2012
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
Il faut citer. Toujours,
tout le temps. Ça
donne de l'importance
à un texte. D'ailleurs,
tous les textes citent,
des plus vieux ou
plus récents, des têtes
d'affiches aux travaux
aléatoires et indépendants.
C'est étrange quand on
y songe : quand
le cinéma cite le
cinéma, c'est, au
choix, un remake
ou un hommage ;
quand la peinture cite
la peinture, c'est un
plagiat ou une
influence ; quand la
musique cite la
musique, c'est un
pot-pourri ou une
pompe ; mais quand
la Littérature cite
la Littérature, cela
fait bailler. On ne
s'en étonne même plus.
C'est même un passage
obligé : des chercheurs
passent leur vie
entière à débusquer
les références obscures et
tacites qui se
terrent dans leurs textes
favoris. « Tiens »,
dit un auguste devant
sa feuille, « je
vois comme du Bourget
dans ce Proust ».
« Fascinant », répond le
zélote. « Moi,
j'ai du Molière dans
mon Crébillon ».
Mais, au mieux, cela
fait une ligne de
plus dans une préface,
et une thèse de
plus dans le fichier
central. Personne ne
s'en émeut.
Il faut citer. Toute littérature cite, alors il me faut citer.
Il faut citer. Très
bien. Mais quoi citer ?
Qui citer ? Ce
n'est pas si simple
que cela, de citer !
Il y a d'abord
l'origine de la
citation : écrivains
bien entendu, mais aussi
personnages (la nuance
est essentielle), hommes
et femmes de Lettres
y compris les politiques,
les scientifiques et
les juges, philosophes
modernes et antiques,
enfants prodigues,
bêtes de salons, généraux
décrépis, journalistes
astucieux, sportifs convaincus,
même chanteurs et musiciens.
Tout le monde parle
et écrit, et puisque
tout le monde parle
et écrit, tout peut
se citer.
L'origine, finalement,
importe peu. L'autorité
vient de la phrase,
non de celui qui
la prononce. Voici un exemple
canonique, centre d'une
véritable « bataille
des anciens et des
modernes », cet aphorisme
que voilà :
L'éternité, c'est
long... surtout
vers la
fin.
Au gré des recherches, l'on pourra trouver comme origine de cette citation Baudelaire, Kafka, Paul Valéry, Robert Musil, Woody Allen... Personne ne parvient à trancher. Et, surtout, personne ne semble avoir pris la peine de faire un travail de recherche. C'est que la phrase est tellement drôle, comprenez-vous ! Son génie dépasse allègrement celui, réel ou supposé, de l'individu qui aurait pu la prononcer ; c'est un instant de grâce, presque un mot divin ; peut-être est-ce même Pascal qui en fut l'origine, qui sait. Contentons-nous de dire, pour l'instant, que la citation existe et que l'on peut se dispenser d'indiquer qui l'a prononcée en premier ; pour plus d'opacité donc, il est tout à fait possible de l'intégrer au sein d'une phrase tout à fait anodine, du type :
L'éternité, pensa
Simone en
se servant
une nouvelle
tasse de
café, cela
représente beaucoup
trop de
temps. Elle
n'aura jamais
l'espoir de
revoir son
cher et
tendre : c'est
trop long...
surtout vers
la fin.
La chose est, immédiatement,
bien mieux cachée et
ressemble à un
« clin d'œil à
l'initié », qui fera
sourire. On peut
même ajouter une note
de bas de page,
du style « Réminiscence
d'une citation faussement
attribuée à... ».
Bien, le problème du « quoi » et du « qui » étant réglé, passons au « comment ». Là, les choses se corsent davantage encore. Quelle est la longueur idéale d'une citation ? J'ouvre un document au hasard : Urfé, H. d'. (1612). Première partie de l'Astrée de messire Honoré d'Urfé. T. Du Bray : Paris. Fac-similé de l'édition originale, disponible dans toutes les bonnes crèmeries. J'ouvre une page au hasard : page 543, dans le « livre huitième ». Je sélectionne une première phrase :
Mais si
je pris
promptement cette
résolution, aussi
promptement la
voulus-je exécuter :
Et en
ce dessein
m'en allai
trouver Carlis,
à qui
je demandai
mille pardons
de la
la lettre
que je
lui avais
écrite, l'assurant
que ce
n'avait jamais
été sa
faute : mais
transport d'affection.
Cela est bon, j'imagine aisément ce dont il est question : la citation est illustration d'un amour malheureux et transi doublé d'une incompréhension et d'une gêne, le tout arrosé apparemment d'une bévue postale... Cela pourrait tout aussi bien aller dans un roman à l'eau de rose que dans une intrigue policière, j'imagine parfaitement l'aventure débutant ainsi, le détective dans son bureau, renâclant et buvant du mauvais alcool, un soir d'hiver triste. Soudain, un courrier glissé sous sa porte ; une lettre ; mais elle ne lui est pas adressée. C'est autre chose, qui lance l'enquête, etc., etc. Mais voilà : si ma citation était plus longue, je copie la suite...
Elle qui
était offensée
contre moi
comme chacun
peut penser,
après avoir
écouté paisiblement,
enfin me
répondit ainsi.
Hylas si
les assurances
que tu
me fais
de ta
bonne volonté
sont véritables,
je suis
satisfaite ; si
elles sont
mensongères, ne
crois pas
de pouvoir
renouer l'amitié
qu'à jamais
tu as
rompue : car
ton humeur
est trop
dangereuse.
Dans cette partie-ci
semble se dessiner le
doute, la suspicion,
la méfiance. L'espoir de
la première partie de
la citation se transforme
en raisin acide, voire
en vengeance sourde. Je
verrai bien cette citation
se placer, plutôt, à
mi-chemin de mon
polar, au moment où
l'on croise ce certain
personnage dont on
ignore alors ses implications
dans l'intrigue. Il
est intéressant de
voir à quel point
les choses peuvent se
renverser en n'ajoutant
qu'une à deux lignes
de texte.
Il faut citer, même si la citation, après tout, en révèle davantage sur l'auteur que sur son œuvre. Elle est une indication précieuse de ses lectures, de ses préoccupations et, il faut le dire, de son honnêteté. Il n'est pas bon d'être honnête quand on se targue d'écrire. Il y a de cela plusieurs années, j'avais lu sur un des murs de ma ville, ces mots :
Auteur, acteur,
menteur.
Une citation sans auteur,
bien évidemment. Comment
pourrait-il en être
autrement ? Elle a
capturé mon imagination
pendant de longs
mois. Je lui trouvais
une certaine pertinence,
peut-être même de
l'intelligence, et la
Littérature, effectivement,
de n'être qu'un grande
travail de mystification
s'étalant sur des
siècles et des
siècles. Ah !
Les gorges chaudes de
ces récents auteurs qui
se sont permis de
« citer » des passages
plus longs que de
coutume ! Mais ne
systématisaient-ils pas un
phénomène connu de
longue date ? Certains émettent
même la théorie selon laquelle tout travail d'écriture n'est qu'œuvre de
ré-écriture, et que ce n'est qu'un seul même texte qui ne fut jamais écrit au
cours des siècles.
« Tiens », pense le chercheur, « Y aurait-il
du Guillaume d'Orange dans mon Chateaubriand ? »
Et le chercheur d'avoir raison, bien entendu.
J'ai pris moi-même une sale habitude en écrivant mes
textes : je me cite très régulièrement. Je cite des extraits passés, des
vieux projets dont je ne retire qu'un mot ou qu'une tournure qui résiste à mon
œil critique alors que le reste, je m'en aperçois, ne récoltera aucun satisfecit ;
je réutilise un héros dont personne ne connaît l'existence, je me fais des
appels du pied, continuellement.
Il faut citer. Toute littérature cite,
alors il me faut citer.
Où ai-je déjà lu cela ? Peu
importe finalement, le « qui », le « quoi » et le
« comment ». Toute trace écrite est nécessairement citation,
réécriture, reprise, amélioration, scolie, commentaire. Je me souviens de ce
docteur en histoire, jadis, me racontant l'essence du plus vieux graffiti connu
et conservé, à Pompéi ; une note, en latin bien entendu, disant :
Maudit soit celui qui n'a jamais
aimé !
Et, en dessous, d'une autre main :
Et qu'il soit maudit doublement, celui
qui empêche d'aimer !
Je me souviens de ce docte professeur
m'apprenant pour la première fois l'histoire de Pierre Ménard et de son Quichotte,
et de Racine traduisant Aristote. Le mensonge de la Littérature, au-delà du
soupçon qui a fait école, peut-être serait-ce celui-ci : l'on ne peut être
auteur sans être lecteur, et on ne peut être auteur sans modèles.
Je me souviens de Victor Hugo qui, dans
ses carnets, écrivait à l'âge de l'adolescence : « Je veux être
Chateaubriand ou rien. » et de Corneille critiquant sa propre pièce mieux
que les immortels.
J'ai dans la ferme conviction, mais je
ne saurai, en revanche, dire précisément pourquoi (sans doute l'ai-je lu
ailleurs et l'ai-je oublié), que chaque ouvrage, que chaque livre, que chaque
texte n'est qu'une tentative vaine pour prononcer le Mot, pour proférer la
Phrase, celle que la Bible nous chante depuis ses premières lignes, ce qui
expliquerait alors ce goût universel pour la citation.
Au commencement était le Verbe, et le
Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.
Je m'en voudrais si je m'éprenais de jansénisme, mais il me
semble reconnaître là certaines de mes préoccupations. Et plus je lis et plus
j'écris, moins je lis et moins j'écris ; tout à été dit et tout reste à
dire, rien n'a été fait et on continue de le nier. Parfois, au détour d'une
page, un éclat surgit ; et dans cet éclat, une piste, le début d'un
sentier. C'est Orwell, dans 1984 qui écrivait encore :
Les meilleurs livres
sont ceux qui racontent ce que l'on sait déjà.
Dans ma bibliothèque, quels livres répondent à cette
définition ? Bien entendu, ceux que j'ai déjà parcourus. Je connais le
destin de Mithridate et celui de Renart, la vie d'Alexandre et la langue des
Tupinambas ; autant dire alors que je connais tout ce qui a déjà été
écrit, du quos ego original à l'osmazone d'Huysmans. Et moi, et les
autres, dans ce maelström maudit, d'étendre les tentacules et de saisir ces
mots et ces phrases, de les agencer et de les ordonner à nouveau afin de
construire du neuf, ou plutôt de faire passer tout cela pour du neuf. Et pour y
arriver, il faut bien plus que du génie, ou du talent : il faut de la
malhonnêteté et beaucoup de roublardise. Cette façon qu'ont certains de dire
« me voilà », et les voici ; et les lecteurs de toujours tomber
dans le piège. C'est Proust qui, je crois et en parlant du métier d'auteur,
disait :
On écrit toujours le même livre.
Cela me semble pertinemment vrai. Cela me semble cruellement
vrai.
Reste alors, finalement, le comble de tout auteur s'essayant
au douloureux exercice : réaliser que chacune de leur ligne n'est jamais
qu'une redite.
À cela, un ami lecteur m'avait répondu :
C'est ridicule, voyons.
Et moi de lui répondre :
Il faut citer. Toujours, tout le temps.
Ça donne de l'importance à un texte. D'ailleurs, tous les textes citent, des
plus vieux ou plus récents, des têtes d'affiches aux travaux aléatoires et
indépendants (...)