L'Homme qui sauvait des livres

Mathieu Goux

2018

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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1.

 

Hemingway n’était pas à sa place. Tandis qu’il aurait dû se trouver après ce recueil des frères Grimm, il se trouvait inexplicablement avant le journal d’Anne Franck. Ses crises de somnambulisme devenaient non seulement plus fréquentes, mais également plus insidieuses. Jadis, c’était un verre de déplacé ; ou un dictionnaire ouvert sur la table basse du salon ; ou un mot griffonné sur un bout de papier, indéchiffrable mais de sa main, laissé sur le clavier de son ordinateur. À présent, il lui fallait scrupuleusement observer dans sa bibliothèque, chaque matin, si l’ordre pratique et alphabétique avait été respecté ou si sa main endormie avait permuté ceci ou cela, sans qu’il ne sache exactement pourquoi.

Les polysomnographies, les anxiolytiques, les psychothérapies avaient commencé depuis un mois à présent, juste après cet épisode de sexsomnie dont l’une de ses amoureuses avait fait les frais. Il ne la voyait plus vraiment, d’ailleurs, depuis cette agression, involontaire certes, mais dangereuse pour le bien-être de ses partenaires. Depuis petit faisait-il des crises parasomniaques, il hurlait dans son sommeil, il avait des conversations, il aberrait ci et là ; mais c’était la première fois qu’il agressait sexuellement une partenaire. Aucun homme ne se déclarerait, généralement et de lui-même, violeur ; ou agresseur sexuel ; il savait pourtant bien, pour avoir lu et compris nombre d’essais, que ces choses-là se produisent souvent, et régulièrement, et entre partenaires réguliers, et entre amoureux ; et il s’était juré de ne jamais être de ses violeurs du quotidien, qui négocient des faveurs et font chanter les êtres aimés, les modelant et les triturant jusqu’à ce qu’ils deviennent parfaitement soumis à leur volonté.

Et puis, le sommeil vint, et depuis ne dort-il plus vraiment. Il s’isole, prend un cachet et devient inoffensif pour le commun des mortels ; c’est le moins qu’il puisse faire. Pour son bonheur, s’il y accède un jour, on verra plus loin. Pour l’instant, Hemingway revenait après les frères Grimm, la tasse de tisane de la veille partait dans l’évier, et l’ordinateur s’allumait dans ce bruit léger du ventilateur. Rien d’intéressant au courrier, les sites de vidéo, ou d’informations, l’amusèrent quelques minutes seulement. Nous étions samedi ; tout son travail était fait ; les chats dormaient qui sur le canapé, qui sur le tapis ; l’été s’achevait dans une lumière ochracée, et l’automne bientôt apaiserait ses pensées grises.

Ce jour-là, il devait voir Karine, déjeuner puis passer l’après-midi avec elle ; au soir, c’était Céline ; le lendemain, Martine lui proposait de prendre l’apéritif. Ces week-end étaient organisés anarchiquement, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre ; tantôt chez lui ou chez des amis ; il ne s’ennuyait guère, plutôt, il avait toujours quelque chose à faire. Il avait, jadis, tenté le plaisir simples des laboureurs, les vies de couple rangées, les soirées devant la télévision : tôt ou tard, cela finissait par l’ennuyer et, surtout, cela le dérangeait profondément. Il avait toujours eu comme cette sensation étrange, qu’il aspirait le monde autour de lui, comme un trou noir attire à lui toutes les ondes gravitationnelles, qu’il fatiguait de sa présence ses amis et ses amantes. Il y avait toujours chez lui ce balancement, peut-être universel, peut-être plus rare, entre le réflexe et la pensée, entre l’instinctif et le réfléchi. Quand il levait le bras, quand il parlait, il se demandait toujours si ces influx venaient de son centre conscient, ou d’un ganglion distinct, ailleurs, dans sa jambe ou son estomac, qui possédait sa personnalité propre et qui, parfois, n’était pas d’accord avec le reste.

Son somnambulisme se matérialisait, à ses yeux, comme la plus patente preuve de cette impression : et si la journée pouvait-il contrôler, plus ou moins constamment, ses paroles et ses gestes – ne lui restait qu’à gérer son anxiété congénitale, mais les cachets, et quelques mouvements respiratoires, étaient là pour ça --, autant la nuit, c’était cet autre lui-même qui prenait le contrôle. Son pouvoir était généralement limité, du moins jusqu’à présent n’était-il point inquiétant ; mais tout comme ces serpents, ou ces lézards, que l’on achète larvaires et qui finissent énormes, envahissant les baignoires et les salons, il avait grandi, gonflé comme une tumeur et se permettait à présent des choses immondes. Peut-être les voulait-il secrètement, peut-être n’était-ce point des accidents, mais la réalisation concrète de vœux profondément enfouis ; mais adventices ou non, il devait les garder cachés, secrets, invisibles, condition sine qua non pour vivre en société.

Progressivement néanmoins allait-il s’éloigner de la société des humains, du moins, de ceux faits de chair et de sang. Il conservait cette curiosité et cette avidité pour les livres, et sa bibliothèque s’enrichissait périodiquement de nouveaux ouvrages, lus mais non acquis, ou parfaitement inconnus. Au commencement, il s’imposait de ne rien acheter à moins d’avoir terminé la lecture du reste ; il ne lui fallut que deux semaines pour ne pas respecter cette évidente règle d’hygiène littéraire. C’est que l’on trouve des livres partout, constamment, et à vil prix : les gens vident plus souvent leurs bibliothèques que leurs placards. Si le livre de poche a bien volontiers démocratisé un accès, jadis problématique, à la culture et aux idées, elle a eu cet effet pervers de faire rentrer la littérature dans ce cercle du consumérisme fonctionnel. On lisait comme on usait ses chaussures, ou comme on mangeait une terrine de campagne : on l’avalait, puis on n’y revenait plus. Comme cela prend, généralement, peu de place, on le garde, il décore une étagère ou un bureau, c’est un sujet de discussion lorsqu’un inconnu s’attarde distraitement sur les murs ; et puis, à la faveur d’un déménagement, ou pour faire de la place dans une cave, on le vend ou le laisse à un tel ou une telle.

Sa mission s’était imposée plutôt tardivement. Il fut étudiant en lettres, il avait écrit, il avait enseigné les langues et la littérature, la grammaire, et sa bibliothèque était à la fois un outil de travail qu’une fierté personnelle : à présent, elle était comme un refuge pour animaux blessés, délaissés par leurs maîtres, et la plupart des ouvrages venaient avec un souvenir relatif à son acquisition, parfois une note écrite au crayon, derrière la couverture, renseignait sa mémoire défaillante. Voltaire ? Cours de deuxième année, sur le mythe du « bon sauvage ». Le Pavillon d’or ? Recommandation d’un ancien ami. Cette édition jaunie de Camus ? Un bouquiniste sauvage, sur les quais de Rhône, qui l’avait gentiment offert après une vingtaine euros d’achats.

La facilité avec laquelle il est possible, dans notre société, d’acheter des livres, l’étonna d’abord, l’intrigua ensuite. Et puis un jour, peu de temps avant l’agression d’ailleurs, il décida de secourir tous ces pauvres livres perdus, abandonnés, esseulés, destinés au pilon ou au briquet. Sa philanthropie avait ses limites, il ne sauvait de leur destin que les ouvrages qu’il ne possédait pas encore chez lui, il gardait l’esprit de la lettre plus que la lettre elle-même pouvait-on dire.

Son classement était ainsi fait. Dans une colonne, les auteurs dont la langue maternelle n’était point le français. Ses études, mais également sa sensibilité linguistique, lui faisaient accorder une très grande importance au style, au rythme des phrases : et le meilleur des traducteurs ne pouvait parfaitement translater en français les effets premiers voulus par le scripteur. Kundera, dans L’Art du roman, en touche des mots bien sentis ; et cet auteur par ailleurs lui posa un cas de conscience certain. Il se résolu à le ranger avec Kipling et Lao-Tseu, et de détourner pudiquement le regard, ou à faire dériver la conversation, si un spécialiste par trop précis l’engageait sur des chemins qu’il ne savait parcourir.

À côté, dans une bibliothèque bien plus grande, les auteurs francophones, de quelque époque qu’ils fussent. Il songea tout d’abord à isoler les périodes reconnues par les diachroniciens, l’ancien français d’abord, puis les fastes flaflas du moyen français puis la période classique, à compter de laquelle il ne comptait plus distinguer Corneille de Voltaire, et Diderot de Hugo ou de Camus ; mais devant les mouvements irréguliers et toujours rapides de la langue, et les imprimeurs et les éditeurs souvent peu scrupuleux des orthographes premières, il se résolut finalement à ne point raisonner ainsi et d’alphabétiquement ranger ses œuvres, de Chrétien de Troie à Pascal Quignard. Il ne poussait point le vice à orienter chronologiquement les ouvrages entre eux, bien qu’il pût prendre en compte la date de la première édition : mais certains recueils posthumes, même anthumes à dire vrai, rendaient difficiles la cohérence et la permanence de la chose. Puis, se disait-il, les chiffres et les lettres, même pour le Roman de Renart, ne se mélangent point.

Dans une autre pièce, et dans d’autres meubles selon les commodités de l’espace qui s’offrait à lui, on trouvait dictionnaires, grammaires, recueils de remarques, ouvrages théoriques sur tel auteur, telle œuvre, tel point de langue, parfois ses propres romans ou ses propres articles car il se piquait et de recherche, et d’écriture. Bien embarrassé qui chercherait à construire un index avec tout cela : il ne se fiait jamais qu’à sa propre mémoire et savait, par une intelligence secrète et toute personnelle, ce qu’il avait, ce qu’il n’avait pas. Tout habitué était-il alors à l’agencement unique des formes et des couleurs des tranches de ses livres, il repérait d’un coup d’œil, même endormi, ce qui avait changé pendant la nuit.

Afin d’apaiser ces jours-ci son esprit malade, il avait entrepris un nouveau travail d’écriture : sa thèse l’en avait éloigné depuis plusieurs années. Comme c’était là finalement une occasion comme une autre, il en profitait pour reprendre un nouveau manuscrit et de laisser planer celui qu’il avait jadis commencé ; et comme il n’avait d’autres idées que de parler de lui, il se décida d’imiter Montaigne, sans doute son auteur favori en langue française, et d’initier des Essais. Tout comme cette dernière œuvre, il se réservait le droit aux allongeails et aux ajouts : et les indiqua textuellement au fur et à mesure de ses rédactions successives.

 

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Essais de XXX

 

Italiques : Première strate d’allongeails.

Préface

 

Je ne sais pas si ce sera là un livre de bonne foi, lecteur. J’en ai la prétention, pourtant ; mais l’on sait bien la nuance entre le dire et le faire, entre le geste et l’intention. J’utiliserai cependant une carte maîtresse : contrairement aux habitudes que je puis avoir, du moins, que j’ai développées ces dernières années avec mon travail académique, de doctorant d’abord, de chercheur ensuite, je m’interdis toute réécriture, ni toute suppression de ces mots. Je puis les augmenter, indiquant alors les allongeails au fur et à mesure du temps ; mais tout ce qui sortira, sortira immédiatement.

L’idée d’un essai, ou des essais plutôt, me poursuit depuis plusieurs années à présent, et mon amour de Montaigne n’est sans doute pas étranger à tout cela. J’ai commis quelques textes en ce sens, jadis, mais j’y parlais surtout de littérature : c’est que je me cherchais surtout une voix d’auteur, et sacrifiant à l’inoriginalité, je faisais comme chacun et commençais par écrire sur l’acte d’écrire, avant, ensuite, de produire des nouvelles, des romans, des manuscrits plus chargés d’histoire, de personnages et de morales. Là encore, la chose finit par m’alasser : et je m’oriente enfin vers la finalité de toute écriture, du moins, de la façon dont je peux le concevoir.

La littérature, pour moi ne serait-ce, n’a jamais changé le monde. Et les grands textes, me dira-t-on ; et les chansons et les pamphlets ; et les poèmes ? Eh bien, tout cela inspire les hommes et les femmes, qui agissent en retour en accord, ou non, avec ces textes. On sait bien que les philosophes des Lumières bien mal ont été compris des révolutionnaires ; et les conséquences du marxisme sont bien connues et des historien.nes, et du peuple. La Littérature, pour moi et je me place encore une fois dans une ligne remontant à l’antiquité, ne peut jamais qu’aider que son auteur, toute autre lecture ne sera jamais qu’incidente. De Montaigne à Rousseau, il n’y a qu’une préface, tout comme il n’y avait rien de plus entre St-Augustin et Montaigne. Si ces essais ont alors un rôle moral, c’est qu’ils ne m’aideront jamais qu’à me moraliser, qu’à me policer moi-même : malgré mes trente ans révolus, je reste un enfant par bien des aspects et toujours ai-je pensé que l’écriture, par la linéarité contrainte de sa progression, organisait mieux les choses que les longues et cuisantes pensées qui peuvent nous habiter.

Il n’y aura cependant ici, et guère, d’organisation dans mon propos, les sujets viendront comme bon me semblera. Ils concerneront surtout mes préoccupations contemporaines, comme je ne sais écrire sur autre chose : et ils seront politiques, même dans le moindre. Car bien que la littérature n’ait jamais, pour moi, changé quoi que ce soit ; elle reste toujours, et indubitablement, politique, sociétale, engagée. Tout mouvement nous dévoile, pour rester sur Montaigne ; et comme j’existe au sein de notre monde, tout mouvement le dévoilera également. Ainsi vont les choses : parler de soi, c’est aussi parler du reste et quelque part, je ne connais rien de plus beau.

Du polyamour

 

Je n’avais entendu parler de ce concept avant tout récemment, lorsque ma petite amie m’avoua et son envie véritable, et sa relation amoureuse avec un autre homme. Que l’on ne se méprenne, car souvent me fait-on la remarque lorsque je relate cela : si ces deux événements sont concomitants, ils ne sont pas conséquents. Le polyamour, chez elle, est une notion songée de longue date, qu’elle envisagea jadis mais qu’elle embrassa qu’avec moi, se sentant suffisamment libre et en confiance pour assumer cette décision. Ce souhait précéda, par exemple, l’envie de vivre dans son propre appartement, alors que nous cohabitions depuis plus d’un an : il n’y a là qu’une cohérence de sa part, et non pas un arrivisme malsain. Gardons-nous de la juger : et du reste, ne jugeons rien, si ce n’est, et si vous le décidez, l’auteur même de ces mots. Le choc fut difficile, au commencement, un monde s’écroula progressivement. Et ni les mots de tendresse, ni le confort des caresses, ni l’amour, physique comme moral, ne surent au début me rassurer. Il me fallut bien des lectures d’une part, bien de la solitude de l’autre, bien des efforts et bien des expériences ensuite, pour commencer à entrevoir non seulement l’intelligence, la beauté mais également l’anarchisme de la chose, toutes choses que je tiens en très haute estime. Ce n’est qu’ensuite, et néanmoins, que je saisis davantage le déséquilibre existant entre elle et moi à ce propos, déséquilibre de nature infiniment politique et que je ne saurais parfaitement résoudre. C’est une tension irréconciliable, un dilemme dont chaque issue sera décevante : et entre deux mots, je ne saurais jamais prendre que le moindre.

Cette petite amie, C.M., me confia un essai donné par son frère, que je connais bien de même : À propos d’autonomie, d’amitié sexuelle et d’hétérosexualité, de Corinne Monnet. Sans trahir la pensée de son autrice, ni reproduire indûment les morceaux choisis, assez bien écrits ajouterais-je, de celle-ci, je dirais qu’il s’agit là d’un parcours de l’expérience personnelle de ladite, éclairée sous l’angle de l’engagement politique, de la notion d’autonomie, d’amour, d’amitié et de sexualité. Cette lecture, brève mais efficace, sut mettre bien des mots sur ce que je pouvais percevoir de l’engagement de C.M., chez qui l’existence est indissociable de la politique, l’une des nombreuses raisons pour lesquelles je puis l’aimer. Bien des mots sur la façon dont elle pouvait vivre son polyamour certes, mais également bien des mots sur mon trouble passé mais aussi, et c’est ce qui a produit ici mon écriture, les choix faits de mon côté pour survivre à la situation et atteindre le bonheur, et la tranquillité, à laquelle j’aspire depuis mes tendres années. Car je ne cherche rien de plus dans mon existence, ni gloire, ni richesse, ni succès, ni intelligence. Plutôt, toutes ces choses-là que je peux acquérir, ne sont que des moyens me permettant d’atteindre le tranquille. Je me suis toujours considéré et comme un homme fendu, lézardé par le milieu, faillible dans le sens géologique du terme ; et comme un homme en déséquilibre, sans balance, sans pouvoir s’écorer. Je ne sais précisément revenir à l’origine du mal, je ne sais si je puis donner précisément, dans mon enfance ou mon adolescence, le moment où le mal fut fait. Mais que la faute fût réelle ou imaginaire ; ses conséquences m’ont toujours habité et profondément. Je les sentais dans ma chair, sous ma peau, comme un corbeau juché sur mon épaule et évaluant pesamment, mais toujours en silence, le moindre geste, la moindre parole, le moindre regard. Tantôt plus, tantôt moins : mais présent.

L’âge aidant, la pression s’envole doucement : habitude ou soulagement, je la ressens moins. Parfois, je m’imagine avoir grandi, devenir plus mature ; parfois, je mets cela sur la chance ; parfois, sur mon environnement qui multiplia ses repères, comme on apprend davantage à se repérer dans une ville jadis nouvelle à force d’y exister. Je ne m’imagine cependant jamais exister sans cette présence pesante, que j’avais jadis nommé « Frivolan » : comme si, en le baptisant, je parvenais à mieux la vaincre.

 

Il est effectivement une dissymétrie dérangeante dans le polyamour des femmes, et le polyamour des hommes. Quand bien même l’essence serait-elle identique, qu’il n’y aurait point de comparaisons entre les amant.es, on ne peut nier, ce me semble et dans une perspective féministe surtout, que la recherche du plaisir chez les uns et la recherche du plaisir chez les unes, que la quête de l’autonomie des autres et cette même quête chez les autres, ne peut produire les mêmes effets à partir des mêmes causes. Nul m’est besoin de le rappeler : mais autant la recherche du plaisir, l’affirmation de soi, l’autonomie, sont toutes choses valorisées chez mon genre, autant tout cela est mal perçu pour les femmes. Le cadre structurant de la société, qui patriarcal, qui traditionnaliste ou que sais-je, valorise mon polyamour, quand bien même recevrais-je des regards désapprobateurs de mes contemporains dont certains – sinon tous – valideront, tacitement ne serait-ce, ma démarche, tandis qu’ils tancent nécessairement l’initiative de C.M., et des semblables ; et sa propre quête solipsiste se double donc d’un engagement politique fort, œuvrant qui pour l’égalité entre les genres et les sexes, qui pour une meilleure inclusion, qui pour une grande liberté. La mienne, en retour, flatte le statu quo, je fais le jeu de l’oppresseur, moi qui profite déjà de la chose par mon identité même. En ce sens, et me concernant, et si je veux être aussi engagé politiquement que C.M. sur ces questions amoureuses, il m’aurait fallu refuser mon polyamour et rester dans la voie dissidente de la fidélité.

Je l’ai considéré. Néanmoins, j’ai dû repousser la chose, cette fois non pas pour des raisons politiques mais bien pour des raisons plus personnelles et égotistes : la situation me rendait ineffablement triste. Ma tristesse, en l’étudiant et en la considérant avec toute l’attention dont je puis faire preuve, ne venait cependant pas de l’idée de ne plus être « le seul », car je restais l’unique, et rien n’a été fait pour me détromper. C.M. et moi restions fidèles, et j’ai toujours accordé plus d’importance à ces choses-là qu’à l’exclusivité pour ne pas réussir à accepter la nouvelle, même si celle-ci eût sur moi un effet violent. Si je reviens sur l’essai de Corinne Monnet, elle fait une distinction intéressante, que j’avais déjà étudiée sans totalement la nommer. Elle distingue ce faisant amour, amitié sexuelle, et amitié, tout en se posant la question de l’existence de cette première catégorie. J’ai été étudiant en lettres, je suis chercheur en langue, je suis auteur : je ne sais donc que trop bien que l’amour est une construction littéraire, sociale peut-être ultérieurement, antérieurement ou concomitamment, et qu’on éleva au pinacle et au Moyen-Âge notamment un sentiment d’affect puissant certes, mais détaché de toute signifiance véritable. Barthes l’aura dit bien mieux que moi : l’amour vaut notamment pour le symbole, l’investissement abstrait que nous sommes prêts à accorder à tel ou tel geste. Une fleur, un médaillon, une mèche de cheveux : c’est parce que ces éléments se situent structurellement dans un ensemble codifié que nous leur prêtons de l’importance. Je n’ai donc jamais totalement cru à l’amour comme idéal : je crois pourtant à l’amour comme conséquence et comme sentiment. Les larmes versées sont réelles ; la souffrance, le cœur brisé sont d’une violence aussi sérieuse que la plus longue maladie ; la solitude peut conduire aux dernières extrémités. Corinne Monnet replace dès lors ce sentiment amoureux, dont elle fera l’anatomie, dans un autre système de valeurs, politisés, de domination et remarque non sans pertinence que l’amour tel que donné aujourd’hui se fonde sur un déséquilibre malheureux. Il est un sacrifice, souvent des femmes vers les hommes dans le cadre de la monogamie hétérosexuelle, qui ne peut jamais être rendu. Il est une attente et un besoin, mais en aucun cas une saine et belle relation d’égalité que l’on attendrait pourtant, du moins, que l’on espérerait trouver. Cette égalité, c’est alors davantage dans l’amitié qu’on le trouve : « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Mâtiner, dès lors, cette amitié d’un commerce intime et sexuel, fondé sur le respect et la réciprocité, semble être une alternative appréciable à l’Amour, et que l’on peut certes considérer comme de l’amour. Non : ma tristesse venait sans doute davantage de la comparaison, indubitable et socialement construite, avec cet autre qui n’était plus moi. Il devait être plus grand, plus beau, plus intelligent, plus musclé, plus que sais-je… Ces sentiments-là doucement s’étiolent, je n’y songe plus comme auparavant. Accepter cela, c’est sans doute la meilleure preuve d’engagement que je puis faire preuve en termes de polyamour, l’accepter est un geste presque politique, si l’on peut dire. Je ne pouvais cependant me résoudre à demeurer exclusif, car la solitude me pèse davantage qu’en mes primes années, où je la recherchais davantage : et j’aime la tendresse, les caresses, les enlacements, le sexe également doit-on dire. Il me fallait de la compagnie, je suis de ceux qui ont souvent besoin d’être rassurés. Je ne pense pas qu’il s’agisse, ici, d’avoir quelqu’un pour m’aider, pour assurer le travail de soin – de care comme le présentent les chercheuses féministes – ou de soutien que je ne saurais effectuer moi-même : d’une part, j’ai su, par le passé, assurer ce travail envers C.M., qui a dû affronter le dragon d’une chimiothérapie ; d’autre part, je sais m’occuper seul. Mon besoin de réassurance n’est pas lié, aussi loin puis-je le savoir, à une structure genrée quelconque, mais à une partie intime de ma sensibilité, qui puise ses origines dans mon histoire personnelle, mon enfance, la relation à mes parents et d’autres choses encore. Je me rends compte ainsi que le polyamour est, quelque part, la réponse à ce besoin affectif que je ressens depuis toujours, et que je n’avais jamais totalement trouvé dans mes relations exclusives jusqu’à présent.

Mais la différence est encore ici : autant le polyamour féminin, de C.M. ou d’autres, est un choix conscient et éclairé, une façon de vivre un engagement politique au sein de la sphère privée – et le privé est politique, comme le dit très justement un slogan bien senti –,  autant le polyamour masculin, et le mien particulièrement, a été et est une nécessité contrainte, non une contingence que je pourrais nourrir d’une réflexion particulière sur l’égalité, l’autonomie ou l’anarchisme.

Car finalement, qu’aimé-je dans ce polyamour, dans cette idée de fréquenter plusieurs femmes, et de leur rester fidèle malgré tout dans cette inclusivité ? Sans doute, et tout d’abord, il y a cette liberté qui m’attire énormément. Un ami m’aura dit que le polyamour chez les hommes ne serait-ce, s’apparentait à du libertinage ; si libertin je suis, c’est dans le premier sens du terme. L’amour physique, le sexe, me plaît évidemment, comme il plaît à beaucoup, hommes comme femmes ; mais c’est aussi le choix de rester seul, en journée ou le soir, alors que certaines aimeraient ma compagnie ; ou bien d’aller voir l’une, ou l’autre, selon ce que je désire le mieux ; de sentir sa présence désirée et voulue, et ce alors que je ne demande rien. Être aimé pour soi, enfin, sans penser que nous sommes deux par commodité, ou par facilité. Je trouve tout cela dans le polyamour, et plus encore. Cela n’a pas manqué de plonger, néanmoins, dans des méandres de complexité.

Comme je le notais plus haut, le polyamour féminin et le poyamour masculin n’émanent pas de la même ambition politique, sociale, philosophique. Outil de luttes pour les unes, outil d’émancipation pour les uns. Mais quelle émancipation ? Étant homme dans une société traversée par le patriarcat, je ne peux déjà que me sentir légitime. Légitime, mais non libre : pour reprendre une formule bourdieusienne, qu’il tira de Marx me semble-t-il : « Le dominant est dominé par sa domination ». Si les femmes sont, bien évidemment et nul besoin de le montrer, premières victimes du sexisme, les hommes sont comme ses dommages collatéraux, ses bourreaux volontaires et ses victimes accidentelles. Les injonctions qui à la virilité, qui à la force ou au courage, à la dureté, m’ont fait souffrir et m’enfermèrent dans un carcan étrange. Les relations amoureuses, sexuelles, sont touchées par ces objurgations. Il y a comme une tension qui s’opère, de la même façon que l’on exige d’une femme d’être à la fois séductrice, de plaire, et d’être fidèle ; en miroir, l’homme se doit lui aussi d’être fidèle, d’être le « gardien du foyer », mais également d’être un casanova en puissance, de plaire et de séduire. On ne peut totalement comparer les situations, la symétrie ne vaut qu’en théorie : car les pressions sur les femmes sont bien supérieures, bien plus violentes, que celles faites aux hommes. Je n’ose d’ailleurs imaginer, en connaissant déjà la violence que j’ai ressentie, ce que vivent les femmes à ce propos. Que l’on ne considère donc point ces mots comme des larmes de mâle, ou un appel à la pitié : ces essais me concernent surtout, et je ne saurais prétendre à toute généralité, et à toute analyse.

Partant, je me sentais certes libre, mais contraint ; dominant, et dominé ; je devais trouver une case, et m’y complaire. Progressivement, je sus néanmoins m’émanciper par mes hobbies : par le jeu vidéo ou l’écriture, je profitais des opportunités offertes par notre société moderne pour mener de nombreux projets, sans être contraint par une question de rentabilité, de succès ou de rentabilité. Professionnellement, également : jusqu’à présent, j’ai su mener ma barque là où je le désirais, faisant la recherche que je désirais, écrivant sur des sujets m’intéressant, vivant non d’une passion, tant le terme me semble galvaudé aujourd’hui, mais d’un intérêt sincère pour des thématiques me tenant à cœur. Amoureusement néanmoins, les choses furent plus compliquées, mais je progresse, doucement, lentement : je ne sais si un jour je serais particulièrement libéré des dominations, mais j’œuvre, minute après minute, à voir le visage touchant changeant, toujours étrange de la liberté.


2.

 

Sa bibliophilie ne lui offrait nul orgueil, et il ne s’en vantait nulle part, ni à quiconque. Chacun fait bien ce qu’il désire de son temps libre, et chacun trouvera bien signification et valeur à ses actions. Au plus, se disait-il, il participait à réduire la pollution régionale ; comment et pourquoi cependant, il ne saurait dire. Tôt ou tard, il se disait parfois cela dans ses crises d’anxiété qui l’empêchaient de dormir et qui précipitèrent, vraisemblablement, son somnambulisme, il mourrait, et sa bibliothèque serait perdue à jamais, brûlée ou détruite. Il n’avait pas vraiment d’ouvrages rares, c’était surtout des éditions poches, plus ou moins vieilles, plus ou moins belles. Si jamais, par son mérite, son travail ou sa violence, il devenait célèbre aux yeux de ses contemporains, on conserverait peut-être les livres les plus annotés et ses carnets d’écriture, comme témoignage de sa vie passée et extraordinaire, vertueuse ou non.

S’il sauvait les livres, s’il guettait les dons et les annonces, c’était d’une part parce que ses fonds propres ne lui permettaient pas d’accompagner son rythme de lecture, et qu’il fallait bien parfois se nourrir, acheter de nouveaux vêtements ou accompagner telle amoureuse, ou tel ami, dans un bar ou à un concert ; d’autre part, parce que depuis qu’il avait fini ses études, il avait peine à découvrir de nouvelles sources d’émerveillement. Il préférait faire confiance à ses professeurs, jadis, qui élaboraient des programmes de lecture ; et ses proches pouvaient parfois le guider ci et là. Mais ces jours-ci, personne autour de lui ne lisait : Céline et Martine pourvoyait encore quelques plaisirs, l’une en bandes dessinées ou en romans graphiques, la seconde en science-fiction et en polars. Rien, néanmoins, qui ressemblait à ces fantasmes de la préface du Quichotte, pleins de morales et de leçons, de héros et d’héroïnes superbes de douleur et d’intelligences, aucun livre qui le rendait meilleur. Il en est pour qui lire était une distraction, comme on va au cinéma pour occuper une soirée, ou que l’on court après une journée de bureau. Cette distraction, il l’avait déjà : augmenter et organiser sa bibliothèque. Mais lire, lire : c’était une porte vers la hautesse. Depuis qu’il s’était entièrement consacré à la cause féministe, et au spécisme, et au validisme, il mesurait à l’aune de ces intelligences nouvelles les esprits du passé : et sans rien contredire, sans rien ôter de leur grandeur ou de leur génie, voyait plus loin et comprenait mieux, il était un nain sur les épaules du nain qui chevauchait le géant. Il ne gagnait peut-être qu’un seul micron d’horizon : mais c’était suffisant pour se sentir plus noble que tout. Il admirait secrètement Des Esseintes, même s’il vilipendait, si on le lui demandait, son arrogance de comte déchu ; en vérité il n’aspirait qu’à lui ressembler, qu’à égaler cet ennui distingué qu’il trouvait racé, pompeux, pourpré. On a les modèles que l’on mérite : et quitte à être un salopard, autant imiter leur roi.

Orgueilleux, il l’était donc véritablement, mais incidemment, presque sans y paraître ; et, surtout, en s’en défendant ardemment. Car ce n’était ni ses occupations, ni ses gestes qui l’enorgueillisaient, on l’a dit précédemment : c’était davantage une sorte d’orgueil atavique, naturelle et profondément enfouie dans sa stature, qui prenait tantôt la forme d’une condescendance accidentelle, tantôt d’un mépris difficilement dissimulé.

 

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De la régularité

 

De toutes les qualités que j’estime et chez les autres, et chez moi, la régularité est sans doute celle que j’aime le mieux. Moins que la prudence, qui peut tromper ; que l’honnêteté, qui peut devenir franchise ; que le courage, qui sera bravoure ; je ne vois aucun mauvais côté à la régularité. Ce n’est pas, non plus, un talent inné, ou quelque chose issue d’une morale familiale et ancienne : je l’ai développé, enrichi, travaillé, et je ne m’imagine plus à présent m’en passer. Régularité, mais non constance : dans mon plaisir souvent de créer des dichotomies, de voir de la nuance et des couleurs inédites, j’oppose volontiers les deux notions. La constance est une disposition de l’âme, et je reprends La Rochefoucauld me semble-t-il, c’est le propre du sage ; la régularité est une habitude du corps, un besoin aussi primaire que le boire et le manger et, cette fois-ci, uniment partagé par tous. Il en faut peu pour l’acquérir, peu pour l’entretenir. Je devenais régulier par l’écriture, pas un jour sans une ligne ; je le devins ensuite par l’activité physique, tandis que je n’étais pas des plus habitués des tapis et des haltères ; je le suis enfin par la pensée et l’engagement, ne passant pas une journée sans comprendre et analyser une nouvelle lutte, un nouveau concept, une nouvelle indignation. Voltaire croyait en un grand horloger ; moi, je crois en ma propre horloge, circadienne et sensible, et l’emploi du temps fixé m’approche progressivement de la tranquillité que je cherche volontiers.

On pourra croire la régularité ennemie de la liberté ; et on s’étonnera des contraintes que je me pose, moi qui défendais plus haut l’émancipation que j’aime par ailleurs. Pourtant, et paradoxalement sans doute, je considère ces deux faces de ma vie avancer main dans la main, se nourrissant mutuellement et se renforçant alors. Car il n’y a, pour moi, nulle liberté dans l’anarchie, puisqu’il n’est nul référent duquel se libérer ; de même que l’on ne saurait être courageux sans peur, il faut bien un oppresseur pour se déclarer libre. Cet oppresseur, chez moi, c’est le calendrier, c’est la montre ; c’est l’emploi du temps, c’est la date de rendu ; c’est le jour suivant la nuit, et l’été précédant l’automne. Et comme l’horloge ronde jamais ne ralentit ni recule, s’accélère même avec la vieillesse ; la régularité, encadrant et tout organisant, me rassure profondément. La rassurance, encore quelque chose me définissant sans doute : éternel anxieux, j’aime à me savoir aimé, apprécié, estimé. Trop de silence, la folie me guette : mais à l’inverse de ces ermites perdus dans les déserts de roches et dont parlent les Écritures, je ne deviens pas ici génial mais désemparé.

Plus jeune, j’entretenais pourtant ce rapport romantique, amoureux, poète, avec la solitude. Je lui dédiais des vers, des livres entiers ; et sans nul doute ceux-ci d’être brillants, même si j’en doute, je ne les ai pas relus depuis plusieurs années, et sans doute serais-je déçu d’y revenir. Je préfère encore garder le souvenir de ma brillance passée, plutôt que la réalité de mon imbécillité de jadis ; il nous faut bien quelques mythes lorsque passent les cigognes.

Plus jeune encore, ma plus grande peur tant j’accordais tellement d’importance à cela – cela me rendait unique, précieux, irremplaçable –, c’était un jour de ne plus savoir écrire, de plus avoir la force, l’envie, l’idée de le faire. De ne plus savoir tricoter des phrases, de ne plus savoir perler les vers ; ne plus être inspiré ni par Voltaire, ni par Hugo, pour faire mieux que le premier, pour imiter au moins le second ; ne plus voir le monde qu’en noir et blanc, ne plus connaître ni le mistral, ni l’autan. Cela est d’autant plus ridicule, avouerais-je, que je ne pense pas être particulièrement génial en écriture. Je me sais bien méchant auteur, très mauvais poète de vers irréguliers, ne sachant pas même compter jusqu’à douze ; la prose me plaît davantage, mais j’ai toujours été très mauvais juge de mon talent et de mon intelligence. On me dit pourtant souvent que ce que j’écrivais plaisait ; pour le style surtout, moins pour les idées. Si tout un chacun peut avoir du style, et si tout un chacun en a effectivement – il est autant de styles que de façons de respirer, de marcher ou de cueillir une fleur –, nous n’avons pas toutes et tous des idées. Je ne pense pas en avoir eu une seule de toute mon existence ; les rares me traversant, je les dus à d’autres ; je n’en ressens aucune tristesse, tout au plus, et peut-être, qu’une grande lassitude. Je traverserai ce monde certes assez heureux de mon existence, mais sans doute sans panache. N’est pas Cyrano qui veut. Un soir la plume se faisait-elle lourde, j’avais tout perdu et n’en dormais plus ; un matin je ne trouvais plus mes mots, le silence éternel me frapperait ; je ne trouvais plus de rime au corset, je n’en aurais plus jamais à défaire.

On s’étonnera peut-être : étais-je, suis-je de ces scélérats qui beau parlent, inventent et mentent pour faire venir quelques ignorantes sous leurs draps troués ? Je m’en défends. Christian séduisait bien par sa mine ; je suis sans doute moins nasigère, mais mes mots bercent sans doute. Jamais ne trompe ni ne mens : ma fidélité multiple, je le disais précédemment, ne souffre d’aucune exception ; et si mes mots et ma sensibilité, ma culture littéraire et versifiée, plaisent et savent conduire jusque dans mes bras, jusque dans mon lit, je n’oblige personne et ne force point : on vient par envie, et on retourne par plaisir.

Revenons néanmoins à cette régularité. Écrire toujours, nulla dies sine linea comme disait le peintre et comme je me suis surpris à le dire moi-même, chaque jour. Que cela fût pour les études ; pour une amour ou une amitié ; pour un projet d’écriture exceptionnel qui tout allait bouleverser ; pour un blog ou un courrier ; pas un jour sans une ligne. Bien sûr, les études me facilitèrent la tâche, il m’était difficile de me négliger : mais même en vacances et loin des cours ; même une fois les dissertations achevées et les notes recopiées ; j’écrivais encore.

Ce que j’écrivais néanmoins, je le gardais toujours. Je trouvais toujours moyen de le récupérer dans un autre projet ; et pour les fantaisies et les pochades, j’avais créé un recueil expérimental, Mille débuts de mille romans, dans lequel je colligeais tout ce qui n’avait pu trouver place ailleurs. En écriture comme ailleurs, je renâcle toujours à gaspiller : c’est une autre régularité que j’aime à entretenir. Jamais rien n’est assez mauvais, qui ne peut être réécrit et rendu meilleur ; jamais rien n’est assez imbécile, dans lequel on ne peut voir une lueur d’intelligence, aussi petite soit-elle. Cette forme d’optimisme béat, que je revendique volontiers, est surtout pour moi un mécanisme de défense : cela me permet de toujours trouver dans mes écritures quelque chose à sauver, plutôt que de me faire Aristarque et de toujours effacer tout ce que je fais.

 

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Il souffrait également, et profondément, comme une meurtrissure jamais parfaitement guérie, jamais parfaitement refermée d’une vieille bataille, d’avoir toujours été cet auteur médiocre, certes publié ci et là, et illustré dans telle ou telle revue obscure, mais qui n’attira jamais le regard ni des critiques, ni des grands éditeurs. Jadis, il blâmait son époque, ses contemporains, l’esprit du temps qui interdisait au génie qu’il pouvait être de briller au firmament, là où sa place l’attendait ; ensuite, il blâmait le travail, la vie moderne qui l’empêchait de se réservait du temps pour travailler à son art, tout en devenait brouillon et à refaire, perpétuellement ; à présent, il commençait à comprendre qu’il n’avait aucun talent particulier, plutôt, que s’il avait mieux qu’un ou qu’une autre aligner les mots, ce n’était pour autant qu’il en devenait génial. Il était comme ces petits chanteurs qui amusent aux mariages, mais ne convainquent les producteurs : Lucien de Rubempré lui ressemblait en réalité beaucoup, si l’on pardonne ici l’anachronisme, et son sort avait de très fortes chances d’être tout aussi peu enviable.

Pour compenser son absence relative de talent, il devint bibliophile. Au commencement, c’était pour se documenter, pour s’inspirer, pour produire de la beauté à force d’être à son contact ; ensuite, ce fut par encyclopédisme, pour tout lire, tout connaître, savoir qui il copiait lorsqu’il écrivait – car il se disait que l’on copiait toujours un auteur, quel qu’il fût, lorsqu’on écrivait –, savoir qui reprendre lorsqu’il reprenait ; enfin, c’était pour habitude, par désœuvrement, par cynisme obscur ou civisme assumé. Il remplissait ses bibliothèques à défaut de refaire le papier peint, et les couleurs blanches et colorées, les titres écrits comme ceci ou comme cela, décoraient assez bien son salon et sa chambre, progressivement sa cuisine, et étonnaient les visiteurs et les amoureuses qui, à chaque visite, s’amusaient à trouver les nouvelles entrées de la collection.


3.

 

Aussi, à défaut d’écrire brillamment, il lisait assidûment. Il ne désespérait point, néanmoins, de produire son grand œuvre, et se figurait ces jours-ci que les essais lui permettaient de l’atteindre. Également, ce travail lui permettait de se corriger, constamment, de s’améliorer et, peut-être, de trouver la paix. On l’a déjà dit orgueilleux ; mais cet orgueil, comme cela est souvent le cas, venait également avec un manque certain de confiance. Confiance en lui bien entendu ; mais confiance aux autres également. Il avait comme une sorte de délire paranoïaque qui le prenait, tantôt plus fortement, tantôt plus invisiblement, mais qui l’empêchait d’être parfaitement tranquille et mesuré et ne pas sur-interpréter, de ne pas sur-songer la moindre chose. C’était comme un tour d’écrou, l’Henry James qu’il venait de finir et qu’il avait rangé, studieusement, dans la colonne consacrée – il avait dû changer Kipling de place, le repoussant à l’étagère du dessous, l’ensemble cascatellant jusqu’au pied du meuble –, une idée fixe s’immisçant dans son esprit et ne parvenant plus à le quitter.

Avec le traitement de la sexsomnie vint un suivi psychiatrique et psychologique. Toutes les deux semaines, il voyait une doctoresse d’un certain âge, et ils parlaient de tout et de rien. Elle pratiquait une logique de thérapie non-intrusive, préférant laisser le patient parler et, ensuite, le guider périodiquement sur tel ou tel aspect de sa personnalité et de ses actions, passées comme futures. Finalement, il parlait surtout de littérature, des textes qu’il avait lus, de ceux qu’il était en train de lire et, bien entendu, de ceux qu’ils avaient écrit.

Il se projetait beaucoup dans les livres, mais d’une autre façon que les lecteurs du dimanche qui, une fois la couverture refermée, s’imaginent devenir tel héros ou telle héroïne, ou bien voyant dans cette métaphore filée une image parfaite de leur existence jusqu’à ce point. Il se prenait en réalité pour l’écrivain lui-même, ou pour l’autrice, et s’imaginait par la lecture, parfois grâce à l’appareil critique, les sessions d’écriture, les corrections, les ajouts, les addendas ; il croyait percevoir ci et là les expressions qui donnèrent beaucoup de joie lors de la rédaction, celles qui auraient dû être corrigées mais qui ont été laissées, par paresse ou par orgueil ; il lisait autant les mots que les partitions, que les filins étranges sur lesquels ils étaient disposés, une sorte de double vue mi-honnête, mi-fabuleuse, qui lui permettait, croyait-il, de devenir meilleur auteur lui-même. Quelque part, il ne désirait rien de plus que de reproduire les vices de ses modèles, dans l’espoir d’effleurer leurs qualités.

Lorsqu’il se plongeait dans la biographie des grands noms de la Littérature, il était souvent horrifié. C’était souvent des alcooliques, menteurs, solitaires ; des libertins ou des licencieux, quand ils ne brassaient pas des idées puantes. Ils n’étaient pas tous ainsi, évidemment, c’était d’ailleurs souvent les autrices qui se distinguaient de toute cette méchanceté culturelle : comme si, en étant un homme, l’on devenait génial en niant son humanité, alors qu’il fallait parfaitement l’embrasser pour être une écrivaine d’importance.

En définitive néanmoins, aucune de ces élucubrations ne l’aidait particulièrement dans sa quête d’absolu. Cela ne l’empêchait pas d’accumuler encore plus de livres, dans l’espoir de trouver au détour d’une phrase, d’une ligne, le mot, l’expression qui sauverait tout et qui tout expliquerait. Plus le temps passait néanmoins, moins il avait confiance en son intelligence ; et plus il doutait, plus il doutait encore, sans espoir de retrouver un jour la lumière.

 

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De la confiance

 

J’ai toujours eu un rapport conflictuel avec la confiance. Un ami auteur m’a un jour dit qu’il n’aimait rien de plus que les mots « jamais » et « toujours », sans qu’il ne m’explique parfaitement le fond de sa pensée. En reprenant ce chapitre, je pense à présent mieux comprendre ce qu’il voulait dire. Il existe effectivement, en littérature et en écriture notamment, des impasses, des culs-de-sac, des chemins qui ne mènent nulle part et qui nous bloquent. Dire « toujours », c’est placer l’événement dans une sorte d’intemporalité particulière, sans mort ni naissance ; et c’est conséquemment empêcher d’envisager un univers des possibles, des virtualités diverses que l’écriture devrait pourtant offrir. La réécriture ne change rien, car les mots jamais ne disparaissent totalement : quand bien même l’informatique aurait-elle ce pouvoir, d’effacement progressif les éditions successives – et ce bien que l’on puisse toujours retrouver ces gestes antécédents par telle ou telle option –, le texte s’offre toujours aux yeux du scripteur dans ses versions premières.

Cela m’avait frappé en écrivant ma thèse de doctorat, sans doute le texte le mieux construit, le plus continu que j’eus pu écrire. Au fur et à mesure des années de recherche, et au fur et à mesure des ajouts, suppressions, modifications, je ne perdais jamais totalement de vue les versions premières de mon travail, tant et si bien que finalement, je ne parvenais plus à suivre ma propre pensée. C’était comme si, quand vous voyez un tableau parachevé, l’on distinguait encore, plus ou moins faiblement, les traits et les brouillons, obscurcissant les visages et noircissant les ramées. Pour le spectateur, tout a été gommé et ne reste que le résultat final ; mais l’artiste, l’auteur, a toujours sur son œuvre ce regard temporalisé, chronologique, qui l’empêche d’atteindre la vérité des choses telle qu’elle s’offre à ses contemporains.

Les allongeails que je propose, que je reprends directement de Montaigne, pallient quelque part cet effet, en proposant un commentaire post hoc à ces effets. J’écris ainsi « toujours » ; relisant, je m’aperçois que la chose est maladroite, mais cette maladresse me sera éternelle ; comme l’écriture est avant tout un plaisir pour moi, je ne peux me résoudre à me sentir déstabilisé par mes erreurs passées ; je préfère alors les commenter, espérant ultérieurement me corriger et ne pas les reproduire. À terme, les derniers chapitres de ces essais ne connaîtront point de réécriture : du moins, c’est l’objectif, inavoué puis avoué, que je me fixe ici.

D’un côté, je désire que l’on me fasse confiance ; je me considère comme un homme tenant ses engagements, faisant tous les efforts possibles pour honorer ses promesses, ne voulant rien de plus que plaire, satisfaire et se rendre utile. De l’autre côté, je n’accorde ma confiance à quiconque : je repasse perpétuellement, je recompte, je vérifie ; je m’épuise en faisant cela. L’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, dit l’adage : et je préfère faire tout, tout seul, que de risquer une erreur qui pourrait m’être dommageable. Les sources de cet esprit, je les connais bien : souvent ai-je été trompé, trahi, abusé et dans mon enfance, et dans ma jeune vie d’adulte, par ceux qui se disaient mes amis et mes amies, par celles se disant mes amours. J’en ai beaucoup souffert ; chat échaudé craint l’eau froide.

Il en va donc pour moi de la confiance comme d’une idole bifrons, Janus souriant et grimaçant : l’exigeant des autres mais ne l’offrant à personne, je navigue de l’ingratitude à l’égoïsme. La compagnie des autres m’a toujours lassé à dire vrai, plutôt, j’ai toujours attendu quelque chose qui jamais n’est parfaitement venu. Un message, un geste, un cadeau. Lorsqu’ils viennent, je les oublie immédiatement ; lorsqu’ils ne viennent plus, je les remarque tout aussi vite. Perpétuellement insatisfait, je couve sans doute une vieille dépression, qui est devenue depuis ma raison d’être : une deuxième peau dont je ne peux me débarrasser. Je l’oublie périodiquement, et périodiquement y revient. On ne peut s’imaginer l’effort que je dois déployer au quotidien pour paraître tranquille ; celles et ceux n’ayant jamais expérimenté cela pensent qu’il suffit de faire de l’exercice, ou de méditer, ou d’arrêter de s’écouter pour aller mieux.

Dirait-on à l’amputé qu’il lui suffit d’imaginer un membre pour le retrouver ?

Il n’est cependant pas tout à fait imbécile, me semble-t-il, que d’évoquer la confiance, même, le geste de la confiance, en parlant également de dépression, ou d’atrabile, ou que sais-je. Car autant il est difficile de faire confiance, ni d’être en confiance, lorsque nous sommes mélancoliques et spleeneux ; autant y parvenir est sans doute aucun l’une des premières étapes pour la guérison, si guérison il peut y avoir. C’est un diapalme qui doit être régulièrement donné, mais qui peut prendre les formes les plus petites, les plus étroites : ne pas vérifier qu’une porte est verrouillée ; ne pas recompter de la monnaie donnée ; ne pas attendre une réponse à un message envoyé, et se dire qu’il a fait plaisir s’il s’agissait d’un compliment, ou qu’il a été retenu s’il s’agissait d’un rendez-vous.

Bien entendu, c’est aussi s’ouvrir ici à la déception, au manquement, aux oublis. Mais après tout, nul est infaillible, je ne le suis pas de même ; et tout comme je demande à ce qu’on excuse la maladresse dont je puis faire preuve, en espérant que l’expérience acquise m’empêche de reproduire la même erreur, à moi d’excuser les manquements des autres. À défaut de la perfection, qui jamais ne sera atteinte, je puis rêver de la réciprocité : ce sera déjà ça.

Une métaphore, fort bien connue au demeurant, explicite vraisemblablement le phénomène : celle du « tour d’écrou ». C’est l’image du cerceau de fer qui, entourant un moyeu, se serre et pénètre de plus en plus profondément dans l’esprit : et les bricoleurs savent bien à quel point il est souvent plus facile de mettre l’écrou que l’enlever, surtout lorsqu’il se dissimule dans un coin retranché ; il fait à présent et à jamais partie de la structure. Alors, plutôt que d’espérer défaire ce qui a été fait, il faut assumer la manœuvre ; et continuer de bâtir, en espérant que le nouvel objet fera oublier les factures maladroites du cœur de la bête.


4.

 

Martine a décidé la veille de renégocier les termes de leur relation. Elle n’était point polyamoureuse ; et au contraire de Karine, qui ne goûtait guère non plus la joie de partager son tendre avec une autre, elle décida de s’épargner les peines qui vont avec. Ils resteraient amis cependant, elle appréciait la compagnie ; mais elle ne voulait plus de gestes tendres, ni faire l’amour avec lui. Il était vrai également que, de son côté, il la comprenait davantage comme une amie « avec bénéfices », comme l’on peut le dire aujourd’hui, que comme une amoureuse à proprement dit. Il l’aimait, il le lui avait dit et il le pensait sincèrement ; mais son engagement sensible était incomparable à celui qu’il observait avec Céline ou Karine, et s’il était, quelque part, déçu de ne plus l’embrasser et l’enlacer comme il avait pu le faire jusqu’à présent, il appréciait conserver son amitié et sa bonne compagnie.

L’été, sinon, se déroulait plus ou moins paisiblement. Tantôt ici, tantôt là ; achevant tel  travail, en commençant un autre ; restant généralement à l’ombre, loin du soleil et de la chaleur qui le migrainaient, sa chatte paresseusement allongée sur ses genoux, ou sur son flanc alors qu’il lisait sur son canapé, ou encore lovée entre ses jambes quand il dormait chez lui. Avec ça, évidemment, il continuait de sauver des livres. Les mois de juillet et d’août étaient spécialement agréables pour cela, dans cette grande ville qu’il côtoyait : il y avait là, chaque jour ou peu s’en faut, une bourse aux livres, un marché ouvert, un don, un inventaire : il suffisait de se promener le long des fleuves, de s’aventurer dans la vieille ville, parfois de pousser la curiosité à la proche banlieue ou aux bourgades environnantes, pour augmenter conséquemment sa bibliothèque. À présent, sa colonne dédiée à la littérature non-francophone était entièrement pleine, il ne pouvait rien mettre de plus. C’était Martine qui, remodelant son appartement et, peut-être, pour faire une sorte de cadeau d’adieu à son ancien amant, lui avait confié deux ou trois ouvrages de plus, donc quelques Richard Brautigan, qui avait alors exclu du meuble Woolf et Wittgenstein. Il les avait laissés, plus ou moins désarmé, sur la table basse, se disant qu’il devait de toutes façons les relire, mais cette solution ne le contentait guère. Une idée particulière commença à faire son chemin, et il étudiait les nouvelles possibilités, l’organisation qu’il devait à présent suivre pour satisfaire à son besoin de rangement. Il devait voir les choses à grand, et considérer le futur de sa collection : l’été commençait à peine, et s’il n’était prévenant, il risquait de parer au plus pressé sans trouver de solutions définitives à ses problèmes. Alors, il se décida un après-midi de se rendre dans un grand magasin de meubles, et emporta avec lui Céline qui, c’était heureux, devait également se trouver une nouvelle armoire pour son appartement.

De toutes ses amoureuses, c’était celle qu’il fréquentait depuis le plus longtemps, plus de trois ans à présent. Ils avaient vécu une part de leur histoire à distance, elle travailla à l’étranger une année entière ; elle avait eu des problèmes de santé ; il était fidèle à lui-même, et n’était pas toujours facile à vivre. Malgré les colères et les incompréhensions, les maladresses et les accidents, les errances et les erreurs, sa bienveillance envers lui ne s’était point tarie, et sa tendresse pour elle était immarcescible.

Ils passèrent la suite de la journée ensemble. Il monta l’armoire, resta dormir, puis le lendemain alla chercher d’autres livres, non loin de chez lui. C’était une collection de littérature classique – du Molière, du Balzac, du Descartes – et de livres de philosophie. Il en avait un certain nombre, mais peu de doublons finalement : il avait surtout emprunté les ouvrages à la bibliothèque, lorsqu’il était étudiant et que la place lui manquait. À présent que son appartement était plus grand, il pouvait sans difficulté aucune garnir ses murs et avoir encore de la place pour déambuler.

Cette bibliophilie était, finalement, une passion récente. C’est lorsqu’il s’aperçut à quel point il était facile d’en acquérir, les gens s’en débarrassant régulièrement, qu’il devint progressivement cette sorte de héros littéraire qu’il s’était construit. Il traînait alors sur les sites d’annonces, et répondait immédiatement à chaque billet l’intéressant : il parcourait des kilomètres avec sa valise, récupérer des kilos de littérature qu’il dévorait, ensuite, dans la chère obscurité de son antre.

Si certains lisaient pour se distraire, il lisait sans doute pour s’élever : il était en quête du mot, de la phrase éclairant toute son existence, sans l’avoir encore trouvée. Un jour, peut-être ; jamais, sans doute.

 

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Des héros de mon enfance

 

Je n’étais pas lecteur plus jeune. Je l’ai souvent regretté, mais j’ai depuis rattrapé le temps perdu, si l’on peut dire. Une chose cependant ne sera jamais réparé : mes héros enfantins. J’admire celles et ceux qui peuvent se prévaloir d’une haute généalogie poétique, les Capitaine Fracasse, les Marquise de Sévigné, les Valjean ; mes héros se nommaient Tintin, Astérix, San Goku, Batman, Superman. Ce sont des mythologies tout aussi nobles, tout aussi profondes, innutries même des références que je viens de donner et de bien d’autres. Les bourgeois pourront bien les considérer comme de la culture populaire, ils auront raison : mais ils auront tort de les voir comme des succédanés des œuvres immortelles, leurs beautés est aussi grandes, aussi nobles que les autres.

Les leçons apprises sont innombrables. Que de bonnes choses : de l’éthique, de la morale, du courage, de la vérité, de la persévérance… et certaines mauvaises, évidemment, dont j’ai su depuis me détourner. À dire vrai néanmoins, ces mauvais cours sont rares : contrairement à la littérature, il est des commissions entières d’adultes qui trient, censurent, réécrivent ces livres jeunesses et les édulcorent de tout ce qui pourrait déranger l’ordre établi, plus qu’une quelconque bienséance. Ce qui restait, l’invisible et le négocié, c’était du caviar : au lecteur de remplir les creux judicieusement laissés par les auteurs et où se déployait l’imagination.

J’avais jadis honte de ces choses-là cependant. Je m’inventais une cosmogonie, des ancêtres, des meilleurs ; je voulais que mon présent soit une conséquence attendue, prévisible de mon passé. J’ai depuis lu Bourdieu, j’ai depuis abandonné le déterminisme, j’ai depuis assumé mes actions passées. Certes, je suis loin d’être courageux : le monde a avancé sans moi, et la légitimité de cette littérature alternative, de cette « para-littérature » comme on le dit à présent, s’est construite. Il est à présent bien noble de s’en revendiquer, on trouve ces histoires dans les musées et dans les livres d’histoire ; je n’ai fait que suivre le mouvement, lorsque celui-ci allait dans le sens qu’il me convenait. Jamais mes héros d’enfance ne m’avaient appris le suivisme : je suppose que j’ai récupéré ça ailleurs.

Toute nostalgie mise à part, ces différentes figures ne m’ont jamais totalement quitté. Il n’y eut jamais de rupture dans mes lectures, et je grandis sans m’en rendre compte en leur compagnie. La littérature, s’entend, la belle et noble, la classique, l’ancienne, s’ajouta à ce corpus mais ne le remplaça point ; et sans les hiérarchiser entre eux, même si certaines voix m’enjoignaient à le faire, je me nourrissais alternativement de ces textes et de ces histoires, de ces modèles, voyant de l’un chez l’autre, de l’autre chez l’un ; sans comprendre parfaitement d’où venait ce dédain qu’on prêtait, je les lisais avec toute la déférence, et tout le respect dont je pouvais faire preuve.

Le changement dont je parlais ne fut pas spectaculaire, je m’en rends compte à présent : comme tout, cela se fit imperceptiblement, au fur et à mesure, un pas après l’autre. Les enfants d’alors vieillirent, devinrent des adultes ; et comme ils furent des adultes, ils parlèrent des héros de leur enfance avec une grande nostalgie, et une grande intelligence. J’ai longtemps que c’était l’académisme, le discours intellectualisant qui douait l’objet, n’importe quel objet, d’une grande noblesse. Je me suis trompé : car la noblesse est inhérente à l’objet, c’est une essence et non une incidence, ou un accident. Ce n’est pas le rôle de la science, ou de la poésie d’ailleurs, de créer quoi que ce soit, mais de révéler. Baudelaire parlait de boue devenant or ; je préfère davantage la façon ancienne des rhéteurs, qui faisaient de n’importe quel sujet un sonnet grandiose. Du Bellay est mon idéal poétique, lui qui alternait les hautes collines romaines et la chaumière poitevine ; le marbre blanc de la papauté, et la ripaille du paysan.

Le peu d’écriture que j’ai pu commettre en appelait davantage à cette dernière façon qu’à la première. Je souffre peut-être d’un manque de confiance ; mais je ne me vois guère affronter la puissance absolue, préférant m’atteler au petit et au médiocre. Je ne pourrais alors point les abaisser de ma plume, je ne peux que les élever ; je me refuse effectivement d’écrire pour salir, pour détruire, pour éliminer. Ces choses-là arrivent régulièrement, et sans notre concours ; pourquoi alors les accélérer ? Je ne sais si cette idée vient de ma mère ou d’ailleurs, mais je suis convaincu qu’il nous faut enrichir et embellir l’existence, non la détruire particulièrement : et de la même façon dont le chaton s’entraîne sur une pelote de laine avant de chasser l’oiseau, je caresse de ma plume le trombone sur mon bureau avant d’essayer, un jour !, d’arrondir le sublime de mes amoureuses.

 

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La dernière récolte de livre fut plutôt bonne : peu de doublons, beaucoup de livres qu’il ne connaissait que de noms. Surtout de la littérature française, des classiques : du Balzac, du Zola, un Descartes qu’il ne connaissait que de nom, et par extraits uniquement. Heureusement, sa bibliothèque avait encore une étagère de libre, tout au bas du meuble. Il renâclait à mettre des livres aussi bas : son canapé dissimulait l’endroit, et il appréciait d’avoir les couvertures perpétuellement sous son regard. Ce n’était pas des beaux livres pourtant, pas la majorité tout du moins : mais des éditions « poches » plus ou moins vieilles, plus ou moins récentes, qui avaient notamment la tranche blanche et le titre, noir.

Leur assemblage néanmoins dessinait une toile qui lui plaisait volontiers. Il croyait très volontiers à la beauté de la monotonie : c’est lorsque le paysage était régulier et plat, linéaire, que l’on pouvait s’amuser à y trouver des détails absents et des nuances qui auraient été sinon écrasés dans un point de vue d’exception.

Cela devait néanmoins le perturber : le lendemain, les Flaubert et les Balzac avaient été intervertis à la faveur d’une nouvelle crise de somnambulisme. Cela faisait une semaine pourtant que rien n’était arrivé ; mais il avait depuis appris que la moindre contrariété pouvait lui déclenchait des crises. Il commençait à se dire que cela le faisait retomber en enfance, car alors lycéen, il confondait toujours les deux auteurs malgré leurs immenses différences : souvenir d’un temps où il lisait peu et mélangeait allègrement tous ceux qui écrivaient sur des sujets avoisinants, au long du même siècle. Balzac et Flaubert parlaient du cœur humain ; peu d’années les séparaient finalement ; ils auraient bien pu être les mêmes personnes. Il y avait bien des théories qui faisaient de Corneille et de Molière le même auteur : peut-être avaient-elles raison, et peut-être même Balzac et Flaubert étaient-ils qu’une seule et même personne.

On pouvait penser à d’autres figures : Ronsard était en réalité Louise Labé, Huysmans est un avatar de Zola, Gide est Ajar, qui était déjà Gary. Il était lui-même double, triple, quadruple, et de multiples façons : multiple avec ses amoureuses, car nous ne sommes jamais les mêmes en fonction des personnes que nous côtoyons, d’autant plus lorsque nous les connaissons intimement ; et double dans la quiétude de sa chambre, lorsque ce horla prenait soudainement possession de mon cœur. Ce n’était pas une situation exceptionnelle à dire vrai, quelque chose d’odieusement banal même. Ce qu’il ne supportait pas, ce qu’il supportait difficilement, c’était de perdre le contrôle. C’était son orgueil, le fait qu’il puisse planifier, prédire, prévoir, calculer, computer : l’idée que la nuit venue, tout puisse disparaître le tourmentait beaucoup.

Ce soir, Céline venait le voir : il ferait une tarte au fromage de chèvre et aux épinards.


5.

 

« Prends-tu toujours tes cachets ? »

 

Malgré sa saine colère, et le ressentiment qu’elle conservait pour celui qui l’avait agressée dans son sommeil, la bienveillance de Céline ne faisait jamais défaut. Ils s’aimaient profondément, à un niveau sans doute supérieur au reste. Certes, ils faisaient moins l’amour que jadis – et sans doute moins qu’avec ses autres amoureuses, insatiables – mais leur connexion allait au-delà. Ils étaient toujours présents l’un pour l’autre dans un coin de leur âme. Les autres avaient pris son corps : ils s’étaient pris leur cœur, et rien ne pouvait enlever ça.

Rien ne pouvait l’enlever peut-être ; mais cela ne l’empêchait pas, ces derniers temps, de douter. Il avait remarqué, statistiques faites, que Céline ne le contactait plus depuis plusieurs semaines que lorsqu’elle avait besoin d’un service, jamais n’avait-elle proposé qu’il vienne la retrouver pour passer la soirée, ou ne s’était-elle invitée sans prétexte aucun, pour le plaisir de sa compagnie. Elle passait les moments les désintéressés, et les plus agréables, avec ses autres amoureux ; et elle faisait, enfin, bien plus souvent l’amour avec celleux-ci qu’avec lui, comme si plus elle s’était émotionnellement investie avec lui, plus elle s’était éthérée physiquement. Il se disait que c’était là la clé à une relation éternelle, après tout, arrivera toujours un moment où le corps ne voudra plus, alors que l’esprit sera toujours dispo ; mais, pour l’heure, il maugréait.

Il répondait par l’affirmative, même s’il avait beaucoup diminué les doses : il se sentait bien plus tranquille, bien plus quiet qu’auparavant et puis, il avait à nouveau des choses à lire. Cette quiétude devait le rendre plus désirable, car à l’encontre de ses prédictions, ils firent l’amour ;  le lendemain ils se promenèrent, puis chacun regagna enfin, le soir venu, ses pénates. Il était toujours difficile de prédire ce que ferait Céline, quels étaient ses plans et ses projets : si cela ne manquait pas, jadis, de lui déplaire, il avait depuis appris à aller à la décize, sans trop se soucier du reste, et de profiter du voyage.

La semaine était encore lourde de canicule, sans qu’un orage n’apparût à l’horizon. Il restait chez lui, calfeutré, et éclusait les livres et les verres d’eau glacée. Malheureusement, tout ce qu’il avait récolté récemment se lut rapidement, sans qu’il n’en ressortît grandi hélas : il se remit dès lors à ses Essais, espérant trouver dans leur rédaction la beauté qu’il n’avait pas trouvée dans les chefs d’œuvre du passé.

 

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De la déception

 

Je suis sans doute déprimé depuis toujours ; je suis souvent déçu, quoi qu’il advienne, de moi-même et des autres. Les rares moments où je peux être heureux, je ne le suis pas totalement : chaque victoire ne dure qu’une seconde, moins sans doute, avant que ne survienne plus encore le regret des choses manquées, les motifs absents, les fautes et les errances qui auraient pu rendre le succès plus éclatant encore. Quelque part, c’est comme si chaque moment de mon existence se mesurait perpétuellement à l’aune de toutes les réalités alternatives qui auraient pu exister ; et pesant perpétuellement toutes les choses que j’aurais pu mieux faire, je ne suis jamais satisfait, et je suis toujours déçu.

Avec le temps, l’on pourrait croire que je suis habitué : malheureusement, ce n’est pas le cas. Je ressens chaque événement comme un coup de poignard, les moindres comme les plus grands : chaque accomplissement, chaque moment tendre, est comme immédiatement détruit par le caillou que j’ai dans la chaussure, le pot que j’ai mal renfermé et qui déversa son contenu, l’embrassade que je n’ai osée prendre, ou qui me fut refusée. Ce que j’ai appris, c’est mieux dissimuler ces inconséquences, les taire, les enfermer avec précaution en mon sein : mon chat, ronronnant sur mes genoux, se charge de me libérer du reste. C’est la seule chose qui me rend parfaitement quiète : car autant je prête à mes semblables le pouvoir de me tromper, j’accorde une pleine confiance à ma chatte. Si elle accepte et si elle désire autant se mettre sur mes genoux, c’est qu’elle doit me prendre pour une belle personne, et je la crois.

Je suis sans doute mauvaise langue : il est une autre personne à laquelle ma confiance est pleine et entière, c’est mon amoureuse « principale », si je puis dire. L’on se connaît depuis longtemps, nous avons affronté des épreuves que je ne souhaite à quiconque : et même s’il m’arrive de lui demander de me rassurer et d’expliciter toutes les belles choses qu’elle voit en moi, je ne peux m’empêcher de mirer dans ses beaux yeux verts et soudainement oublier tout mes soucis.

C’est sans doute aussi la raison pour laquelle je supporte mal la solitude, et le détachement loin de cette amoureuse. Je ne suis pas réellement attaché aux murs, moins que j’ai pu l’être quoi qu’il en soit : mais je suis attaché aux personnes, du moins, aux rares personnes qui jamais ne m’auront fait du mal. Si je n’ai qu’un seul souhait dans cette existence, c’est encore survivre et toujours les avoir à mes côtés, tant je sais que j’alignerai les bêtises en leur absence.

Cette déception fondamentale cependant, je la trouve continûment, y compris lorsque je ne fais rien de particulier. En lisant un livre, en regardant un film, en écoutant une musique : rien n’est aussi beau que je le souhaiterai, rien n’est aussi intelligent, fin, pertinent, sensible que je l’aurais voulu. Je me suis longuement penché sur les grands noms de la littérature, par exemple : j’en ai vu des beautés, mais nulle épiphanie, toujours de l’imperfection, aussi petite était-elle. J’ai ensuite lu les petits et les inconnus, ces auteurs et autrices que l’on ne trouve que dans les anthologies spécialisées et qui ne fleurissent jamais au panthéon : de la médiocrité souvent, de la beauté parfois, de la déception encore. J’ai parcouru les brouillons et les œuvres de jeunesse ; les essais et les préfaces ; j’ai même lu la critique. Toujours la même déception.

Ce n’est pas être désabusé, pas à ce qu’il me semble tout du moins : mais une profonde tristesse, une mélancolie incroyable qui s’empare particulièrement de mon esprit. Comme si tout autour de moi était enveloppé dans du coton ou de la soie de Chine ; comme si un déséquilibre de bile noire, de spleen et des autres humeurs envahissaient la moindre des chairs ; comme si la pluie cachait toujours le soleil, même en canicule, même sous les tropiques. Je suis perpétuellement déçu.

Cela fait de moi quelqu’un d’assez bonne compagnie, à dire vrai. Ma déception, effectivement, n’est pas négative, mais quête d’absolu : j’aborde chaque situation, ancienne comme nouvelle, avec une bienveillance et une gentillesse sincère, persuadé de trouver là, précisément, à cet endroit-ci, le geste, le mot, le regard qui brisera cette forme de malédiction que je puis porter sur les épaules.


6.

Plus tard :

 

Sa frustration devait être assez grande néanmoins, car la place commençait à manquer. Il serrait les rangs autant que faire se pouvait ; il avait construit de nouvelles étagères, qu’il alignait le long des murs, il avait récupéré de nouvelles bibliothèques, on n’en voyait plus la couleur des murs ; il commençait à organiser des piles diverses, se servaient de dictionnaires et autres artefacts comme presse-livres. Si ce n’était la salle de bain, dont l’humidité ne convenait guère à ces entrepôts, on en trouvait dans son entrée ; dans sa chambre ; dans sa cuisine ; dans les toilettes. Alphabétiquement, l’on serpentait ainsi : en entrant dans l’appartement, les premières lettres des auteurs non-francophones se trouvaient sur la gauche, et grignotaient l’intégralité du salon,