Les Barres parallèles

Mathieu Goux

2012

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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1.

Le soleil était haut, les nuages étaient hauts. Je marchais paisiblement, je revenais du travail. C'était une de ces fins d'après-midi estivales, légères et lumineuses, et je m'amusais à faire des ronds de fumée. Dans ma tête, j'anticipais déjà la soirée : retour à la maison, dîner avec ma chère, peut-être une dernière cigarette avant de dormir. Le lendemain, l'on annonçait des ondées, peut-être aurais-je dû prendre un parapluie. Je ne l'ai finalement pas fait.

Le soir venu, ma petite amie n'était pas encore arrivée. Elle travaillait dans une association à but culturel, et les heures supplémentaires se comptaient par dizaines. Lorsqu'elle rentrait après moi, ce n'était pas avant la minuit : de là, je me préparais un plateau repas, quelques morceaux de fromages et du pain, et m'abîmais devant mon poste de télévision en révisant les dossiers urgents. C'était la fin du journal, consacrée, comme de coutume, aux informations régionales, aux chiens écrasés et aux éphémérides. Je terminais tranquillement de manger et partais me coucher de bonne heure.

Je ne trouvais pas le sommeil immédiatement. Je m'enfonçais trop dans mon oreiller, la couette m'échauffait, les bruits de la rue m'énervaient. Chaque voiture qui passait m'éloignait encore du repos, les klaxons me donnaient des envies certaines de meurtre.

C'est dans ces instants où l'Homme cherche désespérément à s'enfuir dans ses songes mais n'y parvient pas que les idées les plus folles lui traversent l'esprit. Si j'étais ailleurs, et si j'étais un autre ; ai-je un sosie, qui me ressemble en tous points si ce n'est un, crucial, mon goût pour les femmes ou mes aspirations professionnelles, et si j'aimais davantage le cinéma que la peinture, le jazz plutôt que le rock'n roll. Serais-je parfaitement le même, serais-je parfaitement un autre ? La veille, qu'aurais-je répondu à ce certain qui m'avait houspillé, dans la rue, tandis que je lui refusais une cigarette ?

Sans doute, alors, aurais-je répondu sévèrement au premier, le menaçant même du poing, cela aurait sans doute suffit à lui faire baisser le regard. Je suis cependant faible et fuyant face à ce genre de situations. Je suis d'ordinaire même, faible et fuyant face à tous genres de situations, préférant me réfugier dans les bras chauds et gentils de ma compagne plutôt que de risquer, honte à moi, d'entreprendre un combat que je risquerais de perdre ou, pire ! de gagner. Je suis un être de solitude, et n'aime rien plus que d'être quiet, tranquille, sur mon fauteuil ou dans mon lit. Certes, je maugrée et rejoue inlassablement les scènes passées, invente de nouvelles répliques et sors victorieux de pièces où je tenais sans doute le rôle du tartarin, me faisant sans cesse embabouiner par les coquins qui passent ; mais, tout du moins, je gagne et cela me console.

Cet autre moi, qui pourrait exister ailleurs que dans mes fantasmes débridés, qui me ressemble, qui fume mes mêmes cigarettes et embrasse la même femme, celle qui m'aimerait toujours car ce serait toujours moi, cet autre moi, donc, a-t-il l'ascendant sur les êtres qui le traversent, s'est-il soigné de cet esprit d'escalier qui me hante ?

Progressivement gagné par la fatigue, je m'éteignais. Je ne me souvenais pas de la nuit que je venais de passer, mais je me savais le même, hélas. Cruel destin que celui de l'homme, de s'endormir au soir et de se lever le matin en étant toujours chenille, alors qu'il aurait pu devenir papillon ! Cette pensée m'habitait souvent. Plus jeune, je me souvenais y revenir à de nombreuses reprises : je m'endormais enfant, je m'éveillais adulte ; je m'écroulais étudiant, j'étais au matin père de famille. Le chemin, le trajet, les contraintes administratives, le quotidien, les heures et les jours qui s'égrènent un à un et une à une me terrifiaient. Je savais depuis déjà la fin du voyage : que me pesaient, alors, les nombreuses haltes, étapes, auberges qui scandaient ma course.

Les récits de science-fiction, ceux où les héros s'endormaient, cryogénisés, dans un caisson transparent pour se réveiller, mille ou deux mille ans plus tard, aux abords d'une planète inconnue me fascinaient. Si seulement, me disais-je souvent, ma vie n'était qu'un songe, et que ce que je prenais pour la réalité n'étaient que les divagations d'un autre sommeil !

Ma petite amie m'avait rejointe pendant mon sommeil, et s'était levée bien avant mon réveil. L'énergie de ce petit bout de femme ne cessait de me surprendre : comment parvenait-elle à trouver la force nécessaire pour, chaque jour que Dieu fait, se préparer, se laver, manger et partir pour une dure journée de labeur sans jamais se plaindre ni trouver à quoi redire ? Cela ne cessera jamais de m'étonner.

Quoi qu'il en était, je me levais enfin, plus triste et seul que jamais, et le poids du monde me faisait déjà courber l'échine. Mon café était trop fort, et je le sucrais abondamment croyant, peut-être à tort, que cela pouvait me permettre d'émerger. Une douche plus tard et me voilà prêt à affronter l'existence, les coups, la vie. En fumant ma première cigarette de la journée, celle qui laisse un goût âpre en bouche, je songeais encore à mes rêveries de la veille. D'ordinaire, le quotidien me rattrapait trop vite pour que je ne puisse y penser trop longtemps mais, ce jour-là en particulier, je ne pouvais pas m'en détacher. Je me sentais faible, couard, imbécile, débile : chaque pas se faisait dans la douleur, ma besace qui pendait sur mon flanc droit me déchirait la peau. Soudain, je me sentis profondément las et préférais aviser un banc non loin pour me reposer. J'étais en retard, mais je m'en moquais profondément. Ma fatigue intellectuelle, qui depuis toujours me poursuivait, qui me faisait agir et penser comme un vieillard de mille ans alors que je n'en avais que trente, se conjuguait à une irrésistible mélancolie physique. Je ne parvenais plus à supporter ma tête, et le soleil sur ma nuque ne me faisait nul bien, au contraire : tout avait le don de m'énerver, y compris cette paisible brise qui n'y était pour rien.

Je voulais être ailleurs, et je voulais être un autre. Je désirais plus que jamais transposer mes esprits dans un autre corps qui aurait pu se mouvoir indépendamment de ma volonté, et moi de n'être qu'un spectateur de ma propre vie. De lâcher les rênes, pour une fois, de me reposer sincèrement. De ne plus songer à rien ni à personne, pas même à moi : de respirer, pour la première fois de ma vie consciente, calmement comme du temps où je n'étais qu'un nourrisson.

Mon regard se perdait. Sur le sol, à mes pieds, il y avait une attache-trombone. Sa demie-spirale, je ne sais pourquoi, m'apaisait.

1.

Le soleil était haut, les nuages étaient bas. Je marchais paisiblement, je revenais du travail. C'était une de ces fins d'après-midi estivales, légères mais grondantes, et je m'amusais à faire des ronds de fumée. Dans ma tête, j'anticipais déjà la soirée : retour à la maison, dîner avec ma chère, peut-être une dernière cigarette avant de dormir. Le lendemain, l'on annonçait des ondées, j'avais pris un parapluie, avec raison : le ciel couvert de la veille s'était assombri durant la nuit.

Le soir venu, ma petite amie n'était pas encore arrivée. Elle travaillait dans une association à but culturel, et les heures supplémentaires se comptaient par dizaines. Lorsqu'elle rentrait après moi, ce n'était pas avant la minuit : de là, je me préparais un plateau repas, quelques morceaux de fromages et du pain, et m'abîmais devant mon poste de télévision en révisant les dossiers urgents. C'était la fin du journal, consacrée, comme de coutume, aux informations régionales, aux chiens écrasés et aux éphémérides. Je terminais tranquillement de manger et partais me coucher de bonne heure.

Je ne trouvais pas le sommeil immédiatement. Je m'enfonçais trop dans mon oreiller, la couette m'échauffait, les bruits de la rue m'énervaient. Chaque voiture qui passait m'éloignait encore du repos, les klaxons me donnaient certaines envies de crime.

C'est dans ces instants où l'Homme cherche désespérément à s'enfuir dans ses songes mais n'y parvient pas que les idées les plus folles lui traversent l'esprit. Si j'étais ailleurs, et si j'étais un autre ; ai-je un sosie, qui me ressemble en tous points si ce n'est un, crucial, mon goût pour les femmes ou mes aspirations professionnelles, et si j'aimais davantage le cinéma que le théâtre, la musique électronique plutôt que le rock'n roll. Serais-je parfaitement le même, serais-je parfaitement un autre ? La veille, qu'aurais-je répondu à ce certain qui m'avait houspillé, dans la rue, tandis que je lui refusais une cigarette ?

Sans doute, alors, aurais-je répondu moins sévèrement à ce premier, me contentant de baisser le chef et de poursuivre ma route imperméable aux événements. Je suis d'humeur sanguine, sanguine et fier ; et mon orgueil m'empêche que quiconque, fût-il un inconnu et fût-il passablement aviné, me provoque ou remette en cause mon honneur. Ce caractère m'aura attiré bien des ennuis, mais m'a tiré, également, de bien des situations. Je suis le toréador, non la bête, et je pique sans aller jusqu'à tuer, cependant. Je suis un faux calme, un solitaire de société. Même dans les bras chauds et gentils de compagne, il suffit d'un mot, d'un geste pour qu'aussitôt je me lève et me fâche, et renverse tout sur mon passage. Mes colères n'ont d'égales que mes accalmies, et on craint autant les premières que les secondes comme on le fait pour les ouragans.

Cet autre moi, qui pourrait exister ailleurs que dans mes fantasmes débridés, qui me ressemble, qui boit les mêmes vins et embrasse la même femme, celle qui m'aimerait toujours car ce serait toujours moi, cet autre moi, donc, sait-il ignorer les êtres qui le traversent, s'est-il soigné de cette haine qui m'habite ?

Progressivement gagné par la fatigue, je m'éteignais. Je ne me souvenais pas de la nuit que je venais de passer, mais je me savais le même, hélas. Cruel destin que celui de l'homme, de s'endormir au soir et de se lever le matin en étant toujours chenille, alors qu'il aurait pu devenir papillon ! Cette pensée m'habitait souvent. Plus jeune, je me souvenais y revenir à de nombreuses reprises : je m'endormais enfant, je m'éveillais adulte ; je m'écroulais étudiant, j'étais au matin père de famille. Le chemin, le trajet, les contraintes administratives, le quotidien, les heures et les jours qui s'égrènent un à un et une à une me terrifiait. Je savais depuis déjà la fin du voyage : que me pesaient, alors, les nombreuses haltes, étapes, auberges qui scandaient ma course.

Les récits de science-fiction, ceux où les héros s'endormaient, cryogénisés, dans un caisson transparent pour se réveiller, mille ou deux mille ans plus tard, aux abords d'une planète inconnue me fascinaient. Si seulement, me disais-je souvent, ma vie n'était qu'un songe, et que ce que je prenais pour la réalité n'étaient que les divagations d'un autre sommeil !

Ma petite amie m'avait rejointe pendant mon sommeil, et s'était levée bien avant mon réveil. L'énergie de ce petit bout de femme ne cessait de me surprendre : comment parvenait-elle à trouver la force nécessaire pour, chaque jour que Dieu fait, se préparer, se laver, manger et partir pour une dure journée de labeur sans jamais se plaindre ni trouver à quoi redire ? Cela ne cessera jamais de m'étonner.

Quoi qu'il en était, je me levais enfin, plus ronchon que jamais, et les regrets me faisaient déjà courber l'échine. Mon café était trop fort, mais c'est ainsi que je l'appréciais : sans un bon coup de fouet, je ne me sentais pas commencer la journée. Déjà en retard, je me décidais de ne pas prendre de douche. Cela m'arrivait souvent et, sans savoir exactement pourquoi, je me sentais bien plus viril ce faisant. En fumant ma première cigarette de la journée, je songeais encore à mes rêveries de la veille. D'ordinaire, le quotidien me rattrapait trop vite pour que je ne puisse y penser trop longtemps mais, ce jour-là en particulier, je ne pouvais pas m'en détacher. Je me sentais honteux, ridicule, menaçant : chaque pas se faisait dans la douleur, ma besace qui pendait sur mon flanc droit me déchirait la peau. Soudain, je me sentis profondément las et préférais aviser un banc non loin pour me reposer. J'étais en retard, mais je m'en moquais profondément. Ma fatigue intellectuelle, qui depuis toujours me poursuivait, qui me faisait agir et penser comme un vieillard de mille ans alors que je n'en avais que trente, se conjuguait à une irrésistible mélancolie physique. Je ne parvenais plus à supporter ma tête, et le soleil sur ma nuque ne me faisait nul bien, au contraire : tout avait le don de m'énerver, y compris cette paisible brise qui n'y était pour rien.

Je voulais être ailleurs, et je voulais être un autre. Je désirais plus que jamais transposer mes esprits dans un autre corps qui aurait pu se mouvoir indépendamment de ma volonté, et moi de n'être qu'un spectateur de ma propre vie. De lâcher les rênes, pour une fois, de me reposer sincèrement. De ne plus songer à rien ni à personne, pas même à moi : de respirer, pour la première fois de ma vie consciente, calmement comme du temps où je n'étais qu'un nourrisson.

Mon regard se perdait. Sur le sol, à mes pieds, il y avait une attache-trombone. Sa demie-spirale, je ne sais pourquoi, m'apaisait.

A.

Brutalement, je me rappelais que j'étais en retard et comme mû par une force nouvelle, je bondissais. Je n'arrivais, finalement, qu'une dizaine de minutes après l'heure réglementaire et mon supérieur hiérarchique, avec lequel je m'entendais bien, ne m'en a pas tenu rigueur étant donné ma régularité proverbiale. Tout au plus me fit-il une remarque ironique : et je me surpris à esquisser un geste que je ne m'explique pas encore. Je voulais comme le frapper, peut-être lui attraper la cravate et le tirer à moi, à moins que je ne désirais le gourmander gentiment à la façon des nourrices qui rouspètent, sans y croire, quand leurs petits renversent de l'eau sur le plancher de leur salon. Ce qui m'avait le plus étonné, en réalité, ce n'était pas la finalité ambiguë de ce geste, que j'ignore encore, mais bel et bien que je l'avais esquissé. J'aurai pu remettre les choses à leur place, ou bien m'installer à mon poste sans maugréer : depuis quand étais-je aussi hésitant ?

Devant mon ordinateur, les chiffres et les noms s'alignaient. Mes collègues avaient passé la journée à s'échanger des mails humoristiques, et comme de coutume cela m'ennuyait. En revanche, tout m'était étrange, les couloirs, les gens, la couleur des murs. J'avais la sensation de venir ici pour la première fois, et autant ces visages, ces noms m'étaient connus, je ne parvenais pas à les restituer à leurs propriétaires. Et lui, étaient-ils bien assis à ma droite hier ? Et l'autre, était-ce vraiment une femme ? Comment faisais-je, déjà, pour annuler une commande précédemment passée et validée ? Tous mes repères se perdaient, et cette impression d'étrange familiarité qui ne me quittait plus me faisait décidément croire que la lassitude que j'avais ressentie peu avant était bien plus sérieuse que je ne le croyais. Après avoir déjeuné, je me rendais à la médecine du travail et prétextant je-ne-sais-quelle maladie artificieuse et secrète, me trouvais excusé pour la journée et le lendemain. Je partais sans dire au revoir à quiconque, honteux par avance de ma maladresse, et revenais progressivement chez moi.

Sur le trajet, une pensée me caressa. Cela faisait trois jours, depuis le début de semaine en réalité, que je n'avais pas prononcé plusieurs phrases construites à ma conjointe ou à quelqu'un d'autre ; mais mes pensées obscures m'empêchaient, de toutes manières, de pouvoir verbaliser quoi que ce soit. Je m'arrêtai sur le retour dans une librairie, saisis le premier roman qui tomba sous ma main, réglai et comptai bien passer le reste de la journée à lire, silencieux et stoïque, jusqu'à ce que la forme me revienne.

Malheureusement, je ne parvenais pas à trouver une bonne position pour lire. Sans doute avez-vous déjà expérimenté cela : tournant et retournant sur votre fauteuil, assis ou en tailleur, l'ouvrage posé sur ses cuisses ou brandi comme un flambeau, rien ne va. Alors, de guerre lasse, je fermais l'ouvrage de colère et de dépit, et choisis de me reposais.

Ma sieste fut difficile, je ne dormais qu'avec un œil ouvert : une voix surgit des profondeurs de mon âme m'invitait au repos, une autre m'intimait d'agir. Dans quel but, pourquoi faire, je ne savais ; mais je voulais partir, me lever, hurler, et je voulais me reposer, dormir, oublier. Je brûlais d'une flamme glacée, je palissais, je rougissais : je ne me sentais étranger à ce corps que je possédais et celui-ci, en retour, semblait vouloir me repousser. Je n'arrivais pas à me lever. Tout me semblait comme vide de sens, mécanique et déshumanisé. La forme de mes meubles, l'odeur de ma maisonnée, la couleur de mes ongles, rien ne faisait sens.

J'avais déjà ressenti cela par le passé, mais ce n'était qu'une impression fugace qui se dissipait avec les premières lumières du matin. Ici, cela s'imprimait durablement dans mon être, cela devenait, pour ainsi, une définition de ma personne. J'hésitai plusieurs fois à appeler ma petite amie, mais je me ravisais, par peur de la déranger ; finalement, je lui envoyais un mail. En substance, il disait « Je m'ennuie de moi ».

Après l'avoir envoyé, je m'aperçus de ma coquille. Plus tard, je dirais que c'était parfaitement voulu. Il fallait, bien évidemment, lire : « Je m'ennuie de toi ».

Mais lorsque je levais, précisément et à sa demande, cette ambiguïté, je n'y croyais plus.

Ma main m'avait empêché d'écrire quelque chose d'autre, troublée par l'icône de la pièce jointe.

2.

Les jours suivants, j'avais pris ma décision : chamboulé par ce qui m'était arrivé ce jour précis, je voulais remettre de l'ordre dans mon existence. Je voulais changer mon comportement, avoir bien plus de volonté, de puissance, de poigne. Je ne supportais plus ma faiblesse native, mes regards fuyants, mon dos voûté. L'expérience, au bureau, de ce geste qui n'avait pu aboutir m'avait renversé. Je me savais, alors, capable de choses magnifiques.

Cependant, mes vieilles habitudes me rattrapaient : toujours obnubilé par l'arrivée et non par le trajet, je voulais me changer mais je ne savais pas comment m'y prendre. Devais-je m'affirmer davantage sur mon lieu de travail, prendre les devants, faire rire et rire aux blagues des autres, interpeller mes chefs, faire exploser mes scores de productivité ? À la maison, devais-je m'amuser à surprendre ma petite amie davantage, lui offrir des fleurs de façon anarchique, la couvrir de chocolats et de friandises, l'amener au cinéma ?

À nouveau, si je pouvais seulement me réveiller et être un autre !

Mais c'était encore une façon, pour moi, de fuir. Alors, je me décidais : et pendant une semaine, j'étais déterminé, courageux, convaincu. Rien ne me résistait, j'étais le roi du monde. Sur ma montagne nouvelle, j'étais un monarque absolu, toisant à une hauteur improbable la foule de mes contemporains. Et pendant une semaine, tout allait pour le mieux, ici bas ; il me semblait que tout me souriait, le temps s'était éclairci, ces prémices d'un état nouveau, comme on peut le dire, n'attendaient que devenir de bons fruits sucrés.

Mais, progressivement, mon inclination naturelle reprit le dessus. Cela s'est passé en traître : un matin, je retardais mon réveil d'une demi-heure ; je recommençais à sucrer mon café ; je dérobais, en toute discrétion bien entendu, les produits de soin de ma petite amie pour m'occuper de ma peau délicate ; mon pas, qui était devenu grave, se faisait plus léger : bref, j'avais chassé le naturel, il était revenu au galop et m'avait renversé.

De là, en à peine sept jours, j'étais redevenu le même.

À cet instant-là, mon esprit était tiraillé. J'avais vu un être virtuellement différent de moi-même tel celui que je voyais en rêves, et que je savais possible. Parfois, l'on dit, « il est trop vieux, on ne le changera plus ». Étais-je trop vieux ? N'arriverais-je jamais à évoluer, ou bien uniquement en façade ? Ma vie, soudain, devenait impossible. La honte s'ajoutait à la couardise, la fatigue à l'exaspération. Et, finalement, je pris la décision de faire preuve, finalement, de courage et d'accepter ma situation. J'étais un être faible, tant mieux, me disais-je : cela est sans doute un défaut dans nos sociétés modernes, mais ne peut-on pas imaginer des civilisations où la faiblesse serait érigée en qualité, honorée même : ne verrait-on pas des célébrations récompensant les êtres les plus faibles de la cité, avec force trompettes et drapeaux, leur décernant une marguerite et une coupe à la hauteur de leur talent ? Montaigne lui-même, ne nous racontait-il pas ces récits des pays arabesques où les femmes menaient les affaires politiques et les hommes celles du foyer, et les découvreurs des Caraïbes ne parlaient-ils point de ces villes dirigées par des animaux et où les Hommes leur tenaient compagnie ?

En un mot comme en cent, et pour reprendre une expression à la mode, « j'assumais ». Je m'assumais dans ma totalité, dans mes qualités et, surtout, dans mes défauts. Après tout, ne peut-on voir une forme de beauté dans la faiblesse ? Je me rectifie : ne peut-on voir une forme de beauté dans la faiblesse masculine ? Car concernant le beau sexe, force est de constater qu'encore aujourd'hui, une forme d'infantilisation est à l'œuvre. On les excuse, on les pardonne même si, bien entendu, il s'agit encore une fois de minimiser leurs actions et de les renvoyer à des considérations plus humbles. Mais, globalement causant, l'on conçoit la faiblesse uniquement comme un charme que lorsqu'une belle dame en est victime ; mais un homme victime de faiblesse sera conspué, raillé, rabaissé. Que la voilà, l'égalité des sexes ! Je participe, à ma façon, à ce débat, et je revendique mon trait de caractère.

Que suis-je devenu ?

Il n'est pas si évident que cela d'être faible : c'est une attention de chaque instant, un besoin constant d'éviter les conflits ou de faire en sorte de les perdre, de ne plus croiser les regards les autres. L'on ne s'improvise pas couard, c'est un art qui se cultive. Tout homme, en effet, possède une certaine somme d'orgueil qu'il dilapide au fur et à mesure de son existence ; et s'il a la chance, rare il faut l'avouer, de mourir sur son lit de vieillesse, force est à parier que ce sera humble et quiet. Personne ne part suffisant ; les larmes, les derniers mots, le silence, tout concourt à faire croire que nous quittons le monde de la même façon que nous y sommes venus, entièrement nus.

Le couard est celui qui, alors qu'il est en pleine force de l'âge, choisit de se projeter dans ces derniers instants et de faire le deuil de ce qui fait de lui un être à part entière. S'effacer ainsi est un châtiment, peut-on dire, chrétien, un sacrifice de sa personne ; et nul doute que, quelque part, les prêtres et les hommes d'Église en règle générale, appliquent cette règle au moment d'enfiler leurs bures. En un mot comme en cent, c'est ne plus appartenir au monde des Hommes et atteindre une autre sphère. Je m'imagine toujours, et c'est bien un stéréotype qui leur colle à la peau, les poètes et les Hommes de lettres être des faibles en puissance, des absents, des détachés. On les représente dans leurs tours d'ivoire ou leurs bibliothèques, seul. Le choix de la faiblesse, c'est avant tout le choix de la solitude.

Je pris alors la seule décision qui me semblait correcte, car je restais honnête malgré ma faiblesse : je choisis de quitter ma petite amie. Je ne pouvais être amoureux et faible, je me devais d'être seul et désespéré.

Je l'ai quitté un soir. Il faisait beau et chaud. Nous étions sur notre terrasse au sixième étage, sur un ancien clic-clac reconverti en canapé de plein air. Nous prenions un apéritif à base de vin blanc et de fromage. J'avais refusé de m'asseoir près d'elle, le dos appuyé contre le mur. Elle pleurait en silence en regardant ses genoux. Elle n'avait pas besoin de me demander « pourquoi ».

Depuis plusieurs années, elle m'avait reproché mes fuites, mes silences, ma fatigue constante. Elle m'aimait, cependant, et ne m'avait pas quitté à cause de cela. Et si elle pleurait, ce n'était pas par tristesse : mais parce que son orgueil lui reprochait de ne pas l'avoir fait plus tôt. Elle ne regrettait pas, elle me l'a avoué depuis, tout ce temps passé à mes côtés, et ses sentiments à mon égard étaient puissants et sincères. Mais elle savait également qu'elle ne ferait pas sa vie avec moi.

Je n'ai pas vraiment de souvenirs de cette période. Je me souviens faire quelques cartons, chercher un nouvel appartement, le trouver et m'installer ; je me souviens avoir reçu mes amis et même ma petite amie, avec qui je suis resté en excellent terme, et dormir seul, mais rien de plus. Je suppose que le travail sur moi-même avait porté ses fruits, et que ma faiblesse m'avait permis d'éliminer toutes traces de ces moments détestables. Quoi qu'il en était, une fois seul, je pouvais m'adonner à mon « vice » sans vergogne, passer mes journées à ne rien faire. Et je ne parle pas de regarder la télévision ou de lire un livre, ou encore de dormir, les choses que font d'ordinaire les gens sensés quand ils prétendent « ne rien faire ».

Moi, je ne faisais rien. Je restais, assis, les yeux perdus dans le vide. Je ne pensais pas plus ou, tout du moins, ma pensée ne s'accrochait à rien de précis, les images me venaient, fugaces, et se succédaient les unes aux autres sans ordre ni fil directeur. Quand je n'allais pas au bureau ou que je n'étais pas au-dehors pour faire des courses, je passais l'intégralité de mon temps libre ainsi. Je n'écoutais pas de musique, je ne décrochais pas mon téléphone, je n'ouvrais la bouche que pour boire ou pour manger. Lorsque je me sentais fatigué, j'allais me coucher sans faire aucun rêve ; je me levais alors sans envie au matin, je prenais une douche rapide et une pomme dans ma cuisine, et la journée se passait sans heurt.

Ce petit manège dura une année entière.

Sans doute la plus calme, et la plus belle, de toute mon existence.

2.

Les jours suivants, j'avais pris ma décision : chamboulé par ce qui m'était arrivé ce jour précis, je voulais remettre de l'ordre dans mon existence. Je voulais changer mon comportement, m'adoucir, plier l'échine, devenir plus affable, aimable, abordable. Je voulais que les gens m'aiment et m'apprécient, et non qu'ils m'évitent et me jugent inaccessibles. L'expérience, au bureau, de ce geste qui n'avait pu aboutir m'avait renversé. Je me savais, alors, capable de choses magnifiques.

Cependant, mes vieilles habitudes me rattrapaient : toujours obnubilé par l'arrivée et non par le trajet, je voulais me changer mais je ne savais pas comment m'y prendre. Devais-je me faire plus discret, arrêter de parler fort, de faire des plaisanteries, de porter mon chapeau et mon châle et de me comporter en dandy ? Chez moi, cesser de vouloir perpétuellement surprendre ma petite amie, la laisser davantage venir à moi plutôt que de vouloir la séduire, la laisser, peut-être, davantage diriger notre couple comme elle me l'avait fait comprendre ?

À nouveau, si je pouvais seulement me réveiller et être un autre !

Mais c'était encore une façon, pour moi, de m'imposer. Je prenais cependant les devants, et pendant une semaine, je me faisais calme, silencieux, quiet. Sur cette scène qu'est le monde, je n'étais plus qu'un figurant, un arbre ou un buisson, un caillou : je voyais les choses de loin, de très loin, et je refusais, en me faisant souffrance souvent, d'y participer. J'appréciais ce nouvel ordre que j'avais participé à construire mais, dans ce nouveau gouvernement, j'étais encore qu'un second couteau et je ne voulais n'être jamais qu'un fifrelin.

Mais, progressivement, mon inclination naturelle reprit le dessus. Cela s'est passé en traître : un matin, je me levais bien avec ma petite amie ; je sautais les repas ; je baguenaudais deux ou trois jours durant sans savoir mis les pieds dans ma salle de bain ; mon pas, qui ne faisait plus aucun bruit, frappait lourdement le pavé : bref, j'avais chassé le naturel, il était revenu au galop et m'avait renversé.

De là, en à peine sept jours, j'étais redevenu le même.

À cet instant-là, mon esprit était tiraillé. J'avais vu un être virtuellement différent de moi-même tel celui que je voyais en rêves, et que je savais possible. Parfois, l'on dit, « il est trop vieux, on ne le changera plus ». Étais-je trop vieux ? N'arriverais-je jamais à évoluer, ou bien uniquement en façade ? Ma vie, soudain, devenait impossible. La colère s'ajoutait à l'impatience, la rage à la honte. Et, finalement, je pris la décision de faire preuve, finalement, de courage et de changer ma situation. J'étais un meneur d'hommes, mais je voulais évoluer ; cela n'est pas toujours bien vu dans nos sociétés modernes, et je n'ai jamais aimé me battre contre les moulins à vent. Les systèmes démocratiques, du moins ceux dans lesquels je vis et dont je suis citoyen, définissent paradoxalement et de façon claire qui sont nos dirigeants, qui doit être dirigé : n'étant qu'un anonyme, je me devais de me taire et de restreindre mes besoins, et de me fondre dans la masse de mes semblables. Saint Ambroise ne disait-il pas « Si tu es à Rome, fais comme les romains » ? N'ai-je donc pas retenu les leçons de Julien Sorel ou de ce brave Lucien, ne dois-je pas apprendre à savoir où est ma place ?

En un mot comme en cent, et pour reprendre une expression à la mode, « je prenais sur moi ». J'acceptais de me dissimuler, de partir ailleurs, loin, de penser et d'agir en accord avec ma condition populaire. Est-ce un mal que de faire partie du peuple ? Je me rectifie : est-ce mal que de vouloir faire partie du peuple ? Car l'on nous dit que l'ambition est une des choses les mieux partagées parmi les hommes, et que le petit fermier n'aspire qu'à devenir un jour propriétaire de son propre domaine. Et, encore aujourd'hui, on conspue, raille, roue celui qui ne saurait avoir en lui une once d'ambition, hommes comme femmes. Parfaitement avalés dans cette société moderne qui est la nôtre, ils ne conçoivent l'existence que comme une lutte des classes, encore que le terme semble désuet. Mais, dès lors, la question que je me posais, qui me taraudait, était celle-ci : quelle place devais-je réserver à ma liberté ?

Que vais-je devenir ?

Il n'est pas si évident que cela de paraître faible. C'est un travail précis et studieux, un besoin constant de toujours éviter les conflits ou, du moins, de courber l'échine lorsqu'ils apparaissent. Je me suis aperçu que cela demandait un effort beaucoup plus considérable que je ne le pensais. Nous sommes tous nés, du moins je le présume, avec une grande dose d'orgueil en nous. L'enfant « tout-puissant », tel que décrit par les médecins de la pensée, existe bel et bien et il me doit me rester de cette innocence-là dans mon sang. Je n'ai jamais grandi, quand on y songe ; je suis resté, et je suis encore, un éternel gamin, irrévérencieux mais pudique, grognard mais puéril.

L'Enfant, avec un « e » majuscule, l'image sublimée de l'enfant m'intéresse particulièrement. Il n'est pas ce débile, cet imbécile que l'on plaît à nous dessiner, leur servant de la soupe fade et des images décolorées. C'est un génie, dans le sens baudelairien du terme peut-on dire, un démiurge habitant un paradis absolu. Mais cet Eden n'est pas construit de coton et traversé de fleuves de vin et de miel ; c'est un monde tout aussi terrible que celui des adultes, mais le regard que l'enfant lui porte est parfaitement nouveau et clair, logique. Il ne cherche pas à nommer les choses, il cherche à les comprendre. Peu lui importe son étymologie ou sa dénomination, il observe et s'interroge. Il ne dit pas « amitié », « camaraderie » ou « connivence », mais il comprend le sens des relations amicales. Et n'hésite pas à le dire.

Je pris alors la seule décision qui me semblait correcte, car je restais honnête malgré mes efforts : je choisis de quitter mon travail. Je ne pouvais être enfantin et travailleur, je devais être gamin et inactif.

Je me suis rendu à mon bureau comme de coutume. Certains de mes collègues étaient déjà à leurs postes, rattrapaient du travail en retard ou flânaient sous l'œil attentif, mais juste, de la pointeuse. Mon supérieur hiérarchique, quant à lui, déjeunait sur le pouce d'une pomme et d'un yaourt. Quand il me vit arriver, il compris instantanément, et sans dire un seul mot, je le sus soulagé.

Depuis plusieurs années, il m'avait reproché mes colères, mes frustrations, ma « grande gueule » pour parler rapidement. Quelque part, il en était soulagé ; s'il m'appréciait en tant que personne et aimait ma compagnie, il me jugeait, et cela il me le dit aussitôt que je lui formulais mon souhait, comme un employé détestable et anti-productif, qui distillait une très mauvaise ambiance autour de lui. « La vie réelle, m'a-t-il dit, n'a pas sa place dans l'entreprise ».

J'ai beaucoup de souvenirs de cette période. Je me souviens dire au revoir à tous mes collègues, m'inscrire au pôle emploi et faire semblant de chercher un travail, alors que je ne faisais que remplir une contrainte administrative. Je ne voulais pas toucher du chômage ou une allocation quelconque, en fait, je m'en moquais profondément. Ma petite amie, bourreau de travail en puissance, ne me le reprochait pas car comprenait ma position et me soutenait parfaitement. Alors, pendant qu'elle partait gagner l'argent du foyer, je m'adonnais à mes passions. Je lisais, beaucoup. Je regardais des documentaires « pas vus à la télé », beaucoup. J'écrivais, beaucoup. Bref, je ne faisais « rien », mais uniquement selon la définition du commun.

Je prenais du temps pour moi. Détaché de toute idée d'excellence, de rentabilité, d'argent, d'horaires, je pouvais enfin être moi-même. Je me suis alors aperçu que mon énergie, que ma fougue, mon bonheur d'enfant, n'attendait que cet instant pour véritablement exploser. Je n'étais pas fait pour travailler, j'étais un être oisif par définition. Mais cette oisiveté n'était pas fainéantise : je rattrapais mon retard. Il y avait tellement d'auteurs que je ne connaissais pas, de films que j'avais oubliés, de romans que je voulais écrire. J'étais libre. Enfin, libre. J'étais devenu faible, mais faible au regard de toute une société que je conspuais à présent. Je me sentais accompli.

Ce petit manège dura une année entière.

Sans doute la plus intéressante, et la plus belle, de toute mon existence.

B.

Un jour de septembre, je me promenais dans un parc. Le temps était clair, l'air légèrement humide. Les flaques de la pluie tombée la veille disparaissaient avec les rayons du soleil, et les escargots faisaient la course avec les coccinelles. Ces dernières gagnaient, mais je les soupçonnais de tricher : j'en ai vu quelques unes voler afin de prendre de l'avance, et je trouvais cela dégueulasse. Un grand vide, soudain, se fit en moi, une sensation que je connaissais parfaitement mais que je n'avais pas éprouvée depuis longtemps.

Assis en tailleur sur l'herbe, une cigarette à la bouche, j'ai eu, je crois, « mauvaise conscience ». Non car je me sentais exclu, ou seul, non parce que je me considérais comme un assisté ou un parasite. J'ai eu plutôt un question philosophique, une crise de foi. Je me suis senti profondément triste. Je ne savais pas exactement pourquoi, je ne savais pas exactement comment, mais je remettais en question toute mon année passée. Avais-je agi convenablement, avais-je lu ce que je devais lire, avais-je assez ou trop dormi ? Je repassais en boucle la moindre de mes journées, ce que j'avais fait et ce que je n'avais pas fait, comment j'avais agi et ce que j'aurai pu faire différemment.

Bref, je me jugeais, je m'essayais dans le sens le plus stoïciste du terme.

En vain.

Je m'aperçus que l'essai est une discipline on ne peut plus frustrante, qui exige de poser de nombreuses questions, mais qui n'appelle que peu de réponses. Les énigmes défilent dans l'esprit, faites de pourquoi et de comment, de quand et de qui ; l'une appelle l'autre et elles se répondent sans, pour autant, se répondre. Quand à la fin du paragraphe la main hésite, quand elle sent bien qu'ici devrait surgir la vérité, l'apophtegme, la sentence absolue qui tout éclaire et tout réunit, elle se calte ; l'on ne saurait alors la rattraper. Désabusé, je pleurais à gros bouillons. Une image d'aéroport me vint à l'esprit, réminiscence, sans doute, d'une chanson de Jacques Brel. Il y eut, devant moi, comme une immense lumière. Un reflet, sans doute, une vitre qui parlait au soleil. Je clignais des yeux.

Je me sentais, à partir de cet instant, profondément, irrémédiablement, mais aussi sublimement et immensément seul. Mais ce n'était pas de cette solitude bâtarde qu'on nous chante à longueur de temps, cette solitude contingente qui survient lorsqu'en semaine, par accident, tous nos proches sont absents et que nous subissons, alors, l'isolement ; c'était bien une solitude aimante, constitutive de mon être seul. J'aurai pu avoir la nausée ; je n'ai eu qu'un haut-le-cœur. Une douleur terrifiante parcourut mon corps. Elle partit de la tête : elle descendit le long de mon crâne, frappa ma nuque et glissa le long des reins. Une fois arrivée aux jambes, elle me pétrifia ; n'aurais-je été assis que je fusse tombé.

Dieu !

Que c'était bon.

Je ne me savais pas masochiste. Nous le sommes tous un peu, nous disent les spécialistes ; mais je laisse les moi, les sur-moi et les ça à ceux qui les comprennent. Je ne suis qu'un Homme et, en tant qu'Homme, ressent plus qu'accepte ce qui m'arrive. Péniblement, lourdement, je mis une main au sol et faisant levier, basculais de tout mon poids sur le flanc. Méticuleusement, j'arrivais à me mettre à genoux et au prix d'un effort surhumain, je me redressais finalement. Lorsque je fus entièrement debout, je m'aperçus que mon souffle se faisait court et que mon cœur battait la chamade.

L'espace d'un instant, je le savais, j'étais devenu l'autre.

3.

C'est après cette mésaventure que le célibat commença à me peser. Je ne pensais pas ressentir ça un jour : mais il fallait me rendre à l'évidence, je ne pouvais rester plus éloigné encore des bras d'une femme. Je me croyais pourtant au-delà de cela, et j'avais toujours pensé que les poètes m'avaient menti : mais l'amour, je m'en rendais compte, existe et tout comme l'on meurt de soif dans le désert, on peut mourir de ne plus aimer.

Je rencontrais Hélène peu de temps après.

Quand j'y repense, je dirais qu'Hélène produisit en moi un effet proche de celui d'une cathédrale pour un païen. Lorsque l'on découvre une ville nouvelle et que l'on erre dans celle-ci, nos pas nous conduisent souvent, pour ne pas dire toujours, vers sa plus grande église. Ainsi sont construites de nombreuses cités : il était important que les croyants sachent que tous les chemins mènent à Dieu. De loin, la bâtisse nous semble déjà imposante mais notre regard, habitué aux gratte-ciels et aux immeubles, ne s'étonne guère. Puis, au fur et à mesure que nos pas nous rapprochent du temple, les détails qui étaient absorbés par la distance ressortent de plus en plus. La gargouille qui tire la langue, la pierre de taille blanche, l'inscription latine qui mélange le nom de la mère et celui du fils ; et, enfin, devant sa porte, toute la colossale puissance de ces hommes qui ont donné leur vie, sur plusieurs générations souvent, pour que l'on puisse contempler l'ouvrage, sourd brutalement. Sa beauté nous terrasse, sa grandeur est majestueuse. Sans doute nous sommes-nous retrouvés au pied d'habitations plus grandes jadis, peut-être même plus belles. Mais il y a pourtant comme une évidence qui s'impose à nous et l'on ne peut plus détourner les yeux.

J'avais croisé les yeux d'Hélène à l'une ou l'autre reprise, et même nous étions-nous échangés plusieurs paroles affables. Mais un soir, tandis qu'au sortir d'une réunion médiocre à laquelle nous assistions tous deux je lui proposais en toute innocence de prendre un verre dans un café non loin.

Et alors que je lui parlais, assis en face d'elle, brutalement, comme un éclair déchire le ciel et que le sol s'ouvre pour laisser s'échapper les vapeurs infernales, sa beauté me terrassa. Tout prit soudainement sens : la forme de son nez, la couleur de ses yeux, le mouvement de ses cheveux, la façon qu'elle avait de saisir son verre de vin ou d'ôter une poussière de sa chemise.

Ce n'était pas un coup de foudre.

C'était l'évidence de la beauté.

Pour tout dire, cela me fut si brutal, si violent, que les larmes me vinrent aux yeux. Ni douleur, ni peine : une pure joie céleste. J'arrivais, cependant, à les contenir suffisamment longtemps pour rentrer à mon domicile sans qu'elle ne se doute de rien. Alors, comme pris de folie, je me mis à écrire fébrilement. Non une lettre d'amour, j'étais déjà trop vieux pour cela : mais un compliment.

En ma bouche, la chose n'est pas futile. C'est peut-être la chose la plus sincère que je puis connaître. Je ne fais pas dans la flatterie, je suis bien trop honnête pour cela. Je ne fais pas dans la médisance, je suis bien trop altier pour cela. Mais lorsque j'aime les gens, lorsque je les apprécie, même si ce n'est jamais que dans les envolées vaporeuses de la bière ou de l'absinthe, je ne me prive jamais de le dire. Mes derniers amis le savent bien : je ne me prive jamais pour leur dire à quel point ils me sont précieux. J'ignore si c'est réciproque, mais c'est là querelles de clochers me concernant : je préfère traverser le monde en aimant qu'en étant aimé.

Si l'écriture du compliment, qui célébrait autant la beauté d'Hélène que l'effet aimable qu'elle eut sur moi, ne me prit, bon an mal an, qu'une quinzaine de minutes, j'attendis bien trois à quatre heures avant de me décider à l'envoyer. Je mis le temps à profit pour suivre les conseils d'Hemingway : j'avais écrit saoul d'amour, il me fallait corriger sobre de raison.

Finalement, je me décidais. Passant par l'un de ces sites qui permettent d'échanger mots, images et chansons, je lui envoyais le compliment.

Il s'achevait, en substance, par cette recommandation : si cela t'a fait rougir, j'en suis heureux ; si tu m'aimes en retour, je t'aime en premier ; si tu es flattée, oublions tout.

Je ne me souviens que peu de la suite de l'histoire.

Je revois des draps de satin, une lune blanche, une odeur pourpre. Je vois la couleur de ses ongles et les dix croissants qu'elle me laisse en trophée dans le dos. Ma main s'égare mais elle feint de ne pas la trouver ; et une chaleur nouvelle imprègne ma peau en me gênant un rien. Je ne parlerai pas de renaissance. Je n'évoquerai ni Ronsard, ni Du Bellay.

Je dirai juste qu'une belle peinture mérite le repos.

Et que ce fut à mes côtés qu'elle le trouva ce soir-là, et tous les autres qui suivirent pendant plusieurs mois.

3.

C'est après cette mésaventure que mon couple commença à me peser. Je ne pensais pas ressentir ça un jour : mais il me fallait me rendre à l'évidence, je ne pouvais me contenter des bras de la même femme. Je me croyais pourtant au-delà de cela, et j'avais toujours pensé que les gaillards m'avaient menti : mais l'amour ne s'accommode que fort mal de la monogamie et l'on s'ennuie des mêmes mots, on se lasse des mêmes yeux.

Je rencontrais Hélène peu de temps après.

Quand j'y repense, je dirais qu'Hélène produisit en moi un effet proche de celle d'une sirène hurlante dans la nuit. Lorsqu'en revenant de chez des amis l'on erre dans les rues, il arrive souvent qu'au loin, à cause de quelque accident mystérieux, une voiture de police, ou une ambulance, fend la quiétude nocturne : ce n'est jamais que la marque d'une ville vivante. De loin, l'on ne peut que soupçonner la gravité de la situation mais l'on ne s'en inquiète, car protégé de la distance de la catastrophe. Puis, au fur et à mesure que ce bruit strident se rapproche, toute sa force s'immisce dans notre corps, dans nos os, dans nos esprits. Sa lumière nous étourdit, le son déchire nos tympans. L'impression est fugace mais même une fois éloignée, elle demeure en nous pendant de longs instants. Sa terreur nous ébaubit, l'on se surprend à voir les corps ensanglantés qu'elle va secourir, les viols interdits qu'elle interpellera. Nous nous sommes déjà saoulés de musique assourdissante, les cinémas aujourd'hui nous font saigner des oreilles plus qu'auparavant et notre monde entier est devenu fort bruyant. Mais il y a pourtant comme une terreur incroyable qui nous étonne et toutes nos pensées, alors, sont tournées vers cet événement aussi fragile que rapide.

J'avais croisé les yeux d'Hélène au cours d'une soirée chez de communs amis. J'allais me chercher à boire, elle attendait, seule, auprès des boissons. Je l'évitais alors que mon bras se tendait pour saisir l'une ou l'autre bouteille de vin, de bière, de que-sais-je-encore dans la fumée de la fête.

Et alors que j'étais à ce que je faisais, elle tourna la tête vers la mienne, et je la vis alors. Comme un couperet, une guillotine des temps anciens de la République, ma vie s'arrêta. Tout perdit soudainement sens : le monde n'existait plus, les gens disparaissaient, je ne me souvenais pas même de mon nom de baptême ou de celui de mes parents. Il n'y avait qu'elle, et il n'y avait que moi.

Ce n'était pas l'harmonie des passions.

C'était un coup de foudre.

Pour tout dire, cela me fut si brutal, si violent, que je l'embrassais comme jamais je n'avais embrassé femme et elle eut la bonté de se laisser faire, peut-être surprise par ce geste aussi passionné que soudain. Je ne pouvais plus me contrôler, je ne devais plus me contrôler. Mes pulsions se réveillaient et le corps avait pris le contrôle : je me sentais comme une nouvelle jeunesse et la caressais déjà.

En ma bouche, elle me faisait comprendre que cette passion était réciproque. Malheureusement, et comme toute rose a ses épines, ce fut l'instant où ma petite amie nous vint surprendre. Je la revois encore distinctement, à quelques mètres de moi, se mordant les lèvres de rage et de douleur mêlés. Du coin de l'œil, toujours suspendu à ses roses, je la toisais. Ce n'était pas de la vérité qui se lisait sur ce qui restait de mon visage, mais un odieux, moche, laid mensonge d'une sincérité, pourtant, qui aurait dû faire école. J'ignore ce qu'elle a alors pensé de moi. J'ignore si elle a alors pensé à moi. Elle tourna talon, et je ne la revis plus.

Nous nous embrassions toujours, Hélène et moi. Cinq, dix, quinze minutes peut-être ? Nos mains cherchaient qui nos cheveux, qui nos fesses, qui nos sexes. Nous étions dans l'une de ces grands appartements de ville avec plus de chambres qu'un hôtel de province, et ivres de chair bien qu'étrangement sobre de toute substance, nous baisâmes comme jamais je n'avais baisé.

Finalement, nous nous reposâmes. Le silence s'était fait autour de nous, il n'y avait ni mots, ni images, ni chansons, ni paroles.

Nous nous étions jetés un dernier regard qui disait, en substance : ce fut sublime, mais nous ne nous aimons pas ; alors quittons-nous heureux, et oublions tout.

Je ne me souviens que peu de la suite de l'histoire.

Je revois des disputes sanglantes, de la vaisselle volante, une odeur de brûlé. Je vois des cartons s'entasser et d'autres cris, plus forts que les premiers. Mes mains saisissent de la poussière mais elle se pulvérise quand je ferme le poing ; et une froidure ancienne imprègne mon âme sans me déranger. Je ne me souvenais plus des poètes.

J'aurai tant voulu citer un vers.

Mais ce fut seul que je dormis ce soir-là, et tous les autres qui suivirent pendant plusieurs mois.

C.

Le bonheur est-il irréductible ? Peut-on le comprendre, peut-on le saisir, peut-on le mettre dans une belle boîte de Pandore et le faire s'envoler au moment propice ? Les endroits passés, et ceux à venir, sont-ils des joyeusetés définissables ou des errements ? Et ce qui m'arrive ici et maintenant, est-ce un bien ou un mal ? Que je sois seul ou accompagné, quelle différence cela fait-il finalement ?

Les Anciens disaient encore in girum imus nocte et consumimur igni. Il s'agit un palindrome que l'on peut traduire, grossièrement, par « nous tournons en rond dans la nuit, et nous sommes dévorés dans le feu ». On nous dit que cette phrase résume notre pauvre, mortelle, peu enviable, détestable, pitoyable, artificielle, angoissante condition humaine. Je pense au contraire qu'elle décrit à la perfection notre riche, palpitante, chanceuse, aimable, sublime, complexe, véritable, rassurante existence. Quel est donc cet intérêt pour la ligne droite, je ne l'ai jamais compris. Quoi ! Ne savons-nous donc que trop peu que nous mourrons un jour, que la tombe nous attend, que le temps est inaltérable, que les secondes s'égrènent ? Quel besoin est-il encore de nous rappeler, et en philosophie, et en sciences, et en lettres, que notre sort est de disparaître et que tout est vain, si vain qu'il ne faut pas même espérer un secours quelconque ?

Quoi ! Sommes-nous donc tant obnubilés par ce savoir que nous l'érigeons comme une fatalité ?

Mais quelle chance avons-nous, que de nous savoir mortels ! Nous pouvons planifier, nous pouvons nous concentrer, nous pouvons aimer. Que les jours seraient tristes, et que nos nuits seraient longues, si nous ne savions qu'ils pourraient être les derniers ! Que Prométhée nous soit rendu, il nous faut l'embrasser ; et que l'Arbre de la Connaissance repousse dans mon jardin et que je croque son fruit, détendu, à l'ombre de ses feuilles !

Nous ne faisons que tourner, dans l'existence, je le vois bien à présent. Nous ne sommes pas comme sur une ligne magique et formidable, l'un derrière l'autre en file d'attente tandis que Saint-Pierre, las, nous fait rentrer par-delà les portes nacrées : nous tournons et tournons encore, nous nous percutons et nous nous rencontrons, et de ces rencontres naissent à la fois le désespoir et l'espoir, l'amour et la peur, la vérité et le mensonge. Comment les reconnaître ? Nous ne le pouvons. Mais lorsque vint l'instant où le feu nous dévore, soudain tout prend sens : et nous vivons autant de vies que de secondes.

J'ai compris cela aux côtés d'Hélène. Elle était la flamme, j'étais l'eau, indomptable et indompté, calme et fougueuse.

Et lorsque je la quittais, ce matin-là, j'emportais de la chambre un dernier cadeau : un mouchoir blanc où ses initiales se croisaient et qui formaient, malice de typographe, une sensuelle perluète.

Mes souvenirs sont encore flous. Je pensais les connaître, mais je doute à présent. Mes esprits ne sont pas clairs, ils me semblent s'entremêler étrangement, comme si j'avais un jour été plusieurs en un seul corps. Je ne fus avec Hélène que quelques heures et quelques mois pourtant ; ce fut un tendre et romanesque amour et une histoire animale et perverse ; je lui parlais pendant des heures, nous ne nous sommes dits mot. Dans le clair-obscur du matin blanc, et dans l'obscurité mourante du soir blanc, nous n'avons jamais été qu'un et un seul. Et je sais encore, et je saurai toujours, que dans toutes mes vies, dans toutes les vies potentielles et réelles, sur toutes les terres et toutes les dimensions, je rencontrais inéluctablement Hélène. Que je la chante ou que je la baise, que je lui fasse l'amour ou qu'elle me caresse, que je lui écrive ou que je me taise, qu'elle m'aborde ou qu'elle m'évite, nous sommes toujours destinés et à nous rencontrer, et à reproduire en d'infinies variations notre idylle, réelle ou imaginaire.

Je me plais à croire que ces mondes multiples et sensibles que les physiciens nous disent exister se rencontrent ci et là, comme si les plans sensibles se croisaient en un seul et unique point en des millions de lustres ; en mathématiques, c'est le nombre « pi » dont la valeur ne dépend aucunement de la forme de l'Univers ; en physique, c'est la vitesse de la lumière qui ne saurait être ralentie ni accélérée ; pour les Hommes, ce sont des événements qui surviennent encore et encore sans pourtant se répéter.

Il y a de cette permanence que je trouve incroyablement rassurante en toutes choses. On le sent au tréfonds de nos âmes. Quand on se réveille le soir et que l'on se couche matin et qu'un grande vide qui ressemble à un regret nous habite : c'est qu'un autre que nous, qui nous ressemble en tous points, a fait quelque chose, ailleurs, au loin, et c'est l'écho de sa réussite qui nous parvient.

Nous tournons en rond dans la nuit...

4.

Je passais les années suivantes à multiplier les conquêtes. Un jour ici, l'autre là : bercé d'une énergie nouvelle, doué d'un talent que je ne me connaissais pas, je mentais, racontais, je plaisais, enfin.

Au détriment, bien entendu, de ce que j'étais réellement.

En effet, il ne faudrait le croire, et ceux qui le disent sont des imbéciles malheureux : séduire, ce n'est jamais, et l'étymologie jamais ne ment, que détourner du chemin. Et c'est même une bifurcation double : celui (ou celle) qui séduit s'éloigne de qui il peut être ou de qui il croit être pour devenir le plus aimable possible ; et celle (ou celui) qui se fait séduire s'éloigne de ce qu'elle aime pour prendre la main qui se tend.

Nous tournons en rond dans la nuit certes, et nous sommes sommes dévorés par le feu sans doute, mais nous hurlons à chaque étape du processus. Ne les entendez-vous donc pas, ne les sentez-vous donc pas, ces pleurs dans l'obscurité ? Et ces larmes en cataracte, et ces peurs, et ces ennuis, et ces je t'aime et ces je ne t'aime plus, et ces jamais et ces toujours, et ces rires, et ces joies, et ces peines, et ces angoisses ?

Ne les entendez-vous donc pas quand, au soir, la ville s'endort et le champ blêmit ? Ne les sentez-vous donc pas, matin, avant que l'heure ne sonne et que la chaleur ne s'évade ?

Et quand vous fermez les yeux, le monde ne disparaît-il point ?

Des années durant, j'ai donc fermé les yeux. J'ai marché, couru même parfois, vers ma prochaine bière, vers ma prochaine femme, vers mon prochain cachet. Que l'on se représente ces marathoniens du dimanche qui, parce qu'ils pensent avoir de belles jambes, se mangent les kilomètres et que l'on retrouve bientôt dans quelque fossé ou heurtant « le mur » ; c'était moi.

J'étais, comme dit l'autre, « à bout de souffle ».

Je parlais à l'instant du « mur ». Les coureurs de fond connaissent bien cela, mais que je me pique de l'expliquer.

Le plus bel ennemi du sportif, c'est le médecin. Ce dernier connaît les limites du corps, il les a étudiées toute sa vie durant. Il sait ce que l'on ne peut soulever, il sait que l'on ne peut sauter plus haut, il sait que l'on ne peut courir plus vite et plus longtemps. Il le sait, car le corps humain a ses limites : un poisson ne saurait voler, un oiseau se noie ; il est des choses qui ne sont pas et ne seront jamais.

Le sportif, lui, se moque de tout cela. Il soulève, il bondit, il court plus vite et plus longtemps. Il ne repousse pas les limites, il les ignore, elles n'ont jamais existé.

Et pourtant.

Vers le trentième kilomètre arrive le mur.

Nombreux sont ceux qui le percutent. Ceux qui sont partis trop vite, oubliant que l'on pouvait faire autre chose que courir ; ceux qui vont l'amble, retrouvant un réflexe que la société a oublié ; ceux qui marchent, présageant qu'il faut conserver ses forces ; ceux qui boivent régulièrement, de peur de mourir de faim ; ceux qui grignotent, de peur de mourir de soif ; ceux qui prennent la corde et ceux qui aspirent.

Nombreux sont ceux qui le percutent.

Vers le trentième kilomètre, aux deux-tiers de la course, la violence arrive.

Tous ceux qui en parlent ont la même expression.

« Ça bloque. »

Je me suis toujours émerveillé de la façon dont le corps et l'esprit fonctionnaient de concert. Je puis ici tendre le bras : mes leçons de biologie me disent bien que ce n'est là que le résultat de toute une machinerie complexe, d'un influx électrique parti de ma cervelle et qui, de synapses en nervures, se dirige vers le membre et le fait se dresser. Mais à aucun moment n'ai-je eu pleinement conscience de ce geste : et si je me surprends à penser et à ordonner, et que, me parlant à moi-même, je dis « mon bras, lève-toi », rien ne se produira. Tout se passe comme si c'était le corps qui se mettait à penser, et que j'avais autant de cervelles que de morceaux de peau.

Et ici, c'est cette cervelle du corps qui s'arrête.

Il n'est plus même question de douleur à cet instant précis. Car la douleur n'est jamais qu'un avertissement. Or nous avons dépassé ici la simple annonce : il est déjà trop tard. Quand un dirigeable brûle au sol, plus personne ne crie « attention », mais chacun est tétanisé face au spectacle.

Quand le corps heurte le mur, il se tétanise. Que l'on trouve ci et là des vidéos de ces pauvres l'affrontant. D'abord, ce sont les jambes. Elles ne décollent plus du sol, elles sont comme soudées au béton. Elles ne peuvent plus même se plier, comme on le fait parfois après avoir marché une journée durant pour se détendre les os : elles ressemblent à ces bouleaux que l'on voit dressés, sans savoir par qui ou pour quoi, le long des chemins communaux et qui ne protègent ni du soleil, ni de la pluie, ni du vent.

Ensuite, c'est le torse qui, pour évacuer le semblant d'énergie cinétique qu'il avait encore, est propulsé en avant. Il se ressaisit en une fraction de seconde, solidaire est-il de ses jambes et se redresse. Il n'y a guère que les bras et la tête qui, encore, jouissent de leur pleine conscience. Ils cherchent à s'occuper, comme si de rien n'était. Les poings agrippent les hanches, font semblant d'aider à reprendre le souffle mais le souffle n'y est pour rien. La tête tourne qui à gauche, qui à droite, cherche le détail qui aurait pu justifier l'arrêt, une couleur étrange, un son strident, elle sauve la face, au sens propre du terme.

Les plus courageux, il y en a, esquissent encore un pas de côté. La jambe ne se soulève pas, ils soulèvent la jambe comme on tire sur une corde pour lever un sac de millet. Plus personne n'est dupe.

Alors, et tandis que les autres les dépassent, courageux ou fatigués mais en vie, ils attendent.

Ils attendent le soir.

Ils attendent la fraîcheur.

Ils attendent que le corps se réveille de son sommeil de mille ans.

J'avais heurté le mur, et je commençais à me lamenter.

4.

Je passais les années suivantes à errer seul dans la ville. Je ne sortais plus de mon domicile ; immensément fatigué, l'esprit tracassé de plus d'ennuis que je ne m'avouais, j'ai contemplé le suicide.

Au détriment, bien entendu, de ce que j'étais réellement.

En effet, il ne faudrait le croire, et ceux qui le disent sont des imbéciles malheureux : mais le suicide, ce n'est jamais, et Camus jamais ne ment, que revenir vers le chemin. Si le suicide n'est jamais qu'une décision irrémédiable, elle est également le fruit de la plus longue et de la plus importante de toutes les réflexions ; et celui (ou celle) qui se suicide ne quitte rien, mais embrasse ce qui lui manque.

Nous tournons en rond dans la nuit, et nous sommes dévorés par le feu : et nous hurlons à chaque étape du processus. Ne les entendez-vous donc pas, ne les sentez-vous donc pas, ces faux-semblants en pleine lumière ? Et ces sourires de façade, et ces éclats de rire, et ces occupations, et ces je ne t'aime plus et ces je t'aime, et ces toujours et ces jamais, et ces larmes, et ces peurs, et ces soupirs ?

Ne les entendez-vous donc pas quand, matin, la ville s'éveille et l'eau noircit ? Ne les sentez-vous donc pas, au soir, avant que la soupe ne cuise et que les étoiles tombent ?

Et quand vous ouvrez les yeux, l'ombre ne disparaît-elle point ?

Des années durant, j'ai donc ouvert les yeux. J'ai respiré, j'ai pensé parfois, à mon prochain mot, à mon autre parole, à mon régime d'ascète. Que l'on se représente ces sages bouddhistes de toujours qui, sans manger, boire ni dormir, se repose à l'ombre d'un saule millénaire, leur crâne chauve servant de nid aux oiseaux et que l'on retrouve un jour mort de bonheur ; c'était moi.

J'étais, comme disent les uns, « sage ».

Je parlais, à l'instant, de l'ascèse. Les philosophes connaissent bien cette pensée, mais que je me pique de la décrire.

Le plus bel ennemi de l'ascète, c'est le médecin. Ce dernier connaît les limites du corps, il les a étudiées toute sa vie durant. Il sait ce que l'on doit manger, il sait que l'on ne peut se priver d'eau pendant plus de jours, que l'on doit manger un peu de sucre et de sel. Il le sait, car le corps humain a ses limites : un chat ne saurait aboyer, un chien ne vole ; il est des choses qui ne sont pas, et ne seront jamais.

L'ascète, lui, se moque de tout cela. Il se mord la langue, il cesse de respirer, il n'avale ni sucre, ni sel. Il ne repousse pas les limites, elles n'ont jamais existé.

Et pourtant.

Tôt ou tard, la mort vient le faucher.

Rares sont les immortels. Ceux qui n'avaient pas l'âme assez pure, oubliant que l'on ne se lave pas le cœur comme on se lave les mains ; ceux qui priaient tous les Dieux, s'égarant dans la nuit après avoir connu la lumière ; ceux qui dansent, oubliant de parler ; ceux qui parlent, oubliant de danser ; ceux qui scrutent et ceux qui computent, les premiers et les derniers, ici et là.

Rares sont les immortels.

Tôt ou tard, un jour ou une nuit, alors que le grillon siffle, la mort finit par arriver.

Tous ceux qui contemplent les cadavres ont la même expression.

« Ça pue. »

Je me suis toujours émerveillé de la façon dont le corps pourrit et finit mangé par les vers. Je puis ici lever le bras : la mouche qui se posera sur la main ne me goûtera guère et même en des millions de lustres si je ne me lave point et que je suis pourtant en vie, les insectes de la terre et ceux qui volent ne viendront jamais me dévorer les chairs. Et pourtant, que je ne suis-je le même entre ma vie et ma mort : rien ne sera perdu, et rien ne sera gagné. Je serai profondément le même, plus serein encore car n'ayant pas même conscience de mon état présent. Rien ne se produira. Tout se passera comme s'il n'y avait jamais rien eu de pensé, et que la terre me reprenait après m'avoir loué.

Et ici, c'est la terre qui reprend ses droits.

Il n'est plus même question de Dieu à ce moment-là. Car Dieu n'a jamais réellement existé. Nous avons dépassé ici la simple peur : lorsque la mort arrive, il est déjà trop tard. Quand le dernier souffle s'envole, plus personne ne dit « Qu'il vous garde », mais chacun est renvoyé vers sa propre futilité.

Quand le corps heurte la mort, il se tétanise. Que l'on visite un cimetière et ouvre les tombes. D'abord, ce sont les jambes. Elles s'arc-boutent, elles commencent à creuser le marbre. Les croque-morts se couchent de toutes leurs forces sur elles, comme on le fait encore pour fermer une valise trop chargée : elles ressemblent à ces rets qui emprisonnent les saumons et que l'on fait sécher au soleil et qui gardent longtemps cette forme courbée qui oublie le plus court chemin vers le ciel.

Ensuite, c'est le torse qui, pour évacuer le semblant de vie qui pouvait encore lui reste, est propulsé en avant. Il semble se mouvoir et s'immobilise en une fraction de seconde, détaché du sol où il s'appuyait. Il n'y a guère que les bras et la tête qui, encore, se rappellent qu'ils ont été un jour. Ils paraissent même, pour les enfants, encore vivants. Il ne meurt pas, il dort ; et si les poings s'agrippent, c'est pour se rattraper dans la chute. On leur prête même parfois du souffle. Mais les yeux restent encore une fois clos, mais les mains restent encore une fois closes. Une couleur étrange, alors, s'empare d'eux.

Les plus raisonnables, il y en a, esquissent un pas de côté. L'odeur devient insoutenable mais nul n'ose le dire, c'est un concerto de puanteur naturelle pourtant. Plus personne n'est dupe.

Alors, et tandis que les autres continuent de marcher, courageux ou fatigués mais en vie, ils attendent.

Ils attendent le soir.

Ils attendent la fraîcheur.

Ils attendent que le corps se réveille de son sommeil de mille ans.

J'avais heurté la mort, et je commençais enfin à respirer.

D.

C'était le mois de mai le plus pourri que l'on n'avait jamais vu de mémoire d'homme civilisé. La pluie n'avait cessé de battre le pavé, personne n'arrivait à faire ce qui lui plaisait. Il était tard, mais je reprenais une grande tassé de café.

J'avais envie de veiller.

J'avais quelques papiers à faire, à trier, à jeter ; et la bureaucratie se nourrissait de la bureaucratie. Malgré mon état, je ne pouvais m'éloigner davantage encore des vicissitudes bassement vitales.

Les folles.

C'est encore en organisant avec conscience la moindre de mes fiches de paie et que je les attachais ensemble que je me rendis compte du malheur qui était le mien. Je me voyais en Dordogne, sans savoir pourquoi et sans y avoir un jour mis les pieds. Il y avait là devant comme une fourche sur le chemin, et on avait dressé, comme on le faisait encore jusqu'à peu, une croix. Quelque chose m'intriguait, et je compris alors : il était possible que deux routes se croisant ne forment pas un carrefour.

Le mois de juin fut plus clément, comme si tout notre calendrier avait été décalé d'un mois.

Le mois de juin fut plus clément, comme si tout notre calendrier avait été décalé d'un mois.

Sortir me fut salvateur, je pense. J'avais enfin réussi à oublier Hélène, à négliger ma première amie, à me réconcilier avec mes collègues. J'avais, en quelques sortes, dépassé le maure.

Le maure ?

Tout se mit brutalement à tourner. Et le sol, et le plafond, et les autres, et les uns, et moi, et moi, et les autres. Je ne savais plus reconnaître qui était qui, qui était quoi. Étais-je l'un, étais-je l'autre, et ces vies que j'avais vécues, ont-elle vraiment existé ? Ce regard que l'on me lance, doit-il me faire comprendre autre chose ?

Je me sentais inexplicablement, incroyablement, pertinemment, « décalé ». Comme si la Terre avait légèrement pivoté sur son axe, s'était éloignée de quelques mètres et qu'il y en avait à présent deux, côte à côte ; les rivières avaient à présent deux lits, les montagnes deux pics ; et moi, je me trouvais dans cette position intermédiaire et inconfortable, entre un sol et le second, sans savoir où je devais aller. L'endroit, pourtant, avait quelques charmes ; il me suffisait de tourner la tête qui à gauche, qui à droite, pour contempler l'ensemble des choix faits, et l'ensemble de ceux à faire, les infinies variations qu'ils peuvent avoir, les conséquences et les causes, et les causes secrètes et les causes des causes.

Je me retrouvais, pour reprendre une ancienne formule, « à la croisée de deux fleuves ». J'étais bien entendu inexplicablement attiré par l'avant, et je ne pouvais faire autrement que marcher ; mais je craignais de basculer irrémédiablement d'un côte ou de l'autre, sans jamais pouvoir revenir.

Il me fallait faire un choix.

Ce choix, je ne l'ai jamais fait. Alors qu'autour de moi les hommes et les femmes, les dieux et les fidèles, les parents et les enfants, continuaient de marcher, indifférents à ce qui se passait, ne se rendant pas même compte que nous vivons tous notre vie pour la première fois, je ne pouvais me résoudre à choisir.

Alors, doucement, infiniment doucement, j'ai regardé derrière moi.

Et en contemplant mes nombreuses vies, les réelles et les potentielles, les heureuses et les moins heureuses, j'ai alors cru discerner la Lumière. Je ne compris rien, mais je sus tout. L'espace d'un instant, je fus devin.

Ainsi rempli de tout ce que j'avais à savoir, je fus brièvement heureux.

Je pris peur.

Nous sommes, me dis-je enfin avant de basculer, des êtres infiniment plus complexes que ce que nous croyons.

5.

Le soleil était haut, les nuages étaient hauts.

(...)

5.

Le soleil était bas, les nuages étaient hauts.

(…)

5.

Le soleil était haut, les nuages étaient bas.

(…)