Les Curieux mignards

Goux Mathieu

2015

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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  1. Avant...
  2. D'abord...
  3. Ensuite...
  4. Cependant...
  5. Alors...
  6. Enfin...

1.       Avant...

 

« Avez-vous déjà rencontré un fantasme ? »

 

Le compagnon de banc n’était guère enthousiasmé par cette intrusion cava- lière au sein de sa lecture. Il cocha sa page par politesse, posa le livre sur ses genoux et demanda au passant qui venait de s’asseoir à ses côtés de répéter.

 

« Un fantasme, répétait-il. Vous savez, une idée fixe, ancrée en vous, vous ne savez comment, qui appartient au domaine éthéré et qui pourtant, un jour, se matérialise devant vos yeux ? C’est ce qui m’est arrivé, et il me faut absolument partager cette histoire avec quelqu’un, avec vous. »

 

Pourquoi donc ?

 

« Vous êtes le premier que je vois. Je l’ai quittée à l’instant, et je n’ai eu l’occasion d’en parler à quiconque. Mais les mots s’échappent de mon ventre, et si nulle oreille ne les recueille, ils seront perdus à jamais. Je suis navré de vous prendre ainsi au piège, mais vous me semblez sympathique. »

 

Son soupir fut volontairement long et bruyant. Il consentit néanmoins à se tourner légèrement vers le transi, et feignit l’attention.

 

« Lorsque j’étais petit, je n’ai jamais aimé une étrangère. J’avais pour ma mère la plus grande des admirations, mais mes camarades de classe, les inconnues de la rue, me laissaient froid. Pourtant, j’avais des rêves. Des images de beauté, des formes sensuelles alors que j’ignorais encore tout de ces choses-là. Nuit après nuit, patiemment, je croyais voir cette femme, au loin, se rapprocher de moi et m’enlacer enfin. Au réveil, sa figure s’évaporait dans les brumes du matin : mais son empreinte restait en moi comme un rêve de rêve et il me semblait alors la discerner.

« Cette femme que je me représentais alors, cette image lancinante et ai- mable, m’apparaissait toujours de la même façon. Elle était grande, bien plus grande que moi ; sa peau, diaphane, me rappelait ces plaines neigeuses que j’avais vues un décembre froid ; ses yeux verts, entre l’émeraude et le val dérobé, me réchauffaient d’une lumière inédite ; ses longs cheveux roux, enfin, m’embras- saient tendrement. Je ne lui donnais pas de nom, elle ne parlait point : mais je me sentais protégé, chéri, aimé, flatté, plus que je ne le croyais possible.

 

« C’était un sentiment d’une grande et belle pureté, bien différent de tout ce que je pouvais connaître. Je dirais volontiers que j’étais amoureux même si, comme je l’ai expliqué, j’ignorais alors ce que cela signifiait. Et puis, même à présent en le disant, cela ne me semble pas encore tout à fait ça. Il y avait là une aspiration, une tentative vers le divin, vers l’ailleurs, vers ce que je n’étais pas mais serais un jour. Avez-vous déjà voyagé, vous êtes-vous déjà rendu dans ces pays lointains, ces Russies, ces Polognes, où la pierre plie sous l’image, où la couleur s’invente avec l’autel, où le bénitier chante dans la nef ? N’avez-vous jamais pleuré devant ces idoles de pardon, n’avez-vous jamais souri face à ces icônes de marbre blanc ? Elle avait ce charme de la Madone, cette mère première, cette déesse de beauté terrible et de froide grâce, immense et tourmentée, sage et torride, soufflante et assurée.

« Elle était femme, elle était la femme. Elle était celle que je devais rencon- trer, celle que je devais séduire et qui me séduirait en retour, par ses talents et ses gestes, et toute ma vie d’enfant, puis d’adulte, a été habitée par cette vision divine, créatrice et originelle. Je la cherchais auprès de mes amis, ne l’avaient-ils point vue de même, dans le silence d’une forêt, dans la chaleur de leur foyer ? Je scrutais les passantes, son poignet ne ressemblait-il point à ce que je me re- présentais d’elle, sa gorge m’invitait-elle à l’embrasser ?

 

« Les années passaient, et je m’éveillai alors aux charmes de ce sexe que je ne connaissais point. Chacune de ces femmes, que j’aimais sincèrement, que j’aimais totalement, qui me quittèrent parfaitement, qui me quittèrent soudaine- ment, avait quelque chose de cette figure fantasmagorique et je cherchais alors à résoudre l’énigme. La première avait sa force et son honnêteté, mais par manque d’équilibre se faisait souvent vindicative et franche. La seconde avait sa culture et son intelligence, mais se désintéressait des choses humaines sans quoi, pourtant, plus rien n’a d’importance. La troisième avait sa sensibilité et sa légèreté, mais s’envolait au moindre vent comme la feuille d’automne. Vint alors la quatrième, et la somme des parties. »


 

 

 

2.       D’abord...

 

« Je n’ai jamais cru au coup de foudre. Ces histoires d’amour immédiat, de rencontre d’orage et d’évidence me laissaient profondément froid. Le couple se construit, disais-je, à partir d’une base d’intérêts communs, entretenus, par patience, par travail, par abnégation. Les amitiés ne se construisent pas par hasardement, mais par effort mutuel : pourquoi n’en serait-il jamais autrement de l’amour, qui n’est qu’une autre forme de celle-ci ?

« Sa rencontre bouleversa alors toutes mes convictions, et si je crois encore, fortement, fermement, à ces premiers mots, je me dois d’y apporter un laïus. La foudre existe. L’orage existe. La pluie, chaude et nombreuse de l’Outre-Mer tropicale, peut inonder le plus métropolitain des cœurs.

« Je pensais alors que ces choses n’arrivaient que par le truchement des yeux, et par la beauté de l’une, et par la beauté de l’autre. Il y avait comme une cou- leur, une vague qui plaisait et qui ne ressemblait à aucune autre ; une passion bestiale et impulsive, le tressage des corps nus et suants, les jamais, les tou- jours ; et alors, au matin, quand les honteux regards et les discussions fuyantes doivent occuper l’espace libéré, de comprendre si les choses iront plus loin que la rencontre physique.

 

« Mais ce coup de foudre, mais les coups de foudre, peut-être ? peuvent être d’une autre forme. Il y a les cœurs qui battent à la même vitesse. Il y a le son d’un mot, d’une phrase. Il y a un regard qui agrippe le lointain et voit au-delà encore, la main qui se soulève et caresse ces poussières d’argent que le soleil invente au travers d’une vitre sale. Il y a cette révérence faite, après une référence choisie et un esprit aigü, à un public disparate bien qu’invisible, assistant à cette comédie des erreurs. Il y a l’intelligence et la culture, la sensibilité de la présence et de l’absence, du blanc qui sépare les mots et de la gouttière qui isole les cases. L’admiration du silence, le brin qui plie, l’arbre qui craque, la perte nécessaire et le gain vain.

« Le coup de foudre, c’est aussi l’entente évidente, la valeur avant l’âge, la sa- gesse avant l’expérience. C’est la fougue d’une jeunesse qui jamais ne disparaît, quels que soient les corps que l’on traverse, quelles que soient les morts dont on témoigne, les blessures que l’on reçoit, les doutes assaillants, les peurs intestines. C’est la patience des vieillards qui ont tout à attendre, qui ont trop espéré et espèrent encore. C’est cette naïveté qui n’est pas la bêtise, cette gourmandise qui oublie la goinfrerie. On reconnaît le bonheur, paraît-il, au bruit qu’il fait quand il s’en va : je l’ai connu et reconnu au moment où je le vis, au moment où elle me vit.

 

« Séraphins et Archanges, cabbales et mantras, trompettes et tambours. Si le divin a un visage, c’est le sien. S’il a une voix, elle prononce son nom. S’il prend forme, elle est plus belle. Devant mes yeux bleus de brouillard, ce jour de mars, le monde s’inventa. Tous les fils du destin, toutes les pythies et tous les haruspices, des entrailles maudites aux flammes vestales, prophétisèrent sa venue. Mille fois mille vies sont nées, sont mortes, ont accompli, ont échoué et réussi, sont revenues encore, pour qu’un jour un bûcheron abattît un arbre, qui fabriqua un lit, qui coucha le couple, qui enfanta celle-ci. Sa généalogie est complexe et multiple, la ramée confuse et sombre : mais au sommet de ces feuillages et de ces bois, une seule fleur naquit. Beaucoup la cueillirent, jaloux et fiers de la posséder : il lui fallut les piquer tous avant de finalement voler en ma direction. Et parce que ma main était fine, elle évita tous ses dards ; parce que je suis léger comme le vent, elle m’emporta dans son mouvement ; parce que je l’avais tant rêvée, elle me parut plus réel que le réel même.

« Nous nous étions entretenus longuement, notre prime rencontre fut épisto- laire. N’ayant alors que quelques photos d’elle, je ne manquais de la reconnaître sans l’avoir encore vue. Déjà, il y avait là, dans cette façon de courber un com- pliment, de peser une pensée, de faire un bon mot, une élégance que je n’avais que rarement entrevue et qui était la marque, j’en étais sûr, d’une profonde et inévitable noblesse. Le sang bleu n’est pas qu’affaire de famille, la bourgeoisie n’est pas qu’argent : il y a une mystique du cœur et de l’esprit, une hauteur qui ne se soucie pas d’origines. Le crocheteur peut être plus racé que le baron, la cousette mieux faite que la marquise sévère ; il y a des trésors partout, et la beauté transcende l’atavisme. Ces mots, ces phrases, étaient ceux d’une terri- fiante personne, terrible par sa présence, terrible par son esprit. Sa culture était vertigineuse, sa curiosité n’avait nulle égale : et ses propos résonnaient en moi comme une bille d’acier dans une caisse claire, produisaient de multiples échos et me transportaient, révélaient en moi des puissances que je pensais ne jamais connaître.

« J’ai pourtant aimé, et j’ai pourtant été aimé, toujours sincèrement. Mais cette expérience de papier, si futile pourtant à des yeux modernes, comptait déjà parmi les plus fortes de ma brève existence. Le peintre peut s’amouracher de son modèle de touches ; le sculpteur embrasse Galatée ; l’auteur s’attache à son personnage. Je suis tombé amoureux d’une créature de lettres, chérissant la moindre, attendant la suivante, je m’en aperçus, avec peur et joie mêlées, peur qu’elle ne brise ce commerce, joie qu’elle le poursuive néanmoins, ne serait-ce que pour le quitter.

« Nous nous sommes écrits longtemps, nous continuons d’ailleurs : les amours prennent de nombreuses formes. Nous avons le plaisir des mots et des expres- sions, de ces richesses perdues de la langue et de l’harmonie de la composition. Nos beautés respectives sont distinctes : la mienne, longue et aspirée, qui jamais ne retombe tout à fait mais se relance comme un écho qui ne disparaît pas par- faitement ; la sienne, ronde et cerclée, dont les aspérités pensées s’effacent devant la douceur de l’unique. Ensemble, nous balançons, ramponneau qui parvient à trouver son équilibre original ; c’est bien parce qu’elle a la puissance évocatoire de ces formules hébraïques que ma glose peut s’étendre, c’est parce que je re- lance perpétuellement le propos qu’elle peut prendre plaisir à y répondre dans un laconisme de dandy désabusé et précieux. Mais plus les lettres s’écrivaient, plus l’envie de se rencontrer se faisait pressante : nous savions tous deux que ce n’était qu’ainsi que cet amour naissant, que cette entente merveilleuse, pouvait se réaliser. Alors, elle ou moi, je ne sais plus, nous nous proposâmes ; un troquet témoignerait de notre entrevue ; nous espérions tous deux, mais je ne le sus que plus loin, qu’un seul regard permettrait de donner à nos âmes la forme que nous désirions.

 

« J’appréhendais la rencontre. Quelque part, même maintenant, je l’appré- hende toujours comme si, dans un autre monde, dans une autre vie, elle n’avait pas encore eu lieu. Je venais comme j’étais, je ne voulais aucun geste surfait, aucune tentative habillée. Si j’étais ainsi, honnête et sincère, alors seulement pouvait-elle me voir. Sans cela, je l’aurais trompée. Et ce soir-là, le premier de plusieurs soirs, nous avons vu la vérité. »


 

 

 

3.       Ensuite...

 

« Ce soir de mars était sombre et humide, beau pourtant : le soleil avait percé les ondes, et la fraîcheur se faisait agréable. J’attendais, en avance, au lieu dit et je fumais tranquillement une cigarette. Je goûtais la nuit, comme j’aime souvent à le faire. J’ai appris, depuis mon enfance où le plaisir ne venait jamais de l’extérieur, à me complaire de doux et simples désirs : une étoile plus brillante que les autres qui ceinture un géant éphèbe ; le cri d’un oiseau bleu qui retrouve ses poussins ; la caresse du vent dans mes cheveux sales ou la froide chaleur du soleil d’hiver. Ce n’est pas que l’insignifiant est beau, je ne le crois pas : je pense plutôt que la beauté est insignifiance. Si les planches bénites des tabernacles invitent au recueillement, elles ne valent point l’écorce anarchique du chêne qui les fit naître. Si la toile du maître impose sa grandeur et sa densité, cette couleur de la pluie sur la mousse folle est plus vive. Si le dernier opéra d’un Allemand moderne fait vibrer les cordes de nos âmes, le sifflement d’admiration d’un enfant pour son chat est encore plus doux à mes oreilles.

« Il y a des trésors partout, dit l’adage. Mais les trésors doivent être inventés, non créés de toutes pièces : quand une charogne se transforme en zéphyr, quand un condor s’envole au lointain, quand une boîte d’allumettes détient le sens de la vie... Là est la poésie, là est le vers. Qu’on laisse donc Éloa à ses amours, le Masque de Fer est plus pathétique. Départons Cassandre de ses visions, un seul doigt levé vaticine aussi bien. L’élégance résiste au vulgaire, l’élégance résiste à la simplicité, qui n’est jamais surfaite ou décevante. Au creux de son lit de mort, quand la balle transperce le crâne, quand le gaz étouffe et fait pleurer, ce ne sont ni les musées, ni les musiques qui reviennent au cœur. C’est le sourire de son premier-né, c’est la promesse d’une chaude femme après l’amour, c’est ce mot rassurant d’un père, d’un ami, d’un inconnu que l’on retient. Si cette vie est courte, doit-elle se dédier aux plaisirs artificiels et artisanaux, artistiques, ou doit-on plutôt accueillir ces riens qui sont tout, ces caresses courantes, ces baisers volés et donnés, comme l’essentiel de nos existences ?

« Je savais tout cela depuis déjà. Et en fumant ma cigarette, je me souvenais de ça. J’entendais, autour de moi, les gens aller et venir, rire et pleurer parfois, se dirigeant secrètement vers leurs desinations uniques. Je demeurais, une sen- sation drôle au ventre, un soupir contenu dans la gorge, les yeux perdus dans les lumières de la ville, les volutes lentes du fleuve montant du sol et des murs et me protégeant du reste. C’est alors qu’elle vint, et c’est alors que je la vis. Je contrôlais ma réaction, non pour la cacher, mais pour la comprendre. Car cette femme qui s’avançait, ces jambes qui tricotaient dans ma direction, ces cheveux roux et bouclés qui caressaient ces joues petites, ces bras serrés sur un sac et ces mains longues, cette femme qui s’avançait, et chaque pas me semblait paraître une heure et chaque heure un jour, le temps suspendu et immobile, essentialisé dans sa quatrième dimension et son cours à rebours, cette femme qui s’avançait vers moi, qui m’avait reconnu et n’avait point fui, cette femme, Monsieur, c’était mon fantasme.

 

« Entre mille, dix mille, je l’avais reconnue. Je ne pouvais pas me tromper. J’avais vu le vent, j’avais senti la couleur, j’avais entendu la lettre et son bruit m’envahissait, me compressait sous la peau, faisait éclater mes cellules d’eau comme une explosion des temps d’avant le temps. Adulte, je redevenais enfant dans ma chambre décorée. Je revoyais ces héros mythologiques de mes bandes dessinées, que j’avais dessinés et affichés pour effrayer les monstres de la nuit. Je sentais le calme du couloir et de la chambre de mes parents, épuisés par un quotidien que je ne comprenais pas encore. Je connaissais la pesanteur de la rue, les cavalcades interdites et les vols d’orfèvre. Je me revoyais, inquiet du contrôle du lendemain ou de la poésie que je devais savoir, saisir cérémonieusement mon drap et plonger aussi fortement que je le pouvais dans le sommeil.

« Je revoyais surtout ce rêve dont je parlais, cette femme qui m’aimait et que j’aimais, et qui était toujours la même, qui n’était jamais différente. Vision d’une autre vie, espérance d’un futur probable, désirable inconnue qui me comprenait mieux que quiconque et qui m’acceptait, dans toutes mes grandeurs et dans toutes mes faiblesses, qui les aimait et les recherchait, et que j’acceptais dans toutes ses dimensions, dans tout son volume, de la pointe de ses seins vaillants à la coulpe de son sexe, du galbe de sa fesse au longiline de son cou, de la forme de son oreille menue à sa cheville douce. Je revoyais son regard vert et profond qui perçait la lumière de son visage interdit et égal, ses cils noirs qui soulignaient ses yeux, sa bouche carmine qui s’entrouvaient pour m’embrasser, son nez pointu et fin. Je revoyais sa fougue et sa tendresse mêlées, sa douceur et sa force, son amour et sa fierté, son charme et son intelligence, sa sensibilité et son courage.

« Je la voyais alors, et mes visions se superposèrent. Une seconde, une demie- seconde, le temps d’un souffle, d’une goutte d’eau, je volais. J’avais connu la vie, la vérité, l’ailleurs, le maintenant. L’engrenage de cette horloge cosmique, pour la seule fois depuis sa création, ne cria point. L’évidence se fit dans mon cœur. Et quel que fût le futur, je me savais d’ores et déjà heureux. Ce songe lancinant, ce rêve pénétré, n’était pas qu’élucubrations d’un esprit malade mais promesse réelle. Tu la verras, me disait-il alors, et pendant des années je ne l’ai cru. À présent qu’il se réalisait, il semblait rire, goguenard mais bienveillant. N’avais-je point raison, poursuivait-il ? Ta quête ne prend-elle pas fin ? Tu voulais la beauté du monde : la voici. Brûle-toi auprès de son feu, éparpille-toi dans les méandres de sa complexité, ne l’oublie jamais. Ce monde est sensé, en voilà la preuve. Et je t’autorise, à toi et à toi seul, à prendre place en son sein.

 

« Nous nous saluâmes, et nous rebondissâmes sur l’une ou l’autre blague partagée lors de nos échanges. Nous nous mîmes en route vers le bistrot choisi. Tout en lui parlant, tout en profitant de ces premières secondes, je me sentais incroyablement faible, petit, débile, stupide. Je tâchais de rebondir sur ses pro- pos avec intelligence et esprit, de la faire rire même et j’y parvins : mais déjà, ma seule envie, mon unique envie, c’était de me blottir, de m’oublier entre ses bras, de souffler lentement contre sa peau et que sa main caresse mes cheveux. Je ne le fis pas, bien évidemment : les convenances se devaient d’être respectées. Notre soirée fut charmante. Dans un endroit, puis l’autre, nous échangions. Je sus plus tard qu’elle nourrissait à mon endroit les mêmes envies, et elle était, à en voir sa stature droite, aussi intimidée que moi.

« Les contraintes des transports, son proche départ, le lendemain, pour le sud et la mer, abrégèrent notre rendez-vous. En rentrant cependant, je lui en- voyais un message, pour l’avertir de mon bon parcours et de la bonne soirée en sa compagnie : elle me répondit alors et deux heures plus loin, nous parlions encore. À mi-mots, des déclarations étaient faites. Nous nous perdions dans des circonlocutions où se mélangeaient des conditionnels, des si, des ne, les mots caresses, les mots regards, les mots joie, les mots bonheur. Comme deux lycéens énamourés, pris dans un tumulte de choses diverses et puissantes, nous n’osions faire le premier pas et révéler à l’autre la grandeur de nos cœurs respectifs. Nous restions alors, sachants et ignorants, et plusieurs jours passèrent. Un autre rendez-vous fut pris, je me risquais à l’inviter chez moi.

 

« Elle accepta. »


 

 

 

4.       Cependant...

 

« L’étrange du calme dans lequel je me trouvais, quelques heures avant qu’elle ne vienne, me surprend encore. La rencontre initiale avait été décisive : ce qui devait suivre était attendu, je le savais, et elle le savait. Peu importait, alors, qui ferait le premier pas, qui irait devant l’autre, qui glisserait sur un mot : même Jupiter, dit le proverbe, ne peut défaire ce que le destin a choisi. Elle vint alors, et nous nous attendîmes. Qui avancerait, qui se laisserait avancer ? Peut-être par excès de confiance, et envahi encore de ces vues oniriques, j’osais.

« Je m’asseyais près d’elle, au point que nos cuisses se touchassent. Je glissais ma main dans son dos, et je feignais d’effleurer son bras, inopinément d’abord, avec davantage d’assurance ensuite. Elle n’y paraissait pas, et elle me semblait donner par son silence son accord sincère. N’y tenant plus, mais ne voulant pas encore précipiter les choses, je lui demandais si je pouvais glisser ma main dans sa chevelure. Riant de ma maladresse et de mon charme mal-assuré, elle acquiesça.

« Une fois encore, mon rêve se réalisait. J’ai surtout parlé, quand j’étais en- fant, de tout ce que cette femme faisait : mais progressivement, à l’adolescence notamment, j’agissais. Cela commençait lentement, ma main, tremblante, sai- sissait une mèche de cheveux, l’entortillait sous mes doigts et remontait vers le sommet. La paume à présent caressait le reste, se perdait encore. Puis, re- trouvant son chemin, elle gagnait l’oreille, descendait vers la joue, cheminait subrepticement vers les lèvres. Alors, je lui demandais de l’embrasser.

 

« Le croirez-vous, c’est ainsi que cela se déroula. Elle rit une nouvelle fois, mais se tourna dans ma direction. Alors, ma bouche s’avança à son tour, la sienne s’ouvrit, et nos langues firent connaissance.

 

« J’ai embrassé plusieurs femmes. À plusieurs reprises des mêmes femmes, bien entendu. Un baiser trompe peu. C’est d’ailleurs suite à l’un de ses représen- tants, éventé, que je compris avant la nouvelle la rupture de ma dernière amie. Que dire, alors, de ce baiser inaugural, de ce premier contact intime avec celle que j’aime, avec mon fantasme enfantin, la femme de mes vœux ? L’image est difficile à trouver mais je crois la tenir à présent.

« Avez-vous déjà vu un barrage se détruire ? Tout commence par une fis- sure, étroite, insignifiante, invisible. Puis, progressivement, la voilà s’étendre qui à gauche, qui à droite, qui en haut. Des poussières, des caillous, des rochers s’effritent et tombent. L’eau perle, doucement d’abord, de plus en plus en fort ensuite. Enfin, une secousse plus forte, une vague plus haute, une pression mieux exercée, s’infiltre dans le col. Le geyser gagne de la force en avançant, rien ne peut plus l’arrêter. Et comme rassérénée par cette première et difficile victoire, l’eau détruit l’ensemble. Il ne reste plus rien de ce temple du front audacieux : et le courant emporte les dernières preuves de son existence.

« Le contact avec ses lèvres fut le plus prometteur de tous. Leur douceur glissa le long de ma nuque et se perdit dans le creux de mes reins. Son parfum entêtant envahissait mes narines, mes esprits se perdaient dans des champs de coquelicots, des plaines ensoleillées, des lacs soucieux qui plient doucement sous la brise du matin. Ma main, à présent animée d’elle-même, se posait sur sa joue, à moitié pour empêcher mon aimée de fuir, à moitié pour m’éviter de tomber en pâmoison et me raccrocher à sa force. J’ouvrais davantage la bouche, elle invita sa langue à me rendre visite. La pression devenait plus forte, les dernières retenues que je pouvais avoir se fissuraient lentement, pesamment, inéluctablement. Ma deuxième main saisit sa joue vacante, j’explorais sa bouche à mon tour. L’eau de ma passion transperçait alors les timidités que je me connaissais bien, il me venait des courages interdits et inconnus.

« Ce baiser dura plusieurs secondes, une éternité, ce fut la mère de tous les baisers. Je m’éloignais alors légèrement, les joues empourprées, mais les siennes étaient tout aussi rouges, et je respirais à plein parfum son cou blanc. Ma main, toujours douée de sa conscience propre, se hasardait à déboutonner, lentement, infiniment lentement, son chemisier serré et je jetais un regard, mi-curieux, mi- excité, à sa gorge généreuse. Un vêtement noir retenait prisonnier ses seins : je le caressais avec déférence et passion. Un doigt, plus débrouillard que les autres, se risqua entre lui et sa peau. Jamais n’avais-je connu quelque chose de plus doux. Comment le décrire à nouveau, comment expliquer cette douceur avec de simples mots ?

« Représentez-vous de l’eau fraîche se frayant un chemin sur un mouchoir de soie rose. Un pétale de marguerite glissant sur une rivière de vin et de miel. Du sable chaud et blanc se perdant entre les recoins de vos pas nus. La couverture veloutée d’un brelan d’amour. Sa peau, croyez-le encore, était plus douce que cela. Alors, je fis ce qui était attendu : un autre doigt s’immisca entre son sein et son vêtement, un autre ensuite, toute la main enfin. Je l’englobais comme on peut prendre sacrément un chapelet de billes sombres, et je ne cessais d’em- brasser son cou. J’arrêtais cependant : je l’aidais à enlever sa chemise, puis son soutien-gorge, et elle guida ma tête vers sa poitrine tout en se mordant la lèvre d’espérance.

« Son téton se dressait déjà, et je jouais un instant avec mon nez. J’inspi- rais profondément, je voulais me souvenir de chacun de ces instants en propre. Alors, affamé et désireux, je le pris précautionneusement entre mes dents tandis que ma langue, en arrière-garde, se délectait de ce nouveau morceau qu’il ne connaissait pas encore. Bientôt, ma bouche entière avalait cette pomme d’Eden et je caressais, avec tout autant de tendresse, le jaloux oublié. Son ventre se soulevait régulièrement, sa respiration s’accélérait, suivait une courbe montante et harmonieuse. Je croyais déjà ses jambes s’ouvrir pour m’accueillir ; alors, n’y tenant plus, je lui pris la main et l’invitai dans ma chambre.

 

« Elle me laissa, dans un premier temps, mener la partie. Non par faiblesse, mais bien par jeu. Je la désirais tout comme elle me désirait, et sans doute voulait-elle juger de mes effluves avant de me faire connaître les siens. Elle s’allongea, elle était plus grande encore qu’assise. Je prenais sa jupe, puis son jupon, puis le reste, et l’un après l’autre les faisais glisser le long de ses jambes effilées jusqu’à les faire disparaître. M’allongeant à mon tour, bien plus bas qu’elle, mes bras enlaçant ses genoux, mes mains sur son ventre, sur son sein, le regard coquin s’impénétrant dans le sien, je contemplais enfin les origines du monde, les origines de mon monde et du sien.

« Je ne me jetterai point de fleurs. Je sais cependant, plusieurs partenaires de me l’avoir dit, me défendre à ces jeux de l’amour et de la caresse. J’essaie d’être attentif, autant que faire se peut, aux velours des peaux, aux soupirs échappés malgré elles, m’attardant là où le plaisir se fait le plus fort, variant les rythmes et les énergies. Je risque une autre approche, j’observe les réactions. Chacun est différent, chacune est différente : et s’il est volontiers quelques interrupteurs connectés à cette machinerie complexe qu’est le corps et qui produit un effet programmé, il ne faut en abuser. Les cuisses recueillent les baisers, les lèvres bougent tranquillement, la chaleur envahit toujours pour la première fois.

« Alors, je dégustais, je goûtais, je dévorais ce que je pouvais. La respiration laissa sa place aux souffles, bientôt aux ahanements, enfin aux cris. Ses mains re- tenaient prisonnière ma tête, mais je ne m’en serais allé pour rien au monde. Ses jambes se resseraient, comme pour ne retenir jamais les plaisirs que je pouvais lui offrir. Son dos se cabre, sa tête se renverse. Je me plais à me croire unique responsable de son extase, l’orgueil me transperce. La puissance, pour la pre- mière fois de ma vie peut-être, est mienne. Lorsque je sens son dernier mot, ses muscles se relâcher, je remonte légèrement, embrassant son ventre, l’entre-seins, son cou, sa joue, sa bouche. Elle m’enlace religieusement, un sourire ineffaçable habille à présent son visage. Elle me pénètre de ses feux à son tour, je sacrifie à quelques protections nécessaires, et elle me guide là où j’étais pourtant encore il y a un instant.

 

« Ce jeu se poursuivit toute la nuit durant, jusqu’à tard, très tard, si tard qu’il en devenait tôt. Tantôt elle, tantôt moi. Elle me fit part de son expérience, reproduisant mes baisers sur tous les acres de mon corps, et se vengea des cris que je lui volai en inventant les miens. Je m’abandonnais à mon tour à ses caresses vindicatives, et elle semblait prendre tout autant de plaisir, sinon plus, à me voir trembler et reprendre éternellement mon souffle. Quand, enfin, la fatigue nous gagna, nous dormîmes serrés, inséparables, captifs volontaires de la force de l’autre, nous rassurant mutuellement et nous aimant toujours, éternels et immortels. »


 

 

 

5.       Alors...

 

« Le lendemain, plutôt, au réveil, je me levais le premier. J’ai toujours peu dormi : et puis, à présent que le rêve était dans mes draps, le sommeil me parais- sait une échappée bien futile. Je faisais le moins de bruit possible, je la laissais à son repos réparateur. Des pensées multiples assaillaient mon crâne. J’avais réa- lisé un fantasme, non : j’avais rencontré mon fantasme. Je me représentais ces chasseurs d’Ovide qui, poursuivant la biche, rencontrent inopinément Vénus et sont changés en sel devant sa beauté, ou encore ces buissons ardents qui invitent les prophètes à enlever leurs chaussures avant de fouler la terre sacrée. Derrière ma porte, dans la pénombre, dans cette odeur d’amour tendre et de goudron, se cachait l’objet et le sujet de toute mon existence.

« Je redoutais, alors, son lever. Entretenait-elle les mêmes vœux interdits, ou bien allait-elle s’enfuir, exigeant que chacun reprenne son chemin ? M’embras- serait-elle encore ou bien se cantonnerait-elle, après un café et un croissant, de me faire la bise et de me souhaiter bonne chance ? On ne peut retenir la vérité. Elle est telle le soleil, disait le poète : elle éclaire tout, et ne se laisse point re- garder. Je l’avais contemplée, bien plus longtemps que quiconque. Je ne pouvais priver celui qui, par ses meilleures grâces, la méritait davantage. Alors, me per- dant honteusement dans quelques travaux de toile et d’écriture, m’avertissant de la marche du monde, j’attendais.

 

« Un feulement attira mon attention. Elle se levait. Et je la vis alors, habillée de ma couette qu’elle portait comme une toge antique, poser chaque pas avec une infinie douceur sur le carrelage nu de ma pièce. Les cheveux désordonnés, le cœur encore à la dérive, la grâce incertaine qui reprendrait bientôt ses droits. Elle s’avançait, et m’embrassa encore, alors que j’étais assis toujours à mon or- dinateur, inversant alors le premier baiser de la veille. Et c’est alors qu’elle mit, une fois encore, une fois nouvelle, sa langue sur ma langue amie, que je compris que je n’avais point été pulvérisé par sa beauté, mais qu’elle m’acceptait bien à ses côtés. Que ce soit pour une minute, une heure, un jour, une vie, je m’en moquais : elle était là et bien là, et j’en profitais encore. Elle remit négligemment une de mes mèches en place, m’avertit de sa toilette, et je préparais amoureu- sement notre petit déjeûner.

 

« Elle rejoignit ensuite ses pénates. Nous nous revîmes deux à trois jours plus tard, aujourd’hui même où elle me quitta à l’instant. Dans l’intervalle pourtant, nous ne nous quittions point. Nous nous écrivions, nous nous appelions, par un instant ne passa sans que nos pensées, dirigées l’un vers l’autre et l’une vers l’autre, ne se rencontraient dans les étoiles, au-dessus des villes et des fumées noires. Son corps fin dessinait encore dans mon lit le souvenir de la nuit passée, son parfum tournait inlassable en invisibles arabesques près de mes vêtements, sur les coussins où elle s’abîma, sa voix habitait toujours les pièces qu’elle tra- versa et semblait appeler mon nom, et je répondais du sien.

 

« Qu’a-t-on donc fait aujourd’hui, me demanderez-vous ? Bien sûr, nous fîmes encore l’amour, de multiples fois même. Mais nous fîmes davantage. Sur un ca- napé noir, alors qu’elle était dans mes bras et moi dans les siens, nous parlâmes de tout et de rien, de l’importance et de la futilité : et si les porcs savent voler, et si les flots peuvent brûler. Nous branchâmes la console de jeu, et nous ne faisions que rire, rire, rire encore, de nos bêtises et des couleurs, de la timidité qui habite toujours les corps qui ne se connaissent que depuis peu, du baiser que l’on donne et que l’on reçoit presque par accident, entièrement par envie, de la caresse tendre qui plaît autant à celui qui la produit qu’à celui qui s’en laisse faire.

 

« J’ai appris aussi qu’il n’y avait pas plusieurs coups de foudre, comme s’il était un amour de l’âme, un amour du cœur et un amour du corps. Il y a l’amour, et il y a l’anamour. Je l’aime dans toutes ses qualités, rien ne me fait oublier sa condition idiotement humaine. L’on me dira que c’est là le lot de tous ces jeunes transis qui, les yeux bien trop près d’autres yeux, d’un corsage, d’une lèvre, sont comme coupés de la réalité et idéalisent ce qui, ailleurs, est la pire des bêtes. Il y a sans doute de cela, je ne suis pas suffisamment troublé pour ne point faire la part des choses. Mais la transcendance, l’extase, l’en-haut, ne partent-il point de cette aspiration fondamentale, temporaire et sourde ? Quand je m’agenouille devant elle pour quelques vœux humides, n’est-ce pas un Dieu absent que je prie ? Quand ma main serre sa main, quand mes ongles griffent négligeamment son dos, son épaule, n’est-ce pas un peu de son essence que je cherche à saisir ? Quand elle me parle et que je lui réponds, mais que soudainement sa voix se fait musique et que je me berce aux trémolos de son ton, n’est-ce pas les anges aux six ailes qui m’emportent ?

« J’ai aimé, et je fus aimé. Je pensais l’être et le faire totalement, et je le croyais avec une grande et absolue sincérité. Mais à présent, je m’aperçois être trompé. Aux côtés de ce sentiment brûlant, de cette passion animale qui habite mon ventre, il y a également la grandeur d’un soir de printemps passé à discuter ou, au contraire, à rester en silence, le plaisir de partager un livre adoré, une musique enlevée, un film secret, d’en découvrir davantage et de rentrer dans un autre univers. Il y a la curiosité d’un passé et la promesse d’un avenir. Il y a ce désir, simple et si grand pourtant, de l’entendre au téléphone ou de lire ses mots, de partager du temps avec une belle personne, dans tous les sens du terme.

« Je n’avais point vécu jusqu’à présent, et ce n’est pas seulement parce que je chassais un fantasme, une idée, un fantôme : c’est aussi car je n’avais point respiré, à pleins poumons, tout ce parfum d’interdit et de joie contenue, qui dépasse en force la chaleur d’été d’une haute colline, qui a bien plus d’attraits que le vent du large qui vient dévorer les falaises blanches, qui est trop grand pour se cacher dans ces grottes labyrinthiques qui creusent les montagnes perdues. C’est cette douce paix qui vient à bout des batailles du jour et de la nuit, de la maladie qui rampe, du travail qui attend, de la douleur qui ronge.

 

« Pour la première fois, pour l’unique fois, pour la seule fois, je me sens vivant, parfait, complet, accordé. Ce monde, si trouble et multiple, perfide, stupide, se fait sensé. Et quand je lève les yeux au ciel, quand les nuages floconnent et que les étoiles s’allument et s’éteignent, quand la lune, jalouse, m’envie de sa froide lumière, quand le soleil s’écroule sous l’horizon, les constellations s’organisent et me montrent son visage, ses mains, ses yeux, comme si elles n’étaient que des marionettes dont je tirais les fils cachés dans mes manches. Quand la ville se lève, quand les automobiles commencent leur mécanique ballet, quand les passants s’empressent et que les pressants s’entrepassent, je me tiens encore, tranquille, au milieu des carrefours, persuadé que tous m’éviteront de peur de me déranger.

« Dans cette cathédrale aux huit clochers et aux mille gargouilles, le silence se fait. À la faveur d’un rayon de lumière tombant mélodieusement sur mon crâne, je comtemple l’essentiel.

 

« Et il porte son nom. »


 

 

 

6.       Enfin...

 

« Qui de nous deux dit le premier je t’aime ? Dans mes souvenirs, ce fut elle, par écrit. Le mot devait se dessiner avant de se prononcer. Je n’osais le faire. Nous étions si jeunement rencontrés, et déjà les sentiments immenses nous étrei- gnaient. Nous semblions de vieux amants qui se savaient déjà, qui se connais- saient depuis longtemps, déjà rencontrés ailleurs, dans un autre temps, dans d’autres lieux, et nous ne faisions que nous ressouvenir de ces bonheurs histo- riques en l’investissant de notre présent. Cela semble imbécile, je le sais bien, et tous les amoureux de dire les mêmes choses. Mais je défends quiconque de croire mes sentiments surannés ou surfaits, habillés et faux : s’ils paraissent, aux oreilles désabusées, d’une affligeante banalité, je les sais nouveaux pour nous.

« À chaque instant que nous prononçons cette formule magique, le monde gagne en dimensions. À chaque caresse, la couleur de nos mains s’ajoutent aux cercles des peintres. À chaque baiser, le souffle parcourt les mers et les océans, les pays, et redore de son blason l’humanité entière.

 

« J’ai rencontré un fantasme, monsieur. Elle était là, derrière vous, et moi seul l’ai vu. Et je la reverrai encore, jusqu’à ce qu’elle désire se lasser de moi, ce qui arrivera peut-être, ce qui n’arrivera jamais. Mais connaître l’amour, mon- sieur, savoir sa quête accomplie, profiter, monsieur, des fruits de sa patience et d’avoir gardé son honnêteté, n’est-ce pas suffisant pour me rendre, pour nous rendre les plus heureux des êtres ? »

 

L’homme s’était tu. Il salua civilement son auditeur et partit comme il était venu : sans un bruit. Le soleil était haut. Les oiseaux chantaient.

 

Au loin, une sirène s’était évanouie.