2010
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
Encore une fois. Une autre cigarette, sans doute la dernière. Dans
trois heures, ce sera le matin. À travers la minuscule fenêtre de son
bureau, Christophe pouvait sentir, sinon voir, poindre le premier jour
de l’été. Malgré l’atmosphère pesante et enfumée qui l’asphyxiait, il
pouvait d’ores et déjà respirer la tiède tranquillité et la nonchalance
des premières heures, avant que toute la ville de ... ne suffoque sous
l’oppressante chaleur qui bientôt envahirait ses rues. Comment était-ce
déjà ? « Les dîneurs familiaux repoussent leurs assiettes et disent
qu’il fait chaud, des filles dansent à la mort d’un printemps... » La
fatigue lui faisait perdre la mémoire. Plusieurs jours sans sortir lui
avait pourri la cervelle et il se sentait las de beaucoup de choses.
Cette affaire le tuait.
Il se sentait proche de la solution, mais elle continuait à se dérober,
inlassable, sous ses doigts de pianiste tuméfiés. Elle se trouvait
quelque part, au détour d’une des lignes de son rapport, dans l’une de
ces photos et cela, il se le savait. La vérité lui rongeait les os, lui
tordait les boyaux, lui mordait les tripes. La silhouette était
parfaitement dessinée et si ce n’était le clair-obscur de ce dernier
doute qui l’étreignait, il savait que d’ici trois heures, quand il
reverrait enfin le ciel bleu, il irait d’un pas martial chez le domicile
de son chef, qui à son tour irait vers cet immeuble de la rue de
l’église, cet immeuble blanc et noir que Christophe avait arpenté encore
et encore. Il connaissait chacun de ses cinq étages, ses dix
appartements et ses nombreux occupants. Et c’est sans faillir que le
commissaire se dirigerait vers l’assassin de Coco le Clodo.
Afin d’avoir les idées claires, il se décida, une dernière fois, de
récapituler les faits. Tous les faits. De sa première note à l’ultime,
qu’il n’avait pas encore apposée et qui contenait le nom qu’il cherchait
depuis plus de deux semaines déjà. Et ainsi, en écrasant d’une main
fatiguée son ultime gitane, il tourna lentement les pages jusqu’à la
première, qu’il relut machinalement, et dans sa tête et à mi-voix : à
cette heure tardive, cette heure si tardive qu’elle en devenait trop
matinale, il devait être le seul au commissariat.
« 5 Juin 2010 - Découverte d’un cadavre au pied du ..., Rue de l’église.
Nom : inconnu. Surnom : Coco le Clodo. Âge : inconnu. Profession :
aucune, sans domicile fixe. Cause de la mort : coup violent porté au
crâne au moyen d’un objet contondant, non identifié à ce
jour. Heure et date estimées de la mort : la veille, entre minuit
et trois heures du matin. La pluie sèche de la nuit a rendu toute
précision impossible. Le sujet souffrait de grande faiblesse physique,
et de nombreuses blessures témoignaient d’une longue vie passée dans la
rue.
Coco était un habitué du quartier et quiconque le traversait l’avait
déjà entr’aperçu même si, et cela serait triste si seulement quelqu’un
ne trouvait pas cela normal, personne ne faisait attention à lui. Coco
devait être âgé d’environ cinquante ans, peut-être moins : il est connu
que ces hères vieillissent bien plus rapidement que la normale. Une
rapide enquête parmi les riverains et les autres abandonnés du secteur
ont permis de dresser un certain portrait de la victime : taciturne et
désabusé, souvent alcoolisé mais guère violent. De temps à autre lui
arrivait-il d’invectiver les passants, non pour demander l’aumône mais
pour le bonheur de crier semble-t-il. Peu estimé de la part de ses
congénères, c’était un solitaire. Son surnom même est un mystère : tout
ceux qui le connaissaient juraient l’avoir toujours appelé ainsi.
Entreposait ses maigres possessions dans un sac en toile : un pantalon
mité, une boîte en fer creuse et un bout de carton portant une
inscription indéchiffrable. Alibi possible de l’assassin : inconnu. Sans
doute une bagarre. »
Christophe raya rageusement ce premier alibi à la lumière des deux pages
de notes suivantes contenant le témoignage de Samuel, sans-domicile
également, ancien alcoolique mais brave gars. Celui-ci affirmait, et il
n’y avait guère de raison de remettre en cause son récit, que la nuit du
4 Juin 2010, tandis qu’il somnolait entre deux poubelles en face de
l’immeuble susnommé, il entendit ce qu’il méprit comme le bruit d’une
casserole tombant sur le bitume. Relevant la tête, il vit un individu au
pied du cadavre de Coco brandissant un objet indéterminé et remonter
tranquillement dans l’immeuble. Il fit le guet pendant cinq heures sans
apercevoir de mouvement, et se livra à la police lorsque celle-ci se
rendit sur les lieux du crime, alertée par les éboueurs, pour déposer
son témoignage. Les analyses prouvèrent qu’il n’était sous la dépendance
d’aucun stupéfiant et avait un taux d’alcoolémie zéro. Puisque
l’immeuble ne possède aucune autre issue, il est considéré de
source sûre que l’assassin ne peut être qu’un habitant du bâtiment,
régulier ou irrégulier (invité).
« 6 Juin 2010 - Une enquête préliminaire s’enquit de ce fait et confirma
qu’il ne se trouvait à l’intérieur à l’immeuble, au moment des faits,
que les habitants suivants :
Au rez-de-chaussée : Appt. 1 - M. et Mme Jacob, retraités de la fonction publique ;
Au premier étage : Appt. 2 - Mlle Chapeau, pharmacienne ; Appt. 3 - Veuve Belloc, retraité de la fonction publique ;
Au deuxième étage : Appt. 4 - M. Bruges, professeur en collège et Mlle Hortense, directrice des ressources humaines (concubins) ; Appt. 5 - M. et Mme Dubois, sans profession, et leur enfant de 16 ans Ludovic ;
Au troisième étage : Appt. 6 - Mlle Authier, secrétaire de direction ; Appt. 7 - Mlle Geay, commerciale et Mlle Forte, commerciale ;
Au quatrième étage : Appt. 8 - M. Georges (divorcé), militaire et ses deux enfants, Gérard (13 ans) et Lucille (17 ans) ; Appt. 9 - Mlle Reillaut, commerciale ;
Au cinquième étage : Appt. 10 - M. Réau, étudiant et Mlle Laure,
étudiante.
Une perquisition menée dans les différents appartements ne trouva aucun objet susceptible d’être l’arme contondante aux tonalités de casserole, que ce soit dans les effets privés des occupants ou les ordures entreposés dans le local prévu à cet effet, et ne recueillit aucun témoignage compromettant : tous les occupants jurèrent être endormis au moment des faits. La description vague dudit Samuel, incomplète du fait de l’absence de lumière publique ce soir-ci (panne d’un réverbère) et de sa distance relative du lieu du crime ne permit de faire porter les soupçons sur aucun des habitants de l’immeuble, ne serait-ce que déterminer son sexe. Rien ne fut vu, rien ne fut entendu, rien ne fut pressenti.
Bien que l’arrivée bruyante de la maréchaussée ait réveillé tout le
voisinage, seuls M. et Mme Jacob (Appt. 1) et Mlle Chapeau (Appt. 2)
furent réveillés par le tumulte. Les autres occupants connurent
l’évènement par des biais multiples, média, bouche-à-oreille ou
connaissances diverses, et bien entendu l’enquête préliminaire. Ce
détail peut s’expliquer simplement du fait que le 5 était un samedi, et
que personne ne travaillait le lendemain. La majorité des riverains
avaient du reste pris l’habitude de dormir à l’aide de boules quiès : la
présence d’une boîte de nuit, “Le houla-houp”, au sein de la même rue,
trouble notamment sa tranquillité.
7 Juin 2010 - Le ministre, ému par la mort de Coco le Clodo, exigea
qu’un inspecteur s’occupe personnellement de l’affaire, puisqu’il était
débordé et ne pouvait s’en charger lui-même 1
»
Ici s’achèvent les notes recopiées de ses collègues, qui firent un
travail exceptionnel de concision et de clarté. Tout était là, le
problème surtout, était là : qui avait tué Coco le Clodo ? Les mignons
petits retraités, ou les lesbiennes ? Les étudiants en lettres, ou la
DRH ? Et le petit Gérard, déjà grand pour ses treize ans ?
Surtout, songea Christophe, surtout, quel est le mobile ? L’on ne tue
les gens sans raison. Du moins, depuis cinquante ans au moins. Et si
l’argent pouvait d’ores et déjà être exclu selon le sens commun, il ne
pouvait rester que trois hypothèses : la vengeance, la folie, ou le
nettoyage de printemps. Et c’est avec ces maigres données qu’il
entreprit, méthodiquement, l’interrogatoire de chacun des occupants de
l’immeuble. Et dans ces notes, dans ces phrases dites et ces regards
lancés, se trouvait la réponse.
Prenons les choses de façon chronologique, une dernière fois.
« 8 Juin 2010 - C’est un petit matin gris qui m’accueille tandis que
je me faufile au ... de la Rue de l’église. L’immeuble se fond
merveilleusement dans la masse de ses congénères et rien ne laisse
présager au sol ni sur les murs qu’un meurtre a ici été commis il y a
deux ou trois jours. La porte vermoulue s’ouvre sur un couloir
magnifiquement entretenu menant à un petit appartement, sur la gauche, à
une cage d’escaliers en colimaçon et à un petit ascenseur. Les
nombreuses boîtes aux lettres, une par appartement, portent chacune une
étiquette bigarrée portant un ou deux noms. Elles débordent de
prospectus.
La porte de l’appt. 1 est rouge bordeaux et, cela ne manque pas de
m’étonner, n’a aucun judas. Cela me fait sourire, présageant que mes
premiers clients étaient juifs. Je frappe docilement. Sans un bruit,
dans une ambiance feutrée et empestant la naphtaline, Mme Jacob m’ouvre
la porte. C’est une petite vieille de 85 ans, soumise à un certain
embonpoint. Ces rides dissimulent presque entièrement son visage et je
m’étonne qu’elle parvienne à voir quoi que ce soit malgré ses lourdes
lunettes grises. Un grain de beauté disgracieux signe son menton, elle
me fait penser à une sorcière des livres de mon enfance. Après m’être
rapidement présenté, elle me fait entrer et m’introduit à son mari. M.
Jacob est âgé de 86 ans et présente toutes les qualités du “beau vieux”
: cheveux grisonnants, joues creusées, robe de chambre satinée.
L’appartement est minuscule et ne possède, je m’en rendis rapidement
compte, qu’une seule et unique fenêtre dans le salon donnant directement
sur la porte d’entrée : la position idéale pour épier la position de
Coco, ou si le couple s’avère être innocent, voir son meurtre en direct.
Mme Jacob me fit asseoir sur un fauteuil de cuir noir et prépara un peu
de thé et des gâteaux. Ceux-ci avaient la forme de l’étoile de David, et
étaient saupoudrés d’une fine couche de glaçage jaune. Mes hôtes avaient
décidément ce sens de l’humour tant adoré des intellectuels honteux et
des penseurs arrivistes, qui se font un devoir de commenter toute la
misère du monde, cet humour antisémite qui vaut un procès à quiconque
n’étant pas circoncis. J’en eus la confirmation lorsque M. Jacob me
répondit avec un sourire, lorsque je l’interrogeais sur son activité
passée, qu’il avait eu le temps au bureau des postes de se forger la
conviction que le réchauffement climatique était dû aux camps de
concentration. “Car, me dit-il, l’on n’imagine pas combien de fumée un
juif peut dégager lorsqu’il brûle. Encore heureux qu’on les ait fait
maigrir, sinon les nuages de graisse nous auraient tous tués.” Je
pensais doucereusement que le point Godwin avait été atteint très
rapidement au cours de mon enquête, et que tout ceci me faisait partir
sur d’excellentes bases. Je relançais avec l’un ou l’autre aphorisme
salé de Desproges, et après avoir mangé une ou deux étoiles de shérif,
je leur demandais de but en blanc s’ils connaissaient Coco le Clodo, et
ce qu’ils pensaient de lui.
Le couple parla à tour de rôle, sans jamais s’interrompre ni se
reprendre ; et ils se faisaient tranquilles, alors que je les trouvais
bien plus loquaces quand il s’agissait d’évoquer les malheurs d’Israël.
Je faisais fi de cette réflexion annexe et dangereuse pour mon enquête
et notais scrupuleusement le moindre mot de mes interlocuteurs.
Mme Jacob parlait lentement mais avec conviction, et articulait dans un français parfait et sans une pointe d’accent quelconque, pas même celui de notre région et sans jamais se corriger. Les mots sortaient, sereins et monotones, de ce trou ridé et édenté et je ne pouvais m’empêcher de penser que sous ses dehors de vioque grabataire, une énergie improbable l’animait. Elle se déplaçait du reste sans aucune difficulté et n’était que très légèrement voûtée. Sa robe noire et grise épousait le moindre de ses bourrelets, et un bracelet d’or habillait élégamment son poignet gauche. Il tremblait légèrement à chaque fois qu’elle buvait une gorgée de thé, et la tasse lui répondait d’une façon de bruit cristallin qui troublait une seconde la sérénité de l’appartement.
M. Jacob, au contraire, était bien plus troublé et tout son être
s’agitait à la moindre de mes questions, comme s’il craignait que je me
lève soudain, à la façon d’un Hercule Poirot, que je le désigne d’un
doigt inquisiteur et que je l’accuse de déicide, que je le crucifie
encore. Et plus je le rassurais sur mes intentions, arguant que ce
n’était là que le premier jour de mon enquête et que je doutais
fortement de son implication dans ce crime, plus il s’agitait, et plus
je le considérais comme innocent : ce n’est pas là un poncif de mauvaise
série policière, mais les innocents paraissent souvent bien plus
coupables que les coupables eux-mêmes. Heureux les simples d’esprit
!
Je compris rapidement que M. et Mme Jacob étaient les mégères de
l’immeuble. Leur vue privilégiée sur la porte d’entrée leur permettait
de surveiller, de six heures du matin à huit heures le soir, six heures
en hiver, les allées et venues des habitants de l’immeuble et des
différents quémandeurs et colporteurs. Bien que je n’eus jamais besoin
de revenir les voir pour confirmer un alibi, ils auraient pu sans souci
me renseigner, et nul doute qu’ils tenaient un cadastre précis des
heures d’arrivées et de sorties. Précisément, avaient-ils observé
quelque chose de particulier, la veille de la mort de Coco ? Oui, sans
aucun doute : une altercation entre le Clodo et Mlle Chapeau (Appt. 2).
Des mots avaient été échangés, des gestes obscènes observés.
Connaissaient-ils Coco ? Oui, bien entendu, il traînait toujours ci et
là, armé de son sempiternel sac de toile. Ils lui avaient donné quelques
fois un fond de vodka et un bout de pain, et globalement l’appréciaient.
Il donnait, m’affirmaient-ils, un semblant d’animation au quartier, et
aucun jour n’était ennuyeux grâce à lui. Ils m’avouèrent par ailleurs
sous cape qu’ils adoraient énormément ces paumés qui arpentent la ville,
et leur faisaient souvent la conversation : sans enfant, ils
représentaient le seul lien qu’ils conservaient avec le monde des
hommes. En effet, il n’y avait aucun poste de télévision dans leur
appartement, et ils ne lisaient guère la presse. Ils aimaient à se
souvenir qu’au détour d’une ruelle, passé un coin sombre ou à proximité
d’une salle de cinéma, un alcoolique notoire se servait d’une poubelle
comme caisse claire et entonnait la Marseillaise ou un ancien texte de
Bruant, et que ces hommes que tout le monde ignore avaient une vision
claire, bien que désabusée, de la société. Ils leur rappelaient le
cancer qui rongeait le monde et occupaient leurs journées.
Poussant la conversation, ils m’apprirent néanmoins qu’ils n’estimaient pas tous ces SDF et trouvaient certains d’entre eux fort désagréables, notamment leurs odeurs, mélange grossier de tabac, de crasse et de merde : et quand ils leur arrivaient de prendre les transports en commun, ils s’éloignaient autant que faire se peut de ces bougres. À l’air libre en revanche, la pollution ambiante dissimulait habilement leur parfum et leur présence ne les dérangeait guère.
Étaient-ils samaritains ? Sûrement pas, m’assura Mme Jacob. Et détournant le regard, pour la dernière fois lors de notre entrevue, elle m’avoua ne rien vouloir faire pour les aider, “si ce n’était, bien entendu, les soulager de leurs souffrances”. Elle ne m’en dit pas plus, mais je trouvais cela bien entendu fort intriguant, bien que non dénué d’une certaine franchise. J’avais moi-même eu les mêmes pensées. Il faut dire qu’avant de devenir inspecteur, j’avais officié plusieurs années dans les brigades de nuit, et souvent l’envie me prenait de faire un carton. L’avantage était double : je protégeais les intérêts des braves gens, et libérais de la peste ces pauvres âmes. Jamais je n’avais eu l’idée d’autrement les aider, de tenter de les réinsérer dans la société dont ils étaient les victimes, de les décrasser à l’eau de javel et de leur offrir un attaché-caisse ; la réinsertion de ceux que la chance avait quittés est une utopie républicaine, et les anciennes sociétés, antiques et modernes, avaient fait leurs choix. Ce n’est qu’à cause de quelques idéalistes absents et morts depuis longtemps, d’associations charitables bien que sincères, que cette idée avait fait sa route. On ne peut plaire à tout le monde : et vouloir soigner la misère du monde est un moyen lâche de l’ignorer.
Avaient-ils déjà eu des démêlés avec Coco le Clodo ? Bien entendu,
tout le monde en avait eu tôt ou tard. Sa façon d’invectiver les
passants, de les poursuivre et de les agripper pour leur dispenser un
semblant de sagesse populaire agaçait et souvent avait-il été bousculé,
voire roué de coups, notamment par les clients fumeurs de la boîte de
nuit, qui finissaient leurs cigarettes en bastonnant du clochard. Ils
m’apprirent par ailleurs, vivant dans cet appartement depuis plus de
cinquante ans, que Coco le Clodo surgit par miracle un matin d’Octobre,
l’air déjà usé par les épreuves et qu’à leurs yeux, il n’avait jamais
vieilli, ayant toujours été vieux quelque part. Et que les premières
années, ils ne pouvaient sortir de leur tanière sans être interpellés et
insultés. Coco était un homme bien, donc antisémite : et souvent faisait
référence à de sombres années. Pour eux, le surnom “Coco” provenait du
son étrange qu’il ne manquait pas de faire à chaque fois qu’il reprenait
son souffle et qui faisait penser à un bœuf atteint de bronchite : ce
qui était au départ une référence à certains accès de toxicomanies
devint un surnom affectif, bien plus personnel que “Jean” ou “Bonhomme”
; mais ils ne savaient dire s’ils avaient lancé la mode ou s’ils
l’avaient déjà entendu auparavant. Il était sûr cependant que jamais
Coco le Clodo ne s’était désigné lui-même par ce vocable, et que jamais
ils n’en avaient parlé à quiconque. Magie de la harangue populaire,
pourrait-on dire.
En prenant congé et en rentrant au commissariat, longeant le quartier
ethnique et passant devant l’une ou l’autre école, ma conviction était
claire. Rien ne laissait présager une quelconque haine envers Coco le
Clodo, et ils semblaient en parler avec nostalgie. Les paumés
comprennent les paumés. »
« 9 Juin 2010 - Mlle Chapeau (Appt. 2) est une très belle femme. Elle est âgée de cinquante-deux ans, mais en paraît quarante. Ses cheveux blonds respirent la naïve tendresse que seules les femmes peuvent avoir. Lorsqu’elle me reçut, elle était habillée d’une élégante robe rouge aux motifs abstraits et de boucles d’oreilles couleur ambre qui rehaussaient le teint halé de son visage. Son appartement était décoré avec goût, bien que les murs étaient relativement nus : un tableau par ci, un vase par là. Mais il y avait précisément dans cette absence une recherche particulière qui m’attira l’œil et me fit sentir chez moi. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : Mlle Chapeau désirait rester célibataire.
Des créatures que l’univers peut compter, des plantes aux animaux en
passant par les poissons et les oiseaux, les hommes et les enfants, les
femmes sont celles qui me fascinent le plus. Grand célibataire, petit
timide, je n’ai jamais pu apprécier leur compagnie. Je ne compte bien
entendu pas ma mère, puisqu’elle ne saurait être purement une femme à
mes yeux ; je parle dès lors de toutes les autres femmes, cousines y
comprises. J’ai lu énormément de choses sur elles, j’ai entendu beaucoup
de choses sur elles. Plus que quiconque n’ont-elles eu à souffrir,
quelque part, d’une idée reçue qui aujourd’hui encore les déçoivent.
Balancées entre le poids de la tradition et l’attrait de la révolution,
elles sauront bien un jour faire valoir leurs pleins droits et leur
statut d’égal de l’homme.
En attendant, continuons de les traiter de salopes en se tapant sur les
cuisses.
Mlle Chapeau est pharmacienne de son état, son échoppe étant non loin de
la rue de l’église, sur la place de l’église. Elle exerce cette
profession depuis maintenant plus de vingt ans, et est mère d’une fille
de vingt-cinq ans, habitant à ... . Ma première image fut celle d’une
femme coquette et indépendante, décidée : et je ne m’attendais à rien de
plus qu’à une franche entrevue. Cependant, c’était oublier sa politesse
et son sens aigu de la répartie, son statut dissimulé de grande dame :
et sans nul doute aurait-elle été baronne ou duchesse dans une autre
vie. Après avoir eu confirmation qu’elle connaissait Coco le Clodo,
j’abordais la question de la querelle de la veille du meurtre. Elle ne
le nia pas, et me relata avec précisions ce qui s’était passé.
Tandis qu’elle revenait, vers les six heures dix, de son lieu de travail, Coco l’interpella avec plus de fougue de coutume. Car “il avait l’habitude de me héler lorsque je rentrais chez moi, me demandant d’exercer mes charmes et de montrer mes cuisses. Ce jour-là toutefois, il se fit plus pressant que de coutume. Après coup, je ne peux m’empêcher de penser qu’il se sentait condamné (Christophe entoura ce mot). Fatiguée d’une dure journée de labeur, et pour le moins énervée qu’il insiste autant, j’ai utilisé quelques noms d’oiseaux et l’ai envoyé, geste à l’appui, joyeusement se faire foutre. Répondant qu’il n’attendait que cela, une grande lassitude m’envahit alors et je rentrai chez moi. J’ai pris deux somnifères, mais j’ai oublié de mettre mes boules quiès... ce qui explique que je fus réveillée lorsque les gendarmes vinrent le lendemain.”
Sa déclaration était nette, sans ambigüité ni zone trouble. Je l’ai
consignée telle que, et lui demandais d’approfondir quelque peu sa
relation avec Coco le Clodo. “Rien de spécial”, commença-t-elle, “si
l’on excepte ce trouble jeu dont je vous ai parlé. Parfois, comme je le
voyais au matin lorsque je sortais pour travailler et que je le trouvais
fort mal au point, je lui ramenais au soir de ces cachets homéopathiques
que je vends aux grands-mères et aux étudiants anxieux. Des vitamines,
des analgésiques, ce genre de choses. Il semblait toujours me remercier,
mais je sais qu’il ne les prenait pas : je les retrouvais toujours au
matin dans le caniveau. J’ai cependant eu une éducation sérieuse, et mon
âme aurait été chagrine si je n’avais rien fait. Rien ne m’offusque plus
que de ne pas aider ceux qui sont dans le besoin : je n’hésite pas à
donner un peu de monnaie, suis bénévole dans plusieurs associations,
signe des pétitions et toutes ces sortes de choses. Non seulement je
gagne ma place au paradis, mais du reste, cela me fait des histoires à
raconter.”
Je compris rapidement que l’ennui était son principal adversaire. C’est
l’ennemi de beaucoup, par ailleurs, du moins de celles et ceux qui
ignorent que fuir la mort n’est point la solution. Toujours s’occuper,
toujours marcher, toujours parler : l’idée de rester tranquille un soir
dans une chambre à lire ou à écouter de la musique ne leur vient pas
même à l’esprit. À cause d’eux, le monde est devenu plus bruyant que
jamais : et si ce n’était déjà le bruit lancinant des voitures et des
usines, des publicités et des manifestations, l’on ne peut plus faire un
pas sans entendre une discussion qui ne nous concerne pas, ou se voir
agressé par de la musique que l’on n’apprécie guère. À y songer, je me
rends compte être plus profondément ennuyé par le commun des mortels que
par les sans-domiciles, les paumés et les clochards qui pourtant
cherchent, parfois bruyamment, à attirer mon attention au détour d’une
ruelle. Je le dis2, il me vient plus souvent l’envie de
tirer au hasard dans la foule lorsque je prends le métro que quand je
passe près de la Cour des Miracles. Il me faut me reprendre, car je sais
bien qu’une plaie est bien plus douloureuse dans la pliure d’un doigt
qu’au milieu de la poitrine. La douleur ici n’a aucune commune mesure
avec la gravité de la blessure. Mais je ne sais pas si annihiler la
chienlit des miséreux rendra ce monde plus agréable à vivre : peut-être
faudrait-il davantage tirer au hasard des rues et supprimer les honnêtes
gens afin d’assainir les villes.
Mlle Chapeau haïssait donc l’ennui et son fils, le mutisme. Amoureuse du téléphone, de l’Internet et de tous les autres moyens de communication jusqu’au pigeon voyageur, rien ne la désespère plus que de n’avoir rien à raconter. De prime abord, je la rayais de la liste de mes suspects : son altercation, la veille même du meurtre, ne l’innocentait-elle pas justement, alors que l’on aurait pu y voir un prétexte ?
Cependant, une réflexion anodine me fit tiquer. Tandis que
j’observais, nonchalant, sa bibliothèque alors qu’elle continuait à
déblatérer ses opinions politiques sur son canapé, je me surpris à
observer qu’elle lisait énormément de polars. Elle semblait avoir tous
les écrits d’Agatha Christie, sans exception et m’avoua idolâtrer ce
genre et cette auteure. Innocent, je demandais ce qui l’attirait dans
ces récits ; et, l’air désabusé et parfaitement serein, elle m’avoua
adorer l’idée d’un meurtre parfait.
“Toutes ces histoires, me confia-t-elle, sont des histoires de meurtre
parfait. Parfaitement accompli, sans témoin, sans arme du crime, parfois
même sans victime ; je suis parfaitement admirative devant ces exploits
qui semblent défier la logique. Et bien souvent, la solution n’est pas
donnée des suites d’une faute faite par le meurtrier, mais par le
meurtrier lui-même. Dans le même esprit, j’aime énormément Crime et
châtiments, où le personnage, coupable d’un meurtre, attire sur lui
tous les soupçons du fait de son malaise. J’aimerai réellement pouvoir
réaliser ainsi un meurtre parfait.”
Un meurtre parfait, continua-t-elle, est peut-être la seule façon
d’approcher le divin. Les religions nous parlent de miracles, de foi, de
justice ; mais seule la justice divine fait sens dans leurs textes. Et à
la façon des Dieux d’antan, nul ne peut pénétrer son dessein : elle
frappe, et personne ne s’en émeut. Quand ce que l’on appelle hasard,
destinée, chance ou malchance, frappe soudainement, l’on peut considérer
qu’il s’agit d’un meurtre parfait, perpétré par le divin lui-même. Tout
homme désire nécessairement atteindre le divin, et devenir un Dieu : et
si le prix à payer pour ressentir cette forte émotion consiste à
perpétrer un meurtre, alors elle était prête à le faire.
Je me suis enflammé. Reprenant mot à mot sa dernière phrase, je
supputais, plutôt que de l’accuser de prime abord, manquant de preuve
pour cela, qu’elle aurait pu très facilement commettre ce meurtre.
L’altercation de la veille n’était certes pas un motif, mais elle a pu
être l’éclair dérangeant, le moyen de mettre en application cette
théorie.
Contrairement à toutes attentes, et tandis que je m’apprêtais à faire quelque chose (je ne savais pas quoi 3), Mlle Chapeau se mit à rire et prépara un charmant thé vert dont le goût me resta longtemps sur la langue. Selon elle, je faisais fausse route : car l’application nécessaire de sa théorie nécessitait de frapper quelqu’un d’importance, quelqu’un qui serait regretté par ses amis et sa famille. Tuer ainsi un sdf sans prétention était similaire à ce gamin qui tue une souris ou un rat dans une grange, ou qui s’amuse à glisser une feuille sur le chemin des fourmis qui arpentent la prairie : pointless (elle prononça elle-même ce mot en anglais).
À vrai dire, je ne savais pas trop quoi penser de cet argumentaire, mais plus rien ne m’étonnait. Cet immeuble et ces nombreux occupants semblaient tous avoir un avis particulier non seulement sur la misère, mais également sur la façon d’y remédier. Si M. et Mme Jacob pouvaient être l’exemple même de la sincérité désarmée, Mlle Chapeau illustrait quant à elle l’action directe, pure, et dénuée de regrets.
Est-ce que cela en faisait une coupable ? Sans doute. Était-elle
innocente ? Indubitable.
Il me faut y réfléchir. »
« Notes de l’inspecteur - Après cette entrevue, j’ai enquêté,
rapidement, sur Coco le Clodo. Savoir qui il était réellement. S’il
était relativement populaire auprès des habitants du quartier, son nom
n’apparaissait dans aucun registre, il n’était connu d’aucun service, y
compris des nôtres : le genre tranquille. J’ai interrogé ses compagnons
de rue, en vain : Coco était bel et bien un solitaire. On ne lui prêtait
rien, il ne prêtait rien. On ne lui parlait pas, personne ne le
connaissait réellement.
Qui était Coco le Clodo ? »
Christophe se leva péniblement et mit en route la machine à café. Tandis
que le liquide noir passait, mi-endormi, il se surprit à imaginer quelle
aurait pu être la vie de Coco. Une enfance normale, sans aucun doute.
Cela seul pourrait rendre sa destinée plus tragique encore. Ça
commençait doucement, mais il s’en doutait : Coco serait
instrumentalisé, il l’était déjà du reste. Et par la droite, qui y
verrait une excuse pour renforcer leurs mesures coercitives de
protection, et par la gauche, qui y verrait le moyen de dénoncer
l’inefficacité de ces mêmes mesures. Le procès de l’assassin sera
formidable : par la seule force de sa plume songea-t-il, il sera capable
d’envoyer un homme sur le « bûcher des vanités ». Voilà que jadis on
enfermait des auteurs : à présent ce sont eux qui font enfermer les
gens.
Une enfance classique, dans le Sud sans doute. Christophe le voyait aller à l’école dans une ville de briques roses, ou mieux encore, sur le bord de la mer. Il n’aurait pas été le plus intelligent en cours, il n’aurait pas été le plus fort en sport : le type d’élèves que les professeurs oublient rapidement. À seize ans, quinze ? sa première petite amie, qui avait un goût de lavande et un parfum d’automne. À dix-huit ans, le baccalauréat. Après le bac, l’université ou le BTS ? Les études ou le travail ?
Le travail, pensait-il. Il ne voyait pas Coco, du moins, le Coco
qu’il s’était imaginé faire des études. Non par paresse, ni même parce
qu’il n’en était pas capable, mais parce qu’il désirait rentrer au plus
tôt dans la vie active, et partir de chez lui. Peut-être même l’armée.
Quoi qu’il en est, il quitte sa ville natale, embrasse ses parents et sa
petite sœur, et monte au nord, là où il y a du travail.
Il bosse dur et, pour décompresser, va dans les bars où il rencontre des
gens louches, des apatrides avec lesquels il se lie d’amitié et d’amour.
Puis il se passe quelque chose. L’alcool paraît inconcevable, Coco
n’était pas alcoolique. La drogue ? Pourquoi pas, ce serait là qu’il
aurait écopé son surnom. Un vol, un cambriolage qui tourne mal, un amour
assassin, tout cela à la fois. Et de galères en galères, de prisons en
hôpitaux, sans le sou, il devient vagabond et échoue ici, dans cette
ville. Il s’y plaît pour une raison mystérieuse. Il s’y sent chez lui,
et transporte avec lui les restes de son passé. Quel dommage qu’il n’ait
pas eu sur lui autre chose, soupira Christophe. Le moindre petit élément
aurait pu être une piste.
Il but une grande tasse de café, et retomba sur sa chaise de
bureau.
L’espace d’un instant, il crut que quelqu’un se trouvait derrière
lui.
« 10 Juin 2010 - Juste en face de l’appartement de Mlle Chapeau, que je croisais dans la cage d’escaliers en montant voir mon prochain témoin, se trouve l’appartement 3. La porte a un je-ne-sais-quoi de gris et de sale, bien qu’elle ressemble comme deux gouttes d’eau à toutes les autres de l’immeuble. L’air même sent le camphre, et la tristesse m’envahit avant même de frapper. Je pense avoir été influencé par l’inscription “Veuve” de mon rapport.
Je ne connais que deux types de veuves : les éplorées et les ravies.
Je les déteste tant l’une que l’autre : les premières m’écœurent, les
secondes me révulsent. À dire vrai, je ne sais pas vraiment quelle
attitude il faudrait adopter face à la mort d’un proche, a
fortiori celle de son mari. Je ne suis sûr que d’une chose : dans
tous les cas, il faudrait se faire tondre.
Lorsque la porte s’ouvrit, mon visage dut refléter la surprise : car la
veuve Belloc ne portait pas de noir, pas de crêpe, son air ne reflétait
aucune tristesse ni aucune mélancolie ; elle n’était pas plus radieuse,
souriante, émerveillée et émoustillée comme un prisonnier à qui l’on
vient d’enlever les chaînes ; non, elle était tout simplement normale.
Je me ressaisis vite en me rappelant que je détestais les gens normaux
également4, me présentais et fus introduit dans
sa demeure. Malgré l’ambiance étrange qui régnait ici, je pouvais
clairement voir que la veuve Belloc (Diane de son prénom) regrettait son
mari. Une grande photo de lui, en pied, trônait malicieusement sur le
buffet du salon, entre deux cierges allumés. J’étais tombé chez une
gothique déguisée en femme normale, les plus dangereuses. N’oubliant pas
la raison de ma venue, je me retins d’abréger ses souffrances à coup de
Bible et lui demandais si elle connaissait Coco le Clodo.
Sa voix était charmante, une voix de sirène pourrait-on dire. Pour
parler, elle n’ouvrait que peu la bouche, ses deux cerises de lèvres ne
bougeant que très légèrement, comme si elle paraissait fatiguée de
dialoguer. Je me hasardais à lui demander si je ne la dérangeais pas, et
s’il ne valait pas mieux que je repasse, mais elle insista pour me
rassurer, et que sa lassitude n’était due qu’à un curieux cauchemar
qu’elle avait fait le soir du meurtre. Dans ce rêve, elle se voyait
sortir au-dehors, en pleine nuit, armée du cadre de la photo de feu de
son mari, et tuer ce qui ressemblait à un sanglier haineux. Mais cette
vision était si terrifiante et si réaliste qu’elle croyait réellement
être l’assassin de Coco, et était même prête à se livrer aux autorités.
Son bon sens la retint cependant, quand elle s’aperçut au matin que le
cadre de la photo de son mari n’avait pas bougé.
Comment pouvait-elle en être si sûre ?
À la poussière. Elle n’avait jamais fait la poussière sur cette photo,
comme témoin des années qui passent. Et effectivement, en m’approchant
plus près encore du cliché, je vis une épaisse couche de crasse le
recouvrant. Lui arrivait-elle souvent de faire des rêves ainsi ?
Régulièrement, assura-t-elle. Elle se sait du reste sujette au
somnambulisme, et souvent lui était-il arrivé de se réveiller déambulant
dans son appartement, ou même descendant les escaliers de l’immeuble et
de se retrouver en petite tenue dans la rue. Trop belle pour ses
trente-cinq ans, je n’ai pu m’empêcher de me demander comment elle avait
réussi à ne pas se faire violer.
Considérant que cette historiette était décidément trop douteuse pour
être crue, je m’amusai à lui faire peur et commençai à l’accuser. Ses
mots, disais-je, étaient des preuves, et déjà je sortais les menottes de
la poche de mon blouson pour la pousser dans ses derniers
retranchements. Mais à ce jeu d’imbécile, c’est bien moi qui fus pris ;
car tandis que j’avançais à pas lourds dans sa direction, elle se
contentait de m’observer avec des yeux absents, sans même daigner se
lever de son fauteuil de rotin, ne dit pas un mot, n’esquissa pas un
geste. Si bien que lorsque je me trouvai en face d’elle, je restais
immobile cinq à six secondes, avant de remettre finalement mes menottes
dans mon blouson et de certifier que tout ceci était bien entendu une
blague.
Je l’exhortais à continuer de me parler de Coco, tandis que je me
servais, à son invitation, un verre de bière brune.
Elle le connaissait finalement peu, ne le croisant que rarement dans la rue ou au pied de l’immeuble ou, tout du moins si elle le rencontrait, elle ne s’en émoustillait pas. Lorsqu’elle entendit dire qu’un clochard avait été tué dans sa rue, cela ne lui fit ni chaud, ni froid. Était-elle donc sans cœur ? Ce n’est pas là ce qu’elle dirait. Mais elle avait tellement pleuré, tellement souffert de la perte de son mari qu’une autre mort, qui plus est celle d’un inconnu, ne lui souleva pas une seule seconde l’âme. D’ailleurs, continua-t-elle mélancolique, elle se surprenait n’avoir plus aucune compassion pour quiconque : les images de guerres lointaines ou de proches misères, les tremblements de terre, les ouragans, tout ceci la laissait de marbre. À vrai dire, il est vrai qu’un meurtre pourrait lui redonner le goût de la vie. Plaît-il ? Bien entendu, continua-t-elle. Un meurtre sanglant. Prémédité, et conduit d’une main assurée. Le sentiment grisant de se sentir invulnérable. Le sang qui gicle sur ses vêtements. Le sentiment d’avoir réussi à ôter une vie. Et revenir à ses activités quotidiennes sans éprouver le moindre remord. N’y a-t-il pas là quelque chose d’ironique, de pouvoir retrouver le goût de vivre en commettant un crime de sang ? Sans aucun doute.
“Mais je n’en suis pas capable, si ce n’est dans mes rêves et mes illusions. Parfois, comme tout un chacun je pense, j’ai désiré fortement la mort d’une méchante personne. Depuis que je puis me souvenir de mon existence, j’ai toujours souhaité voir périr dans les flammes et la douleur ceux qui m’avaient déçu et ceux qui m’avaient fait du mal. Même aujourd’hui à vrai dire : et les morts que j’imaginais alors que je n’avais que six ans étaient bien moins terrifiantes que celles que je fabule à présent. Auparavant, je ne souhaitais que la fin : à présent, je m’imagine les longues tortures, la peau déchiquetée, les membres arrachés, les yeux coulant de leurs orbites. Je me documente même : je plante une tige de bambou dans le vagin de celle qui, hier, m’a bousculée en ville sans s’excuser ; j’injecte de l’eau de Javel dans les veines de ce dernier qui a été grossier avec moi ; je lance un ordre secret et les oiseaux charognards lui arrachent les viscères encore chauds.
Jouer avec le cadavre m’amuse énormément. Je le dépèce et garde les meilleurs morceaux dans un bocal de formol, je jette le reste aux chiens. Je le saigne et m’en sers comme encre avant que celui-ci ne coagule, et envoie des lettres injurieuses ainsi rédigées aux autorités compétentes ; j’accroche ses restes fumants aux portillons des écoles primaires et joue au football avec la tête privée de sa cervelle.
Dans mon esprit se joue constamment une danse macabre. Mais
contrairement aux tapisseries d’antan, ce n’est pas moi que les
squelettes encerclent mais un autre : et c’est armé d’une baguette de
chef d’orchestre que je joue le requiem.”
Bien que misanthrope, je ne pouvais m’empêcher de blêmir à l’énumération
de ces horreurs. Je n’aime rien ni personne, certes ; mais j’aime la
mort comme mes amours : courte. Je me fis cependant un devoir d’annoter
ces tristes descriptions en bredouillant quelque chose, comme quoi sa
vision de l’humanité était décidément très intéressante. »
Ce que le rapport de Christophe n’indiquait pas et n’indiquerait pas, ce
fut sa réaction lorsqu’il regagna le commissariat. Les esprits embrumés
de pensées obscures et d’images d’horreur, il se rua dans le premier
bistrot trouvé et vomit allègrement dans les toilettes, à deux reprises.
Il se commanda une bière, et retourna vomir une fois celle-ci achevée.
Une fois vidé de tout ce qu’il avait sur le cœur, même s’il ne savait
pas précisément de quoi il s’agissait, il retrouva ses pénates. Et il
était convaincu d’une chose : la veuve Belloc était belle et bien une
gothique. Et de la pire espèce, qui plus est.
« 11 Juin 2010 - Plutôt que de prendre les escaliers, je me décide
enfin d’utiliser l’ascenseur pour grimper au deuxième étage de
l’immeuble. La porte de l’appt. 4 est verte et rutilante, cela sentait
le couple propre sur lui. Je déteste les couples, et plus encore ceux
qui n’ont rien à se reprocher. Ils semblent me balancer mes échecs en
pleine gueule. J’espérais que ce n’était pas le genre “mamours”, et
après avoir salué Mlle Hortense, 28 ans, pas franchement jolie, et M.
Bruges, 30 ans, pas franchement moche, je sortais mon petit calepin et
rentrais dans le vif du sujet.
Les concubins avaient un souvenir des plus précis de Coco le Clodo, et
pour cause : il avait séjourné chez eux quelques heures, et cela une
semaine avant le meurtre. Charité chrétienne ? Besoin absolue de faire
une bonne action avant la fin de l’année ? Volonté d’avoir une ristourne
sur les impôts locaux ? Rien de tout cela, m’affirma M. Bruges. “Lorsque
je suis rentré de mon travail ce jour-là, c’était Jeudi dernier je
pense5, je l’ai trouvé étendu devant
l’immeuble, inconscient. J’ai tout de suite reconnu Coco le Clodo au sac
qu’il ne manquait pas de trimballer partout où il allait. Ma femme, je
veux dire, mon amie était déjà à l’appartement, je l’ai alors appelée
pour qu’elle descende m’aider. J’avoue que sur l’instant, je n’ai pas
même pensé à alerter les secours. Nous l’avons monté chez nous, nous
l’avons allongé et tenté de le soigner comme nous le pouvions. Nous lui
avons fait une soupe chaude qu’il a englouti sans dire un seul mot. Puis
il est ressorti et a disparu dans la rue, comme ça.”
Si, intervint Mlle Hortense, il dit quelque chose. Quoi donc ? “Allez
au diable”.
Décidément, j’aime Coco le Clodo.6
Avaient-ils remarqué quelque chose de plus, quelque chose d’étrange ou
pouvant avoir un lien avec l’affaire qui nous occupe ? Rien de
particulier. Il sentait fort la crasse et pesait son petit poids.
“Maintenant que j’y pense, dit M. Bruges, il tenait quelque chose dans
la main, un bout de carton : nous l’avons d’ailleurs mis dans son sac de
toile, présageant que cela était important pour lui”. Leur montrant une
photo du carton retrouvé dans son sac, ils le reconnurent.
Fébrile, j’avais donc maintenant un indice : le fameux bout de
papelard portant une inscription indéchiffrable n’appartenait pas à
proprement parler à Coco ; il avait dû le grappiller quelque part ce
jour-là. Il me fallait donc essayer de remonter son parcours ce Jeudi
dernier, dans l’espoir, maigre, d’avoir une information importante.
Avait-il remarqué quelque chose de plus ? Rien de particulier. Coco
faisait parti du quartier, au même titre que l’église ou que la boîte de
nuit. Cela fera bizarre sans lui dans les parages.
Je retrouvais ce concept d’animation dont on m’avait déjà parlé, sans
que cela ne me surprenne particulièrement. Le problème des villes,
grandes et petites, ce n’est pas l’ennui stricto sensu : c’est
l’habitude. Que l’on y pense un rien. Jour après jour, le même trajet
est effectué, en voiture, en bus, en métro ou en tram. L’on fait ses
courses au plus proche épicier, l’on connaît son libraire, son
fleuriste, son garagiste. Si l’on sort des sentiers battus, c’est pour,
de temps à autres, se balader et finalement revenir chez soi. Les cas de
fugues, de disparitions volontaires, d’évanouissements mystiques sont,
je suis bien placé pour le savoir, quasiment inexistants de nos jours :
la révolte consiste davantage à foutre le boxon dans les endroits
fréquentés que de les quitter. L’on avait déjà le nationalisme ; l’on a
eu ensuite le régionalisme ; à présent, cerise sur le gâteau de
conneries, on a l’attachement au quartier. Non cet amour qui nous amène
à le considérer comme un village dans la ville, et à chercher à
améliorer ses relations avec ses voisins, à organiser des évènements, à
le rendre meilleur, mais cette haine guerrière qui pousse à éliminer
tous ceux n’habitant pas dans le coin.
Les gens sont stupides. Je hais les gens.
Sans Coco le Clodo, le quartier de l’église ne serait jamais plus le même. Plus d’insultes dispensées chaque dimanche après la messe et qui invitaient les plus pieux à revenir se confesser ; plus de grand-père un rien terrifiant qui faisait peur aux enfants et aux chiens ; et que dire de ses chansons sans sens qu’il entonnait, à califourchon sur un banc, et qui exigeaient à tout le monde d’aller se faire voir chez les grecs ? C’était une musique de fond, la rengaine diurne quand la boîte de nuit entonnait la nocturne. Pour un peu, on lui aurait jeté des cacahouètes. Sans doute était-ce pour cela qu’il refusait l’aumône, de Mlle Chapeau et des autres, pour précisément se refuser de faire parti du décor. Je pense que quelque part, il désirait rester une nuisance. Coco le Clodo ne se voulait pas paumé et miséreux, mais devait se considérer comme une plaie béante, l’allégorie même de l’échec et une voix du destin. Un memento mori poignant, l’épée de Damoclès qui nous survole tous.
La question était de savoir pourquoi il s’était finalement fixé dans ce quartier, et ce depuis si longtemps, plutôt que de courir les routes de France et de Navarre. J’ai la conviction, au moment où j’écris ces lignes7, qu’il savait qu’il dérangeait ici plus qu’ailleurs. Au gré de ses errances, il avait réussi, je le sais, à dresser un portrait sans ambages des habitants de l’immeuble : les juifs scrutateurs, la pharmacienne psychomaniaque, le professeur propre sur lui et la DRH frustrée. Dans une autre vie, il aurait pu être parolier ou caricaturiste, chanteur de piano-bar, Gainsbourg et Boris Vian. Dans ce monde-ci, il n’était que Coco le Clodo. Peut-être même voulait-il écrire, composer, chanter sa rage : tous ceux qui m’ont parlé de Coco m’affirmaient qu’il n’était grossier que par jeu, et qu’il dissimulait une sagesse grecque derrière ses dartres malignes. L’on sait bien qu’il n’y a plus de censure de nos jours : ceux qui dérangent n’existent pas. Et ceux qui existent ne dérangent plus.
La mort de Coco prenait à mes yeux un sens nouveau. Ce n’était pas, comme je le présageais de prime abord, un vœu d’assainissement. L’on pourrait presque dire qu’il s’agissait d’un crime “politique”. Coco avait dit quelque chose qui avait perturbé, dérangé le quidam. Il me faut définir quoi. »
Après avoir patiemment relu ce dernier paragraphe, Christophe prit
une nouvelle feuille et y inscrivit en lettres capitales : CE QU’IL NE
FALLAIT PAS DIRE. Il y nota les noms des habitants de l’immeuble, et les
remarques suivantes :
Jacob : « La Shoah n’a jamais existé, et le réchauffement climatique est
dû à ta voiture. » ;
Chapeau : « Dieu n’existe pas. Le destin n’existe pas. Il n’y a que l’Homme, et c’est déjà trop. » ;
Belloc : « Ton mari est mort en vain. Il n’est ni en enfer, ni au paradis, et la souffrance est temporaire. » ;
Bruges et Hortense : « Vous crèverez d’ennui. »
Il laissa vierge les lignes suivantes, qu’il se jurait de compléter
après être revenu sur les futurs occupants. Avait-il réellement un jour
prononcé ces paroles ? Jamais les intéressés ne l’avoueraient. Mais cela
restait cependant le seul mobile acceptable dans cette affaire. Le
troubadour urbain avait prononcé un vers de trop, et la censure l’avait
banni.
« Il est dur d’être poète de nos jours », soupira Christophe.
Étrangement, se dit Christophe tandis que ses yeux tombaient sur la une d’un journal acheté la veille, il fallut attendre une dizaine de jours avant que le meurtre de Coco le Clodo ne soit monté en épingle. Il ne savait pas exactement quel événement précis servit sa cause : comme toujours sans doute, le manque d’inspiration d’un pigiste quelconque. Un roman était déjà en écriture, roman qui devait conter sous le couvert de la fiction la vie édifiante et la mort terrifiante de Coco le Clodo. Héraut de la pauvreté, Huckleberry Finn des temps modernes, révolutionnaire attardé. Mon pauvre Coco, qu’ont-ils donc fait de toi ! Toi qui désirais être l’épine dans la fesse du monde, te voilà érigé comme représentant ultime de sa réussite globale.
Il y a trois jours, il était tombé sur une interview rigolote de Coco sur Internet. Bien entendu, il s’agissait d’une mise en scène, orchestrée par deux comiques dont il avait oublié le nom, un noir et un blanc, le premier tendant un micro au second. Le faux-clodo qui ce matin doit dormir dans des draps de satin éructaient des phrases sans queue ni tête en laissant pendre un grossier filet de bave au coin de sa bouche grimée. Le point d’orgue de l’interview, qui recueillit et l’approbation du public, et l’approbation des pouvoirs en place, est une réplique élégamment donnée : « Quel est donc ce putain de monde pourri qui laisse assassiner ses clochards par des braves gens ? De mon temps, c’était l’état qui s’en chargeait. »
Il n’avait jamais trouvé cela drôle.
Christophe connaissait une blague sur les clochards. Il se la récita
pour se donner du courage.
Un peintre renommé se voit mandater par le Vatican pour peindre la Cène,
le dernier repas du Christ. Devant ses retards répétés, un évêque est
dépêché pour lui en demander la raison. Le peintre, gêné, bredouille
qu’il n’a trouvé quiconque d’assez beau pour figurer le Seigneur. On lui
amène donc un charmant jeune homme qui convient parfaitement.
Deux semaines plus tard, le tableau n’est toujours pas terminé. L’évêque lui demande à nouveau ce qui se passe. Le peintre, désolé, affirme qu’il n’a trouvé personne d’assez laid pour figurer Judas. On lui amène donc un pauvre bougre, un clochard de la première heure, qui convient parfaitement. « Ah, s’écrit le peintre, mais où donc avez-vous trouvé un modèle si repoussant ? ». Et l’évêque de répondre, flattant sa bure, « Mais maître, ne le reconnaissez-vous pas ? Il s’agit du jeune homme de la dernière fois. »
« 12 Juin 2010 - L’appartement des époux Dubois est situé, surprise ! en face de l’appartement 4. La porte est verte mais quelque part plus terne que celle d’en face. Et une musique étrange, que j’associe inconsciemment à du heavy metal m’agresse avant même que je ne puisse frapper. Il n’y a qu’une seule chose que je déteste plus que le heavy metal, c’est ces putes androgynes qui l’écoutent.
M. Dubois et Mme Dubois, âgés respectivement de 32 et 31 ans, sont
d’une banalité affligeante. Je m’attendais à trouver quelque chose
d’étrange chez eux, une tendance à la pédophilie ou un amour sans bornes
du communisme, mais je fus frappé par la trentaine enthousiaste de
monsieur, et la quarantaine précoce de madame. Comme tous gens normaux
qui se respectaient, ils ne savaient rien et n’avaient rien vu, et j’eus
la désagréable sensation de leur apprendre plus qu’ils ne m’en
apprenaient. Je désirais toutefois m’entretenir avec leur fils de seize
ans.
Celui-ci refusa catégoriquement de sortir de sa chambre, je dus donc m’y
rendre. Et avant même de l’apercevoir et de dire un mot, je me dirigeais
vers la chaîne hifi qui crachait ses décibels et l’éteignais d’un pouce
précis et efficace. Ludovic était allongé sur son lit, les jambes
croisées, les mains derrière la tête, les yeux au plafond. Il ne réagit
nullement devant le silence qui à présent nous entourait, et ne daigna
pas même répondre à mon salut.
J’ai une amitié particulière pour les adolescents. Je pense être un
grand adolescent moi-même. Je n’ai rien contre leurs besoins de révolte,
contre leurs comportements étranges, leurs lubies bizarres et leur
manque total de maturité. S’il existait un Dieu des adolescents, je
serai sans doute en bonne place pour devenir son prophète.
Le courant passa donc instantanément entre lui et moi. Je lui posais des
questions, il ne répondait pas, je les lui reposais, il ne me regardait
pas, j’ai commencé à foutre le bordel dans sa chambre, il a daigné se
lever de son pieu. Sans perdre une seconde et craignant que ses muscles
moteurs ne le lâchent à nouveau, je m’empressais de lui demander s’il
connaissait Coco le Clodo. Son visage s’illumina comme si je lui avais
montré une saucisse de Strasbourg.
“Pour sûr que je le connaissais, c’était mon maître à penser !” Je lui demandais bien évidemment de développer un peu cette dernière phrase. Il le fit avec grand plaisir. “Coco avait un sens aigu de la répartie, et je le suivais continuellement dans ses escapades afin de profiter de sa sagesse. Comme la fois où tandis qu’il passait devant le ’Houla-Houp’, des ivrognes voulaient l’entraîner dans une bagarre. Il leur montra la lune et en profita pour se sauver.” Je m’interrogeais sur ce fameux “sens de la répartie”. “Coco avait une façon toute particulière de considérer les gens et de leur répondre de la façon la plus appropriée possible. Pour l’exemple que je vous ai cité, il faut comprendre que puisque c’est par la parole que Coco avait été agressé, il ne pouvait répondre que par le geste. C’est quelque chose que j’ai appris avec lui. Au contraire, quand c’est par le geste que l’on a été brusqué, il convient de désarmer son adversaire en parlant. Cela le désarçonne, même si j’ai vu de mes yeux que cette technique ne marchait pas nécessairement...”
Il me conta alors la mésaventure dont il avait été le témoin la veille du meurtre. Tandis que Coco se trouvait sur la place de l’église, alangui sur un banc en train de faire une sieste ou de méditer, il arriva Mlle Authier, la pimbêche de l’étage du dessus, “toujours en train de prendre les gens de haut avec son chignon chic et ses lunettes de soleil hors de prix”. Coco avait dû être alerté par cette odeur toute particulière d’eau de Cologne et de foutre mêlés, et se leva brutalement. Ils se toisèrent peut-être une dizaine de secondes, “j’étais caché derrière un arbre, attendant quelque chose”. Et Coco soupira.
“La beauté n’est pas une vertu mais une récompense. Et tu ne la mérites sûrement pas.” (Christophe rajoute cette phrase à la liste qu’il avait déjà commencé).
“Je ne vous raconte pas la réaction de la mère Authier. Elle brandit
son sac à main et le roua de coups au milieu de la place, j’étais trop
interloqué pour tenter quoi que ce soit. Mais Coco encaissa les coups
comme un Dieu vivant.”
Je lui demandais depuis quand ce petit jeu durait entre lui et le Clodo.
Il haussa les épaules, je-m’en-foutiste, et déclara ne pas s’en
souvenir. Depuis deux, peut-être trois ans ? Il avait trouvé en lui une
manière de modèle. Et s’était juré de prendre la route une fois sa
majorité atteinte.
De tous ceux que j’avais jusqu’alors rencontrés, Ludovic était sans aucun doute celui qui me paraissait le plus suspect. Il y avait dans cette admiration que je devinais sans bornes quelque chose qui me dérangeait. Ce n’est que lors de la (première) mise au propre de mes notes que je découvris ce qui n’allait pas : Ludovic, comme tous les adolescents, était bien trop orgueilleux pour se permettre d’avoir un maître. Il me fallait donc interpréter sa déclaration différemment, et opérer un glissement substantiel dans son échelle de valeurs. Coco n’était donc pas un “maître” à ses yeux, mais plutôt une “curiosité”. Ces âges sont ceux pendant lesquels on s’amuse à se construire : et les figures que l’on y croise n’ont pour seules missions que de nous influencer. Ce n’est que plus tard, une fois notre volonté forgée, qu’ils deviennent maîtres et ennemis.
Si Coco était donc une curiosité, il faisait peur à Ludovic. Et je comprends davantage alors ce qu’il voulait dire par “une façon toute particulière de considérer les gens et de leur répondre de la façon la plus appropriée possible”. Cela signifiait qu’il avait été lui-même victime de la répartie de Coco le sage, et qu’il en avait ressenti un profond mal-être. Ses activités d’espion n’avaient pour unique but que de trouver une faille chez le Clodo, et de pouvoir l’exploiter. Alors, cruel comme les seuls les enfants savent l’être, il aurait réussi enfin à avoir sa revanche, en le combattant avec ses propres armes.
Il ne fallait oublier non plus que Coco répondait par la parole quand on l’agressait par geste, et réciproquement. Et j’imagine fort bien Coco le Clodo, la veille du meurtre, lui lançant une réplique assassine. »
Christophe ajouta à sa liste, en face du nom du garçon : « Tout ce
que tu crois être juste aujourd’hui ne le sera plus quand tu seras père.
Tu n’arriveras plus jamais à être dans le coup. ».
« Si l’on suivait cette logique particulière, il était naturel qu’à un
aphorisme judicieusement choisi succède un geste particulièrement
violent. Tout concordait. J’eus par ailleurs une preuve indirecte d’une
certaine altercation entre Coco et Ludo : le fameux morceau de carton.
Je ne m’en aperçus qu’une fois retournée dans la chambre de Ludovic le
lendemain, le dimanche 13 Juin. Lui exposant calmement ma théorie, je
m’aperçus qu’au milieu de la décharge qui ressemblait vaguement à un
bureau se trouvait une manière de chemise en carton dont un côté avait
été violemment arraché. La comparaison avec la fameuse pièce à
conviction fut concluante, et je m’expliquais davantage avec le jeune
homme. Celui-ci corrobora ma théorie jusqu’à un certain point :
effectivement, il y avait eu une phrase lancée, parfaitement identique à
mes soupçons du reste, et effectivement, il tenta d’y répondre par le
geste. Mais c’était sous-estimer la force brutale de Coco qui emporta
avec lui son trophée.
Je l’accusais. Avec violence. Et refis, avec succès cette fois-ci, le
coup des menottes. Ludovic fondit en larmes en implorant mon pardon,
d’une façon si forte et si pesante que ses parents crurent bon
d’intervenir à cet instant-ci. Je leur expliquais, de façon véhémente,
ce qui se passait mais Ludovic s’expliquait déjà. Quel intérêt aurait-il
eu à tuer Coco le Clodo tandis qu’il avait déjà essayé quelques jours
auparavant de répondre par la force ? Il attendait patiemment une autre
répartie, qui jamais ne vint. Ludovic rampait maintenant sur sa moquette
grise, implorant mon pardon, quémandant le salut. Ses parents se
mettaient à genoux, me priaient de croire à sa bonne volonté ; les murs
eux-mêmes semblaient larmoyer. Je me refusais de remporter une victoire
aussi facile, et considérais finalement que Ludovic n’avait sans doute
pas le profil type du tueur de clochards. Je le rabrouais violemment et
lui conseillais de se trouver des “maîtres” bien plus
fréquentables.
Lorsque je claquai avec violence la porte de leur appartement miteux, je
me sentais étrangement sale. Ce n’était pas d’avoir conduit une famille
entière à l’humiliation, ni même d’avoir échoué, encore, à trouver la
solution de cette histoire et de me rendre compte que le seul indice que
je possédais ne menait à rien. Je me sentais sale, car je comprenais que
je n’étais moi-même qu’un homme de paille.8
».
« Dans les mauvais films policiers, dans les mauvais romans policiers, dans les mauvaises séries policières, les criminels et les assassins sont toujours arrêtés. Des équipes entières travaillent jours et nuits à analyser le moindre cheveu, la moindre trace de sperme. Et au bout de l’ultime course-poursuite, le générique de fin.
Les choses ne se déroulent pas ainsi dans la vraie vie. Les assassins
sont rarement arrêtés et quand ils le sont, leur condamnation met
souvent des années avant d’être prononcée. Le doute subsiste toujours du
reste. Il est rare que les meurtriers se branlent sur le lieu de leur
crime. Alors certes, des équipes travaillent continuellement quand les
indices existent, mais quand ils sont, comme ici, inexistants, et que le
cadavre est un sdf dont tout le monde se contrefout joyeusement, pensez
! Si l’enquête existe, si mon travail existe, et si je me fais chier –
car c’est bien le mot – à essayer de trouver lequel de ces malandrins a
joué du marteau sur la caboche de Coco, c’est uniquement car un ministre
a pensé qu’il fallait rendre justice.
Et justice sera rendue, d’une manière ou d’une autre. Car si je ne
découvre pas moi-même qui est l’assassin de Coco, un autre s’en
chargera, et ce de façon bien plus expéditive. C’est sans doute un
mauvais poncif, je l’accorde : mais une bête doit être sacrifiée sur
l’autel. Puisque cela doit être, autant que ce soit le coupable qui
déguste. »
« 14 Juin - La coincée. Je l’attendais depuis longtemps celle-là. Mon ressenti envers elle venait sans doute du fait qu’elle portait le même nom qu’une de mes anciennes institutrices. En l’honneur de toutes les brimades que j’avais subies, je comptais l’accuser de tous les maux. Mais un événement aussi soudain qu’imprévu m’empêcha de faire ma bonne action. »
Christophe hésita. Devait-il écrire qu’il avait eu un coup de foudre soudain, un tonnerre dans son âme de déchu ? Qu’à peine entré il se rua sur l’inconnue qui se laissa faire, lui mit la main sur ses cuisses blanches et bien plus haut encore, qu’il embrassa ses quatre lèves et qu’elle joua de la flûte, qu’ils baisèrent comme des jean-foutres jusqu’à tard dans la journée et à plusieurs reprises, et cela sans dire un seul mot ? Devait-il écrire qu’elle avait la peau pâle et qu’elle a gardé ses lunettes de secrétaire putain sur le nez tout le long de leurs ébats, et qu’elle poussait des petits couinements en guise de cris de jouissance ? Pouvait-il décemment écrire que ses rideaux noirs et rouges avaient été arrachés de leurs tringles et que leurs jeux coquins les poussèrent même à imiter les animaux de ferme ?
Certes non.
Alors il fit ce que tout professionnel fit. Il broda un témoignage
entier basé sur des présuppositions. Il ne désirait pas être accusé
d’association de malfaiteurs. La seule réponse qu’il obtint fut un « Non
» lorsqu’il lui demanda si elle avait tué Coco. Cela lui
suffisait.
« Au premier coup d’œil, elle me paraissait innocente. Son appartement
était (Christophe apposa un post-il ici et précisa : penser à
mettre une description assez floue pour être juste). Je m’assis sur un
canapé pas très confortable et entama, de façon très professionnelle,
mon interrogatoire en l’obligeant à me regarder dans les yeux. Je
remarquais en effet un certain regard fuyant et une tendance à
l’anxiété, qui se caractérisait par une propension à mâchouiller le
capuchon d’un stylo-bille.
Connaissait-elle Coco le Clodo ? Bien évidemment, avoua-t-elle avec
un sanglot dans la voix, il l’avait insultée et elle s’était défendue à
coups de sac à main. Je l’interrompis en la confrontant à la déclaration
de Ludovic. Elle modifia immédiatement sa déclaration, et la nuança avec
regret. Ce n’était pas réellement une insulte, reprit-elle, mais plutôt
une remarque désobligeante. Elle s’était faite toute seule, dit-elle
pour se défendre. Ses parents ne pouvaient l’aider financièrement, et
très tôt avait-elle été obligée de travailler pour se nourrir. Elle
comprit très rapidement que la promotion canapé pouvait faire des
merveilles dans certains milieux de la société, et considérait avec
raison peut-être que ce n’était là qu’un moyen comme un autre de gravir
les échelons de sa hiérarchie. “Sans jeux de mots mal placés”.
Je n’avais absolument rien placé, et continuais professionnellement mon
interrogatoire. Est-ce que cette altercation n’était pas un moyen comme
un autre de »
L’inspiration ne venait plus. L’horloge de son bureau indiquait les six heures trente, encore une heure et demie avant la remise de son rapport définitif. Tandis qu’il essayait, paresseusement, de maquiller sa désinvolture, Christophe revint sur la biographie imaginée de Coco le Clodo. Comment pourrait-on encore l’améliorer ? En lui ajoutant un amour. Non un amour de jeunesse, avant qu’il ne devienne un paumé, mais un amour sale et inattendu, une biche qui se serait donnée aux pourceaux. Il l’imaginait aussi belle qu’il était moche, et la figure de Mlle Authier lui vint à l’esprit. Ses longues mains de tisseuse albanaise, ses mèches blondes échappées d’un sérail de lionnes qu’un chignon interdit retenait dans la savane de son front pâle, ses yeux couleur de mer déchaînée et ses lèvres d’orange sanguine, ses seins se balançant, lourds et ronds, sur son visage tandis qu’il l’embrasse, ses fesses dodues comme un farci poitevin. Dans la fièvre glacée d’un soir d’orage, sous un pont, entre deux poubelles et un chien qui les regarde, Coco le Clodo saillit Mlle Authier et l’embroche comme un coq un soir de festin auvergnat ; ses mains de travailleurs aux ongles noirs et sales lui déchirent la peau, lui rompent les muscles, elle se débat de plaisir et de fureur de se voir ainsi maîtrisée par un si pitoyable adversaire. Elle tente bien de se concentrer et de bondir, mais le plaisir est si intense qu’il annihile toutes ses facultés intellectuelles.
Quand enfin la libération arrive, et qu’un filet blanc et jaunâtre
lie les deux amants, elle se décide de le suivre où qu’il ira. Ce n’est
plus un viol, elle était volontiers consentante une fois l’acte entamé.
Et une sensation nouvelle l’habite alors : si ce n’est pas l’amour, ça
en a la même odeur aigre.
Comment réagit Coco le Clodo ? Le solitaire, le pourfendeur de la
morale, comment conçoit-il l’amour ? Rectifions, comment conçoit-il la
baise ?
Sans doute tout d’abord comme une nécessité vitale, au même titre que
le manger et le boire. Christophe l’imaginait bien se branler en pleine
rue, devant les écoles primaires même, pour exciter les philistins et
montrer aux garçons que cela ne sert pas qu’à uriner. L’amour à deux est
moins ennuyeux que l’amour seul. Mais comment envisageait-il le fait de
se traîner une amourette, une enfant-louve, une Ève des faubourgs
?
Christophe se souvenait de son seul vrai amour. Et il se souvint de sa
réaction face à sa dévotion improbable. Incapable de maintenir une
relation saine, il choisit la rupture, franche et brutale. Il est faux
de dire que les amoureuses ne saignent pas et ne font que pleurer : le
mur de sa cuisine s’en souvient encore. Dans une des rues de ... , non
loin d’une station service, on peut sans doute voir encore l’ombre du
visage de Mlle Authier après qu’il ait violemment percuté la brique
grise.
Avec elle toutefois, les choses étaient différentes. La baise se
faisait décomplexée, sans un seul mot, sans une seule fausse note. Point
n’avait été question de demain ou de plus tard, de téléphone ou de
lettre, et peut-être même jamais ne la reverrait-il. Cela valait mieux,
sans aucun doute. Que la vie était mal faite. L’inspecteur n’avait eu
que le temps, quelques heures durant, d’admirer sa lingerie putassière,
son string clouté et son soutien-gorge de dentelle noire ; il avait
arraché à la langue sa boucle d’oreille ambrée et éparpillé les perles
de son collier de nacre blanc. Il ne lui restait que des souvenirs
confus, et douta même que tout ceci se soit réellement déroulé.
Peut-être avait-il mené l’interrogatoire de main de maître et qu’il
avait fabulé cette fornication providentielle, et que ce qu’il pensait
être une invention n’était finalement que la vérité.
Mais après tout, qui s’en souciait réellement ?
« 15 Juin - Je redoutais fortement cette entrevue. Je craignais
d’être trop tendre. Car en marge des adolescents, j’aime les lesbiennes.
Je leur trouve du courage. Non de vivre dans un monde qui les renie
quelque peu, mais plutôt de se supporter mutuellement. Il me fallait
cependant mettre au placard mon admiration latente et poser les bonnes
questions.
L’appartement de Mesdemoiselles Geay et Forte était gentil, joliment
décoré ; les thèmes africains côtoyaient les asiatiques dans un
continuum exquis, les estampes japonaises faisaient la nique aux
éléphants aux grandes oreilles, les tables basses que supportaient des
guerriers bantous abritaient des compositions florales venues de Pékin.
Il y avait un parfum étrange, mélange subtil d’encens, de tabac froid et
de tendresse qui apaisait l’âme et les esprits ; et si elles me
l’avaient demandé, juste pour l’ambiance, j’aurai accepté d’être leur
colocataire.
Mlle Geay a 25 ans, petite, brune, énergique et décidée ; Mlle Forte
a 23 ans, grande, blonde, explosive et se promène à demi-nue. Lorsque je
la vis ce jour-là, elle ne portait en effet qu’une petite culotte
blanche et une tunique transparente ; ces longs cheveux bouclés étaient
retenus par une série d’élastiques de couleur et elle se promenait sans
chaussures ni sandales. Mlle Geay avait, selon moi, un sens plus aigu de
la civilité et portait un jean noir et un t-shirt de couleur verte. Je
n’ai su découvrir ce jour-ci qui était la dominante, qui était la
dominée, si seulement il en existait une. J’eus davantage l’impression
d’un équilibre perturbant, d’une complétion magnifique qui m’assécha la
gorge : tout cela était décidément bien trop parfait pour être
vrai.
C’est devant un thé au jasmin que l’interrogatoire se déroula d’une
façon très simple, sans aucune espèce de problème. Je posais les
questions tantôt à l’une, tantôt à l’autre, et elles me répondaient
tranquillement, sans même se soucier de dissimuler leurs ressentis.
Elles connaissaient Coco le Clodo relativement bien, lui ayant parlé à
plusieurs reprises et ayant même eu des débats animés avec l’hère. Je
les repris : des débats animés ? Pourtant, tous ceux qui avaient eu
affaire avec Coco, et notamment les habitants de l’immeuble, tous me
dirent qu’il ne parlait pas mais éructait, plutôt, des propos plus ou
moins incohérents.
“Cela ne me surprend pas, répondit Mlle Geay. Il est vrai que Coco était de nature un peu rustre, mais ce n’était pas pour autant une bête sans intelligence. Et si l’on savait le prendre, si on le considérait comme un homme à part entière et non pas comme une bête de foire ou une attraction, il en devenait presque aimable. Presque, car il restait un bougre malgré tout, mais bien plus civilisé que la plupart de nos relations. Nos discussions ne portaient jamais sur nos vies respectives : nous ne souhaitions pas les évoquer et nous avons considéré qu’il en était de même pour lui. Alors nous parlions de la pluie et du beau temps, des grenouilles et des apôtres. Coco avait une culture livresque certaine, et c’était merveille de le voir, merveille de l’ouïr comme disait le poëte.
Moins un anarchiste, Coco était davantage un nihiliste : il refusait tout et ne croyait en rien. L’humanité était pour lui une illusion, l’amitié un trompe-l’œil, la vie une échéance. Ce n’était pourtant pas davantage un carpe diemiste, mais plutôt un Diogène des temps modernes qui aurait troqué son tonneau contre un sac de toile. Il ne supportait pas plus les chiens, et cela n’avait pas manqué de nous surprendre de prime abord : il nous répondait qu’en tant que meilleur ami de l’Homme, il ne méritait nullement son intérêt. Les chats avaient un peu plus de valeur à ses yeux, il s’identifiait volontiers à leurs côtés je-m’en-foutiste et leur indépendance mais leur reprochait, à nouveau, de s’être fait domestiquer. Et réellement, aucune créature de Dieu ne lui correspondait.
Le plus souvent, c’est lorsque nous nous baladions à deux qu’il nous
interpellait, comme s’il pensait que seule, aucune de nous n’aurait eu
quelque chose d’intéressant à raconter. Et c’est pour ainsi dire
toujours lui qui lançait les discussions, il lançait le thème et le
sujet de sa colère.”
Toutes ses discussions, elles me l’apprirent alors, tournaient autour
d’une colère particulière, quelque chose qui l’exaspérait
particulièrement et dont il devait parler. Il libérait de la bile comme
d’autres pissent de la copie, et jamais ne l’avait-on entendu dire un
quelconque compliment pour quoi que ce soit, à qui que ce soit. Il
semblait n’être sur terre que pour le bonheur de cracher sa rage et son
énervement, et surtout de les faire partager.
“Au début de nos entrevues, me dit Mlle Forte, nous ignorions précisément quel était son but. Voulait-il rendre les quidams mal à l’aise ? Désirait-il être roué de coups de pied, voulait-il qu’on le haïsse ? C’est ce que nous avions tout d’abord songé. Mais rapidement, nous avons compris que ces colères, à la façon d’un François Rollin9, n’avaient pour unique but de nous interroger sur des choses apparemment anodines et contre lesquelles personne ne s’étonne. Coco le Clodo représentait la contre-voix, le chœur grec dans un monde où une seule voix semble toujours s’élever, à chaque fois qu’est commis un film ou un livre ou qu’une élection se déroule. Cruelle ironie, ajouta-t-elle dans un souffle : c’est à l’instant où notre pays découvrit la liberté d’expression que la censure gagna ses lettres de noblesses.”
“Nous nous amusions avec lui, renchérit Mlle Geay. À chaque fois que
quelque chose d’importance se passait dans notre pays, que ce soit dû au
monde politique ou à l’activité culturelle, nous allions en discuter
avec Coco. Par un artifice que nous n’avons jamais compris, il était
toujours au courant, le jour même, de ce qui se passait dans notre pays,
ce qui bat quelque peu en brèche la rumeur populaire qui veut que nos
chers paumés ne se préoccupent en rien de la société dans laquelle ils
vivent. Il nous parlait de son ressenti, certes ponctué de mots
grossiers, mais toujours sincère et sans ambages. Il avait un avis sur
tout, et ne manquait pas de nous le communiquer. Tous les jours ou
presque nous allions le voir.”
Abasourdi par cette révélation, je n’osais leur demander si elles
avaient pu décemment tuer Coco le Clodo. Devant deviner que cette
question lancinante me brûlait les lèvres, elles me devancèrent.
“Nous aurions pu tuer Coco le Clodo. Nous en avons la force, nous en
avions la possibilité, et nous avons le mobile, que je m’en vais vous
présenter ici, me dit Mlle Geay d’un air posé.
Comme cela n’a pas dû manquer de vous échapper, nous sommes homosexuelles, Amélie et moi. Or il y avait quelque chose que Coco le Clodo détestait plus que tout au monde : les lesbiennes. C’était bien là le seul bémol à sa charmante compagnie. Et même si nos discussions étaient teintées de respect mutuel, d’intelligence, de pertinence souvent, il y avait juste ça (ses lèvres se pincèrent tandis qu’elle prononçait cet unique mot) qui se posait là (idem) et nous empêchait d’avancer. Ce n’était pas réellement présent, mais c’était des remarques, des allusions, des mots qui nous faisaient mal. Nous avons l’habitude des quolibets, monsieur Christophe, nous avons pris l’habitude de vivre avec et de courber l’échine : nous avons rapidement compris que cela ne servait à rien. Nous vivons notre vie de la façon la plus heureuse qui soit, et laissons courir les méchancetés des méchantes gens. Mais avec Coco, c’était différent. Tandis que tous les pleutres qui crachaient sur nous ne méritaient pas notre attention, Coco, lui, était quelqu’un d’exceptionnel, d’éveillé et de charmant, quand on prenait le temps de discuter avec lui. Mais ce ver puant, à l’instar de l’antisémitisme de Voltaire ou de l’aristocratisme de Hugo, nous révoltait plus que jamais.
Et la veille du meurtre, nous avions justement voulu cesser tout
négoce avec ce personnage.”
“Est-ce que cela voulait dire de le tuer ? demanda Mlle Forte.
Peut-être... ou peut-être pas. Nous n’avons pas réellement l’étoffe du
criminel. Et vous n’avez que notre bonne parole pour le croire.” »
Lorsque Christophe prit congé et rentra au commissariat, ses pensées
vagabondaient entre des images de luxure et le spectre du doute. Il
n’arrivait pas à croire que ces lesbiennes étaient les assassins, il les
croyait innocentes. Cependant, leurs déclarations étaient,
effectivement, un mobile. Qui devait-il croire ? Ceux qu’il interrogeait
ou sa propre conviction ? Encore une fois, c’est lui qui écrirait
l’histoire.
C’est toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire.
« 16 Juin - Les miliaires m’ont toujours fait peur. Ils me font peur, et ils m’intriguent. À nouveau, il y a quelque chose que je ne comprends pas devant ce choix de carrière. Je peux concevoir que l’on veuille devenir maçon, préposé aux postes ou député, mais militaire ? En regardant mes notes préliminaires, je m’aperçus que M. Georges n’était que Caporal Chef. Je fus rassuré : ce n’était qu’un feignant n’ayant pas voulu monter en grade, une victime de cette grande famille qu’est l’armée.
M. Georges était divorcé depuis dix ans maintenant, et par un miracle que seule la justice est capable d’expliquer, c’est lui qui écopa de la garde de ses deux enfants, âgés respectivement de 13 et 17 ans.
L’appartement était cradingue, il empestait le tabac, la bière
frelatée et le mauvais sexe. Il y avait un désordre palpable et une
couche de poussière noire sur le sol, les meubles et les murs ; des
cannettes vides jonchaient la moquette grise et les ordures n’avaient
pas été sorties depuis plusieurs mois. Pestant contre le fait que
j’aurai dû prévoir un litron d’eau de javel, je tentais de trouver un
endroit sûr où m’asseoir mais restais finalement debout. L’appartement
n’était constitué que de trois pièces, en sus de la cuisine d’Augias et
de la salle de bains méphitique : la chambre de Georges, psalmodiant son
admiration pour le groupe “Indochine”, la chambre de Lucille, garnie de
posters à la gloire des films “Twilight”, et le salon qui servait de
chambre à M. Georges et qui était littéralement recouvert d’affiches
issues des magazines pornographiques les plus dépravés. Je choisis de
les interroger en même temps, afin de rester le moins longtemps possible
dans cet antre démoniaque, même si la procédure veut le contraire ; mais
nécessité fait loi.
M. Georges est un homme de 42 ans, assez petit et soumis à un certain
embonpoint. Gérard est un jeune homme de 13 ans, mais il en fait
volontiers 17 ; il me dépasse même d’une bonne tête. Lucille quant à
elle est ouvertement obèse, et je devinais chez elle une propension à
consommer de ces nourritures vites préparées qui alimentent la graisse
mais point le corps.
J’ai choisi de ne retranscrire ici aucun des mots qui ont été
prononcés par cette famille dégénérée. Je ne suis pourtant pas un enfant
de chœur, mais j’ai une manière de morale qui confine à la bienséance ;
et leurs déclarations étaient à ce point ponctuées de mots macabres, de
référence à la scatologie, à la zoophilie, à la pédophilie même, au
racisme, à l’antisémitisme primaire et au fascisme qu’ils rendaient leur
lecture insupportable et même nauséabonde. Compte tenu du fait que ce
rapport doit être lu par de nombreux dignitaires, supérieurs
hiérarchiques, juges et jurés, qu’il sera peut-être même diffusé dans la
presse scandaleuse ou officielle, je prends sur moi cette censure
indigne de notre République mais nécessaire au bon déroulement de cette
enquête10.
M. Georges, dans un franc-parler que l’on pourra qualifier de populaire,
m’avoua ne pas s’occuper de ce clochard qui sévissait à la porte de son
immeuble, qu’il ne s’en était jamais occupé et qu’il n’avait donc aucune
raison valable pour le tuer. Il passa du reste la suite de ma visite à
moitié endormi, et je devinais à son œil vitreux et son articulation
aléatoire qu’il était alors sous l’emprise de l’alcool.
Gérard est sans doute celui vers lequel je porte le plus de soupçons à cet instant de l’enquête (Christophe ajouta à part lui, sur une manière de post-it : les choses ne sont plus aussi simples à présent, même s’il reste en bonne position sur la liste des suspects). Grand pour âge, il aurait pu commettre le meurtre et se dissimuler sous sa jeunesse véritable et ses goûts musicaux pour le moins incertains. Mais l’individu était loin d’être bête, même s’il tentait de le dissimuler par une syntaxe houleuse et une prononciation chuintante du fait de son appareil dentaire ; et je devinais sous ses postillons un esprit éveillé et curieux, qui finira hélas dans ce contexte caissier dans le plus proche des supermarchés, alors qu’il aurait pu avoir le talent pour être commis aux écritures. Son mobile reste cependant un mystère, même s’il m’avoua à demi-mot détester Coco le Clodo pour d’obscures raisons. J’ai cru comprendre que ce dernier avait comparé son apparence à celle d’un compteur électrique de maison-close (Christophe ajouta cette phrase à sa liste), ce qu’il avait mal digéré.
Camille, enfin, dont la ventripotence réduisait significativement la
quantité d’air respirable dans l’appartement, me dit entre deux
reniflements prononcés et un rot particulièrement bruyant qu’elle
haïssait de cœur ce dépravé qui tous les jours lui claironnait sa haine.
Elle poursuivit mon entrevue en décrivant avec force détails toutes les
atrocités qu’elle aurait voulu lui faire subir tandis que je subissais
quant à moi son haleine empestant le chacal mort oublié dans la décharge
d’une morgue municipale.
Je pris rapidement congé et pris deux douches, pour me sentir à peine
sale. Les enfants Georges étaient sans aucun doute des suspects, et
j’aurai tendance à éliminer le père de la liste11.
À présent, je souhaite ne plus jamais revenir sur cet interrogatoire. »
« 17 Juin - J’aime bien la p’tite Reillaut. Menue, lunettes rondes et cheveux frisés, elle fait la moitié de ma taille. Il y a de ces grandes injustices dans le monde connu : des prisonniers de guerre communistes qui deviennent des universitaires adulés, des papes élus par leurs pairs qui mènent de grandes batailles impies, des pommes achetées au marché et qui s’avèrent pourries de l’intérieur. Mais rien ne peut égaler le sort de la p’tite Reillaut, condamnée à partager le même palier que la famille Georges.
Son appartement était gentil, doucement décoré, doucement meublé.
Elle est sans aucun doute une fille simple, fraîchement débauchée de sa
campagne (elle n’a que vingt-cinq ans), et j’ai passé avec elle un très,
très charmant moment. Je n’avais envers la p’tite Reillaut que de
simples sentiments paternels, et a aucun moment n’ai-je pensé à la
déflorer : car entre deux joues rouges, elle m’avoua dans une pudeur
médiévale qu’elle était encore vierge.
“Si je connais, ou plutôt connaissais me dit-elle en me servant un verre
de vin rouge sang, Coco le Clodo ? Bien entendu, tous ceux qui vivent
dans cet immeuble ne pouvaient que le connaître. Moi-même, à chaque fois
que je sortais ou que je rentrais chez moi, je pouvais le trouver. Et à
vrai dire, il ne m’a jamais adressé la parole ; tout au plus opinait-il
du chef quand je passais devant lui, et je répondais de la façon la plus
agréable possible à son salut. J’ai entendu des rumeurs comme quoi il
aurait insulté des habitants de l’immeuble, mais j’ai peine à le
croire... Il était si réservé devant moi, si calme et si reposé que j’ai
du mal à le considérer violent ou même habité d’une quelconque
méchanceté.”
À part moi, je ne pouvais m’empêcher de penser que Coco était décidément
un sacré personnage, un être polymorphe aux mille et unes facettes. Je
n’irai pas jusqu’à dire qu’il apparaissait différemment selon chaque
habitant, mais il avait, au moins, trois visages : le premier était
celui d’un clochard comme on peut se le représenter, sale, borgne,
puant, “méchant” pour reprendre les termes de la p’tite Reillaut
(Camille de son charmant prénom). Le second était celui que les gouines
avaient entrevu, celui d’un philosophe des bas-quartiers, à la répartie
assassine et à l’esprit affuté. Quant à Camille, elle ne le voyait
finalement que comme un passant, considérable peut-être, de qualité
sûrement, l’individu que l’on remarque même si l’on n’échange aucun mot
avec ce dernier.
Il est fascinant de voir combien les gens peuvent changer selon qui
les aborde. Moi-même, je puis être infect avec ceux que je hais,
détestable avec ceux qui me sont indifférents, et parfaitement odieux
avec les mères de famille. La plastique humaine ne cessera jamais de
m’étonner.
“Quand j’ai appris la mort de Coco le Clodo, et d’une façon aussi
violente du reste, j’ai été habitée d’une profonde tristesse, que je ne
sais toujours pas m’expliquer. Comme je vous l’ai dit monsieur, je
n’entretenais avec lui aucune relation quelconque, si ce n’est celles
soumises aux dehors de la plus stricte civilité, et n’aurais pas dû être
aussi blessée de la mort d’un parfait inconnu. Je ne serai pas émue si
un quelconque mourrait demain et que je l’apprenais dans le journal,
tout au plus serai-je chagrine et penserai-je à sa famille. À présent
que je le dis, je m’aperçois que mon ressenti vient peut-être du fait
que Coco n’avait ni famille, ni ami véritable, et qu’il n’aurait été
pleuré de personne si je n’avais pas endosser ce rôle. Est-ce que cela
rend mes larmes moins véritables ? Répondez-moi.”
La question m’était ouvertement destinée, mais je mis un certain temps
avant de réagir. Posant alors mon calepin et mon crayon, finissant mon
verre de vin, je me surpris à soliloquer.
“Je crois que la vérité des larmes ne dépend ni de l’évènement, ni de la
personne qui souffre, mais bel et bien de celle qui pleure. Les larmes
d’un enfant pleurant son chien sont-elles moins vraies que celles d’un
homme pleurant sa femme ? Est-ce que la souffrance d’un peuple opprimé
est moins prégnante que celle d’une femme qui apprend qu’elle n’aura
jamais d’enfant ? Peut-on classer les souffrances, sont-elles soumises à
une hiérarchie édictée par les âges et les Hommes ? Je ne le crois
pas.
C’est là un sentiment bien mystérieux, incompréhensible même, et qui est difficilement réductible à un simple stimulus. J’ai vu pas mal de choses au cours de ma carrière : des couples qui restent stoïques devant la perte d’un de leurs proches mais qui pleurent à la saisie de leurs maisons ; des vieillards ne jamais se présenter aux enterrements de leurs petits-enfants, et chialer comme des mômes à la mort de leur père âgé de plus de cent-vingts ans. Il n’y a pas si longtemps, j’ai même vu un enfant de cinq ans sortir indemne d’un accident de voiture qui emporta quasiment toute sa famille, et pleurer comme un nouveau-né car sa poupée de chiffon avait disparu lors du sinistre. Mais toutes ces souffrances se valent, ou plutôt aucune n’est comparable à l’autre.
À vrai dire, une seule catégorie de personnes doit être vilipendée :
celles qui ne ressentent jamais aucune émotion. Savez-vous, et je dis
cela en la regardant droit dans les yeux, j’ai souvent pensé que de voir
autant de malheurs et d’absurdités m’aurait anesthésié de toute
humanité, mais ce n’est pas le cas. Si ce n’est que j’ai transféré
quelque peu mes émotions. Mes tristesses sont des colères, ma souffrance
de l’ironie. Je continue de pleurer, mais mes pleurs ne sont pas
visibles.
Est-ce que cela rend mes larmes moins véritables ? Répondez-moi.”
Nous restâmes silencieux fort longtemps. Trente minutes, une heure même,
peut-être plus. Nous étions tous les deux plongés dans nos pensées. Je
m’imaginais un horizon d’océan, une plage déserte et le remous des
vagues. À quoi pensait-elle ? À de grandes montagnes, à des profondes
forêts, à des lacs paisibles. Il n’y avait, j’en suis persuadé, ni
homme, ni animal dans ces paysages. Le vent soufflait doucement. Les
nuages étaient immobiles. Le ciel d’un bleu azur.
Et la fraîcheur du soir qui sombrait. »
Fallait-il supprimer ce dernier paragraphe ? Il ne restait à Christophe
que quarante petites minutes pour finaliser son rapport et tenter de
voler quelques heures de sommeil. De guerre lasse, il décida de
conserver ici ces élans poétiques : les supprimera qui voudra.
Cela faisait longtemps qu’il savait que la beauté d’une phrase résidait dans la main de celui qui la compose, et non dans l’œil de celui qui la lit.
« 18 Juin - Je pouvais me dire soulagé d’aller interroger les derniers occupants de l’immeuble. J’allais enfin avoir toutes les données nécessaires pour faire un choix, et coffrer l’assassin. Lorsque je sonnai chez Mathieu et Carole, étudiants, jeunes et pimpants, heureux, je m’attendais au pire. Des nihilistes, des philosophes, peut-être même des gens bien. Ils étaient, selon l’enquête préliminaire, étudiants en littérature, ou quelque chose comme ça. Je restais sur mes gardes, et comptais, en guise de baroud d’honneur, leur en mettre plein la vue.
J’ai hélas rapidement déchanté. Ce n’étaient pas des gens bien,
c’étaient... comment le dire, des personnes intéressantes, posées,
drôles, cultivées, intelligentes. Mais ils avaient également un
je-ne-sais-quoi de triste, de cruellement désabusé, comme s’ils
n’attendaient rien de l’avenir et, dans le même, pensaient encore le
modeler à leur image. Je me sentais proche d’eux, et terriblement désolé
de ne pouvoir les aider. J’ai vu le malheur, je l’ai côtoyé ; j’ai parlé
à l’injustice, j’ai tenté de l’arrêter ; j’ai même vu, un soir, la
magouille et le piston. Mais faire perdre à ces jeunes leur vision
réaliste du monde et du futur, ça, cela m’est impossible.
Je passerai, cette fois-ci, relativement vite sur l’appartement des
colocataires, puisqu’il était vierge de toutes décorations. Seul le
bureau de travail de Mathieu, habité par un ordinateur et une tasse de
café froid, alignait sans prétention des objets hétéroclites, des livres
et des journaux, des paquets de tabac à rouler vides. Quelques livres,
de ci de là, mais rien d’extravagant. L’on ne pouvait pas dire, de fait,
que leurs personnalités transparaissaient dans leur intérieur ; ils
aimaient à vivre cachés, et à protéger leur espace individuel. J’aime
cela.
Malheureusement, malgré toute la sympathie qu’ils dégageaient, et la
bière blonde qu’ils me firent boire, je ne pus rien en tirer. Tout comme
la p’tite Reillaut, ils ne connaissaient Coco que de très, très loin,
vaguement pour ainsi dire et n’entretenaient, cette fois, aucune espèce
de relation avec lui, même amicale. Ils ne le voyaient que de temps à
autres, souvent quand ils rentraient le soir venu dormir après une fête
estudiantine se déroulant au centre-ville. Mais ni au matin, quand ils
allaient à la faculté ou faire leurs courses, ni l’après-midi, quand ils
se baladaient des heures entières la main dans la main en gardant le
silence, ils ne le rencontraient.
Est-ce que Coco le Clodo les évitait ? Ou bien était-ce un mensonge
éhonté ? Tous les habitants m’avaient affirmé que quiconque vivant ici
connaissait le clochard. Ils le connaissaient, certes, mais le
personnage pouvait faire mieux, bien mieux. J’ai tenté de les confondre,
de leur trouver un mobile et, malgré leurs protestations, crus en
découvrir un : ils ne supportaient tout simplement pas la compagnie des
autres.
Que je reformule : ils ne supportaient pas la compagnie des inconnus, de
cette masse, de cette plèbe qui s’amassait, toujours aussi nombreuse, et
voulait la détruire de la façon la plus violente possible. Ils
remontaient certes dans mon estime, et comme je peux les comprendre !
Mais hélas, cela en faisait des coupables potentiels. Ils en avaient la
force, le talent, le mobile, certes mince, mais existant. Je les
considère plus que jamais comme des suspects potentiels : mon passé m’a
appris du reste que ceux vers lesquels je prêtais de la sympathie
étaient souvent plus coupables que je ne le pensais de prime abord...
»
Christophe se demande s’il devait étoffer un peu ce dernier
interrogatoire, et se répondit par la négative. La fatigue le gagnait,
il lui fallait en finir vite. Il annota en fin de rapport sa conclusion,
et fus rapidement ébloui par les premiers rayons du soleil.
L’heure était arrivée. Christophe relut une dernière fois ses notes,
corrigea l’une ou l’autre faute d’orthographe, et partis rendre son
rapport à son chef, directement à son domicile. La fin du texte
indiquait clairement qui était l’assassin de Coco le Clodo, sa
conviction était alors certaine, il n’y avait plus d’ambiguïté. Comment
avait-il pu douter à ce point ? Tout concordait, et les choses étaient
limpides une fois vues sous le bon angle.
Ravi, il profita longuement de la fraîcheur matinale, et se surprit même
à vagabonder un peu, en pensant au travail accompli. Un assassin serait
arrêté dans la journée : et tout l’immeuble verrait alors le visage de
celui que personne ne soupçonnait.
Quelques deux semaines après la remise de son rapport, le procès mettant
en scène l’assassin de Coco le Clodo prenait place et était lourdement
médiatisé. Il était impossible d’y échapper, d’échapper au visage du
coupable, à la une de tous les journaux, de toutes les gazettes, son nom
était sur toutes les bouches.
Ce soir-là, Christophe buvait une bière en regardant la télévision
d’un œil absent. La veille encore, il avait édicté ses conclusions
devant le juge, les jurés et la presse. Il se voyait repasser en boucle,
et cela commençait à l’énerver.
« ...et nous rappelons encore le magnifique travail de déduction de
l’inspecteur Christophe, fanfaronna un journaliste visqueux, qui permit
de découvrir que l’assassin de Coco le Clodo, contre toutes attentes,
était bien... »
Il éteignit de rage son écran et regarda l’horizon de la fenêtre de sa
cuisine.
Le monde n’avait pas besoin d’entendre une fois de plus le nom de
l’assassin de Coco le Clodo.
Penser à effacer cette phrase avant la remise de mon rapport.↩︎
Passage à supprimer...↩︎
Je ne le sais pas plus maintenant...↩︎
Réécrire ce passage. Trop mélodramatique.↩︎
Le 27 Mai.↩︎
Penser à supprimer cette phrase.↩︎
À présent également...↩︎
Garder ça pour une future lettre de démission.↩︎
Se renseigner sur ce Rollin...↩︎
Peut-être en fais-je un peu trop...↩︎
C’est toujours le cas à l’heure actuelle. C’est peut-être le seul dans ce building que je ne soupçonne pas.↩︎