés, par pur hasard. En réalité, grâce à la fatigue. Harassé, son corps ne percevait plus le moindre de ses gestes, y compris quand il recopiait minutieusement le fil de ses pensées. Une manière de se prendre en traître. Il se voyait comme son pire ennemi. Je lui donnais raison. Il est mort je crois ; ou bien il travaille. Dans nos esprits, en cela nous avons toujours été d’accords, ces mots se rejoignent.

Je m’étais pourtant fixé sur un thème : l’antiquité. J’aime cette période. J’aime mon amour de cette période. J’aime l’amour de l’amour de cette période. C’est ma patrie véritable. Je pense être la réincarnation d’un habitant de la Rome, ou bien de Pompéi, ou d’Herculanum ; je suis acteur de théâtre aux cothurnes serrées, qui m’étranglent les mollets ; ivrogne philosophe vivant dans un tonneau ou, mieux encore, au milieu des chiens et des ordures ; mage africain rapporté comme esclave de la lointaine Egypte et qui murmure dans sa langue, entre deux libations, de douloureuses incantations à mes ennemis ; prêteur richissime et despote, sur une île de la Mer Intérieure, entouré de femmes petitement vêtues et aux cuisses blanches, roses et légères. Je me reverrais presque, si seulement je fermais les yeux, assis sur la grève, face aux fleuves menant aux portes des ténèbres ; le nectar sur ma lèvre, la toge pourpre sur l’épaule, le poignard à la main, achevant d’ôter le noyau d’une olive, la peau d’une orange, les pépins d’une pomme ; l’amphore dans le creux de mon bras, me versant un sacrifice aviné et torride et me consacrant satyre ou faune, adorant Bacchus, ou Apollon, ou les deux, ou bien Janus encore ; la tête d’une esclave entre mes cuisses va et vient tandis que je renie l’irrumation, pourtant habituelle chez mes voisins ; et elle me remercie et nous nous adonnons à la chair sous les yeux de l’aurore jalouse et du matin qui apparaît.

Tandis que je finissais ma pinte, ma main badine dessinait un projet qui me plût sitôt que je pus y poser un regard. Elle représentait le grand empereur en personne, majestueux, stoïque, formidable. J’ai aimé ce dessin. J’ai aimé les plis nombreux de sa toge, et la couronne de lauriers. Ses rides de conquérant au visage usé par la poussière et le soleil. Sa force et sa détermination.
Je sortis un billet, on me rendit la monnaie et je partis, mon projet sous le bras. Plus je me rapprochais de l’atelier et plus le bruit de la fête grandissait. Moins d’une heure s’était déroulée je crois depuis mon départ. Quand, à renforts de luttes, de menaces et d’espiègleries je pus rejoindre mon doux atelier, je m’aperçus qu’il était minuit. Les douze coups sonnèrent, au douzième la terre entière trembla. Deux heures plus tard, et le tiers des participants rentra dans leurs pénates ; une heure encore, il n’en restait qu’un sixième ; quand le soleil perça, il n’y avait plus personne. Il n’y avait plus que moi, éveillé et solide, le regard rivé sur mon carnet, une règle et un compas posés à ses côtés. J’avais tiré le sujet au propre à une grande échelle, m’appesantissant sur le moindre détail, sur le moindre angle. Je tirais des lignes imaginaires, repensais le centre de gravité, la forme des oreilles, consultais une encyclopédie richement illustrée pour ne pas manquer le divin nez qui allait devenir le mien ; j’estimais la masse du bloc de granit qu’il me fallait, ses dimensions ; le temps nécessaire à sa préparation ; celui pour la sculpture à proprement parler ; celui des finitions ; je décidais de faire la toge en marbre blanc, le socle en cuivre grossier, mais surmonté d’acier et de plomb ci et là ; avant même de faire quoi que ce soit, avant même de commander chez mes fournisseurs fétiches mes matériaux, ma sculpture était terminée, elle était devant moi. Je savais qu’elle ne changerait pas ma vie. Pas plus qu’elle ne changerait la vie d’un autre. Mais bien que je ne fusse pas amoureux de ma future création, je ressentis une manière de nostalgie et me surpris à prononcer à voix basse le nom d’une femme que j’avais quittée jadis et que je regrettais et regrette encore : Isabella.

Isabella

Isabella était ma femme. Nous fûmes mariés pendant cinq ans, nous nous sommes séparés un an avant que débute l’histoire que j’ai commencé à relater. Son importance est sans doute relative dans l’économie de ce récit, mais baste ! mon cœur n’a pas de raison de se justifier. Il a aimé ; il aime encore ; il ne peut la retrouver ; il s’est enfui un jour. Avec elle. Après tout, je le lui avais offert comme on offre une boîte de chocolats ou un bouquet de roses. Je ne le regrette pas. Mes amours sont à présent plus frustres et moins angoissées, plus coquettes : des amours d’hommes. C’est comme apprendre à un chien à miauler : cela ne trompe pas même celui qui s’y essaie. L’imitateur pourtant y met tout son zèle, mais la nature ne le dota pas des bons outils. Too little, too late. Mes passions sont plus brutales, là où jadis j’étais moineau. Elle me faisait manger dans sa main, moi qui étais lion ; je souriais au matin, au soir. Je grogne à présent. Vieil acariâtre va ! Vilain bonhomme ! Ne chasse pas la colombe, elle n’y est pour rien. Ce n’est que de ta faute, si tu es corbeau. Isabella n’était pas réellement mon « type » de femme. Je les aimais grande et rousse, la peau albaine, le regard fier, l’habit recherché. Elle était petite et brune, les yeux noirs, la peau mate, le regard charmeur. Ce fut elle qui m’accosta la première, lors d’une de ces expositions dont j’ai parlé plus haut. Elle était simple visiteuse et, tandis que je prenais un verre avec mes mécènes qui m’affirmaient qu’ils ne pourraient pas me donner une seconde chance, elle vint me féliciter pour mon travail. Nous nous sommes fréquentés. Nous nous sommes plus. Puis nous nous sommes quittés.

Elle avait une grande admiration pour mes travaux « classiques »… sans doute pour cela pensais-je à elle. Fermons la parenthèse.

César, Jules

Mes croquis préparatoires furent achevés au petit matin. J’avais travaillé comme jamais, sans m’interrompre une seule seconde, comme transporté par une inspiration furieuse. Avant même que le premier de mes apprentis n’arrive, et sans m’accorder le moindre instant de repos (mais, pouvais-je dormir dans l’état second où je me trouvais ?), je me mis immédiatement au travail. J’avais en effet dans une manière de débarras quelques résidus de granit et de marbre, en grandes quantités et dont j’avais jusque là totalement oublié l’existence. C’est en allant chercher l’un ou l’autre outil que je m’en aperçus, et j’en tirai une grande satisfaction : je n’aurai pas à attendre mes fournisseurs, et je pouvais d’ores et déjà commencer mon Œuvre. Cette pièce serait, je le savais, mon Chef d’œuvre, l’œuvre dans l’œuvre : j’en avais des frissons en caressant la pierre, en commençant à noter à la craie et au pinceau les endroits, ci et là, où je devais frapper pour attaquer durablement la pierre et donner une première élégance à ma vision. Mes précis de mathématiques, de physiques et de sculpture me furent tour à tour utiles, car j’avais peine à comprendre comment « attaquer » mon labeur. Les premières tentatives n’aboutirent pas, comme un peintre qui ne sait quelle couleur utiliser primitivement. Le marteau tremblait, bien que ma main me semblait ferme ; le burin dérapait contre la roche, je n’arrivais à rien. C’était la première fois que l’appréhension me gagnait autant ; auparavant, bien qu’étant à la fois apeuré et triste de commencer une sculpture, comme si j’avais sentiment d’ôter la vie à la pierre, je m’efforçais de me concentrer et alors, je me mettais à l’ouvrage. Mais ce jour-ci, alors que le matin perçait à peine à travers les carreaux sales de mon atelier, je paniquais, sans savoir précisément pourquoi.

Après coup, je me l’attribue et j’en suis fier ; je pense que je pressentais l’importance qu’aurait dans ma vie cette figure auguste et sévère dont je suis le créateur. On dit souvent qu’un artiste est mal placé pour juger de la qualité objective de son manuscrit, de sa toile, et que ce sont les critiques qui, parfois des siècles plus tard, parviennent à comprendre l’intérêt de l’œuvre. D’autre part, l’Histoire de l’Art est connue pour accueillir nombre de visionnaires qui, une fois la pièce finie, s’écrient : « Voici » en s’adressant au peuple, « Vois ceci, et pleure ». Des objets que l’on défend âprement, contre vents et marées ; que l’on médiatise ; on fait appel à des amis pour les protéger ; on prépare avec tact la première exposition. Les mots me manquent lorsque je pense à cela. Jamais je crois telle expérience ne se reproduisit, tant dans le passé qu’à l’avenir. Du reste, je ne pense pas à l’heure actuelle être capable de réitérer mon « exploit ». Étais-je en revanche prédisposé à le faire avant de le réaliser réellement ? Peut-être, je l’ignore. Je le crois. Tout artiste qui débute dans le grand monde de la production porte en lui les germes de ses futures réussites. Ce n’est pas une question de talent, car le talent, on le possède : tout au plus s’affine-t-il avec le temps, quand il n’est pas présent ultimement dès les premières lignes. Il y a des gens énervants, comme ça. Ce n’est qu’une question d’occasion, et d’Idée. Là, voilà la grande quête. La plèbe égotiste, la petite, la vulgaire, se plaint souvent de ne posséder le Talent. Mais si seulement elle partait en quête de l’Idée, les choses seraient bien différentes en réalité. C’est elle qui conditionne l’ensemble. Tout peut se regrouper, comme autour du noyau d’une cerise, du moment que l’on a identifié l’élément central. C’est une pensée formaliste, structuraliste même, dirons-nous. Elle tendrait à démystifier beaucoup de choses, à désenchanter des pratiques. À réduire le rôle de l’artiste. Ce n’est pas précisément cela.

Considérer qu’une seule idée architecture une seule Œuvre, ce n’est pas faire en sorte de la retrouver partout et toujours ; c’est tenter de le faire seulement. Et de ne pas renier les morceaux qui ne la comportent pas ; l’ensemble est le fruit. Une bouchée, et l’on peut ne pas entrevoir le noyau, bien que celui-ci soit présent. Mais le simple fait d’avoir mordu rapproche du centre solide, et fait comprendre pourquoi on a un goût mielleux en gorge. Une pléiade se goûte, elle ne se dévore pas. Un peu par ici, un peu par là. Un morceau du fruit reste le fruit ; l’ensemble du fruit demeure le fruit. La question est de savoir à quelle distance nous sommes du noyau, et si oui ou non on peut le percevoir.
À la fin de la première journée, il n’y avait plus rien. Moi-même je suis rentré chez moi, retrouver mes chiens et mon ordinateur. Je passais la nuit à saisir quelques pensées abstraites dans un logiciel de texte, à traîner sur Internet par pur plaisir, à regarder la télévision muette. Elle rediffusait un western, Le train sifflera trois fois il me semble me souvenir. Un de mes films favoris. Gary Cooper y est exceptionnel.

Antoine

Je fais un violent saut dans le temps ici pour progresser dans mon histoire.
La statue était terminée, conforme à mes croquis. Prodigieuse, gigantesque, tumultueuse. Je n’ai pas mangé pendant huit jours après l’avoir achevée, c’était trop pour moi. Mon premier réflexe fut de la montrer à un mien ami, Antoine. Antoine est une personne de confiance. À l’heure actuelle, il l’est encore. Après toutes ces épreuves, il est resté à mes côtés. À m’écouter, à me soutenir. À me parler. À me conseiller. Je le connais depuis des temps immémoriaux. Sans nul doute avions-nous partagé une tablette de chocolat dans la cour de la maternelle, à moins que je n’aie copié sur sa copie en primaire ou au collège. Quoi qu’il en soit, et bien que je juge son avis comme important pour ma progression personnelle en tant qu’artiste et en tant qu’homme, lui-même étant agrégé de Littérature et professeur universitaire, bien plus tempéré et réaliste que je ne le serai jamais, je ne comptais pas montrer ma création pour avoir un conseil, ou soulever un débat. Je savais la statue parfaite. L’anatomie fut respectée à l’articulation prés, la pose était ultime, les finitions élégantes. Le sujet, quant à lui, était bien entendu totalement à côté des goûts de l’époque, et porteur d’aucun message. Je n’avais même pas fait de l’ironie : la pièce était au premier degré. Ce n’était pas plus de l’imitation, je n’avais aucun modèle précis en tête. C’était, je crois, une erreur. Un anachronisme. Comme si un sculpteur antique s’était retrouvé quelques deux mille cinq cents ans dans le futur et avait continué son travail, comme si de rien n’était, sans se rendre compte qu’il avait glissé sur la pente du temps. Non, si je décidais de la montrer avant toute chose à Antoine, c’était pour qu’il me dise si, oui ou non, il l’aimait.

Cela comptait infiniment pour moi. Plus que toute autre chose. Auparavant, c’était à Isabella que je demandais. Elle avait aimé la moindre de mes sculptures. Antoine fut plus mitigé dans sa réponse. Il se demandait pourquoi, ce que j’avais cherché à faire. Que lui ai-je donc répondu ? Je ne parviens plus à m’en souvenir. Je pense lui avoir dit qu’il y avait dans mes intentions quelque chose comme de « l’art pour l’art », à moins que ce ne soit un « exercice de style », comme aux temps des écoles. Il ne fut pas convaincu. Moi non plus, d’ailleurs. Je n’étais pas très bon vendeur de mes hypothèses. Mais sur le moment, je ne voyais pas comment dire que j’avais juste eu envie de faire quelque chose. N’importe quoi. Et que ce n’importe quoi, c’était cet autoportrait idéalisé, ce Julius Cæsar. Peut-être pour célébrer la nouvelle année, qui sait ? Peut-être exiger un retour à l’antique, être une manière de Nerval, ma foi, à moins que je ne songeasse à Fénelon ? Rien de tout cela peut-être bien. Rien de tout cela sans doute. Je me souviens encore lorsqu’il vint me visiter. Je l’avais appelé à son bureau, à la faculté, mais il devait donner un cours : je laissai un message, il me rappela deux à trois heures plus tard. Nous convînmes d’un rendez-vous. Il vint. Il pleuvait à torrents. Il avait un imperméable gris et un feutre, que je lui avais offert pour son précédent anniversaire, deux mois plus tôt. Il était fou de joie. Il désirait un couvre-chef agréable pour porter les jours sombres. Étrangement, je ne m’attendais pas à ce qu’il le porte. Et pourtant, je le lui avais offert ; il pleuvait ; il venait me voir ; tout était réuni pour que je puisse voir ce chapeau. Mais je fus surpris. J’ai même poussé, je m’en souviens parfaitement à présent, un petit cri d’étonnement. Il rit à cœur joie.

Il prit alors le temps d’observer mon œuvre, patiemment. Il ôta son chapeau et le lança sur le doigt auguste projeté en avant, comme si tout cela n’avait été qu’un portemanteau de luxe. Je ris à mon tour. « Sérieusement, fis-je après m’être essuyé les yeux, que dis-tu de ma dernière création ? » Il prit le temps de s’allumer une cigarette, et de la fumer entièrement tandis qu’il tournait autour de la statue, l’examinant sous tous les angles. « Hé bien… je dirai que ça représente Jules César. C’est une commande ?

— Non. Ça m’est venu comme ça.

— Qu’as-tu voulu représenter ?

— Rien de spécial. »
Je commençais alors à lui parler de l’art pour l’art, du Parnasse, et de toutes ces conneries. Il ne fut pas convaincu. Nous sommes restés silencieux, comme deux moribonds, devant un verre de bière. Il tapotait nerveusement la table et moi, je ne pouvais détacher mes yeux de ce que j’avais sorti de la Terre. Puis il eut une idée. Celle de faire toute une série « à l’antique ». Un exercice de style. Potentiellement, être capable de comprendre certaines techniques antiques de sculpture, les difficultés que l’on pouvait rencontrer. Je ne fus pas d’accord. Je n’avais pas envie de faire autre chose dans ce goût. D’autres créations m’attendaient. Des commandes, des projets intimes, bien plus personnels. Il me demanda ce que j’allais faire d’elle. Je l’ignorais. Il me proposa de me l’acheter. Je lui demandai pourquoi. Il n’en savait rien.

Nous nous mîmes d’accord sur un prix, symbolique plus qu’autre chose, et quelques jours plus tard, elle trônait dans son bureau, entre deux bibliothèques et un portrait de Gambetta. Elle jurait dans son intérieur. Je ne sais pas comment dire ça autrement. Elle jurait. Mais l’inconvénient, c’est que son bureau était plutôt neutre en termes de décoration. N’importe quoi aurait dû s’harmoniser avec le reste, même une œuvre de Yoko Ono. Mais cette statue dérangeait. Je me suis alors posé la question. Où était sa place, tant physiquement que spirituellement ?

L’ordre des choses

Ma vue structurelle de l’existence m’a toujours amené à croire qu’il y avait, comme le dit l’adage de la ménagère, une place pour chaque chose. Cette place peut être physique : ce peut être ce cube que l’enfant place sur son panneau de bois, troué de formes géométriques ; ce peut être lors du déménagement le lit qui s’installe précieusement dans la chambre, entre deux colonnes, dans un espace qui aura été étudié par un architecte malin ; ou encore, plus naïvement, des lignes sur une feuille de papier qui restent parallèles quelle que soit la saison. Elle peut être mentale, spirituelle, artistique, à la Sainte-Beuve : Baudelaire écrivit Les fleurs du mal, Pindare des sonnets, Balzac des romans. Même une absence de place peut être une place : quand Stendhal compose un journal, puis des romans, tout prend sens quelques cent ans plus tard. C’est par ailleurs l’injustice de la structure : si la structure physique prend place (ou ne prend pas place) instantanément dans l’espace, la structure psychique peut parfois attendre quelques siècles avant de trouver la « niche » qui lui est dévolu. En ce sens, la sculpture, à l’instar de la peinture, a un grand avantage sur l’écriture, la musique ou le cinéma : en marge d’avoir une portée intellectuelle, elle a une portée spatiale. Elle « consomme » de l’espace, comme une plante respire ; elle « mange » de l’air, de la Terre, de la dimension. Elle n’est pas soumise aux règles de l’éditeur ou de l’écran, de la réédition en poche ou en format « de luxe ». Que le monde serait beau, si en rentrant dans son libraire on trouvait une version « J’aime voir la sculpture » du Penseur, et qui ne serait non pas une reproduction de l’original, mais l’original même. De par le fait, cela devient évident, telles œuvres sont uniques. On ne peut les reproduire. On les copie, la nuance est décisive. On appela ces moines médiévaux des « copistes », lorsque, patiemment, il reproduisait dans leur grimoire les dialogues de Platon ou les hallucinations d’Ovide. Mais ils ne faisaient pas œuvre de copie à proprement parler : jamais ils ne tentèrent de se faire passer pour les auteurs de ces textes, ou d’usurper leurs noms. Comment, dans les mêmes conditions, reproduire une sculpture ? Les outils peuvent être les mêmes, mais déjà un écueil : la pierre est différente. L’alphabet demeure. Le vocabulaire évolue, nous dit-on. La langue, de même. Mais il y a un ennui méthodologique qui continue de me déstabiliser. Ce n’est pas la même chose. La copie d’un manuscrit, la reproduction plutôt d’un manuscrit reste le manuscrit, quelque soit la police, la couleur, les illustrations qui l’accompagnent. La copie d’une sculpture n’est pas la sculpture.

Dans le bureau d’Antoine, assis sur sa chaise tandis qu’il allait chercher de quoi boire, je fumais cigarettes sur cigarettes. Je ne pensais qu’à cela. Cette statue jure dans ce salon. Sa place n’était pas trouvée. Il me fallait trouver sa place. Mais le problème était autrement plus grand, autrement plus compliqué. Elle ne pouvait choir dans un musée : personne ne la prendrait. La mettre dans une de mes collections, dans une de mes expositions, c’était me flinguer. Dans un intérieur, dans n’importe quel intérieur, elle n’allait pas. Je pouvais toujours me renseigner sur les tournages de reproductions historiques, de films d’époque, et proposer l’œuvre. Mais ne la voir à l’écran que quelques secondes, une peut-être, puis me la rendre, et le problème d’être encore là. Je ne pouvais pas la détruire. Je ne suis pas de ces poètes maudits qui pleurent du Rimbaud et brûlent leurs vers en s’affligeant de ne pas être le « passant considérable ». Alors quoi ? Qu’en faire ?
Après quelques cognacs, ma vision se troubla. Je fis une manière de delirium tremens. Je me voyais attaqué par des rats, au milieu d’une pièce dont les murs se rapprochaient inexplicablement. Seule la statue, dont les yeux rougeoyaient alors mais me rassuraient quelque part, demeurait fixe, et semblait m’inviter. Elle me protégea. À mon réveil, je fis de ma quête de la Place mon grand objectif. Comprendre non pas pourquoi, mais pour « où » cette statue avait été créée par mes soins, et ne pas mourir avant qu’enfin Jules César ne commande avec justesse et justice l’armée de spartiates qui voulait mourir pour lui.

Mon père

Cette quête fut l’occasion pour moi de renouer contact avec mon père, que je n’avais pas revu depuis plusieurs années, depuis mon mariage pour être plus précis. Je n’ai jamais eu de relations soutenues avec lui ; nous étions trop éloignés de cœur et d’esprit pour que l’on puisse trouver dans l’autre un double spirituel, un compagnon de voyage sain et fidèle qui aurait épousé nos envies et nos peurs. Il restait perpétuellement plongé dans ses travaux de traduction et d’analyse, sa renommée, modeste, était néanmoins faite dans le domaine des Lettres Classiques. Pas une faculté, disait-on de lui, ne citait ses ouvrages majeurs dans leurs biographies, et la majorité des étudiants, si ce n’était ceux qui se lassent vite des livres et des textes, avait déjà compulsé ses mots, ses études, ses hypothèses. Salué par la critique, en bonnes relations avec ses éditeurs, il gagnait honnêtement sa vie, et ne s’était jamais remarié. Quant à moi, bien que vivant de bouts de ficelle et de pain dur, je ne lui avais jamais demandé le moindre service, ne serait-ce qu’un peu d’argent pour me faciliter les fins de mois. Il appréciait cet état de fait ; et si les sentiments qu’il me portait étaient moins de la fierté que de la reconnaissance, il ne manquait jamais de parler de moi à ses amis, suivait avec attention mes pérégrinations dans les mondes artistiques, m’envoyait de temps à autres, pour les fêtes notamment, de longues lettres saupoudrées d’une écriture légère mais spontanée, auxquelles je ne répondais jamais. Qu’aurais-je pu lui dire, qu’aurais-je pu lui répondre ? Je n’étais pas seulement capable d’être sincère avec moi, ce n’était pas pour faire montre de sincérité envers mon plus proche parent. Cela, il le comprenait. Du moins, j’ai toujours pensé qu’il l’avait compris. Il ne m’en avait, je crois, jamais tenu rigueur. Pas même un reproche ou une insulte : le moindre de mes choix était appuyé sans discussion, tant il était convaincu que j’étais suffisamment plein de raisons pour toujours aller, comme le préconisait Sénèque ou Cicéron, vers mon plus grand bien et que toujours je suivais les chemins tortueux de la vertu. Pour ma part, je ne disposais pas d’assez de recul sur ma personne, comme je l’ai à peine dit, pour accréditer ses pensées. Tout au plus il m’arrivait de le souhaiter. Je fis des erreurs dans les temps passés ; des confiances accordées à des personnages qui ne les méritaient pas, des amours déçues, des amitiés violées. Néanmoins, j’étais relativement heureux de ma progression dans les méandres, dans les vicissitudes plutôt devrais-je dire, de l’existence. J’étais en vie ; what else ?

Je vins le voir chez lui, une petite maison située en campagne, à une quinzaine de minutes de la ville et du campus où il officiait. Je n’ai que peu connu cette maison. Construite après mon départ du domicile natal, rénovée avec force patience et amis, elle m’inspirait un je-ne-sais-quoi qui me rebutait. Elle transpirait en vérité la suffisance et, pire, la solitude. Moi qui ne considère que la vie seule ne mérite d’être vécue que par les yeux d’une autre, l’existence de ce pavillon mettait en échec toutes mes considérations et semblait me narguer, me dire continuellement « je suis », ou plutôt « sum », ou encore « sum si volis ». Ces incantations, je les entendais à peine franchie la porte du jardinet qui entourait la baraque. Elle tournait et retournait dans mes oreilles en un bourdonnement incessant que ni l’alcool, ni les paroles, ni la musique ne parvenaient à soulager. Un frelon avait pris position au sein de mon oreille, et ne mourrait mystérieusement, à moins qu’il ne s’endormisse dans l’attente de son prochain haut fait, que lorsque je quittais l’antre de mon père. Il faisait chaud ce jour-ci, bien que nous ne fûmes qu’au début du mois de Mars. Déjà les oiseaux piaillaient dans les cerisiers et les brins d’herbe fléchissaient sous la bise légère qui s’était levé au lever du soleil. Je n’avais pas prévenu de la visite. Risquais-je de le déranger, peut-être avait-il de la compagnie, de travail ou féminine, peut-être était-il encore endormi, travaillant, comme à l’habitude que je lui connais, jusqu’à très tôt au matin, sans prendre la peine de boire ou de manger, sur un texte obscur, prière ou anathème unique, hapax, ou bien sur la correction de quelques copies ? Comment me recevrait-il, lui que la vie m’avait empêché de revoir depuis quelques temps déjà ? Avait-il changé, de physique ou de caractère, lui serait-il arrivé un accident quelconque, qui l’eût privé de la mobilité de sa main ou de ses jambes, trouverais-je une cicatrice laide et dérangeante sur son visage, sur son bras, sur son ventre ? L’avait-on opéré ? Les verrues de la vieillesse, dartres malines, camperaient-elles désormais sur son front ? Il vint m’ouvrir. Il était resté désespérément le même. J’enrageais intérieurement.
Devant une tasse de thé brûlant, je feignais une visite de courtoisie, par pur hasard ; un ami habitait dans les environs ; je me levais fort tôt ce matin, j’arrivais bien avant l’heure convenue pour notre rendez-vous ; je me dis que j’aurai pu en profiter pour te revoir, cela faisait si longtemps ; à ce propos, comment te portes-tu ; je n’ai pas le temps de t’écrire hélas, crois bien que je le voudrais ; je viens d’achever une sculpture dans laquelle je fonde bien des espoirs ; d’ailleurs, elle fait partie d’un projet plus vaste dont je ne peux te parler encore, tu le découvriras bientôt, je te le promets ; et à ce propos, tu pourrais sans nul doute m’aider.

La discussion, du moins de mon côté, fut maladroite. Bien entendu, il ne fut pas dupe du fait que ma visite était intéressée, et que je me servais de lui, sans qu’il ne puisse rien me demander en retour. Il accepta ce jeu de bonne grâce. J’étais son fils ; je l’apitoyais ; à moins qu’il ne me chérissait réellement ? Quoi qu’il en fût, il me donna les renseignements que j’espérais. J’annotais la moindre de ses paroles sur mon carnet blanc. Il tirait de ses bibliothèques des tomes anciens, des études nouvelles, cherchait un passage, me le dictait, j’en retirai l’essentiel. Ce fut comme une manière de cours particulier, ou plutôt, j’y pense à présent que je me remémore cette scène comique, à un rendez-vous entre un potache et un directeur de mémoire ou de doctorat. Que l’on nous représente, un instant, et que l’on juge du caractère cocasse de notre situation : mon père, en robe de chambre satinée, sa tasse à la main, une cigarette dans l’autre, jambes croisées, dans un luxueux fauteuil de cuir, dodelinant de la tête pour acquiescer mes paroles et mieux prédire sa répartie ; moi, un jean troué et une veste mitée sur les épaules, une cigarette à la bouche, debout, notant tout ce qu’il me disait sur mon carnet et parlant sans même le regarder. Notre entrevue fut courte, mais intense. J’eus tout ce que je voulais savoir. Je le saluais poliment, nous nous embrassâmes, gênés d’avoir à céder à une coutume que nous trouvions tous deux imbécile, mais à laquelle nous nous pliions, de peur de froisser l’autre qui aurait pu virer réactionnaire entre temps. Je quittais le pavillon, le bourdon fit de même avec le mien ; enfin, je revins voir Antoine, qui avait déroulé sur la table de son salon, une charmante table d’ébène rose sculptée de main de maître, une vaste carte de la Mer Méditerranée et de ses alentours. Tout en lisant mon carnet, j’énumérais : Rome, ci et là ; Naples, ci et là ; Morire, ci et là. Antoine apposait des manières de drapeaux, puis des soldats de plomb lorsqu’il n’en eut plus, sur les villes que je citais. Une fois le référencement fini, nous contemplâmes notre œuvre. Il passa des coups de fil à ses amis, qui réduisirent le nombre de fantassins sur la carte. Nous étions en passe de perdre la guerre. Puis, toutes les vérifications faites, il n’en restait que trois. Nous bûmes abondamment. Nous discutâmes des détails. Nous nous mîmes d’accord. Nous partirions dans une semaine.
Peut-être devrais-je maintenant expliciter un peu la raison de tout cela. Exercice négligeable mais nécessaire, du moins pour celui qui lira ces lignes. Un autre défaut de la Littérature, du moins, un détail que beaucoup prennent pour un défaut, tandis que tous les autres le voient comme une force. L’ami dont je parlais plus haut était de cette troupe dernière. Moi-même, j’ai tenté d’écrire dans ma prime jeunesse. Je m’essayais à cette écriture, en vain ; j’avais des scrupules. Je matérialisais malgré moi mon futur lecteur. Erreur de débutant, entendis-je dire par la suite. Un auteur ne compose jamais, du moins lorsqu’il compose une œuvre, et non un article ou une lettre, en se représentant le futur destinataire de son écriture. Cela l’empêcherait d’utiliser les capacités infinies de la langue et du langage, et d’être poète avant d’être scribouillard. Revenons à notre propos premier.

Le plan que je mûris me vint par accident, sans que je ne puisse définir avec précision quel mot, quelle image mentale ou physique, quelle odeur encore me permit d’avoir l’Idée. Mais seul dans le bureau d’Antoine, repensant à mon délire méphitique et incongru, j’eus une manière de vision. Je fus transporté, comme jadis dans mes rêveries d’adulescens en pleine Rome royale, la première des Rome. À vrai dire, à la toute fin de cette royauté. Déjà la Res Publica était sur les lèvres, déjà les régicides grondaient, déjà le peuple se soulevait. J’étais de ses partisans. J’occupais une place importante, sans pouvoir me rappeler laquelle. Peut-être n’étais-je finalement qu’un riche commerçant, immigré phénicien peut-être, ou bien natif de Massilia la bienheureuse ; des concubines courent autour de moi, tandis que mes esclaves lustrent mes bustes et rougissent mes rideaux et mes tapisseries. Dans un bois près de ma villa, je chasse le cerf en buvant du vin d’épines, mes fils à mes côtés. Le plus âgé est bientôt un homme, et a choisi femme ; le second, de deux ou trois ans son cadet, est encore à l’âge de la poésie mais lit le grec comme sa langue natale, et me traduit des passages homériques ou de l’ironie socratique avec force précisions et talents : sans doute en ferais-je un érudit, homme du peuple parlant au peuple, par le peuple, lui donnant les mots qu’il ne connaissait pas mais qu’il aime, tout simplement. Une belle bête surgit des fourrés, devant moi ; une course-poursuite s’engage alors, mes enfants abandonnent vite, fatigués et troublés de ma résistance. Le furor monte en moi, je ne suis plus homme, je suis demi-dieu ; je pourchasse la biche aux pieds d’airain, un carquois de flèches d’or et d’argent sur mon dos, l’arc de saule à ma main, la dague de rubis à ma ceinture ; sans ralentir, je saisis une fronde et ramasse une pierre sur mon chemin ; je décoche un trait rageur qui frappe l’animal en plein flanc ; il est destabilisé, je l’imagine enragé et apeuré, il trébuche et glisse le long d’une douce pente. Je m’arrête alors, prends appui sur une souche morte et arme mon carreau. Le cerf me regarde : je vois ses larmes briller. La flèche siffle et lui transperce le cou. Et sans un râle, sans une goutte de sang, il s’écroule dans la clairière.

Autour de moi, tout est silencieux. Le moineau et le rossignol se sont tus. L’eau de la proche rivière s’écoule sans un bruit. Le vent ne mugit plus dans les saules. Les nuages même se sont arrêtés. Et au milieu de ce silence tartaréen, au milieu de cette quiete maxima, un son vient déchirer la nature. Une ode, chantée à une, puis plusieurs voix. Le refrain s’introduit dans mes esprits.

Omnia plangite, fratres ; omnia plangite.

Memento te mori, frater ;

Omnia plangite, fratres ; omnia plangite.

Je cours, habité par les pensées de Diane et d’Ariane réunies, et devant moi, dans la plus verdoyante et la plus sublime des clairières qu’il m’eût été donné de contempler, tombant à genoux, je vis le visage d’un nouveau Dieu.

Au milieu de cette immensité verte inavouée, cristalline et pure, au milieu de cette nature formidable d’où je ne pouvais discerner ni temple, ni colonne enfouie, une grande statue s’élevait au milieu du néant, comme oubliée par Héphaïstos ou quelque satyre distrait, posée sur l’immensité émeraude, statue que seule la volonté des Dieux permettait de maintenir en place. Le marbre de son socle brillait de mille feux, le granit de la figure de même ; et sur ce socle, une inscription, dont j’ai oubliée le détail mais que je connaissais avant même d’avoir lu. Elle contait la fin d’une royauté et la naissance du dernier des Rois ; général victorieux et empereur de jamais, assassiné pour ne pas avoir voulu écouter les aruspices ; maître des barbares, dont il vola les glaives et les torques ; stratège inouï en désert africain, amoureux béni sous l’ombre des pyramides ; visionnaire ultime et guerrier redoutable. Sa divine conception et sa mort légendaire étaient en quelques mots relatés, de même que tous ses faits d’armes, ses nombreuses victoires, ses pensées, sa défaite ; l’auteur de cette biographie concise et géniale ne crut pas bon de mettre son nom. Et tandis que ma main s’élevait vers l’apparition, une voix m’appelle et je me retourne, troublé. L’un de mes fils me réclame. Mais lorsque je reviens vers l’objet de mes désirs, je m’aperçois que je me tenais debout devant un ais de bois mort, figure funeste, noire et vérolée, aussi prodigieuse dans sa singularité que ne l’était ma vision.
En sortant de ma rêverie d’un instant, je compris dès lors ce que je devais faire de mon invention. Il me fallait trouver l’endroit où Jules César pouvait passer sa retraite. Non pas organiser un dîner, mais l’abandonner au milieu des ruines, ombre parmi les ombres, et laisser le temps et le vent faire leurs offices. Nulle intention d’en faire un canular ; de confondre quelques archéologues zélotes qui se seraient alors frappés la poitrine de verges de n’avoir pas entrevu cette statue si évidente ; du reste, n’importe quel œil verrait que sa création est bien postérieure à la dernière vie qui souffla dans le lieu que je choisirai. Il me fallait au contraire une zone vierge, trop étudiée ou bien pas assez, un havre de paix. J’installais l’auguste général, fils de la louve romaine, dans une dernière demeure. Mon œuvre devenait cénotaphe, ma digression diachronique, hommage présent ; je rendais à Dieu ce qui appartenait à Dieu.

Antoine – à qui je fais lire régulièrement ces lignes, seul texte construit que je compte mener à terme – me souffle également une autre interprétation, séduisante en tous points : qu’il s’agissait pour moi de renverser la balance. De ne pas me faire créateur d’une statue d’un grand homme, mais créateur de ruines ayant abrité une statue du grand homme. Je glissais subrepticement du général au particulier ; ce n’était plus Jules César, ce n’était plus Caius Iulius Cæsar IV, mais juste César, puisque ce serait le seul dont on retiendrait à jamais le nom, et qu’il n’y en aurait plus après lui. Je le consacrais immortel par la loi des Hommes, et non par la loi de l’Histoire. À mon tour de le faire naître, non plus d’un bloc de roche mais du sol fécond de la terre italienne. Et à mon tour, en l’abandonnant, de le laisser en proie aux charognes, aux corbeaux, aux pluies et aux bourrasques. Tout ceci, je n’en avais pas entièrement conscience, mais je devais le pressentir. Auquel cas, si cette foi ne m’avait pas habité, alors je crois que jamais je n’aurai entrepris de réaliser ce projet.

Dissimulations et manigances

Je passerai rapidement sur les problèmes liés au transport de ma création dans les avions et les trains. Impossible de diviser la statue en plusieurs caisses et l’amener en plusieurs fois ; impossible non plus d’en faire un unique colis qui aurait invariablement attiré l’œil. L’on ne m’aurait pas causé problèmes pourtant, mais l’on aurait posé des questions, questions que je n’aurai su souffrir. Les regards équivoques des gardiens, les mains baladeuses et impolies des hommes de main ; tout cela me faisait par avance rêver des rêves sombres, noirs et rouges, des cauchemars horribles ; la sueur au front, les mains tremblantes, j’en perdais l’appétit. Antoine, encore mon cher et vieux compagnon, me vint en secours : il avait un ami, que je ne connaissais pas, qui travaillait pour je ne sais plus quelle compagnie gouvernementale. On me fit entendre que ses actions, bien qu’approuvées par l’état, étaient en-dehors de la plus stricte légalité ; et que plus d’une fois, à ses débuts notamment, un tel pays voulut lui couper la langue, ou les mains, ou des parties plus intimes encore. L’âge et la réputation aidant, tout le monde le connaissait, et on fermait les yeux sur son passage. Se serait-il introduit en zone 51 que le vigile lui aurait proposé une tasse de thé. On ne lui révéla néanmoins rien de notre mission, ni de l’objet qu’il devait convoyer à Milan : tout au plus que la discrétion était bien évidemment de mise. Il ne vit pas d’inconvénients. Et nous fit une ristourne.

Toutes mes économies y passèrent. Mais enfin, quelques semaines plus tard, nous étions réunis, tous trois, au cœur de l’Italie : moi, César et Antoine. Nous louâmes un camion, y chargions avec difficulté l’objet de notre quête. Et nous partîmes vers le palatin, et les autres collines qui entouraient jadis la plus grande cité de l’univers. Notre ami avait fait les choses en grand, nous ne fûmes pas inquiétés par les forces de l’ordre, toutes les portes nous étaient ouvertes. Un cadeau, nous n’avions rien déboursé spécifiquement pour ce service-ci. Grand bien lui en prit : en une semaine, nous avions arpenté les trois sites que nous avions choisis.

Aucun ne convenait.

La poursuite

Il me restait une dernière cigarette. Assis contre le socle perdu dans une forêt, peut-être non loin de Naples, je fumais lentement, en me délectant de chaque bouffée. Antoine profitait du soleil, et arpentait les paysages en prenant des photographies ci et là, pour sa culture personnelle et son plaisir intime. Je ne pensais à rien en particulier. Mon regard allait de monts en monts, de nuages en nuages. La fumée tournait en arabesques. Même disparue dans les méandres du néant, mes yeux s’accrochaient encore à elle, comme si elle était colorée, comme si elle parlait, comme si elle était un peu de mon corps. Je n’oubliais pas ma création. Je n’oubliais pas mes ambitions. Je me savais obligé. Je savais pertinemment que je ne pourrai rien faire, y compris bouger de ma place, avant d’avoir trouvé une solution. Mais mon corps tout entier se refusait d’y réfléchir. Comme s’il prédisait qu’il n’y avait nulle solution convenable. Que rien ne pourrait me satisfaire. Que j’étais devenu, par la force des choses, un de ces artistes errants, sans pays ni attaches.

Me résoudre à croire que ma vision n’était pas la bonne, me résoudre à abandonner ma statue là, au milieu de rien ? Certes. Mais je m’étais un rien trouvé dans cette statue. Ce put être moi, quelque part. Ce put être mon portrait. Après tout, nous portions le même nom. Si le nom est identique, qu’est-ce qui nous diffère ? Moi-même, je ne saurai répondre. Je ne sais ce que je veux. Je n’ai pas, ou plus, de père. Je suis froid comme le rocher, impénétrable comme le marbre. Moi aussi, le temps finira par m’user et m’abuser, et à me réduire en cendres. À me pulvériser. Tandis que je méditais, la cigarette me brûla. Je la jetais au loin, provoquant un début d’incendie dans les fourrés secs. Je l’étouffais seul, tant bien que mal, en utilisant mon blouson et en jurant comme un charretier. Je recouvris le reste de terre. En me retournant, je m’aperçus que César me jugeait.

Ah, César, César ! Je t’ai vu, mais je n’ai pas pris la peine de t’observer. Je t’ai créé, mais je n’ai pas pris temps de te remercier. Et à présent tu me toises (Je parlais à voix haute). Qui es-tu donc, empereur de rien, d’un empire détruit ? Image perdue d’un homme ayant vécu ? Je te vomis, je t’abjecte. Tu n’es plus, et tu continues pourtant d’exister, pas un jour peut-être sans qu’on ne parle de toi, qu’on ne te cite, qu’on ne t’envie, qu’on ne te célèbre. Et moi, moi ? Avalé, que dis-je, phagocyté par ta présence, par ton imposante présence même, je me retrouve nu, et voilà soudainement que je suis statue et toi, tu es encore Roi. Roi de néant, mais Roi. Et moi, je n’ai rien accompli : pourrais-je être de ces caillasses qui bordent les routes et les chemins, les voies, que je ne serai autrement. Et qu’on pourrait me ramasser pour me tailler, et me voici devenir flûte, ou hache, ou quoi d’autre encore ?

Ah, César, César (je criais à pleins poumons) ! Je t’ai fait entrer dans mon existence par un furieux soir d’hiver, au milieu des rives de deux millénaires, et je t’ai transporté ci et là, encore, mais c’est toi qui semble me poursuivre ! Laisse-moi... laisse-moi !
Je m’écroulais en larmes. Antoine vint me rejoindre, nonchalant. Il me passa un bras autour des épaules, me fit profiter d’une nouvelle cigarette que je dégustais lentement. « Vois-tu, dit-il, et il parlait très doucement pour ne pas me heurter davantage, moi qui étais d’ores et déjà fort dérangé, vois-tu ce général qui jamais ne fut empereur, ou alors de titre ; vois-tu ce buste d’airain, ce regard fier, cette main auguste, vois. Tu l’as croqué dans ses moindres détails. Et pourtant, et pourtant... et pourtant lui, il n’a jamais connu le goût du tabac. »

L’abandon

C’était vrai. Jamais n’avait-il connu le goût, l’arome, l’odeur du tabac. Jamais n’aura-t-il pu voir la cataracte glacée de Niagara, où bien ce pays mystérieux où les pagodes flirtent avec les nuages. Même, il ne sait pas même, que jamais il ne fut empereur.
Et cela, moi, je le savais.

Et cela, moi, je le sais.
Nous l’abandonnâmes en pleine nature. Au milieu de cette clairière, à quelques quinze ou vingt kilomètres de Naples. Je ne me suis pas retourné. Je suppose qu’aujourd’hui, l’Empereur de néant sert de décoration à une auge à cochons, et que c’est une toute autre récompense que les armes d’un celte qu’il reçoit à ses pieds, l’air stoïque et droit. Quant à moi, quant à moi... qu’ai-je appris ? Qu’ai-je voulu apprendre ? J’en ai fait une liste. Trop longue à citer, mais un échantillon serait pourtant utile :
– Que l’homme, jamais, ne cherche son plus grand bien. Sa quête toute entière le porte vers le Souffle, vital diront les uns, ultime diront les autres, nécessaire me contenterai-je d’ajouter. Que ce souffle n’est pourtant pas toujours exprimable et que je croyais l’avoir trouvé dans une sculpture, et dans le dérangement qu’elle m’apportait, mais je me trompais. Ce n’était pas la pièce en elle-même qui me tourmentait, mais bien la rupture qu’il y avait entre nous. Je n’étais pas face à un miroir, mais face à un reflet. Mon intégrité n’a jamais été violée ;
– Que l’homme, jamais, ne raisonne d’esprit mais de cœur. Que la main qu’il tend n’est point minutieusement calculée, mais plutôt cruellement bonne. L’erreur n’est point dans celui qui donne, mais dans celui qui reçoit. Il ne peut y avoir d’erreur dans un don. Il y a erreur dans sa réception et surtout, son utilisation. Ce ne sont pas les actes qui déterminent bonté et malheur, mais les conséquences seules de ces actes ;
– Que l’homme, jamais, ne peut concevoir, dans toute sa fièvre et tout son empressement, la finitude de toute chose, y compris de ses propres actes. Que même auteur nanti d’une volonté indéfectible, il ne saurait voir pleinement jusqu’où son chemin tracé avec minutie l’entraîne et le malmène, même en un milliers de lustres. Et qu’il n’est pas garant de sa propre destinée, mais simple acteur d’une réflexion qui le dépasse.
Quant à moi, je persiste à créer. Je suis juste, à présent, bien plus désintéressé que jamais. J’ai perdu l’envie d’avoir à tout prix un « but » quand je compose, me cantonnant, bon gré, mal gré, à la seule création. Et je ne perds pas plus de vue que je ne fais sortir de la poussière pas autre chose que de la boue, et je ne dois pas réfléchir à la forme qui surgit alors.

Car de cela, je ne saurais être maître. Si, à l’époque de cette anecdote, je n’avais vu en ce personnage qu’un bout de rocher, sans nul doute l’aurais-je placé dans un hangar loin, très loin de moi, avec mes tôles froissées et mes pierres concassées. Et que, jamais, je n’aurai eu l’idée de parler à ce pâle reflet, empereur de rien, général perdu.
Et icône glacée.

Roman...

...ou non

A : Considérations préliminaires

[0] Encore une fois, je sacrifie à ma bonne vieille habitude ; plutôt que d’achever le texte que j’ai commencé il y a quelques jours à peine, et pour lequel j’ai des ambitions somme toutes honorables, je choisis, sous couvert de l’une ou l’autre lecture ayant trait à l’un ou l’autre travail universitaire de débuter un autre texte, à la frontière entre l’essai et la fiction ; essai, car ses thématiques seront surtout abstraites et théoriques ; fiction, car je me sais incapable de mener bout à bout un essai philosophique ou didactique, et que je ne manquerai pas de le voir se mâtiner de quelques îlots de récit, ci et là ; de petites historiettes allégoriques, me permettant d’aborder plus posément un thème délicat, ou encore pour me reposer l’œil et la main ; car il est difficile pour quiconque de poursuivre d’un tenant, à moins d’être de ces esprits formidables qui ne manquent pas de tapisser les histoires de chaque siècle un essai théorique sans pauses fréquentes et remises en question.

Je me contredis pourtant ; et j’ai récemment parachevé un texte qui se présentait, ou que l’on pouvait lire comme un « essai en roman », ou un « roman d’essai », puisque toute la base théorique sous-jacente était illustrée, et même par endroit absorbé par un récit. Que l’on s’imagine une contrée de prairies trouée de lacs, et sur lesquels les peuples ont tracé des ponts pour passer d’un endroit à l’autre de leur pays : le roman serait ces ponts, l’essai les lacs. Et l’essentiel est, bien entendu, de se noyer16.

On n’erre pas en Sabbat sans en ressortir totalement indemne.

Dans ce dernier roman, mon écriture était fragmentaire, difficile, lourde : je la laissais des mois durant, totalement bloquée, délaissant un « pont » pour en construire un autre, dans une autre direction ; las, je finissais enfin d’écrire. J’apposais une préface comme les sculpteurs une signature, je refermais le tout, le scellais : enfin tout était terminé. Maintenant, je veux me reposer : à moi donc les joies du « roman en essai », ou de l’ « essai romanesque » ; et puisque les définitions, nous venons de le voir, sont cruellement antagonistes, symétriques, il me faut une méthode qui aille de même dans cette logique du reflet : ainsi composerais-je d’un seul tenant, sans me soucier de questions aussi futiles que le repos, le boire ou le manger : il me faut écrire. Une écriture continue, immédiate, sans plan préalable me reposera paradoxalement bien plus que ces lourds récits qui s’étendent, s’envolent et deviennent de plus en plus amples jusqu’à éclater, et je pourrai alors me détendre les doigts, et attendre jusqu’au matin pour pouvoir à nouveau me les faire craquer, témoin du travail bien fait.

Or ça, venons en au fait : de quoi traitera cet essai ? De littérature. Plus précisément encore : des relations complexes entre un paratexte unique, le titre de ce texte et le texte en lui-même. Précisons encore : de la raison pour laquelle j’ai choisi, dans un éclair sombre d’intituler ce texte Roman, et de lui adjoindre une précision : « ...ou non ». Précisons encore : les conséquences de ces raisons. Ultime précision : des discussions de ces conséquences.

Ce texte, réduit dans sa plus stricte conformité, se présente donc comme une discussion sur un débat ; mais je ne puis commencer par ce débat et faire, comme d’autres l’auront fait, une rétrospection et remonter sur les conséquences, les raisons, le paratexte, la littérature. Il me serait aisé de traiter séparément texte, paratexte, littérature ; mais raisons et conséquences, de par leur nature explicitement conjointes aux trois considérations édictées ne peuvent être prises séparément. N’ayant pas, comme dit, de plan préalable, je ne peux que poursuivre dans le chaos, et édicter les choses comme elles viennent.
[1] Laissons de côté, donc, raisons, conséquences et discussions ; et je m’interroge à présent sur le texte, le paratexte, et la littérature. Le sujet le plus global m’effraie : que puis-je en dire de neuf ? Les autres me semblent bien plus abordables, puisque je vais, à l’instar d’un pionnier, définir ma terminologie, l’illustrer, en discuter déjà : un débat avant la discussion qui sera l’objet premier de ce texte, ne l’oublions pas. C’est œuvre de créateur, et non de chercheur que je m’apprête ici à accomplir, tant mieux : le créateur, lui, trouve. Et je suis de nature à être assez mauvais perdant. Je préfère trouver de prime abord, chercher par la suite. Ce n’est pas une régression logique, comme dira l’un ou l’autre : c’est tout au contraire pertinent. Ainsi procèdent les scientifiques, matheux et biologistes : à partir d’intuitions. Or qu’est-ce qu’une intuition sinon un résultat non démontré ? Un jour, à Prague, une intuition évalua que tel atome, dans telle condition, devait agir ainsi. On attendit dix ans pour mettre en place le protocole expérimental permettant de vérifier cette intuition. Entre temps, de nombreuses théories virent le jour, sur le principe de cette hypothèse : et même au-delà de ces théories, des expériences et des résultats, qui ne partaient que d’un unique parti pris. Je ne parle pas ici de modélisations, bien qu’elles englobent mon précédent message ; mais bel et bien d’expériences réalisées en laboratoire et dont les résultats, surprenants certes, étaient prévisibles si l’on tenait l’hypothèse première pour vraie. Dix ans plus tard, donc, des chercheurs scrupuleux, exécrable race des chercheurs ! mirent en place le protocole permettant d’accréditer, ou de discréditer cette hypothèse première. Comble d’ironie, les instruments utilisés avaient été créés sur le principe même de la véracité de l’hypothèse. Comme de bien entendu, celle-ci se révéla fausse : on ne put la démontrer. Si la cause première était bien fausse, les nombreuses conséquences, elles, furent réelles, car attestées ; il fallait bien admettre que les effets de la cause étaient tels que calculés, mais que cette cause, elle, restait belle et bien inconnue. Plusieurs autres longues années passèrent, parmi lesquelles la mort du théoricien ayant tant agité les choses : celle-ci passa inaperçue. On cherchait, en vain, une explication. Une autre hypothèse fut amenée, puis une autre et encore une autre : rien ne semblait satisfaire quiconque. En désespoir de cause, l’on rebaptisa l’intuition d’un nom pompeux, dans lequel figurait le terme « paradoxe », suivi du nom du malheureux biologiste qui la publia le premier (encore qu’une longue et houleuse discussion sur la parenté du principe excita les sphères scientifiques... cela n’est pas de notre propos, mais peut-être y reviendrons-nous). Et depuis, personne ne s’échina à démontrer ce « paradoxe » devenu, malgré son nom, un axiome : on ne reviendrait pas dessus. Un célèbre exemple, que je puis avancer et qui cadre, hélas que partiellement avec mon historiette est celui d’Euclide ; depuis plus de deux mille ans on s’essaie à le démontrer. Et si un jour on y parvient, et cela se fera sans mal, cela a déjà été fait, mais dans ces univers non-euclidiens, alors l’axiome restera axiome. La réalité sera réelle, la fiction sera fictionnelle, et ma montre continuera de me donner l’heure exacte.

Donc « tout » peut partir d’une simple intuition, et le fait que celle-ci soit vraie ou fausse n’est pas de notre propos. L’essentiel vient des aboutissants de cette intuition. L’on peut même oublier la réflexion première : qui se souvient aujourd’hui comment Aristote débuta sa Poétique ? Je me moque de savoir si le texte, tel que retrouvé, retracé, recopié par quelques scribes zélés comporte son introduction attestée. Le fait est que je l’ignore actuellement, et que je me défends d’aller quérir le texte dans ma bibliothèque pour le retrouver. Mais pour autant que j’ignore le début de ce manuscrit, ses aboutissants ne me sont pas inconnus. Ils sont comme surgis du rien, du néant : je les considère non pas comme des conséquences, mais comme des faits, qui en revanche ont des conséquences sur telle représentation artistique ou telle pensée de tel penseur ; je les considère comme premiers, et non seconds si bien que l’idée même de remonter jusqu’à leur source m’est imbécile. Pourquoi le ferais-je ? Je n’y trouverai ni plaisir, ni lumière. Car on ne juge les choses non pas sur leur essence, mais sur leur relation au monde. L’hypothèse comme quoi il existe une cause première qui ne découlerait d’aucune autre m’est insupportable : pour le peu, cela accréditerait un in abstracto que je ne peux concevoir, tout comme je ne peux m’imaginer la période avant ma naissance ou celle d’après ma mort ; tandis que ne voir qu’un fait placé là, sur une ligne de réflexion ; savoir que ce fait est précédé de « quelque chose » que je ne peux chiffrer me plonge dans la plus vive des satisfactions. Je préfère que ma pyramide ait un sommet et aucune base, qu’une base solide et un sommet invisible. Car sur quoi reposerait-elle ? Et vers où monterait-elle ? J’aimerai à reprendre le mythe de la Tour de Babel, encore une fois ; je dis encore, car ce n’est certes pas la première, ni la dernière fois que je m’y réfèrerai, dans ce texte ou un autre, ou dans une conversation : j’aime ce texte.
[2] Dans le mythe (et j’aimerai appuyer ce mot, mythe) de la Tour de Babel, celle-ci a une base solide : la Terre ; il n’est d’autres précisions à ce sujet. Compte tenu de l’aspect allégorique de l’historiette, cela suffirait à conforter tout le monde. Mais puis-je m’inventer des précisions ? Peu de gens savent effectivement que la Tour exista réellement. Que le Roi Nimrod eut pour descendant Nabuchodonosor II, et qu’il portait une « barbe rousse et blonde de par endroit, et qu’elle était si longue et si solide que dix ânes tirant solidement ne parvenaient ni à en arracher un poil, ni à faire mal au Roi ». Ce n’était guère un croyant, mais ce n’était guère un athée. Il était certes velléitaire, mais surtout inoffensif : il n’avait d’ambition que pour sa soupe et son pain, et se souciait plus de ses siestes que de ses chaussures. Ses huit femmes n’étaient pas vraiment belles, elles étaient toutes petites et bruyantes : un essaim, pourrait-on même dire. Et ses esclaves l’insultaient et le tenaient en haut mépris, car rien de ce qu’il avait accompli ou qui lui restait à accomplir ne méritait, disait-on, que l’on s’y attarde. Il serait mort bientôt et oublié de chacun : et la langue commune aurait empêché quiconque de prononcer à nouveau les deux syllabes de son nom, et pas même le fumier ou cette substance malodorante se dégageant des grands arbres des environs de Jérusalem, et que les autochtones nomment « Bab’el » ne porteraient un jour le nom de ce roi de pacotille. Mais en ce temps et en cette contrée, en ce peuple, il y avait une certaine règle : à Dieu le pouvoir de l’oubli. Les Hommes déjà frappaient les tablettes de pierre, les colonnes, le sable ; certes, l’écriture telle que nous la concevons et telle qu’on la définit n’était pas encore apparue. Mais toute chose était symbolisée et normée, tout sentiment décrit : ils avançaient à présent droit devant eux sans oublier d’où ils venaient, et c’était bon : et le Seigneur tout d’abord vit d’un œil condescendant que les Hommes gardent souvenir de ses avertissements. « À moi la colère ! » se mit-il un jour à gronder ; « À moi l’oubli ! » ajouta-t-il dans un grondement autrement plus sourd ; « Il n’est droit à quiconque de décider qui doit être oublié et qui doit être nommé sinon à moi et à moi seul ; ne suis-je pas celui qui créa et nomma, celui qui fit émerger l’aube du lac des songes et fit taire le soleil dans un crépuscule doré ? Ne suis-je pas l’unique et l’éternel ? L’on ne peut s’abroger impunément mes pouvoirs et ne pas craindre mon courroux ! Que plus jamais ne s’oublie le nom de Nimrod ! ». Et par une de ces magies fantastiques dont nous balisons nos contes, par une de ces magies dont on crée les licornes et les centaures, les dragons, il insuffla au bon roi de Babel un sentiment de grandeur et de puissance, de l’orgueil. Ce dernier trembla des pieds à la tête, la sueur perlait de son nez et venait se perdre dans sa longue barbe tressée, sa très longue barbe rousse et blonde. « Trop longtemps, se dit-il alors, mais c’était encore le Seigneur qui parlait dans son esprit, mais tant et si bien qu’il croyait que c’étaient ses pensées intimes, je fus un rat plus chétif encore que ceux de mes égouts et de mes bains ; trop longtemps, rugit-il à haute voix à présent, ai-je été la risée de mes gens, et même de mes femmes ; trop longtemps, hurla-t-il à en faire trembler les palmeraies, n’ai-je été digne de porter la couronne de nacre qui orne ma superbe tête ; il me faut agir. » Et lui de lever la main sur tout le Royaume, et sur tous les Royaumes, car il commandait à la Terre comme le Seigneur commandait à la Terre et au Ciel, et aux nombreux mondes entre eux ; et lui de lancer une grande clameur, telle qu’il n’y en eut jamais proféré par un mortel, tout roi soit-il ; et lui de commander la construction d’une tour immense, s’élevant au plus haut, sans jamais s’arrêter ; et lui de choisir pour la bâtir son ancien palais. « Que croule sous le poids des briques et des poutres cette bâtisse indigne à présent de ma condition ; et que l’on se rappelle que l’infini repose sur une déchéance passée que l’on ne verra jamais plus. » La suite est connue, nous vous l’accordons, si bien que je la tairai ; mais que l’on considère cette nouvelle conséquence : ce n’est pas pour punir Nimrod que le Seigneur détruisit la tour et créa les langues. C’est au contraire pour le remercier et faire que jamais, dans toutes les langues qui apparurent alors, ne disparut un jour le doux nom de celui qui vainquit le Léopard.
[3] Revenons donc à mon propos précédent : je préfère une pyramide à la base invisible et au sommet défini que le contraire : je préfère connaître une conséquence sans cause qu’une cause première et que rien ne précèderait : voilà pourquoi je préfère travailler qu’à partir d’une intuition et non à partir d’un fait premier. Entre parenthèses, voilà pourquoi je ne peux me résoudre à lire un recueil philosophique en commençant par sa préface ou son premier postulat, et que je préfère le picorer comme un texte poétique, en choisissant arbitrairement ma première page, lisant celle-là comme s’il s’agissait du début de l’ouvrage. Je ne supporte pas que l’on me présente un fait comme premier. L’on se souvient de Gorgias, de son soi-disant nihilisme ; ironiquement, je l’adopte pour mieux m’en détacher, et ne préfère considérer que sa troisième scolie, de loin la plus intéressante à mes yeux. Il faut dès lors ne pas voir mes choix comme volonté de créer un monde vraisemblable de bout en bout, mais bel et bien vœu d’extraire au moyen d’une pipette l’une ou l’autre donnée de ce monde et de la commenter : mon entreprise reste prospective et non rétrospective, et ma première indication ne sera sûrement pas sans cause(s) antérieure(s), mais je ne m’y attarderai pas. Surtout, si l’on se ramène à la problématique de mon texte premier : le choix de son titre. Je ne discuterai ainsi non pas du pourquoi du choix de ce titre, mais bien de ses effets sur mon texte.
Que cela reste on ne peut plus clair.

B : Considérations onomastiques

[1] Revenons donc au premier sujet de cette étude : le titre de mon ouvrage. Il est des étiquettes frauduleuses. Nos vies en sont parsemées. Le premier texte « long » et « solitaire » que j’eus à composer débutait par ces termes : il s’appelait Félix et il était dépressif, tout comme il est des Septime fils unique et des Sophie ingénues. Je l’avoue, je n’étais qu’à demi le père d’une telle formule. Je dois sa gestation à un cours de philosophie. Sophie était de mes camarades. Elle faisait de sa franchise une arme, de sa sincérité un argument. Auparavant, je fuyais ce genre de personne ; à présent je les recherche. Je me fiance même à leur lieutenant, dis-je. Sophie trouvait la philosophie abrutissante. « À quoi me servira, disait-elle, de comprendre ce qu’est la contingence et ce qu’est la nécessité ; je sais depuis ma naissance que le manger est nécessaire et la baise17 contingente. La preuve : j’ai sucé mais j’ai toujours mon hymen, et je suis encore en vie. Vraiment, à quoi me sert la philosophie ? » Moi, bien plus prude, je ne faisais que citer Bautain : Primo vivere, deinde philosophari. Quoi qu’il en est, Sophie était la cible merveilleuse de notre cher professeur de philosophie. Et il ne manquait pas de lui rappeler l’étymologie de son prénom. Las ! Il ignorait être parmi des synchronistes de première heure. Encore un détail qui changea me concernant. Donc, disais-je, il est des étiquettes frauduleuses. Tandis que je réécris cela, quelques vers de Coleridge me reviennent en tête. À Xanadu Kubilaï Khan / Fit construire un dôme de plaisir (In Xanadu did Kubla Khan / A stately pleasure-dome decree). Bien que connaissant la suite de cette ode merveilleuse, sans nulle doute une des plus belles tant en langue anglaise que dans sa magnifique traduction, je lui préfère cette version-ci, entendue, ou plutôt lue sur une affiche dans ma rue, et vantant je ne sais quel produit, dans je ne sais quel magasin :

A Xanadu Kubilaï Khan

Fit construire un dôme de plaisir ;

Dix générations d’esclaves moururent

Pour voir enfin l’ouvrage achevé.

Le dôme en or massif, couvert d’opales,

Et les arches d’émeraudes, et les icônes de marbre

Ne reçurent pourtant jamais la visite

Du Roi à la barbe rouge

Et au sang chaud :

Car la veille Kubilaï Khan mourut

D’avoir trop fêté et trop mangé sa victoire.

Et on enterra sous terre tout le royaume de Xanadu.
À l’est, un vent nouveau semble souffler encore.

...et la suite vantait les mérites de ce nouveau produit etc., etc. L’anecdote du reste est véridique, je la connaissais avant de lire ce charmant petit poème, qui a pour première qualité d’être court, pour seconde d’être court ; mais sans savoir pourquoi j’aime ces rimes idiotes et ne peux jamais cesser de m’émerveiller devant leur grandeur que je ne puis plus percevoir. Un homme, ignorant cette anecdote, et voyant dans la rue tel poème, et sachant qu’il s’agit d’une publicité, comment réagirait-il ? D’une part, il serait agréablement surpris, dans la mesure où le message, d’apparence noble (une poésie) sert à promouvoir un objet de connotation faible (un objet de consommation courante). Le langage transcende l’objet qu’il désigne. Il lui confère une autorité. Il y a en effet deux niveaux de compréhension d’un mot par rapport à l’objet qu’il désigne : la dénotation ne sert qu’à désigner, platement, un objet (le signifiant est associé premièrement à un concept, le signifié, deuxièmement et en contexte énonciatif à un objet, le référent) et ne lui transmet qu’une unité de sens. La connotation en revanche, refuge des a priori culturels et sociaux va influer sur le signifié (référent) et transmettre des considérations poétiques et métalinguistiques qui seront inconsciemment métamorphosées en données axiologiques. Si le nom paraît « doux » à l’oreille, l’objet le sera également, et inversement. La poésie, genre noble, désigne un objet courant : cet objet devient ainsi noble par extension du signifiant sur le signifié. L’inverse aurait pu très bien se produire également : on se souvient de l’échec publicitaire retentissant de la « poire ».
[2] Arbitrairement, posons que le terme « Roman » est ainsi fait, et qu’il transmet au référent désigné des connotations positives voire très positives. Je ne discuterai pas de ce choix plus plusieurs raisons. Premièrement, parce que cela va de soi pour n’importe quel lecteur contemporain de ma personne. Je ne gage pas que l’on me lise au-delà des mois qui suivront l’ébauche de ce texte. Dans le cas contraire, j’invite mon illustre descendant à se procurer un dictionnaire du français du vingtième / début du vingt-et-unième siècle au plus tôt et à vérifier les différentes significations du terme. Une connaissance aiguë dans l’évolution des genres littéraires fera tout aussi bien l’affaire. Deuxièmement, parce que je n’ai strictement aucune explication immédiate à ce phénomène, et que faire lesdites recherches me fatigue avant même de les débuter. Je pourrai, sans mal, trouver quelques pages sur Internet ou dans l’encyclopédie sur ma droite ; je n’ai qu’à tendre le bras. Mais je ne le ferai pas. Je ne veux pas être de ces théoristes qui, sous couvert d’une clarté à toutes épreuves veulent définir tout ce qui leur passe par le texte. Je considère mes lecteurs comme intelligents, je puis l’assurer. Enfin et troisièmement, quand bien même je voudrais définir précisément ce terme ; quand bien même je pourrais décemment le faire ; quand bien même je prendrais mes lecteurs pour des imbéciles finis, je n’en vois strictement aucune utilité. Ce qui distingue l’homme de la nature, et qui fait de l’homme une nature à part entière, une natura in naturo, c’est sa capacité à moduler le concept d’utilité. Tous les éléments naturels, peut-on comprendre depuis des centaines d’années, s’équilibrent comme un « tout » où chaque détail a une importance. Il n’est pas présent par hasard, mais bien en réponse à un besoin. Si bien que sa disparition causerait la chute non seulement de son espèce, mais également de l’espèce qui dépendrait directement de lui, et ainsi de suite : l’image de la chaîne est parfaitement appropriée. Mais l’homme, quant à lui, crée certes par besoin, mais également par envie ; et je ne me risquerai pas à faire de la nature une Gaïa et à la doter d’un sentiment aussi complexe que l’envie : moi-même j’ai infiniment de mal à comprendre la définition de l’envie, plus précisément à comprendre non pas d’où elle vient, car on saura que je déteste les considérations de ce type, mais mieux encore comment on la perçoit, dans le sens où sans mot dire, elle est communicative et au-delà, contagieuse. Cette question mérite, je crois, d’être posée. Or je ne me risquerai pas à créer une explication par envie, mais seulement par besoin. J’espère respecter ce choix au maximum, et de le poursuivre tout au long de cet essai. J’ignore si j’y parviendrai, mais c’est déjà là une occasion, réussie, de prouver ma détermination.
[3] Ainsi nommé, mon texte se verrait donc porteur de certains qualités positives, qui sont, entre autres : la longueur, la complexité, la profondeur. Longueur, car ce n’est pas une nouvelle ; complexité, car ce n’est un conte ; profondeur, car ce n’est pas une fable. Bien entendu, il est des nouvelles de cinq cent pages, le terme s’intéressant davantage à l’esprit d’écriture : mais on comprendra que je me place selon une vue non pas de spécialiste, mais de « passant » ; de même il est des contes d’une incroyable complexité ; et si les fables ne recelaient pas quelques profondeurs cachées, comment expliquer que c’est ainsi que l’on forme les hommes et leur apprend le bien, le mal, le mauvais et le moins bon ? Passons. Ceci étant posé, que peut-on dire encore ? Il me semble qu’il y a, et c’est là quelque chose que je me répète depuis plusieurs années déjà, une manière de force dans ce monde que je ne m’explique ni ne comprends tout à fait. C’est comme si, l’espace de quelques instants cruellement délimités je pouvais saisir toute la complexité du monde, et son absurdité également : je m’interroge soudain sur les choses et les gens, je crois les comprendre mais, au moment où ma main s’étend pour saisir toutes choses ici bas, tout se dérobe magnifiquement. Je reviens à mon ignorance première, triste et, quelque part, détruit, bien plus détruit que quiconque. L’espace d’un instant seulement, je caresse le suicide, tout comme l’espace d’un instant j’ai caressé l’univers ; mais à nouveau tout se dérobe, et je m’en viens à tout oublier. Deux fois ai-je peur lors de cet « ascenseur émotionnel » ; de connaître d’abord, de mourir ensuite. Les deux mots, quand j’y repense, sont synonymes quelque part. Ils sont équivalents, dans ce cas-ci et uniquement dans ce cas-ci. Mais je suis incapable de dire alors quel mot bénéficie de l’influence belle du second, s’il y a une influence belle ; connaissance me semble être d’une positivité extrême, pour ne pas dire ridicule : on ne peut pas même l’employer dans quelques euphémismes ou litotes délicieuses. Il désactive tout procédé poétique et reste cruellement plat. C’est ce prosaïsme « ultime » qui me dérange. Que faire d’un mot qui n’évoque qu’une seule et unique dénotation, sans connotation, et surtout pour un signifié abstrait ? Trop long pour sonner ; trop court et trop connu pour être remarquable ; son étymologie est trop claire pour être amusante, sa sonorité intrinsèque trop rude pour se faire aimer. Non, il n’est rien que je concède à ce mot.

À l’inverse, que de bonheur, que de plaisir dans la seule utilisation du mot mourir ! Si abstrait, si pur ; court, donc maniable, flexible ; au signifiant lointain, sans cesse redéfini par tous les corps de métier ; à la sonorité exquise, qui s’adapte en toutes choses ; aux utilisations infinies, renouvelées par l’emploi même de cette langue, où chaque présence en bouche le colore de rouge, de vert, de jaune ; j’aime ce mot en tout et pour tout, pour tout ce qu’il est, pour tout ce qu’il sera. Jamais je ne cesserai de m’en émerveiller. On l’emploie tant au propre qu’au figuré ; il se dissimule partout, dans chaque aspérité de la langue et des langues, prompt à surgir comme stocké à l’usage sous quelques glandes salivaires. Sa création est mystique, sa sonorité emprunte tour à tour de la rudesse des langues germaniques, de l’absurde des saxonnes, de la douceur des romanes, du mystère des orientales ; quelle formule celte se dissimule sous ces deux syllabes, et quel Dieu inconnu du panthéon indou servent-elles à désigner ? Sans doute un adjuvant de Kali la superbe, ou bien l’adversaire de Teutatès le céleste ; à moins qu’il ne s’agisse du troisième nom de Dieu ou de la cinquième tête du Diable ; et je ne serai pas surpris en lisant quelques codex aztèques de trouver cette phrase : Coaticlue Mourori, « le sabre noir de celle qui porte une jupe de serpents ». Tel ethnographe m’apprendrait que le vent du soir souffle bien plus fort lorsque l’on prononce cette formule magique, et tel prêtre m’interdirait de manger à présent de la viande rouge, car comme la femme doit attendre quarante jours après avoir donné la vie pour être purifié, je serai souillé à vie.

Je ne puis donc considérer comment deux mots si distincts en tout, que ce soit en usage ou en beauté peuvent l’espace d’une expérience devenir synonymes et donc, équivalents. Je ne puis que comprendre que mourir influe durablement sur connaissance sans que le contraire soit vrai : l’échange est unilatéral, exclusivement unilatéral. Il est donc en linguistique, je présume, de ces égoïsmes que l’on ne croyait rencontrer qu’en sociologie ou en politique ; bien entendu, une occurrence est inapte à construire un théorème. Il me faudrait soit multiplier les expériences et couvrir toute l’étendue des possibilités, du moins en français, soit construire une règle qui marcherait toujours. Je m’en dispenserai, comme certains tracent une ligne noire sur une lettre polémique et je considère la chose comme acquise. Revenant à notre propos, l’on peut donc considérer que le titre de mon texte influe directement sur ce texte, mais que la lecture rétrospective n’est pas systématiquement vraie. L’on s’attend certes à lire un Roman du fait du titre, mais on n’en voudra guère à son auteur si ce n’est pas un Roman que l’on trouve dans le corpus.
[4] C’est la première fois, je l’avoue, que je donne un tel titre à un manuscrit. C’est la première fois, pour être totalement honnête, que je donne un titre si tôt à un manuscrit, et que l’intégralité de son étude porte sur ce nom. Bien entendu, j’ai des titres de travail : je ne puis commencer à écrire sans une direction globale. Le manuscrit dont je parlais plus haut s’est vu nanti de trois ou quatre titres différents avant que je me fixe, par dépit, sur le dernier. Ce n’est pas que la direction globale du texte évolue ; plus simplement, le titre finit par ne plus seoir au contenu du texte. Et moi de le modifier, de par le fait. Rien de plus, rien de moins. Dans le cadre de ce dernier récit, le titre s’imposait de prime abord comme un « résumé » du combat interne au manuscrit : celle d’un écrivain, attiré par l’ombre qu’il renie et la lumière qu’il abhorre. « Au-delà ombre et lumière » fut le premier titre, avec un clin d’œil à Nietzsche en passant, auteur que j’aime particulièrement, moins pour ses qualités de philosophe que pour celles d’auteur ou de « littérateur ». Mais au fur et à mesure, le « débat » s’est déplacé, comme une métaphore vive : de l’ombre et de la lumière vinrent le mot et le silence ; puis la solitude et la compagnie ; puis le mensonge et la vérité. Dans ce manuscrit figurait un manuscrit « fictif », sous le titre « La raison du Béhémoth » ; mais ce me semblait pas cohérent avec le sujet de mon texte. J’ai opté pour un dernier titre, « paRa . DOxa », sans raison apparente. Il me fallait un titre.

Un titre est une image. Son emploi est purement métonymique. Il ne désigne pas un concept, mais une œuvre. Il se substitue souvent à la seule couverture chez nombre d’éditeurs. C’est normal : à lui tout seul, c’est toute une peinture qui semble s’animer sous nos yeux. De par sa qualité d’image, on peut en faire une allégorie ; de par sa qualité d’allégorie, on peut la rendre arbitraire ; de par sa qualité d’arbitraire, il peut ne faire aucune référence au contenu de l’ouvrage. Boris Vian, Alphonse Allais s’y sont essayés : un titre est avant tout un objet esthétique pur, et il est imbécile de le voir autrement.

Les mots utilisés dans les titres, par les auteurs, sont révélateurs non pas d’un choix, mais d’une poétique : ils font partie prenante du style de l’auteur, et leur étude, souvent mise à l’index pour se consacrer à ce qui est, bien entendu, l’essentiel, me paraît très pertinente. Que de chemins chez Lamartine entre les Méditations et les Harmonies ! Le titre est tel un miroir qui vient répandre les rayons du soleil sur l’ensemble de l’œuvre : c’est la lunette d’approche, le coquillage magique : c’est la porte d’entrée. Le seuil est d’autant plus beau que l’on visite la maisonnée avec plaisir. Appeler un ouvrage « roman », c’est non seulement inviter le lecteur à pénétrer dans ma baraque avec un sourire aux lèvres, mais tout également m’attirer les foudres : que se passerait-il si l’annonce édicte une « belle vue », et qu’elle donne sur un troupeau d’immeubles ? Désillusion. Voici tout ce qui serait. Mais mon objectif serait peut-être au-delà. La remise en cause de la notion de genre. Ou non.
[5] J’ai toujours aimé mon nom. Tant pour sa sonorité que pour son origine hébraïque, Don de Dieu. Je ne suis pas spécialement croyant, tout comme je ne suis pas spécialement athée : je crois quand j’en ai besoin, quand je sens nécessaire une aide supérieure pour m’aider à accomplir un « miracle ». Je vais encore régulièrement mettre un cierge à une voisine église lorsqu’un examen approche. Cela ne m’aura guère déçu jusqu’à présent. J’y persiste, n’étant pas réellement convaincu de l’influence de la chose, mais cela me rassure. Et par le fait, je puis composer plus sereinement, me sentant comme protégé par une forme spectrale, invisible et indivisible, mais pourtant présente, et m’entourant de ses vœux comme un ange qui étendrait ses ailes tout autour de moi. Lorsque, le soir venu, après être vaillamment rentré, harassé et frêle, d’une journée d’examens je me repose devant un verre de vin, une cigarette ou une bande illustrée, et qu’un instant je m’arrête pour goûter à ma tranquillité, je me sens comme obligé de remercier un Seigneur que je ne nomme pas, car je sens sa présence hautaine, et je me sentirai comme orgueilleux de ne pas, au moins secrètement, m’incliner et le remercier. Un grand frisson m’envahit, tout comme un grand frisson peut m’envahir lorsque sur mon habit ou sur mon pain je trace une croix. Pascal devait sans doute avoir raison. Je n’aurai que peu lu ce grand homme ; il me faudrait approfondir mes vœux. Quoi qu’il en soit, j’aime beaucoup mon prénom.

Mes parents, ma mère en particulier à qui je dois ce choix, mon père ensuite qui, tacitement, l’approuva, eurent le « nez fin » de me l’avoir choisi. Sans nul doute ne serais-je pas entièrement le même, et peut-être n’écrirais-je pas ces mots, du moins ne les composerais-je pas de la même manière, s’il m’avait échu un autre patronyme, basque ou germain ; je crois en cette pseudo-science que d’aucuns nomment caractériologie, me surprends à lire les définitions et, à la façon des horoscopes chinois, à m’y retrouver totalement. Toujours, dans toutes les définitions que l’on peut lire, on trouve le terme de dualité qui me hante encore. On me diagnostiqua une bipolarité. En des termes profanes, je suis lunatique. Tantôt haut, tantôt bas. Cyclothymique, dit-on encore. J’ignore si c’est fondé. Mais ma tendance à éloigner de moi ce que j’aime la nuit venue, et à caresser avec le flacon le mensonge et la duperie, à renier mes amis véritables ; à garder le silence des mois entiers, sans contact avec le monde extérieur et revenir à la lumière sans explication, et n’en donner aucune si on me presse, ne sachant que répondre ; à m’emporter abusivement pour des choses sans importances et à ne plus savoir agir, et à ne plus savoir faire le même geste pourtant mille fois répété, ou alors m’y prendre gauchement comme si ce fut la première fois ; à ne plus avoir, en un mot, de sens commun quand la lune brille et que l’ours scintille haut, si haut, tout cela ne peut que m’interroger. Ma nature double me viendrait, selon moi, tant de mon prénom (on sait qu’en ces temps anciens où il fut créé, Dieu était avare et ne donnait que châtiments et malepeste) que de ma naissance. Né avec l’automne, nommé comme l’été, j’appartiens à un monde qui n’est pas un monde mais une porte, et ma vie entière se résume à rester dans son encadrement. Il y a deux ans, je suis tombé en extase, comme jadis Socrate devant le porche de Delphes, en observant une porte d’un bâtiment scolaire. Elle divisait un couloir. Et au-dessus des portes, de chaque côté, un écriteau verdâtre portait le mot « sortie », comme si la sortie était dans la porte, comme si la sortie était la porte. Je suis resté au milieu de ce portique, convaincu de devoir voir ici un signe quelconque qui m’apporterait richesse et gloire. Je ne pense pas l’avoir trouvé. Je ne pense pas même me souvenir de ce que j’aurai dû trouver. Tout ce dont je me souviens, c’est que je fus intrigué et déçu. Peut-être n’avais-je pas poussé suffisamment loin mes recherches.
[6] Dans le même ordre d’idées, je déteste la poésie pour ce seul mot, poésie. Mais je ne puis savoir pourquoi précisément.

C : Considérations mathématiques

[1] En revanche, j’aime les Mathématiques. Je leur trouve un je-ne-sais-quoi de cyclique dans la démarche, autant dans la réflexion que dans la méthode de résolution des problèmes, dans les différents théorèmes. Même les trouvailles les plus absolues, celles que je considère comme étant prodigieuses ne me semblent pourtant pas briller pour leur ingéniosité. Peut-être est-ce alors cela que je n’aime pas dans la poésie : son polymorphisme. On pourra certes rétorquer que la plupart des compositions répondent à certains schèmes ancestraux, mais son originalité propre me la rend continuellement inaccessible. J’aime à ne pas être surpris. Lorsque j’achète, je me suis renseigné. Quatrième de couvertures, résumés, vidéos, images ; une surprise me semble toujours désagréable mais cela, peut-être est-ce la faute à quelques déconvenues ponctuelles et que je ne suis guère bien placé pour considérer la chose. Néanmoins, je me targue de penser que la Mathématique, telle que je me surprends souvent à l’appeler, tout comme j’appelle « La Lettre » la Littérature, recèle plus de secrets encore et que cette répétition maintes fois observée est une de ses principales forces. Que je m’en explique, même si je juge que même pour moi, ce n’est pas entièrement clair. Je présume, comme de souvent, que ma réflexion se fomentera au fur et à mesure de mon écriture. J’ignore si cette règle se concrétisera encore, mais, baste ! essayons.

Mon admiration pour les mathématiques s’est réellement faite lors de mes années de lycée. Avant cela, j’avais certes une aisance pour les opérations, mais il en était de même pour la Dissertation ou les Essais ; rien de surprenant. Mais lorsque je passais à un degré d’études supérieures, je dus, comme de juste, m’orienter et me focalisais vers une filière scientifique. Neuf heures de mathématiques par semaine, cela pourrait paraître long. Mais chacune d’entre elles me paraissait aussi court qu’une minute, et j’en redemandais. Je noircissais des pages entières d’exercice, mon manuel était un livre de cantiques dont chaque flexion m’était connue par cœur. Pascal devait avoir raison, finalement. Ce que j’aimais précisément, c’est le Chiffre, sa beauté ; plus abstrait encore qu’une lettre, plus interdit qu’un sigle, si mobile, si malléable à qui sait le manipuler, et tout à la fois réfractaire au moindre des soubresauts de celui qui dira ne rien s’y entendre à sa plastique. Des lettres, justement, viennent souvent les aider, voire les suppléer ; mais ces lettres sont plus dignes qu’aucune autre car elles se substituent aux chiffres et accaparent donc un peu de leur mystère dans leur graphie. Des formules surtout, des formules ; l’une, notamment, m’est encore formidable.

eiπ + 1 = 0

Ce qu’il y a de magnifique dans cette formule, c’est précisément ce que les exégètes tentent de retrouver depuis des lustres : le nom de Dieu. L’une des théories veut que si l’on remplace par le chiffre idoine chacune des lettres qui composent la Torah, alors le nom brûlant apparaît des fissures du manuscrit, prêt à être révélé à chacun. Zarathoustra s’y sera essayé jadis. En vain. Sa version n’était pas l’originale, le nom aurait été bafoué. Le nom de Dieu, pourquoi ? Car dans ces quelques sigles surgissent tous les symboles grâce auxquels les Mathématiques sont ce qu’ils sont. Un peu de cryptologie à l’encontre du profane ; le connaisseur pourra disparaître et sauter directement au paragraphe suivant. On ne présente plus le 1, le 0, le « + » ou le « = », certes. « e » représente la fonction exponentielle, mythique, continue et définie sur R, qui se définit comme étant la seule fonction connue à être sa propre dérivée. La courbe ainsi définie subit une croissance... exponentielle. En exposant, deux nombres autrement plus grands : « i », le fameux nombre « imaginaire » dont le carré vaut -1 ; et « pi », la fameuse lettre grecque, dont la valeur équivaut au périmètre d’un cercle de rayon-unité. Ce nombre dernier est peut-être le plus prodigieux, bien que ce que je m’apprête à dire est applicable à nombre de codes matheux : étant une constante mathématique, la forme de l’univers n’influe pas la valeur de « pi ». Existant avant que la lumière ne soit, il perdurera encore et encore, des siècles durant, jusqu’à ce qu’on le redécouvre enfin.

Il y a deux façons de voir l’univers dans sa globalité.

La première est d’enregistrer avec précision les variations des vingt-trois lettres de la création, c’est la voie de l’étudiant, la noble ;

La seconde est de répertorier avec régularité le nombre, que l’on dit infini, des décimales de pi, c’est la voie du conteur, la juste.
J’ai toujours cru avoir le sang bleu.
[2] Ma réflexion sur les mathématiques m’a porté, je m’en suis aperçu en relisant une fois encore ma note précédente, sur la question de l’horizon d’attentes. C’est là tout l’intérêt d’avoir porté un tel titre aux yeux des lecteurs. J’eus déjà à parler des connotations connexes qu’un tel titre avait à porter, comme un faix ou un fardeau quelconque de buis et de lierres. Mais c’est là tout autre chose. Car si les connotations furent amenées par la comparaison, et c’est ce qui permit de l’élever en genre (et c’est bien là la seule qualité que je concède au principe de la littérature comparée, la création de groupes et de sous-groupes, comme le berger scinde son troupeau), l’attente, elle, est un jeu de lecteur qui, bien souvent, n’entend rien à ces notions, ou bien de très loin. Les spécialistes, les érudits, ceux qui connaissent du bout des lèvres Ovide et Homère, ne lisent pas de romans ; à quoi leur sert donc leur savoir ? Hé bien, je présume, à attendre que les auteurs soient morts pour se convaincre d’être plus intelligents que ces derniers, quand ils ne peuvent se défendre. Ne médisons pas ; je ne suis pas une langue de vipère pourtant. J’ai tout au plus des relents de haine et d’indignation qui surgissent ça et là, n’y prêtez guère attention. L’horizon d’attente peut être commun avec les connotations érudites. Il peut tout également être médit. Je reviens sur la poésie. On s’attend globalement à des vers, des rimes, des pieds. Lisons Apollinaire. Cela peut encore aller. Chantons Aragon, cela ne passe plus. La Mathématique subit le même processus, j’en ai peur. Les petits calculs sont des « maths » ; mais les grandes thèses, aux formules en appelant aux lettres grecques, aux flèches, ressemblent plus à des pierres de Rosette qu’à des pensa d’étudiants. Aux yeux du profane, ce ne sont pas des mathématiques, excepté si le terme apparaît, ou un de ses termes annexes, au cours de la lecture. Si bien que je puisse écrire une pièce de théâtre ; je puis écrire une ode, une épopée, une franciade ; des sonnets pindariques ou des sonnets déconstruits et appeler tout cela « Roman » que cela en resterait un, et que l’on n’aurait rien à me dire.

La raison en est captieuse, fallacieuse même si l’on y songe mais de cela, je ne me plaindrai pas. Elle fait mon affaire encore maintenant. La raison, la voici : le titre seul a autorité sur l’ouvrage. Les ruptures paratextuelles ne sont que jeux d’érudits. Quand un tel nomme son ouvrage Le parapluie de l’escouade et qu’on n’y traite ni de parapluie, ni d’escouade, on en rigole, rien de plus. Un tel, tout de couronne enchapeauté pourra nous rétorquer que le rire provient justement de la rupture et cela, je le lui concède ; mais ce rire n’est-il pas plutôt un rire d’impuissance, comme face à une toile de Magritte ? N’est-ce pas le rire de celui qui, s’attendant à trouver un certain élément et ne pouvant le voir avoue son impuissance et relit encore une fois l’ouvrage dans l’espoir, lointain et déçu, d’y voir ne serait-ce qu’une allusion de fourmi ? Je préfère la seconde solution. Je ne prends pas le Lecteur pour un idiot, mais je ne le prends davantage pas pour un érudit. Les farces sont plus aimées que les drames, et pourtant on y pleure tout autant, du moins j’y pleure tout autant. Ce n’est pas le même pleur. Le premier libère une pression trop forte, comme une soupape de sûreté ; le second participe à l’action, c’est le bras tendu vers l’écran. Un lecteur préfèrera sans doute être actif que passif. Il préfère construire l’action, même s’il est une énième répétition du « la » dans un chœur qui en comporte des centaines.

Il me faut avouer mon orgueil. Non, je ne me contredis pas ; non, le terme de « roman » est porteur des connotations que j’ai ci-haut indiqué ; oui, l’érudit comme l’étudiant ou l’homme de la rue s’attend à les retrouver au sein du texte qui se sera présentement nommé ; mais à partir de là, tout diffère. L’érudit, ne trouvant pas les dits éléments parle de rupture ; l’étudiant, à qui le texte fut donné s’interroge, doit-il les retrouver, quitte à tordre le texte ou bien doit-il dire que justement, il n’y sont pas ; quant à l’homme de la rue, il les trouve. Au détour d’une virgule, d’un point, d’une majuscule. Il fait semblant. Avouer qu’il n’a rien trouvé, c’est tomber sous le joug de dizaines qui prétendent l’avoir fait. Pour ne pas sombrer dans le ridicule, il se plie. Le jour où ce seront les lecteurs, comme le disait un tel, qui feront la Littérature, je n’aurai plus qu’à me faire moine. Car dans ce cas, comment persister à tromper ceux qui nous lisent, nous autres grands menteurs, nous autres grands falsificateurs, nous autres bonimenteurs ? Il faut défendre son gagne-pain avec rage et ardeur, même quand la cause est perdue et que, conscient de nos erreurs, nous faisons en silence des mea culpa en série. Continuons d’apparaître imbu de nous-mêmes, disons quoi penser et que faire, que l’on discute de nos phrases des siècles durant. Cela seule est l’immortalité, cela seule sera l’immortalité.
Et vingt-trois siècles plus tard, il connut toutes les variations de chacune des vingt-trois lettres de la création...
[3] Je m’imagine le cadastre de Saint-Pierre. Je l’imagine référencer tous les livres qui ont été, ont et seront, rien de plus simple. Je me l’imagine codifier ceux qui auraient pu être, un tantinet plus délicat. Mais enfin, je me l’imagine noter, sur un vieux grimoire aux pages inusables, toutes les variations de toutes ces précédentes œuvres, de la virgule au chapitre. Le Seigneur lui-même lui imposa ce délicat travail de rat de bibliothèque auquel il est condamné. Effeuillons l’aile d’un ange... D’une plume blanche et noire, rose au sommet, il compose sans fin des chiffres aux sens cachés, où le zéro côtoie le zéro. Des graphiques compliqués, où Euler fricote avec Riemann, afin de découvrir quel manuscrit comptera le nombre fini des variations infinies de l’écriture. Serait-ce l’Odyssée, qui a mérite d’être un des premiers ? À moins que ce ne soit Les poèmes saturniens, à la matière si élastique ? Quoi qu’il en est, c’est là le dernier des lieux où la Lettre et le Chiffre se lient de façon si agréable et si totale, comme faisant partis d’un tel ensemble, alphabet codé ou codex alphabétique ultime, où la Couleur même est soumise et s’exprime avec objection et ténacité. Le Seigneur désire qu’enfin un tel livre soit édicté. Pour qu’alors son nom résonne, ce nom qui est sien et que l’on ne doit pas prononcer sous peine de punitions ultimes. Le jour où les Anges eux-mêmes connaîtront ce nom, eux qui ne savent nommer leur père que par « Vous », alors le ciel s’ouvrira aux mortels, aux bêtes et aux poissons. Le banquet accueillera un excellent gigot de Béhémoth et un filet de Léviathan aux olives. Et le Seigneur lui-même sur son trône de vent se lèvera et dévoilera son visage, et tout deviendra des plus clairs en cet univers.

D : Considérations géométriques

[1] Je reprends mon écriture après une longue absence, et ce contrairement au « pacte » que j’avais énoncé il y a quelques lignes à peine. Tant pis ; je pense que la constance ne m’appartient guère en ce monde, mais dans un autre qui sait ? Quoi qu’il en soit, cette absence me fut nécessaire, d’une part pour trouver le temps nécessaire pour me remettre à l’écriture, d’autre part après lecture d’un article traitant de physique quantique et de gravitation. On me mit en avant une donnée géométrique que j’ignorais, celle que les lois physiques peuvent être représentés par des lignes, les particules élémentaires par des points ; l’ensemble forme des polyèdres abstraits, aux milliers de côtés, aux centaines de faces et de dimensions. Irreprésentable par l’esprit, existant sur le papier. Appliqué à ma réflexion, je me surprends : les liens qui existent entre les genres peuvent-ils être tracés, les genres peuvent-ils être des points ? De quel solide la Littérature aurait-elle l’apparence ? Sans pouvoir le dire précisément, je songe à un trapézoèdre. Non pas la vue mathématique, mais ce que le nom présage : le trapézoèdre radiant, figure mythique où chaque face est un trapèze quelconque. Pourquoi précisément ce visage ? Par instinct d’une part, par envie de l’autre. Et parce que cette pierre mythique a une histoire qui m’est agréable, et que je répète inlassablement à ma compagne les froides soirées d’hiver, quand son œil brille et qu’elle me susurre des mots que je n’entendrai pas.

Le dernier des Rois de la fameuse civilisation Maya se nommait Atlapozec. Fils du Dieu Serpent et de l’Ombre de la nuit, de Quetzacoatl et de Tezcalipoca, il sentait venir la déchéance certaine de son peuple. Le Dieu conquérant, à la barbe noir et au casque de fer lui était apparu en rêve, et lui dit que le feu courrait bientôt sur sa Terre. Bientôt, tout ne serait plus que cendres de cendre. Ainsi mit-il toute son énergie, et l’énergie de tout son peuple à la création de cette pierre qui était censé, une fois les rayons de lumière concentrés, pulvériser tout un monde en levant une canne sertie de ce diamant secret. Avec joie, il y parvint. Mais le diamant causa sa perte : le diamant avait été taillé d’une manière impure et dans une antigéométrie, où le creux se substitue au plein. Et la lumière frappa Atlapozec en plein cœur et la dernière chose qu’il vit, ce fut une lumière blanche. Quand il atteint Xibalba, le domaine des sans-vies, il vit tout en bas de l’univers la souffrance de son peuple et esquissa un sourire. Il avait pu se préserver de la malepeste.

Et le diamant fut détruit.
[2] Cette comptine, cette historiette même, m’apprit qu’on ne peut lutter qu’avec les bonnes armes. Et qu’une théorie peut-être bonne et ce malgré son apparent échec : ne l’a-t-on pas appliquée à contre-courant ? Ainsi, j’ai été pendant très longtemps farouchement opposé à toute forme de structuralisme en critique, à toute étude thématique ; pourtant, en observant précisément chacun de mes manuscrits, je me suis aperçus que sous une forme ou une autre, je défendais ces thèses sans les nommer, et, pis, en faisant croire que ce n’était pas la même chose. Ce ne l’était pas en réalité, jusqu’à ce que je le reconnaisse : on peut tout aussi bien avoir conscience des choses mais ne pas les posséder, jusqu’à ce que le mot surgisse. Balzac n’était pas un auteur réaliste, et ce jusqu’en 1856, où le terme apparut ; jusqu’alors, il ne faisait que mener une vaste expérience d’ordre scientifique, à contre-courant d’un Dante. Revenons dès lors à ces « considérations géométriques ».

J’ignore en réalité si la thèse que j’ai évoquée en [1] est applicable, mais je vais m’efforcer de le faire du moins pour le concept de Roman en considérant ce dernier comme un point. Nous avons d’ores et déjà deux « côtés » qui en partent : celle de l’horizon d’attente populaire, et celle de l’horizon d’attente savant. Le premier s’achemine vers le Roman populaire, et les côtés deviennent alors des intrigues, selon le roman : espionnage, noir, sentimental... le second vers le Roman expérimental, et de même aboutit vers le Nouveau Roman, le Faux-Roman etc., etc. Recentrons notre étude, et plaçons-nous à nouveau sur le point Roman. Je m’amuse à croire qu’il y a au moins deux autres côtés qui peuvent naître de ce point, mais ils ne sont cette fois-ci pas conditionnés par la réception mais pas des éléments plus intrinsèques. L’écriture, la forme, le style sont balayés par les horizons d’attente et ne sauraient être pris en compte. De même que la longueur ou la focalisation. Il faut considérer les choses davantage sous l’angle paratextuel. J’en distingue ainsi deux, voire trois : les Romans ayant une préface, ceux ayant un prologue et / ou un épilogue qui ne sauraient être ramenés à de simples chapitres par des choix d’écriture, et ceux combinant ces deux caractéristiques. Pourquoi cette distinction plutôt qu’une autre ? Tout simplement par rapport, encore une fois, à l’horizon d’attente de ces paratextes. La préface suppose une intention d’auteur marquée, voire ambiguë (« à lire comme ceci ou peut-être comme cela etc. »), ou bien une dédicace ; et cette dédicace suppose un supralecteur qui saura lire le texte d’une certaine manière compte tenu de son vécu ou de son histoire, et sans le regard duquel la lecture serait incomplète. Le prologue / épilogue suppose une lecture facultative ; ils apportent des éclaircissements mais ne sauraient être indispensables à la lecture mais la prolonge. Certains ouvrages qui font suite à des histoires existantes peuvent ainsi être considérés comme des épilogues ; et tandis que la lecture de l’œuvre première se tient et que le texte est complet, la lecture de la seconde ne permet que d’éclaircir certaines données, rien de plus. Splendeurs et misères des courtisanes, pour rester dans Balzac, est un épilogue à Les Illusions Perdues, éclaircissant les devenirs de Vautrin et de Lucien ; mais qu’on donne à quiconque ce dernier roman et qu’il le lise jusqu’au bout, si ce n’est l’ultime phrase de l’auteur qui laisse à dire qu’il lui faut encore écrire, il jugera l’œuvre comme complète et finie. Les deux autres points crées par ces côtés deviennent alors, d’une part le Roman philosophique, d’autre part le Roman Composé, « composé » dans la mesure où il fait potentiellement partie d’un tout plus grand que son simple univers diégétique ne le laisse supposer. Appliquons illico ces appellations à mon propre texte, et voyons que la partie A fait office de préface, et que nous sommes donc en route vers un Roman philosophique, un essai romanesque. Ma terminologie est sans nul doute absconse et incorrecte pour le général, mais pour ce cas particulier-ci, elle a le mérite de fonctionner. Cette remarque est à prendre comme elle se présente, entre orgueil et humilité. À l’heure où j’écris, davantage de l’orgueil je pense. Mais qui sait ? À la relecture, dans plusieurs jours, cela sera peut-être de l’humilité. J’insèrerai ici un mot disant ce que j’en pense après coup. [Insertion : plus de l’orgueil en fait.]

On pourra me reprocher de faire œuvre de fabuliste dans cette partie. Mais le système que je tente de créer me semble si beau, sincèrement, que je ne puis y croire que quiconque n’y voit un semblant de véracité et une application quelconque.
[3] Je n’aimais pas particulièrement la géométrie au lycée, du moins dans ce qu’elle avait de « pure ». Lorsque l’on commença à y adjoindre des équations, ce fut une toute autre chose... la géométrie devenait arithmétique, les figures des chiffres ; tout prenait sens à mes yeux. J’ai une mémoire qui fonctionne de façon étrange. Bien qu’ayant, je m’en targue, une certaine mémoire visuelle, elle ne fonctionne qu’avec les chiffres et les lettres. Que l’on me glisse une page de notes, je la lis deux ou trois fois, et je suis capable de la reproduire, après l’avoir visualisé dans mon esprit. Mais ne me demandez pas en revanche de retenir les lignes d’un visage vu pour la première fois, j’en suis incapable ; il me faut voir la personne deux, trois ou quatre fois avant de pouvoir m’en souvenir et encore ! souvent je doute en voyant une silhouette de dos ou de côté, croyant connaître cette personne mais en réalité je me méprends, et grossièrement du reste. J’ai également une certaine mémoire auditive, si elle est reliée à un stimulus visuel ; et une mémoire olfactive, soumise aux mêmes conditions. Je fis dès mon plus jeune âge l’expérience de la synesthésie en réalité, cela m’apparaissait évident, comme un matin d’automne ou un soir d’hiver. Mais je compris rapidement que tel phénomène était apanage d’un certain nombre seulement. Car de cette capacité, j’ai appris à mettre des couleurs sur les mots, comme d’autres voient peintes les notes ; et de les associer comme on compose une peinture. Un tel soumettait ses phrases à l’épreuve du gueuloir ; un autre les faisait lire par un tiers ; un dernier les recopiait encore et encore, dans l’espoir d’en saisir la quintessence ultime. Je me contente pour ma part de les balayer du regard ; et le manuscrit dessine un personnage, ou un paysage, ou un animal encore. Je regarde s’il n’a pas trois cornes ou un œil en moins, le nombre de doigts idoine, la posture qu’il convient. Si je suis satisfait, alors je prends un peu de repos... je fume une cigarette, bois un café chaud en contemplant mon illustration. Parfois je mets un peu de musique, quelque chose de fort et de violent pour me vider de toute la frustration que j’aurais accumulé au fur et à mesure de mes tentatives ratées pour saisir le « mot ».

Souvent, je fais les trois à la fois. Je me plonge dans Sad but true de Metallica, en fumant une blonde et en buvant du café noir. La recette du succès, je pense. Ou bien le plus sûr moyen de rejoindre l’autre monde. Je m’en moque. L’existence est un reflet, la mort un miroir ; une fois de l’autre côté, on découvre une ville que nous connaissons bien, mais où tout est inversé. Lewis Carroll le visionnaire. N’arrive-t-il jamais que voulant satisfaire un besoin, l’esprit guide le corps, sans le vouloir, dans la cuisine plutôt que dans la salle de bains ? Ou bien était-on assuré que la veille, cette porte se trouvait sur la droite, et non sur la gauche ? Je ne puis croire qu’un mouvement des dizaines de fois répétés, appris et sus, peut une fois, comme cela, épisodiquement, se corrompre et ne pas imprimer durablement l’erreur. Cette erreur de la mécanique ne peut en être une. C’est une entreprise géométrique, une préparation à l’autre monde.

Il se fait tard, je délire. Je garde néanmoins ce paragraphe, je le trouve amusant.

E : Considérations funèbres

[1] Le roman est mort ai-je lu récemment. Ainsi n’aura-t-il vécu qu’un siècle ou deux, le temps de faire un ou deux tours, une ou deux polémiques. Quoi ? Arriverais-je après le coche ? Serais-je destiné à n’étudier, et à n’avoir des idées que d’autres ont eu bien avant moi ? Je n’ai pas même le loisir d’être un « plagieur » par anticipation, je ne suis rien. Qui lira ces lignes, si ce n’est celui à qui je les montrerai, et qui voudra bien les lire ? Quel est celui qui réunira ces deux conditions ? Suis-je destiné à babiller sans fin, n’ayant ni porte-voix, ni tribune, répétant inlassablement ces mots dans mon esprit ? Je ne borne pourtant à croire qu’un jour, peut-être après ma mort, sûrement après elle même, confirmant mon déphasage, l’on retrouve tous ces manuscrits, qu’on les annotera, les corrigera, et rien n’aura été vain.

L’espoir me fait vivre.
[2] Quoi qu’il en est, revenons sur cette formule : « le roman est mort ». J’ai eu, lorsque je l’ai lu (et c’était la veille encore, je le sais bien), des réactions contradictoires. Un soulagement, et une peine ineffable ; un rien ce que l’on peut ressentir lorsqu’une parente, âgée et malade, termine enfin sa course et trouve dans la mort un repos fort mérité. On ressent également un peu de honte de se dire que sa vie était passée, qu’elle ne pouvait rien n’en attendre de plus ; mais les temps passent et cela s’oublie. Juste une pâle figure pâle devant nos yeux, et le néant. Quoi qu’il en est, ce n’est pas le roman qui est mort, mais le (excusez-moi la formule, mais elle reste parlante) le roman romanesque. Ce sont ces intrigues fleuves invraisemblables, ces renversements de situation, cette reconnaissance du père et de la fille, et le mariage qui scelle l’union ; ce sont ces narrateurs omniscients, étalant leurs sciences, leurs questionnements, leurs méditations métaphysiques, souvent avec justesse, toujours avec justesse même pour les plus grands ; ce sont ces distances prises avec les personnages, ou bien au contraire leur intimité trop honteusement dévoilée. Quelle nouvelle voie pour le roman ? Quelles alternatives, pour le genre romanesque ? Un entre-deux ?

Je ne pense pas. Un auteur n’a pas, ne doit pas, ne voudra pas, n’aura jamais à faire dans la demi-mesure. Il ne choisit pas : il élit. Il ne soupèse pas : il définit. Si cela lui chante, il peut très bien être d’un classicisme ennuyeux, quitte à perdre une partie de son public potentiel ; mais si cela lui convient tout autant, il peut également se faire novateur premier et unique, créateur ou révolutionnaire d’un vaste mouvement sans précédents. Si fait, s’il se fait romancier, il ne devra non pas ré-exploiter une poétique, mais bel et bien la re-créer, trouver non pas un compromis, mais un absolu qui saura se démarquer de tous les autres, et du reste résister à la comparaison. Car l’esprit humain a peine à avancer à grands pas : il préfère aller d’auberges en tavernes. Et lui de comparer ce qu’il voit de ce qu’il sait déjà. Et s’il parvient à le rattacher à un ordre, mais dans le même élan à se sentir comme forcé de créer une classe jusque là inexistante, alors l’auteur aura réussi son pari. Il ne pourra, en revanche et ce sauf cas exceptionnels, notamment si le genre, ou plutôt le sous-genre créé plaît énormément en son temps, et souffre du jugement des siècles, utiliser à nouveau sa maïeutique (j’apprécie énormément ce mot) sous peine de jeter le discrédit sur son entière œuvre. La meilleure sécurité du principe d’écriture réside précisément dans sa prise de risque. Il faut fuir celles et ceux qui tirent sur la corde à l’en couper, qui plient le roseau à l’en déchirer, et apprécier à leurs justes mérites ceux et celles qui constamment se renouvellent, avec plus ou moins de succès certes, mais avec toujours cette fougue de se présenter sur scène avant que le rideau ne se lève, de gonfler le torse et d’hurler au monde, alors que la pièce n’a pas encore débutée : « Je m’y oppose ! ».

De fait, puisque le roman est mort, et sur cela je ne reviendrai pas ; puisqu’alors, par définition et raccourci, que l’on voudra un peu rapide certes, mais non dénué de toute utilité, il n’y a plus de romancier ; puisqu’ainsi, il n’y a plus de lecteurs de nouveaux romans mais des lecteurs d’anciens romans, c’est pertinemment à eux que je m’adresse : qu’allez-vous devenir ? Sans une production de qualité soutenue, sans de nouvelles trouvailles, tôt ou tard, vous aurez tout lu et tout relu ; vous aurez élaboré nombre d’essais sur la technique, les thèmes, la narration ; vous aurez vu les alliances subtiles entre les textes eux-mêmes, entre les textes et la Bible, entre les textes et les mythes, entre les textes et Dieu ; vous saurez à présent le comment et le pourquoi ; et, nantis de tant de connaissances, de tant de savoir et de tant de sagesse, alliant la pensée de Léopardi à l’art de la Princesse de Clèves, vous mourrez de chagrin de ne pouvoir, vous-mêmes, produire une œuvre à jamais disparue18. Je ne suis pas de ceux-là, et je ne compose pas un roman ; je compose un ouvrage – une nouvelle, un pamphlet, cela dépendra de la longueur de mon texte et où je choisirai de l’interrompre19 – qui porte le nom de ce genre. Ce n’est pour autant pas un cénotaphe que j’érige, une quelconque pierre destinée à être le « dernier représentant de sa race » ; mais plutôt de m’interroger, comme je le répète depuis longtemps, sur le « pourquoi » de ma décision. Je n’écris pas un roman ; j’ai nommé mon manuscrit « roman » ; peut-être vais-je bien à contre courant de tout et que malgré moi, mon désir de m’affirmer dans une tradition littéraire qui me dépasse est plus fort que tout.
[3] Quels dangers courent sur la tête d’un jeune homme, déjà vingtenaire, qui se lance sur la route périlleuse de la composition littéraire, et quelles solutions s’offrent à lui, s’il désire que son art subsiste, et qu’il ne soit pas juste crachat sur une feuille, vomissure sur un écran, amphigouri dans un carnet de notes ? Beaucoup et peu, respectivement. Les considérations qui s’apprêtent à suivre me proviennent de ma propre expérience, et bien que tentant de la généraliser, je ne veux ici passer pour un routier de la lettre, « premier » dans ce village que seraient les jeunes auteurs ; si je tends à me désigner comme « un jeune auteur », attribut qui convient à bon nombre, ce n’est pas par orgueil mais par commodité. Passons sur l’envie, sur le temps, sur la composition ; et prenons le problème à bras le corps. Il n’est pas, à l’heure actuelle, une seule histoire qui ne fut déjà contée d’une manière ou d’une autre. Je connais pourtant bien la phrase barthienne, qui dit que ceux qui ne prennent pas le temps de la relecture, ne connaissent pas son luxe, se cantonnent à lire encore et encore la même histoire. Pourtant, je ne suis pas las de relire mes textes à trois ou quatre reprises, voire plus ; et je me fends d’un nombre incalculable de lectures pour les textes autres que ceux de ma main, que j’achète ou que je découvre, au détour d’une ruelle. Pourtant, il me semble toujours lire les mêmes histoires, les mêmes enjeux. La technique évolue : non la matière. De fait, cela m’apparut comme d’une clairvoyante évidence que mon objet premier n’était pas le thème, mais bien le rème : non ce qu’on dit, mais ce qu’on en dit. Et cela passe, du moins le crois-je jusqu’à présent, mais longues sont les routes et noirs sont les temps, et il m’est permis de croire que ma pensée évoluera, peut-être, avec les âges, par une évolution constante du style et du vocabulaire, néologie et syllepse, anacoluthes : dans la pure lignée du surréalisme, j’aligne des mots en m’efforçant à l’exercice périlleux de la cohérence, afin de dégager de leur union ultime le sens caché, le mot dissimulé, qui dévoilerait ce que je cherche depuis quelques années à présent.

J’ai déjà eu à raconter dans un autre texte comment j’en étais venu à la lettre, moi que mes amours portaient davantage vers le chiffre ; j’ai déjà à eu à conter mes premiers essais, mes rêves de gloire, mes ambitions précoces. Très tôt, j’insufflais dans mes textes une inspiration tantôt archaïque, tantôt nouvelle ; parfois lointaine, parfois proche ; mais toujours avec cette volonté de me forger un ton et une voix propre, reconnaissable parmi mille autres, identifiable dans la pénombre et le nombre. Certains, me lisant, m’assurent que je l’eus trouvé, et que je la développe à chaque phrase qui se clôt ; d’autres m’affirment que le travail le plus lourd est encore à accomplir. Je n’écoute ni les uns, ni les autres, et me cantonnent à écrire. C’est par accumulation que je procède, le nombre suppléera la qualité : dans toute cette masse que je me surprends à composer, j’ose croire qu’un fil jaillira, « étymon spirituel » pour reprendre une expression éculée, et que ceux dont le cœur bat à la même vitesse que le mien y seront sensibles. Ainsi, devant toute une tradition marmoréenne de Lettres et de Génies, que reste-t-il au petit, au sans-grade ? À composer. À foncer, tête baissée s’il le faut. Ne pas se laisser déborder. Aller toujours de l’avant. Car « il n’est point nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer »20. Souvent, je l’avoue, ma volonté me fit défaut ; souvent, je l’avoue, j’eus été tenté de tout arrêter, de tout brûler et de piétiner les cendres ; souvent, je l’avoue. Mais par envie – encore cette envie ! – ou bien par ennui, toujours je revenais sur mes pas, et tentais autre chose, autre part. Depuis qu’il me prit, était-ce un matin ou le soir ? de commencer à écrire, je n’ai jusqu’à ce jour jamais cessé. Plaise aux Dieux que je ne nomme plus de m’assister et de me permettre de poursuivre ; plaise que, y compris pour ne rien dire, ne rien révéler, ne rien apprendre, ne rien faire, je puisse encore m’octroyer quelques heures de repos et de réflexion pour entendre le bruit de la plume sur le papier ou de mes doigts sur le clavier.
Et qu’enfin, dans le clair-obscur du matin qui s’ébroue, je trouve une réponse.
[4] L’horizon qui passe et celui qui reste. J’ai souvenir d’une Idée qui me vint tandis que je voyageais sur quelques routes de campagne non loin du domicile de mes parents. Le nez sur la vitre, mes yeux vagabondaient. Survolant les champs, comme apeurée par un fermier matinal ou un renard pataud, une nuée de corbeaux s’élance et volette vers moi, puis leur course dévie et déjà ils s’éloignent. Les mots s’assemblent dans mon esprit. Les corbeaux deviennent un homme, tout de noir vêtu ; les champs de blés, une maisonnée qu’il quitte précipitamment ; pourquoi te sauves-tu, gentilhomme ? Ta femme t’attend chez toi. Dort-elle d’un sommeil réparateur tandis que tu pars travailler ? Non, c’est le soir et le soleil se couche. Est-elle absente et vas-tu la retrouver ? Non, tu erres sans but précis et t’arrêtes à chaque pancarte. Est-elle perdue, et tentes-tu de la rattraper ? Non, tes pensées sont muettes et tes yeux tristes. Est-elle morte et portes-tu habit de tombeau ? La met-on déjà en bière ? Non, tu t’écroules dans le caniveau, sur un banc, sous un porche, et tu pleures et tu pleures encore. Pourquoi pleures-tu, gentilhomme ? Aurait-on perdu tout espoir ? Allons, c’est le vin qui te fait chanter. Allons, tu es saoul, il faut te rentrer, gentilhomme. Ton nez rouge luit sous la lune. Les gouttes de pluie ne te rafraîchissent plus. Tu lèves les yeux et le lampadaire te brûle : et soudain ta pensée s’élève et tu te rêves ailleurs, dans un autre temps et dans un autre lieu. Les papillons blancs deviennent des corbeaux et les corbeaux une nuée ; cette porte cachée, c’est un champ de blé jaune et chaud ; le soir devient jour, l’hiver devient été. Et au loin, une voiture vers une destination inconnue. Tu imagines la mère au volant, le père lui lisant les nouvelles à ses côtés ; et derrière, le nez sur la vitre, les yeux curieux et comme emplis d’une infinie tristesse, un enfant. Ce n’est pas l’enfant qui compte, c’est son regard. Son regard qui voit plus loin que les corbeaux et plus loin que le blé. Plus loin que l’horizon. Le regard fait le tour du globe et revient. En un battement de cœur, en un battement de cil, le voilà embrassant l’univers, et toi.

Tu te lèves et tu soupires. Ce n’est rien. L’alcool triste n’est pas une maladie, c’est une tare. Ce n’est pas ta nuit. Allons, gentilhomme, lève-toi : demain n’existe que si tu le veux bien. Tu avances cahin-caha, vers la nuit et le brouillard. Tu saisis alors toute l’immensité du monde qui se déroule sous tes pas, et toute sa vanité. Tu es empli d’une profonde tristesse, que tu ne saisis qu’à moitié et que tu ne comprends qu’à peine. Tu ne sais d’où elle provient, tu ne sais même ce qu’elle est réellement. Ce n’est pas même un horizon, ce n’est pas même une barrière. C’est une réalité.
Loin de moi, le corbeau passe.
Et je suis triste, sans savoir tout à fait comment ou pourquoi.

F : Considérations narratives

[1] Reprenons plus en détail la structure narrative de ce que pourrait être un roman. Non pas la manière ou le style, mais bel et bien la succession logique des péripéties. Loin de suivre les modes et les courants, loin de tenter de décrier les erreurs d’un tel et les coups d’éclat des autres, j’aimerai tenter de dégager une quintessence, une substantifique moelle. Un élément seul, unique : non pas un thème, mais un souffle. Ce qui poussa non pas à la reprise du style, mais bel et bien à sa création. À quoi songea le premier romancier, et qu’ont imité, souvent en l’ignorant, tous ceux qui l’ont depuis suivi ?

À mon sens, ce n’est pas le personnage. Ce n’est pas, non plus, la volonté du réel ou de l’irréel. Pas plus que le caractère ou la morphologie, d’un objet ou d’une ville. Non le rire, ou le pleur, ou l’éveil. Rien de tout cela.

L’étymon du roman, c’est la découverte de sa syntaxe. Est roman tout récit qui s’enchaîne logiquement, alliant reprise et nouveauté. Le roman, c’est l’exercice pur de la langue. C’est un gigantesque, formidable, traité de grammaire. Et les auteurs d’être cités dans les dictionnaires, et les auteurs d’inventer de nouvelles langues. Et les auteurs de se faire de nouveaux plaisirs. Et les auteurs de comprendre qu’ils écrivent pour écrire, en grande envie autotélique. Rien de plus. Proust, à qui on avait demandé de défendre vaillamment devant je ne sais quelle académie la grandeur de la langue française et de sa « norme » avait répondu que « le meilleur moyen de défendre la langue française, c’est de l’attaquer ». On pointe du doigt certaines erreurs de style : mais ce sont des tentatives. On reproche un emploi archaïque, vieux, rare, voir parfois même un hapax malicieux qui se serait glissé ci et là, non par inadvertance mais par envie de « neuf ». Comment comprendre, comment faire comprendre surtout que la création d’une phrase n’est pas un phénomène biologique, mais artificiel, que l’association de phrases en paragraphes, sections, chapitres, livres, parties, tomes, c’est au-delà encore de tout ce que l’on peut décrire de beau ou d’esthétique ? C’est saisir pleinement que l’on a compris sa langue, et que de fait l’on peut s’amuser, ci et là, à la tordre et à la malaxer pour en retirer la quintessence ultime. Quand le poète se permet de dire « Paris, reine de le monde », ce n’est pas une erreur de syntaxe. C’est précisément parce qu’il la connaît sur le bout des doigts qu’il bouscule les conventions et réinvente sa grammaire. Au-delà de la syntaxe, il y a le sens ; mais ce sens dépend de la syntaxe. L’écriture est un jeu d’équilibre constant entre le sens et la syntaxe. Si la syntaxe demeure mais que le sens disparaît, il y a faute ; en revanche, si le sens persiste et que la syntaxe ne suit pas les recommandations antérieures, alors cette nouvelle syntaxe devient norme, dans la mesure où elle devient application particulière de la syntaxe. Application unique, ou qui devra être suivi.

La langue elle-même n’évolua pas autrement.

De « j’ai à manger » à « je manger ai » devenu « je mangerai », il n’y a que quelques siècles... reprochera-t-on aux auteurs de prendre quelques raccourcis, et de trancher dans le flanc de Chronos ? Lui-même ne s’en apercevra pas. De fait, ce n’est jamais la manière dont les auteurs usent des normes que l’on retient, mais bien la façon dont ils s’en dévient. Des « verbes paragraphes » de Hugo aux mots « sortant de leurs gonds » de Céline, chacun a quelque chose pour plaire, chacun a son petit mérite : ainsi en est-il, et ainsi personne n’aime aucun auteur.
[2] Je passerai rapidement sur l’apprentissage de cette « nouvelle syntaxe ». Chacun a sa sensibilité et son rapport à la Lettre, chacun voit dans sa langue le point qu’il désire mettre en avant, ceux qu’il désire taire, ceux qu’il considère comme étant une faiblesse (mais il n’y a guère de faiblesse dans les langues. Les points forts de l’une sont compensés par ses faibles, et réciproquement. Une langue ne peut tout dire, certes, mais toutes les langues peuvent dire toutes les choses). De fait, je ne pourrai pas tracer de table exacte du modus operandi. Le seul conseil que je puis donner, c’est de lire et de lire encore ; de savoir où se place sa sensibilité, et de trouver la syntaxe, le vocabulaire, le temps et le ton capables de l’apposer sur le papier. Je voudrai en revanche parler de la façon dont on peut l’imposer et dont on peut la faire comprendre, afin qu’il n’y ait nulle ambiguïté : et de là il convient à tout un chacun se mettant à composer de choisir son camp. Écrit-il pour être lu, ou bien écrit-il pour être compris ? Car il y a une nuance. Un texte est toujours lu. S’il ne l’était pas, il ne serait pas texte : il n’existerait pas (vision fort étriquée du monde je l’admets. Mais je pose ici d’une façon claire que ce qui existe et ce qui est peut être observé. Méditons l’exemple de Saint-Thomas). En revanche, un texte peut être lu et non compris (il suffit de lire un texte en langue étrangère). La compréhension compile donc deux étapes distinctes : la lecture et l’assimilation. Un texte qui n’aurait pour but que d’être « lu » se délie de la seconde, et se concentre sur la première. Cela aboutit, grossièrement, à deux poétiques distinctes que je m’en vais efforcer de décrire et de comparer. Cela fera toujours deux points de plus pour la figure géométrique abstraite dont j’ai parlé ci-haut.

L’auteur qui désire n’être que lu n’a pour seul souci que l’écriture. Qu’il se contente d’apposer les mots comme bon lui semble. La syntaxe même peut ne pas être un ennui. Que sa production soit écrite, et qu’il utilise des vocables d’une langue, la sienne ou une autre, même si elle est inventée par ses soins : cela n’a strictement aucune importance. Selon son ingéniosité, selon la maîtrise de son art et sa technique, alors pourra-t-il espérer trouver son public. Qu’il suffise que son cœur batte à la même vitesse que celui de son lecteur, et ce sera chose faite. Dans ces pièces, dont bon nombre, puisqu’il s’agit d’un pari risqué et sans alternative, sont des chefs d’œuvre, c’est toute une sensibilité qui s’exprime et se livre à nous. Il suffit pour les aimer de les lire, il ne suffit que de cela. Vouloir les expliquer, c’est les tuer, comme ceux qui ouvrent une grenouille pour comprendre son fonctionnement. Les laisser comme tel, voilà la clé. Les laisser comme tel, voilà la solution suprême. Et le reste n’est que verbe.

L’auteur qui, en revanche, désire être lu et compris, devra en sus de l’expression d’une syntaxe sans faille et d’un développement aux arguments choisis choisir son sujet avec soin et le considérer comme tape à l’œil et suffisamment tapageur pour contenter tout un chacun. Il faudra faire dans l’illustre, et dans le vulgaire ; il faudra faire dans la révélation ; il faudra faire dans la souffrance ; car ce qui intéresse, c’est le graveleux, ce n’est pas la poétique. Hélas.

J’ai, depuis que j’ai commencé à composer, « choisi mon camp ». J’ignore si c’est le bon ; j’ignore si c’est le juste ; je sais seulement que c’est le seul qui me convienne encore. Lointains et obscurs sont les chemins, unique et claire est la voie.
[3] J’essaie d’apporter une attention toute particulière aux premières phrases de mes textes. Plus précisément encore, j’essaie d’apporter une attention toute particulière à la première phrase de mon texte. Tout comme le titre, et je crois avoir déjà eu soin de le préciser plus haut ou ailleurs21, est d’une importance capitale et conditionne toute lecture, la première phrase elle-même est de cet ordre. Elle permet d’apposer déjà quelques nuances de style et de thèmes, d’introduire un personnage ou un lieu, un objet. Non l’objet, ou le lieu, ou le personnage qui aura de l’importance par la suite, mais qui, de fil en aiguille, et cela est pertinemment vrai dans un « roman », va permettre de glisser vers le cœur même du texte. Jetons un coup d’œil sur la première phrase de ce manuscrit-ci :

« Encore une fois, je sacrifie à ma bonne vieille habitude ; plutôt que d’achever le texte que j’ai commencé il y a quelques jours à peine, et pour lequel j’ai des ambitions somme toutes honorables, je choisis, sous couvert de l’une ou l’autre lecture ayant trait à l’un ou l’autre travail universitaire de débuter un autre texte, à la frontière entre l’essai et la fiction ; essai, car ses thématiques seront surtout abstraites et théoriques ; fiction, car je me sais incapable de mener bout à bout un essai philosophique ou didactique, et que je ne manquerai pas de le voir se mâtiner de quelques îlots de récit, ci et là ; de petites historiettes allégoriques, me permettant d’aborder plus posément un thème délicat, ou encore pour me reposer l’œil et la main ; car il est difficile pour quiconque de poursuivre d’un tenant, à moins d’être de ces esprits formidables qui ne manquent pas de tapisser les histoires de chaque siècle un essai théorique sans pauses fréquentes et remises en question. »

La première remarque est évidente. Il s’agit d’une fort longue phrase. Structurée, certes, par nombre de points-virgules (j’apprécie énormément cette ponctuation particulière), mais longue. Et pourtant, déjà, il me semble avoir dit tout de la voie que je m’efforce de suivre. Le cas est canonique, presque autotélique : « j’écris un livre pour écrire un livre etc. ». Rétrospectivement, il me semble juste l’avoir écrite dans le cadre de « considérations préliminaires ». Si à présent je prends la « seconde première phrase » du manuscrit :

« Revenons donc au premier sujet de cette étude : le titre de mon ouvrage. »

Un début qui est un retour ; un début qui rappelle la problématique ; un début qui commence, pour ainsi dire, in medias res. Ce n’est pas un mal. C’est du moins, tout ce que l’on conseille. Ces introductions en longueur, qui commencent par nous parler de choses et d’autres ennuient et énervent. Quand bien même l’auteur s’autorise par la suite nombre de digressions, de parenthèses, qu’il commence directement dans le vif du sujet ; même, qu’il commence par la fin, par la mort de son héros, par la fin des espoirs et que son écrit soit rétrospectif ; que l’on commence par une bribe de conversation, par un portrait en cours de description ; enfin, que l’on soit aussitôt plongé dans les méandres abscons et absolus de ce texte qui se construit, de ce tissu qui se file, de cette pièce qui se joue. Et que l’on aime cela. Du reste, ce me semble une mimesis fort intéressante.

Imaginons-nous un homme quelconque. Manteau sur les épaules, barbe drue. Sans nul doute n’aura-t-il pas dormi les nuits précédentes, occupé à quelques travaux secrets ou bien pressé de rejoindre des dames étrangères l’une à l’autre, qu’il aime pourtant chacune comme personne ; il s’introduit dans une salle de cinéma, la séance vient de commencer. Il rentre dans la salle in medias res. Imaginons-nous à présent que le film lui-même avait orchestré une entrée ainsi faite. Celle de notre homme, aucun ne me contredira, est plus véritable. Plus véritable, car il est des chances pour qu’il ne saisisse pas tout ; plus véritable, car il est certain qu’il se noiera dans le film, devenu « son » film ; plus véritable, car il en ressortira frustré, ne sachant précisément s’il devait comprendre ce qu’il a compris.

Tant mieux.

Tant mieux, car s’il n’y a qu’une lecture pour une œuvre, elle manque son but. Hélas.

Comme le chantait Foucault, du moins il me semble que c’était lui, il y a des lectures justes, il n’y a pas de lectures vraies. L’image dans le tapis. Chacun y voit sa propre face.

G : Considérations finales

[1] « Finales », car j’arrive à la fin de mon manuscrit. Point que mes réflexions concernant le genre romanesque arrivent à terme ; et sans nul doute, le temps aidant, je reprendrai ce texte en y adjoignant mes sensibilités nouvellement acquises. Mais à l’heure actuelle, je pense avoir fait le « tour » des remarques que je pouvais faire. À l’observation, ces réflexions sont courtes ; et sans nul doute non poussées à leur paroxysme. Un tel me lisant me reprochera des lacunes de méthode, ou des conclusions hâtives : mais ce sont les pensées que j’ai réussies à construire ci et là, tandis que j’avais le besoin et de me reposer, et de m’interroger. Quid, dès lors, de la conclusion de mon texte, pourquoi ai-je donc appelé ce texte Roman ? Car ce n’en est définitivement pas un, tout en l’étant.

Il n’en est pas, car il ne répond aucunement à toute définition que l’on peut espérer donner au genre. Une entrée comme suit : « l’expression d’une individualité propre », et une forme associée à ces fragments me conduiraient plus nécessairement vers l’essai, si je devais moi-même, en position de lecteur ou de critique, classer ce texte dans un des canons formels que l’on peut découper.

Mais il le reste, ne serait-ce que par son titre, et par la réflexivité de son titre : Roman comme « ouvrage qui traite de la poétique du Roman ». Dès lors, il faudrait considérer le titre global comme Roman... ou non qui satisferait tout un chacun. Mais le rejet de la seconde partie en sous-titre, soit à un niveau inférieur d’appellation, m’est également révélateur de ce double jeu que je tresse. Ce manuscrit est un roman car je l’ai décidé. Pourquoi devrais-je me cantonner à un moule préexistant et, tristesse ultime, le nommer tel qu’on décida, des années durant, de le nommer ? Pourquoi ne puis-je pas exploiter ma terminologie ? Si je prends peine de définir ce que j’entends par « roman », alors cela peut le devenir. Ce Roman est un roman d’essai. Il est donc « roman » pour moi et n’en est pas un « pour les autres ».
Et dès lors, le reste peut mourir.
[1’] Un dernier mot me vient à l’esprit tandis que j’écris ces lignes. Ou peut-être deux : nous verrons si les deux sont aussi distincts qu’ils se présentent à mon esprit. Si le premier me vient d’une discussion avec un mien ami, le second est une pensée qui m’est propre.

Mon ami me faisait remarquer la différence entre l’auteur et l’artiste : le premier est celui qui a « autorité » ; le second celui qui est « artisan ». De là l’auteur de ne pas considérer son texte comme un produit physique, mais pur esprit, et de placer la Littérature à part des autres arts.

La seconde, que j’ai un amour immodéré pour Rimbaud, et que je viens de comprendre ce jour même pourquoi. Non pas parce que son cœur battait au même rythme que le mien ; mais parce qu’il avait réussi à concevoir ce fameux texte fractal, cette fameuse poétique ultime, où un mot résume l’ensemble de l’œuvre et où l’œuvre entière se retrouve dans chaque mot.
Et dès lors, je puis mourir.

Postface

Quel fut mon but ? En avais-je au moins un ?
Tant de travaux en cours... tant de choses à faire, à écrire, à lire. Et si peu de temps. Tant de choses à dire surtout. Et ce besoin, flambant, étincelant, de le communiquer, alors que je sors d’une lecture tumultueuse, ou d’une réflexion menée je ne sais comment, je ne sais où, et que je ne quitte jamais indemne. Chaque mot que je broie sous mes ongles me déchire un peu plus ; chaque lettre que je frappe est comme un coup de poignard plongé dans ma poitrine ; chaque phrase achevée me plonge de plus en plus dans le trouble qui est mien, et que je cultive.

Je sens mon cœur battre.
Néanmoins, mettons les choses en ordre, et tentons d’y voir clair. Car souvent, je m’autorise de ces constructions élaborées, si élaborées qu’on peine à trouver la réponse, s’il y a réponse ; et je m’amuse à la disperser alors au fil de mes lignes, encore et encore. « À qui lira » etc., « Réponse suit » etc.
Comme toujours, ces textes ici rassemblés, qu’ils portent les titres d’« essai », de « nouvelle » ou de « réflexions », furent écrits indépendamment, sans chercher à les colmater à l’un ou l’autre projet. J’ai pourtant décidé de les compiler, sans même faire l’effort de tisser des liens entre eux, comme j’ai pu m’observer le faire, afin de faciliter une lecture. On passe du coq à l’âne, volontairement : je n’ai pas écrit autrement. Pourtant, ce choix de mise en recueil traduit, en partie, une idée : celle que je tournerai toujours autour des mêmes thèmes, que la manière de dire seule diffèrerait. Tout ne sera jamais que répétition d’un grand tout, jusqu’à ce qu’enfin, je trouve la réponse à mes interrogations. Mais comme de juste, ce n’est pas le but qui me préoccupe ; c’est le processus. C’est la manière. L’on peut arriver au résultat de bien des façons, et c’est cette façon-ci qui m’inquiète plus que les autres, puisque c’est actuellement celle que je travaille présentement. Et cette « postface », cet « épilogue », appelons-le comme nous le voudrons, j’ai choisi ce nom mais un autre aurait pu tout aussi bien convenir, de clarifier les choses. Je suis encore en quête. Je suis encore en regret, comme me disait un ami, en regret de ne pouvoir répondre.

Ce regret qui nous fait présager l’indicible. Le nom, brûlant, qui nous reste sur la langue et qu’on ne peut finalement prononcer ; ce mot qui ne veut s’échapper, qui reste comme blotti au creux d’une molaire, confortablement, comme s’il ne voulait pas nous quitter. Comme s’il nous appartenait.

Qui donnerait son bras pour aider un blessé, s’il n’y était pas contraint ?
Quand je relis mes textes, cela m’arrive parfois, par faiblesse ou par paresse, les réponses à mes questions me semblent évidentes. Car le processus d’écriture m’aida à les trouver. Mais quand un autre les parcourt, il ne voit que mystère, et je suis dans l’incapacité souvent de l’aider. Je me présente à lui comme un passionné d’opéra qui se heurte à l’incompréhension : « ne vois-tu donc pas que c’est beau ? ». J’ai oublié que la beauté, de même que l’entendement, n’est pas universelle. Et que ce n’est pas en dessinant plus de beautés que l’on parviendra à faire comprendre l’idée de beauté. L’idée de beauté n’existe pas, pas même pour celui qui la voit : il ne voit que le résultat de cette beauté. Du moment qu’il en saisit le cheminement, il n’est plus apte à la voir. Il ne voit que des rouages d’un monstre mécanique, et sait que c’est « beau » parce qu’on l’a aidé à comprendre que cela l’était.
Je me semble être dans une étape intermédiaire. Je perçois certains rouages, tandis que d’autres restent loin, si loin de moi. Si les vois-je un jour, cela me rendra-t-il meilleur ? Je ne pense pas. Cela me servira à rendre plus lisible, voire plus aimable, mes mots. Mais je ne serai pas meilleur. Je ne crois pas m’améliorer par l’écriture. Je pense m’améliorer par la lecture en revanche ; mais concilier sagesse et pensum est un mensonge de clerc débonnaire.

Un mensonge éhonté.
En définitive, que me reste-t-il ? Je ne sais plus même pourquoi j’écris cette postface. Pour m’expliquer, certes ; mais je ne saurai pas même m’expliquer. Pour éclaircir, oui-da ; mais je crains de brûler ces pages, que d’approcher la chandelle de trop près.

Ces textes ont sans aucun doute un lien, un message commun, une lettre, un thème, un personnage, quelque chose qui les unit. Cela ne peut être autrement, auquel cas je ne les aurais pas rassemblés. Mon esprit rationnel se heurte à cette logique perverse. Mais mon âme d’auteur en devenir, en revanche, se plaît à y voir au contraire l’humilité la plus grande.

Suis-je si déraisonné que je ne puis croire produire un réseau sans sens, une toile sans signification, un monceau vide, un bout de viande sèche ? Ou bien suis-je si malin que le propre sens que j’ai dissimulé n’apparaît à mes propres yeux ?
J’avais ici élaboré une réponse déraisonnée, que j’ai choisi à l’instant d’effacer. Je pense que l’on aurait pu se méprendre sur mes intentions. Je finirai donc ce texte-ci sur cette question-là, car tout est toujours affaire de choix ; et comme je l’eus écrit, l’on ne trouve pas dans ce monde, quelle que soit la situation, quels que soient l’époque ou le pays, de « bon » ou de « mauvais » choix.

Car seules les conséquences méritent être jugées.

L’auteur


  1. Le vrai étant, on le saura, ce qui est considéré comme réel, et le réel, bien entendu, ce qui existe réellement. Je désire en profiter également pour faire un léger laïus sur la note de bas de page, que j’adule plus que tout. Il y a là un plaisir pervers, exacerbé, je le présume, par mes présentes études, à abuser de cette facilité. La note de bas de page ne devrait servir, et ce de façon exclusive, qu’à des fins bibliographiques : il s’agit de glisser une référence qui, donnée au sein du texte, alourdirait significativement la phrase. Et son utilisation autre, comme la présente, est plutôt révélatrice d’une certaine fainéantise de la part de son auteur. Plutôt que de travailler son texte afin de rendre ce commentaire digeste et, pour le moins, lisible, il préfère la reléguer en une police plus petite, au moyen d’un renvoi microscopique, et cela parfois sur plusieurs pages. La note de bas de page incarne un dilemne prodigieux, représentatif, même, de l’effort de lecture : doit-on saisir la note en plein vol, et revenir à sa phrase avec la nécessité de la reprendre depuis son idée racine afin de la saisir dans son intégralité, ou bien doit-on la dédaigner tout d’abord, et y revenir une fois le point posé ? Dans un cas comme dans l’autre, la lecture se fera de manière chaotique. L’on décroche sensiblement. C’est pour cela que son usage, exception faite des commentaires critiques et des œuvres à tiroir qui jouent précisément sur l’usage répété du paratexte, est proscrit au sein des œuvres de fiction dite « pure », c’est-à-dire dont le narrateur est une entité absolue et néante, n’ayant aucune spatialité ni identité propre. Son utilisation peut être en revanche observée au sein des romans dont la narration se fait à la première personne, quoique, de mémoire, les auteurs semblent privilégier le commentaire intradiégétique... il me faudrait me renseigner davantage, mais je ne pense pas me tromper.↩︎

  2. Pièce du peintre Bruegel dont je recommande vivement la méditation. Je l’ai moi-même découverte tandis que je n’avais que douze ou treize ans. C’est depuis lors que je découvris l’existence du pays « de l’autre côté du miroir ».↩︎

  3. Je reste un bien plaintif valétudinaire, et un servant de la première heure, un philistin des pas perdus. Je me défends d’une seule et unique chose : de ne pas prétendre être différent de mon voisin de palier, et si le second veut me rallier à lui pour expulser le premier, je fais ma préférence du bout des lèvres seulement, et les herbes folles aiment à se plier sous mes remarques.↩︎

  4. À l’attention des traducteurs et autres adaptateurs, si jamais un jour ceux-ci viennent à se pencher sur mon texte : les remarques qui suivent sont, pour ainsi dire, très portées sur la langue que présentement et originalement j’emploie, et ne sauraient être réellement transposables, ou encore « transférables » comme l’on disait dans les temps aventureux, dans une autre. L’on peut s’y essayer : et je suis d’ailleurs curieux d’en voir les résultats. Avis aux amateurs !↩︎

  5. Car j’avais grand plaisir, malgré tout, à conduire, lorsque la route se faisait droite et que le compteur affichait quatre-vingts kilomètres heures, oui, j’aimais cela. Un séjour sur une piste de karting me procurerait, bien entendu, le même plaisir.↩︎

  6. Les fanatiques reconnaîtront le ton caustique du docteur Cox.↩︎

  7. Mais n’est-ce pas là, précisément, le but de la première partie de ce manuscrit ? Je m’aperçois que je n’ai pas pris le temps de définir quel était, précisément, mes intentions. Je ne le ferai pas davantage dans cette note, car je les juge évidentes à la vue de tout ce que vous avez pu lire jusqu’à présent. Les choses répétées plaisent sans doute, mais elles m’ennuient davantage encore.↩︎

  8. Mais l’on sait de longue date que les mots parlent plus que le locuteur, et qu’à chaque reprise les paroles le dépassent. L’on ne parle quasiment jamais avec le sens plein du lexique, mais bel et bien avec les sens seconds et troisièmes.↩︎

  9. Même les sous-fifres ont leurs sous-fifres.↩︎

  10. Onomatopée des plus spécialisées en réalité, mais notre civilisation a semble-t-il oublié ses racines de chasseur.↩︎

  11. J’aimerais tant avoir cette ouïe.↩︎

  12. Graphie latinisante, qui a un certain charme j’avoue. Du moins pour moi.↩︎

  13. Car je pars, bien évidemment, du fait que je ne le suis pas.↩︎

  14. Mais un mot peut-il exister sans avoir pour autant de sens ? C’est là une question que souvent je me pose, sans trouver de réponse définitive. Un jour, me voilà savant et le lendemain, tout bascule ; je ne sais que faire. Poursuivre, toujours : tout sera clair bientôt.↩︎

  15. Après relecture, je ne m’en souviens décidément plus. Peste. Je suppose que cela ne doit pas être si important que cela.↩︎

  16. En relisant, je m’aperçois que l’on peut se méprendre. Ce n’est pas une faute d’étourderie. Afin de saisir l’essence du roman, c’est-à-dire la nécessité des « ponts », il convient de tâter de la profondeur du lac et s’assurer qu’on ne pouvait le traverser à pieds ou à cheval.↩︎

  17. Par ce mot, elle désignait l’amour physique. J’ai depuis appris qu’elle devait elle-même ce mot à l’écoute attentive de Serge Gainsbourg, qui, ci et là, l’employait à tour de bras. Et non sans élégance.↩︎

  18. J’invite les intéressés qui seraient par cette question passionnés à lire la nouvelle que je suis en train de composer, sur un sculpteur et sa statue. Les curieux reconnaîtront. Ou non.↩︎

  19. Sur cette question de « un auteur n’achève pas un livre, il l’interrompt comme si on lui coupait la parole », il faudra que j’écrive quelques lignes. Je garde cette idée en tête.↩︎

  20. Ma mémoire me fait faux bond... Impossible de remettre un nom sur cette citation, que je fis broder sur mes coussins.↩︎

  21. J’avoue qu’en cette heure tardive à laquelle je compose, je n’ai guère ambition de vérifier ces dires.↩︎