Le Corps de Marilou

Goux Mathieu

2011

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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Le corps de Marilou

1

Il y a deux catégories d’Hommes dans ce monde : ceux qui font de la rigueur leur raison de vivre, et ceux qui agissent comme à l’emporte-pièce, toujours pressés par le temps et les affaires, jamais à ce qu’ils font. Je ne supporte pas ceux qui appartiennent à cette dernière classe : ils font un mal qu’ils ne savent pas même calculer, sont les causes des guerres et des malheurs de ce monde, les grands et les petits et surtout, surtout, demandent à ce que les autres, tous les autres, réparent leurs erreurs et achèvent le travail qu’ils ont commencé par nonchaloir ou par indifférence.

Fort heureusement, j’appartiens à un corps de métier où ces gens-là sont relativement rares. Mais quand on en rencontre, même une fois en une vie de dévouement, cela crée un remue-ménage improbable.

Aujourd’hui, j’en contemple un. Et il nous apporte, comme le chantait un autre philosophe, une « solution sans énigme ».
Il y a une semaine, un homme a pénétré le commissariat. Présentant bien, il n’était vêtu que d’une moustache approximative et d’un pantalon de cuir noir, d’un chapeau mou et d’un imperméable scabieux. Après avoir poliment salué le planton, il demanda à voir un inspecteur. Et tandis que j’esquissais un sourire, mise en application des cours de civilité que je prends depuis quelques mois auprès de mon chien, il me tendit les poignets, baissa la tête et vint se constituer prisonnier.
Dans sa poche gauche se trouvait une oreille humaine, la droite, plutôt fine et découpée avec soin, ainsi qu’un orteil. Dans sa poche droite, il y avait une carte d’identité au nom de « Lafont Marilou Joséphine Hortense », avec une photo adéquate. Née le douze février dix-neuf-cent-quatre-vingt-deux à Nantes. Une signature en pattes de mouches. Apparemment, ce jeune trentenaire, Lucien Desmarais (il avait apporté sa carte d’identité et un extrait d’acte de naissance, n’est-ce pas mignon ?), l’aurait assassinée la nuit précédente avant d’abandonner son corps dans la nature.

Nous avons fouillé la région toute cette semaine, en vain. Il y a bien eu disparition de ladite personne, et d’après les indications que nous avons, l’oreille et l’orteil sembleraient bien lui appartenir. Nous avons un assassin. Nous avons une déclaration parfaitement cohérente et claire du modus operandi, minute après minute si ce n’est que les détails géographiques nous manquent cruellement. Impossible de reconstituer son parcours, bien que nous sachions son point de départ et la durée de son voyage. Malgré le périmètre établi selon ses indications, nos recherches ne donnèrent rien. Les rares témoins confirment les premiers détails de son expédition, notamment l’heure de son départ (il y a une semaine, entre dix et onze heures du matin) avec la future victime, ainsi que sa direction (vers la banlieue sud de la ville). La précision presque chirurgicale de ses faits et gestes nous empêchent de croire qu’il nous ment.
La question reste entière.
Où est le corps de Marilou ?

2

J’ai toujours détesté cette salle d’interrogatoire. Deux chaises, une table, une caméra dans un coin. Des murs gris et sales où gisent les débris d’une vieille affiche de propagande. Mon café est froid. Lucien est, comme à son habitude, d’un calme absolu. Il a demandé à ce qu’on lui apporte des mots croisés, il les fait studieusement en mâchouillant parfois la gomme de son crayon à papier. Il a même trouvé le mot correspondant à la définition « Vide les baignoires et remplit les éviers ».

Ce n’est pas donné à tout le monde.
Tous les jours depuis une semaine, la même scène se répète inlassablement. Il me semble dormir tant j’ai du mal à être concentré. Parce que lors de ma précédente affaire j’ai couché avec l’un des témoins, je suis assigné à résidence, condamné à faire le travail d’un agent de deuxième classe. Alors je regarde, le poing sous le menton, Lucien Desmarais faire ses mots croisés. Cela fait trois jours qu’il n’a pas dit autre chose que « Bonjour » lorsqu’il arrive dans la pièce, « À demain » lorsqu’il en sort.

Je pense à mon appartement et à ma télévision, que j’ai dû oublier d’éteindre ce matin.
Il est seize heures.

3

Tandis que je lance un regard de chien piteux à la caméra de surveillance, j’ai le bonheur d’entendre la voix de Lucien, un rien voilée par son magazine car il n’a pas daigné lever les yeux de sa grille.
« Qu’est-ce qui est parricide le matin, inceste le midi et aveugle le soir ?

— Où est le corps de Marilou ?

— Ces mots croisés sont vraiment difficiles à finir. Je n’aurai pas dû commencer par la potence, je pense que je dois avoir au moins l’un des deux mots de faux.

— Où est le corps de Marilou ?

— Vous lisez ?

— Où est le corps de Marilou ?

— Je lisais beaucoup quand j’étais plus jeune. J’ai même suivi une formation littéraire. J’étais assez bon. J’aurai pu finir chercheur, ou professeur si seulement j’en avais eu le courage et la motivation. Mais, hélas ! Comme sont les choses. Je me suis réveillé un matin avec la désagréable sensation d’avoir gâché ma vie. J’ai tué par désœuvrement, pour avoir le sentiment d’accomplir quelque chose.

— Nous savons tous ça, nous avons votre entière biographie sous la main. Où est le corps de Marilou ?

— Elle me rappelait mon amour de jeunesse. Une jeune fille brune, élancée, aux yeux verts. Vous ai-je déjà raconté comment je l’avais rencontrée ?

— Vous suiviez le même cours à la faculté. Elle ne vous aimait pas. Vous trouvait pompeux. Vous l’avez invitée à prendre un verre chez vous après la cloche. Elle a accepté par accident. Vous êtes sortis ensemble de Janvier à Juin, ce fut une belle histoire d’amour. Il y avait des champs de fleurs et du chocolat entre ses seins. Où est le corps de Marilou ?

— Je me rappelle encore quand je l’ai invitée à prendre un verre. On était assis à côté dans le bus qui nous ramenait du campus. À l’époque, j’habitais sur les hauteurs, près de la caserne. Elle avait une paire de lunettes rouges et un fin rouge à lèvres. Ce soir-là, elle chantonnait une chanson de Boris Vian. J’ignorais que quelqu’un d’autre que moi, de mon âge, connaissait Boris Vian. On s’est plus, on s’est vus et puis on s’est tus.

— Où est le corps de Marilou ?

— Ce furent les journées les plus agréables de ma vie. »

4

Ce mecton-là n’est pas un homme. C’est un disque rayé. J’étais présent quand il a dicté sa vie entière à mes collègues. À se demander s’il ne comptait pas la publier, il la connaissait par cœur. C’est d’ailleurs ça qui nous fait tous tiquer. Comment un Homme qui peut se rappeler de la moindre de ses journées depuis vingt-cinq ans peut oublier (car il s’agit bien d’un oubli et non d’une volonté de ne pas nous le dire – pourquoi le ferait-il ?) consciemment où il a enselevi un cadavre ?
Si j’étais un tueur moi-même, comment ferais-je pour oublier cela ?

Le matin, j’ai raté ma vie

1

« Lorsque j’ouvre les yeux le matin, je me contente de voir sans regarder. Le plafond nu de ma chambre auquel manque une ampoule, le petit jour qui perce, l’été seulement, la fenêtre. À ma gauche, au sol, un livre ouvert et un crayon : j’aime annoter ce que je lis, souligner ce que j’aime, griffoner des questions dans la marge. Cela est d’autant plus étrange que je ne relis jamais ce que j’ai déjà lu. J’ai une excellente mémoire et je me souviens, des jours, des semaines, des mois après avoir refermé l’ouvrage de la moindre de ses phrases, du dernier de ses mots. Il n’y a personne, du reste, à qui je pourrai prêter mes livres : je les garde jalousement comme m’appartenant exclusivement et je prends une joie maligne à les archiver.

« C’est là une coutume bizarre, je l’admets, de faire en sorte que ce qui vivait devienne mort l’instant d’après. Les entomologistes n’agissent pas autrement, je présume mais encore ont-ils le plaisir, la délectation de l’exhibition. Les tranches des bouquins sont rarement bariolées, ils sont toujours d’une tristesse à mourir : on n’y voit qu’un titre, parfois un nom, rien de plus. Les tranches n’ont été inventées qu’à des fins pratiques, et non pour décorer. Les couvertures de même n’ont été inventées que pour plaire, et non pour servir. Que m’importe qu’une pièce de Racine ait pour visage une actrice, ou qu’un roman de Zola ait pour décor une locomotive ?
« Il y a pourtant des livres qui ont pour objet d’être un bijou ciselé, taillé, méticuleusement conçu. Hélas, ils sont soit chers, soit mauvais : si une jolie femme est convoitée, ce n’est pas pour la remplir mais bien pour la promener.
« Ce matin pourtant, je me sentais comme différent, peut-être prêt à faire monter dans ma chambre l’un de ces vitriers que j’aurai houspillé avant de l’assommer d’un pot de géramium ; mais je me suis contenté d’une tasse de café chaude et d’une brioche beurrée. Il m’est alors venu à l’idée de tuer quelqu’un... »

2

Christophe soupira longuement. Les choses ne durent pas se passer aussi rapidement dans l’esprit de Lucien. Mais comment concevoir quelque chose qui fut à la fois le fruit d’une longue maturation, et la brutale décision d’un matin unique parmi tous les autres ? C’est vouloir décrire à la fois la durée et l’instantané, le premier et le second ; quelque chose que la pensée ne saurait convevoir mais uniquement pressentir.

Avançons.

3

« Tous les matins, devant la fenêtre de mon salon passe une charmante jeune femme. Trop vieille pour être étudiante, trop jeune pour être vieille. Elle a les cheveux (Christophe jeta un coup d’œil au dossier) bruns et un charmant petit sourire. Elle me rappelle un vieil amour connu à la faculté. J’ai envie de la tuer. Non, j’ai envie de l’aimer. Non... »
Je n’ai jamais bien compris l’intérêt des psychologues. J’ai tendance à considérer que n’importe quel problème peut se résoudre par la violence, que l’on se fait ou que l’on fait aux autres. Toute une histoire humaine nous a appris à procéder ainsi et, un jour, un chauve à cigares nous révéla que l’humanité n’était qu’une machine aux rouages grippés qu’il fallait huiler pour espérer la voir fonctionner comme elle se devrait. Miracle de la médecine, tous les bien-portants se crurent malades ; et les malades, quant à eux, trouvèrent une excuse pour se faire pardonner.

J’ai bien proposé à ce qu’on le tabasse. Tous étaient d’accords, mais tous étaient d’accords pour dire que cela n’aurait servi à rien. On ne fait pas revenir la mémoire des gens en leur offrant des pains, même si tous les dessins animés des années 1940 nous prouvèrent le contraire. J’ai eu beau leur répondre qu’on ne savait jamais, que cela pouvait le pousser dans ses derniers retranchements, ils m’ont dit que la violence n’avait jamais fonctionné contre le docteur Petiot. Cela me fait penser à une riche anecdote le concernant.
Lors de son procès, le 25 Mai 1946, son avocat parla sans relâche pendant près de six heures. La tension était palpable, les gens agrippés à ses lèvres. Surtout, le doute commença à s’immiscer dans les esprits des jurés. Il leur était invraisembable qu’un homme aussi réservé ait pu commettre de telles atrocités. L’avocat termina enfin sa plaidoierie sur un coup de tonnerre. Levant les bras, fixant les jurés, il prépara son effet. « Cet homme est accusé à tort, déclara-t-il, et j’en ai la preuve : voici qu’entre, dans la salle du procès, l’une de ses soi-disante victimes ! ». La salle entière, l’avocat, le juge, se tournent vers les lourdes doubles portes de bois noir qui les tenaient tous enfermés.

Quelques secondes passèrent, et l’huis resta à sa position. L’avocat, souriant et tremblant, en sueur, interpella alors les jurés. « Voyez, messieurs, mesdames, comme le public, comme vous-mêmes, comme toute cette assemblée doute de la culpabilité de mon client. C’est pour cela, dis-je, c’est pour cela que vous devez l’acquitter car personne ici n’est convaincu de son crime. ». La salle entière frémissait, des chuchotements se firent entendre, doucement d’abord, de plus en plus bruyants ensuite. L’avocat jubilait, le juge fut obligé de jouer du marteau pour rétablir l’ordre dans son tribunal. Et une fois que le calme fut revenu, une fois que les voix s’étaient tues, il remonta ses lunettes sur son nez, se frotta les oreilles et les mains et, s’adressant et à l’avocat, et aux jurés, et à l’assistance, il murmura : « Maître, certes, tous les visages se sont tournés vers les portes, attendant l’entrée d’une rescapée ; tous les visages certes, sauf celui du docteur Petiot. ».
Il y a eu des villes rasées pour moins que cela.

4

« Quoi qu’il en soit, j’ai eu envie d’adresser la parole à cette jeune fille. Et ce matin-là, je me suis préparé plus tôt qu’à l’ordinaire pour sortir au moment où elle effleurait le seuil de ma porte.

« Je n’avais pas saisi entièrement toute la portée de mon geste. Et je ne savais pas, de même, ce qu’il me fallait lui dire. Je trouvais ça convenu de la saluer, ou de faire comme si je ne la connaissais pas. Comme souvent dans mon entière existence, j’ai surtout compté sur ma chance ; et ce jour-là, elle ne me fit pas défaut. Marilou, en passant devant ma porte, laissa tomber une chemise qu’elle devait tenir nonchalamment à la main et dans laquelle, je suppose, elle devait ranger ses cours.

« Marilou est étudiante, je ne sais pas si je vous l’avais dit ; mais j’ignore parfaitement les cours qu’elle peut suivre. Je la verrai bien dans les sciences humaines, mais elle a le nez d’une mathématicienne. Je ne m’embarasserai jamais à le lui demander ; j’aime les femmes comme j’aime mes mystères.
« Mystérieux. »
Allons, un cruciverbiste ne dirait jamais des choses comme cela. Il faudrait quelque chose de plus... grandiloquent.

5

« Lucien, vous connaissez une histoire drôle ?

— Bien sûr. Voulez-vous l’entendre ?

— Ça fera passer le temps.

— En fait, elle n’est pas réellement drôle, mais je la trouve... agréable, comme une gorgée de miel.

— Je vous écoute.

— L’histoire se déroule à la fin du dix-neuvième siècle, dans la belle et allemande ville de Cologne. La Cathédrale est enfin achevée : les gargouilles vomissent l’eau, les vitraux colorent la lumière de Dieu et le Christ surveille d’un œil concupiscent la jeune nef. Jeune, c’est là un bien grand mot car plus de six cents ans séparent la première pierre de la dernière pointe. Des générations innombrables d’ouvriers sont mortes en transportant ces ciments, en ciselant ces tabernacles, en briquant les allées ; mais enfin, les fils des fils des fils des premiers architectes se reposèrent dans ce lieu de culte.

« Malheureusement, en ces temps-là, la ville de Cologne croulait sous les dettes. La guerre approchait et déjà l’effort épuisait toutes les ressources des habitants et de l’Église elle-même ; merveilleux temps où la sainteté pouvait mener la bataille sans citer le nom de son Dieu. Mais cela ne faisait guère les affaires des manœuvres : et on les prévint, une fois le dernier coup de truelle donné, que personne ne les paierait pour ce dernier mois de labeur. Bien entendu, ces paysans débonnaires ne se laissèrent pas faire ; et ils décidèrent, d’un commun accord, d’occuper l’église et d’empêcher quiconque de venir prier, les messes d’être célébrées, les baptèmes d’être arrosés.

« La situation devint rapidement critique. Le pape lui-même, ce devait être Léon XIII à l’époque, s’inquiéta et ordonna que l’on mit fin à cette querelle de luthériens. On dépécha un évêque, qui tenta par la parole de raisonner les ouvriers. L’on ne pouvait envoyer la milice, les soudards, les lansquenets : ils n’avaient pas le droit de pénétrer en armes dans ce lieu saint. Les hommes de l’art restaient inflexibles, et exigeaient que leur travail soit récompensé.

« L’évêque eut alors une idée qu’il qualifia lui-même, dans ses mémoires, de géniale : puisque ces hommes désiraient rester dans ce lieu saint, ils devaient s’en montrer dignes. Ainsi arriva-t-il à les convaincre d’organiser un duel de connaissance liturgique : leur plus humble croyant face au plus assidu des prètres. Puisque l’Église ne semblait fléchir qu’à cette seule condition, ils acceptèrent mais imposèrent une règle unique : que le duel soit muet et ne se déroule que par gestes. Il devait comprendre, lui dirent-ils, qu’ils ne devaient perdre à cause de leur franc-parler ou de leur difficulté à argumenter. Le grand rouge, pris au dépourvu, accepta à son tour.
« Le surlendemain, les préparatifs furent terminés. Tout le peuple de Cologne vint voir le duel liturgique entre les pères de l’Église et le vulgaire. On amena femmes, enfants, nièces, chiens, chats, cousins ; nombre d’entre eux apportèrent même des paniers-repas, du vin, du pain, du saucisson et du fromage pour ne pas être obligé de quitter la nef où la confrontation allait avoir lieu. Quelques seaux circulèrent également parmi le public, mais pour un usage bien plus intime.

« Les champions furent élus : l’évêque fit venir de Nantes le père Luc, un homme déjà canonisé qui, du haut de ses quatre-vingts ans, n’avait jamais lu un autre livre que la Bible. Il connaissait chaque verset sur le bout des doigts, avait contemplé en une nuit de passion le visage de Notre Seigneur. Sa barbe blanche inspirait le respect et on pouvait voir, dans ses grands yeux bleus, un mystère que l’on ne pouvait saisir qu’à peine, comprendre qu’à moitié.

« Les ouvriers choisirent Mathieu, le plus jeune d’entre eux, un blondinet de seize ans à peine. Ils croyaient à un miracle.
« Les deux opposants se placèrent face à face, à une dizaine de dalles de distance. L’évêque, caressant ses fines moustaches noires, édicta les règles. Le duel serait muet, et tous les arguments seraient mimés. En revanche, l’on avait droit à la monstration, aux objets, à tout ce qui était possible d’imaginer sans qu’il faille prononcer un son audible et compréhensible par l’oreille humaine. Un florin déciderait de qui entamerait les hostilités. Le premier ainsi mimerait, et le second devrait lui répondre et ainsi de suite jusqu’à ce que l’un des deux adversaires avoue sa défaite. Le sort, ou la malice de l’évêque, fit que le père Luc eut la main.
« Le combat commença. Le public retenait son souffle. Le père Luc, flattant sa barbe, contemplait, un sourire aux lèvres, son adversaire. Avançant un pied, il leva un bras et dessina un grand cercle dans les airs. L’audience esquissa un applaudissement ; mais Mathieu, qui n’avait jamais quitté le père des yeux, haussa les épaules et frappa le sol du pied à trois reprises.

« Le Père Luc sembla surpris. Un sourcil brousailleux se leva circonspect, et une langue passa sur ses lèvres décharnées. Après avoir réfléchi quelques instants, il se raidit, droit comme un piquet et leva trois doigts en direction de Mathieu. Ce dernier, sans même prendre le temps de réfléchir, n’en leva qu’un seul.
« Le prêtre souffla comme si la phtisie s’était emparée de son corps. Des perles de sueur commencèrent à apparaître sur son visage ridé, ses grands yeux bleus cherchaient du réconfort autour de lui : mais il semblait être le seul à comprendre ce qui se déroulait ici. Il tourna sur lui-même comme une girouette d’Alsace, regarda à gauche, à droite, et soudain s’arrêta sur un cabaretier et sa femme qui découpaient la cuisse d’un porcelet. Fondant sur eux comme un vautour sur une charogne, il les poussa violemment et saisit à leurs pieds une bouteille de vin et du pain blanc. L’air vainqueur, il revint à sa position d’alors et trancha le pain, qu’il avala d’une goulée en l’arrosant de pinard.

« Il toisa, le filet rouge bavant sur sa barbe blanche, l’adolescent. Mais ce dernier, comme auparavant, haussa les épaules ; et plongeant la main dans la besace qu’il tenait accrochée autour de son épaule, en ressortit une pomme rouge qu’il croqua à pleines dents.
« Le curé tomba à genoux et se mit à pleurer comme un enfant pleure quand il est loin de sa mère. Il criait, et ses cris résonnèrent dans la Cathédrale. J’ai perdu, cria-t-il, j’ai perdu ! Ce jeune homme connaît mieux les Saintes Écritures que moi ! J’ai été orgueilleux... qu’ils reçoivent leur dû !
« La foule était en délire. Tandis que le peuple de Cologne, peuple fier mais aimant, portait Mathieu en triomphe, que les ouvriers se congratulaient en riant fort, les hommes d’Église, et l’évêque lui-même, réconfortaient le Père Luc qui à présent se tordait de douleur sur le sol de la Cathédrale. Le représentant papal demanda, et il parla au nom de tous, ce qui s’était passé lors de ce duel car personne n’avait saisi ce dont il était question.
« Le père Luc, ses grands yeux bleus rougis, parla alors. Tout d’abord, disait-il, j’ai fait un grand cercle avec mon bras, comme pour dire que tout ce qui était sur Terre, y compris la Cathédrale, appartenait à Dieu et qu’ils ne pouvaient donc usurper son bien. Mais l’ouvrier frappa le sol pour dire que Dieu ne possédait pas les enfers et que donc son omniprésence devait être remise en question.

« Puis, j’ai brandi trois doigts pour rappeler la Sainte Trinité, que Dieu était Père, Fils et Saint-Esprit et que l’on ne saurait comprendre ses plans divins. Mais Mathieu brandit un doigt pour me dire que Dieu était un et indivisible, et qu’il était vain de vouloir le ramener à nos bêtes conceptions humaines et mathématiques, qu’il était au-delà de toute compréhension.

« Enfin, j’ai trouvé parmi le public de quoi rompre le pain et boire le vin, pour rappeler la Cène, le dernier repas du Christ ; que le Seigneur s’était sacrifié pour notre liberté et qu’il ne pouvait nier son Pardon. Mais alors croqua-t-il la Pomme de la Tentation, la Pomme du jardin d’Eden, rappelant la faiblesse inhérente à notre condition.

« Je suis désolé, dit-il à l’évêque, je suis désolé, Saint Père ; mais cet adolescent a vraiment été touché par le doigt de Dieu.
« De l’autre côté de la nef, Mathieu finissait de mâchouiller sa pomme tandis que la foule le pressait de questions. Le contremaître, fier de son choix, lui demandait d’expliquer comment il s’en était sorti.
« Bah, soupira Mathieu, rien de plus simple. Tout d’abord, le cureton a fait un grand geste pour dire qu’on devait dégager ; alors j’ai tapé du pied pour dire que non, on resterait là jusqu’à ce que l’on soit payé.

« Ensuite, il m’a montré trois doigts, pour dire qu’on avait trois heures pour partir de là ; mais moi, je lui en ai montré un pour lui dire qu’il aurait un seul coup de pied au cul s’il insistait.

« À la fin, il en a eu marre et il s’est mis à manger ; alors j’ai fait pareil. »
Christophe frémit des narines.
Qu’est-ce que c’était long.

Le midi, j’ai beaucoup réfléchi

1

« Peu importe, finalement, ce que j’ai alors pu lui dire. Je sais qu’elle m’aurait suivi quoi qu’il serait advenu. Elle souriait comme une enfant. Quelque part, d’ailleurs, c’était une enfant ; certes, elle avait le corps d’une femme, la démarche d’une femme et les façons d’une femme ; mais elle me parlait comme une enfant. Âge délicat de l’existence où l’on entre dans la vie adulte par la petite porte. J’ai souvent souhaité, et je souhaite encore, une cérémonie pour célébrer cette entrée en bonne et due forme. Les civilisations primitives font cela : ils envoient leurs jeunes gens chasser seuls dans la forêt et capturer un ours, quelque chose comme cela. Et à leur retour dans le village, ils allument un grand feu, leur offrent des bibelots et une vierge, et les acceptent définitivement comme faisant partie de la tribu.

« Qu’on ne s’y trompe, je ne veux pas reproduire mécaniquement ce schéma. Je peux très bien me dispenser de chasser, que l’on m’allume un feu ou qu’on m’offre des bibelots ; quant à la vierge, je suis certain que cela peut se négocier. Là n’est pas le propos cependant : j’aimerai dans tous les cas autre chose que le baccalauréat pour me prouver que je suis entré dans la vie adulte. Un peu de pampres, de pourpres, de pompe, que diable !
« Quoi qu’il en soit, je lui ai dis quelque chose de drôle – ce ne devait pas être l’histoire de Cologne, se dit Christophe – et elle me sourit, montrant ses belles dents blanches. Je lui pris la main et nous nous sommes éloignés. L’un ou l’autre passant avait dû nous remarquer, mais je n’en avais cure : à cet instant, je n’avais pas encore l’intention de la tuer. »

2

Est-ce que cela était certain ? Comment en être sûr ? Il n’y a guère ici que deux solutions : ou bien il avait d’ores et déjà échaufaudé tout un stratagème, et n’attendait-il qu’une jeune passante surgisse pour le mettre en application, ou tout cela n’était qu’une vaste improvisation. Mais, se demanda Christophe, est-ce que cela a réellement une importance à ce stade-ci de l’enquête ? Après tout, son travail ne consistait qu’à découvrir où était le corps de Marilou, et non pas les circonstances qui ont conduit à son enterrement. Cela, ce sera l’objectif des avocats, des juges et des jurés. Que Lucien ait ou non planifié son crime, finalement, n’a aucune espèce d’importance.
Si l’on résume alors, ce matin vers les dix heures, Lucien et Marilou partent de la demeure du premier en direction du Sud. Ils ont été vus par trois témoins dignes de confiance. L’inspecteur tourna une page de son carnet, et regarda les déclarations de ces trois témoins.

3

Madame Laly Moignon : « Il devait être vers les dix heures et demie – onze heures. C’était un dimanche : et comme tous les dimanches, je passais un rapide coup de balai sur le trottoir, devant ma porte d’entrée. J’ai alors aperçu un homme et une femme, l’homme était bien plus vieux que la fille. Ils se tenaient la main, et parlaient de choses et d’autres. Lorsqu’ils sont arrivés à mon niveau, j’ai cru entendre le mot “livre”, mais cela pouvait être tout autre chose. Cela m’a fait bizarre, car j’ai trouvé que la différence d’âge entre ces deux personnes était assez grande. Mais je suppose que cela ne vient que de mon côté “vieille France”, l’amour des traditions, ce genre de choses. » À la question « Est-ce que vous vous rappelez d’un élément spécifique, quelque chose qui vous aurait étonné ? », celle-ci a répondu : « À part leur différence d’âge, je ne crois pas. »
Madame Laly Moignon (aucun lien de parenté) : « Vers les onze heures, un couple est passé. Un homme d’un certain âge et une jeune fille d’à peine vingt ans. Ils se tenaient très proches l’un de l’autre, l’homme avait son bras autour des épaules de la jeune fille. Ils allaient vers la sortie de la ville, du moins, c’est ce que j’ai cru entendre : “On va prendre la voiture et faire un tour”, qu’a dit l’homme. Il parlait normalement, mais j’avais l’impression qu’il chuchotait. Il faut dire que ma télévision était allumée, et que j’étais donc assez discrète. » À la question « Est-ce que vous vous rappelez d’un élément spécifique, quelque chose qui vous aurait étonné ? », celle-ci a répondu : « Non. »
Monsieur Roger Roger : « Ils sont passés devant chez moi vers les onze heures. » À la question « Est-ce que vous vous rappelez d’un élément spécifique, quelque chose qui vous aurait étonné ? », celui-ci a répondu : « L’homme était habillé d’un costume noir avec une cravate blanche. Cela m’a étonné : la seule fois où j’ai vu une cravate de cette couleur, c’était dans un magasin de vêtements du centre-ville, assez chic et donc, assez cher. Pourtant, il y avait quelque chose dans la démarche de l’homme qui me faisait croire que c’était un prolétarien et donc, peu fortuné. J’ai trouvé ça étrange. Il boîtillait également légèrement de la jambe gauche, cela avait l’air de venir du haut de la cuisse. Peut-être une blessure.

« Il avait la main gauche dans sa poche – la jeune fille était à sa droite. Il avait l’air de tenir fermement quelque chose. J’ai pensé à un trousseau de clés ou à un téléphone portable, mais cela ne semblait pas correspondre. Je crois qu’il devait s’agir d’un bout de papier mais évidemment, impossible d’en être persuadé. Également, il avait deux chaussettes de couleurs différentes : la gauche arborait un motif écossais, la seconde était parfaitement noire. Cela jurait quelque peu avec le costume, comme s’il avait préparé ce dernier depuis des lustres, et qu’il avait ensuite saisi les premières chaussettes qu’il avait trouvées. Ses chaussures étaient cirées, mais très abîmées sur le dessus : il avait dû marcher longtemps avec. Il m’a même semblé remarquer un peu de boue au niveau des talons, or il avait plu la veille et l’avant-veille. Je pense qu’il avait mis ces godasses pour une échapée en forêt, ce qui est également très étrange.

« Je n’ai rien remarqué sur la fille. Elle était moche. »

4

Christophe jeta un coup d’œil sur la photo de Marilou.
Effectivement.

5

« Vous aimez vous promener dans la forêt, Lucien ?

– J’ai eu une grande période champêtre. J’allais dans le petit bois, à quelques kilomètres de chez moi. Je prenais mon vélo, et lorsque la semaine était terminée, je filais et faisais un grand tour entre les arbres. Je laissais mon esprit baguenauder, mais je ne sortais jamais des chemins balisés. Je n’avais pas envie de faire de mauvaises rencontres.

– Pourquoi vous êtes-vous arrêté de le faire ?

– J’ai fait une chute, il y a deux ans dans un trou fraîchement creusé. Je me suis ouvert la jambe gauche. Le temps que je donne l’alerte – je n’avais pas de téléphone portable, j’étais seul, cela s’était aggravé. J’ai failli perdre ma jambe. Je me revois encore, tentant de sortir de cette tombe, hurlant et perdant du sang par litres. Les dents et les poings serrés. Le regard vide. Je savais que je n’allais pas mourir, mais que je serai salement blessé. Cela a été le cas. C’est quasiment invisible cependant, je boîte juste légèrement à présent. Rien de grave, heureusement. Du moins, rien de mortel.

– Et vous n’êtes jamais retourné en forêt depuis ?

– Cela me rappelle un conte. Il était une fois, dans une belle ville, trois jeunes hommes, fils d’un vieux bûcheron. Ils étaient âgés respectivement de vingt-cinq, vingt et quinze ans. Un curieux jour de printemps, le vieux bûcheron décéda. Sur son lit de mort, il révéla à ses enfants qu’il avait dissimulé non loin un coffret rempli d’or et d’émeraudes, mais que seul le plus aimant de ses fils pourrait découvrir où il se trouvait.
« Les trois jeunes hommes, après voir mis en terre leur père, prié longuement et essuyé leurs larmes, se mirent en quête du trésor caché. Le fils le plus âgé se mit à chercher dans la maisonnée : c’est là qu’il avait passé toute son enfance, qu’il s’était marié, qu’il avait vécu sa vie durant. Le cadet se mit en tête de creuser au sein de la vieille forêt qui entourait leur domaine : il avait appris à marcher auprès des chênes centenaires, ils étaient à la fois refuge et gagne-pain. Le benjamin, quant à lui, prit une besace qu’il chargea de nourriture et s’en alla sur les routes : il en avait envie.
« Il marcha longtemps, droit devant lui. La forêt laissa sa place à une clairière traversée d’une rivière, la rivière à un fleuve, le fleuve à l’océan. Il longea la côte, les falaises de craie et les plages de galets, revint vers la terre et trouva plusieurs villes. S’il se sentait courage de voir du monde, il y entrait, offrait ses services à un boulanger ou un tanneur, gagnait quelques sous, rachetait des provisions et repartait sur les routes. Il fit cela longtemps. Il ne connut jamais les affres de la mendicité, et personne ne lui voulut jamais du mal : il n’était qu’un promeneur.

« Le soir, il dormait à la belle étoile, ou trouvait quelque refuge dans une étable ou à flanc de montagne quand il pleuvait ou neigeait. Il se lavait régulièrement à l’eau pure des sources, cueillait des champignons, des pommes et, occasionnellement, chassait l’oiseau ou le faon à l’aide d’une fronde qu’il s’était fabriqué. Il avait pris soin d’emporter avec lui une lame pour se raser ; il avait depuis longtemps compris que soigner son apparence permettait d’éviter les volées de pierre et les avanies.
« Lorsqu’il revint, il avait vingt ans mais, miracle de la nature, il était resté le benjamin. L’aîné avait repris la ferme, sans avoir trouvé le trésor. Le deuxième fils, devenu ermite ou sauvage, errait dans les bois et hurlait à la lune, comme pris de folie et tout le monde en avait eu peur. Le benjamin demanda s’il pouvait revenir travailler à la ferme, et son frère le voulut bien. Lorsqu’il grimpa dans ce qui fut jadis la chambre de son père pour y retrouver de vieux sabots, il trouva le coffret, bien en évidence, sur son lit.
« Le benjamin ne sut jamais comment l’aîné, qui pourtant, assurait-il, avait fouillé toute la maison, n’avait pas su voir le trésor. Peut-être, se dit-il alors, existe-t-il des richesses qui ne se dévoilent qu’à celui qui sait les regarder. »

6

Il s’améliore : c’est de plus en plus court.
Mais il empire : c’est de plus en plus chiant.

Le soir, je me suis endormi

1

« J’ignore comment l’on devient assassin. Je suppose qu’on le devient, comme ça, tout comme l’on devient adulte. Ou plutôt, comme passent les secondes : sans s’en apercevoir. Je suis quelqu’un qui fait les choses de façon très mécanique, savez-vous. Il me suffit de partir en vacances, d’arrêter quelques jours de fréquenter les lieux dans lesquels j’ai passé les huit derniers mois, de ne plus voir quelques jours les personnes à qui j’ai parlé quotidiennement, de ne plus manger mes pâtes, et j’en oublie presque le goût.

– Le goût des pâtes, se hasarda Christophe ?

– Également, oui. Je suis ainsi fait. Aussi, comprenez-moi bien : ce n’est pas que je ne veuille pas vous dire où se trouve le corps de Marilou, mais je ne m’en souviens guère. Puisque je peux oublier ce que je fais de façon ordinaire, n’est-ce pas normal d’oublier l’extraordinaire ?

– L’extraordinaire, c’est précisément ce que l’on n’oublie jamais.

– L’extraordinaire, c’est précisément ce que l’on ne fait jamais. Je ne souhaite pas rester dans l’histoire. Si l’on me demande ce que je désire plus que tout, je répondrai, à la façon des sages, “l’ataraxie” ou, si vous préférez, la tranquillité. Qu’elle vienne de la modération, de l’appréciation ou de la suspension, je veux être calme. Posé. Passif. La passivité, l’avez-vous remarqué, est devenue une tare dans notre société. C’est que, comme souvent, l’on confond passivité, paresse et inactivité.

« Comment parvenir à vous faire comprendre ? Prenez un homme quelconque. Donnez-lui un travail qui l’occupe pendant la journée, mais des soirs sans heures supplémentaires et des fins de semaines paisibles. Offrez-lui même du soleil et un peu d’eau, aucun souci matériel. Considérez alors qu’il ne cherche aucune activité, ni bricolage, ni écriture ; considérez qu’il ne doit s’occuper nullement de sa famille, mettons qu’il n’en a aucune mais que cela ne le dérange pas. Considérez enfin qu’il mange à sa faim et qu’il n’a pas froid.
« Bientôt, et cela est inévitable, l’homme s’ennuie. Et c’est face à cela que se distinguent les hommes.
« Le paresseux, paradoxalement, cherchera à fuir l’ennui. Et il le fera tant et si bien qu’il se trouvera des occupations. Il lira, regardera la télévision, fera du sport. Tout ce qui l’empêchera de penser à l’ennui lui conviendra : la paresse ne consiste pas à ne rien faire, mais bien d’éviter de faire ce que l’on devrait accomplir. Si, devant son bureau, à son travail, l’homme lit au lieu d’écrire son rapport, l’on dira de lui qu’il est paresseux.

« L’inactif prendra de prime abord le même chemin que le paresseux mais, lui, n’ira pas jusqu’au bout de son projet. Il entreprendra et, alors que la scie est sur la table, que le livre est ouvert, que le premier pas est fait, il se laissera choir de tout son poids et prétendra ne rien avoir commencé. Lorsqu’on se trouve dans la maison d’un inactif, généralement, la télévision est allumée mais il ne la regarde pas, les volets sont entrouverts, il ne porte qu’une chaussure.

« Le passif, quant à lui, relève d’une toute autre logique. Il ne désire pas fuir l’ennui, au contraire, il le regarde droit dans les yeux et attend.
« Lisez Pascal. Lisez ce merveilleux exemple. Et si ces hommes sont appelés “passifs”, ce n’est qu’à cause des autres, parce qu’ils ne peuvent comprendre ce qu’ils font. C’est ainsi que je me définis, et c’est ainsi que je désire être. Tranquille, sage, quiet.

« Vous savez, je suis quiet grâce à vous. Je ne me suis jamais senti aussi calme. Reposé. Et je vous en remercie. »

2

Était-il aussi calme lorsqu’il tua et mutila Marilou ? Transpirait-il ? Était-il heureux ? Avait-il tué l’ennui ?
Christophe ne pouvait s’empêcher de se poser ces questions, même s’il savait que cela n’était d’aucune importance pour sa mission prioritaire, qui restait de trouver le cadavre. Laissant seul son coupable, il décida, et ce de façon exceptionnelle, de fumer une cigarette.

Cela était exceptionnel pour lui, car il n’aimait pas fumer. Il le prétendait, pour se donner une contenance et, il faut l’avouer, cela seyait particulièrement bien au personnage d’atrabilaire qu’il s’était construit. La fumée n’incommodait nullement son interlocuteur, ce qui était tout autant exceptionnel.

3

C’est alors qu’il comprit.

Le cœur de Marilou

Grâce aux indications de Christophe, les hommes de loi réussirent à trouver le cadavre de Marilou, au sud, parfaitement conservé et ce malgré les récentes intempéries. Comble du raffinement, un bout de papier était précautionneusement replié dans le portefeuille de la belle, placé contre son sein : il indiquait le nom et l’adresse de son assassin, au cas où ce dernier mourrait avant d’avoir pu confesser son crime.

Marilou n’avait subi, selon le médecin-légiste, aucune violence. La cause de la mort fut également rapidement circonscrite : strangulation (les bouts de Marilou qui furent découpés ont été dérobés après sa mort). Cependant, il ne semble pas y avoir eu une quelconque trace de débat ou de résistance, comme si tout cela s’était passé comme par désintérêt. Il avait même semblé aux gendarmes qu’un sourire traversait succinctement le visage de la jeune fille, comme si elle avait aimé ce qui lui arrivait.
Christophe reçut une prime. Sa sagacité fut citée en exemple par ses supérieurs. Son chien sembla heureux, même s’il est difficile, contrairement aux hommes, de savoir précisément ce qu’il en pensa. Lucien fut rapidement jugé et condamné à vingt ans de prison, pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Son avocat était excellent ; et en souvenir de sa participation dans cette affaire, l’inspecteur eut le plaisir de conserver le brouillon de sa plaidoirie.
« Mesdames et messieurs les jurés, je vous demande d’être attentif et d’observer avec précaution l’homme qui se trouve être aujourd’hui l’accusé et le coupable de notre crime. Oui, cela pourrait vous surprendre, mais . Pourquoi donc, me demandez-vous ? Car je sais moi-même reconnaître la vérité lorsqu’elle me saute aux yeux.

« Lucien Desmarais est coupable. Il est coupable selon les trois méthodes que notre justice ineffable possède : coupable car Lucien Desmarais, de son propre chef – et j’aimerai insister là-dessus – s’est présenté à nos services de police en donnant tous les détails de son crime, tous sauf un : là où le corps avait été laissé. Coupable ensuite, car un inspecteur de police a su lui faire avouer son crime, en passant plusieurs jours en tête à tête courtois avec ce dernier car l’histoire nous a jadis appris qu’il faut se méfier des aveux par trop immédiats.

« Enfin, coupable par le pouvoir de la science, qui identifia sans problèmes aucuns Lucien Desmarais comme auteur de l’étranglement de cette jeune femme, et par la forme de ces doigts, et par des fragments d’ADN. Bref, . (Respirer et laisser au moins cinq secondes de silence.)
« Mais dire ceci ne revient pas à dire toute la vérité. Car s’il est certain que Lucien Desmarais a tué Marilou, il nous faut comprendre exactement pourquoi il l’a fait. Il nous faut comprendre pourquoi Marilou ne s’est pas débattu. Il nous faut comprendre pourquoi elle l’a suivi. Il nous faut comprendre comment cet homme tranquille, posé, claudiquant, a pu étrangler une jeune femme dans la force de l’âge sans que celle-ci ne l’en empêche.
« Comme vous le savez, mesdames et messieurs les jurés, l’endroit, bucolique s’il en est, où fut retrouvé le corps ne comportait aucune trace de lutte. Il n’y a, à proprement parler, aucune arme du crime puisque la mort a été donnée à mains nues, de façon paisible si l’on ne peut jamais considérer un crime ainsi. Aussi, oublions un instant que Lucien Desmarais soit l’assassin. Oublions un instant, mesdames et messieurs, que nous jugeons ici une personne et considérons plutôt que nous désirons savoir ce qui s’est réellement passé. Et si je vous raconte l’histoire de cette façon : tel jour, un homme a croisé le regard d’une femme, elle lui a souri et ils sont partis, ensemble, main dans la main. Quelques jours plus tard, l’on découvre le corps de la jeune femme, , un sourire aimant aux lèvres. Quelle serait alors la conclusion idoine ?

« Il y en aurait deux : la folie, de l’un et de l’autre, ou l’amour.
« La folie, car il faut être fou pour se laisser étrangler, et il faut être fou pour étrangler sur demande.
« L’amour, car seul l’amour est capable d’amener les êtres jusqu’à ces terrains dangereux où, comme disait le poète, on aime à bousculer les roses.
« Lucien Desmarais n’est pas fou. Marilou Lafont n’était pas folle. Ils étaient donc amoureux. Et c’est au cours alors d’un de ces jeux agréables où les corps oublient ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire de la chair informe et fragile, que le drame s’est produit.

« Pensez bien que cet homme, qui se tient devant vous, ne possède aucun mobile. Les spécialistes l’ont non seulement déclarés sain, mais également d’une nature débonnaire et pleine d’esprit, cruciverbiste (Conserver ?). Marilou était une jeune fille enjouée selon ses proches, ne possédant aucune idée suicidaire, élément brillant de ses écoles et parent agréable à sa famille.
« Aussi, peut-on considérer sincèrement que la jalousie est à l’origine de tout cela ? Peut-on croire sincèrement que le meurtre est criminel ? Non, mesdames et messieurs les jurés, non. Si crime il y a, c’est un crime d’amour. Une mort involontaire, au cours d’un jeu bien innocent.
« Soyez prudentes, mesdames, soyez prudents, messieurs : car vous allez sans doute condamner un philosophe. »
Cela rappelait à Christophe un roman, mais il ne savait pas précisément lequel.