Essai sur l’honnêteté de l’auteur

Goux Mathieu

2012

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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Je suis trop honnête pour être écrivain. C’est un fait. Je suis trop honnête pour beaucoup de choses d’ailleurs. Je me suis rendu compte de cela récemment, tandis que je réfléchissais à mon texte en cours. J’avais l’ambition d’écrire une pièce de théâtre. Je n’aime pas le théâtre. Contemporain. Je n’aime pas le théâtre contemporain. Où l’on ne comprenait rien du tout en lisant les répliques. Je n’aime pas les œuvres où l’on ne comprend rien et où l’on nous raconte que c’est une de leurs qualités.

J’ai commencé à l’écrire et j’ai vite abandonné. Je n’avais strictement aucun plaisir à le faire. L’écriture est pour moi un plaisir. Je me privais de celui-ci en écrivant quelque chose qui allait contre mes goûts les plus simples. Je sais bien, pourtant, pourquoi je m’étais lancé dans un tel projet. C’est un projet porteur. Un projet qui intéresse. L’aurais-je fini que je l’aurais proposé à un éditeur peu scrupuleux, que j’aurais monté une équipe peu scrupuleuse, que j’aurai été représenté (peu scrupuleusement, cela va de soi). J’ignore si j’aurais eu du succès, je ne le crois pas ; mais le fait de penser que j’aurais pu être édité « sérieusement », chose que, pour l’instant, je n’ai nullement accompli ou si peu, me posait un problème certain. Je ne dirai pas « déontologique ». Je dirai simplement « d’honnêteté ». J’aime être honnête avec moi-même. Même à mes dépends. Malheureusement, et plus d’une de mes connaissances sont d’accord avec ça, l’honnêteté est une qualité qui tend à se perdre aujourd’hui.

Honnêteté ou intégrité ? Je me suis posé la question. L’intégrité, c’est la totalité. C’est le fait d’être un et uni. L’honnêteté apparaît plus comme la conformité à une norme sociale. L’on pourrait même considérer qu’il est plus sain et plus sage d’être intègre que d’être honnête. Certains pourraient même croire que l’honnêteté n’est finalement qu’une qualité de moutons, se conformant à une norme sans la remettre en question. Ce n’est pas faux, mais seulement selon un certain point de vue, et seulement si on met de côté le critère moral de la question. Et de ce point de vue-là, l’intégrité perd de sa valeur. Car l’intégrité n’a cure, finalement, de toute dimension morale. Cela est même d’une simplicité désarmante : il suffit d’être soi. En écrivant, ou du moins en entreprenant d’écrire une pièce de théâtre, je pouvais arguer que j’étais intègre car je restais écrivain. L’on me répondra que ce n’était qu’une partie de mon intégrité, et je suis également d’accord avec ceci ; si ce n’est que si l’intégrité doit prendre en compte tous les aspects de l’individu, qui est bien moins « un » que multiple, il devient pour ainsi dire impossible d’être intègre. J’ai fini par progressivement abandonner toute volonté d’être un jour « intègre », et je me suis alors davantage intéressé à l’« honnêteté ».

Contrairement à l’intégrité, j’y ai trouvé là bien plus de subtilité dans son application. Il pourrait même être possible de trouver trois catégories d’honnêteté : l’honnêteté envers soi, l’honnêteté envers les autres et l’honnêteté envers la société. Je définirai cette dernière simplement : c’est la compréhension que la société donne aux individus des droits et une « sécurité » – mon but n’étant pas ici de parler de politique, je m’abstiendrai de tous commentaires en ce sens car là n’est point mon propos – et que les individus, en retour, expriment leur envie de demeurer en société en appliquant certains droits élémentaires fixés, de payer des impôts à veiller à la propreté des rues. L’honnêteté envers les autres serait définie en partie par le droit, il s’agirait surtout de tout ce qui délimite les accords commerciaux, les contrats, ce genre de choses, et en partie par les règles du « savoir-vivre », la façon dont on existe avec sa famille et ses amis, qu’on ne leur fait pas de « coups fourrés ». Encore une fois, je ne développerai pas ces points car ils ne concernent pas directement l’objet de cet essai.

Plus intéressant, en revanche, est le principe « d’honnêteté à soi ». Pour être intègre, comme je le disais à l’instant, il ne suffit que d’être « soi » sans pour autant se poser la question de qui, de ce que l’on est. L’unité ne s’interroge pas sur son unité ; elle se contente d’observer qu’elle est entière et « parfaite » dans le sens qu’en enlever un élément revient à la détruire. Je dirais même que l’intégrité est une notion rétroactive, tout comme la perfection : elle n’existe qu’une fois disparue. L’honnêteté selon mes définitions est une vertu proactive, c’est l’expression dans toute sa splendeur d’une certaine liberté. L’on peut choisir d’être intègre bien que malhonnête, et honnête bien que « désintégré ». Mais, cependant, je concède une plus grande force à celui qui choisit, malgré sa tendance naturelle, à se plier à l’honnêteté que celui qui, parce qu’il se prétend intègre, croit justifier ses actes par une tendance naturelle.

Ce problème, je l’avais rencontré dans une histoire de la célèbre bande dessinée de Bill Watterson, Calvin et Hobbes. Dans celle-ci, Calvin demande à son ami tigresque les conditions nécessaires pour rejoindre le paradis. Hobbes lui répond, naturellement, qu’il s’agit surtout de mener une vie vertueuse sans causer du mal aux autres. Calvin lui rétorque que le problème n’est pas là : il imagine être un homme de nature malfaisante qui aurait été contraint, par son existence, à vivre une vie vertueuse. Une fois mort, il se retrouverait alors au paradis, alors que son être véritable était voué aux gémonies. Et là encore, autre dilemme : une fois au paradis, il devrait avoir la permission de faire ce que bon lui chante, et donc d’être mauvais comme lui demande sa nature première.

Ce dilemme surgit si l’on raisonne en terme d’intégrité. Si, en revanche, on pose le problème en terme d’honnêteté, il y aurait alors une solution à celui-ci : il s’agit de considérer qu’en menant une vie vertueuse malgré sa nature, cet individu a été malhonnête avec lui-même et, ainsi, que les portes du paradis lui sont à jamais fermées. Cela renvoie bien entendu à ce principe de la « grâce efficace », un peu accommodé il est vrai mais gardant l’idée que Dieu n’offre pas le salut à tous, qu’en quelques sortes « tout est joué à la naissance ». Un être fondamentalement malfaisant, de là, bien qu’intègre, qu’il soit honnête avec lui et fasse le mal ou qu’il soit malhonnête et fasse le bien est condamné.

Surgit alors cependant le fait qui permet de voir un peu d’optimisme dans cette situation, et qui s’éloigne cette fois alors de la logique de Port-Royal pour revenir à quelque chose de plus « traditionnel » pourrait-on dire. Il s’agit de considérer que l’intégrité, vue comme un socle entier, peut être entamée. Et je pense que, de même que les mauvaises actions peuvent venir entacher l’intégrité de quelqu’un de bon par nature, l’honnêteté peut ramener quelqu’un de mauvais vers la bonté. Là où les choses deviennent intéressantes, c’est qu’une fois appliquée aux autres, l’honnêteté envers soi agit et permet de révéler notre nature première ; et nous donne alors une chance de se corriger.

Je sais que tout ceci peut paraître un peu « stupide » ou « naïf » vis-à-vis de nos critères contemporains. Mais c’est là où je veux également en venir : l’honnêteté se perd à tel point qu’elle en devient ridicule. C’est là le premier de mes ennuis.

Pourquoi l’honnêteté est-elle aujourd’hui ridicule, précisément ? Pourquoi, devrais-je dire, l’honnêteté avec soi est-elle ridicule car, concernant les autres catégories que j’ai évoquées, elles sont codifiées par la loi ou les rapports avec le groupe et leurs manquements sont donc sévèrement sanctionnés, du moins, dans un monde idéal. En revanche, être honnête avec soi-même, révéler que l’on a une passion, aussi triviale soit-elle, révéler que l’on se moque de certaines modes, que l’on refuse tel ou tel code social, que l’on préfère ceci ou cela est source de moquerie. Il faut alors constamment se taire, feindre ou tromper, être cynique, être souriant. Tromper les autres mais, plus important, se tromper soi. Et tout ceci au nom de quoi, au nom de qui ? Au nom du ridicule. Au nom de la peur du ridicule pour être un peu plus exact.

Je suis arrivé récemment à la conclusion que c’était ce qui poussait les individus à se moquer de l’honnêteté. Quelque part dans l’histoire de l’évolution humaine s’est passé un événement improbable. La qualité qui était censée permettre la cohésion du groupe et de la société entière, celle qui permettait de distinguer amis et ennemis et qui, de là, était des plus nécessaires à l’établissement de la justice, de l’équité et du bon droit est devenue, et cela n’est peut-être pas un fait récent je m’en rends compte à présent, un défaut incroyable, une tare à bannir de ces mêmes sociétés construites précédemment avec cette même vertu.

Je crois en l’évolution des espèces. Je crois que les individus, que l’Homme lui-même a évolué de certaines espèces de primates pour devenir l’être de raison que l’on connaît. Les individus inadaptés  ont disparu, les survivants ont pu transmettre leur savoir et ainsi perpétuer leur existence sur plusieurs générations. Est-ce alors à dire que l’honnêteté à soi, qui permettait de s’acoquiner avec ceux qui étaient les plus éclairés, les plus aptes à les aider à survivre, n’est aujourd’hui plus nécessaire ? Je sais bien que l’Homme, nous dit-on, n’est plus que faiblement soumis aux lois de l’évolution naturelle. Mais est-ce une raison suffisante pour croire que quelque chose d’aussi ancré dans nos gênes soit bafoué aussi simplement que le fait de respirer ? Comment ne peut-on pas se sentir mal après s’être menti ainsi à soi-même, seul ou en société, vivre toute une vie sans savoir précisément ce que l’on aime et sans s’être arrêté un instant sur soi-même ? Peut-on réellement naître, vivre et mourir sans jamais être honnête avec soi et toujours suivre les autres sans jamais s’interroger si on les aimait réellement ou non ?

Mais avant de parler de ces questions-là, j’aimerai revenir sur mon « premier ennui » comme je l’ai appelé ici, à savoir le fait que l’on se moque de l’honnêteté quand elle se présente à nous. Et je ne parle pas ici de franchise ou de sincérité, la première étant violente et la seconde mal-placée, mais bel et bien d’honnêteté, qualité qui est à la vérité ce que la parole est à la pensée : un adjuvant nécessaire et dont on ne peut se passer. Se moquer de l’honnêteté à soi, se moquer du « temps de réflexion » a sans doute partie liée avec l’idée que nous vivons dans un univers de vitesse, où tout n’est qu’illimité et instantané. Être honnête reviendrait à faire comprendre que nous allons à l’encontre de ce phénomène, que nous prenons notre temps. Étant alors à l’encontre de la « mode générale » de nos sociétés, nous ne pouvons qu’apparaître nuisible aux yeux de tous, ce qui se traduirait alors par un rejet du groupe envers cet individu en particulier.

Mais est-ce vraiment la raison, et est-ce vraiment la seule raison ? Conspuer ainsi l’honnêteté envers soi apparaîtrait, tout du moins à ce stade-ci, comme un moyen de préserver l’intégrité du groupe. Mais ce serait alors considérer que le groupe en question ne tient que pour de fausses raisons, Je me rappelle alors de quelque chose que j’avais lu à l’époque, quelque chose comme « la complaisance fait des amis, la vérité de la haine ». Je me porte en faux contre cette assertion. Je la renie, je la considère comme un moyen convenable et pratique d’éviter de conduire une quelconque réflexion sur cette question. Considérons alors pour l’instant qu’un quelconque groupe ne tient pas par la seule complaisance ; autrement dit, que ce n’est pas le fait de taire l’honnêteté qui permet sa cohésion. En revanche, le fait de la montrer pourrait la détruire en raison de ce que j’ai avancé plus haut.

Cela me permet alors d’aborder une question que je me pose aujourd’hui, celle de la critique.

La critique est-elle difficile ?

J’entends souvent dire cela : l’art est difficile, la critique est aisée. En ce moment, je regarde sur certains sites hébergeant des vidéos, entre autres, des extraits d’émission de télévision où des auteurs, des chanteurs, des politiques et des comédiens viennent faire la promotion de leurs dernières œuvres, d’aucuns diront « vendre leur soupe empoisonnée » sur un studio de télévision, face à un présentateur bienveillant et des critiques aguerris. Ces derniers, mystère, mais peut-être a-t-on oublié de leur dire que cela ne fonctionnait pas ainsi, font leur travail et critiquent, c’est-à-dire qu’ils disent ce qu’ils ont pensé de tel livre, de tel album, de tel film. Parfois, ils ont aimé et le disent ; parfois, ils n’ont pas aimé, et ils se font huer quand ils essaient de le dire. Sont-ils de mauvaise foi ? Toujours quelque part, quand on parle d’art, être objectif revient à en faire une étude, ou un article encyclopédique, non une critique ; sont-ils mesurés dans leurs propos ? Bien sûr que non, sinon ils n’auront strictement aucun intérêt, il faut que la critique induise le débat, et non le survole. Sont-ils cultivés ? Oui, érudits, même, sinon ils n’auraient pas une si belle tribune et la manigance aurait été rapidement éventée.

Et pourtant, ils se font siffler quand ils expliquent ce pourquoi ils n’ont pas aimé, et personne ne les attaque quand ils déclarent avoir apprécié l’œuvre critiquée.

Je me demande alors si la critique est difficile, et si elle ne serait pas, aujourd’hui tout du moins (ou peut-être que cela a toujours été le cas) bien plus difficile que l’art.

Comme je le disais plus haut, je suis trop honnête pour être écrivain. Mais je pourrai alors peut-être utiliser cette honnêteté pour être critique car, à côté, bien évidemment, d’avoir une belle plume et un regard aiguisé, c’est avant tout cette qualité-là qu’il faut mettre en avant si l’on se pique, un jour, de vouloir être critique, fut-il littéraire, musical, théâtral, etc.

Mais cette honnêteté se heurte alors aux petites réflexions que je menais plus haut sur le fait de dissimuler l’honnêteté ou, plutôt, de l’éliminer car potentiellement menaçant pour l’intégrité d’un groupe, quel qu’il soit.

Considérons alors un instant les artistes, de toute sensibilité et de toute forme d’expression, comme l’un de ces groupes en question. Ce sont des gens, que cela soit vrai ou faux, qui vivent en bonne intelligence et qui briguent, bon an, mal an, les mêmes objectifs. C’est là une « fiction sociale », comme Corneille parlait de « fictions de théâtre » et comme les notaires construisent des « fictions de droit ».

Bref.

Ces artistes composent, écrivent, créent – ou, du moins, essaient de créer – et promeuvent, s’invitent et discutent de leurs derniers travaux, qui à la télévision, qui à la radio, qui dans les journaux. Je ne suis pas foncièrement porté par un discours réactionnaire, et je ne suis pas partisan systématique du « c’était mieux avant », au contraire, j’ai plutôt tendance à vouloir prendre le train en marche et ne crois pas que l’on puisse se battre contre l’élan naturel des choses et des Hommes, mais il m’a semblé remarquer, du haut de mes vingt-cinq ans qu’une certaine complaisance de façade, partagée par tous, par les médias mais, surtout, par les artistes eux-mêmes, irradie véritablement tous les discours et toutes les pensées. Et je me dis cela depuis mes dix ans : combien de « révolutions musicales » m’a-t-on présenté sur une grande chaîne de télévision nationale, invariablement, chaque été et dont je n’ai plus jamais entendu parler ? Combien d’auteurs fantastiques, futurs Mauriac, anciens Michon, a-t-on reçus sur les plateaux de télévision ? Combien de chanteurs, de musiciens, de compositeurs qui ont révolutionné leur art a-t-on entendu témoigner ici et là ?

Quelle grande période, quel faste culturel que nous vivons aujourd’hui ! Nouvelle Renaissance, Athènes revit devant nos yeux !

Je sais bien, de même, que les Hommes sont rarement très bons juges de leurs contemporains, et l’Histoire est remplie de ces « erreurs d’appréciation » qui mettent cinquante, cent, deux cents ans à se réparer. Je sais bien, évidemment, que l’unanimité en matière d’art n’existe pas et que les génies du passé avaient leurs thuriféraires et leurs adversaires les plus acharnés – et je crois me souvenir avoir lu, mais la référence exacte m’échappe, que l’on mesurait la qualité d’un homme à son nombre d’ennemis.

Mais malgré tout, qu’entend-on dire ? On met constamment en avant, et je vous demande d’être attentif à cela, non pas la qualité mais la quantité. L’on vit une période, et je le crois sincèrement, de « dynamisme culturel ». Que cela soit dû à l’accès au savoir, ou à la facilité, toute relative, j’en conviens, de produire une œuvre d’art, tout le monde parle, chante, joue, écrit. Il n’est pas question ici de parler d’autorité ou de « respectabilité » d’une œuvre par rapport à l’autre, mais d’une, disons, « culture du nombre » et de « l’illimité », mot très en vogue de nos jours. C’est une question de « trop plein » et de l’impossibilité, dès lors, de faire jouer la comparaison.

J’isole deux allumettes d’une boîte pleine, et je les aligne sur la table : il m’est alors facile de les comparer et de décider, après les avoir étudiées, si l’une est plus grande, ou plus épaisse, que l’autre. À présent, je retourne parfaitement la boîte : et dans ce jeu de Mikado, je serai bien aise, ne serait-ce, que de parler d’un couple !

De là, la situation culturelle actuelle consisterait, face à ces allumettes, de refuser tout débat et toute analyse, et de considérer que toutes les allumettes sont de la même taille, et qu’aucune ne brillera plus que l’autre. Une forme de nihilisme poussé à son paroxysme et qui, malheureusement, semble contenter tout le monde.

La forme de la critique, l’exercice de la critique, réfute ce nihilisme. Elle est active, dynamique, elle va au-devant des choses. Elle est fondamentalement honnête. Il ne s’agit pas de décréter si elle juste ou non, ce n’est pas son rôle : elle est là pour révéler avec franchise et, il faut l’avouer – du moins, c’est son idéal – un certain style, la façon dont l’œuvre a été reçue par un lecteur. Tout le monde ne peut pas être critique, tout comme tout le monde ne peut être artiste.

L’on nous dit que personne ne désire être critique. Il est ainsi surprenant de voir qu’ils viennent par légions, qu’ils s’invitent sur les plateaux de télévision, dans les journaux, dans les studios de radio, et qu’on leur quémande, qu’on les supplie, s’il vous plaît, de faire telle critique ou telle autre. Et les critiques de s’exécuter, et très souvent d’être hués. Ils croyaient qu’on leur demandait de l’honnêteté, alors qu’ils se devaient de préserver l’intégrité de la communauté artistique qui n’existe que par la commisération qu’on lui prête et qui n’existe que par ce mensonge primordial : être artiste serait une activité professionnelle au même titre qu’une autre, et dire à un auteur que l’on n’a pas aimé son livre reviendrait à houspiller un carreleur alors que son travail a été parfaitement réalisé. Ce serait comme une grave faute, propice à le radier du barreau d’un ordre tacite, et à le renvoyer au commun des mortels qui gagnent leurs vies en se salissant les mains.

Imaginez, qu’un jour, la vérité se sache.

Imaginez, qu’un jour, le plus sérieusement possible et sans qu’il soit possible de répliquer, l’on décrète, non pas que l’art est dangereux et illégal comme dans les plus vieilles dictatures, mais qu’il est inutile à la société. Que l’on peut s’en passer. Qu’on lise un livre ou mille, qu’on écoute une chanson ou cent, la différence se fait finalement moindre, et que tout se doit d’être ramené à une forme de relativisme béat. Cela n’est pas, évidemment, mon humble avis, mais admettons.

Il serait possible alors de penser que tous ces artistes, ces peintres, ces sculpteurs, qu’ils soient sincères ou arrivistes, géniaux ou médiocres, soient obligés d’avoir un véritable travail à leurs côtés. C’est déjà le cas pour certains d’entre eux, peut-être davantage concernant la Littérature, mais grossissons le trait.

Dans cette situation-là, je m’interroge : les artistes ne prendraient-ils pas moins la critique pour eux ? Puisqu’elle ne menacerait plus leur place dans cette société artistique car plus rien n’ayant l’importance, parviendraient-ils à faire la part des choses entre leur travail et leur être ?

Cette légère fiction me permettrait ainsi d’affiner ce que j’entendais par « honnêteté à soi » : parvenir à faire la distinction entre ce que je suis, et ce que je fais ; et l’autre grande vérité qu’il faudrait garder à l’esprit, mais je la développerai par la suite, c’est qu’être artiste ne signifie pas se livrer parfaitement nu et d’exprimer son être profond.

C’est avoir assez de talent pour faire semblant de le faire ; et le véritable génie, c’est arriver au point où la chose devient, pour ainsi dire, invisible. Mais la véritable bêtise, c’est de croire que l’on y est parvenu.

C’est là un débat « vieux comme la philosophie » que celui entre l’action et l’être. Sommes-nous ce que nous faisons, nos actions sont-elles des miroirs de notre âme... J’avais lu un charmant slogan, il y a longtemps.

Socrate : To Be is To Do

Sartre : To Do is To Be

Sinatra : Do Be Do Be Do

La chose est simplifiée, bien évidemment, et l’on ne saurait jamais restreindre toute une philosophie à un apophtegme. Le sujet, cependant, tout banal soit-il, me semble important à cet instant de l’essai. J’ai évoqué la nuance que je faisais entre l’honnêteté et l’intégrité un peu plus haut ; et j’érigeais la primauté des actions face à l’être, l’honnêteté consistant à reconnaître à quel point celles-ci influencent le second. C’est cette honnêteté-là qui me semble des plus difficiles à connaître et à reconnaître.

Nous vivons généralement notre vie, placidement, sans réellement nous interroger sur ce que nous faisons. Seules certaines actions et certaines décisions spécifiques, souvent difficiles à prendre ou qui influencent lourdement notre existence, choix de carrière ou de famille, sont l’objet d’une circonvolution profonde de notre part. On pèse et sous-pèse le pour et le contre, on interroge famille et amis, on prend notre temps avant de finalement faire son choix. Celui-ci, évidemment, doit se faire en accord avec l’honnêteté parfaite de sa nature et l’on juge, non sans raison, que le choix est révélateur de ce que nous sommes.

Mais qu’en est-il de ces petits choix quotidiens, de ceux que l’on fait sans même y réfléchir, comme allant de soi ? Ce que l’on mange le midi, l’heure à laquelle on se lève, le bar où l’on se rend, le film que l’on choisit de regarder, la station de radio qu’on écoute ? Quand il ne s’agit pas d’une habitude séculaire, transmise par ses parents ou ses proches connaissances, c’est la force de la coutume, comme le disait Montaigne, qui nous pousse à agir sans que l’on ne la questionne.

Et si, tout aussi fortement que ces choix dont je parlais à l’instant, ces décisions influençaient notre être plus profondément qu’on le pensait, et en révélaient autant, sinon plus, sur nous-mêmes que ces confrontations affreuses qui n’arrivent, bon an, mal an, qu’une à deux fois au cours de notre existence ? Je m’en vais vous raconter une anecdote.

Quand j’étais petit, du moins plus jeune que je ne lui suis à l’instant où j’écris ceci, je détestais manger des tomates crues. Elles me révulsaient, et je les laissais perpétuellement de côté où qu’elles se présentassent, dans les salades composées ou en accompagnement. Cela était d’autant plus étrange que j’appréciais les tomates cuites, en sauce ou en concentré, et c’était d’autant plus gênant que ma famille en est grande amatrice, surtout quand vient l’été. Et puis, un jour, vers mes vingt ans, je me surpris à en manger, de plus en plus, et à présent je les adore et je n’hésite plus à les croquer comme des pommes quand les beaux jours arrivent. Cet événement m’a profondément marqué : le goût des tomates n’a pas évolué entre ici et maintenant ; et je pensais alors que le goût des aliments n’était pas le même selon les personnes, ce qui expliquait, en partie, pourquoi nous n’aimions pas tous les mêmes choses. Mais me concernant, je m’interrogeais : le goût des tomates n’avaient, pour moi, nullement changé ; comment se faisait-il que quelques années plus tard, je les appréciais autant ? Ce cas ne m’est guère spécifique, et en interrogeant ses proches, on s’aperçoit que beaucoup ont expérimenté cela.

Je ne peux que croire à présent qu’aimer les tomates à un moment donné de mon existence était révélateur d’une modification, même légère, de ma personnalité. Une vieille maxime dit « nous sommes ce que nous mangeons » ; je ne sais ce que j’étais auparavant, mais à présent je sais que je suis composé d’une infime partie de tomates. J’ai donc pu m’apercevoir, avec un objet concret, que j’avais évolué.

Cela, et ma puberté, bien entendu.

Je continue cependant d’apporter une grande importance à cet événement, aussi banal soit-il. Et rapporté à cette question de l’honnêteté à soi, il me semble prendre une certaine tournure. Il me semble être la preuve que l’honnêteté n’est pas tributaire – et c’est là encore une différence vis-à-vis de l’intégrité – d’un instant précis de notre existence, et que l’on ne saurait être toute sa vie malhonnête, ou honnête, envers soi. C’est bel et bien une attention de chaque instant, et qui demande de perpétuellement se tester et se remettre en question et ce même pour la moindre des décisions : les goûts et les couleurs, les loisirs que l’on pratique, les personnes que l’on fréquente. Régulièrement, je me surprends à me faire un « inventaire » de tout cela, et cela m’est à la fois un grand plaisir, et une grande peur, celle de m’apercevoir que je n’aimerai plus quelque chose que je tenais jadis en grande estime.

Aussi, au moins une fois l’an, je relis méthodiquement toutes mes bandes dessinées et les livres que j’aime le plus ; je rejoue à tous les jeux vidéo que je possède, mon salon se transforme en un grenier désordonné et absolu. Cet inventaire a l’avantage d’également me permettre de faire un peu de poussière et de classement, il n’est rien qui ne me plaît davantage que d’ordonner ce qui a été un jour le chaos. Ma petite amie est à présent habituée à ce remue-ménage que je pratique, et ne s’en offusque plus comme ce fut le cas auparavant ; même, je la surprends à faire de même, peut-être pour cette même raison bien qu’elle ne me l’ait jamais avouée. D’année en année, je m’aperçois ainsi que mes goûts évoluent progressivement : si certains objets me sont aussi agréables qu’au premier jour, d’autres ne m’esquissent plus le même sourire et les derniers gagnent, entre mes nouvelles mains, une seconde existence.

J’ai besoin de cela. J’en ai cruellement besoin. Après tout, je me présente comme quelqu’un de fondamentalement honnête : comment pourrais-je prétendre le demeurer, si je n’appliquais pas cette honnêteté perpétuellement à moi-même ?

Je suis trop honnête pour être écrivain, ai-je dit plus haut. J’aimerai revenir sur cette assertion pour la préciser. Est-ce à dire que tous les auteurs sont des menteurs ou des hypocrites ?

Je le pense, oui. Fondamentalement. J’ai évoqué plus haut que le pouvoir artistique était de parvenir à faire croire à une forme d’honnêteté, au point que ce masque finisse par devenir transparent et devienne un véritable visage. Et l’on reconnaît aisément les bons des mauvais artistes, ces derniers étant ceux qui n’arrivent jamais à prendre une distance avec leur production et prétendent avoir « craché leur tripes » dans leurs notes, dans leurs feuilles, dans leurs scènes.

Mais l’on aura remarqué également que j’ai parlé de « mensonges » et « d’hypocrisie », et non de « malhonnêteté ». Il me semble qu’il y a là une certaine nuance, du moins il me semble la percevoir, et j’aimerai venir préciser ma pensée.

Si je devais résumer la chose, je dirai ceci : le mensonge consiste à travestir la vérité. L’hypocrisie consiste à nier la vérité en voulant en imposer une autre. La malhonnêteté, quant à elle, consisterait à déporter la vérité, à la dissimuler au point qu’elle n’existe plus ou, plutôt, que son idée même disparaisse parfaitement. Prenons l’image d’un jeune garçon, qui vient de commettre l’une de ces bêtises qui énervent ses parents mais dont on rit quelques dix ou vingt années plus tard. Admettons, il oublie de fermer un robinet dans sa salle de bain, s’en aperçoit tardivement et lorsque ses parents arrivent, ils lui demandent, bien évidemment, ce qui s’est passé.

Si le petit garçon dit « Le robinet s’est ouvert tout seul », il sera un menteur.

Si le petit garçon dit « Je n’ai rien fait, je le jure ! », il sera hypocrite.

Si, en revanche, il dit « Je me suis lavé les mains, mais j’avais fermé le robinet pourtant », il sera malhonnête.

Il est d’ailleurs intéressant d’observer que parmi ces trois phrases, seule la dernière permettrait au malheureux petit garçon – qui a toute ma sympathie – d’éviter une punition, fût-elle méritée ou non.

À présent, j’aimerai reprendre ce même principe appliqué, cette fois-ci, à un auteur. Question du journaliste, « Qu’avez-vous mis dans ce livre ? »

Si l’auteur répond « du travail », il sera un menteur, car l’on sait qu’il faut bien plus que du travail pour produire un ouvrage : il faut de l’abnégation, de l’énergie, de lopiniâtreté...

Si l’auteur répond « pas grand chose, je l’ai écrit sans même m’en apercevoir », il sera hypocrite, pour les mêmes raisons évoquées à l’instant.

Si, ainsi, il répond « je n’ai pas dormi pendant un an, j’ai voyagé, j’ai parlé, j’ai passé des nuits blanches, j’ai vomi mes artères sur le papier et je l’ai signé, c’est moi », suivi éventuellement de « Madame Bovary, c’est moi », sans doute l’une des phrases les moins comprises de Flaubert, mais passons, il sera malhonnête, précisément car il n’y a rien de moins intime que la Littérature.

Au contraire alors de l’histoire de ce garçonnet, c’est la malhonnêteté qui sera la plus prompte à s’attirer le courroux des critiques de tous bords, alors que les premières réponses, qu’elles soient, ou non, faussement humbles, ne peuvent que plaire. Et je pense sincèrement que certaines émissions de « télé-réalité » sont bien plus proches de la vérité que le plus grand des romans ou le plus grands des journaux.

Car il y a bien plus que la barrière du langage, dont parle Gide régulièrement, la barrière de l’écriture, la barrière du support : il y a également une barrière idéologique qui était parfaitement claire jusqu’à peu et que le vingtième siècle a jeté aux orties, sans que quiconque ne s’en offusque. À dire vrai, ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la Littérature française qu’une telle modification se produit. J’avoue, également, que ce qui suit est inspiré non pas de Genette, que je tiens cependant en grande estime, mais de Käte Hamburger.

La Littérature a toujours entretenu un lien particulier avec la réalité. Pendant très longtemps, une opposition était faite entre la narration à la première personne, et celle à la troisième personne : tout ce qui était écrit avec « je » était considéré comme un « écrit de vérité », la troisième personne une fiction et devait être considérée comme telle ; les mémoires, les essais, les témoignages faisaient partie de la vérité, les romans, nouvelles, etc., de la fiction. Aux alentours du dix-septième siècle, la chose devient moins évidente. Des auteurs (qui de Guilleragues, qui de Crébillon, qui de Montesquieu) utilisèrent la première personne pour écrire des œuvres de fiction. Les lecteurs, les critiques, en furent déstabilisés, et ces premières œuvres furent parfois considérés comme des « canulars » (Les lettres portugaises, Les lettres de la Marquise, Les lettres persanes...) avant que le « pot-au-rose » ne soit révélé. Parfois même, la chose n’avait pas été clairement entretenue par les auteurs : c’était l’incompréhension fondamentale qui travaillait.

Évidemment, les plus belles pièces de la Littérature française sont écrites à la première personne, entretenant ce flou stimulant entre fiction et réalité. Les exemples ne manquent guère, aussi je me dispenserai de faire une liste plus longue qu’intéressante. S’ensuit alors une deuxième rupture, celle, très justement appelée, « l’ère du soupçon » qui, en réalité, s’intéresse davantage à une question d’interprétation qu’à un mode scriptural. Pour résumer, les découvertes de la psychanalyse permirent de douter, fondamentalement, qu’un « je » puisse révéler, à un niveau conscient donc, les méandres de la psyché humaine. Le « je », cependant, était considéré comme une fiction, plus que jamais : si, jusqu’à présent, cela était un statu quo, maintenant, la chose était relativement claire. L’écran de l’écrit et du processus de réflexion, la mise en mots empêchaient de croire, ne serait-ce que lointainement, que le texte appartenait davantage au domaine de la réalité qu’à celui de la fiction.

Bien entendu, tout un chacun connaît le fameux « pacte autobiographique », celui stipulant qu’auteur, narrateur et personnage n’étaient qu’une seule et même entité. Mais le fait d’être une même « entité » n’est pas à prendre de façon littérale, ce n’est pas une réalité : c’est bel et bien un pacte, c’est-à-dire un accord, plus ou moins tacite, entre un auteur et un lecteur qui ne sera jamais remis en question.

Les choses, cependant, ont été prises par les auteurs de façon bien trop littérale. Le pacte est devenu un serment, une loi sacro-sainte que l’on ne peut remettre en question. Dès lors, il se passe alors, aujourd’hui et, tout du moins concernant une certaine frange de cette population d’auteurs, quelque chose d’énervant : l’on ne peut plus écrire de la fiction. Tout doit être réel, tout doit être réalité, tout doit être témoignage. Et un grand bandeau, lettres noires sur fond blanc, comme on en a à présent sur les paquets de cigarettes, de nous le rappeler : « tout ceci est vrai, tout ceci est réel, voici mon histoire ». Et l’on comprend alors, j’y reviens légèrement, la passion que déchaînent les critiques lorsqu’ils annoncent ne pas avoir aimé cette histoire.

Mais la Littérature, pacte autobiographique ou non, n’est qu’une grande fiction. L’art est une fiction. L’art est une imposture de réalité. Et l’écrit, peut-être plus que les autres, d’être à part de ce que nous nommons réalité. Je disais plus haut, de façon cavalière sans doute, que je trouvais plus de « réalité » dans une émission de télé-crochet que dans une autobiographie. Je suis au fait, bien évidemment, du caractère « scripté » de ces émissions. Mais l’image a une immédiateté que ne possède pas l’écrit, que l’on pense réfléchi, posé, travaillé ; tout se doit d’être contrôlé dans un texte, afin qu’il soit lisible.

Il me semble alors que ce qui est travaillé s’oppose, de fait, à l’immédiat. Ces jeunes gens, qui participent à ces émissions, font un travail d’acteur mais sans avoir la distance nécessaire qu’une telle profession suppose. Ils veulent être réels, mais ne jouent pas cette réalité : ils désirent l’incarner.

Un auteur, du moins dans l’idéal que je m’en fais, ne fait jamais cette erreur. Toute réalité qu’il prétend édicter est une réalité travaillée, réfléchie, filtrée par la barrière du langage qu’il utilise. Aussi sincère soit-il dans sa démarche, aussi investi pense-t-il être, cette sincérité et cet investissement est tordu, distordu, évanoui par l’intermédiaire de la démarche autorale.

Je ne suis pas pourtant à l’encontre des récits testimoniaux. Toute vie, fût-elle brillante ou banale, peut être intéressante et grande, belle ; mais pourquoi, aujourd’hui du reste, faudrait-il la raconter uniquement par la Littérature, ou par l’art ? Les méthodes d’expression sont suffisamment vastes, suffisamment accessibles ici et ailleurs, pour contenter tout un chacun. Il serait bon, sans doute, de laisser la Littérature aux écrivains, aux véritables écrivains. À ceux qui savent, pertinemment, qu’un livre est composé d’une forme et d’un fond, et non pas d’une histoire et d’une belle couverture, ou d’une belle personnalité. D’un style, fût-il agréable ou non mais qui a bénéficié d’une recherche esthétique certaine, d’un plaisir de plaire, et d’un fond, construit en adéquation avec ce style, fût-il militant ou non. Je parlais de Crébillon plus haut ; il est la preuve qu’une histoire toute banale, une histoire d’amour « mignonne » se passant dans un certain monde aristocratique, peut devenir une œuvre d’art magnifique.

Aujourd’hui, on semble ériger cette même histoire d’amour comme intérêt principal d’un roman ou autre, « pour faire pleurer dans les chaumières » comme on l’entend dire souvent. Une tradition littéraire séculaire qui défendait l’idée qu’une œuvre se devait de tenir uniquement par son style vivote, meurt, disparaît progressivement sous les hourras de tous.

Je ne dirai pas « société du spectacle », je ne dirai pas « starification », pour écrire un mot à la mode. Je dirai plutôt « déplacement ». Déplacement du but de l’écriture, d’objet à moyen. Je me plaisais à croire, et c’est encore ma conviction certaine, qu’on lisait un texte et non un auteur ; que personne ne lit Racine, mais lit Bérénice ou Mithridate ; que personne ne lit Chateaubriand, mais René ou Génie du Christianisme. Aujourd’hui, l’on semble vouloir lire telle personnalité politique, tel animateur, tel sportif, au sens presque psychanalytique du terme. L’on dit bien « lire [dans quelqu’un] comme dans un livre ouvert » : la comparaison est plutôt judicieusement choisit, mais elle prend une valeur nouvelle aujourd’hui. Il me semble qu’auparavant, la comparaison allait de l’ouvrage au comportement : c’est parce que le livre semble sensible et « réel » que l’on présumait qu’il était l’image exacte de l’âme de son auteur. Aujourd’hui, cette même comparaison s’inverse, et l’on part de l’auteur à l’ouvrage ; ce serait parce que l’écrivain est sincère que son ouvrage le serait de facto. Mais un écrivain, comme je l’ai dit plus haut, ne saurait être sincère et honnête.

Comment son ouvrage pourrait-il l’être ?

La peur de la fiction, plutôt son dégoût généralisé, a une conséquence malheureuse : la recherche absolue et terrible de l’originalité. Tout un chacun a ce mot à la bouche : il faut être « original », il faut trouver l’idée, il faut, il faut, il faut.

Mais, malheureusement, l’on oublie très régulièrement que toute Littérature, que tout travail artistique, musical notamment mais également pictural ou cinématographique, repose sur l’influence, sur la pompe et la copie, sur la reprise, sur le « remix », comme on le dit dans la langue de Shakespeare : pour reprendre une vieille formule, nous sommes « des nains sur les épaules des géants ». Nous nous appuyons sur ce qui a été fait et écrit pour progresser, ce sont ces textes qui nous imprègnent et nous inspirent. Les plus grands auteurs ont toujours été des grands lecteurs, et je ne peux concevoir que l’on se pique d’écrire sans avoir, au moins, parcouru une dizaine des ouvrages listés dans Pour une bibliothèque idéale de Queneau. Si je ne peux que lister les dix premiers livres – ou œuvres – cités : l’intégralité de l’œuvre de Shakespeare, La Bible, À la recherche du temps perdu, Les essais de Michel de Montaigne, Les cinq livres de Rabelais, Les fleurs du mal de Baudelaire, Les pensées de Pascal, toute l’œuvre théâtrale de Molière, Les confessions de Jean-Jacques Rousseau et Le rouge et le noir de Stendhal. D’ores et déjà, nos auteurs francophones sont chanceux car huit de ces ouvrages ont été écrits en français, l’on ne peut donc brandir l’excuse de la traduction. Là où je veux en venir cependant, c’est que je ne conçois pas qu’un auteur en devenir fasse l’économie de la lecture, mais surtout de la pesée, de ces textes fondateurs.

Il ne s’agit pas de les adorer, ni de les ériger dans un panthéon quelconque : moi-même, j’avoue ne pas être un fanatique de Baudelaire, sans pour autant juger son travail et son génie, son talent. Mais il fait partie d’un idéal esthétique, stylistique, raisonné qu’il faut connaître et respecter.

J’ai toujours en mémoire cette anecdote. Un mien ami, qui désirait écrire de la poésie, m’a fait lire ses récentes productions. Autant le dire, j’ai trouvé la chose incroyablement mauvaise : des vers de mirliton qui baignaient dans une sensiblerie d’avant-guerre désastreuse, avec un irrespect parfait de toute notion de métrique, de rythme ou de sonorités. Ne voulant, cependant, nullement le froisser mais ne pouvant cacher mon avis véritable, je lui avouais la chose franchement espérant, autant que faire se pouvait, éviter une scène qui n’était pas sans rappeler Le misanthrope. Heureusement, il était meilleur compagnon qu’auteur, et a pris la chose avec humilité. La conversation avança, et je lui demandai, naïvement, quelles étaient ses influences.

Et celui-ci me répondit, tout aussi naïvement, « aucune, je n’ai lu aucun poète ».

Cela m’a laissé sans voix.

Cela me laisse, encore, sans voix.

Je ne prétends pas que ma méthode soit la meilleure mais j’ai eu très rapidement le réflexe de recopier, méthodiquement, les pages des grands auteurs que j’admirais. C’était une façon de m’approprier leur souffle, de voir à quels instants la main accroche et celle où elle glisse, les endroits où le style s’emporte et ceux où la raison a pris le pas sur le « sentement ».

De même, j’ai encore pour habitude de retenir par cœur, pour les citer ou pour mon bon plaisir souvent, les phrases qui me semblent les plus touchées. Je ne peux alors pas comprendre qu’un écrivain, si jeune soit-il, ne possède pas ces références ou d’autres, par ailleurs.

Mais cela semble aujourd’hui hors de propos : il faut être original. Il faut créer, de rien, du chaos des idées, une œuvre majeure et intéressante, comme si l’on ne devait rien à personne. « Je me suis fait tout seul », entend-on dire de ci, de là. « J’ai été tout seul pour faire ce livre, ce disque, ce film ». Mais cela est faux, bien évidemment, et nul n’est besoin de le démontrer.

En réfléchissant à la suite de ce texte, et aux futures critiques et remarques que l’on pourrait lui faire, j’aimerai préciser tout d’abord plusieurs choses.

Tout d’abord, je ne suis pas, au moins à l’heure où j’écris ces lignes, parfaitement hostile aux biographies et aux autobiographies. Qu’un politique, un chanteur, un sportif choisisse de parler de sa vie, choisisse de la raconter, cela ne me pose strictement aucun problème et même, je suis moi-même plutôt client de cela. Cependant, ce que je juge proche de la malhonnêteté, c’est de présenter cela comme de la Littérature. Ce n’est pas à dire que tout témoignage, que toute mémoire, que toute autobiographie ne peut pas prétendre à ce statut, et régulièrement des œuvres me le prouvent : mais le crédit systématique que l’on accorde à tous ces manuscrits me révulse profondément. L’on retrouve ce que j’essayais de dire auparavant : le fond n’induit pas la forme, et l’on ne peut considérer qu’un ouvrage sans style, sans élégance, sans souffle, soit vendu et livré au même titre qu’un recueil de poésie et qu’on lui offre autant de publicité dans les magazines, à la télévision, à la radio, qu’un travail d’auteur.

Est-ce à dire que je cultive une forme « d’élitisme » littéraire ?

Oui, sans doute.

Mais j’aimerai développer ce que j’entends par « élistime ». Il y a peu, un fait m’a marqué : tous les grands auteurs des temps jadis venaient de classes aisées de la société. Cela est on ne peut plus logique : fut un temps où l’alphabétisme était réservé qu’aux classes supérieures, et où l’accès à toute cette culture livresque, mais également picturale, musicale etc., de même, ne pouvait concerner qu’une certaine frange de la population.

Aujourd’hui cependant, et peut-être pour la première fois de l’histoire humaine, cette analyse est dépassée. Jamais la culture n’a été aussi accessible à quiconque : s’il me prend, à présent, de lire l’intégralité de l’œuvre de Molière, je peux, très facilement, me rendre dans une bibliothèque, trouver une édition intégrale à peu de frais ou même les lire sur mon ordinateur ; de même concernant la musique, de même concernant les musées. Les provinciaux devaient, jadis, se cantonner à des sérigraphies, en noir et blanc, reproduisant les plus beaux tableaux italiens ou allemands : aujourd’hui, en couleur et en pied, ils s’affichent sur nos écrans. Quand bien même rien ne vaudra jamais le choc que produit la rencontre entre une œuvre et un visiteur de musée, avouons que la révolution est certaine.

De là, tout un chacun peut lire, entendre, voir cette culture qui, auparavant, était énigmatique au plus grand nombre. Mais comme me disait un mien ami, « les gens aujourd’hui ne lisent plus : ils écrivent. »

C’est cet élitisme-là que je défends. Je ne pense pas qu’il existe de « sous-culture », comme on l’entend dire parfois : selon moi, tout est culture. L’on peut aimer ou non, l’on peut être réceptif ou non mais tout, de l’art contemporain le plus abstrait et « événementiel » à la musique électronique, tout peut être culture mais à cette unique condition : que l’auteur qui travaille ne soit pas hypocrite et prétend ne pas avoir de modèles. Connaître son art, c’est connaître ses mécanismes, ses outils, savoir où l’on peut aller, ce que l’on peut faire. Je ne reprendrai pas des exemples connus de longue date – Apollinaire qui connaissait son sonnet sur le bout de la langue, Picasso qui avait un talent certain pour peindre des œuvres classiques – car la chose est connue.

Je crois que c’est San Antonio qui disait, en parlant de Renaud, « il fait le boulot de Verlaine avec les mots du bistrot ». Mais Renaud connaît ses classiques. Je ne doute pas, non plus, que certains rappeurs (c’est l’exemple qui me vient en tête) les lisent et les récitent ; mais ce n’est pas pour autant que tous les rappeurs produisent des œuvres d’art, que tous les auteurs écrivent de la Littérature.

La malhonnêteté de l’artiste, c’est de faire croire, comme je le disais, que ce qui travaillé correspond bel et bien à une aspiration profonde, que c’est l’être qu’on nous livre, être unique, original, avec un passé et une sensibilité propre. La malhonnêteté de l’artiste, c’est également de faire croire que toutes les influences que nous admirons ont été dépassées, déformées, réfléchies. Son hypocrisie et son mensonge, c’est également de dire que ces influences n’ont jamais existé.

Ce que l’on pourrait me rétorquer, avec raison, c’est que ces influences et ces panthéons construits par chacun sont souvent obscurs, flous, que c’est à l’auditeur, au lecteur, de les retrouver et que c’est, ensuite, la sensibilité de celui-ci qui s’exprime. C’est une remarque fort juste qui explique, bien entendu, que nous n’aimons pas les mêmes choses. Mais il ne s’agit pas ici de parler de goût personnel, mais de, disons, respectabilité de l’œuvre. Tout ne se vaut pas, malheureusement, et le travail seul – ou son absence parfois – ne suffit pas.

Ce qui est ici en question, c’est bel et bien la notion de style, de patte, de touche. Et l’on me rétorquera, « mais personne ne sait ce qu’est le style, c’est très personnel, etc. » Je ne peux qu’être en désaccord avec cette vision des choses.

Je suis d’accord pour dire que la notion de style, appliquée à la Littérature car c’est là le domaine que je connais le plus, peut être délicate à définir. Certains disent que le style correspondrait à un « écart » vis-à-vis d’un niveau de langue « neutre ». C’est une définition convenable, mettons, mais difficile à mettre en œuvre. En réalité, tenter de circonscrire ce qu’est le style me fait penser à ce que disait cet homme d’église médiéval, dont j’ai oublié le nom hélas, à propos de la notion d’humanité : « Je sais ce qu’est l’humanité, mais je suis dans l’incapacité de la définir ».

Je me reconnais ici : je sais ce qu’est le style, mais je ne saurai ici le définir. Je me plais cependant à croire que l’on peut l’observer, le décortiquer, l’analyser : on peut le remarquer. Bien entendu, avoir une certaine connaissance des choses passées permet d’aiguiser son œil. Je disais plus haut que tout le monde ne pouvait être critique. Et on entend dire, souvent, que les critiques sont des artistes ratés, commentant les œuvres des autres car frustrés de ne pouvoir écrire les leurs.

Historiquement causant, cela est bien faux ; et beaucoup d’auteurs respectés et adulés ont été critiques, et beaucoup de critiques sont devenus depuis des artistes reconnus.

Du reste, même avec cet argument d’autorité, le procès que l’on fait ici n’est pas fondé. Doit-on être cuisinier pour apprécier le goût d’un plat, ou maçon pour comprendre qu’un mur n’est pas droit ?

Si l’on pourrait toujours arguer de la pertinence d’un avis sur un sujet sur lequel le critique ne serait pas qualifié, et qu’ainsi ses avis sur l’aspect, peut-on dire « technique » du propos sont à prendre au conditionnel, rien ne lui enlève le droit d’avoir son opinion ; et quand, deuxième cas de figure, le critique est on ne peut plus apte à parler de cet aspect, sa légitimité n’est pas à remettre en cause.

La notion de style, du moins c’est une des conceptions que l’on peut en avoir, est primordiale quand on en vient à parler d’art. Non le fond ou le message, qui peut être discuté bien entendu, mais qui n’est absolument pas nécessaire pour une œuvre d’art. Il est vrai que les meilleures pièces sont celles qui sont parvenues, avec talent, à lier les deux et, même, à les faire se répondre agréablement. Mais un livre ne possédant qu’un seul style peut être sauvé et s’ériger au rang de classique ; un ouvrage n’ayant qu’un seul fond et qu’un seul message, aussi puissant et intéressant soit-il, ne pourra être considéré comme de la Littérature, et devra être traité à part de tout.

Ces œuvres sont nécessaires, et je ne prétends nullement qu’il faut les interdire. Cependant, je renie leur appartenance au monde de la Littérature. Et de la même façon, je rejette certains textes « littéraires » de ce même univers.

J’aimerai résumer ici les choses afin de clore cet « état des lieux ».

Je considère que trois éléments peuvent construire un texte : sa cohésion, sa cohérence et, enfin, son style. Les deux premiers éléments sont contingents, le dernier est nécessaire.

La cohésion est une notion grammaticale : par ce terme l’on désigne l’ensemble des règles qui permettent d’allouer à un mot une fonction précise au sein d’une séquence phrastique. C’est une série d’indices morphologiques, positionnels, qui permet d’indiquer qui est sujet, qui est objet, etc. Bref, ce que l’on peut juger comme appartenant à la syntaxe la plus élémentaire.

La cohérence est un peu plus délicate à définir. Il s’agit de l’ensemble des règles qui « font qu’un texte est perçu comme texte ». Il s’agit d’un faisceau d’éléments qui permettent de croire que le texte ainsi composé est un et uni, et que déplacer une seule de ses séquences change durablement son sens. Si je prends, ainsi, l’exemple du chapitre des Essais de Montaigne Des Cannibales (I.31) et de sa dernière, et célèbre, phrase : « mais quoi, ils ne portent point de ! ». Assénée en dernière page, toute son ironie, toute sa force provient, précisément, de sa position en qualité de conclusion d’une très longue étude. Si on la replaçait en amont du texte, ou même en incipit, personne ne comprendrait son sens véritable. La cohérence est donc également un trait grammatical, passant alors par certains éléments, conjonctions et coordinations, adverbes, qui permettent de lire le texte comme une démonstration et un tout ayant une tête, un corps et une queue, un « animal bien formé » comme le disait Aristote à propos de la tragédie.

Cependant, ces deux notions sont les plus couramment répandues, bien que plus ou moins bien appliquées, mais ne sont pas fondamentalement nécessaires. Il est des poèmes d’Aimé Césaire qui en font allègrement fi, et Les champs magnétiques et autres œuvres dadaïstes et surréalistes sont là pour le prouver (même si l’écriture automatique est sans doute l’un des plus grands canulars de la Littérature, mais passons). Ce qui parvient, définitivement, à donner au texte sa littérarité, l’on y revient, c’est la notion de style.

Pour reprendre un exemple éculé, considérons un quatrain composé par un élève d’école primaire. L’on ne peut lui enlever son statut de texte : l’élève a respecté une forme poétique, on le suppose des règles de grammaire, de cohésion et de cohérence, sans doute a-t-il inclus des rimes même si elles ne sont pas très riches bref, la forme, dirais-je, la plus accessible et la plus immédiate est éminemment poétique et donc, littéraire.

Mais derrière cette apparence, il faut étudier autre chose : le style, bien entendu. Et celui-ci existe, ou n’existe pas : c’est la première question qu’il faut se poser. Savoir si, par la suite, il est joli ou non, puissant ou non, n’est finalement qu’une question d’exégètes. La première des règles, et la première des vérifications, peut-on dire, mécaniques qu’il faut faire se doit d’être consacrée à cette observation. Y a-t-il du style ? Y a-t-il envie, ne serait-ce, de faire de la Littérature ? S’est-on donné les moyens pour cela ? L’on n’écrit pas, et l’on n’a jamais écrit comme nous parlons. On lit souvent « Oui, mais Céline a écrit comme l’on parlait en son temps ». Rien n’est plus faux que cela : Céline a inventé l’oralité appliquée au texte. Ce sont des textes travaillés, polis, étudiés pour faire croire – on retrouve encore cette notion du « jeu » ou de « l’interprétation » – que l’on est en présence d’une oralité.

S’il est une définition du style appliquée à la Littérature que l’on peut retenir, ce serait bien celle-ci : on n’écrit jamais comme nous parlons. Le principe de style, et celui de littérarité, est avant tout un principe d’écriture. Je parle de malhonnêteté d’auteur, mais la malhonnêteté n’est pas en confrontation directe avec l’honneur de l’écrivain. Il est son corollaire, et il faut effectivement être honorable pour se lancer sur la voie de l’écriture. Et autant le bon sens est la chose, pour reprendre une expression connue, la mieux partagée au monde, autant le sens de l’honneur est la plus aisément reconnaissable.

N’enfonçons plus des portes ouvertes. Après ce trop long constat, qui n’apporte rien de ce que l’on sait d’ores et déjà, peut-on formuler plusieurs propositions pour, éventuellement, améliorer cette situation que je juge, mais peut-être me trompé-je, imbécile et désastreuse ?

Sans doute. Du moins, je m’en vais en présenter quelques unes, espérant pouvoir défendre élégamment mes idées.

Je pourrais aisément parler des éditeurs. Qu’ils doivent mieux faire leurs métiers, éviter de laisser passer au travers des mailles du filet ceux qui ne le méritent pas, etc. etc. Peut-être. Mais ça serait ridicule. Déjà, car je ne pense pas que les éditeurs font mal leur travail, au contraire. Les nombreux refus que j’ai essuyés sont là pour le prouver. Ensuite, quand bien même ce serait vrai, je pense que le problème se situe ailleurs, en amont : le principal problème, ce sont les auteurs eux-mêmes, ni les lecteurs, ni les éditeurs, ni les intermédiaires.

Peut-être est-ce dû à une uniformisation du principe de célébrité. Peut-être est-ce dû aux influences de la télévision, du cinéma ou des phases de la lune. Je ne sais. Mais j’ai l’impression que la plupart des auteurs dont on parle – car c’est bien là l’ennui, les meilleurs sont souvent les plus silencieux ou, du moins, ceux dont le lectorat est le plus éloigné – se trompent sur l’objet de la Littérature, « l’objet-Littérature ».

Je pense à cette anecdote, relatée par Nathalie Heinich dans Être écrivain, à propos de Gustave Flaubert. Deux amis sortaient de chez lui, un soir, et s’étonnaient : « Pourquoi cet homme intelligent, drôle, fin, cultivé, est-il si seul ? » Et effectivement : l’on dit que Flaubert était un homme honni, banni des places publiques et non par vœu, mais par exclusion. Aujourd’hui, j’ai l’impression que cette situation se reproduit : pour un Chamoiseau ou un Pascal Quignard, à la télévision, la radio, dans la presse non-spécialisée, bien entendu, combien de Christine Angot, de Frédéric Beigbeder bref, d’auteurs dont Pierre Jourde trace un portrait-charge féroce dans La Littérature sans estomac ?

L’on me répondra, bien évidemment, que les émissions et journaux spécialisés font la part belle à ces artistes d’exception.

Et je répondrai, le plus sincèrement du monde : « qui regarde ces magazines, qui lit ces articles ? » Je le fais, bien évidemment, par métier et par passion ; mais qui, parmi nos amis, notre famille, les connaît ?

J’évoquais à l’instant Céline, et je parlais notamment de l’oralité.

Ces auteurs que l’on voit sur les plateaux sont des orateurs, des Caton en puissance. Ils construisent des démonstrations, lancent des invectives, nous rappellent les delenda Carthago d’alors. La plupart parle fort bien, il faut le reconnaître, tout en rhétorique et en ethos ; les idées fusent, les répliques sont cinglantes, les gestes se font amples ; et en définitive, ces auteurs n’apparaissent plus comme des auteurs. Ce sont des publicitaires, des vendeurs, qui réussissent certes avec succès et qui connaissent ce métier sur le bout des ongles, mais qui ne sont plus, à proprement parler des écrivains.

Beaucoup de choses se bousculent à cet instant dans mon esprit, et j’aimerai parvenir à hiérarchiser ces idées. J’organiserai les choses, je pense, de trois façons : l’argument de la passion, l’argument « économique » (à défaut de trouver un autre terme) et, enfin, l’argument éthique. C’est par ce dernier que je commencerai.

L’on dit que les stéréotypes ont la peau dure. Sans doute. On garde de l’image de l’écrivain ce profil romantique du penseur, seul face à l’océan déchaîné ou dans sa tour d’ivoire, marchant beaucoup ; Victor Hugo, disait-on, refusait de s’asseoir pour penser, croyant que la position assise entravait sa réflexion. C’est un ascète, reclus, moine hors de sa chapelle, entouré « de chiens et de livres », goûtant peu à la société. Cela ne l’a jamais empêché d’écrire de magnifiques pages sur les Hommes et leurs angoisses ; mais que l’on s’émerveille de tout ce que la nature a à offrir ou que l’on reste cloîtré dans son étude, de Rousseau à Kant, le travail d’écriture est silencieux. Il a toujours ce détachement du mondain qui l’honore, et qu’il parle de passion ou de raison, il a ce talent véritable de pouvoir s’exclure volontairement de ses compatriotes.

Cela ne l’empêche pas, bien entendu, de participer aux salons et aux dîners, de faire bonne figure : mais c’est là toute la différence entre Marcel Proust, l’auteur, et Marcel Proust, l’homme de bonne compagnie. Nous ne sommes pas des êtres massifs, taillés dans un bloc de marbre d’une seule pièce : nous sommes multiples, nombreux, et nous vivons plusieurs vies. Ce n’est pas pour rien que le principe du nom de plume existe encore : au-delà de la protection de l’individu si jamais les idées écrites seraient sujettes à polémique, il y a un geste fort d’anonymat que l’on peut rapprocher de celui que l’on observe aujourd’hui sur l’Internet ; la dualité de notre personne est devenue, pour la plupart d’entre nous, une réalité alors qu’elle existait depuis des siècles.

Il se produit cependant quelque chose de fascinant et, peut-on dire, de dangereux dans le monde de l’écriture, du même ordre par ailleurs que ce qu’on observe sur Internet. J’aime à faire ces comparaisons car Internet a réussi à réinvestir l’art scriptural dans le quotidien de chacun. La télévision, les médias en général, la « société de spectacle » a voulu imposer une vie de cour permanente où vie sociale et vie privée, et l’écriture appartient définitivement à cette dernière sphère, se mélangent allègrement et où les choses deviennent résolument floues. Si je désire, pour rester sur cet exemple, écrire un panégyrique à la gloire de Céline, l’on ne manquera pas d’évoquer ses agissements et ses convictions personnelles ; si j’évoque Voltaire, son antisémitisme reviendra tôt ou tard sur la table, etc. etc. et cela quand bien même les textes, donc ce qui appartient à l’individu auteur et à l’objet-littérature, n’en font nullement l’apologie.

Il faut circonscrire, précisément, de quoi l’on fait le procès. Que l’on veuille juger l’individu, le citoyen Céline ou la personne Voltaire sur le plan des idées, cela ne me pose aucun problème et, même, il est salutaire de le faire. En revanche, l’étude de la Littérature, quand elle ne fait nullement l’apologie de positions intenables et moralement indéfendables, c’est-à-dire quand elle rentre dans la définition que j’en ai faite plus haut, celle qui prône la suprématie du style sur toute autre considération, ne saurait être entachée d’autres remarques.

Lorsque ces limites deviennent floues, le discours sur la Littérature ne peut plus se construire : c’est un discours orienté vers la personne-même. L’ethos de l’auteur, c’est-à-dire la construction qu’il offre par son discours, devient l’ethos de la personne elle-même.

Ce qui est fascinant, c’est que ce glissement qui refuse à l’auteur son droit d’être séparé de sa personne réelle, s’amplifie, se construit par le biais de ses apparitions publiques. Si certains auteurs jouent, fondamentalement, sur cette définition lointaine de la personne-auteur et de l’objet-littérature par amour, peut-être, des plateaux et des lumières, d’autres se font ouvertement avoir. Ils se laissent prendre au piège du spectacle, et tandis qu’ils venaient, naïfs, défendre un texte, les voilà mis au pilori pour justifier leur personne.

Bref, il faudrait laisser la Littérature aux écrivains, et la politique, la sociologie, le témoignage aux individus. Réinstaurer cette barrière fondamentale me semble être crucial pour permettre à cet art de retrouver une certaine légitimité qu’il a, à mon sens, perdu depuis plusieurs années.

On entend dire, ce sera là un deuxième point, que l’on rentre en écriture comme on rentre en religion : que tout dévoué à cette foi, à ce plaisir qu’ont les mots, tout ce que les auteurs font, le moindre de leurs gestes est déjà un texte. Ils ne peuvent sortir dans la rue, acheter une baguette de pain, demander l’heure sans s’imaginer, de façon compulsive, névrotique pourrait-on encore dire, ce que cela donnerait sur un manuscrit. Chaque feuille morte est une métaphore du temps qui passe, une bouche d’égout appelle l’infini, une grue d’un chantier de construction étend des tentacules malsains. Je ne suis pourtant pas un écrivain de profession, du moins suis-je au « chômage partiel de la Littérature », mais je dois dire que c’est ainsi que je procède. Le plus grand de mes romans, le plus grand de mes ouvrages est encore celui qui ne sera jamais écrit, car il ne s’achèvera jamais : jusque sur mon lit de mort, je l’espère, je vivrai ma vie comme si j’étais un personnage de fiction.

Je pense qu’il y a une grande part d’investissement ici. Écrire consume celui qui s’y essaie ; il est tout à ce qu’il est. Cela ne l’empêche nullement de mener une vie de famille, une vie professionnelle, une vie affective. Mais je ne pense pas qu’écrire soit un métier au sens propre du terme, du moins me concernant. Mais il faut dire, également, que je ne pense pas que le travail soit un moyen d’atteindre une satisfaction personnelle. Je ne pense pas, pour clore cette parenthèse, que l’on puisse ressentir le moindre accomplissement par l’intermédiaire de son activité professionnelle, au sens strict du terme.

Passons.

Je ne pense pas que cela soit spécifique à la Littérature. Que l’on se pique de peinture, de musique, de danse ou de sculpture, l’on ne peut imaginer un seul instant faire autre chose. Cela, bien évidemment, si l’on possède ce sens de l’honneur dont je parlais plus haut. Être auteur, c’est être malhonnête mais ne pas faire montre de cette malhonnêteté sur les plateaux : j’ai montré plus haut que l’absence d’honnêteté ne signifiait pas la même chose pour une personne et un auteur. Et qu’est la passion, sinon l’opposé de la raison et une profonde malhonnêteté sur sa personne ? N’est-ce pas de faire croire que l’on ignore tout ce qui est raisonné et raisonnable, pour se focaliser uniquement sur son seul sentiment ?

Je me pense trop honnête pour être écrivain. Précisons : je me pense trop honnête pour être un écrivain qui s’afficherait sur la place publique. J’exhibe, continuellement et c’est, à mon sens, le propre de la Littérature, une malhonnêteté dans mes écrits. Mais ma personne réelle, quant à elle, est fondamentalement honnête. L’hypocrisie et le mensonge peuvent m’habiter dans ma vie quotidienne ; jamais dans mes textes. La passion est absente de mon travail ou de mes pas dans le supermarché de mon quartier, elle essaie de transparaître dans mes textes.

Cette passion n’est pas ennemie du style, au contraire : elle l’accompagne et l’encourage. Le style est, précisément, le seul endroit où la raison a droit de cité. Hemingway disait, mais il avait le caractère qu’on lui connaissait, « Write drunk, edit sober », c’est-à-dire « Écrivez saoul, corrigez sobre ». Le flot, ininterrompu, des mots, ne saurait être contenu lorsque la main se pose sur le papier. Rares sont les auteurs qui élaborent, construisent, finissent leurs textes en esprit, et passent à la plume sans une rature, sans s’y reprendre. C’est la passion qui, de prime abord, s’exprime et, ensuite, c’est la raison qui polit, travaille, étudie. C’est bien pour cela qu’un auteur peut parler, légitimement, de sa patte ; et un bon moyen de débusquer ces « bêtes médiatiques » qui hantent la place publique, c’est de les guider sur ce terrain.

Malhonnêteté de la passion, honnêteté de la raison.

Se débarrasser, d’un revers de la main, de cette question littéraire et la ramener, cavalièrement, à des fausses questions de goût et de sensibilité est d’une absurdité sans nom : mais j’ai déjà parlé des critiques, donc je ne reviendrai pas sur ce terrain. Mais c’est bien parce que la passion était là, présente, que la Littérature se fait.

Ces êtres qui se présentent à la télévision, dans la presse généraliste, sont des hommes de raison, ce qui est tout à leur honneur : mais leurs propos ne possèdent pas ce grain de folie légère qui est la marque des auteurs. Parler de raison, concernant un texte, pour autre chose que son style, est une perte de temps et d’énergie flagrante, et le signe de ce flottement, l’on y revient toujours, entre personne et écrivain.

Je reviens à présent vers des considérations, sans doute, plus militantes voire « politique » par certains aspects, mais qui me permettent de m’éloigner du seul monde des idées. La Littérature, cela est le cas aujourd’hui mais elle date, déjà, de plusieurs années, est devenue un objet de consommation comme une autre, au même titre que des chaussures ou de la lessive. Bien entendu, je suis contre cette vision de la chose mais je ne suis pas là, ici, pour remettre en cause ce système : d’autres le font bien mieux que moi, aussi je ne peux ici que déplorer son existence.

J’ai cependant dans mon caractère l’idée que l’on ne peut se battre contre les moulins à vent ; et plutôt que d’essayer, coûte que coûte, d’imposer une idée contraire au dogme présent, je suis pour le débat, l’échange d’idées et la discussion, en règle générale. Je pense que c’est le seul moyen de faire évoluer les mentalités. Aussi, plutôt que de militer, avec pertes et fracas, contre ce principe consumériste que je juge inacceptable, je préfère, pour l’heure, l’accepter et montrer en quoi il est dangereux. Le renier au nom d’idées humanistes, aussi pures puissent-elles l’être sur le papier, me semble être une erreur : c’est la raison qui est censée convaincre, non la dictature du dogme. Et pour finir sur ce point, j’estime que renvoyer quelqu’un dans l’erreur, fût-elle artistique, historique, politique, sociale etc. en imposant un discours bienveillant – ou malveillant – ne peut que renforcer ses idées en le considérant comme un imbécile. Ce serait comme si un professeur mettait une mauvaise note, de facto, à un élève sans souligner ses erreurs : comment peut-on espérer qu’il s’améliore ?

Bref, pour l’heure, considérons la réalité : celle que la Littérature est un objet de consommation courante et qu’il répond, de fait, à certaines lois économiques qu’il m’est plus besoin de présenter. Afin de faire vendre ces objets, la société a inventé le principe de réclame ou de publicité, soit un système qui demande de faire l’éloge, réel ou supposé, des qualités d’un produit quelconque. Les techniques pour ce faire sont nombreuses, séduction, comparaison, voire négation des qualités des produits concurrents, un ouvrage entier ne suffirait pas à faire le tour de la question.

La Littérature, cependant, se distingue largement d’une boîte de concentré de tomates dans la mesure où ses représentations, du moins dans l’esprit du public-cible, sont bien plus nobles. Elle est porteuse d’idéaux, de beauté, de subtilité. La ramener, du moins de façon trop voyante, à des considérations commerciales tuerait dans l’œuf son message, réel ou supposé. Même si l’on observe, de plus en plus, un flottement dans la façon dont les œuvres sont vendues, notamment par l’intermédiaire de l’affichage public, gageons que la frontière reste fort bien délimitée. Aussi, tous les mécanismes et tout l’argumentaire déployés au cours d’une campagne publicitaire traditionnelle se retrouvent transposés sur un autre terrain : celui de la négociation.

La publicité du concentré de tomates cherche à imposer une vision particulière ; elle ne cherche pas à convaincre, elle impose. Sa réussite dépend, précisément, de ce constat : une réclame se doit d’être absolue et ne souffrir d’aucune contradiction, quelle qu’elle soit. La négociation littéraire, quant à elle, part d’un tout autre principe : étant donné qu’aucun matraquage de fait a été effectué, le public potentiel n’a aucun intérêt d’acheter l’objet-livre (notez que je ne parle ici « d’objet-littérature »). Il faut donc le convaincre de toute l’importance de cet achat.

Le côté captieux de ce principe, c’est qu’il cherche à défendre par l’intermédiaire de la raison, et de la construction sensée du discours, un objet fort différent de ce qu’il est réellement. L’on nous propose d’acheter un livre, c’est-à-dire un discours ; et l’on tente, autant que faire se peut, de nous le vendre.

Voilà, par l’entremise d’une logique particulière, le lecteur futur comme pris en otage : il est dans l’obligation de d’abord souscrire à une idéologie et à un principe, soit à un fond, avant même de l’avoir lu. Drôle de paradoxe que celui-ci : un auteur – mais en a-t-il encore le nom ? – cherche à nous faire acheter un ouvrage dans lequel il expose une idée à laquelle nous avons déjà adhéré, puisque de cette victoire dépend l’achat du livre en question. Autrement dit, l’on ne se laisse plus convaincre par la Littérature. C’est parce que l’on trouve l’individu sympathique, et le propos cohérent avec ses propres idées, que l’on s’autorise à lire un livre. Et le but de la promotion, et l’absence de sa critique, crée progressivement une génération de convaincu et de bien-pensants, incapable de saisir la dualité d’une pensée ou ses flottements, ses points de friction, ses dangers ou ses qualités. Le monde devient bipolaire, blanc ou noir, et la zone grise est à proscrire, considérée comme lâche : la médiocrité, dans le sens sceptique du terme, n’existe plus dans ce monde et je le déplore.

Ce que l’on vend, encore et toujours, c’est du fond, c’est du message, c’est de l’idée : non du style, non de la forme. Et pourtant, c’est bien par ce biais-là que l’on rentre dans la Littérature. J’ai une mauvaise habitude, j’aime à isoler dans les œuvres des auteurs des mots, des phrases qui me semblent particulièrement touchées et qui représentent, pour moi, le génie de l’un ou de l’autre. Croyant à une logique fractale du texte et de l’écrit, celle qui prétendrait, à tort ou à raison, qu’un auteur écrit et réécrit perpétuellement le même livre dans l’espoir de trouver le mot, la phrase en particulier, je la cherche, encore et encore, dans les textes et la trouve parfois : le Hélas ! finalement prononcé par Antiochus dans Bérénice me semble être le symbole entier de l’œuvre de Racine ; lorsque Hugo, à la fin de Cromwell, fait dire à ce personnage « Quand donc serai-je roi ? », comment ne pas y lire tout l’art de ce grand auteur, lui qui toute sa vie durant a cherché, sans succès selon moi, à devenir Chateaubriand ?

Or, lorsque l’on parle de raison et de fond, reste-t-on auteur, ou devient-on journaliste ou polémiste ?

Je résume alors les choses.

Un texte, on le sait, est l’association évidente d’une forme et d’un fond, et je crois en la prédominance de la première sur la seconde. La forme, ce qu’on appelle « le style », est le résultat de l’exercice de la raison sur la vague de la passion ; et on peut en parler avec raison, en discuter et le défendre. C’est par ce biais-là que la séduction sur les lecteurs doit s’opérer car, étant donné que la société de consommation est ce qu’elle est, la publicité se doit d’exister. Ce n’est pas à un travail d’argumentation que les auteurs doivent se livrer sur les plateaux, dans les magazines, derrière les micros, mais bien à un travail d’exégèse. Marcel Proust, érudit et citoyen, critique, doit étudier le style de Marcel Proust, auteur. On dit souvent que les auteurs sont bien mauvais juges de leurs travaux. Cela est sans doute vrai, mais cela n’est finalement qu’un problème mineur : étant donné qu’ils sont là pour séduire, ils peuvent bien discuter de la grandeur de leur forme, les véritables critiques, eux, étant là pour tenter de démêler le vrai du faux, et de déceler la malhonnêteté de leurs propos, c’est-à-dire là où elle cache la source de la raison véritable.

L’auteur ne doit pas avoir peur des critiques. Il ne devrait pas s’énerver, car comme je l’ai dit, le style n’est pas le produit de la passion pure, et donc de son être entier, mais bien de l’exercice de la raison sur cette même passion. Et la raison peut avoir ses raisons, pour reprendre une énième vieille formule ; l’on peut se tromper, ou au contraire faire un choix qu’il faut supporter : pourquoi la première personne, pourquoi la seconde ; pourquoi la haine des métaphores, pourquoi l’amour des adverbes ? Mais il n’est rien qui ne peut se discuter, il n’est rien qui ne peut se débattre.

Dans ce genre de discussions, si l’auteur est parfaitement conscient de cela, et s’il accepte de faire la distinction entre fond et forme, et s’il accepte de faire la distinction entre passion et raison, il ne peut y avoir réellement de gagnants ou de perdants. C’est un débat intellectuel, comme il y en a eu des centaines et comme il y en aura des milliers : les idées s’échangent, se complètent, progressent. Dans une même phrase se côtoient, sans scrupules, Aristote, Sartre et Diderot ; et soudain, les interlocuteurs sortent du seul domaine de l’ouvrage pour partir dans un autre monde éthéré, aérien, céleste. L’œuvre est un point de départ, ce qu’elle a toujours été du reste. Sans aller jusqu’à dire qu’un écrivain est une sorte de passeur ou un « ménestrel », un ministre de la communication humaine, je lui reconnais ce talent : celui de pouvoir se détacher parfaitement de ce qu’il a écrit, et de livrer son travail comme un socle sur lequel l’échange peut se construire.

À ce moment-là, lorsque le propos finit par s’éloigner de l’œuvre, ce n’est plus l’auteur Marcel Proust qui parle, mais Marcel Proust l’homme, pétri de culture et de Littérature, devisant tranquillement avec un initié, entretenant cet art de la conférence si cher à Montaigne.

Où est l’œuvre alors dans tout cela ? Où est la Littérature ?

Mais la Littérature, voyons, n’a jamais été qu’une immense et malhonnête arnaque.

Je ne suis nullement le premier à poser la question Qu’est-ce que la Littérature ? Je bondis cependant directement à la réponse : la Littérature est une opération malhonnête, construite par d’honnêtes gens qui, l’espace d’un jour, d’un mois, d’une année, alors qu’ils écrivent, deviennent malhonnêtes.

Je déplore le passage, dans la langue courante, de termes techniques jadis réservés aux professions médicales : paranoïa, cathartique, schizophrénie. Généralement, ces mots sont utilisés à l’emporte-pièce, bien loin de leurs sens véritables ; le premier a remplacé la suspicion, le second, la fatigue ou l’énervement, le troisième, la cyclothymie.

Pourtant, le seul terme qui me vient à l’esprit pour parler de ceci, c’est bel et bien « schizophrénie » ; du moins dans ses connotations, et non dans sa dénotation. Non, je préfère peut-être le terme de « faussaire ».

Lorsque l’on produit un travail quelconque, l’on est généralement fier de celui-ci et l’on ne fait qu’en parler, et en parler uniquement. Un plombier fait une soudure, il en est fier et tout le monde le complimente ; un bijoutier de talent élabore avec soin un bracelet magnifique, il l’expose et on le porte, on loue sa maîtrise de l’outil ; mais lorsqu’un écrivain compose un ouvrage, aussi magnifique soit-il, l’on finit toujours par ne pas en parler. On évoque son style, bien évidemment, et l’on déborde sur l’esthétique entier d’un art ; on parle de la construction narrative, et on finit par rêver sur les multiples vies que personne ne vit jamais ; on chante la découpe en chapitre, et on se demande qui l’a le premier vraiment initié.

La Littérature est une malhonnête arnaque, un miroir aux alouettes : elle ne désire pas qu’on parle d’elle en tant qu’objet concret, physique, mais bien comme conception, comme image, comme objet détaché de ce monde réel.

La Littérature n’a jamais changé le monde. Les discours sur elle, l’exégèse, la critique, ont fait changer le monde. Les énarques, les ecclésiastiques et les élites ont toujours sous-estimé le pouvoir de ces paroles sur les Hommes.

Aucun mot de l’Encyclopédie n’était prompte à déclencher une révolution. Les réflexions qui en sont parties, quant à elles, ont allumé un feu de paille qui ne demandait qu’embraser l’Europe entière.

Orwell, quand il invente la « novlangue » pour 1984 avait parfaitement compris cela. L’on remarquera que les œuvres qui sont réécrites par ce biais – et le malheur de ce traducteur qui ne pouvait faire autrement que de laisser le mot Dieu dans ce poème de Kipling – sont des transpositions. C’est une substitution simple d’un mot pour un autre, sans changer, pour autant, l’Idée qui se cache derrière. Ces livres n’ont pas été interdits, dans cette dictature que l’on décrit pourtant terrible ; ils ont été réécrits afin d’empêcher le lecteur de produire un discours sur eux. C’est bien là tout le principe de la novlangue : bloquer tout désir interprétatif en vidant les mots de leurs substances véritables.

L’honnêteté du discours de la Littérature, c’est de parvenir à sortir du livre. La malhonnêteté de l’auteur, c’est de faire croire que l’on doit y rester. Et l’hypocrisie de la personne qui dissimule l’auteur, c’est de l’exiger.

Cet essai touche, je le pense, à sa fin. Je ne pense pas qu’il révèle autre chose que ce que l’on sait déjà : mais les circonstances, ce que j’ai cru entendre et voir m’ont convaincu que je devais écrire cela.

Fut-ce en toute honnêteté ?

Maintenant, je pense que tout le monde connaît la réponse.