2010
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
Je suis un animal urbain. J’ai toujours vécu, arpenté, cotoyé, étudié, aimé la ville. Qu’elle ait été patelin de modeste taille ou mégalopole tentaculaire, baignée de soleil ou troublée de neige, elles ont toujours été mon grand décor. Je m’imagine constamment marcher sur du béton et m’abriter à l’ombre des immeubles ; et parce que je ne vois que très rarement les arbres, apprécie mieux que quiconque les parcs et les allées vertes.
Lorsque je visite mes parents, ma famille, la famille de mes amis
qui, deux fois plus âgés que moi, se reposent en bêchant leurs tomates,
je me sens comme un écureuil captif soudainement ramené à la liberté ;
et comme de bien entendu, après avoir gambadé quelques minutes, je me
recroqueville sous le bras de mon maître en tremblant de toute ma
fourrure, car un caillou par trop entreprenant avait tressailli sous le
vent.
Je me suis aperçu de cela il y a peu, tandis qu’un violent zéphyr me
caressait les cheveux et manquait de faire décoller ma petite amie du
sol. Au loin, un embouteillage inutile faisait danser ses avertisseurs,
les feux rougissaient de zèle, les publicités, ravageuses, tentaient de
me convaincre. Je me sentais aussi bien que sur mon fauteuil, en lisant
une bande dessinée ou en écoutant l’Oncle Georges. Je n’habitais pas la
ville, la ville m’habitait, et je ne ressentais aucune gêne, même en
étais-je fier.
Je suis un animal urbain. Et en cette période de rut, je me décide à
lancer ce cri d’amour, en espérant qu’elle m’écoute et me protège de ses
agréables bras.
Aimé-je le bruit des gens ? Leur mouvement perpétuel, leurs discussions, leur musique, leur silence, leur immobilisme, leur emportement, leur incompréhension ?
Aimé-je les voir, en cohortes, en armées, faire les boutiques et les échoppes, marcher sur mes pas, voler mon air et mes idées, me pousser du coude et du bras ?
Aimé-je les sentir, parfois à contre-cœur, pressentir leur aura
funeste et nauséabonde sur mes vêtements et mes mains, être mouillé de
leur salive ?
Je ne pense pourtant pas.
Je suis un être solitaire. Animal social, certes, mais point grégaire.
J’aime les dimanches, les petits matins, les soirs froids. Pour moi, le
principe de ville est difficilement compatible avec celui du nombre. Je
conçois pourtant le paradoxe de la pensée : sans nombre, point de ville
construite. Mais, hélas ! ce qui rend la ville si détestable, ce n’est
ni les étudiants, qui étudient, ni les banlieusards, qui s’ennuient, ni
les vieux, qui comatent, ni les femmes, qui accouchent : ce sont bel et
bien les gens dans leur affreuse, immonde, improbable unité.
Car en effet, lorsque je parle des gens, je ne conçois ce mot que comme image d’un monstre aux mille bras et aux mille jambes, mais au corps unique : Argus ou Hydre, il n’existe pas, je pense, de créature mythologique similaire à la vision qu’abrite mon crâne. Troupeau bêlant, masse géléiforme infecte, ils sont un miasme hideux qui tapissent la moindre ruelle, et ce jusqu’aux plus grandes avenues.
Je crois que le plus dédommageable, et ce qui ne manque jamais de m’étonner et de me désoler, le plus cruel, c’est qu’isolément, chaque personne est de qualité. Je ne fais que répéter ce que d’autres ont dit, que rares sont les personnes parfaitement idiotes dans ce monde ; on pourra toujours arguer, bien entendu, que sur la masse de millards que nous sommes, cela représente un certain nombre. Mais le pourcentage global, lui, reste effroyablement bas. Quoi qu’il en est, nous connaissons chacun des personnes de grandes qualités. Un tel a un humour ravageur, un autre coinche comme un forcené ; un autre est d’une fine intelligence, la dernière voit dans les âmes comme un général la peur chez l’ennemi. En général, et si ce n’est les péripéties diverses qui nous font vivre une vie parmi les millers de possibles, ce sont nos proches amis et souvent allons-nous les voir pour boire un ou plusieurs verres, jouer aux cartes et refaire le monde, parler de nos déceptions et de nos victoires. Tous les autres, sans exception, sont des connaissances ou des oiseaux de passage, que l’on juge imbéciles et dénués de tout intérêt.
Mais ces personnes, à leur tour, ont leurs amis et leurs proches
amis, et nous jugent sans doute comme sans importance. L’on pourrait
résumer facilement cela au moyen de diagrammes et d’ensembles
mathématiques : et rapidement arriverait-on à la conclusion que personne
n’est seul, et que nous sommes tous des gens d’intérêt.
Mais les choses changent lorsque l’on parle des gens. Il est connu de
longue date, et encore une fois ne fais-je que répéter un lieu commun,
que le peuple est incapable de décision, et de choisir précisément ce
qui est bon pour lui. Aveuglés par les sirènes des élus et des réclames,
écrasés par des besoins que l’on ne peut pas comprendre, les gens ne
sont décidément pas des personnes de bonne compagnie.
Comment concevoir alors que les gens sont en réalité toutes ces
personnes de qualité, rassemblées en une seule masse dénuée de sens
commun ?
Je puis, pour tenter de répondre à cette épineuse question qui ne cesse
pas de m’étonner, et peut-être même demain trouverai-je une autre
réponse, tenter de me rabattre vers une comparaison grivoise.
Il y a de cela plusieurs mois, au cours d’un voyage estudiantin, je
visitais la prodigieuse cité de Saint-Petersbourg. Ce n’est point ici le
sujet de mon texte, mais peut-être qu’un jour en parlerais-je plus en
détail. Je ne disserterais donc point sur elle, mais sur un fait
particulier de mon voyage.
Nous étions un groupe, je pense, d’une petite quinzaine de personnes, vingt tout au plus, venus de tout horizon : français, finlandais, russes, tchèques, polonais, il me semble même me souvenir qu’il y avait là quelques australiens et une très belle italienne, qui me fit sentir Stendhal et Musset. Nous logions dans une manière d’auberge de jeunesse, bien que la plaque trompeuse annonçait qu’il s’agissait d’un hôtel. Le terme était sans doute usurpé : nous dormions dans de vastes dortoirs de cinq ou six lits superposés, et partagions les commodités élémentaires.
À notre destination étaient en effet proposés trois douches, trois cabinets d’aisance et autant de lavabos. Et comme nous voulions tous, en groupe élargi ou amoindri, profiter autant que faire se pouvait des cinq jours qui nous étaient alloués, nous nous levions de très bonne heure et faisions la queue devant cette salle de bains de fortune afin de nous débarbouiller.
Mon naturel fainéant me faisait toujours passer parmi les derniers.
Quelques dix fesses et dix sexes que je n’avais caressés, c’était dire
mon degré d’intimité avec ces parties honteuses, s’étaient baignés et
épanchés dans les porcelaines que je fréquentais alors.
Ce n’était qu’orgie de poils pubiens, frisés et gris, détrempés, urine
saumâtre, traces de cirages décorant les fosses. Certaines fois, l’odeur
était terrible, et je craignais l’infection d’effleurer les robinets. Je
faisais mon affaire sans trop y penser, et me jurer de me désinfecter
aussitôt sorti du territoire russe.
Lorsque je regardai pourtant mes compagnons, je ne parvenais à déterminer qui (au pluriel) était aussi peu respectueux des règles élémentaires d’hygiène et de politesse. Je les interrogeais sournoisement, sous couvert de blagues grivoises et mal placées, en vain. Ce n’est que lors de notre retour en train que je compris.
Nous étions tous propres sur nous. Seulement, nous n’étions pas
irréprochables. Une hygiène perfectible seule est sans importance ;
quinze hygiènes perfectibles donnent une hygiène globale
cataclysmique.
Je ne puis que supposer qu’il s’agit là de la même chose concernant les
gens. Seul, nous sommes excellents, mais non parfaits. Et ensemble, nous
ne sommes qu’un amas informe d’imperfections.
***
Je ne peux pourtant pas arrêter là ces pensées, car je désire également faire un inventaire des personnes nécessaires qui composent les villes et qui me la font aimer. Cette liste se veut, je l’annonce d’ores et déjà, exhaustive : si j’ignore certains corps, c’est que je les juge dérisoires.
Les habitants des villes se découpent pour moi en deux catégories : les amis, et les autres. Parmi ces autres, les vendeurs sont sans doute ceux que je côtoie le plus. Par ce terme pratique, j’entends désigner toutes celles et ceux qui prodiguent un service quelconque afin de me pousser à une quelconque consommation : cela ne surprendra donc pas si je traite, indifféremment, et de cette charmante employée d’une boutique de vêtements, et de ce bénévole qui distribue des tracts dans une rue marchande. Aucun distinguo, de plus, entre leurs spécificités et leur domaine d’investigation : car je ne désire pas pointer l’objet de leur travail, mais bel et bien leur démarche qui, quelque part, est toujours sensiblement identique.
Je me fourvoie peut-être quelque peu en présentant les choses de
cette façon. Car parmi cette sous-catégorie des « gens », certains me
sont en réalité très agréable. Il est notamment un vendeur, j’espère
qu’il lira un jour ces lignes, que j’apprécie ô combien. Il officie dans
une de ces nombreuses échoppes de bandes dessinées qui parsèment la
ville que j’occupe actuellement. Il doit avoir, je dirais, entre
quarante et cinquante ans, me toise de deux bonnes têtes. Il a un coffre
aussi large que moi, et une voix grave et suave à la fois, une voix
profonde, une voix de conteur. Je l’imagine fort bien dans une autre vie
faire la lecture à de charmantes têtes blondes, assis confortablement
dans un fauteuil en osier, la virgule en suspens quand il tourne les
pages. Ses amours du neuvième art le conduisirent, sans doute, ici et
maintenant, et ce à mon plus grand plaisir.
Auparavant, j’aimais à vagabonder dans les allées remplies de livres, et
faire mon choix par accident ; mais avec lui, tout se déroule
différemment. M’arrangeant pour le visiter toujours quand sa boutique
est vidée de quidams, je l’accoste, lui demande le bonjour, comment
va-t-il ; a-t-il des nouveautés à me conseiller, ou bien le tome
manquant d’une série collectionnée ? Qu’en a-t-il pensé ? J’ai là un
cadeau à faire à un ami, il aime ceci et cela, vers quoi m’orientez-vous
?
Plus qu’un vendeur, il s’agit véritablement d’un conseiller. Et pour
cela je l’apprécie, car si jamais je ne fais que passer, il ne m’en
tient pas rigueur, et ce même après avoir passé quelques dix minutes à
mes côtés.
Il est, malheureusement, une exception dans un océan de maladresse et de
malpolitesse. Les vendeurs me sont, en effet, particulièrement
désagréables, du moment cependant qu’ils ne voient en moi qu’un client.
Si je m’arrête un instant et sors de ce rôle, et que je leur parle comme
je le ferai dans une soirée quelconque et que les hasards de nos vies
nous auraient mis en contact, un échange bien plus intelligent se met
alors en place.
Race exécrable des vendeurs ! Lie des gens ! Ils vendraient père et mère pour vous convaincre, et rigolent dans votre dos une fois la porte refermée ! Ils rendent les boutiques pires que les bordels, chaque achat monstrueux de contraintes. Cela ne m’étonne guère qu’ils disparaissent au profit de ces libre-services déshumanisés. Dans ces échoppes, il n’y a que l’âme de l’acheteur qui se trouve confronté au produit. Et certains, frappés de clairvoyance, en deviennent même meilleurs.
Les gens qui ne sont pas vendeurs sont nécessairement passants. Hélas, et je me dois de mettre Brassens en déroute, les passants comme les passantes ne sont dignes d’intérêt. Car il suffit que le regard s’arrête pour qu’ils deviennent connaissances, et ne sont donc plus des gens.
Ce que je pointe ici, c’est la masse informe dont je parlais plus
haut. Ce sont les bousculades, les cris, les m’as-tu-vu, les putes et
les gros bras. Ce sont ces automobilistes troublant la quiétude des
lourdes journées d’été en faisant partager à tous leur musique de merde,
les racailles de dix ans jouant des coudes et de la casquette, alors
qu’ils ont moins de poil aux fesses que moi sur les pieds ; ce sont les
filles légèrement vêtues glougloutant comme des dindons de foire qui
accaparent les trottoirs.
Ce sont, il faut le dire à présent, les figurants des villes.
Dans la grande comédie humaine, ils incarnent les glousseurs, les
harpoulins et les rascasses qui défilent, inlassablement, entre les
tours et les buildings. Ils sont à pied, en voiture ou en vélo, à cheval
parfois ; et rares sont les quartiers où l’on échappe à leur
opression.
J’habite, pourtant, dans une de ces raretés.
Ce n’est qu’une rue, fort longue et tout aussi agréable que les autres.
Mais par une magie inconnue de ma personne, rien n’y personne vient
troubler le carré où je siège. Rares sont les voitures, invisibles sont
ces passants. Parfois un oiseau vient se poser sur mon balcon, mais
rapidement, comme appelé par un ordre secret, vole-t-il vers d’autres
cieux. Les nuages eux-mêmes semblent avoir pactisé avec l’apôtre qui
revendique ce silence, et souvent viennent-ils obstruer mon horizon,
comme pour m’aider dans ma solitude. L’on pensera que je fabule, mais je
démystifie toute fausse idée : à l’Est, de mon bureau, le ciel est
toujours sombre. À l’ouest, dans la chambre de mon amie, il éclaire
toujours. Sombre est ainsi l’horizon que jour après jour je contemple,
sombre est l’avenir qui s’offre à moi. Les auteurs sont, dit-on, de
grands dépressifs. Je ne contrecarrerai pas une tradition
séculaire.
Quoi qu’il en soit, je ne peux vivre en perpétuel ermite et souvent
ai-je besoin de sortir de la gangue qui me sert de refuge. Que ce soit
pour me nourrir, me distraire, visiter un ami ou baguenauder dans les
ruelles, je ne peux faire autrement que de saisir mes clés et de
m’offrir tout entier à la masse des passants.
Je les évite autant que faire se peut, j’esquive, je cours, je tourne
brusquement ; mais surveillé de toutes parts, je ne peux m’échapper. Et
lorsque vient toujours le moment de prendre les transports en commun, je
me dois de m’accoler à eux.
Certains passants sont pourtant, comme le chante l’adage, considérables.
Avant-hier je rencontrai sans doute leur roi.
Tandis que je vaquais en ville, midi approchant, je me décidais de me
restaurer dans un de ces services de nourriture rapide. Ma commande
faite et apportée, je grimpais quelques escaliers afin de profiter de ma
pitance. Curieusement, et tandis que l’étage était désert, un homme
vient s’asseoir à ma table. De prime abord, je ne lui en tins pas
rigueur : par trop absorbé par mon regard, je ne daignais pas lui porter
le moindre regard. Posant alors son plateau près du mien, il commença à
manger et, entre deux bouchées, à me faire la conversation.
Le terme est peut-être ici mal choisi. Car plutôt de conversation,
c’était davantage de monologue dont il s’agissait. Il parlait, je
feignais de l’écouter. Il évoquait sa venue dans la ville, lui grand
voyageur ayant trouvé refuge pour quelques jours chez un sien ami ; il
plaisantait sur la beauté de la ville, les lieux qu’il avait déjà
visité, ceux qu’il prévoyait voir lors de son court séjour ; il me parla
des nombreuses villes, françaises et étrangères, qu’il côtoya parfois
pendant deux ou trois années consécutives avant que l’exil ne le pousse
à faire bagages ; il me parla, je le crois, pendant bien dix ou quinze
minutes, comme en réalité il aurait pu le faire seul, à voix
silencieuse, revenant sur sa vie comme l’on revient sur ses pas.
Il me demanda alors d’où je venais, ce que je faisais là, ce que je
comptais faire. Lapidaire, je répondais à mi-voix, apeuré sans doute que
l’on me trouve en sa compagnie. Il dodelina silencieusement du chef et,
avançant sa main droite vers la mienne, me dit que la vie valait la
peine d’être vécue et s’en fut comme il était venu : sans que personne,
pas même moi, ne le remarque.
J’ignore véritablement qui il était. Ce que je sais de source sûre en
revanche, c’est qu’il me fit un grand cadeau. Mais encore une fois,
j’ignore de quoi il s’agit.
Les forces de l’ordre sont composés, pour moi, de tout ce qui porte
un uniforme, des policiers aux soldats du feu en passant par les
préposés à l’électricité ou au téléphone. Ils forment en réalité un seul
et unique corps, œuvrant pour un seul et unique objectif : maintenir
l’ordre établi, au prix même de leur vie. Il y a plusieurs choses que je
déteste dans ce monde : les douches froides, les sodas chauds et le
chaos bruyant. En lui imposant le silence, les gendarmes redonnent à la
Révolution ses lettres de noblesse : un serpent, plutôt qu’un
éléphant.
J’ai lu récemment, et l’auteur expliquait cela avec force clarté, qu’une
révolution réussie est une révolution qui échoue : car elle finit par
imposer son propre modèle de normalité au détriment du précédent, et en
devient dogme. Au contraire, une révolution en échec est une révolution
réussie, car elle reste toujours en activité. C’est, je crois, Che
Guevara qui comparait la Révolution à une bicyclette : si elle n’avance
pas, elle tombe. Une révolution en arrêt, car elle pense avoir atteint
ses objectifs, peut provoquer une situation similaire, voire pire, au
régime dictatorial qu’elle tentait de mettre à bas.
En cela, les gendarmes sont d’une utilité rare, essentielle, indubitable. En éteignant les feux trop vifs des esprits contestataires, ils permettent aux silencieux d’œuvrer en silence et de remplir des objectifs autrement plus grand. Je crois aux révolutions silencieuses. Je crois en la force de l’Anonyme. Je crois en la force de la masse sans nom. Neruda l’aura expliqué, et chanté, mieux que moi. Le bruit est toujours signe de décadence, de trouble, de retour sur soi. La soupe crie quand elle bout, elle est silencieuse quand elle se mange. Mais son goût ne dépendra jamais que des ingrédients que l’on glisse à l’intérieur du bouillon.
Les révolutions sont pourtant nécessaires. Les évolutions, plutôt.
Car si l’on considère qu’une révolution ne se fait que dans le bruit,
alors elle ne peut revenir qu’à son point de départ. L’évolution, en
revanche, silencieuse, tapie, subtile, permet de grandes choses. C’est
elle qui nous a offert le pouvoir de dire ce que je dis à présent, et le
pouvoir que ce qui est dit soit lu et entendu. Dans le même ordre
d’idées, les forces de l’ordre sont garantes de cette liberté
d’expression qui nous est chère.
L’évolution est nécessaire, y compris dans cette liberté d’expression.
Car « Nusquam est qui ubique est », comme le disait Sénèque, je crois ;
et celui qui chante et court partout, lutte contre tout,
vraisembablement celui-ci, n’apporte rien de bon à la discussion. Cela
est valable, par extension, aux gens. Trop de caricatures, trop de
discours, nuisent à la caricature et aux discours. La liberté
d’expression n’est plus liberté si l’on s’acharne encore et encore sur
le même objet.
Cela se voit de plus en plus, du moins ici, dans la presse et les
messages. Un seul nom est scandé, représenté, psalmodié, critiqué,
encore. Mais c’est donné du son à l’âne, pour qu’il braie ; c’est agiter
une piñata un jour de fête. C’est un miroir aux alouettes.
Croyant être incisif, ils ne sont en fait l’objet que d’une gigantesque
machine, simple rouage. L’on sait pourtant depuis déjà que le pouvoir
dur (Hard Power) a laissé la place au pouvoir doux (Soft
Power) : Staline est mort depuis longtemps. L’on n’exporte plus,
l’on n’efface plus, l’on ne « génocide » plus : mais l’on donne à ceux
qui parlent le pouvoir de parler, et de parler plus encore. Et parce que
leurs discours sont si hauts et si forts, ils éclipsent le son de la
voix des moindres, qui pensent et disent différemment, et on ne les
écoute pas.
Il est dur d’être Hemingway, quand le monde est composé de
Dostoïevsky.
C’est pour cela que je concède aux forces de l’ordre ce seul mérite :
d’apporter au chaos des caricatures et à la cacaphonie des mêmes
protestations un peu de silence pour que se fasse entendre, au milieu du
rien, la voix grande et belle de ceux qui parlaient, mais n’étaient
point entendu.
Il est de bon ton de parler à présent des bruits des mots. J’ai toujours cru penser que les mots existaient indépendamment de celui qui les prononce. Les mots, pour reprendre une formule consacrée, auraient leur propre vie. Je ne sais ce qu’il en est à la campagne, où les rumeurs et les faits de famille circulent vite, mais je sais ce qu’il en est à la ville, où j’habite et où ses mots me sont familliers.
Il se passe un phénomène étrange dans les rues et les boulevards : le
mot tend en effet à devenir un bruit, c’est-à-dire une nuisance
sonore. Cela ne s’applique, toutefois, pas au sein de membres d’une même
famille d’amis ou de connaissances, mais entre ces membres, ou ce
solitaire, et le reste de l’humanité qui compose son environnement
propre ; et, si ce n’est à de rares instants, par trop rares peut-être,
où une discussion peut s’enclencher, mais souvent il ne s’agit que d’un
vendeur, l’on ferme son visage et l’on accélère le pas. Par
quelles circonstances étranges et cosmiques, ce qui était inventé pour
rapprocher les Hommes, ne serait-ce qu’une seconde, devient au contraire
moyen de les rompre entre eux ?
Je ne me réfugierai pas, comme on le fait trop souvent, derrière
l’aspect aliénant des villes, leur rythme et leur condition qui, quelque
part, éloigneraient les Hommes d’un aspect primordial, à la façon d’un
Rousseau de pacotille. Mais je ne prendrais pas plus la position
parfaitement opposée, déclarant qu’il ne s’agit là en réalité que de la
condition première de l’Homme, et que le reste n’est que dégénération.
Je choisis la voie moyenne, celle qui correspond le mieux et à mes
idées, et à mon siècle. Car en effet, il semble que l’Histoire des
Idées, non dans leur contenu mais leur forme, réponde à un schéma
cyclique : à un dictat des idées, qu’elles soient soumises aux forces de
la Religion, de la Science ou de l’Expérience suit toujours un
pyrrhonisme effrené où tout est toujours remis en doute, et où en
définitive aucune définition n’est jamais posée. Enfin, une nouvelle
position émerge, celle du « juste milieu », à chemin entre la Vérité de
la Science et la Réalité du Doute, qui permet d’avancer sans douter et
de se poser pour réfléchir.
Rapidement pourtant, cette pondération formidable, seule apte à
étreindre toute la complexité du monde sans pour autant immobiliser
celui qui tenterait de l’explorer, est jetée à bas au profit d’une autre
supériorité. De nos jours, et pendant longtemps, la Science, portée par
le positivisme du dix-neuvième siècle, régna en maître ; remise en doute
par ses premiers échecs à la fin des années 1980 et au cours des années
1990 et 2000, cette nouvelle décennie illustre ainsi un juste retour à
la prise de conscience que non scientia omnia possit, sed ualdissime
testerit (« La science ne doit pas tout faire, mais elle doit
essayer aussi fort que possible »). Et les textes de rendre compte de
cet état des faits.
Le peuple aujourd’hui est las de ces traités pédagogiques et alarmistes,
de ces « on peut » et de ces « on doit » ; et ne se tourne à présent, du
moins je le crois voir, que vers la justesse de ce milieu probable, qui
dévoile autant que ce qui reste à dévoiler. Revenant sur le propos
premier de mon texte, voici qu’elle est alors ma position concernant le
bruit des mots : ils ne dérangent que ceux qui ne les attendent
point.
Autrement dit, les mots dans la ville ne sont bruit que lorsqu’ils
proviennent d’une cause extérieure, et restent mots quand ils
proviennent d’une cause intérieure. Mais cet espace d’intimité
est extensible, et sa frontière ne saurait être celle évoquée en début
de chapitre, à savoir une opposition binaire « Moi et mes proches » / «
Les autres ». Car si cela était le cas, il n’y aurait jamais
communication dans la ville, et il serait fort compliqué de draguer
hommes et femmes. Il faudrait en réalité représenter les choses selon un
diagramme de Venn pour que cela soit entièrement compréhensible. Et
parce qu’aujourd’hui je suis fatigué d’avance de trouver un moyen de le
dessiner dans mon traitement de texte, peut-être cela viendra lors d’une
prochaine relecture, je m’en vais le décrire.
Le diagramme comporte trois ensemble, A, B et C, qui s’interpénètrent
mutuellement deux à deux et ont une zone de contact à trois. L’on peut
ainsi considérer, outre A, B et C, ensembles finis et définis, quatre
zones de contact : x (A⋂B), y (A⋂C), z (B⋂A) et m (A⋂B⋂C).
Considérons à présent les définitions suivantes :
A : Ensemble (fini) du Moi ;
B : Ensemble (fini) de mes Mes Proches. B ne peut exister qu’en présence de A. La condition est valable que dans ce sens (A peut exister sans B) ;
C : Ensemble (fini) des autres.
Tout cela étant valable à un moment temporel donné, bien entendu.
Si à présent l’on définit les zones de contacts ainsi :
x : Amitié (extensible). L’on peut supposer qu’entre Moi et Mes proches,
le contact se fait selon le mode de l’Amitié, de l’Intérêt et/ou de
l’Amour ;
y : Transparence (finie). Entre Moi et les Autres, les mots se font bruits et donc le contact se fait absent, transparent, inexistant. Si un mot est lancé, il n’est pas compris, et pas relancé ;
z : Cordialité (finie) ou Transparence (infinie). Étant donné que B
n’existe qu’avec A, il faut s’imaginer que le contact avec Mes proches
et les Autres ne se fait que sous l’œil de Moi. Il y a donc jugement de
A sur B, de la façon dont C sera traité. S’il y a Transparence (z = y), cette transparence
se fait « infinie » dans la mesure où le jugement va rétroactivement
considérer que le comportement de B sur C peut prévaloir de B sur A.
Autrement dit, nous jugeons de la capacité de nos proches à être dans
une relation de communication avec nous de la façon dont ils le sont
avec les autres. Une transparence infinie signifiera, tôt ou tard, le
délitement de la relation entretenue. S’il y a en revanche Cordialité
(z ≃ x), celle-ci est
« finie » car elle aura une répercussion immédiate sur A.
m : Puisque x est amitié, y transparence et z cordialité ou
transparence, m ne peut, mathématiquement, qu’être Cordialité.
Paradoxalement, et contrairement à ce que le bon sens pourrait nous
amener à croire, il est donc plus de chance qu’une discussion soit
éprise de succès lorsque considérée au sein d’une démonstration sociale
comme une soirée dans un bar, un appartement etc. ou une réunion que de
façon solitaire.
Cela me permet d’avancer ce théorème, discuté par la suite : En
ville, les Mots ne sont bruit que lorsqu’ils sont énoncés hors d’un
cadre social délimité par des conventions inconsciemment acceptées de
tous.
N’avez-vous jamais essayé, un jour où vous étiez particulièrement en
joie, de lancer à brûle-pourpoint, à une belle ou à un beau qui passait
par là, un compliment fort joli, savamment senti et élaboré, donné moins
à lui ou à elle en particulier qu’au hasard, un compliment sage et
élevé, non vulgaire ou pédant, simple ? Je vous exhorte à le faire
aussitôt, et à reprendre cette lecture par la suite.
Deux cas de figure ont dû se présenter alors à vous : ou vous avez été
ignoré (c’est là le mieux qui puisse arriver), ou vous ne l’avez pas été
(et je vous prie de m’excuser de ma gaillardise). Mais quel que soit le
résultat considéré, la conclusion est rigoureusement la même : le mot de
gentillesse, qu’il provienne de l’autre vers Moi ou de l’autre vers Moi
et mes Proches ne remplit pas son rôle et même, est destiné à une
réinterprétation totale, celle de la fausseté, du mensonge et de la
perfidie, comme si l’on ne pouvait être sincère en société.
J’attribue cela, encore une fois, non à l’influence néfaste de la Ville, mais plutôt à la continuité d’une contume, sinon française, du moins prenant sa source au Moyen-Âge et atteignant son apogée au dix-neuvième siècle et aux débuts du vingtième, celle du désenchantement.
Je ne vais pas réécrire Cromwell, pas même sa préface ; mais
je vais ici rappeler quelques éléments intéressants. Le temps lyrique de
l’humanité s’acheva cependant, et m’en vais-je contredire le vieil Hugo,
non point pour laisser sa place au temps épique, mais pour être détruit
par l’ère du soupçon. J’ose mélanger tout et n’importe quoi, et à faire
remonter la chronologie plus tôt qu’on ne le pensait : apanage certain
du nain sur les épaules du nain sur les épaules du géant. Et si je
devais, quant à moi, recenser les temps de l’Humanité, je distinguerais,
en accord avec ce que j’ai dit plus haut, les suivants :
- Le Temps du Lyrisme (Genèse – Haut Moyen-Âge). Je ne fais point ici de
découpe pour l’ère de l’épique, ou plutôt je tends à considérer cet
épique comme une manifestation exacerbé d’un lyrisme externe à
l’auteur. Car si le lyrisme est sur-énonciation du « Moi », l’épique est
quant à lui sur-énonciation du « Il », cité à ces époques, non
aujourd’hui, mais dont « Moi » fait parti, que ce soit en terme de
témoin, de descendant ou de simple aède. Je ne retiens guère que ce
critère pour cette classification, puisque je me place selon une optique
« énonciative » des ères du monde, et non pas, comme le faisait les
anciens, selon un point de vue « dialectique » ;
- L’Ère du Soupçon (Haut Moyen-Âge – Mi du XVIIIe siècle). Comme je l’ai annoncé plus haut, le Moyen-Âge a succédé à une ère sceptique forte (dont Montaigne, ou Descartes, pourront représenter les symboles) où le futur n’était sûr en rien, où le passé était grand mais révolu, où le présent était triste et malsain. En ces temps, les Hommes, à la foi inspiré par le passé dont ils ne pouvaient toutefois pas prendre exemple, et appelé par l’avenir qu’ils voulaient quantifier mais qui était noir comme le Nil en Mars, ne bougeaient guère ;
- Les Dix Grands Lustres (1750 – 1800). La période la plus courte, mais également l’une des plus formidables, de l’Histoire de l’Homme. À Pyrrhon succède Machiavel, le doute laisse la place à l’intelligence. Ce n’est pas par hasard qu’au cour de ces cinquantes années les voix jusqu’alors tues se sont élevées, que des révolutions sont passées, que des Encyclopédies ont été créées. L’Homme, bien que conscient que ce monde était décidemment trop mouvant et trop vaste pour être entièrement référencé, fit la seule chose qu’il susse faire : tenter malgré tout d’y parvenir. Ces cinquante années correspondent à un élan prodigieux, que je sens revenir en ce début de vingt-et-unième siècle, où l’être humain, fort de son intelligence, se rendit compte que ne rien faire était la pire des solutions. Malheureusement, la crise Romantique le coupa dans son élan.
- Les Miracles de la Science (1800 – 1980) : Presque deux siècles de positivisme suivirent ces dix lustres ; et malgré les tentatives, avortées, expressionnisme, symbolisme, automatisme, futurisme également quelque part, de repousser les Tesla et les Edison, la Science gagna du terrain. Les deux guerres mondiales furent vues comme des avancées spectaculaires, qui permirent à la micro-informatique, aux voyages aériens, terrestres et stellaires de devenir possibles et, disons-le, abordables pour les sociétés et les individus ; le miracle de la vaccination permit à la population humaine, toujours plus nombreuse, de se voit être multiplié par six. Rien ne semblait arrêter son élan...
- Les Défaites de la Science (1980 – 2009) : ...si ce n’était le SIDA. Il ne m’est point la peine de développer plus en avant, si ce n’est de dire que ce simple Virus, venant remettre en question à la fois les domaines de la biologique, de la mathématique, de la physique, de la chimie et même de la lexicologie, de la sociologie et des sciences de l’environnement, eut un impact similaire sur les grands esprits que la Grande Peste Noire qui conduisit à ce que j’ai appelé l’Ère du Soupçon. Cependant, il y a une grande différence entre ces deux périodes : si l’émergence de la Peste Noire a entraîné une réflexion sur le système existant, l’émergence du SIDA a entraîné une reconfiguration du système. C’est là la grande différence entre jadis et aujourd’hui : si tout était alors prompt à réflexion, tout est alors prompt à réaction. C’est une course effrenée, où il sera dit qu’il n’y aura nul vainqueur.
- Le Nouveau Soupçon (2010 – ?) : Je porte de grands espoirs en cette nouvelle décennie. Si mes prédictions sont néanmoins réalistes,