La Société où nous vivons

Mathieu Goux

2019

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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La lumière bleuâtre du calculateur projetait des ombres crépitantes sur les murs de cette cave reconvertie en chambre d’éternel adolescent. Tandis qu’« xxXLuT1nB1enXxx », pseudonyme bien connu de Thomas Souslac, terminait sa très longue diatribe sur l’un des plus grands forums contemporains, pondérant les attaques personnelles, les remarques sarcastiques, les articles encyclopédiques et les références choisies à la culture populaire, sa mère, juste en haut de l’escalier, terminait une fournée de gaufres au miel. La tendresse odorante de la pâte et du nectar, la chaleur lourde de la flamme grasse, s’infiltrèrent brutalement sous la porte du polémiste en herbe ; au moment où Thomas validait son message haineux mais, se disait-il en flattant les rares poils de sa barbe, spirituel à en faire pleurer le panthéon des petits dieux, il sentit le parfum des douceurs et eut brutalement faim. D’une voix étrangement fluette, il intima à sa mère de descendre immédiatement lui apporter de quoi manger ; puis il repoussa négligemment le clavier mécanique sous l’écran et attendit la pitance.

Mince… que faisait-elle ? Elle savait pourtant que ses genoux lui faisaient un mal terrible : son corps n’était pas assez musclé pour supporter le poids de son gros squelette, de son cerveau magistral et, il est vrai, de son obésité de plus en plus marquée. Il se dandina comme un troll qui aurait égaré son pied droit, grimpa la volée de marches le séparant du reste de la maisonnée et eut la surprise de voir en face de lui, assis autour de la table ronde de la cuisine, sa mère, son père et un membre du guet en uniforme complet, jusqu’à la moustache en crocs comme l’exigeait le Patricien depuis sa dernière élection. Ce point du programme avait d’ailleurs soulevé l’indignation de beaucoup des membres du guet, notamment des femmes qui n’appréciaient guère l’idée de se coller des moustaches postiches sur le visage ; mais comme le Patricien était le seul à pouvoir voter de toute façon, la nouvelle loi fut rapidement édictée.

Alors que Thomas regrettait amèrement l’absence des gaufres au miel, qu’il ne parvenait plus à sentir, sa mère prit la parole. Elle s’inquiétait, disait-elle ; cela faisait bien deux mois qu’il n’avait pas quitté sa chambre, qu’il ne montait guère que pour évacuer ce qu’il devait évacuer, son odeur corporelle avait même fait fuir les rats ; et bien qu’elle l’en remerciât, comme les vermines étaient agressives ces temps-ci, il devenait difficile de faire abstraction de son musc. Surtout, ses activités sur la toile avaient attiré l’attention du guet. Le sergent prit alors la parole. Les troupes du génie du guet – au mot « génie », Thomas eut du mal à réprimer un grognement explicite – avait effectivement retrouvé sa trace suite à un très long message sur Jailu, l’un des forums les plus utilisés par les habitants d’Ankh-Morpokh. Ce qu’il écrivait dans ce message tombait sous le coup de la récente loi sur les fausses nouvelles, désinformations, billevesées et prophéties rances : depuis quelques mois, il fallait absolument faire partie de la guilde des complotistes ou de la guilde des théoriciens pour produire des hypothèses allant à l’encontre de la vérité du Patricien, et Thomas n’appartenait ni à l’une, ni à l’autre. On lui demandait donc expressément de cesser ses activités, sous peine de destruction du calculateur, voire de bannissement éternel. Le père, sortant de son silence, demanda néanmoins par curiosité ce qu’on reprochait précisément à son fils.

« Eh bien, reprit le sergent du guet, Thomas a osé vouloir démontrer que le disque était en réalité une sphère. C’est un farouche partisan de la théorie de la terre ronde. »

Un ricanement, qui se métamorphosa progressivement en rire sonore, envahit la cuisine entière : les parents de Thomas se tenaient les côtes devant l’absurdité de la déclaration et le sergent du guet lui-même se mordait les joues jusqu’au sang pour garder sa composition autoritaire, avec grande difficulté. Thomas restait stoïque : il avait tiré une chaise et attendait, inconfortablement assis, que la tempête cessât. Il avait l’habitude de ce type de réactions, et des arguments qui suivaient peu après. Entre deux hoquets hilares d’ailleurs, ceux-ci venaient en salve, tantôt de sa mère, tantôt de son père : comment pouvait-il croire que le disque était une sphère, alors que toutes les preuves étaient sous nos yeux ? Ces bateaux qui rencontraient le bord du monde lorsqu’ils naviguaient au large du continent Contrepoids ? La lance de Grosdur le barbare, qui était encore fichée dans le dôme de verre surplombant le monde connu et que l’on pouvait voir à l’œil nu en pleine journée ? Le pendule du fou Cault, l’ancien bouffon que l’on avait suspendu la tête en bas à cause d’un jeu de mots laid, et qui restait immobile jour et nuit, preuve absolue de l’horizontalité du sol ? À tout cela, Thomas avait des réponses intelligentes – c’était encore l’objet de son message matutinal, avant qu’il ne montât à l’étage –, des contre-arguments imparables, des remarques assassines, mais il préféra se taire. Il avait beau se définir comme un chercheur de vérité, un explorateur de l’inconnu et un pourfendeur des idées reçues, il ne voulait pas mettre en danger ses parents, et se priver des gaufres au miel de sa mère. De plus, il était bien connu que le guet ne se déplaçait jamais deux fois pour la même question : la première visite était courtoise, mais la seconde était bien plus désagréable et s’accompagnait, généralement, d’un pilori, de chaînes, et de chardons ardents qui se glissaient dans les endroits les plus insolites du corps, avec une inventivité sans cesse renouvelée.

Alors, il attendit. Les rires se calmèrent. Il promit de ne plus écrire sur les fora. Le sergent du guet partit, en s’assurant que les crocs de sa moustache étaient réglementaires. Les parents félicitèrent leur gamin, l’assiette de gaufres au miel, que sa mère avait escamotée dans le four, refit son apparition sur la table, et le calme retomba sur l’ensemble de la maisonnée. Thomas, néanmoins, fulminait : il avait besoin d’air. Il se dodelina vers la sortie, saisit son chapeau-feutre qui lui donnait cette silhouette distinguée qu’il défendait envers et contre tout, et remonta doucement la rue boueuse. À son propre étonnement, il passa sans s’arrêter devant le théâtre où l’on jouait le dernier clic-clac à la mode, Bouffon, l’histoire d’un membre de la guilde du même nom qui se grimait en clown et sombrait dans la démence psychotique parce qu’une de ses blagues n’avait pas fait rire sa chauve-souris domestique. Il n’avait pas envie de le revoir une quatrième fois, et de s’entourer des « normaux » : c’est comme cela qu’il appelait les gens atrophiés par la pensée officielle du Patricien, incapables de voir la vérité qui s’offrait pourtant nue devant eux.

Fatigué par le poids de son intelligence et de sa graisse, il s’écroula finalement sur un banc qui longeait un parc. Il faisait beau ; les oiseaux piaillaient ; un petit vent éloignait légèrement la pestilence de la rivière Ankh, et les mouches mouraient d’asphyxie moins vite que de coutume. Tandis que Thomas s’éventait avec son chapeau, et qu’il commençait à songer aux stratégies d’anonymisation de ses futurs messages à destination de la population entière, une magicienne s’assit à ses côtés. Elle grignotait ce qui semblait être des pruneaux et lisait un opuscule de magie, dans lequel on devinait des symboles ésotériques. Sans lever les yeux de son ouvrage, elle tendit le paquet de pruneaux à Thomas. Devant son air absent bien qu’étonné, elle se résolut à tourner la tête vers lui.

« Vous n’aimez pas les pruneaux ? » Elle était, de loin, la plus jolie femme qu’il n’avait jamais vue. Enfin, la plus jolie femme réelle, car il en fréquentait, et des bien mieux, dans son imaginaire, dans ses carnets d’estampes et ses clics-clacs personnels. Il fallait néanmoins dire qu’à l’exception de sa mère, il n’avait pas vraiment eu loisir de fréquenter des membres du sexe féminin. Il se devait d’approcher la chose tactiquement.

« Ma, ma, ma très chère dame, bafouilla-t-il d’une voix cajoleuse, permettez-moi de vous remercier de votre obole incroyable. J’en goûterai un pour honorer votre gentillesse légendaire. »

Victoire.

Il plongea sa main grasse dans le paquet, elle était presque du même diamètre que son ouverture ; il saisit le plus gros des pruneaux, qu’il engloutit sans y prendre garde. Il était sucré.

« Merci très chère madame, de ce cadeau sirupeux. Je ne pensais pas les magiciennes aussi belles et gentilles et si je peux me permettre, je…

– Tais-toi un peu, et ouvre tes esgourdes. » La voix mordante qui l’interrompit était assurément celle de sa voisine, mais elle n’ouvrit nullement la bouche ; de plus, elle lui semblait venir de son propre crâne desquamé. Alors qu’il s’apprêtait à articuler une nouvelle fois ce qu’il considérait être un compliment, l’ordre se fit plus pressant.

« Ferme-la, Thomas, et écoute-moi. Le pruneau que tu viens de dévorer était assaisonné d’un philtre de télépathie, qui te rend aussi sensible à mes pensées qu’un nain aux diamants. Cela me permettra de te parler sans éveiller les soupçons. Maintenant, regarde devant toi ou je te change en grenouille. » Thomas s’exécuta, mi-apeuré, mi-excité par cette charmante figure d’autorité. « Nous savons qui tu es, “Lutin Bien”. Tu dis tout haut ce que nous sommes nombreux et nombreuses à penser. Tout le monde sait que le Patricien a fait passer sa loi afin de nuire à la vérité, mais la Résistance s’organise. » La magicienne, tout en soliloquant, avait d’apparence repris ses activités de lecture, sans rien laisser transparaître de la tempête qui animait son esprit.

« Nous avons décidé de faire de toi le symbole de notre combat globiste. Rendez-vous ce soir, 20h, au coin de la Rue Foutraque et de l’Avenue Bile, dans les Ombres. Tu feras la connaissance du gang. »

Sur ce, elle se leva paisiblement, lança un dernier regard à Thomas, et disparut dans le parc. Le cœur du complotiste voyou battait la chamade. On venait de l’inviter à une réunion secrète. Mieux : une femme venait de l’inviter, lui, personnellement, à une réunion secrète. Il n’en revenait pas. Une magicienne, devait-il ajouter : s’il en croyait les confessions coquines de ce qui se tramait dans les dortoirs de l’Université Invisible, et qu’on trouvait abondamment en ligne, elle ne devait pas être bien farouche. Peut-être même pourrait-il la… Seule chose qui le tourmentait cependant : les Ombres. On disait que personne ne ressortait vivant du quartier des Ombres. Néanmoins, on disait aussi que le Patricien était un homme bon et juste : il ne fallait pas toujours croire ce que disaient les gens. Quoi qu’il en fût, il préférait encore se confronter à une mort certaine que d’affronter l’anathème de son propre domicile.

En attendant l’heure promise, Thomas erra dans les ruelles d’Ankh-Morpork. Il évita avec une pudeur qui l’honorait les quartiers surtout fréquentés par les nains ou les barbares pour s’orienter vers les zones peuplées d’êtres humains ; non qu’il fût raciste, après tout, il lui arrivait aussi de se faire plaisir sur des dessins de naines barbues ou de barbares musclées et petitement vêtues, mais il préférait éviter la compagnie de ces êtres inférieurs. Sans le savoir, ceux et celles-ci le remerciaient secrètement d’ailleurs, tant son odeur rance rendait difficile, même à l’extérieur, toute compagnie prolongée. Alors il se promena, itinérant de banc en banc au fur et à mesure que le souffle lui manquait, prit une chope de bière de sureau au Bar du Tambour Crevé, célèbre pour ses coctions qui ne rendaient quasiment pas ses clients aveugles ; il considéra les échoppes de figurines, la nouvelle collection des héros de son estampe cadrée favorite, Un seul morceau, était juste arrivée de l’empire agatéen ; il récitait dans sa barbe les répliques favorites de ses ouvrages obscurs préférés. Doucement cependant la nuit tombait ; les lucioles se précipitaient sous les réverbères, que la guilde des allume-feux embrasait partout dans la ville ; les fées commençaient à se saouler avec du mauvais schnaps. Thomas obliqua sa marche et se dirigea vers les Ombres. Un coup d’œil rapide à un plan le renseigna sur le coin de rue auquel il devait se rendre : fort heureusement, ce n’était pas si loin de la place du marché. Dans le meilleur des cas, on trouverait son cadavre avant le petit matin, ce qui empêcherait son joli visage de se boursoufler inutilement avant l’enterrement.

Les Ombres étaient fidèles à leur réputation : glauques, surtout composées de taudis branlants, habitées de silhouettes louches et de femmes libérées. Heureusement, l’allure atypique de Thomas fit s’éloigner même les membres les plus braves de la guilde des voleurs, et il put sans souci aucun se rendre au lieu de rendez-vous. Alors qu’il cherchait la porte à laquelle il devait frapper, un sifflement montant du sol lui fit baisser la tête. Deux yeux inquisiteurs le toisaient d’une grille dégoûtante ; l’instant d’après, ils disparurent dans le néant, et la grille s’ouvrit dans un grincement terrible. Le sommet d’une échelle se glissa aux pieds de Thomas et l’invita à s’engouffrer dans les catacombes empuantées des Ombres. Il poussa un soupir sonore, s’accroupit ridiculement et descendit, barreau après barreau, l’échelle qui s’avéra être bien, bien plus haute qu’il ne le songeait de prime abord. En arrivant au sol, après ce qui lui parut une éternité le conduisant au plus profond des enfers, il remarqua le froissement de cuir d’une gargouille patibulaire : c’était elle qui avait installé l’échelle, comprit-il, ce qui éclairait aussi la façon avec laquelle elle avait pu voyager aussi facilement de la surface à cette oubliette.

Ils se trouvaient dans une sorte d’antichambre crûment creusée dans la boue ; quelques briques dessinaient un mur irrégulier, qui détourait une porte de bois vermoulue. La gargouille plana lourdement à côté de son invité et frappa un code secret : la porte s’ouvrit. Lorsqu’ils passèrent son seuil, elle se referma brutalement derrière eux, pour se verrouiller avec bruit. Il y avait de la magie là-dessous, Thomas en était sûr ; sa sagacité ne pouvait être trompée. Un long couloir les amena ensuite à une sorte de bibliothèque miraculeusement éclairée, au centre de laquelle trônait une table ronde et assis tout autour, une poignée d’individus. Il retrouva là sa magicienne d’amour, apparemment la cheffe de l’entreprise ; il y avait aussi – à son grand désenchantement – un nain puant, un troll imbécile (ce qui était, il en rit intérieurement, deux chics pléonasmes) et ce qui semblait être un alchimiste, mais il ne pouvait en être certain. Bien entendu, la tunique bleue aux étoiles jaunes, la barbe blanche s’allongeant jusqu’à ses pieds, les fioles et l’alambic qui fumaient et qu’il manipulait avec pénétration étaient des indices forts, mais il ne fallait absolument pas conclure trop rapidement ici.

La gargouille tira une chaise, et Thomas prit place tandis qu’elle alla nicher au sommet d’une armoire. Tous les regards se tournèrent immédiatement vers lui ; le nain et le troll échangèrent un grognement, qui pouvait éventuellement être un mot dans leur langue primitive. La magicienne les fit taire en se levant, sa robe orange souleva un léger nuage de poussière grise : elle prit alors la parole. Elle présenta rapidement les membres des Illuminés, dont la mission première était de montrer à l’intégralité des « normaux » que le disque était une sphère, aussi ronde qu’une vessie pleine de vin. Il leur fallait cependant un ambassadeur, capable de promouvoir leur cause à l’ensemble de la population et d’éviter une punition par trop expéditive de la main du Patricien. Comme on le disait justement dans le clic-clac Bouffon, « Rien n’est plus puissant qu’une idée, surtout quand elle s’accompagne d’un sandwich au jambon ». Et Thomas avait cet avantage indéniable sur tous les autres : c’était un être humain, du moins, le plus humain de leur groupe. On ne rigolerait pas de lui comme on le ferait du nain Cassin ou du troll Kimousse, et il s’exprimerait en termes compréhensibles par tout un chacun, à l’inverse de Terébans l’alchimiste érudit. Quant à la magicienne elle-même, elle était boursière : elle ne pouvait donc risquer sa place à l’Université Invisible. Il fallait bien quelqu’un avec un accès direct aux ressources des sorciers pour poursuivre la lutte, si jamais ils étaient tous décimés.

Thomas, qui opinait depuis plusieurs minutes, et avec suffisance, du chef, releva cette dernière remarque avec inquiétude. La magicienne, dont il ignorait toujours le nom, le rassura cependant rapidement : il n’y avait strictement rien à craindre. Le Patricien ne se risquerait pas d’enfermer tous les membres des Illuminés. Il en sauverait vraisemblablement quelques uns, pour ne pas apparaître comme un dictateur absolu. Étrangement, la seule qui, lors de cette réunion, fut persuadée de ne jamais pouvoir faire partie des survivants potentiels, ce fut la gargouille. Cela ne la dérangeait guère : elle avait l’habitude de la tempête, puisqu’elle passait quasiment toute sa vie dehors, généralement suspendue à une cimaise. De loin pourtant, elle était la plus sage de tous.

La magicienne poursuivit son soliloque. Leur stratégie était assez simple : organiser une expédition en direction du bord « supposé » du disque, soi-disant pour pêcher des poissons rares (tout un chacun savait que les poissons du bord étaient plus goûtus que ceux du continent). Bien entendu, en réalité, Thomas se dirigerait vers le bord, et montrerait qu’il continuât indéfiniment : il prouverait alors que le disque était une sphère. Victoire intégrale, pardon du Patricien, gloire pour tous. On resta silencieux. La magicienne ajouta qu’il y aurait sans doute aussi un banquet : cette fois-ci, la satisfaction fut des plus vives. Seule la gargouille, comme nous le disions, soupirait dans sa barbe de pierre.

Il serait vain et fastidieux de détailler ici les préparatifs des jours suivants, et la façon dont les Illuminés organisèrent leur expédition. Disons simplement qu’ils s’abouchèrent avec le cuisinier du Patricien, et qu’ils proposèrent de ramener des délices océaniques pour la fin de semaine ; ils louèrent une galère de pêche à Planteur Je m’Tranche La Gorge, qui leur fit un prix à peine supérieur à l’escroquerie habituelle, parce qu’ils les avaient à la bonne, mais il y mettait de sa poche, il fallait bien le croire ; Thomas prit une douche, par demande populaire. En moins d’une semaine, on avait traîné le bateau sur le grand port – sur la Ankh, effectivement, les bateaux ne flottaient pas, car cela supposait un élément liquide que la Ankh, pour d’évidentes raisons, ne contenait pas – et ils embarquèrent vers le plus grand des voyages entrepris par les esprits humain, nain et gargouillesque réunis. Le troll, quant à lui, trouvait qu’il faisait beau, mais chaud.

On ne lui donnait guère tort : ce mois de Juillaoût était particulièrement lourd pour la saison, une conséquence des activités industrielles contemporaines, disaient les météorologues. Il était vrai que la fabrication des panneaux solaires était particulièrement polluante. C’était préoccupant d’ailleurs : le jour où ils seraient tous achevés, selon les prévisions les plus optimistes, les nuages noirs recouvriraient le ciel, et le soleil ne percerait plus.

Ils mirent le cap vers le couchant, et un vent favorable les extirpa rapidement et de la ville, et du golfe, pour atteindre enfin le grand océan salé. Périodiquement, ils documentaient leurs avancées et envoyaient vers la terre, par pigeons voyageurs, des billets expliquant qu’ils avaient dépassé tel phare, qu’ils passaient au large de tel archipel ; que l’odeur iodée les revivifiait. Thomas, de loin, était le plus surpris de l’aréopage. La magicienne ne lâchait ni son sextant, ni l’horizon des yeux ; l’alchimiste s’était enfermé dans la cabine du capitaine et des fumées bleues, vertes, bariolées, envahissaient parfois le pont ; le nain aiguisait sa hache, par hasard, et le troll essayait vainement d’attraper les mouettes qui lui tournaient autour, en rigolant bêtement. Enfin, la gargouille jouait la figure de proue sous le beaupré et prenait même du plaisir à l’ouvrage : cela changeait des cathédrales et des abbayes qu’elle fréquentait d’ordinaire.

Thomas, en revanche, vivait ce premier contact marin comme s’il avait reçu une claque violente. Le vent, le crépitement régulier de l’eau, les embruns, quelques dauphins qui ouvraient le chemin, cette odeur forte et nouvelle, tout cela le cingla et lui redonna confusément espoir. Il sentait doucement son cynisme, sa solitude, sa dépression même s’apaiser, comme repoussées aux confins de son crâne à présent habité de sentiments doux et aériens. Il ne se lassait pas de la mécanique ronronnante bien qu’imprévisible du navire, et il se serait bien imaginé devenir capitaine, si sa mission première ne l’appelait pas vers de plus hautes sphères. Il rit intérieurement de ce perçant trait d’esprit, qui le fit revenir à la réalité : l’horizon s’approchait de plus en plus, et on commençait à voir les reflets irisés du dôme ou plutôt, pensaient-ils tous, de l’illusion du dôme, qui marquait la frontière entre le monde habité et l’éther infini. La magicienne réunit sa troupe et développa la suite de son plan. Ils s’arrêteraient parallèlement au bord apparent du disque ; grâce à l’alchimiste et à ses potions explosives, elle soulèverait le rideau de mensonges que d’aucuns appellent le dôme, le nain ferait le guet avec la gargouille et Thomas, triomphant, franchirait la limite des esprits étroits et du bord fictif du disque, et les propulserait, glorieux, vers l’avenir. Le troll continuait de chasser les mouettes.

Arrivé sur les lieux, Thomas fut tout d’abord surpris de voir qu’il n’y avait là, contrairement à ce qu’il avait maintes fois prouvé aux « normaux », aucune estafette de l’armée, aucun agent du guet, aucun membre de la guilde des complots : il n’y avait qu’eux, l’océan, et de nombreux bancs de poissons colorés. Les mouettes étaient parties : le troll avait réussi à en capturer une, qu’il déplumait avec application. Les vagues s’écrasaient, presque avec poésie, sur le dôme dont on appréciait à présent la forme et la densité. Le nain sauta du pont vers la figure de proue et se posta sur la tête de la gargouille, endormie, qui ne sentit pas même son poids. Il donna trois bons coups de hache sur le dôme, qui résonnèrent avec puissance à la façon d’une grosse cloche : il ne parvint pas à l’entamer. La magicienne le rappela. Il réveilla la gargouille en passant, qui voleta, encore groggy de sommeil, vers le pont. L’alchimiste sortit alors de son repère : tout au long du trajet, il avait élaboré un explosif d’un genre nouveau, une sorte de glycérine de nitrate encapsulée dans de petites sphères noirâtres, au bout desquelles un bout de ficelle pendouillait. La réaction chimique était enfantine, commença-t-il à expliquer : la chaleur dégagée par une flamme judicieusement apportée à la glycérine activait les atomes circonflexes de la solution qui, se trouvant alors contre-gyrés et exercités, percutaient avec force les bords immeubles de la sphère de faïence noire et produisaient, ergo gluc, une détonation notable. Suite à cette docte explication, la magicienne mima, avec une efficacité redoutable et en désignant tantôt la mèche, tantôt le dôme : « Pssch… boum ! ». On acquiesça avec joie.

Les talents de la magicienne furent une fois encore mis à contribution. Elle souffla une poudre octarine sur les bombinettes, qui développèrent des ailes blanches de colombe et planèrent gracieusement vers le lieu de la future trouée. Alors chacun couvrit ses oreilles, le troll son nez, et des boules de feu incandescentes naquirent des ongles de la pyromane. On entendit le feulement caractérisé des flammes magiques, puis le silence. Enfin, une explosion extraordinaire manqua de renverser le navire. Il y eut un bruit d’aspiration, comme une bonde que l’on ôte d’un évier rempli et qui vide brutalement tout son contenu. Le dôme était troué : l’océan se déversait à gros bouillons dans l’espace sidéral. Le noir du cosmos, qui s’offrait à présent sans artifice, sans traverser le verre protecteur, semblait plus profond et, quelque part, plus triste.

Thomas sentit son estomac se nouer. Il avait beau être sûr et certain de ses théories, dans le confort voluptueux de sa chambre, derrière son calculateur, sur la solidité rassurante de la terre ferme, mais face à l’abîme, il se sentait défaillir. Tout le monde le regardait avec espérance, la magicienne la première. Il sentait son sang bouillir et voyager de bas en haut ; puis il prit la plus grande décision de sa vie.

Avec une précaution infinie, il escalada le beaupré de la galère. Ses jambes tremblaient, il avait bien du mal à se tenir debout. Pas à pas, il s’approchait de l’ouverture ; il sentait la température chuter dramatiquement à chaque centimètre grignoté. Enfin, il se trouvait devant l’inconnu. Il saisit le bord coupant du dôme pour garder l’équilibre, la vision des étoiles froides et lointaines l’effraya beaucoup. En baissant légèrement les yeux, il lui sembla distinguer la patte verdâtre, au mouvement régulier, de Ça la tortue mystique qui transportait le disque ci et là dans le cosmos. Il lui fallut rassembler encore une fois son courage pour se souvenir que tout cela n’était qu’une illusion, un canular élaboré, que le monde continuait au-delà du bord du disque. Il prit une grande aspiration, lâcha le bord du dôme – le verre lui avait sévèrement entamé la main, qui saignait abondamment – et fit un pas en avant.

Au bout de plusieurs minutes, comprenant qu’ils ne le reverraient jamais, les Illuminés firent voile arrière, puis se mirent d’accord : il leur fallait trouver un autre humain pour accomplir la mission. Cela ne faisait jamais que le quatrième qui disparaissait : un jour ou l’autre, enfin, ils embaucheraient quelqu’un d’honnête, qui reviendrait du monde fantastique qui s’étendait au-delà du bord du disque.

Épilogue

Sur le disque, une rumeur racontait que les magiciens avaient le privilège de voir la Mort au moment de leur trépas et que ce dernier les accueillait, fidèle à son rôle de psychopompe, dans l’autre vie. Bien qu’il ne fût point sorcier, Thomas, alors qu’il chutait rapidement dans le vide et qu’il suffoquait, eut cependant la chance de voir la Mort accompagner ses dernières secondes. Il lui arrivait de procéder ainsi, quand il considérait que la victime en valait la peine.

« PAR CURIOSITÉ, demanda-t-il à Thomas qui virait au bleu pâle, de sa voix profonde et caverneuse, TU AS FAIT ÇA POUR IMPRESSIONNER MORGANE ? »

Thomas mourait heureux : il connaissait enfin le prénom de la magicienne.