Le Poème et l'Épée

Mathieu Goux

2019

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


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« Non, il manque quelque chose ». Le bel enchanteur à la barbe poussiéreuse consultait nerveusement le rôle de parchemin en marmottant, et en comparant ce qu’il lisait avec la jeune fille qui se tenait devant lui. Il finissait inexorablement par soupirer de déception, et se tournait anxieusement vers les chevaliers qui s’impatientaient autour de lui. Uther Pendragon, notamment, peinait à contenir sa colère naissante. « Eh bien ! gronda-t-il. La légende n’est-elle point accomplie ? Ma fille a toutes les qualités requises pourtant ! »

Merlin balbutiait une vague excuse, craignant d’être la cible du courroux de son roi. Presque tout concordait pourtant, la légende était formelle.

Une rouillarde saxalite

Rex Britannorum enlèvera

Dix ans exactement aura

Unissant tous les pays vite.

Ses cheveux isabelles

Et sa fort haute taille

Conduiront les rebelles

Au très-saint Graal.

Il reprenait vers à vers. « La rouillarde saxalite », c’était l’épée qu’Élaine, fille adoptive d’Uther, avait arrachée d’un rocher perdu dans la campagne bretonne, non loin de la mer. On ne savait trop exactement depuis quand elle se trouvait là, qui même l’avait fichée. Les plus anciens habitants de la région l’avaient toujours vue, et les grands-pères de leurs grands-pères également. Avec les années, voire les siècles, l’air salé, les intempéries et les mousserons avaient grignoté le métal, qui s’était coloré de rouge. L’épée restait coupante néanmoins, et profondément solidaire de la montagne où on la trouvait. Plus d’un matamore s’était risqué, et tous avaient échoué. Lorsque Merlin retrouva dans d’obscurs parchemins ce huitain, qu’il avait traduit de l’ancienne langue dans laquelle il était composé, il avait proposé à son monarque que tous et toutes tentassent l’épreuve et c’était avec une grande joie que sa première fille adoptive, née de sa femme et de son ancien mari, avait su l’ôter sans aucun effort.

Élaine n’avait que dix ans, et ses jolis cheveux jaune pâle, qui tombaient mélodieusement sur ses épaules, lui donnaient un air théandrique, entre la déesse des mythes antiques et la beauté terrible que seule cette province reculée de l’Armorique savait produire. Elle faisait la fierté du roi, qui l’avait élevée comme sa propre fille, et surtout comme une chevalière, la première de sa race, balayant d’un revers de sa main baguée les critiques qui auraient voulu la voir coudre et peindre dans sa chambre, loin des champs de bataille. Bien au contraire : il la mit sur un cheval avant même qu’elle ne sût marcher, lui apprit l’archerie et la chasse, elle commandait aux mâtins baveux qui déchiquetaient les biches et aux faucons rapaces qui arrachaient les yeux des hordes barbares. À sept ans, elle jouait aussi bien de la dague que d’autres enfants de son âge au ballon, et on l’avait même vu tenir la dragée haute à des adolescents par trop arrogants, à qui elle fit mordre la poussière. Son éducation n’était pas en reste : elle savait lire et écrire aussi bien que les moines, parlait plusieurs des dialectes de la région, le latin et le grec, et elle devenait progressivement experte dans l’art de commander les troupes et de la poliorcétique.

Aussi, ce n’était que justice de la voir ôter Excalibur, l’épée de légende qui, une fois arrachée de sa pierre sous les yeux médusés d’un peuple entier qui se prosterna, recouvrit toute sa splendeur. Mais tandis qu’elle n’aspirait qu’à trouver des chevaliers susceptibles de l’accompagner dans sa quête du vase de vie de Notre Seigneur Jésus-Christ mort sur la croix, Merlin avait fait part de ses doutes. Certes, la légende parlait bien de l’épée rouillée ; certes, Élaine avait dix années de vie ; certes, elle avait des cheveux isabelles ; certes, les seigneurs des provinces alentours avaient d’ores et déjà juré allégeance et fait serment. Mais voilà...

Élaine était petite. Très, très petite, même pour un enfant de son âge. À dix ans, on s’attendait à ce qu’une enfante mesurât quatre pieds, quatre pieds et demi si elle était particulièrement forte. Élaine ne faisait qu’à peine trois pieds et demi, et rien ne laissait présager une poussée de croissance significative avant son âge adulte, des dires des médicastres qui la suivaient depuis ses primes années. « La faute à sa mère ! » regrettait Uther Pendragon. De son père effectivement, la petite guerrière, comme on la surnommait parfois, avait pris le courage, l’intelligence, l’éclat émeraude de ses yeux vifs, la prestance, la diplomatie ; de sa mère, la force tranquille, la finesse d’esprit, l’endurance et la poigne et, hélas, le physique. Ygraine ne faisait que quatre pieds au garrot et malgré un visage bien proportionné et un corps athétique aux muscles noueux, semblait davantage une adolescente qu’une femme à l’âge confirmé. Cela n’avait nullement gêné son père, qui aimait beaucoup Élaine ; il arguait d’ailleurs que cette petite taille était un atout certain lors des batailles, on se faufilait bien mieux entre les coups, on échappait aux plus violents et quand bien même aurait-on moins d’allonge, la proximité rendait n’importe quelle estocade navrante, voire mortelle.

« Fort haute taille, dit le texte, fort haute taille ! ». Merlin pianotait le vers de son doigt squelettique. « Je ne l’ai point inventé ! Je suis navré, sire, mais votre fille, malgré toutes ses innombrables qualités, n’est point le futur roi de notre peuple. Si nous ne respectons pas à la lettre – il étira artificiellement les syllabes de cette dernière expression pour en appuyer l’importance – le texte, nous ne pourrons retrouver le Graal, je le crains. »

Uther frappa les murs de toute sa force, fou de rage. Ses chevaliers, interdits, n’osèrent point le calmer, sachant que l’ire de Pendragon est une force aussi violente qu’une tempête hauturière ou qu’un volcan furieux. Élaine demeurait stoïque, l’épée sévèrement accrochée à sa taille et l’œil inquisiteur : elle aurait volontiers foudroyé le sorcier sur place si elle en avait eu le pouvoir. Merlin tremblait toujours et murmura, entre deux insultes hébreuses et une malédiction romaine lancées par son roi, qu’ils devaient replacer l’épée dans son socle de pierre et poursuivre le sondage du royaume. Le visage d’Uther n’était plus que sang bouilli. Il saisit son enchanteur par le col et le secoua comme s’il eût voulu en faire tomber des fruits. Avait-il donc perdu la tête ? Remettre l’épée ? Et pourquoi pas vendre sa couronne au premier camelot venu, abdiquer, se rendre directement à Rome pour s’agenouiller devant les sénateurs ! Blasphème, idiotie, flouerie que voilà ! La légende s’accomplirait, taille haute ou non ! Il balança le vieillard au sol, qui s’en excusa, par hasard. Merlin rampa maladroitement vers la plus proche issue et s’enferma à double tour dans son étude située non loin, grelottant et transpirant, pantelant comme un âne qu’on aurait tué à la tâche. Malgré les épais murs de pierres noires le séparant de la salle du trône, il entendait encore gronder Pendragon qui le maudissait de tous les diables connus des peuples de ce monde.

Uther finit, quelques heures plus tard, par se calmer. Il réunit ses plus proches auxiliaires et les invita à obéir abandonnément à sa fille : le lendemain, elle partirait chercher le Graal et conduirait les troupes à la victoire. Qu’on portât la nouvelle dans tous les royaumes : le roi des Bretons était une reine, la plus terrible et la plus belle qu’on n’eût jamais vue de mémoire d’homme ni de femme. Il fut fait ainsi : et le lendemain, avant même que le soleil n’apparût, la troupe partit, Élaine à sa tête. Merlin ne trouva point le sommeil, et ne sortit point de son laboratoire ; il cherchait avec anxiété un vers, un texte contredisant la légende, en vain.

La rumeur grandissait cependant ; elle prenait des forces en avançant. Les servants, qui ne purent faire autrement qu’écouter la bruyante conversation de la veille, répétaient à leurs femmes, à leurs amants et à leurs enfants, le doute de l’enchanteur. Progressivement, les qualités de la reine putative devenaient des défauts : son courage se transformait en témérité, sa force en violence. Surtout, elle semblait rapetisser de répétition en répétition, c’était à présent une naine, un homoncule qui guidait des hommes agueris. Ceux-ci, disait-on, feraient mieux de laisser le poupon dans les jupes de sa mère et de partir seuls chercher la Coupe de Vie. Il devenait de plus en plus difficile de se faire respecter, de quérir des informations : malgré les sermons et les menaces, malgré Excalibur qui, flamboyante, imposait toujours le respect aux vilains, ceux-ci se moquaient délibérément de la reine Élaine, l’envoyaient sciemment chasser les coquecigrues et courir les échalottes, transformaient en farce la plus noble quête du genre humain. Les nuits passées à la belle étoile, dans un froid automnal qui devenait de plus en plus mordant, les journées à chevaucher sans ordre ni but, le gruau glacé et les herbes sèches minaient le moral des hommes qui perdaient progressivement foi en leur suzeraine. Élaine restait confiante, bien que le doute s’immisçât progressivement dans son esprit, de plus en plus loin. Ses prières restaient sans réponse, aucun signe, dans le ciel, sur la lune, près des arbres et des rivières ne lui indiquait la marche à suivre. Sentant la révolte gronder et son destin compromis, elle prit la sage décision de revenir, piteuse, à Camelot sous les remarques goguenardes des paysans et des bourgeoises.

Lorsqu’il vit revenir sa fille, Uther n’avait plus de colère à dépenser. Il lui adressa un regard plein de pitié, esquissa une embrassade qu’Élaine repoussa avec fierté, et elle alla chercher son maître d’armes pour échanger quelques passes. Uther la laissa s’entraîner et se rendit chez son enchanteur. Il tambourina à la porte de Merlin, sans réponse ; il accola alors son oreille au chêne lourd, mais ne distingua aucun bruit. Le laboratoire n’était point fermé : aussi, il tira la chevillette, et la bobinette chut. Avec un pas de biche, tout légèrement, il pénétra dans l’antre du sorcier, et se rendit compte que jamais il n’avait osé pénétrer dans le repère de celui qui était resté, malgré ses remontrances violentes, son plus cher ami, celui sans qui rien n’aurait pu être fait. N’était-ce pas Merlin qui lui avait, jadis, donné les traits du Duc de Cornouailles pour séduire Ygraine, pour l’enlever sans éveiller les soupçons ? N’avait-il point été là pour élever ses filles, n’avait-il pas aidé à faire naître Arthur, son tout premier fils légitime, promis lui aussi à un bel avenir ?

Toutes ces pensées se bousculaient sous la tête grise du roi alors qu’il voyait Merlin, penché, attentif, lointain, sur un codex qu’il annotait avec pénétration, à la lumière fumante d’une chandelle faible, sur un bureau envahi de parchemins et de papyrus jaunis par les âges, entouré de boules de cristal et de poudres aux couleurs surnaturelles, un imposant crucifix grossièrement taillé dans du bois de cerisier sous sa main libre. L’enchanteur ne s’était pas rendu compte de l’intrusion et baragouinait un sabir étrange, mélange de langues perdues et de formules ésotériques, de recettes de cuisine ou de bénédictions étrangères ; et ce n’est que lorsqu’Uther lui mit fraternellement la main sur l’épaule qu’il se retourna lentement, les yeux rougis de sommeil, de larmes, de douleur et de honte, les joues plus creusées encore qu’à l’habitude, le front et les tempes scameuses et malades. Il commença à baver une salutation, mais Uther prit la parole avant lui.

« Merlin, mon bel ami, mon frère. Ma colère finit toujours par s’éteindre, c’est un feu violent mais qui bientôt brûle tout son bois. Je dois à présent nourrir mon âme de l’hydromel de ton amitié : tu m’as manqué, autant que ma fille me manqua. Parlons-nous. Je suis prêt à t’écouter ».

Le sorcier s’attendait à une injure, voire à une menace. Il respectait et craignait son roi, autant qu’il l’aimait. Pour lui, pour sa couronne et pour son sceptre, il aurait passé dix ans au bagne, sous les verrous ; il aurait souffert le martyre et la couronne d’épines. D’avoir ainsi cette si belle preuve d’amour le brisa, et il fondit en larmes. Il embrassa le fier manteau d’hermine de son monarque et se répandit en excuses. Il n’était qu’un imbécile, il n’aurait jamais dû contredire son protecteur. Élaine était future reine, il avait eu tort de remettre en doute son jugement. Il trouverait confirmation de sa destinée dans ses manuscrits, il le savait : qu’il lui donnât une seconde chance.

« Élaine est revenue aujourd’hui », dit posément Uther. Merlin s’arrêta un instant de pleurer. « Élaine est revenue, défaite. Elle n’a pas trouvé le Saint-Graal. Elle ne rencontra sur sa route que dédain et malchance. Tout un chacun fut persuadé qu’elle n’était point la reine promise par le huitain. Que cet échec se réalisât à cause de nos doutes, ou que nous fussions voués à l’insuccès dès le commencement, je ne saurais le dire : mais c’est à mon tour de me faire pardonner, et d’humblement te demander, ô Merlin, d’oublier mon orgueil. »

Ils restèrent longtemps silencieux. Parfois, un meuble craquait et un papyrus se froissait à cause de l’humidité du laboratoire. Ils n’avaient pas besoin de mots pour se comprendre.

Quelques jours après son retour, Élaine remit l’épée dans la roche, sans qu’on ne le lui commandât. Les années passèrent. Uther vieillissait, combattait l’envahisseur romain lorsqu’il s’approchait trop près de ses terres, asservissait les seigneurs des provinces voisines lorsqu’ils lui manquaient de respect, débauchait toujours plus de chevaliers pour une quête qui ne semblait jamais venir. Morgause, sa deuxième fille, quitta à quatorze ans le château pour épouser un roi, dans une sorte d’alliance à la nécessité douteuse. Sa troisième, Morgane, devint la protégée de Merlin, et elle allait devenir une puissante prêtresse, déjà ses prodiges étonnaient le vieux maître qui aspirait de plus en plus à se retirer, silencieux, parmi les animaux de la forêt de Brocéliande, comme son destin le demandait. Arthur, bien que d’un naturel rêveur et atrabilaire, était un jeune homme tout aussi prometteur même si Uther déplorait son manque certain de confiance qui l’empêcherait d’être, un jour, un roi aussi bon qu’il l’était lui-même, ou même qu’Élaine aurait pu l’être. Celle-ci, d’ailleurs, fit un mariage d’amour avec un monarque voisin, continuait de combattre et de chasser, et donna même naissance à un jeune fils qui alla grossir les rangs des chevaliers de son père. On ne cessait d’essayer d’ôter Excalibur de la roche et, à la grande joie d’Uther et de tous les chevaliers du royaume, Arthur, ses neuf ans révolus et le jour de son dixième anniversaire, la brandit. Cette fois-ci, tout un chacun tomba d’accord : il était blond et il mesurait presque cinq pieds, toisant tous ses amis et même sa mère d’une bonne tête. La légende s’écrivait, et elle devenait arthurienne, à défaut d’être élainiste.

Merlin partit peu de temps après l’événement. Comme il l’avait annoncé, il passerait la fin de ses jours parmi les bêtes de la forêt, c’était là le destin de tous les druides et il ne ferait point exception. En rassemblant ses dernières affaires, en préparant sa dernière potion et en brûlant les derniers parchemins qui auraient pu tomber en de mauvaises mains, il relut une fois dernière le huitain qui, jadis, avait faillit le perdre. C’est alors que ses yeux tombèrent sur le vers de la discorde et, stupide, le sorcier marmotta en latin. « Altiusć, non altius ». Le « ć » était peu visible certes, mais il était là. Altius, haut, grand, élévé ; altiusć, quia altiusculus : forme abrégée du diminutif, « peu élevé, peu grand, petit ». Maudits soient les haruspices et leurs écritures en pattes de mouche.

Il approcha le parchemin de la flamme d’une chandelle, et le papier devint vert avant de tomber en poudre.