2008
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
Tout a commencé lors d’une discussion avec ma petite amie. Je ne suis pas de ceux qui prennent des initiatives; il me faut m’en donner l’ordre. Mais une fois que j’ai pris la décision, il est difficile de m’arrêter et toujours je vais jusqu’au bout des choses.
Puisque j’ai choisi de raconter cette curieuse histoire, il me faut m’en tenir à ma décision, et remonter jusqu’à un certain été, il y a de cela cinq ou six ans; si les évènements en eux-mêmes me sont aussi clairs dans mon esprit que si cela fut la veille, je ne puis en dire autant de la date exacte à laquelle ils se produisirent. Mais cela n’a guère d’importance, on s’en apercevra au cours de mon récit, et une année ou deux d’erreur ne sont que peu de choses. Du moins, selon mon strict point de vue. Il fut un temps où je voulais ardemment connaître le fin mot de ma mésaventure, et où je voulus quérir le plus grand nombre de témoignages susceptibles de confirmer mes assertions, d’appuyer mes convictions, de convaincre les foules enfin, ma petite amie en particulier, cette fameuse amie, semble-t-il, à l’origine de toutes choses.
Je fais partie de ces petites gens que le travail, s’entend le
travail « manuel » effraie ostensiblement. Ils s’efforcent de le fuir
autant que faire se peut, mais tôt ou tard les vicissitudes de
l’existence viennent à les rattraper, et les obligent, bon gré, mal gré,
le plus souvent clopin-clopant à se retrousser les manches et c’est
maladroit que l’on peut les observer se démener, et réaliser avec les
plus grandes difficultés ce que n’importe qui d’autre parvient à
accomplir sans même s’en apercevoir. Mais comme de juste, mes finances
en ce temps n’étaient guère rutilantes: point de ducat ni de pièce de
huit à me mettre sous la dent. Le tabac m’était inaccessible, je nous
condamnais aux pâtes et aux sandwichs au pain. Ainsi entrepris-je de me
lancer dans une honnête campagne d’affichage, proposant aux intéressés
de donner des cours particuliers aux collégiens en détresse et aux
lycéens en perdition, monnayant doublons. Par la suite, cette campagne
se révéla quelque peu fructueuse, puisque mes semaines étaient
régulièrement occupées à ces dits enseignements; mais ce n’est pas de
cela dont il s’agit. Je me permets de revenir à mon précédent propos et
à considérer le premier jour où je me mis en chasse de panneaux
d’affichages. Mes cibles étaient tout d’abord les bureaux de tabac, les
bibliothèques, les librairies. Devant le succès de mes entreprises,
j’élargissais le cercle de mes objectifs aux pharmacies, aux cybercafés,
et, plus vulgairement, à n’importe quelle échoppe se trouvant sur ma
route, en veillant à toujours placer ces annonces dans des commerces
près de mon domicile, de sorte à maximiser mes chances de trouver des
demandeurs près de mon foyer; à cette époque en effet je n’avais point
de véhicule personnel, et ne pouvais donc, faute de moyen et non de
volonté, parcourir de violentes distances.
Tout se déroulait pour le mieux, et une dizaine de mes petites annonces
étaient d’ores et déjà placées ci et là. Il ne m’en restait qu’une, que
je me faisais un devoir d’accrocher; j’aurai vécu comme un échec
personnel de rentrer à la maison sans les avoir toutes écoulées. La
chance me sourit. Dans une impasse d’une place d’église, blottie entre
une boulangerie et une manière de hangar à colifichets et autres
bondieuseries se trouvaient une brocante qui était passée au travers des
mailles de mon filet, du moins lors de mes premiers passages. Ce n’était
certes pas le « coin » de la place que je longeais le plus volontiers,
mais j’avoue à ma honte, que l’on me traite de distrait si cela plaît!
n’avoir jusqu’à ce jour-ci jamais remarqué ni l’impasse, ni la brocante.
Si bien que je crus bien voir dans cette découverte un signe de la
providence, et je m’engouffrai sans attendre dans la ruelle, convaincu
que c’était bien là que devait échoir ma dernière annonce. Ce n’était
pas tant dans l’optique d’être lu davantage; je me doutais avant d’agir
que la fréquentation de cette boutique devait être limitée, pour tout
dire inexistante. Mais je me faisais d’un devoir personnel le fait
d’accrocher ma dernière annonce, me refusant de la chiffonner et de la
jeter dans la première poubelle venue, à destination de ces messieurs
les rats.
La boutique, qui s’avéra être refuge d’un antiquaire, pouvait
elle-même figurer parmi les articles à acheter dans ladite échoppe tant
elle paraissait lugubre, curieuse et vieille à la fois. Des toiles
d’araignées, les plus blanches et les plus filandreuses que je n’ai
jamais pu revoir depuis avaient définitivement élues domicile entre les
poutres apparentes de la toiture; le plâtre du mur était jauni, tombait
en ruine par endroit; et une seule fenêtre de quatre carreaux sales,
dont l’un était brisé autorisait le visiteur à jeter un coup d’œil au
sein de la baraque, la porte étant définitivement opaque et en chêne
lourd et vieilli. Une pancarte peinte à la main éructait d’une écriture
malhabile « Ouvert », suspendue par un clou rouillé. Et, mais était-ce
mon imagination galopante qui me suggéra cela, une figure menaçante
semblait se découper si l’on reliait les fissures de la façade,
représentant un diablotin qui l’espace d’une seconde sembla me suivre du
regard. Et tandis qu’un courant d’air me fit hérisser ma courte pilosité
du cou, je frappai timidement et pénétrai dans la raison de ma
folie.
Si l’extérieur présageait une boutique antédiluvienne, l’intérieur ne
dérogeait point aux apparences. Ce n’était qu’un bric-à-brac hétéroclite
d’objets divers et de tapisseries, de théières cabossées et de miroirs
brisés. Des étagères convenues obstruaient régulièrement ma progression
au sein de ce curieux marché qu’on aurait juré surgir des basses allées
du Maroc ou de la Cour des Miracles, même. Je m’attendais bientôt à ce
que ces objets se lèvent brutalement de leur emplacement et m’entrainent
dans un de ces ballets monstrueux, digne des soirées masquées du Duc
d’Aquitaine. Des aquarelles étranges, dans lesquelles je ne pouvais
discerner aucun motif reconnaissable arpentaient les murs gris et
conféraient à l’ensemble un semblant de labyrinthe dédaléen d’où je
doutais ressortir un jour, ne m’étant point prémuni d’un fil d’Ariane
salvateur, qui aurait pu m’aider dans ma quête de liberté. J’ai déambulé
dans cette ancienne boutique pendant quelques minutes, à la fois
émerveillé et effrayé de tant de constructions, et décidant de ne point
acheter quoi que ce soit – non que rien ne fut digne d’intérêt, je suis
au contraire charmant collectionneur de bizarreries en tous genres – je
me hasardais vers le bureau encombré de la tenante des lieux, vieille
apothicaire d’un autre âge se tenant stoïque sur une chaise en bois
branlante, lisant quelques recueils de poésie oublié d’un siècle éteint.
Je lui fis part de la raison de ma démarche, et, en me souriant
largement, dévoilant ainsi des rangées d’uniques dents, elle me fit
savoir que cela ne la dérangeait guère et qu’au contraire elle était
heureuse de m’aider dans mes recherches d’emploi. Après avoir rapidement
« scotché » mon papelard en vue sur son bureau, je contemplais un rien
mon ouvrage, la saluais poliment et ressortis troublé sous un « au
revoir » profond qui remplit mon cœur à la fois de joie, de fierté et de
peur.
De retour à notre domicile, j’entretenais mon amie du succès de mes
parcours citadins, et ne manquais pas de lui raconter en détail mes
recherches; les bureaux où l’on m’avait accepté, ceux qui me furent
refusés. Et je terminais comme de bien entendu par l’aventure de la
vieille brocante. Au fur et à mesure de mon récit abondant en détails,
elle me semblait de plus en plus sceptique: elle non plus n’avait jamais
rencontré cette boutique et montrait un intérêt on ne peut plus grand
pour la visiter derechef. Elle prit une veste traînant là et nous
partîmes main dans la main vers la place, puis déambulâmes en direction
de l’impasse. Là, quelle ne fut pas ma surprise de constater que
celle-ci n’avait jamais existé! Point d’allée, point de brocante
mystérieuse, point de façade blafarde, point d’apothicaire mystique. Un
mur de pierre grandissait encore et encore, jouxtant une boulangerie et
une bijouterie, mur qui avait toujours dû être là. Je me mis à douter.
Me serais-je trompé d’emplacement? Nous fîmes le tour de la place tant
et tant, guettant toute entrée suspecte, en vain. Aucune trace de
l’échoppe que je visitai il y a quelques minutes encore. Mon amie se
moqua de moi; elle m’intima l’ordre de cesser de lui raconter des
histoires à dormir debout; et exigea comme punition de me traîner dans
quelques magasins de frusques et de lui acheter ce cache-cœur qui lui
faisait tant envie. Je dodelinais de la tête, je tâchais d’être
intéressé par ses visites en cabine d’essayage, mais mon esprit était
résolument ailleurs. Je retournais encore et encore le problème dans ma
tête, mais je ne trouvais aucune explication logique à mon hallucination
passagère. Des preuves, me disais-je, il me fallait des preuves. Si
seulement j’avais acheté un quelconque objet, si j’avais trace d’une
transaction, on serait forcé de me croire. Je n’avais dans les mains
qu’une seule et unique preuve à vrai dire, les « chutes » de mes
annonces. Je les ai retrouvées. Je les ai dénombrées. J’ai refait le
tour de toutes les boutiques pour les compter. En définitive, il m’en «
manquait » bien une. Et je savais pertinemment que je ne l’avais pas
jetée. Cela allait au-delà de mes convictions, comme je l’ai expliqué.
Mais je n’avais pas non plus de « preuves » à proprement parler. Et je
ne pouvais décemment pas fouiller toutes les poubelles de la ville et
reconnaître que je ne trouvais pas mon affichette: ce n’aurait
strictement rien montré. Ainsi ne me restait-il en définitive que ma
propre conviction, mes propres souvenirs, et l’incapacité de prouver ce
que j’avais vécu.
Au-delà de cette volonté que j’avais de prouver à quiconque que j’avais
raison, j’ai eu pendant plusieurs mois de violentes discussions avec mes
compagnons, dans l’espoir de trouver un écho favorable, en vain. Les
plus francs me traitaient de fous ou d’hallucino-maniaque, les
diplomates soutenaient que j’avais rêvé. Et moi-même de m’interroger au
fur et à mesure sur ce qui m’était arrivé... étais-je réellement sûr que
ce que j’avais vécu était vrai? N’avais-je pas, et ce n’est pas à
l’heure actuelle ma conviction ultime, fabulé tout ce que j’ai ici
raconté? Je suis un être de raison. Du moins me plais-je à me définir
ainsi. Et tout dans ma vie, de mes relations à mes expériences, semble
être gouverné sous ce seul avatar. Il me faut alors m’en remettre à ma
seule raison pour résoudre ce mystère, et c’est bel et bien pour cela
que je me décide de le raconter ici et maintenant. Et que me dicte cette
raison? Qu’il me faut réaliser qu’une telle aventure n’est pas possible.
Dès lors, que j’ai fabulé. Mais je sais tout également que cela n’est
pas réel.
Je me retrouve face à un violent paradoxe que je me refuse de résoudre, tant l’une comme l’autre solution me semblent, justement, déraisonnées. Je me sais sain d’esprit comme je reconnais mon expérience comme hors de la réalité; je sais que les boutiques n’apparaissent ni ne disparaissent pas comme par enchantement dans notre monde, a contrario de celui de Terry Pratchett pour ne citer que lui et qu’a fortiori on ne peut espérer les visiter. Ces deux savoirs s’affrontent. Du reste réside l’énigme de la chute supplémentaire, qui accrédite malheureusement l’une comme l’autre des thèses: elle fait partie de ces preuves qui servent et desservent ce qu’elles sont censées démontrer. Mon impasse intellectuelle est ainsi présentée. Et je n’ai jusqu’à aujourd’hui nullement trouvé de réponse satisfaisante. Mais peut-être devrais-je d’autant mieux présenter la chose et énoncer clairement la question qui me brûle les lèvres et me pulvérise les neurones. Cette question, ce n’est pas « Suis-je fou? »; mais bien « dans quels cas, limités par leurs contextes, peut-on considérer que mon expérience est vraie? »
Et cela, je n’ai encore pu le résoudre et peut-être même ne
pourrais-je jamais le faire. Triste condition que la mienne...
J’en ai parlé à plus d’un ami. J’en ai parlé à plus d’un psychiatre.
J’ai obtenu des réponses des uns, des interrogations des autres. Si mon
aventure n’est pas réelle, pensé-je, qu’est-ce que mon subconscient,
dans toute sa grandeur existentielle, a bien pu vouloir me dire, me
signifier? Aucune clef des songes ne m’aura apporté la réponse tant
attendue. En vain je la guette; je crois, dans un demi-sommeil la
saisir; mais sitôt je m’endors ou je l’oublie. Et j’erre encore sur
cette place dans l’espoir de revoir un jour la fameuse brocante.
Il est un épilogue à cette histoire. C’est une preuve. Mais ce n’est pas
une preuve à proprement parler. Une impression tout au plus.
Dans les mois qui suivirent mon aventure, mon amie, me voyant encore
affligé par ce souvenir, m’invita chez des proches passer une soirée, à
renfort de prières, de menaces et de thé vert. J’acceptai. Une fois
arrivé chez ce charmant couple que j’apprécie au point de dire que ce
sont de bons compagnons, le degré ultime avant d’atteindre le stade tant
convoité « d’amis » à proprement parler, je remarquai de suite un
narguilé aux couleurs vertes et roses, rouillé par endroit, objet de
décoration plus que de consommation. Ce narguilé, je le savais, m’était
connu. D’où, je ne pouvais l’affirmer avec précision. Lorsque l’hôtesse
de maison m’apprit qu’elle l’avait déniché elle ne savait où, dans une
petite boutique de la fameuse place, mon sang se mit à bouillir. C’était
bien « là » que je l’avais jadis vu. Je l’assommais de questions, je
voulais des précisions quant à son achat, une preuve. Elle avait payé
comptant, elle n’avait aucun reçu. Elle affirmait l’avoir acheté il y a
de cela un ou deux jours. Je me promenais quotidiennement sur cette
place; il était en effet possible que la brocante apparaisse que sous
certaines conditions, liées à quelques moments sélénites ou cycles
mercuriens, c’était une possibilité que jamais je n’ai exclue. Je ne
l’avais pourtant pas revue. Et l’amie ne put définitivement pas m’aider
dans mon entreprise. Sur ce, la conversation retomba, et nous passâmes
une charmante nuit, à discuter de tout et de rien, à rire et à méditer.
Mais régulièrement je jetais un regard sur l’objet préféré des fumeurs
orientaux, cherchant une marque, une griffure, un signe, en vain. Rien
de plus commun que cet objet qui avait dû connaître maints propriétaires
avant d’atterrir dans cette maisonnée. Ne pouvant me résoudre, pour
quelques contraintes matérielles, à le faire examiner en détail par un
orfèvre, j’abandonnais cette piste, jusqu’à ce jour et ne tenterais, je
crois, rien dans ce sens. Ce ne serait pas par là que je trouverai la
réponse à cette énigme. Et peut-être qu’au fond, cela vaut-il mieux.
Bin ich ein Gott ? Mir Wird so licht !1
Faust
Un oiseau passait au-delà. Son vol gracieux semblait redonner foi à quiconque le verrait. Se laissant porter par la brise, chutant encore mais se relevant enfin, vers l’horizon, derrière la frontière des nuages. Que le ciel doit être beau vu d’en haut.
Debout sur la balustrade. Au loin, un oiseau. Le vol de l’oiseau
s’imprimait en lui comme un souvenir impérissable. Dernier instant de
lucidité, frissonna-t-il, avant de tomber et de mourir. C’était décidé.
C’était maintenant. Finis les appels au secours, les baignoires rouges
ou les jeux de foulard. Terminés, les psychotropes et les accidents. À
présent, il savait quoi faire. Il s’apprêtait à le faire.
Il l’avait fait.
Le premier et le dernier pas fut plus facile qu’il ne l’aurait cru. Il
ne prit qu’une seule respiration avant de s’élancer. Il voulait bel et
bien sauter, et non tomber: une manière de plus de se convaincre qu’il
était pleinement conscient de son choix. Que ce n’était pas par quelques
hasards qu’il avait trébuché, ou qu’un tiers l’avait poussé: il se
suicidait conscient de sa mortalité, et en éprouverait ici et maintenant
ses limites. Dix étages. Les nuages disparurent. Devant lui, de vastes
étoiles, de futurs arcs-en-ciel; comme des néons d’ombre qui défilaient,
inlassablement; il ne prenait pas même la peine de bien les observer. À
quoi ressemblerait le paradis? Il allait le savoir sous peu.
Le paradis avait un goût d’herbe et de béton. Il faisait gris et
froid. Si ce n’était qu’il se retrouvait dix étages plus bas, rien
n’avait changé.
Il s’examina. Pas une blessure. Pas une goutte de sang. Juste l’espace
vert entourant le building légèrement piétiné à l’endroit où il était
tombé. Devant lui, le plongeoir. Il s’était suicidé pourtant. Mais il
n’était pas mort. Il se sentait même en meilleure forme physique
qu’auparavant. Comme si cette courte virée dans les airs lui avait fait
du bien. Il se ressaisit. Sans nul doute ces histoires de fantômes, de
tunnel étincelant que l’on aperçoit à notre mort sont-elles fondées.
Mais aussi loin qu’il jetait son regard, il ne voyait ni tunnel de
lumière, ni séraphins mesquins, ni archanges superbes. Juste le ciel
gris, les nuages lourds, et ce même oiseau, qui à présent revenait sur
ses ailes. Sans doute était-il néanmoins un spectre, condamné, pour
quelques vices inavoués, à errer à jamais sur cette terre et à la voir
lentement dépérir, dernier spectateur d’une pièce qu’il n’aimait pas.
Mais il ne pouvait ni passer à travers les troncs d’arbre, ni à travers
les murs. Pas même espionner les filles dans les vestiaires. Et lorsque
la charmante dame du pressing, avec laquelle il avait passé une
fougueuse nuit il y avait de cela quelques mois lui sourit en dévoilant
ses dents de nacre, il sut que non seulement il n’était pas un fantôme,
mais que tout le monde pouvait le voir et l’entendre.
« On » se foutait de sa gueule. Il n’avait pas coché le forfait «
immortalité » sur le grand formulaire de la vie. À moins qu’on ne se
soit trompé. À moins qu’on ait confié son dossier, que Saint-Pierre dans
son registre ait fait une erreur. Baste! D’où lui venaient ces
considérations pieuses, lui qui n’avait jamais cru qu’en une chose, sans
savoir laquelle, et qui l’avait guidée jusqu’à cet immeuble d’où il
s’était jeté? Il était en vie. Et cela n’allait définitivement
pas.
Son premier réflexe fut d’aller voir son médecin traitant. La scène fut
au combien grotesque. « Je suis mort », avança-t-il. « Du moins, j’aurai
dû. Je viens d’essuyer une chute de dix étages. J’aurai dû mourir. Ce
n’est pas un putain de miracle. Je veux savoir comment.
– Diantre, répondit le médecin qui ne le croyait pas, bien entendu. Pourquoi vouliez-vous vous suicider?
– Cela n’a strictement rien à voir avec notre conversation, fit-il un rien énervé. La question n’est pas de savoir pourquoi, la question est de savoir comment. » Mais le docteur ne lui donna pas d’explications. Il se lança sur un long monologue sur la beauté de la vie, sa nécessité. « Conneries », pensa-t-il. Ce n’est pas là que je trouverai ma réponse. Il paya et sortit. Dans la rue, il lui semblait que l’air était vicié. Il devait boire. Beaucoup. Peut-être, dans les limbes alcooliques et sous l’œil de la déesse Suze, il trouverait la réponse. Le bar également était enfumé. Il s’installa sur une petite table au fin fond du troquet, il alignait les verres. Des amis vinrent le trouver. Semi-conscient, semi-cohérent, il leur relata sa mésaventure qui prenait des airs d’aventure, extraordinaire, certes, à son grand regret. Ses amis également, du reste, le questionnaient sur la raison de son suicide. Cela n’a rien à voir. La question n’est pas « pourquoi », la question est « comment ». Il paya ses consommations et sortit sans dire au revoir. Il faisait nuit à présent. Il rentra péniblement chez lui et choisit de s’endormir. « Peut-être est-ce davantage l’enfer que le paradis, se dit-il. Peut-être que l’enfer est en ce monde, peut-être que l’enfer est ce monde, insista-t-il avec douleur. Cela expliquerait des tas de choses. Cela n’expliquerait pas des tas de choses. Cela ne me satisferait pas. Cela ne peut pas être. » Avant de s’endormir, il mit une chanson de Frank Zappa sur sa chaîne hi-fi. Dernière piste de l’album Apostrophe (‘), Stink-Foot.
It doesn’t, and you can’t.
I won’t, and it don’t.
It hasn’t, it isn’t.
It even ain’t, and it shouldn’t.It couldn’t.2
Il vit devant ses yeux la figure emblématique du chanteur, sa moustache, ses cheveux, sa tombe, et fit un rêve rouge. Au matin, il était toujours en vie. Pire: c’était le jour suivant, et il avait mal à la tête. « L’enfer, ou le monde est mal fait », pensa-t-il en faisant chauffer un peu de café. « On a toujours mal à la tête. »
Que ressent-on, que pense-t-on, qu’éprouve-t-on lorsque telle
absurdité arrive? Car c’en était une. Il se sentait détruit, bien que
vivant; sans espoir, bien que vivant; mort, bien que vivant. Que douce
serait la mort, reprit-il alors, si seulement j’étais mort! Que loin
serait ma vie, si j’étais mort!
Que ce café chaufferait plus vite, si j’étais mort!
Il délirait. En prenant silencieusement son petit-déjeuner, il choisit
de prendre les choses selon un angle rationnel. Il retourna sur les
lieux de son suicide. Évalua la hauteur de l’immeuble, s’appliqua à de
délicats calculs, pour prendre en compte la résistance de l’air, la
douceur de l’herbe... mais n’étant guère un habitué des considérations
physiques, il renonça. Puis il fit des expériences. Avec des objets,
tout d’abord: des pots de fleurs, des verres de lait. Ils se brisèrent
en mille morceaux épars. Il poursuivit avec des animaux: des chiens
errants, des chats disparus. Ils éclatèrent dans des explosions rouges
et noires, les boyaux surgissant monstrueusement du sol comme des
chardons infernaux. Puis il se risqua à demander, sous promesse de
récompense, à un sans domicile de l’accompagner jusqu’au sommet de
l’édifice.
Il pointa un oiseau invisible. Il le poussa. Accroupi sur la balustrade, il contemplait l’œil absent le cadavre du pauvre hère, et soupirait de temps à autre. Que j’aimerai être à sa place! Que j’aimerais que les autres contemplent mes intestins et mon foie... même si le mien serait naturellement plus beau. Il est vrai que je ne bois pas autant que cet inconnu qui empestait l’alcool à des kilomètres. Mes poumons en revanche, auraient été d’un noir crasseux. Ç’aurait été une magnifique œuvre d’art. Me voilà poète!
Consciencieusement, il nota sur un petit carnet le détail de ses expériences. Deux colonnes. Des noms abstraits que lui seul liraient. D’autres symboles. Des chiffres. Un schéma magnifiquement travaillé. Il en vint à la conclusion que ce n’était pas l’immeuble qui était en cause, mais sa personne. Que son corps, par un hasard formidable, avait résisté à une chute prodigieuse.
Il se souvenait de Descartes.
Éliminer les problèmes. Se souvenir de l’essentiel. Résoudre le problème, une fois celui-ci réduit à sa plus simple expression. Le problème se déplaçait: « Comment se suicider? » devenait langoureusement « Comment réussir son suicide? ».
Il fallait un meurtre instantané, bref; la douleur lui était intolérable. Il se souvenait du dégoût lorsqu’il y a de cela cinq ou six ans, il s’était ouvert les veines! Le froid de la lame lui avait transpercé les os avant d’atteindre physiquement la peau. Et se sentir partir en douceur, comme on s’endort. Ce n’était pas le sommeil éternel qu’il recherchait mais plutôt ce doux néant de la mort, ce sépulcre sombre où l’idée même de la lumière n’est pas un concept ni même une intuition: elle n’existe tout simplement pas, et son déni n’existe pas non plus. Comment passer rapidement d’un état à l’autre?
Il se figura de nombreuses hypothèses. Une seule sembla le séduire.
L’arme à feu.
Cruauté du flingue! songea-t-il. Inventé pour tuer! Voilà quelle sera ma lame, voilà ma chute!
Question, poursuivit-il à voix haute cette fois, toujours accroupi au
bord du gouffre. Comment se la procurer?
Il avait bien des amis policiers, quelques-uns, ci et là: il s’en
vantait quelques fois. Mais aucun, pensait-il à juste titre, ne
l’autoriserait à emprunter son arme, même pour une unique soirée. Il
voulait être seul: le suicide, comme le rêve, est un acte solitaire.
Aucun témoin, pas même sa personne. Il ne serait qu’acteur. La voler?
Les magasins d’arme sont rares, et il ne pouvait attendre le délai légal
imposé par les fonctionnaires de la chasse. Du reste, il voulait un
révolver, et non un fusil. Quitte à changer de méthode, autant en
adopter une « propre » et non salissante; pensons au prochain locataire,
à mon propriétaire: que les hommes sont salissants lorsqu’ils
choisissent de quitter ce monde! Soyons courtois, bien que violent; l’on
peut être sincère sans tomber dans la franchise.
Une autre possibilité était de voyager dans ces pays lointains, où l’on vend les armes comme on achète du pain: simplement en tendant un billet. Du temps, du temps: tout était question de temps. Il fallait être rapide dans l’action, comme si cela était déjà fait; rapide dans l’acquisition des moyens de cette action, rapide dans la réalisation. Demain, il faudrait que tout soit fait. Il ne lui restait en vérité qu’une dizaine d’heures pour mener son investigation à terme.
Il partit dans cette région de la ville où les rixes sont fréquentes, a-t-on entendu dire. Que les bars sont mal famés, qu’un mot suffit à déclencher une violente bagarre dont on ne ressort ni entièrement vivant, ni entièrement mort. Où le moindre compagnon devient un traître et où l’alcool est frelaté. Où, enfin, les gangs en vain se chamaillent une portion de bitume miraculeuse, refuge de lunapars et de distillerie clandestines. Les coups de feu échangés dès la nuit venue emplissaient l’atmosphère, montaient et disparaissaient comme un sourd piaillement et la police comptait les blessés et les morts en fumant une cigarette, en regardant l’air s’embraser.
Le paradis.
Il alla à sa banque, retira tout le maigre argent qu’il possédait: cela ne lui serait plus utile. Il s’infiltra dans ces « quartiers chauds ». Les rues, en ce début de soirée, étaient désertes. Une pluie fine lui rafraîchissait le visage, non les esprits. Il s’inquiéta de la première ruelle venue. Derrière une benne à ordure, étrangement vide, un homme fumait, tranquille. Son habit était simple, non naïf: il semblait goûter un certain repos avant de retourner à l’une ou l’autre besogne nécessaire et inconnue. Il le vit comme un messie de mort. En lui montrant une liasse de billets, l’homme de l’impasse mit la main à la poche de son pantalon et en ressortit quelques paquets transparents, remplis d’une poudre blanchâtre. Il fit non de la tête, en fermant les yeux. L’homme sortit deux paquets supplémentaires. Il dodelina encore de la tête. L’homme se mit à rire et à cracher. Puis il continua à fumer comme s’il était seul. « Tu auras bien une arme? » fit-il. « Je te l’achète. » L’homme rit encore une fois. Puis il disparut dans la nuit.
Plus que cinq heures. Au-delà, il re-naîtrait. Et par définition, il ne pourrait plus mourir: il aurait cessé d’être. Mais ce n’était pas ainsi qu’il concevait le suicide. La grande mort! Quelle aventure! lui aurait soufflé Peter Pan.
Les lumières de la ville s’étaient tamisées de voiles bleus et rouges, blancs. Un chat miaulait. Puis un autre, semblait-il plus jeune. Et toujours cette bruine légère qui donnait à chaque geste une incohérence étrange. La lune était pleine. Devant lui se trouvait un gamin. D’une quinzaine d’années peut-être, un peu plus, un peu moins. Il portait un gilet jaune et un t-shirt blanc, un jean et des baskets rouges. Aucun symbole. Aucun bijou. L’oreille gauche saignait. Un filet incolore coulait le long de sa joue et de son menton, avant de perler laborieusement et de tomber avec les gouttes de pluie sur le bitume. Le gamin était assis dans le caniveau. L’air absent.
Il comptait. Du moins, c’est ce qu’il se dit. De brefs mouvements de lèvres, suivis de profonds silences, et l’œil toujours ouvert qui discernait des chiffres présents uniquement dans son esprit, faits de lumière et d’éther. Il s’aida de ses mains. Fut satisfait du résultat. Se leva, et remit en place son pantalon. Un étui à révolver pendait le long de sa jambe droite. Il examina l’arme avec soin, le chargea. Le léger cliquetis du Colt 1911 eut sur le gamin l’effet de la clochette de Pavlov. Il eut un brusque sursaut de la nuque, comme pour essuyer une déflagration. Le gamin repartait d’un air décidé. Il le suivit à distance.
Devant un hangar, près des docks. Des oiseaux blancs survolaient l’océan. Il ne les quittait pas des yeux. Leur voyage lui rappelait sa précieuse seconde de bonheur, il y avait quelques heures à peine, au sommet de cet immeuble, juste avant sa chute. Les oiseaux, encore, lui paraissaient formidablement beaux. Se réincarnerait-il, à moins qu’il ne fût jadis oiseau lui-même? Il laissa son esprit baguenauder quelques temps, assez pour que le règlement de comptes se termine. Une dizaine d’acteurs. Une vingtaine de coups. Étrange pour une arme au chargeur limité. Sans nul doute un de ces modèles de guérilleros modifiés pour les batailles urbaines. Il devait y avoir en tout une trentaine de balles. Peut-être était-ce cela qu’il comptait. Tant mieux, cela lui laisserait au minimum une dizaine de tentatives. Un seul essai serait définitivement le bon. Le cadavre du gamin tenait encore fermement l’arme à pleines mains. Trois bastos dans le buffet n’ont pas suffit à lui faire entendre raison. La seule vérité des morts, ne le savait-il pas, ou ne le savait-il que trop, c’est qu’ils le sont. Rien de plus.
Il s’apprêtait à repartir lorsqu’une voix l’interpella. Une vieille
femme, aux cheveux gris et hirsutes, pas très grande. Un habit de fête.
Elle lui demanda ce qu’il avait vu. Il répondit que ce devait être des
mouettes, peut-être des goélands. Elle acquiesça en silence, comme
pénétrée d’une vérité universelle.
Quand il rentra chez lui, il était près de minuit.
Il s’installa sur son lit, l’arme chargée d’une seule balle. Il avait
bazardé les autres par-dessus son balcon. Moins qu’aux raisons qui le
poussaient à commettre l’acte, il repensait aux évènements de ce jour.
Le détachement surtout, avec lequel il avait tout accompli.
Puis il posa le canon sur sa tempe, ferma les yeux. Et tira.
Un bruit métallique le surprit. Ouvrant un œil avec suspicion, il vit un
objet fumant sur sa moquette.
La balle avait rebondi sur son crâne sans le transpercer.
Minuit sonna. Au-dehors, un corbeau appelait la lune de ses vœux.
Pendant plusieurs années, bien plus nombreuses que je ne puis m’en rappeler, et bien plus courtes qu’on ne peut le compter, je vécus dans un tendre pays situé quelque part, au-delà des cartes. Nous vivions dissimulés, menant notre civilisation comme bon nous le semblait, loin des cris des canons et des guerres lasses. Un jour, nous partîmes à la conquête des autres nations. Je menais nos troupes.
Bien entendu, nous gagnâmes et, bientôt, ce furent cinq continents et deux fois plus d’océans qui arborèrent notre drapeau, représentant, à peu de choses près et moyennant quelques imaginations, le cadran d’une pendule.
Car notre pouvoir n’était pas, n’est pas plutôt devrais-je dire, économique, politique ou militaire ; notre victoire ne s’imposa guère grâce à quelques armes inconnues du vieux monde, à un système hiérarchique utopique ou à l’invention d’une monnaie d’échange aussi douce au toucher qu’au goût ; ce fut grâce à la maîtrise d’un savant calcul : celui de la maîtrise du temps.
Que je m’en explique.
Tandis qu’au-delà de nos frontières, des mers qui nous séparent du vieux
monde et des montagnes embellies de neige, les Hommes s’étaient
rapidement entendus, d’un commun accord et cela pour faciliter échanges
et langages, sur un système de temps « universel », notre nation jugea
préférable de ne point figer dans le marbre une si belle invention. Car
la nature n’a cure des divisions et des cadrans ; seul le soleil, dont
la course céleste ne peut être influé par quiconque, rythme la vie des
plantes et des bêtes. Il était du devoir du Roi de la Création de
s’affranchir de cette main lumineuse et, comme les Héros de nos
mythologies, d’imposer sa volonté.
Nos monarques, ainsi, créèrent et modulèrent à leur gré « leur » horloge, c’est-à-dire « leur » temps. Arbitrairement, bien évidemment pour servir leurs desseins, ils décidaient de la durée d’une heure, d’une journée ou d’une année ; et, tout aussi sévèrement, imposaient que les milliers d’hommes qui habitaient leur nation se plient sans sourciller à ces décisions.
Vivant depuis ma plus tendre enfance dans un monde ainsi fait, je ne concevais pas la surprise qu’eurent nos adversaires lorsqu’ils découvrirent nos vies pour eux « chaotiques ». En temps de guerre, l’« horloge de combat » est décrétée, situation exceptionnelle mais arme redoutable. Un cycle solaire correspond à une année. Les soldats dorment une journée entière par cycle, soit juste avant qu’une nouvelle année commence. La machine humaine est en cela improbable, elle sait s’adapter à la moindre contrainte du moment qu’une montre, qu’un cadran ou qu’un calendrier lui dicte son existence.
Si ainsi nous étions en infériorité numérique, nos troupes restaient constamment éveillées. De plus, peu nous importait que les adversaires interceptent messages codés et transmissions chiffrées : ils s’émerveillèrent d’apprendre que nos plus jeunes soldats affichaient un âge de vingt-mille années, ou que nous marchions depuis vingt jours sans nous accorder la moindre pause ou le moindre repas. Dépassés par leurs calculs, croyant être submergés par une marée qui n’était jamais présente là où ils l’attendaient, ils capitulèrent aisément.
La fin de la guerre fut l’occasion de changer une nouvelle fois les
horloges. La guerre n’aura duré qu’une seule journée, preuve de notre
efficacité ; et les plus vieux colonels ennemis avaient été vaincus par
des nourrissons, preuve de notre grande intelligence.
Qui contrôle le temps, dit-on chez moi, contrôle le monde. Le temps
étouffe les révoltes et fait s’asseoir les Rois. Il précipite les
récoltes et retarde les catastrophes. Il permet au peuple de vivre plus
sereinement que jamais. Si l’existence des autres peuples pouvait se
comparer à celle d’un prisonnier scrutant la guillotine de la fenêtre de
sa geôle, la nôtre était celle d’un ermite courant les forêts et les
bois. Sans décompte, sans pression, sans ultimatum, nous avions atteint
la plus belle de toutes les libertés. Nous nous affranchissions de notre
condition de mortel, et la chute finale n’intervenait non pas au son
d’une horloge biologique, mais au carillon d’une montre étatique :
toutes les morts étaient décidées, par modification constante de
l’horloge, par la nation, pour la nation.
Libres et puissants.
Pourtant, si je rédige ici ces quelques mots, profitant des derniers
éclats du jour (je me refuse à regarder ma montre, je me l’expliquerai
ci-après), c’est pour précisément échapper à cette liberté.
Car il faut bien qu’elle nous coûte quelque chose. Ne serait-ce que
quelques « minutes » de mon temps...
Afin d’avoir un contrôle illimité de ce temps, les accessoires
permettant de le décompter furent interdits à la population : les rues
étaient surplombées de gigantesques horloges, se mettant à jour
simultanément grâce à l’action combinée de quelques zélotes. Les
miracles des ondes firent le reste, et bientôt chacun eut droit à une
montre, contrôlée par un gigantesque cerveau mère, quelque part, dans le
palais royal. Il n’y a, à ma connaissance, qu’une seule montre qui se
dispensait de ce coûteux habillage : celle que me fabriqua et me confia
mon père avant de mourir. Seul, il l’avait construite, réglée
éternellement sur l’horloge de mon jour de naissance : à jamais fixée,
elle régulait dans le secret mes activités et n’était pas soumise aux
décisions étatiques. Je la conservais cachée, dans une poche ou dans un
sac, à l’abri de tous les regards. On m’aurait dénoncé. Bien entendu, je
l’avais sur moi le jour de l’ultime bataille.
Malheureusement, les combats l’avaient éprouvée et, je m’en aperçus peu après, elle avait pris du retard. Un concept inaccessible à mon peuple, mais qui avait pour moi une importance capitale.
Si, lors de mes diverses occupations quotidiennes, je me raisonnais sur le temps figé par mon gouvernement, je regardais avec angoisse la montre de mon aïeul pour régler la vie de mes proches. Les heures des dîners, du coucher, le temps de sommeil que j’allouais à mes deux fils. Ils commencèrent à se poser des questions. Pourquoi allaient-ils se coucher alors que leurs amis partaient étudier, pourquoi ils se retrouvaient seuls dans les rues, enseignes et galeries commerciales closes alors que je les envoyais quérir une baguette de pain ou une bouteille de lait. Leur jeune âge les empêchait encore de lire les horloges officielles, mais bientôt leur mère, qui à présent me regardait avec des yeux inquisiteurs, leur apprendrait l’imposture. Craignant d’être dénoncé par celle à qui j’avais donné ma vie, à celle à qui j’avais promis amour, fidélité et soutien, je m’enfuis en pleine nuit (il faisait encore jour).
Hors de ma ville, je me souvins alors de ma détresse : je ne pouvais
me réfugier nulle part. Puisque toute une planète avait succombé à notre
pouvoir, à notre dictature temporelle et immortelle, je ne pouvais
trouver de terre ne connaissant le pouvoir du temps, ou acceptant ma
découpe personnelle. Mes genoux se dérobèrent, je tombais à terre.
Derrière moi, j’entendais déjà les sirènes : ma disparition avait été
signalée et, plus grave encore, ma traîtrise s’était faite jour. Je me
relevai, me mis à courir, sans espoir aucun. Coupant à travers champs,
arpentant les sentiers battus, me perdant dans les clairières et les
bosquets. Lorsque le soleil se coucha, je me trouvais en une province
inconnue. Une mansarde abandonnée se trouvait non loin : je
l’investissais. Je trouvais un quignon de pain et un peu de vin, et
dînais copieusement. Soucieux de savoir combien de temps ma fugue
m’avait coûté, je jetais un œil à ma montre.
Elle s’était arrêtée.
Elle indiquait huit heures huit.
Du matin ou du soir ? Je ne le saurai sans nul doute jamais.
08 h 08.
Je restais un instant rêveur. J’avais des notions de mécaniques. Et un
tournevis d’horloger dans la poche de ma veste. Je pris la décision,
peut-être plus pour m’occuper les mains que par réelle conviction, de
réparer l’instrument. À la lueur froide d’une pleine lune, sous un ciel
nocturne extrêmement clair, pendant une année, un siècle ou une seconde,
je m’affairais, dévissant, nettoyant, remontant.
Il me fallut enfin fixer la durée d’une seconde. Il me fallut mettre en route le mécanisme. Arbitrairement, je décidai d’un temps. De « mon » temps. Et lorsqu’enfin la trotteuse se mit en route, je compris la vanité de tout cela.
Il est vrai que le temps est invention. Il est vrai que le temps n’existe point dans la nature ou dans notre corps. Que quelques jours à dormir trois heures (ou trois jours) suffisent à nous habituer. Que le soleil court quelles que soient les médisances des insectes qui l’observent. Pour autant, la découpe de sa course a paru à tout un chacun une nécessité.
Il y a de cela plusieurs siècles (ou jours, ou secondes, cela dépend bien entendu des horloges), notre pays fit une expérience. L’on sélectionna dix enfants, filles et garçons, venus de tous milieux, princes et paysans, et les gens d’influences, ces hommes de sciences barbus, les enfermèrent nourrissons dans une geôle obscure, sans fenêtre ni trouée, perpétuellement plongée dans les ténèbres. Des nourrices muettes, aveugles et sourdes, le visage caché de lourds voiles de tissu leur apportaient quelque gruau tiède pour leur permettre de survivre.
Lorsqu’ils atteignirent l’âge de se mettre debout, on les ramena à la lumière, et on les plaça devant une grande horloge.
Neuf moururent en voyant le mouvement des aiguilles, leur esprit effrayé d’un mouvement si régulier.
Le dernier sembla comprendre l’utilité d’un tel instrument. Mais lorsqu’une révolution complète de la plus grande des aiguilles se fut accomplie, il tomba à son tour au sol, baragouinant de vagues sons. Certains témoins affirmèrent qu’il imitait le bruit d’une montre, en faisant claquer sa langue contre les dents.
Les pontes arguèrent que la notion du temps était innée. Pour ma part, cette histoire, dont je ne remets certes pas la véracité en doute, m’aura appris autre chose.
Que l’on ne peut vivre sans temps. Que « je » ne pouvais vivre sans
temps.
Perdu, je me fiais au soleil. Il était au zénith. Ma montre affichait
une hérésie. Je choisis de ne point la régler. Nous étions en été, me
semble-t-il ; la luzerne fleurait bon, le blé était coupé. L’oiseau
s’était tu. Au loin, les nuages s’étiolaient doucement, prenant des
formes étranges, des filaments blancs et gris, rouges au fur et à mesure
qu’ils approchaient des montagnes. Je choisis de débuter ce carnet,
fouillant la moindre de mes poches, le moindre bout de papier. Je «
compte » cette histoire.
Je me refuse de regarder ma montre. Je les sais s’approcher. Une armée de vieillards et d’enfants. Et moi, comptant les secondes.
Je suis un Dieu. Du haut de mon trône de verre, surplombant une ville de cristal, rien n’échappe à mon divin regard : les avenues, les rues, les impasses, les hommes. Mon pouvoir est sans limite. Je fais surgir la matière du néant, je brûle par ma seule volonté quiconque ose me défier. Je vole au-dessus des nuages, j’apparais partout à la fois, multiple et unique. Je suis un. Je suis le monde tel que je l’ai bâti.
Ce pouvoir, pourtant, ne m’était pas acquis. J’ai dû le dérober à ses
gardiens que je ne connais pas (et c’est bien là que s’annihile mon
savoir illimité) et me hisser à leur niveau. Je suis pourtant conscient
qu’ils me confièrent leur pouvoir, et qu’ils pourraient, en un instant,
me le reprendre. J’ai acquis l’intime conviction qu’ils ne le feront
jamais. Je suis devenu trop précieux. Je suis devenu un observateur
silencieux, source d’une sagesse qu’ils revendiquent. Elle les apaise et
les guérit. Je suis un Dieu, et leur garde-manger.
Je n’étais pourtant jadis qu’un homme. Un homme médiocre, devrais-je
m’empresser d’ajouter. Me levant matin, travaillant jusqu’à ce que la
fatigue me surprenne, dormant alors, et recommençant ce cycle vicieux le
lendemain. Des décennies. Quelle étrange vie qu’était la mienne. Dans la
moindre de mes tâches j’étais absent. Mon esprit était ailleurs.
Avez-vous vu le film Little Big Man ? C’était moi. Du moins, je
le croyais. Ce doute un jour me consuma. Étais-je réellement ailleurs,
ou bien pensais-je l’être ? Je n’avais strictement aucune certitude.
Doutant de tout, y compris de ce même doute et ce ad libitum,
j’allais au-delà du scepticisme le plus fondamentaliste. L’on dit que
l’homme ne saurait s’élever au-delà d’une troisième question : que
sais-je, suis-je sûr de ce que je sais, suis-je persuadé de la vérité de
ce savoir. L’étape supplémentaire, celle que seuls les messies et les
prophètes, dit-on, entrevoient mais jamais n’atteignent, cette étape-ci
qui comme un spectre sur le monde survole les Hommes sans jamais leur
parler, je la faisais mienne, cruellement. Je devenais conscient de mon
pouvoir. Je l’exploitais. Ils me contactèrent. Je devins Dieu.
Trop rapidement peut-être. Il me faut à nouveau retracer mon
parcours. Encore une fois. Toujours. Car de la répétition naît la
variation, et de la variation surgit le repos.
Tout a commencé un matin de printemps. M’en souviens-je, j’étais seul.
Je me reposais doucement dans mon lit, sourd au bruit latent du monde.
Autour de moi, à mes pieds, les restes de quelques orgies dont je ne me
souvenais plus : des préservatifs éventrés, des cuillères jaunies, un
chandail qui ne m’avait jamais appartenu. Ma cuisine avait été
miraculeusement épargnée par ce cataclysme qui ne m’avait laissé qu’un
mal de tête horrible. Tout était comme flou et incertain, et je devais
agir avec la plus extrême des précautions pour saisir ne serait-ce qu’un
bol ou une assiette ; je risquais de tout faire choir sans réellement le
vouloir. Mais à force de volonté et, certains le diront, de courage, je
pus enfin prendre un café chaud, acide comme de l’encre. Je me surpris à
réfléchir.
Non pas sur ma destinée secrète, mes projets cachés ou le sens de mon existence ; pas plus, si l’on tient absolument à être prosaïque, au travail qui m’attendait, à la varicelle de ma supérieure hiérarchique ou au moindre de mes trombones ; simplement, je me demandais quel jour nous étions.
À peine avais-je formulé cette question qu’un bien-être formidable
m’envahit. Je n’étais plus dans ma cuisine, sous mon néon blâfard et sur
mon carrelage froid et humide, j’étais dans une sorte de néant nébuleux,
indescriptible (mon pouvoir est certes grand, mais les mots que
j’emploie ont un pouvoir, hélas, limité. C’est là le lot de ceux qui
déchiffrent des glyphes, espérant comprendre leur vie). Des comètes
traversaient le froid glacial au loin tandis que je pouvais saisir à
pleines mains les poussières d’étoiles que vomissaient les nombreuses
voies lactées qui étaient à portée. Devant moi apparurent
miraculeusement les Dieux des anciens temps, Shiva et ses six bras, Odin
chevauchant Sleipnir, le cheval magique aux huit jambes, et une divinité
inca au nom imprononçable avec plus d’yeux que je ne le pouvais compter.
Ils me parlèrent une langue inconnue, et lorsque je me suis réveillé,
j’étais un Dieu.
Je vous sens déçu. Quoi ? Pas de rituel, pas de rite initiatique ?
Nullement. Je fus choisi car je devais être choisi. Et mon pouvoir
grandit d’heure en heure. Au matin, je traversais les océans aussi
aisément que j’arpentais les ruelles ; au midi, je fis s’ouvrir les
montagnes en fronçant des sourcils ; au soir, je tuais mon premier
homme. Je tendis le bras sur lui et, en le pointant uniquement du doigt,
il se pulvérisa, et je foulai au pied ses cendres encore fumantes. Je
m’autoproclamai Seigneur universel, et tous acquiescèrent. Mon premier
vœu fut le dernier : que l’on continue à vivre comme si je n’avais
jamais existé. Qu’une seule mauvaise pensée, ou qu’une seule pensée
dirigée sur ma personne soit émise, et aussitôt j’en suis averti ; les
turbulents penseurs, les révolutionnaires attardés et les
pénitentionnaires émerveillés bientôt furent détruits, et je restais
observateur anonyme, confident absent, bienfaiteur invisible. Tout comme
les enfants s’amusent souvent, pour perturber les fourmis, à glisser un
caillou au milieu de leur chemin ou bien, au contraire, construisent un
pont de brindilles pour leur permettre de rejoindre la rive mystique
d’une flaque lilliputienne, mon action sur le monde est sporadique,
ponctuelle, fort légère. Et je m’amuse de voir ce qui alors se produit.
Je me contente d’amener une idée, d’éternuer à l’endroit judicieux,
parfois, joueur comme je suis, je tue un individu d’une espèce donnée,
un oiseau ou un poisson. Je les regarde faire leurs prévisions, leurs
calculs.
Cela est bien évidemment purement ludique, je ne désire diriger
personne. Mais alors, à quoi puis-je ressembler et, surtout, pourquoi ce
pouvoir m’a-t-il été donné ?
Je puis répondre assez aisément à la première de vos questions, encore
que le langage, toujours, pèche pas sa légèreté. En effet, je suis
n’importe qui, puisque je suis n’importe où. Je suis ce collégien qui
vous a bousculé dans la rue, avant-hier, sans même s’excuser ; je suis
ce vieillard acariâtre qui a fait une scène à la boulangerie ce matin ;
je suis votre petite amie qui vous reproche de prendre du poids. J’ai
tous les visages, tous les traits, du nourrisson au centenaire ridé
comme un parchemin. Chacune des réactions que vous pouvez avoir, joie et
malheur, déception et trahison, je les provoque, directement ou
indirectement. Je suis le monde tel que vous le vivez, je suis la
société telle que vous la percevez.
Effrayant, n’est-ce pas ?
Quant au « pourquoi », c’est là bien plus simple en vérité. Les Dieux
aiment à prendre des mesures. À observer la moindre de leurs créations
dans leurs moindres truchements, à s’émerveiller de tant d’ingénionistés
et de se lamenter de tant de bassesses. Ils observent, silencieux. Ils
sont avides de cette connaissance. Je ne suis qu’un de leurs nombreux
miradors, vous êtes tous mes prisonniers. Vous errez dans une prison
dont je suis le seul « maton », et sans le savoir vous cherchez à vous
octroyer mes doux regards. Lorsque vous culpabilisez de ne pas avoir
travaillé aujourd’hui, lorsque vous vous demandez s’il est bien juste de
manger une autre part de ce succulent gateau au risque de prendre
quelques centaines de grammes, quand vous remettez en question vos
performances sexuelles, c’est uniquement pour être jugé par ma personne.
Vous attendez, en vain, car jamais je ne rentrerai directement en
contact avec vous, un signe de ma part.
Parfois, vous vous doutez de ma présence. Les « heureux » hasards du
quotidien, les prémonitions, les instincts, sont de mon fait. Ce sont
des alliés précieux que je vous envoie, toujours dans l’optique
d’effectuer des mesures et de mettre du piment dans votre pauvre vie. Je
ne suis pas seulement un Dieu, en vérité : je suis également votre plus
précieux ami, et l’ennemi qui attend que vous vous endormiez pour vous
poignarder sauvagement.
« Un cas intéressant, n’est-ce pas ? demanda le docteur a son élève.
– Assez, oui. Je ne pensais pas qu’un complexe de supériorité pouvait atteindre des proportions aussi intriguantes, répondit l’étudiant en médecine en griffonant un mot sur son calepin. Du moins, jamais cela n’a été évoqué dans nos cours. Que faut-il en conclure ? »
Le docteur rangea avec précaution le dossier qu’il venait de lire
avec force comédie dans une armoire métallique blanche à ses côtés. Il
souleva légèrement le rideau qui obscurcissait la fenêtre de son bureau,
et observa ses patients vaquer à leurs occupations dans le jardin de son
complexe. Certains parlaient aux arbres, les accusant de fainéantise ;
d’autres restaient interdits, immobiles, debout ou assis sur l’herbe,
sous les regards inquisiteurs des infirmiers. Sans doute
interrogeaient-il une divinité absente. Il répondit doucement, comme
s’il se parlait à lui-même.
« Il est inutile de conclure, dit-il, comme pénétré d’une réalité
universelle. Il est inutile de conclure, reprit-il, car on ne peut le
soigner.
– Je croyais, demanda naïvement le potache, que tout cas cliniquement analysé était potentiellement guérissable, même les plus extrêmes. Au mieux, l’on peut user de drogues pour modérer ses engouements, au pire...
– Au pire, on peut le tuer. ». Le docteur revint s’asseoir et, d’un geste distrait, desserra légèrement son nœud de cravate. « Néanmoins, j’ai cessé de vouloir guérir ce patient-ci. Cela fait environ cinq ans qu’il se trouve dans nos services. J’ai essayé la méthode standard et d’autres, moins... disons, non-reconnues par notre éthique. Cela n’a rien donné. Pire, cela l’a conforté dans ses opinions de maître tout-puissant.
– Doit-on donc le garder en confinement ad vitam æternam ?
– C’est là où se situe notre problème. En soi, ce cas n’est guère dangereux. Qu’on le relâche, et il poursuivrait sa médiocre vie de bureau, taciturne et désabusé, certes, mais silencieux et prudent. Il n’est pas violent. C’est même un charmant compagnon. J’ai déjà eu l’occasion, de façon parfaitement informelle je tiens à le préciser, de dîner avec lui et j’en suis ressorti avec la conviction que c’est un être sensible et intelligent. Peut-être trop intelligent. C’est sans doute là une des causes de sa maladie. ». Le docteur prit une profonde inspiration, et observa avec attention le réveil situé sur son bureau. Il était presque quatre heures de l’après-midi. « Mais mes collègues, à qui j’ai eu le plaisir de présenter ce cas, ont tous été formels : mon devoir est de l’interner jusqu’à ce qu’il soit parfaitement guéri. J’ai bien peur qu’il finisse par mourir entre les murs de sa chambre capitonnée.
– Je commence à comprendre où vous voulez en venir. Nous sommes tous malades, n’est-ce pas ?
– Ce n’est pas seulement ça, objecta, gêné, l’homme de médecine. C’est... autre chose. »
Il lui fit signe de s’approcher de lui, et lui confia son secret au
creux de l’oreille.
« La vérité, c’est que j’ai peur.
– Peur de ce qui pourrait advenir si vous le relâchiez ?
– Non. Peur de ce qu’il est. J’ai peur qu’il ait raison. Et qu’il soit effectivement un Dieu. »
Un bruit équivoque monta du jardin. Un cri, suivi d’une échauffourée. Le calme revint. Le docteur en profita pour changer de conversation et évoquer les premières senteurs printanières, le gazouillement des oiseaux, la forme des nuages. Progressivement, il sembla à l’étudiant discerner dans ses mots convenus et son regard troublé une peur discrète qui le prenait peu à peu à la gorge. De la sueur se mit à perler de ses tempes, et ses mains ridées s’agitaient doucement, soumises à des tremblements nerveux et réguliers. La raison, c’est du moins l’image qui vint à l’élève à cet instant précis, quittait progressivement le vieil homme comme l’hiver laissait sa place au printemps. Il prit congé d’un signe discret de la tête, et se plongea à son tour, à l’instar des patients qu’il croisait ci et là, dans une profonde réflexion. Si ce n’était son badge et ses cheveux relativement bien ordonnés, on aurait pu le prendre pour un interné.
Comment était-ce déjà ? « Qu’une pensée émise sur ma personne... qu’une pensée soit émise... et j’en suis averti... ». Il ne fallait pas raisonner ainsi. Rien de ce que peut dire un patient hors du traitement et hors examen de son sens commun, claironnait l’université, ne doit être considéré. Insultes ou soumission, tout est jeu. Il ne faut être dupe. Le vénérable dirigeant de l’asile avait-il oublié ce précepte pourtant primordial ? Avait-il sincèrement cru tout ce que ce « malade » avait écrit dans ses « mémoires » ? Pensait-il sincèrement que le simple fait d’évoquer son pouvoir pouvait le mettre en danger ?
C’était là un des grands dangers de cette branche, encore méconnue,
de la médecine. L’influence qu’avaient les patients sur le corps
soignant. S’il était difficile de porter un quelconque crédit au patient
qui prétendait être la réincarnation de Napoléon ou du Christ (ils sont
toutefois moins nombreux que ce qu’on peut voir dans les œuvres de
fiction), ceux qui pensent avoir une influence psychique, qui prétendent
manipuler bêtes et hommes et qui ont en toutes circonstances un rictus
satisfait peuvent aisément semer le doute même dans les esprits les plus
solides. Sans nul doute avait-il rencontré une de ces victimes. À qui se
fier de nos jours ?
Sur le chemin du retour, il chantonna un air idiot entendu la veille ou
l’avant-veille à la radio. La chanson parlait d’un robot bleu et cyan,
vivant dans un monde entièrement robotisé. Les arbres étaient faits de
tôles, les oiseaux étaient des automates. Les hommes n’étaient plus que
des esclaves, leur nombre se comptait à présent en dizaine de milliers.
Rien de bien important en vérité.
Sa petite amie l’avait quitté. Un seul mot, posé sur la table de la cuisine, aussi lapidaire qu’indéchiffrable : il avait dû être griffonné à la hâte, sans relecture, pour se donner bonne conscience. Et ce ne fut pas un rire qu’il entendit alors clairement dans son esprit, mais un feulement discret, semblable à une page qui se tourne.
Comment s’appellerait le prochain chapitre de son existence ?
L’homme avait négligé toute hygiène depuis son internement, cela
faisait trois ou quatre ans à présent. Le brillant étudiant était devenu
professeur honoraire, craint et respecté. Dans la petite cellule aux
murs recouverts de mousse, il se sentait à l’étroit. Et quand le loquet
fut refermé derrière lui par un infirmier scrupuleux, il ne put
s’empêcher de douter précisément de sa position, maître ou serviteur. Le
« Dieu » l’observait avec attention, assis, entièrement nu, sa longue
barbe descendant jusqu’au nombril et ses cheveux en bataille, ses mains
cherchant en vain un objet au sol, devant lui.
« La guérison, commença le malade, toujours la guérison.
– Encore et toujours, répondit le médecin. Vous savez, je ne fais pas cela par conscience professionnelle, mais bel et bien par charité. Je désire vous faire sortir d’ici.
– Mais je suis déjà au-dehors. Bien plus au-dehors que vous ne semblez le croire. ». Des pas résonnèrent sourdement dans le couloir. Lorsqu’ils s’évaporèrent enfin, un silence glacial retomba dans la cellule. Le temps est une notion étrange, pensa-t-on : il suffit de ne plus l’observer pour douter de son existence. Il se rappela doucement sa nomination, le suicide inquiétant de feu son confrère, retrouvé pendu dans son bureau, habillé en clown blanc et maquillé avec du far irlandais. Il avait peint de noir une larme immobile, suspendu à son oeil gauche. On raconte, et les bruits pénétrèrent même les chambres les plus isolées, qu’à la seconde de sa mort, un malade était resté parfaitement silencieux. Le silence, encore : qu’on cesse de l’observer, et il demeure. L’obscurité est le repaire des rats et des crapauds, le silence est leur arme. Dans la nuit ils guettent, nuit eux-mêmes, et bondissent : malheur à celui qui se trouve être sur son chemin. Les prédateurs s’attaquent toujours à plus petits qu’eux. Mais les proies ne le savent jamais : elles meurent avant d’avoir compris leur sort.
Où est la clé ?
« La semaine dernière, vous m’aviez dit savoir pour mon amie.
– Ce fut une décision fort amusante en vérité, s’exclama Dieu. Le choix, toujours le choix. Connaissez-vous l’expression qui commence par "le battement des ailes d’un papillon..." ? C’est tout à fait ça. Devant vous, comme des lignes qui défilent sur un terminal d’ordinateur, des chiffres abscons, des milliards d’informations, trop d’informations. Les gens normaux tendent à les catégoriser, à les segmenter, à les classer. Mais pour moi, la question ne se pose pas ici. La question n’est pas de comprendre les données, mais d’en choisir une. Et mon pouvoir ici s’arrête : je ne connais pas les conséquences. Je ne les connais pas, reprit-il avec une peine visible. Petites causes, grands effets... j’avoue ne pas avoir mal choisi. Il me tardait de vous rencontrer.
– Et pourquoi cela ?
– Laissez-moi vous raconter une petite histoire. »
Le médecin s’assit à son tour sur le sol matelassé, croisa les jambes et plongea son regard dans le sien. Quelque part, il savait3.
« Avant toutes choses, j’aimerai vous faire comprendre comment votre monde fonctionne. Je dis “votre” car je n’y appartiens guère totalement, même si je suis ce monde dans son intégralité. Après une dizaine d’années passées au sein de ces murs, je n’ai toujours pas trouvé de mot capable de restituer cette idée, que l’on peut à la foi être interne et externe à un phénomène, à un événement, à un univers. J’appartiens à ce monde dans la mesure où je l’observe totalement, et que sans moi, et que sans tous ses observateurs, il n’existerait pas. Je n’y appartiens pas dans la mesure où je n’ai strictement aucune influence, par ma seule présence, sur ce monde. Ce n’est pas de l’anthropocentrisme, et loin de moi l’idée de parler de “paradoxe de l’observateur”. C’est là le paradoxe formidable du “rien”. S’il existe un mot pour le décrire, c’est qu’il existe pourtant.
« Je reviens donc sur mon propos. Comment le monde fonctionne-t-il ? Beaucoup d’images, d’allégories, de métaphores, des textes entiers ont été élaborés pour tenter de l’expliquer. Je pourrai ici tous les reproduire dans leur intégralité sans même pouvoir m’approcher de la réalité. Ce monde est indescriptible, ou plutôt, il n’existe pas encore de mot capable de le décrire. Le monde existe pourtant bel et bien. Encore cette question, toujours. Le langage est insuffisant. Si le monde a une explication, elle surgit hors de toute production orale ou écrite. Le monde n’a pas de langage. Il n’a qu’un bruit.
« Être attentif à ce bruit est plus difficile qu’on ne peut le
croire. Nous sommes assaillis, jour après jour, instant après instant,
d’une multitude d’informations. Je ne peux les comprendre que puisque je
suis Dieu ; ou plutôt, car j’ai bien peur d’inverser cause et effet, je
suis Dieu car je peux les comprendre.
« Chaque instant de vos vies et de nos vies est parsemé de signes.
Depuis toujours, avant même que je n’eus ce que vous n’hésitez pas à
appeler une "révélation", mais ce terme me semble par trop équivoque
(encore, toujours ce même problème, je vais devenir fou) pour me
satisfaire, je savais que tout avait une raison. Que tout n’était que
causes et conséquences. Qu’il suffisait d’être au sommet de la colline
pour distinguer l’ensemble de la route. Mais j’ai été trop orgueilleux
de croire, comme d’autres croient, qu’il suffisait de tout connaître
pour tout savoir. Ce monde fonctionne ainsi. Et il est infiniment plus
compliqué que cela encore, si bien que je ne peux vous l’expliquer.
»
« Un jour pourtant, je l’avais raconté à votre collègue, tout cela changea. Je sais à présent pourquoi, mais je ne peux toujours pas vous le dire, je ne peux toujours pas vous le formuler. Je ne peux qu’espérer vous donner quelques pistes. Le souci du détail m’a été salvateur.
« Voyez-vous, étant petit, je m’amusais beaucoup à construire des
modèles réduits, notamment les grands voiliers et les porte-avions. Ils
fourmillent de dizaines de petits détails, d’écoutilles, de
décalcomanies délicates à placer, de trou à percer même. On ne remarque
pas le détail en lui-même, mais on remarque les détails dans leur
globalité. Et l’absence d’un symbole peut faire écrouler toute cette
impression de réalisme que l’on avait cherché à obtenir.
« Mon plus grand plaisir, une fois ces constructions achevées, était de
les fracasser le plus violemment possible, et ce sans raison ni prétexte
particulier. J’aurai pu imaginer des batailles nautiques improbables,
des carambolages sublimes, mais je ne le faisais pas. L’acte de
destruction, en lui-même, me satisfaisait. Ce petit jeu a duré quelques
années, puis je m’en suis lassé. J’ignorais pourquoi, mais à présent je
le sais : la destruction pure ne mène à rien.
« Que l’on y réfléchisse. Détruire pour détruire ne mène à rien. Tout a toujours une conséquence, du reste, si bien que ce nihilisme grandiloquent n’est finalement qu’une illusion. L’on peut songer à la “dernière conséquence”, mais c’est là une question que je sais sans fondement. Tant que j’existerai, et je suis à présent immortel, je pourrai ordonner les cartes de manière à construire un nouveau château. Je me suis rendu compte que ces modèles réduits, que ces maquettes, n’étaient pas si différentes de vos vies. Et que j’avais possibilité de les détruire d’un seul geste, afin de mieux les rebâtir.
« Dites-moi, et ce disant il pencha légèrement la tête, l’aimiez-vous ? Ne répondez pas, et songez à cela. Si vous l’aimiez, vous êtes, ou étiez, dévasté, mais vous continuez de travailler : cette rupture a modifié votre perception du travail. Et si vous ne l’aimiez pas, alors rien n’a changé. Ou plutôt, tout a changé : ce que vous avez cru être une conséquence n’est finalement qu’un malaise, et vous vivez encore comme vous viviez il y a de cela plusieurs années, avant de la rencontrer. Voyez-vous ? Il n’y a rien qui puisse m’échapper. Ma seule maladie, c’est la curiosité. Et votre désespoir, c’est d’être un simple modèle réduit. ».
Les fumeurs chevronés vous le diront : passé un certain âge, toutes les cigarettes ont le même goût. La sienne sentait le goudron et l’amour. Le jeune médecin commençait à comprendre ce que son ancien mentor avait voulu dire, quand il prononça ce mot : « Inguérissable ». Sa maladie n’a pas de nom, peut-être, si : anachronisme.
Fut un temps, se plut-il à philosopher, où tous les hommes songeaient
ainsi. Ils croyaient en un Dieu. Notre monde a supprimé cette donnée,
que l’on a jugé superficielle. C’était oublié que peu de science éloigne
de la religion, et que beaucoup y ramène. L’homme était trop intelligent
: il comprit que sans Dieu, sans ce mystère premier qui tout ordonne, il
n’y avait de sens. Ne pouvant alors se résoudre à croire à quelque chose
qui déjà existait, il ne pouvait que se croire Dieu lui-même.
La majorité des personnes se refusent à croire que leurs actions ont une
influence sur le monde qui les entoure. Certes, cet ouvrier comprend que
de lui, notamment, dépend la survie de l’entreprise et de l’économie de
son pays ; le député promulgue des lois qui régiront l’existence de
millions de personnes ; le banquier donne et reprend, construisant et
détruisant encore plus de vies. Mais toutes semblent soumises à la
fatalité, à la mort, à la peine, au malheur : ils pensent le monde
mouvant et frémissant, une onde imperturbable et imprévisible que l’on
ne peut profondément influer. Car s’ils se savent conscients de ce
pouvoir, ils ignorent le pouvoir de leurs voisins : et toujours il y
aura-t-il un autre capable de le faire choir. Les rois attendent les
Révolutions, le peuple les élections, le père son fils et le fils son
propre fils ; l’amant est soumis aux désirs de sa maîtresse, qui craint
la colère du maître ; le chien chasse la biche, mais plie sous
l’algarade de son propriétaire. Personne, semble-t-il, n’est maître du
monde, même si l’on considère le monde le plus intime qui soit. Chacun
est une marionnette tirant d’autres fils, et ainsi de suite jusqu’à ce
malheureux des rizières qui d’une main seule lance une balle de boue à
son voisin.
Le médecin s’adossa contre un arbre, et se laissa choir jusqu’à l’herbe
rouge du parc de la résidence. Le ciel d’automne était vermillon, des
nuages gris lui disputaient son monopole. Le soleil était bas. Jadis, et
son esprit fit un de ces raccourcis possibles uniquement dans le monde
des idées, seul Dieu n’était contrôlé par quiconque. Toutes les actions
humaines, relisons Bossuet ! n’étaient dirigés que par et pour le
pouvoir divin. Lorsque cette donnée « superficielle » fut supprimée de
l’équation, ne resta qu’une énigme fluctuante, dont le résultat varie
selon le premier chiffre donné.
Il ne faut rien, pourtant, pour redonner à cette existence un
semblant de sens. Il suffit de réinjecter le divin. Trop dangereux, se
murmura-t-il en fronçant les sourcils. L’on ne peut réinjecter seulement
un caractère du divin : il faut tout prendre, ou tout laisser. Revenir
au divin, c’est nier les théories évolutionnistes, le pouvoir du
médicament sur le corps, l’équation de la physique et de la chimie.
Comment était-ce, déjà ? « Science sans conscience n’est que ruine de
l’âme ». Il semble que ce malade ait pourtant réussi, en faisant de Dieu
un homme, et de l’homme un Dieu.
Inguérissable ? Certes. Fou ? Sûrement pas. Dangereux, sans doute. S’il
venait à s’évader, ce monde deviendrait, disons... chaotique. Je ne
pense pas que nous avons atteints assez d’esprit pour concevoir que nous
sommes faillibles. Nous considèrerions cela comme un retour en arrière.
Quel bond cela serait pourtant !
Le ciel d’automne est si beau. Si je regarde les nuages, j’arrive à les
faire disparaître. Essayez : c’est un pouvoir magnifique.
Il est apparu, un matin, sans crier gare. La nuit avait été tranquille, bien que je me fus réveillé seul : mon épouse était partie loin de moi, pour raisons professionnelles, raisons que je n’ai jamais totalement saisies. Toujours, mon premier réflexe est de me rendre dans la salle de bain afin d’assouvir un besoin naturel. Mon ancien appartement était ainsi fait : quand vous rentriez dans la salle de bains, vous faisiez face immédiatement à un lavabo surmonté d’un miroir grossièrement poli. L’on ne peut dès lors rien faire de plus que de le voir dès que l’on pousse la porte, et se retrouver confronté à un autre soi-même. Si l’aventure parfois surprend les invités, cela faisait longtemps que je m’y étais habitué, et je ne jetais plus un seul regard sur moi depuis plusieurs mois.
Ce matin cependant, une forme rouge attira mon attention. J’ai cru,
avant de tourner la tête, à un reflet du soleil : nous étions en août,
et ces choses-là arrivent. Plus par réflexe que volonté, j’ai jeté un
coup d’œil. Il était là. Un chat rouge.
Pas roux, que l’on ne s’y trompe, mais d’un rouge étincelant, comme je
n’en avais vu que dans ces feux que l’on fait sur les plages. La tête
blottie entre ses pattes, comme seul un félin sait le faire, il dormait.
À présent que j’y faisais attention, je pouvais sentir sur mon épaule
gauche, ou droite plutôt dans la réalité (n’oublions pas que je
regardais dans mon miroir), son poids et sa quiète respiration. Sans la
voir, je pressentais même les va-et-vient langoureux de sa queue dans
mon dos nu qui effleurait sensuellement ma peau craquelée. Considérant
cependant, et malgré la paix que cette image pouvait produire en moi,
qu’il n’était judicieux qu’un chat rouge reste sur mon épaule droite,
j’ai cherché à faire descendre le petit animal, que je comptais garder
au demeurant. J’ai toujours aimé les chats : et celui-ci, qui avait dû
s’introduire dans mon appartement au moyen d’une des fenêtres que j’ai
dû manquer de fermer, aurait pu devenir un charmant compagnon.
Rouge.
J’ai alors voulu le saisir, et ce faisant détourné le regard. Rien
que mon épaule. Curieux, ai-je pensé : je sens toujours son poids. Je
découvris bien vite que contrairement à tout sens commun, son image
apparaissait dans le miroir, mais non au travers de mes yeux. Ah.
Remettant ce mystère à plus tard, je me hâtais de faire ma toilette (au
sortir de la salle de bains en peignoir, le chat était toujours là), des
affaires urgentes m’attendaient.
Au moment de m’habiller, je fus pris d’un doute qui, curieusement, ne
m’atteignit pas lorsque je mis mon peignoir (c’est dire la force de
l’habitude) : si je mets une chemise, comment faire pour ne pas coincer
le petit animal sous mon vêtement puisque je ne peux le déloger ? Je
saisis un habit dans ma penderie, et me rendis encore face à mon miroir.
À ma grande surprise, le chat s’éveilla, s’étira, me regarda doucement,
puis descendit. Je le cherchai à mes pieds, en vain bien sûr, et
m’habillai. Au moment où je mis finalement ma veste, juste avant de
sortir, je vis le tissu se tordre et le poids revenir : le chat était de
retour.
Je dois dire, cela ne m’a pas inquiété. Des aventures comme celle-ci,
il doit y en avoir tous les jours, à chaque minute. Je devais être
fatigué, malade, peut-être même encore endormi ; comme toujours, j’ai
considéré alors que je rirais bientôt de cette histoire. Ah ah ah.
Les rues étaient vides, grises bien qu’ensoleillées. Je devais me rendre
tout d’abord à la médiathèque rendre un DVD, passer chez un ami en
emprunter un autre et faire quelques courses : de quoi remplir ma
matinée, le reste de la journée étant mien. J’avais justement acheté un
jeu vidéo la veille, que je n’avais pas entièrement fini : j’en salivais
d’avance. Tout se déroula comme convenu, et lorsque je tombai ma veste,
le félin redescendit et remonta, comme auparavant. Je m’installai devant
mon écran, et me mis à jouer. Dans le reflet de ma télévision, je voyais
le chat.
Il semblait intéressé par ma partie, suivant avec moi les
tribulations de mes héros : il tressaillit lorsque j’appris que le
principal antagoniste était en réalité le père du héros, fut pris d’une
grande nervosité lorsque j’affrontai le dernier ennemi et ronronna de
bonheur (et ce ronron je l’entendis distinctement) quand je finis le
jeu. J’ai alors goûté. Un bol de lait chaud et des madeleines achetées
du matin. Il lapa mon bol : je vis les fluctuations légères à la surface
du liquide et entendis ce bruit inimitable.
Rougeaud (c’est ainsi que je l’avais baptisé) passait tout son temps sur
mon épaule, excepté lorsque je m’habillais ou me déshabillais, ou encore
quand j’allais aux toilettes : il devait être, il était sûrement d’une
nature pudique. C’est d’ailleurs comme cela que je compris qu’il ne
s’agissait pas d’un « vrai » chat, ceux-ci étant, comme on le sait,
dénués de toute gêne. J’en fus rassuré : ces bêtes-là mangent comme
quatre et sont d’une espièglerie qui me dérange. Avec lui, aucun souci à
avoir. Ce manège dura deux ou trois jours, jusqu’à ce que mon amie
revienne de... là où elle était, je présume.
« Tiens, fit-elle, tu as acheté un chat ?
– Pas acheté, trouvé. Il s’appelle Rougeaud.
– C’est marrant, il est rouge.
– Oui.
– Il est bien sur ton épaule. »
Et nous avons passé la journée ensemble, à flâner et à nous embrasser.
Honnêtement, cela ne m’a pas semblé étrange qu’elle le remarque. Je
n’avais vu pendant son absence que mon ami, qui est peu loquace, et la
caissière, qui n’est pas bavarde non plus. Il pouvait très bien être
visible à tous, et non pour moi. D’ailleurs, mon aimée le voyait, elle.
Le problème venait donc de moi. Elle me le fit comprendre, du reste : au
bout de quelques heures, elle s’étonnait du fait qu’il ne voulait
descendre de mon épaule. Je lui dis que je ne pouvais pas le déloger. Et
avant que je ne puisse lui donner une autre précision, elle le saisit,
tournoya un peu avec lui dans les airs (je l’entendis miauler de
bonheur, à deux reprises. Il faut dire qu’elle sait s’y prendre avec les
chats) et le posa à terre. J’eus un éclair de lucidité, que je ne
regrette toujours pas.
« Carole (elle s’appelle Carole), tu es sûre que tout va bien ?
– Bien sûr, je me sens en pleine forme. Pourquoi ?
– Tu sais, Rougeaud...
– Hé bien ?
– Je ne le vois pas.
– Évidemment que si, me fit-elle en pointant un endroit sur le canapé, il est là, il dort.
– Non, repris-je, je ne le vois pas (j’ai espacé chaque mot afin qu’elle comprenne). Et je ne peux le saisir non plus.
– Pardon ?
– C’est un chat imaginaire, Carole. »
Je la fis s’asseoir (elle prit garde à ne pas écraser Rougeaud, la brave
fille), lui dis de m’attendre et partis chercher un médecin. À notre
arrivée, elle caressait un oreiller avec sensualité et tendresse. Que
l’on me comprenne, surtout : je ne voulais affoler personne. Que moi,
seul, je puisse voir ce chat, passe encore : mes folies m’appartiennent,
et tant qu’elles ne dérangent personne, elles ne sont pas un problème.
Je n’ai jamais parlé du lutin qui me demandait l’heure toutes les cinq
minutes (je le sais, car je regardais l’heure très régulièrement), ni du
nuage qui me poursuivait en voiture et tout allait bien. Mais qu’elle
partage une de mes lubies passagère ne pouvait signifier qu’une seule
chose, qu’elle perdait les pédales.
Je suis un fou relativement normal, comme j’aime à le dire. Mais un
fou respectueux du sens commun. Carole, en revanche, semblait faire
passer la nécessité de ne pas inquiéter les autres par-dessus la jambe,
si vous me passez l’expression.
Après lui avoir pris la tension, le docteur vit qu’elle était un rien
surexcitée. Il lui prescrivit un calmant, et me recommanda de veiller
sur elle : d’ici un ou deux jours, il n’y paraîtra plus. Je la forçai à
se coucher, ce qui ne fut guère facile (il faut dire qu’il était quatre
heures de l’après-midi), et au moment où enfin elle daigna se reposer
après force négociations, Rougeaud remonta sur mon épaule. Je ne le
voyais toujours pas, je sentais toujours son poids, mais cette fois il
me parla dans une langue châtiée (évidemment) et m’avertis que j’avais
bien fait. Je ne lui répondis pas : les chats ne parlent pas. Et
désireux de mettre un terme au plus vite à cette folie qui mettait en
péril celle que j’aimais le plus au monde, je feins de l’ignorer.
J’ignore si Carole le voit encore. Moi, je suis guéris. Mais je
persiste à m’inquiéter pour elle.
Vous savez, elle est tellement influençable...
Cela s’est passé il y a une semaine exactement, mardi dernier sur les coups des dix heures du matin. Je me reposais, confortable, dans un parc aux abords de chez moi. Pour vous expliquer pourquoi, à dix heures du matin, je ressentais le besoin de me reposer, disons simplement que la nuit avait été longue et blanche, et qu’une entière journée de travail s’offrait encore à moi. Mon patron a cependant été assez agréable pour me donner la matinée ; mais je savais également que m’endormir, c’était être inconscient pendant six ou sept heures.
Alors je me reposais.
Le soleil était bon en ce début du mois d’octobre : après tout un été
pourri, cela faisait du bien enfin d’avoir un peu de chaleur. Je fermais
à moitié les yeux pour mieux les rouvrir l’instant d’après, luttant
contre les limbes. Je me concentrais sur les petits vieux qui sont
toujours là, les petits petits qui couraient partout sous l’œil vigilant
des premiers, et quelques rares adultes qui auraient dû se trouver
ailleurs. Aussi, lorsqu’il m’adressa la parole, j’ai eu un sursaut et un
cri contenu, n’ayant pas du tout remarqué sa présence.
Depuis combien de temps était-il là ? Je ne sais pas. À quoi
ressemblait-il ? Difficile à dire. Pas qu’il était insignifiant, mais il
n’avait rien de bien particulier. Des petits lunettes aux montures
vertes, une barbe de trois jours, un charmant petit bouc, des yeux
bleus. Un T-shirt orange et un jean.
Ce qui m’a perturbé, c’est qu’il me regardait avec insistance. Il ne
décrochait pas son regard de moi. Je ne fumais pas : il ne voulait donc
pas de cigarette. Je ne lisais pas : il ne voulait donc pas mon journal.
Je n’étais pas une femme : il ne voulait donc pas me baiser.
Du moins, je le supputais.
Je me souviens pourtant très bien de ce qu’il m’a dit. Il n’était ni
saoul, ni drogué, mais calme. Intéressant. Passionné.
« Vous êtes le numéro 21. »
Il n’a dit que ceci. Puis il est parti. Il s’est éloigné tranquillement,
les mains dans les poches, en regardant de ci, de là, puis il a disparu
de mon champ de vision.
Je n’y ai pas repensé jusqu’au soir. La journée a été, comme je vous
l’ai dit, très longue. J’étais fatigué, harassé, et je n’avais qu’une
seule envie : retrouver mon lit. J’ai mangé sur le pouce, j’ai enfilé
mon pyjama, et je suis faufilé dans ma couette. Le lendemain, mercredi,
je ne travaillais pas ; aussi je comptais faire une grasse matinée des
plus méritées. Mais lorsque vint le « train du sommeil », je suis, comme
qui dirait, resté sur le quai. La phrase de ce petit homme me tournait
dans la tête.
« Vous êtes le numéro 21. »
Le numéro 21 sur combien ? Ça veut dire quoi ? Que j’ai gagné quelque
chose ? Qu’il va me falloir chercher un prix ?
Soudain, cela m’a éclairé. Si j’étais le numéro 21, cela ne voulait dire qu’une seule chose : qu’il y en avait 20 autres avant moi. 21, si jamais il y avait un numéro 0, mais cela ne m’est pas venu à l’esprit avant plusieurs jours. C’est-à-dire qu’il y avait 20 autres personnes, hommes, femmes et enfants, avant moi, classés avant moi.
Cela signifiait autre chose : c’est que l’inconnu du parc était le numéro 20. Donc, que dans le classement, il était plus haut que moi. Cela m’a profondément choqué, car je m’estimais – certes, avec un seul coup d’œil, mais je pense avoir de la clairvoyance – supérieur à lui. Sur quels critères ? Aucune idée. C’était une sensation globale. Beauté, intelligence, hygiène, pertinence, style... En rien je ne pouvais être considéré comme inférieur à ce « numéro 20 ». Cela me révoltait. Qui était donc celui qui avait bien pu me mesurer ainsi, et me donner une note aussi arbitraire et surtout, aussi éloignée de ma propre valeur ? J’ai un travail stable, qui m’apporte suffisamment d’argent et pour vivre, et pour satisfaire mes plaisirs les plus divers, une petite amie magnifique que j’aime et qui m’aime, je suis propriétaire de mon appartement, je m’intéresse à l’actualité, je suis d’agréable compagnie, j’ai d’excellents amis.
Je méritais au moins d’être un numéro 10 !
La journée du mercredi a été noire. Je continuais à maugréer dans ma
barbe. Comment avais-je pu être aussi destabilisé par cette phrase
lancée à l’emporte-pièce, par un parfait inconnu qui pouvait très bien
être un fou dangereux ? Et puis, un numéro 10 ne devait pas songer comme
ça.
Et si c’était ça qui m’avait valu ce classement peu flatteur ? Le
fait d’être constamment obnubilé par l’avis des autres ? Je décidais
alors de mettre tout ceci derrière moi, et de faire comme si rien ne
s’était jamais passé.
Comme vous le savez, je n’ai pas réussi. Je ne cessais de revenir
là-dessus. Qui était donc celui ou ceux qui jugeaient les personnes
ainsi ? Ils devaient être plusieurs. Je les imaginais, cinq ou six,
graves et austères assis autour d’une table ronde, les mains croisées.
Une sorte de « Wisemen Committee », si vous voulez bien. Dans quel but
faisaient-ils cela ? Sans doute pour répondre à nos plus grandes
interrogations : quelle est ma véritable valeur ? Suis-je meilleur ou
pire que mes amis ? Si jamais il existait un moyen infaillible de
classer les gens, où me situerais-je ?
Et si jamais ils prévoyaient de faire un classement de l’ensemble de l’humanité ? Je devais m’estimer heureux d’être vingt-et-unième sur sept millards. Mais peut-être prévoient-ils de faire un classement par continent. Par pays. Par région. Par département. Par ville. Par quartier.
Étais-je le numéro 21 de mon quartier ? Je ne pouvais pas le croire.
J’habite une banlieue d’une grande ville, un endroit plutôt populaire.
Je n’avais pas choisi de vivre au centre-ville pour avoir un peu de
tranquillité, mais mes études et mon intelligence devaient, doivent ! me
permettre d’être largement au-dessus de la masse. Je ne pouvais pas le
supporter. Je commençais à être méchant avec mes voisins de palier, de
braves gens pourtant, avec mes collègues, avec ma famille. Ils se sont
tous aperçus du changement de mon humeur. Ma petite amie, pourtant,
passa au travers des mailles du filet. J’ai honte de l’avouer, mais je
pense que je ne l’ai jamais vue comme une rivale potentielle. Si j’étais
un 21, elle ne devait n’être qu’une 30 voire qu’une 40. Était-ce pour
cela que je l’avais choisie ? Étais-je une personne aussi cruelle
?
Mon orgueil luttait constamment avec, dira-t-on, mon sens de l’honnêteté
ou de l’honneur, je ne sais pas exactement ce qu’il faut dire. Mes
sentiments étaient très contradictoires : à la fois convaincu de valoir
bien mieux que tous ceux qui m’entouraient et honteux de penser ainsi,
je n’arrivais pas à savoir qui j’étais réellement. Et le fait même de
songer que je devais être fou pour avoir été aussi traumatisé par les
cinq petits mots d’un parfait inconnu me plongeait dans la plus noire
des colères, car je me savais parfaitement sain d’esprit.
Hier, c’est là que tout s’est alors joué. Je suis revenu dans le parc
que je connaissais bien. Je me suis posé aux côtés d’un parfait inconnu
et je lui ai murmuré ces cinq petits mots :
« Vous êtes le numéro 22. »
Qu’il en fasse ce qu’il désire. J’ai fini par douloureusement accepter
mon sort. J’espère qu’il saura en faire de même.
La fête de la musique s’était mal terminée. Il y avait eu une maladresse, et il y avait eu une incompréhension. L’on s’était tous levés comme un seul homme, on avait quitté le bar et on s’était progressivement séparés alors que l’on prenait chacun le chemin de nos foyers respectifs. Nous étions six au commencement, nous n’étions plus que trois et puis deux : moi, et une amie. Nous n’habitions pas réellement dans le même quartier mais j’avoue, peut-être par galanterie mal placée ou réactionnaire, avoir tenu à la raccompagner non loin de chez elle. La nuit était bien avancée, et l’on ne savait jamais ce qui pouvait arriver : je ne sais pas si j’aurais pu la défendre contre quoi que ce soit, mais je voulais rentrer chez moi l’âme légère d’avoir rempli une sorte de devoir sacré.
Nous étions arrivés à un carrefour : elle devait partir vers la
gauche et, moi, vers la droite. J’allais la saluer et lui souhaitais
bonne nuit, et elle me proposa de boire un dernier verre chez elle.
J’acceptais en tout bien, tout honneur ; et, j’avoue, nous avions
commencé une discussion intéressante et il me chagrinait un peu que la
géographie ne nous coupât dans notre élan. Quelques pas plus loin, nous
nous installâmes dans la cuisine : elle servit deux verres de bière, et
nous continuâmes notre discussion.
Nous parlions d’amour, évidemment, et de relations humaines en général :
le sujet était brûlant, c’était la cause de la dispute initiale. Elle me
donnait sa vision des choses, je lui donnais la mienne. Je la
comprenais, mais elle peinait à faire de même me concernant : elle me
pressait de questions. Je tentais de lui expliquer du mieux que je le
pouvais, mais rien n’y faisait. Finalement, je lui demandai si elle
voulait bien que je lui prisse la main pour lui montrer les choses
telles que je les voyais. Elle eut un léger mouvement de recul, un rire
nerveux mais me fit confiance.
Nous nous retrouvâmes alors en mon for intérieur. Rien n’avait changé
depuis la dernière fois : un néant d’une noirceur incroyable, aussi loin
que l’œil pouvait regarder. Nous étions tous deux, elle et moi, au
milieu d’une sorte de chambre immense de forme circulaire et qui nous
ceinturait : et à intervalles réguliers, des portes blanches aux
poignées de nacre se dressaient tout autour de nous. J’étais quiet :
même si cela faisait quelques temps que je n’avais pas pénétré ce lieu,
rien n’avait changé et je ne connaissais que trop bien l’atmosphère
pesante et l’air vicié que je respirais. Quant à elle, après avoir
balayé la zone du regard et cherché un quelconque signe rassurant, elle
se mit à trembler légèrement et à hurler dans ma direction.
« Qu’as-tu fait ? Où je suis ?
— Bienvenue dans mon Pandemonium, lui dis-je d’une voix calme. Ceci, tout ceci, c’est ce que j’essaie de t’expliquer depuis le début.
— C’est une hallucination ? Je dors ?
— Vois-tu, je te disais que je ne comprenais nullement les relations
humaines. Que les hommes et les femmes ne sont rien à mes yeux. Qu’ils
passent comme passent les feuilles balayées par le vent. Comme la
fragance d’un parfum d’une femme que l’on croise dans la rue. Ceci est
la raison pour laquelle rien n’a jamais eu d’importance à mes yeux.
»
Tandis que je disais cela, je m’éloignais du centre de la chambre et
longeais certaines des portes. Du doigt, je les caressais, j’effleurais
les poignées blanches sans les saisir cependant.
« J’ai découvert cet endroit lorsque je devais avoir sept ou huit ans.
Une nuit d’hiver, je ne parvenais pas à m’endormir. Même dans la
quiétude de ma chambre, même sachant mes parents dans leur lit de
l’autre côté du couloir, quelque chose me terrifiait sans que je ne
puisse l’expliquer. Je me suis alors décidé à fermer les yeux, croyant
faire venir ainsi le sommeil qui me fuyait. Mais plutôt que de me
réveiller, plusieurs heures plus tard, au matin comme de coutume, je me
suis retrouvé ici. Au commencement, j’étais dans le même état
d’incompréhension que toi. À dire vrai, j’étais tellement effrayé que je
n’ai su faire le moindre mouvement : je me suis couché au sol et j’ai
pleuré toutes les larmes de mon corps. Le matin vint, et tout disparut
alors avec les premières lumières du soleil.
« La nuit suivante, et celle d’après, et celle encore après pendant
six mois, je visitais cet endroit. Au fur et à mesure, même sans
comprendre parfaitement ce qu’il était, je prenais de l’assurance. Je
faisais un pas, puis deux ; je m’approchais des portes. Je pris le parti
de les compter. Je laissais un bout de tissu devant mon point de départ
et marchais dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Mais plus
je marchais et plus je comptais les portes, et plus il en apparaissait ;
j’avais beau faire une courbe harmonieuse, le tissu paraissait de plus
en plus loin dans mon dos sans que je ne puisse le rejoindre.
« Il me fallait alors, au bout d’un moment, ouvrir l’une des portes.
J’en choisis une par hasard. (Je me retournais alors vers mon amie, qui
m’avait suivi du regard, stoïque, la bouche légèrement entr’ouverte, les
bras le long du corps. Elle semblait toujours troublée mais n’en
paraissait plus.) Je t’en prie.
— Quoi donc ?
— Choisis une porte.
— Comment ça ?
— Choisis une porte. Celle que tu désires. Ouvre-la. »
Elle hésita un instant et puisque mon regard ne quittait pas le sien,
elle se résolut finalement à agir. Elle s’avança d’un pas auguste vers
moi, se mit à ma hauteur et tendis la main. Celle-ci s’arrêta quelques
centimètres avant de tourner la poignée.
« Que va-t-il se passer ?
— Tu me comprendras, lui répondis-je après une seconde de silence,
mieux que quiconque. »
Ses lèvres se pincèrent légèrement, et enfin elle empoigna la poignée
avec conviction. Une grande lumière blanche nous engloba alors tous
deux.
Nous étions soudain sur un gigantesque champ de bataille. Le ciel était rouge et noir, les nuages de pluie s’amoncelaient mais ils peinaient à s’éclater. J’avais allumé une cigarette et attendais, accroupi, sur un amoncelement de corps démembrés et pourris, jaunis par la maladie, le pus et les insectes. Les cadavres étaient empalés sur des lances, des pieux, des épées ; et leurs habits et armures, déchirés et tordus en tous sens, les faisaient croire comme provenant d’un moyen-âge de légende. Mon amie, après s’être rendue compte de l’horreur de la scène, se mit à hurler aussi fort qu’elle le pouvait encore. Ses ongles déjà déchiraient son visage, les larmes coulaient en cataracte. Elle baragouinait, entre deux hoquets, des ordres à ma destination, me demandait de lui expliquer ce que voulait dire tout ceci. Je pense que c’est à cet instant que l’odeur funeste lui vint aux narines : elle vomit alors longtemps. Quand elle fut enfin calmée, j’avais terminé ma cigarette et l’avais lancée au loin. Toujours sur mon tas de morts, les yeux perdus dans l’horizon, je lui murmurais la cause secrète des choses.
« Nous sommes ici sur le charnier de la bataille de Fontenoy-en-Puisaye. Nous sommes le 25 juin 841, au soir. Il y a eu un vainqueur et énormément de perdants.
« J’ai passé, peut-être, trois jours entiers à explorer les environs
à l’époque. Je ne pouvais aller aussi loin que je le désirais, cependant
; sans m’en rendre compte et comme dans ces romans de Lewis Carroll, je
finissais toujours par revenir à mon point de départ. Je pense avoir,
néanmoins, pris le temps d’observer le moindre de ces morts (alors que
je disais cela, je bondissais au sol et errais un temps le long du
cimetière en plein air). D’ailleurs, je dis "ces morts", mais c’est
aller vite en besogne : certains d’entre eux n’en finissent pas
d’agoniser ici. Les yeux cherchent désespérement à s’accrocher à quelque
chose, un oiseau, un arbre, un ami.
« Mais il n’y a que la mort.
« Je pense être là, quelque part.
— Que veux-tu dire par là ? Bien sûr que tu es là...
— Je veux dire, l’un de ces morts, ou l’un des mourants, doit être ma
personne dans une vie antérieure. Je n’ai pas su savoir précisément
lequel : mais il est dans le coin. Dans mon âme, au plus profond de moi,
je pense ne pas être parfaitement mort. Je sens mes organes à
l’extérieur de mon corps. Les intestins pulser. Le cœur battre de façon
irrégulière. La migraine me vriller le crâne. Le temps, ici et comme tu
as dû le pressentir, ne s’écoule pas aussi rapidement que dans notre
monde. Il avance doucement, cependant : en vingt ans, le ciel est bien
plus obscur que lors de ma dernière visite. En moi, depuis toujours mais
je le compris alors, je sens la douleur de la mort mais également celle
de l’absurdité de cette bataille et de la folie des hommes. »
Alors que je terminais de dire cela, nous étions revenus instantanément
dans la chambre noire aux millions de portes. Je sentais mon amie
étrangement calme. Elle semblait en proie à une profonde
réflexion.
« Derrière chacune de ces portes se trouve une nouvelle déception. Une
autre vie, sans doute, passée ou à venir. J’en ai exploré énormément. Il
m’en reste plus encore à découvrir. Ici, une autre scène de bataille, où
je suis brûlé vif par le napalm, où j’étouffe à cause du gaz moutarde ;
là, un fou me poignarde dans la rue ; dans cette autre... »
Avant que je ne puisse achever ma phrase, mon amie avait ouvert une
autre porte et nous étions alors rendus dans le salon d’un appartement
de ville. Il y avait là un couple, une femme et un homme tous deux d’une
trentaine d’années. La femme regardait l’homme, mais celui-ci regardait
ses chaussures. La décoration était simple, dépouillée même. Un tapis
rouge habillait le parquet gris.
« Tiens, dis-je tandis que j’observais de plus près l’homme, cela
faisait longtemps que je n’avais pas vu cette scène. Au moins, ici, je
n’ai aucun mal à savoir qui je suis.
— Que se passe-t-il ?
— Tu ne le devines pas ? Elle me quitte. Les mots viennent d’être prononcés. Le temps ici me semble s’écouler plus lentement que jamais. Je sens mon cœur se fendre. Je le sens s’émietter instant après instant. Tomber de plus en plus profondément dans mon estomac. Me lacérer les boyaux. Je ne peux déjà plus soutenir ma tête. Tu sais, cependant, j’ai une amitié toute particulière pour cette pièce (ce faisant, je prenais un bibelot sur une commode et commençais à l’examiner).
— Un souvenir d’une relation heureuse, se risqua-t-elle ?
— Non. La plus malheureuse qui ne fut jamais. Si j’ai une amitié
particulière pour cette pièce, c’est parce que je me rappelle de notre
histoire. Mon abnégation, mes sacrifices. Je lui avais tout donné. Elle
était le monde. Et pour un autre que moi, et non à cause de moi, elle
m’enleva le monde. »
La démonstration avait assez duré. J’ôtais ma main de la sienne, et nous
revînmes dans la cuisine de son appartement. Elle ne dit rien, je ne dis
rien. Je finis mon verre, pris ma veste et sortis dans la nuit fraîche.
Dans mon lit, ce soir-là, je visitai à nouveau la chambre noire. Alors
que je m’approchais d’une porte, je me souvenais des mots que je lui
avais dits sur le chemin du retour.
« Les Hommes, les événements, les lieux, les dates, rien n’a
d’importance pour moi. Ce que je dis ce soir, ce que j’ai dit la veille,
ce que l’on me dit aujourd’hui et ce que l’on me dira demain, les choses
que j’ai accomplies, celles que j’accomplirai encore, rien n’a
d’importance. Ce n’est pas du nihilisme. Ce n’est pas du désespoir.
« C’est de la tristesse.
« Rien n’a jamais eu d’importance. Je dois passer une vie de
souffrance, et je l’accepte. Personne ne pourra me sauver. Je finirai ma
vie entouré de chiens et de livres.
« Et c’est encore le sort le plus enviable que je puisse imaginer. »
Suis-je un Dieu ? Je me sens si léger !↩︎
Cela n’est pas, et tu ne peux.
Je ne veux pas, et ça n’être pas.
Cela n’a pas, cela n’est pas.
Cela n’a pas même lieu d’être, et cela ne devrait pas.
Cela ne peut pas.↩︎
NDA : Si vous aussi vous savez, je vous invite à vous rendre directement à la nouvelle suivante. J’aime à rentabiliser le temps, tous les temps.↩︎