Les Âges imbéciles

Goux Mathieu

2013

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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  1. Intentions
  2. Les absences
  3. Les besoins

Intentions

Comme j’ai eu l’occasion de le dire par le passé, je travaille toujours « à l’envers »; je commence par trouver un titre, et je trouve ensuite un sujet. Cela faisait plusieurs mois déjà que celui-ci me trottait dans la cervelle, sans savoir précisément qu’en faire. La sonorité me plaisait, mais rien de plus : et je ne voulais me risquer à faire de ces analyses sociologiques ou politiques, du haut de mes vingt-six ans, qui prétendent nous décrypter une société qui n’a guère besoin de cela pour exister.
J’ai alors décidé de partir sur tout autre chose. De ne pas considérer « les Âges » comme un synonyme « d’époque », mais bien dans son sens premier : et d’essayer d’écrire sur ma génération et non le cadre dans lequel elle peut exister.

Que l’on ne se méprenne cependant : je ne veux pas me croire le représentant de tous ceux qui seraient nés avec moi. Je m’en vais faire, ainsi, comme toujours : parler uniquement de ma petite personne et espérer atteindre par là une universalité de bon aloi.
Si je me trompe, j’aurai malgré tout réussi : car je reste un représentant des âges imbéciles.

Les absences

C’est là le premier mot qui m’est venu à l’esprit, « l’absence ». Je me sens comme une génération perdue, sans but ni repère, sans parents d’aucune sorte. Je ne suis ni un enfant de la guerre, ni un enfant de la crise. Tout au plus suis-je né avec Tchernobyl ; mais rien de marquant ne s’est produit. Je me sens comme le produit d’une société qui a avancé comme tout était prévu de longues dates : l’avènement de l’informatique et de la vidéo, le culte de la simplicité réductrice, l’apparence-reine. Je ne suis pas le résultat de ces révolutions, j’ai assisté à leur naissance et à leur innutrition. Elles m’ont laissé, la plupart, de marbre : ce n’étaient pas celles que je désirais.
J’ai souhaité, longtemps, quelque chose d’exceptionnel. Un livre, une découverte, un mot qui bouleverserait ma vision du monde et des choses : une nouvelle origine des espèces, un Lénine altier. Jusqu’à présent, rien de cela. Il y a eu, certes, des inventeurs de génie ; et mon quotidien est bien loin des vaticinages de mon enfance. Mais je n’ai pas connu, comme mes parents, l’invention de la télévision couleur ou l’apparition des images de synthèse ; ni, comme mes aïeux, une guerre massacrante qui fait dire « jamais plus »; j’ai davantage l’impression d’avoir été emporté par le flot des temps sans jamais me retourner, d’être un enfant du siècle avant l’heure : et de regarder les cendres voler lentement au vent d’autan.

L’absence est plus lancinante encore quand je m’aperçois de tout ce qui a été accompli pour la remplir : la musique, les films, la consommation, les jeux vidéo, l’informatique, l’humour, l’irrévérence. En définitive, je n’aurai jamais retenu qu’une seule et unique chose.
Il ne doit rien y avoir de sacré.
C’est bien là, je présume, la leçon de mes années : rien ne devra être protégé, et tout devra être renvoyé dos à dos.
Cinq minutes pour les juifs, cinq minutes pour Hitler. Vive la pédophilie, enfilez-vous les uns les autres ! Vive le racisme, que l’on tue tout le monde ! Vive la simplicité et les pensées réduites ! Vive l’amour du prochain, respectez-vous les uns les autres ! Vive l’ouverture d’esprit, que l’on soit tous heureux ! Vive la nuance et les débats mouvants ! Rien n’aura plus jamais d’importance. Les idées ne sont plus immortelles : elles meurent avant même qu’on ait pu en voir les limites. Il me semble être de ces ramponneaux que l’on pousse qui à gauche, qui à droite, et qui finissent toujours par se relever quelle que soit la force imprimée.

Mais ma position naturelle n’est pas une ataraxie. C’est une attente. Attente que quelqu’un puisse enfin me dire que choisir ou, plutôt, me donner les instruments pour ce faire. Mais je ne suis que l’objet de puissances, de civilisations, d’enjeux qui n’ont jamais été les miens : je ne peux défendre aucune idée, je n’en ai jamais eues.
Plus jeune encore, quand l’âme devrait normalement s’émerveiller des miracles de la passion et de la grandeur des concepts, je n’ai jamais été émerveillé. J’ai toujours été, à l’image de cette anecdote racontée, je crois, par Hugo, comme Socrate alors qu’on lui demandait quelle déesse il désirait voir nue : Platon répondit « Aphrodite », Socrate, « Isis ». Isis, c’est la vérité.

Je cherche la vérité, ardemment. Je sais qu’elle ne me brûlera pas les yeux. Je veux la contempler depuis toujours. Ces jours-ci plus que de coutume : et dans les vapeurs d’alcool et les délices opiacées, dans le petit matin fuyant, dans la pluie d’été, il me sera plus facile de la saisir. Je l’ai approchée plus d’une fois, mais plus d’une fois elle s’est échappée : son absence me pèse. Dans chaque mot que je puis entendre, je crois la deviner. Dans chaque geste, je crois l’observer.

Mais elle ne vient pas totalement. J’en saisis une queue, une patte, mais la tête m’échappe inexorablement. Je fais partie d’une génération en quête de vérité. La réalité nous est offerte mille fois par jours : les images, les brèves, les messages, tout nous ramène à elle. Mais il me manque, au plus profond de moi, le sens du vrai et du faux, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Je n’ai pas besoin du droit : on me le rappelle suffisamment, mais bien de ce sentiment profond et pertinent, au fond de son être, qui nous fait agir malgré et envers tout. C’est cela qui me manque, et c’est cela qui me détruit, lentement, une heure après l’autre.

Les besoins

Mais ce besoin de vérité n’est pas le seul, malheureusement : cela serait bien trop simple. La réalité n’est pas à l’image des mathématiques qui consistent, comme chacun sait, à ne pas s’encolérer face à vingt petites choses mais bien face à une seule, énorme. Mes besoins sont irréductibles, et ils sont nombreux. Je cherche donc la vérité, mais également la tranquillité, le confort, la sécurité, l’exigence, le souffle, l’idéal. Pour poursuivre sur Hugo, celui-ci disait encore que « Dans l’absolu, le réel est identique à l’idéal. ». Mais l’important n’est pas encore cet apophtegme, mais bien ce qu’il suit : et le barbu de poursuivre, en précisant que le réel, et donc l’idéal, est dédaléen, labyrinthique, incroyablement complexe.
Depuis plusieurs semaines, des mois peut-être, un leitmotiv me court dans la tête : « nous sommes des êtres plus complexes que nous le croyons. » Du grand philosophe au joueur de dés, de la préposée au journaliste en passant par tous les corps de la société, par les enfants et les vieillards, même les nourrissons : nous sommes tous égaux dans la complexité. Certes, celle-ci n’est pas précisément la même pour chacun d’entre nous ; mais de la même façon que les langues humaines, une étude approfondie de l’âme d’un seul d’entre nous demanderait plusieurs vies d’efforts et d’abnégation.

Ma génération n’est pas épargné par ce processus, mais elle ajoute à cette complexité un paramètre supplémentaire, il me semble : elle parvient à la formuler, et c’est là quelque chose de général que j’ai cru discerner parmi mes semblables. Parmi nos parents et nos enfants, bien évidemment, certains, ponctuellement et grâce à Dieu, à la réflexion ou au hasard, finissent par s’en émouvoir, parfois même sur le bord de la tombe ; mais dans nos âges imbéciles, nous sommes tous au courant de cet état de fait.

Peut-être est-ce dû à cette sensation, non dénuée de sens commun, de n’être que des « cocus de l’histoire », d’être une « génération perdue », celle à qui tout fut enlevé et à celle qui rien ne sera donné ; l’absence crée un besoin, et le besoin amène la réflexion. Nous ne sommes pas exceptionnels : nous sommes cependant arrivés au bon moment, au bon endroit, quand il le fallait. Nous ne sommes, comme tout un chacun, que des pâtes meubles que les évènements déforment et déplacent, que le résultat de cette déformation. Jadis, et demain, ce processus permet et permettra à tous de faire la « somme de leurs parties » et d’atteindre une forme d’équilibre bienvenu ou, du moins, agréable qui ne leur épargnera ni les souffrances ni la tristesse, mais qui les amènera au tombeau le cœur béni et le souffle reposé.
La déformation que j’ai subie, encore une fois, m’a déséquilibré, m’a enduit les mains de beurre : je ne peux m’accrocher à rien sans tomber à l’abîme. Tout m’ennuie, tout m’insupporte : certes, tout casse, tout passe, tout lasse, mais il me semble vivre mon existence