Le sceptre, la machine et le goupillon

Mathieu Goux

2017

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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Les portes du cloître intérieur viennent de céder. J’ai entendu le lourd métal tomber dans la poussière, les gonds hurler, les flammes des grands initiés rougir l’air vicié de la Cathédrale de Pierre. Les effracteurs seront là bientôt. Ce récit est ma coda, ce qui reste de mon peuple est au-dessus consigné. Il me faut raconter notre défaite, et la mort de nos cultes, et la fin de nos magies ; et moi, dernière des Griffons et dernière des scribes, de raconter ce que les piliers stellaires détruisirent.

Depuis les éons et les âges de glace, tandis que péniblement la vie se traînait de racines en bulbilles, de baaras en mandragores, nous étions déjà là. Nos sortilèges étaient puissants, et nous commercions avec les Djinns et les Gobelins, bien avant que naissent les premiers hommes. Partout sur ce continent, nous irradions ; et nos églises turriculées, superbes mains déchirant la voûte céleste, récoltaient sans fin les puissances théurgiques et les sucs délurés qui creusent les sillons d’énergie, agitent les êtres sensibles, apaisent les songes. Nous étions magiciens, et les plus grands encore, du moins l’avions-nous cru des éternités durant.

Notre civilisation était florissante, mais nous ne nous mêlions que peu aux turpitudes de la surface. Nous étions les ombres passantes entre les ruelles des cités, le bruit du vent dans les saules ; la mer et l’océan, et le velouté du ponant. Nous autres, ordre des Griffons, présidions à la tranquillité commune des peuples. Bercés des arcanes les plus compliqués, nous invoquions les portails diffractant les lumières et dissimulant nos citadelles aux plus curieux ; nous inventâmes des corridors étranges, dans lesquels le non-initié toujours revenait sur ses pas sans le comprendre ; nous construisîmes, d’incantations en parchemins et de sigils en symboles, la Cathédrale de Pierre dans laquelle je naquis.

Comme toutes les autres prêtresses de l’ordre, mes parents me furent enlevés au commencement. On me perça les yeux, et on me cousit les paupières : c’était là l’ancienne façon, les fils de la magie venaient mieux à qui perdait un sens. Mon monde obscur et inquiétant s’éclairait progressivement, mais ma timidité première, celle qui me faisait dire que ces hautes figures qui me nourrissaient, me lavaient et me choyaient étaient des dieux, ne disparut jamais totalement.

Je recouvrais la vue longtemps plus tard. Le monde pour les Griffons était fait de lignes vertes et bleues, détourant les choses, les gestes et les pensées. Notre enseignement consistait à lire ces forces, non à les créer : la magie toujours existait autour de nous, et il suffisait de le comprendre pour devenir savant. Une main levée, un creux se forme et la vibration se dessine ; un globe formé, l’échauffement provoqué embrase l’oxygène et le projectile est porté par le fleuve électrique qui toujours nous traverse ; un autre mouvement, et c’est l’enveloppe de notre corps qui s’affaisse parfaitement, nous libérant de ses physiques contraintes et nous faisant nous envoler. Je n’étais point la plus forte, mais j’étais la plus studieuse. D’apprentie, je devenais initiée, petite, intermédiaire et grande ; baronne bleue ; enfin, scribe. C’était un corps qui m’attirait depuis longtemps, bien que je ne comprisse point son intérêt : pourquoi donc, avais-je souvent demandé à mes maîtres, devait-on enregistrer sur ce parchemin crasseux les moindres mystères de notre peuple, quand bien même cela serait-il dans cette langue indéchiffrable ? La magie ne nous permettait-elle point, me demandais-je, de toujours communiquer en lisant les lignes qu’elles formaient et pour lesquelles mes yeux avaient été crevés ? Les réponses ne venaient jamais, mais je m’abandonnais à l’étude. À présent que le bélier fait trembler les derniers de nos murs, je comprends le plaisir de la mémoire de l’encre.

Nous reçûmes tout d’abord un message, venu de l’autre côté de l’étoile du nadir. Un code fait de fla courts et de ra longs ; cyclique et régulier ; l’on cherchait à nous joindre. Les barons bleus furent les premiers à le décrypter ; les scribes ensuite ; les hauts magiciens n’y prêtèrent point attention. Leurs cadavres servirent de première barricade aux envahisseurs, j’espère que leurs âmes ignorantes apprécient l’ironie de la chose. Être contacté par une autre civilisation était incroyable, nos débats liturgiques s’animèrent davantage, chacun allait de sa chanson et de son hypothèse. Mais plus encore, nous avions tous remarqué à quel point les flux éthérés bizarrement réagissaient au message. Les formes qu’ils prenaient étaient inconnues des plus vieux adeptes : des sinusoïdes étranges, longues et carrées, des ellipses cornues, de tendres périodes. Rien dans nos livres, nos souvenirs, nos mains ne renvoyaient à cela. Nous fûmes nombreux à y voir un heureux présage.

Nous nous trompions.

Le temps pour les Griffons s’avance tranquillement. L’automne passe à peine la première feuille tombe-t-elle de l’arbre ; le vol du flocon couvre plusieurs hivers ; le lys fleurit mille fois dans nos bouquets estivaux. Nos études nous occupaient constamment, nous ne jetions jamais un coup d’œil derrière nous : lorsqu’ils arrivèrent alors, ce fut comme si nous venions de recevoir leur message. En réalité, et lorsque nous vîmes que les Djinns s’étaient élevés en Espers et qu’au moins dix guerres déchirèrent les Gobelins, maintenant fragmentés en autant de tribus, que les hommes s’habillaient à présent de lin et de soie, nous comprîmes qu’au moins sept âges s’étaient écoulés.

Les piliers stellaires vinrent nombreux. Les détours magiques nous les présentèrent comme des objets allongés, non sans rappeler nos propres pylônes capte-magie, des éperviers aux ailes déployées, aux marmites crachant le feu par volcans vissées sous leur ventre plat. Le dessin en était élégant et à leur approche, les neuf couleurs de la magie s’irisaient sous nos doigts blancs mais rapidement se déveloutaient. Il y avait là, même les hauts mages s’en aperçurent lorsqu’ils sortirent de leurs cellules troglodytes, une dissonance qui nous fit frémir. Ces êtres venus des étoiles et autour desquels la magie vivement résonnait ne venaient pas en paix.

Nos barrières magiques ne nous rendirent point invisibles à leurs yeux. Après leur descente, dans un sifflement infernal, ces vaisseaux spatiaux successivement s’ouvrirent. Même aveuglée, je sentais la lumière blanche sourdre des portiques tandis que ces nouvelles créatures, semblables à des êtres humains, formaient des légions, des bataillons, des centuries entières autour de nos pays. Le gros des troupes, nous renseignaient les ambassadeurs de la centaine de nos cités, se massait autour de la Cathédrale de Pierre, capitale de notre peuple de temps immémorial. Un député s’avança ; une oriflamme le suivait ; des aigles tordues, des lions prasins, un émail de gueules l’annonçaient ; ses armures étaient rutilantes.

Le guttural de sa langue ne nous atteignait point et nous le toisâmes, silencieusement. Il leva la main, et nous vîmes les flux magiques autour d’elle se lever et l’enrober paisiblement. Les sons telluriques, à l’instar des mathématiques ou des jeux d’enfant, parlent à qui sait les écouter. La force vitale de notre planète reconnaissait ces envahisseurs comme des alliés ; et plutôt que de les repousser, elle les embrassait paisiblement. Soudain, sa couleur changea. Il y eut comme un vent nouveau soufflant sur la rencontre. Nous fûmes plusieurs, moi comprise, à distinctement entendre comme un son métallique, une gâche se levant, un ressort bandé peut-être ; et ce furent nos oreilles fatiguées, et non notre sentiment sorcier, qui enregistrèrent ce bruit. La magie devint pour nous un instant muette, puis les premiers corps tombèrent.

Nous ne comprîmes point ce qui nous frappa. Tout ce qui est, est magique, croyions-nous ; rien ne pouvait s’accomplir sans que nous ne le retrouvions d’un geste de la main. Pour peu que nous fussions attentifs, pour peu que notre regard se portât au bon endroit, vers le bon horizon, rien ne nous échappait. La bête meurt, le flux noircit puis disparaît soudainement ; la bête naît, le jaune nous enlace tranquillement ; la neige tombe, l’onde ainsi se répercute ; la pierre se taille, la mouche vole, l’ombre tourne. Nous lisions dans ce monde comme en un livre ouvert, ses secrets nous protégeaient, sa clarté nous grandissait.

Ces êtres qui venaient d’au-delà de l’espace faisaient bien plus que manipuler la magie, et mieux encore que nous ; ils possédaient des machines de mort qui répondaient à des lois de nous inconnues. Des bâtons de feu qui éclataient de fureur et lançaient des pieux de lumière qui déchiraient les chairs ; d’autres balles rebondissaient, sifflotaient légèrement, puis s’anéantissaient en glace en nous immobilisant. Des vaisseaux semblables aux grands piliers, mais bien plus petits et chargeant trois ou quatre de ses guerriers, striaient les cieux et nous bombardaient incessamment. Ce ne fut qu’une semonce, et nos pertes déjà étaient inestimables. Le député et son oriflamme, le gros de l’armée, ne bougèrent point et tentèrent une fois encore de communiquer dans leur langue grasse. Les scribes, dont je faisais partie, arrangèrent, transpirant de terreur, les lignes de magie et forgèrent nos plus belles fleurs, les oiseaux azurés, les hiéroglyphes de nos croyances. Au commencement, nous crûmes que ces technomages furent contentés.

Le député fit de même avec sa propre connaissance des flux magiques, et nous répondit en imitant nos fleurs et nos bêtes. Il y ajoutait ce que nous pensions être les représentants de la faune et de la flore de son pays, et les dessins étaient plus fins et plus riches que nos plus jolies pièces. Nous pouvions compter chaque écaille de ces reptiles qui se tortillaient, chaque pétale de ces marguerites isabelle qui s’épanouissaient sous ses mains agiles. Enfin, il traça un dernier symbole, sorte de lettre étrange s’achevant par de longues arabesques. Ce pouvait être le nom de son peuple ; celui de son pays ; la raison de sa venue. Je pense à présent que c’était le visage de son dieu, et qu’il attendait de nous de le réécrire comme pour accepter sa foi. Ce député était moine-guerrier ou apôtre, et ces êtres venus des étoiles dans ces vaisseaux, brandissant des armes d’une science bien plus avancée que la nôtre, parlant une langue inconnue et vulgaire, ces envahisseurs voulaient tous nous convertir. Nous étions sans doute les ennemis les plus dangereux de cette entreprise. Les Espers, à l’instar des Djinns qui leur donnent naissance, ne se dévoilent qu’une fois l’ambroisie consommée, leur existence n’est pas coplanaire à celle des autres créatures. Les Gobelins sont bien trop chétifs pour être une menace, ils seront les esclaves de qui haussera la voix ; quant aux êtres humains, ils devaient déjà les prendre pour des semblables et alterneraient courbettes et faux-semblants comme à leur vieille habitude.

Quoi qu’il en fût, notre silence contenté, puisque nous pensions avoir négocié la paix, aggrava les choses. Le député reforma encore le symbole de son dieu, cette croix se terminant en broussailles et en arabesques. Nous forgeâmes une réplique de la Cathédrale de Pierre, qui un instant sembla attirer son attention, puis il redessina son talisman, plus grand encore. Nous répondîmes d’une constellation, puis la magie s’échauffa : il s’énervait, et retournait nos sortilèges contre nous. Une fois dernière, sa croix étrange ; et tandis que nous esquissions un fruit, une seconde giclée décima nos rangs. La guerre était déclarée, et l’histoire des Griffons s’écrivaient maintenant en semaines, si ce n’était en jours voire en heures.

Les hauts magiciens crurent que leurs anciennes malédictions ne feraient qu’une bouchée des technoguerriers. Ils achetèrent à peine le temps de notre retraite et furent annihilés par les nombreuses armes que j’ai déjà décrites. D’autres de mon peuple restèrent en arrière, non par courage mais par nécessité : le député et ceux de son ordre asséchaient de leur pensée les flux magiques, les moins avertis des initiés n’eurent aucune ressource pour s’envoler. Malgré eux, ils aidèrent notre fuite et tout aussi vaine était-elle, nous les priâmes longtemps. Les barons bleus et les sorciers du premier cercle, ainsi en avions-nous décidé hors de souffle, concentreraient leur nombre dans les différents cloîtres cerclant le cœur de la Cathédrale de Pierre et dirigeraient par leur présence les envahisseurs vers les couloirs trompeurs du temple ; les scribes étaient consignés dans la Bibliothèque des Passants, fonds de notre savoir, et indexeraient l’intégralité de nos méthodes, de nos coutumes et de notre histoire. Malgré nos efforts réguliers, il restait beaucoup à noter et chacun de nous se consacra à l’un de nos âges ; j’avais la charge du dernier, et je devais par cette note terminer le livre de notre espèce.

Au début de cette guerre sainte dont nous ne connaissions ni l’enjeu, ni l’ennemi, nous lisions tous le flux magique qui de moins en moins nous parvenait. S’il nous avait toujours permis d’anticiper le mouvement des peuples, les tempêtes de grêle, les migrations aviaires, si nous avions appris à distinguer l’alezan de l’aquilain, le grège du mastic, il était de plus en plus difficile d’avoir accès aux informations du monde extérieur. Nous les savions amassés à nos entrées, quand bien même auraient-elles été dissimulées de la vision naturelle des créatures sensibles ; nous les sentions forcer les remparts, les tourelles, détruire nos puits de magie méthodiquement ; mais doucement, notre compréhension de leurs tactiques compliquées, notre perception des effets des projectiles pour nous invisibles, nos liaisons avec le monde de la surface, même, allaient diminuant. Notre forteresse se transformait progressivement en prison, plus d’une fois rêvais-je d’arracher les coutures et la peau cicatrisée qui fermaient mes yeux aveugles et d’assister à notre chute comme le reste des créatures de notre monde. Nos lois nous l’ont toujours interdit, et plus que jamais dois-je rester fidèle à nos croyances. Si la mort vient me frapper bientôt, je ne veux rien avoir à me reprocher.

La destruction du premier rempart nous parvint cependant distinctement, aussi clairement que le message stellaire annonciateur de notre génocide. Les sinusoïdes déformatrices que nous perçûmes nous remplirent d’une grande tristesse, mais il y avait comme une forme de grandeur dans cette belle illusion. Les Griffons sont les enfants de la magie ; ils ne comprennent ce monde qu’en lisant les lignes qu’elle trace sur son passage et consacrent leur vie et à en étudier l’infini nuançage et les volumes étranges qui proéminent de ses ondulations lointaines. Rien ne nous plaît davantage qu’une association inédite, ou rare, et de discuter longtemps de ses implications sur la réalité environnante. Les légendes nous présenteront sans doute un jour, si notre histoire survit aux butoirs que je suis dernière à entendre, comme des contemplateurs, comme de surplombants passeurs qui partout toisaient le monde dont ils faisaient partie. Si nous n’agissions point, ce n’était point par paresse ou par orgueil : c’est que la beauté de ce monde passait tout autour de nous, et que nous étions en adoration. Le livre théurgique se dévoilait page par page ; ses chapitres nombreux redonnaient un sens nouveau aux précédents sans pour autant prédire les futurs ; ses images devenaient de plus en plus complexes, c’était des fractales infinies dans lesquelles nous plongions de plus en plus en profondément. Il y avait toujours quelque chose à connaître, toujours quelque chose à comprendre. Nous avions fondé des mythologies entières sur les mille visages changeants de la magie ; nos chimères avaient leurs formes, nos cultes s’inspiraient de leurs mouvements. Nous étions ses enfants, et nous la respections comme nous la croyions nous respecter.

Au fur et à mesure mes compagnons, qui avaient terminé leur travail d’archive, quittaient la bibliothèque et partaient au front dans l’espoir que la victoire ne tînt qu’à leur seule présence. Peut-être plus lente, peut-être plus appliquée, j’étais rapidement la dernière et la plume grinçante sur le parchemin ne réussissait point à me distraire des hurlements de terreur que j’entendais au loin. Seule, je compris néanmoins quelque chose que sans doute mes coreligionnaires ignoraient : notre disparition était le fait de l’histoire. Nous pouvions hurler dans le jour et dans la nuit, pousser des hauts cris et dire que la magie nous avait abandonnés ; mais en vérité, nous avions négligé ces arts scientifiques que ces visiteurs des étoiles utilisaient contre nous.

Notre peuple, depuis le commencement et je m’en aperçois à présent, dédaignait les sciences naturelles, la chimie, la physique, le chiffre. Au contraire, nos bourreaux avaient su se servir de la magie non seulement pour voir ce que personne ne pouvait voir, mais avaient également eu l’intelligence de comprendre comment le monde fonctionnait à côté des sortilèges. La magie nous dissimulait, mais elle ne pouvait point nous extraire de l’attraction de la lumière ; elle pouvait nous porter et ainsi traversions-nous en volant les océans, mais nous ne savions aller plus vite que le son ; elle nous permettait de communiquer sans bouger les lèvres, mais nous ne comprenions nullement les autres peuples et la traduction était un talent que nous jugions inutile, si ce n’était imbécile.

Ce peuple qui était si avancé technologiquement et qui maîtrisait pleinement la magie, plus que nous le sachions ; ce peuple qui associait le goût de l’exploration sans renier sa foi, car il tuait et exterminait au nom de sa croix ; ce peuple qui savait répliquer aux boules de feu des adeptes, qui ne se laissait point abuser par les couloirs sans fin de notre Cathédrale et qui s’habillait des plus solides armures, décorées des plus belles armoiries, qui brandissait des armes d’un genre inédit que nous ne savions contrer ; sans doute ce peuple-là était-il plus sage que nous, et sans doute méritions-nous sinon de disparaître, du moins d’accepter notre défaite.

Les portes du cloître intérieur viennent de céder, je n’entends plus mes sœurs, ni mes frères, plus rien. Je suis la dernière des scribes, et la dernière des Griffons. Ceci est le testament de mon peuple : après moi, il n’y aura plus rien.

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Le Gardien de la Foi surveillait l’écran de la nymphe biomécanique qui méticuleusement arpentait les dernières salles de la superstructure. Dans son oreille, le général aux armées se félicitait de la fin de cette guerre de position dans laquelle son arrière-grand-père s’était distingué. Il faisait partie de la première génération, de ceux qui, sortant de cryogénie, foulèrent pour la première fois une terre après ce très long voyage intersidéral entrepris dans l’espoir, après la destruction de leur foyer, de trouver une planète hospitalière. Une fois arrivés, les colons découvrirent un univers de conte de fées : des esprits translucides caressaient leurs corps grêles, il suffisait de lever la main pour se sentir investi d’un pouvoir nouveau, partout pouvait-on sentir dans l’air, dans l’herbe et dans l’eau des étrangetés que leurs connaissances de jadis ne savaient expliquer.

Méthodiquement, ils firent des tests ; méthodiquement, ils scrutèrent au microscope les molécules, les pulsars et les électrons qui n’existaient qu’ici et non ailleurs. Les meilleurs savants mirent au point des lunettes spéciales dévoilant les lignes d’énergie complexes qui émanaient du sol et celles, qui les intriguaient davantage, qui semblaient plonger dans les entrailles du sol en des points spécifiques. Chaque jour les arrivants en comprenaient davantage ; et chaque jour, ils améliorèrent leur équipement, leur armure, leurs armes grâce aux cordes colorées d’énergie pure qu’ils devinaient de mieux en mieux.

Un jour, tandis qu’ils donnaient des manœuvres et que les cohortes installaient divers camps scientifiques autour de ces puits telluriques, un événement étrange eut lieu. Une forme de vie, du moins c’est ainsi qu’elle fut décrite, tenta de rentrer en contact avec ses ancêtres. Leur apparence était changeante, jamais aucune description de ces esprits n’a pu être faite. La communication était compliquée, plusieurs jours s’écoulaient avant que l’on ne puisse enregistrer une réaction. On essaya l’écriture, on essaya la parole : ce fut finalement la manipulation de l’énergie qui sembla les réveiller et patiemment, ils tentèrent de les comprendre en dessinant leurs plantes et leurs oiseaux, et en imitant les leurs. L’informatique leur fut d’une grande aide : ce sont les logarithmes qui indiquaient comment bouger les mains, et à quelle vitesse, pour dessiner ceci ou cela. Sans eux, rien de tout cela n’aurait été possible.

Malheureusement, les commandants aux armées s’impatientaient et ne laissaient point les émissaires dépêchés faire leur long travail de traduction. Ils voulaient en savoir davantage sur ce monde, ce peuple et sur cet immense temple trouvé sous l’écorce terrestre et qui abritait, les relevés étaient catégoriques, des sources d’énergie incroyables. Ils accélérèrent les choses : on tenta la communication au moyen de miroirs et de lasers ; on envoya les drones, ces machines de métal qu’ils employaient pour la surveillance avant la manufacture des androïdes au corps de fée et à la tête robotique, mais ils tombaient comme électrisés au sol et explosaient incessamment ; ils survolèrent plus d’une fois la zone de leurs navettes, en vain.

Un jour pourtant, l’une de ces créatures montra une image du temple souterrain. Ils croyaient tenir le bon bout : les ambassadeurs lui posaient la question, ils tracèrent maladroitement un point d’interrogation, mais cela ne donna rien. Alors, les généraux décidèrent de les raser. Ils firent appel à leurs machines de guerre, à leurs fusils et leurs armées, et lancèrent l’assaut. Ils ne savaient pas alors qu’ils s’engageaient en une bataille de cent-cinquante ans, et que les fils des fils des fils de ces hommes tenteraient encore de percer les derniers murs. Le Gardien de la Foi, garant des croyances de leur ancien monde, était lui-même le petit-fils du député chargé du premier contact ; à présent, il espérait seulement trouver une trace de cette peuplade étrange, comme existante dans un autre temps et dans une autre dimension. Dans ce nouveau monde qu’il avait conquis, les autres tribus humaines les appréciaient ; les Gobelins les servaient, sans savoir pourquoi ; les Espers communiquaient parfois avec eux ; mais ces esprits inconnus restèrent silencieux, pour tout le malheur du monde.

La nymphe mécanique s’immisça dans un tunnel. Contrairement aux nombreux autres de la superstructure, il ne troubla point, par un phénomène qu’il ne savait toujours pas expliquer, l’androïde et ne l’invita point à revenir sur ses pas. La nouvelle salle, qu’il ordonnait à présent d’ouvrir au burin, à l’explosif et au bélier, ressemblait à une sorte d’autel. De vibrantes colonnes entouraient un piédestal sur lequel ce qui ressemblait à des codex, premiers de leur catégorie, attendaient doucement. Sur un trône blanc il croyait distinguer une plume encrée, gisant sur un tas de cendres froides.