Les Constructions Louches

Mathieu Goux

2021

Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).


Version PDF



Première partie

 

J’ai trouvé ma soutenance de thèse à la fois longue et brève, stimulante et décevante. J’avais travaillé cinq années, sans discontinuité ou presque — j’ai depuis appris à me reposer ; j’avais connu trois petites amies ; j’avais adopté un chat ; il avait fait des hivers brûlants et d’étouffants étés ; je suis tombé quelques fois malade ; j’avais écrit quelque six cents pages sur les subordonnées* relatives[1] en français préclassique et classique, avec cette sensation, bien connue des thésardes et des thésards, d’avoir à la fois fait trop, et pas assez.

La cérémonie — car il s’agit, pour ce type de chose, davantage d’une formalité que d’un examen — a eu lieu un vendredi, nous étions peu dans la salle : il y avait, à dire vrai, davantage de personnes dans le jury que dans le public. Ma mère n’avait pas pu, ou voulu, se déplacer ; mes amitiés étaient rares ; une collègue, tant par sympathie que par intérêt sincère pour mon travail, studieusement prenait des notes ; il faisait froid.

L’exercice, vu de l’extérieur et pour peu qu’on ne connaisse pas le milieu universitaire, est à chemin entre le rituel propiatoire, la passe d’armes mouchetées et la tempête sous des crânes chauves — quand bien même ne me serais-je rasé totalement que le lendemain, préférant garder ma calvitie naissante pour l’occasion. On doit, d’une part, montrer que nous sommes dignus est intrare, « digne de rentrer » dans cette vénérable institution sans renverser, du moins, sans trop de bruit, les chaises et les fauteuils mous des sages ; d’autre part, on doit montrer que nous connaissons notre sujet, que nous sommes capable de le protéger de toutes les attaques, d’ailleurs, les anglais parlent ici de thesis defense, comme un parent accouvillonne son fils ; enfin, il s’agit de discuter plus ou moins tranquillement, d’envisager l’au-delà du travail, sa continuation, sa prolongation : une thèse ou toute autre étude scientifique du reste, de l’anthropologie à la cosmologie n’est jamais achevée ; elle est mise de côté, arrêtée dans son développement pour être lue et citée. Il y a cette injustice, que l’univers est infini, mais que nous ne le sommes point : un jour, il faut bien mettre un point final, qu’on soit d’ailleurs, ou non, conscient qu’il s’agisse du dernier, un jour, il faut bien refermer le livre, le document, le carnet ; un jour, il faut bien qu’il n’y ait plus d’autre jour. Ce jour de soutenance, c’était à la fois le dernier des jours — car après, il n’y aura plus de thèse à proprement parler, il y aura une monographie éditée — et le premier des jours — car après, il y aura encore des choses à faire, et d’autres études à mener, et d’autres cours à donner. Sur cette bascule étrange qui fermait cinq années de ma vie et en ouvrait un nombre à jamais insu, je me sentais plus seul que jamais. Il y a cette mélancolie étrange, ce post-partum que l’on connaît bien et qui arrive après les grands projets, quand les échafaudages s’écroulent, quand la porte de la maison se referme, quand l’être aimé part du foyer ; cette douleur diffuse et collante, qui nous accompagne partout où nous allons. La perte du sens se fait perte des sens, il me faudrait quelques jours, après la soutenance, pour ne serait-ce qu’écouter à nouveau de la musique ; mon regard s’était alors vidé, et tout autour n’était devenu que poussière.

Le soir venu, j’ai dîné avec ma petite amie d’alors et des camarades dans un restaurant russe. Je me rappelle avoir enlevé ma cravate, une cravate large et noire, entre l’entrée et le plat de résistance. Un peu plus tard, elle me quittait — et de cela, je ne parlerai pas ici, pas encore ; il y a des choses sur lesquelles même les trésors ne parviennent pas à mettre des mots —, et lesdits camarades me quittaient aussi, un peu plus tard. Ce couple avait fait l’effort de me faire croire qu’ils m’appréciaient encore, pour moi, pour ce que j’étais, avant de définitivement se taire et de ne plus me parler. Notre dernière conversation, écrite, je leur proposais de venir manger à la maison, j’avais parfait une recette de hamburgers ; ils étaient occupés, ils me rappelleraient. Ils ne l’ont jamais fait.

Je n’ai jamais été quelqu’un de franchement populaire, à l’école comme à la ville ; fut un temps où je blâmais les autres, fut un temps où je me blâmais moi. À présent, je pense prendre les choses avec humour même si mon rire, parfois, sent la friture : je dis que les grammairiens ne sont pas franchement connus pour leurs amitiés indéfectibles. Je renverserais les choses cependant ; ce n’est pas parce que je suis grammairien que je n’ai pas d’amis, mais bien parce que je n’ai pas d’amis, que je suis grammairien. La solitude a ses perversions solipsistes que l’on comble avec bien des vices : certains boivent, d’autres peignent ; moi, j’ai commencé à policer mon discours, à étudier les mots et les phrases pour mieux comprendre comment elles se formaient, comment on les recevait, s’il y avait là quelque chose qui intuitivement chez moi nourrissait la défiance ; si je pouvais, en changeant la coda de cette syllabe, en faisant remonter ce clitique, en bousculant cette apocope, apparaître sous un jour meilleur, comme de bonnes chaussures feraient mieux courir, ou une autre coupe de cheveux attirer la sympathie. Progressivement, la recherche des causes des causes me conduisit vers la diachronie, l’étude des variations historiques, temporelles, aux sources des changements linguistiques. Je m’arrêtai sur la langue française, par confort, et sur la période classique, par curiosité ; je continuai de creuser le sillon ; bientôt, je me rapprochai d’enseignantes distinguées, qui acceptèrent de me diriger et de m’accompagner dans mes réflexions ; d’élève, je devins jeune collègue, collègue à présent ; j’ose enfin m’appeler linguiste, ou grammairien plutôt, sans rougir.

Je préfère d’ailleurs ce deuxième terme au premier, quand bien même serait-il davantage suranné. C’est précisément son antécédence, son archaïsme qui me séduit chez lui, tout d’abord ; il y a une noblesse du terme, liée à sa haute hérédité, qui orgueilleusement me plaît et me rend fier. Je viens d’une famille modeste, comme on dit pudiquement ; nous n’avons que peu l’occasion de nous gargariser de telle ou telle victoire ; je prends tout ce qui est à portée de main. Être grammairien, c’est pour moi, un peu, comme être instituteur de la troisième république, notaire chez Balzac, docteur pour Marie de France : c’est atteindre le plus haut niveau intellectuel que je pouvais espérer, et rendre fière la mère qui m’a élevé. La grammaire, du reste, a des dimensions flottantes, des bornes troubles : on voit bien que le grammairien s’enquiert de la langue, mais est-il disposé à parler d’orthographe ou de ponctuation, doit-il intervenir sur la prononciation, les accents, la littérature et les tracts publicitaires ? L’objet du linguiste est clairement déterminé, il sait où il commence, et où il finit — et moi-même, avec les pairs, de dire que je fais de la linguistique textuelle diachronique, spécialisé en français préclassique et classique —, mais le grammairien est comme une figure englobante, parlant de langue certes, mais ne se préoccupant guère de ses limites objectives. On me demande tant de corriger l’orthographe de ce texte que d’expliquer les emplois du conditionnel, ou bien l’origine de la négation ne… pas à partir du latin non. Je suis comme ce médecin de campagne, qui soigne tant le rhume des foins que la fracture du pouce, et sinon du mal, je m’occupe des mots.

Ma formation grammaticale a commencé, sans surprise particulière, à l’université, mais pas par les sciences du langage : par les lettres modernes. Encore maintenant, et mon intérêt pour ce qui est du ressort de la textualité, de la structuration et de la conduite du propos suivi d’en témoigner, je ne veux de la langue que sa fonction, l’abstrait et les exemples forgés m’ennuient, voire m’agacent souvent. Il n’y a de langue que de récit, il n’y a de langage que de discours : l’engrenage ne sera jamais aussi beau que la machine qu’il sert à faire tourner. Mais plus j’étudiais la littérature, plus je lisais Chrétien de Troie, Marguerite de Navarre, Victor Hugo, Colette, plus la langue — les langues, plutôt, tant le français a autant de facettes que de siècles, autant de visages que d’auteurs ou d’autrices, autant de couleurs que de régions — me retenait et me passionnait. Il y a là comme un mystère, propre à l’imagination humaine, qui m’a toujours intrigué. Après tout, pour les religions du Livre, Dieu est verbe : n’est-ce pas là le signe que nous étions comme destinés à faire de la syntaxe ? Je le concède cependant, c’est un amour qui est parfois difficile à communiquer. Il fut la cause, au moins, de deux ruptures sentimentales.

 

Fiche 1

  

Subordonnée (syntaxe)

 

Une subordonnée est un constituant d’une phrase qui a elle-même une structure de phrase de type P = GN + GV. Elle est l’expression, au plus haut degré de l’analyse syntaxique traditionnelle, du phénomène de récursion selon lequel un constituant de rang n peut être composé de constituants de rang inférieur et/ou égal à n. En langue française, les subordonnées peuvent s’étudier de différentes façons — et les linguistes ne sont pas toutes et tous d’accord sur ce qui doit être, ou non, considéré comme une subordonnée ou un certain type de subordonnée. Deux constantes sont à retenir, quelle que soit l’approche : (i) une subordonnée est généralement introduite par un mot spécifique, dit « mot qu- », paradigme morpho-syntaxique aux origines étymologiques communes et aux propriétés avoisinantes ; (ii) une subordonnée développe une nouvelle prédication dite parfois « prédication seconde », c’est-à-dire qu’elle apporte un surplus d’informations au regard de la prédication première de la proposition principale, qui introduit la subordonnée.

Une subordonnée est une proposition qui ne saurait être indépendante, le mot qu- créant nécessairement une dépendance, orientée souvent, réciproque parfois, entre les propositions : elle ne saurait exister sans sa principale sous peine d’agrammaticalité, sinon d’incompréhension et de perte de sens.

 

 

J’avais rencontré C. en première année de faculté de lettres modernes, dans un enseignement optionnel du type « atelier d’écriture ». Je m’y rendais par paresse et facilité, encore — je suis quelqu’un de simple et de facile, je ne cherche la complexité que dans mes bières et mes puzzles —, car j’avais déjà à l’époque édité un recueil de nouvelles, produit quelques textes qui avaient attiré l’attention des critiques et des lecteurs, j’écrivais comme d’autres vont uriner : constamment, et partout. Encore maintenant, c’est là l’un des rares talents que je me prête, l’angoisse de la feuille blanche rarement ne me frappe. Plutôt, j’ai comme de ces longues périodes de maturation, des jours, des semaines ou des mois, où patiemment dans mon crâne s’organisent plans et chapitres, phrases et mots, je vois le livre fini comme Apelle la toile achevée : puis je me lance. Ce présent roman s’est, du reste, fabriqué ainsi : mais j’ai déjà expliqué ça dans un autre ouvrage, et on lira ces lignes ailleurs.

C. m’avait interpellé, après une session de travail sur je-ne-sais-plus quel cadavre exquis, car elle jugeait que j’employais trop d’adjectifs. Elle avait sans doute raison, mais je pris la chose avec l’orgueil d’un Lucien de Rupembré période illusioniste, et ignorai la remarque. Le hasard me conduisit dans le même bus qu’elle, à la même place ; la suite de la discussion nous ramena chez moi ; quelques jours plus tard, elle quittait son précédent pour me rejoindre comme principal. Nous restâmes dix années ensemble, avant de nous déchirer.

J’ai beaucoup grandi à ses côtés, au cours de ces dix années. De jeune imbécile, j’étais tranquillement passé au stade de petit con, accompagnant par là le même mouvement chez ma compagne. Mais autant l’imbécillité peut être naïve, autant la connerie, quant à elle, est franchement beaucoup plus perspicace : elle me quittait aussi sévèrement qu’elle tançait mon style, après des mois d’une querelle larvée sur la façon dont nous écrivions, et les études que nous menions alors. C. ne s’embarassait guère de syntaxe ni de morphologie, elle faisait des phrases plates et rimait à la fin des vers. Son écriture, tout efficace et orientée, ne lui apportait dans la discipline linguistique qui était la nôtre — car, désœuvrée, elle avait quitté les lettres pour rejoindre la langue, comme je l’eus fait jadis — que dépit et dédain, elle devait, de l’aveu des professeures et des enseignants, muscler son style pour espérer progresser et enrichir sa pensée, pratique mais peu orientée vers les arabesques analytiques et les méandres moelleux de l’étude grammaticale. Elle s’arrêtait à la règle, sans particulièrement la questionner : elle apprenait le consensus, sans chercher à le prolonger. En un mot, l’université échouait, et elle devait d’ailleurs rejoindre, alors que je me désagragéais au concours, une école de sciences politiques, bien plus plane quant aux exigences attendues aux ouailles.

Son école était dans une autre ville, je restais dans la première. Nous nous voyions peu : j’étais désargenté, elle était occupée, peut-être nous sommes-nous vus à deux ou trois reprises, pendant plusieurs jours continus certes, mais guère plus. Nous communiquions, principalement, par l’intermédiaire des réseaux sociaux et par téléphone : je ne me rappelle pas lui avoir redit, un jour, je t’aime au long de cette année. En revanche, je prenais un plaisir rare à polisser mon écriture et ma syntaxe, à rechercher le mot précieux, à glisser la subtilité stylistique, la symploque ou l’énallage que moi seul aurais pu repérer. Je retombais progressivement amoureux, non de C., mais de ma personne : dix ans de relation, j’avais oublié à quel point je me plaisais. Je ne m’étais jamais quitté pourtant, je pense ne pas avoir passé une seule nuit loin de moi : mais dix années de relation, ça change les personnes et, je le lui dirais d’ailleurs dans l’ascenseur de mon immeuble d’alors, la dernière fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes beaucoup abîmé l’un l’autre, les défauts se sont mélangés, les qualités de même. Il y a une transitivité* aux sentiments, un déplacement dans un sens, puis dans l’autre, parfois réversible, souvent à sens unique, toujours médiat. Elle adopta ma rigueur, je lui piquais ses cigarettes ; elle se prit à aimer la nourriture épicée, j’oubliais parfois mon verre sur la table. Nous ne faisions plus qu’un seul être, il était cependant dommage que cet androgyne, loin d’être composé de deux créatures complémentaires et destinés à se retrouver, fût aussi moche et dégingandé. Nous étions amoureux par habitude, je devins un solitaire à la douleur sourde, qui me déstabilisa une année entière avant, enfin, de recouvrer mon équilibre.

Sans surprise particulière, du moins peut-on s’en douter à présent, c’est l’étude de la langue qui me raccrocha et me remplit. La rupture eut lieu quelque quatre mois après le début officiel de ma thèse, je venais de signer mon contrat doctoral. Un Graal, qu’une dizaine d’étudiants ou d’étudiantes seulement, par an et là où j’étais, pouvait obtenir. Trois années rénumérées, péniblement certes, mais tout de même, afin de se concentrer quasi exclusivement à son travail, nonobstant quelques vacations statutaires que je devais assurer à destination des premières années. Je me revois, le jour d’après, la semaine d’après, le mois suivant encore, lire d’un doigt tremblant des ouvrages spécialisés que je ne comprenais — encore — qu’à moitié, griffonner dans les marges de mes livres des notes que plus jamais je ne relirais, créer sur mon ordinateur un dossier qui finirait inéluctablement, du moins je l’espérais, par abriter dans une arborescence putative le document terminal que je soumettrais à mes pairs. Je me rappelle notamment de cet hiver, il avait fait particulièrement froid : le chauffage de la bibliothèque universitaire était en panne, et je grelottais sous deux vestes et une paire de gants. Las, me sentant usé, ridicule et minable, je remballais mes flûtes et tombais, à l’arrêt du tram me ramenant chez moi, sur mon co-directeur de thèse. Il voit ma détresse, il s’en enquiert : je lui réponds avec une honnêté impudique, que je me suis toujours voulu de n’avoir pas su dissimuler. « Il faut savoir compartimenter », me dit-il avec un sourire à la sincérité professionnelle et désarmante. « Il faut savoir compartimenter, séparer vie publique et vie privée. »

C’est la première des deux phrases, au long des cinq années que dura la préparation de ma thèse doctorale, qui me marqua le plus. J’applique ce conseil, maintenant encore, à présent chercheur contractuel, je câble dans l’hémisphère centre de mon crâne les veines travailleuses lorsque je suis au bureau, lorsque je relis un article, lorsque j’en rédige un, lorsque je corrige des copies : partout ailleurs, les vannes bloquent le flux et je shunte le circuit sur le sommeil, la distraction, la vie. Il y a ce circuit court cependant, qui toujours reste actif : celui de la grammaire, je le garde même en veille. Il n’y a là rien d’extraordinaire, nous faisons en réalité tous et toutes de même : au-delà des sens, qui peuvent nous trahir, qui ne sont pas universels, qui peuvent disparaître, c’est encore par les langues, c’est encore par le langage que nous faisons l’expérience du monde. Il y a ce concept philosophique, le cerveau dans la cuve, qui explique que l’on pourrait très bien être privé de toute enveloppe corporelle et n’être qu’un organe placé dans un bocal de formol, auquel on aurait connecté câbles et écrans et lui faisant croire, par l’intermédiaire de signaux électriques et de décharges hormonales, que nous nous vivons une vie humaine. Eh bien, même si j’étais ledit cerveau ; même si mon bocal était gras et poisseux, qu’on avait oublié de le nettoyer depuis le début de cette expérience, que j’imagine fomenté par un mandarin soucieux de sa postérité ; même si la lumière s’éteignait à intervalles réguliers, car la seule machine à café du département des sciences créait des courts-circuits à chaque fois que l’on demandait un espresso ; eh bien même là encore, c’est avec de la syntaxe que je décrirais les constellations imaginaires, c’est la morphologie qui me guiderait dans la constitution de cet adverbe encapsulant exactement mon sentiment bocalesque, c’est la sémantique qui m’aiderait à comprendre la douleur du scalpel qui découpe ma matière grise.

Parler, écrire, étudier les langues, comprendre le sens, juger les discours : c’est là ce que nous faisons constamment. Différence étant, j’ai appris le jargon décrivant les sensations. Ce n’est d’ailleurs que cela qui me sépare, si j’étais parfaitement honnête, du reste de ma communauté linguistique.

 

Fiche 2

 

Transitivité (syntaxe)

 

On désigne traditionnellement par le terme de transitivité la propriété de certains verbes d’introduire des constituants nominaux, pronominaux ou d’une autre catégorie encore qui verront leur sens se modifier au regard de celui du verbe. Conventionnellement, ces constituants sont appelés des « compléments d’objet », et ils peuvent être introduits directement, soit sans mot-outil les liant au verbe, soit indirectement, via une préposition. En français, ces constituants ont des propriétés syntaxiques remarquables : notamment, ils peuvent se pronominaliser et, pour certains, devenir des clitiques et s’antéposer à leur verbe, ce qui traduit un lien syntaxique fort entre les composants. Les compléments d’objet, directs comme indirects, sont souvent nécessaires pour assurer la grammaticalité de la structure, bien que certains verbes transitifs se prêtent à des emplois absolus, sans complémentation d’aucune sorte, qui tendent à généraliser l’action dénotée par le verbe ou demandent une actualisation par la situation d’énonciation.

Le terme de transitivité, assez ancien dans le métalangage grammatical, vient de l’idée que le sens de la phrase « transite » par le verbe et transfère un élément de sens du sujet grammatical au complément d’objet, d’un actant vers un patient qui subit l’action. Si cette interprétation générale peut être observée dans certains cas circonscrits, elle ne parvient pas à déterminer les effets syntaxiques, ou de construction, que le principe de transitivité ou, plus largement, le principe de valence verbale, est susceptible de donner. Néanmoins, l’on retiendra ici que les objets subissent l’effet de la transitivité et, au moins à un premier niveau de compréhension, se modifient au moins temporairement dans la mise en discours.

 

 

Abstraction faite du travail, que je devais réapprendre, mes trois premières années de thèse doctorale se déroulèrent dans une certaine sérénité. Les premiers mois où je consommais la rupture, je lisais énormément, sans écrire ou presque ; ça a été, de mémoire et depuis mon adolescence, mon plus long hiatus. Je ne souffre pas de la page blanche, je le disais plus haut ; mais j’ai des désenvies d’écrire qui m’arrivent par vague, par ondulation, et me distraient suffisamment pour m’éloigner de la plume et du clavier. Je m’inquiétais, à mes vingt ans, de ces choses, mais je n’en préoccupe moins à présent. C’est comme une grippe ou un mal de tête, une fatigue soudaine ou un coup de nerfs qui assomme sur l’instant mais qui toujours finit par guérir. Une année cependant, ce fut long, même pour moi ; heureusement, la recherche me contraignit un moment donné à revenir à l’écriture, ne fût-ce que pour commencer une architecture ou un plan, ne fût-ce que pour les premières communications en colloque, les premiers articles, les premières diapositives que je me devais de prendre en charge.

Le retour à l’écriture fut aussi, pour moi, un retour à la vie et à la société. Je n’avais quasiment vu personne une année durant, si ce n’est ma directrice de recherche à quelques mois d’intervalles. Je saluais poliment les bibliothécaires, parfois je motivais un regard gracieux à destination d’une hôtesse de caisse ou d’une pharmacienne ; mais rien de plus. Je n’avais plus d’amitiés, C. avait tout pris avec elle — à sa décharge, elle les avait toutes amenées ; je m’étais habitué au confort, voilà tout —, je n’avais pas encore Béhémoth, ma chatte grise et blanche qui, à l’heure où j’écris ceci, imite avec sa grâce naturelle une pomme de terre poilue sur le tapis du salon ; et j’avais beau aimer la compagnie des mots, et j’avais beau aimer l’étude et son sujet, je m’ennuyais de beaucoup de choses. J’ai eu un réflexe qui m’apparaît à présent stupide, mais qui nourrissait une curiosité lointaine et me semblait être la seule échappatoire possible : je m’inscrivis sur un site de rencontres amoureuses. Au mieux, pensais-je, j’aurais une nouvelle expérience ; au pire, je discuterais avec une nouvelle inconnue. Peu savais-je alors qu’il pouvait y avoir pire encore.

À ma grande surprise, je rencontrai quelqu’un assez vite après mon inscription. Il faut dire que j’étais là dans mon élément : malgré ma plastique plutôt rondouillarde, ma calvitie déjà visible et mon dégingandage incontrôlable, toute discussion s’effectuait à l’écrit, et c’était ma spécialité. Quelques fois, je me suis demandé jusqu’à quel point je manipulais ainsi mon style, j’arrondissais mes périodes, je travestissais mes sentiments. Si je n’étais point responsable de ce qu’on comprenait de mes mots, j’étais sans doute responsable de la façon dont je les tournais — on peut s’étonner de cette modalisation*, mais j’y viendrai plus tard. Reste cependant que j’ai eu beaucoup, beaucoup de succès via ce type de sites, que la relation ne resta qu’épistolaire ou qu’elle se finit entre un drap et un coussin ; mon premier rendez-vous ainsi trouvé fut cependant plus pitoyable. La femme au nom dont j’ai oublié jusqu’à l’initiale habitait non loin de chez moi : je m’y rendis et rentrai à pied. Son appartement était petit, je passais du temps à étudier sa bibliothèque tandis qu’elle alla chercher deux verres de vin dans la kitchenette attenante. Elle revint, je m’assis sur le sofa, elle posa la main sur ma cuisse — là où cela s’arrête de s’appeler une cuisse — et j’éclatais en sanglots. Une année de cristallisation triste soudainement se brisa : pauvre éconduite qui espérait prendre du bon temps, la voilà consoler un inconnu. Par pudeur, par gêne ou par contrainte, elle fut assez sympathique pour me rassurer maladroitement. Je me souviens la remercier à chaudes larmes, m’excuser de n’avoir pu, ne serait-ce que lui rendre sa caresse : j’étais comme tétanisé, je ne pouvais pas même l’effleurer. Quand elle essaya de m’enlacer, puisque j’étais dans un état lamentable, je la repoussais mollement.

Le chemin du retour me fit du bien. C’était le plein hiver — C. m’avait quitté au réveillon de la Saint-Sylvestre, nous étions un an plus tard, vers le nouveau février —, la neige tombait grise et sale, d’eau et de particules mêlées. J’avais ouvert ma veste et les derniers boutons de ma chemise, une chemise noire que j’aimais particulièrement et que j’ai gardée, même si elle ne me va plus depuis, et je respirais entre deux grosses larmes creusant leurs sillons sur mes joues glabres. La morsure rouge du froid me congestionnait la gorge, des percussions rythmaient mes pas sur les tempes, mon bras gauche, endolori, me faisait craindre une crise cardiaque. Arrivé à l’immeuble, arrivé dans l’ascenseur, arrivé chez moi et fermer la porte : c’était comme si les dix années aux côtés de C. n’avaient jamais existé. Je me réveillais d’un long sommeil, je devenais une nouvelle personne et j’avais tout à connaître de moi. Un peu comme le Docteur de la série télévisée, j’ouvrais les placards et le frigo, je sortais tout, je me fis un gratin de choucroute arrosée de cassoulet et d’un fond de rhum de cuisine à l’odeur âcre, qui heureusement pour moi ne flamba point malgré mes doigts noircis aux alumettes.

Comme je n’aime pas le gâchis, je me fis un point d’honneur à finir le lendemain les restes à moitié cru que j’avais préparé la veille ou, plutôt, quelques heures auparavant. De cette expérience, je retins plusieurs choses : qu’il ne fallait pas garder les rancœurs trop longtemps, ça pouvait sortir au plus mauvais moment et gêner des inconnues ; que le froid, quand on le choisissait, remettait les idées en place ; que le cassoulet en boîte, c’était dégueulasse.

 

Fiche 3

 

Modalisation (énonciation)

 

La modalisation renvoie à un phénomène impliquant l’énonciateur ou l’énonciatrice au sein de ses paroles et l’expression de son attitude propre au regard de celles-ci. À partir de l’assertion, qui serait la forme neutre ou neutralisée du discours et qui se bornerait à établir des faits, des propriétés et des opinions indépendamment de leur validité ou de leur pertinence, il est possible de les exprimer sous la forme d’un ordre ou d’une obligation (modalité déontique), de la remettre en question (modalité épistémique), de la nier, etc. Le nombre de modalités et les limites de la notion de modalisation sont abondamment discutés dans le champ des sciences du langage, sans qu’une théorie unifiée ne puisse, encore aujourd’hui, être mise au jour. La modalisation est généralement prise en charge par des modalisateurs, des outils grammaticaux divers qui marquent cette attitude du locuteur ou de la locutrice. Ce peut-être un adverbe, une inversion VS, voire un signe un ponctuation ou une intonation particulière à l’oral. Une fois encore, la nature et le nombre de ses marqueurs, tant dans le cadre restreint de la langue française ou le cadre élargi des langues du monde, sont discutées.

Une hypothèse maximaliste fait de la modalité non une variation, mais bien l’essentiel, si ce n’est la totalité de nos interactions et de nos productions verbales. Même une simple assertion peut témoigner d’une modalité négative ou muette, témoignant une certaine disposition énonciative dans la mesure où prendre la parole, c’est déjà s’inscrire au sein d’un rapport de force entre plusieurs personnes, qu’il s’agisse d’une posture professorale, dans le cadre d’une vérité scientifique par exemple, testimoniale, philosophique, etc. La neutralité discursive n’existe pas en tant que telle, du moins, pas lorsque nous dépassons le domaine étroit de la morpho-syntaxe et des éléments objectivement et explicitement cités dans le discours : mais la morpho-syntaxe seule est incapable de nous permettre de communiquer.

 

 

Mon contrat doctoral durait trois ans. La quatrième année, sur les judicieux conseils de ma directrice de thèse, je passais un concours de l’enseignement et une année au collège, en qualité de fonctionnaire stagiaire. Peu avant, j’avais rencontré L., et L. m’avait quitté. Nous fréquentions un même forum sur internet, nous découvrions que nous habitions non loin l’un de l’autre ; à la faveur d’une soirée dans un bar à jeux, nous nous rencontrions et le courant, immédiatement, entre nous se fit. Elle avait de très longs cheveux noirs et un visage émacié ; de longues mains qui enfermaient les deux miennes sans mal dans une seule des siennes. L. était traductrice, et parlait couramment quatre langues : elle m’impressionnait beaucoup, moi qui ne connaissais alors guère que le français, baragouinais de l’anglais et ne connaissais de l’espagnol que quelques voyelles. Elle n’avait, en revanche, aucun goût pour la recherche, ni l’enseignement : quand elle dut cependant passer les concours pour vivre, comme la traduction ne rapportait pas assez, ce fut le début de la fin.

L. habitait dans des immeubles au nord de la ville, non loin d’une gare qui l’amenait, ci et là, où elle intervenait comme professeure dans tel ou tel collège ou lycée. Sa titularisation l’envoya dans un village de caractère, hélas à plusieurs bornes de la cité ; et n’ayant pas le permis, il lui fallait bien habiter là, alors qu’un train passait le matin, et le soir, alors que l’épicier faisait office de pharmacie, de bureau de tabac et pompes funèbres ; faisant un travail qu’elle n’aimait pas. J’essayais de lui en dissuader, je lui expliquais que tout était sans doute une meilleure solution, je lui proposais de vivre avec moi : elle m’expliqua, bien des années plus tard quand je la retrouvais en des circonstances particulières que là encore je ne détaillerai pas, qu’elle avait interprété mes réserves comme des mises au défi, mes craintes comme des jugements hâtifs. On pourra bien dire que les torts sont partagés, que sa fierté fut seule cause de son malheur : je me refuse à croire la réalité aussi simple. C’est aussi parce que je n’avais su tourner les mots comme il le fallait — ou, plutôt, parce que j’avais su les tourner d’une certaine façon — qu’elle gravita vers cette interprétation qui, finalement, créa son malheur.

Curieusement, la maison qu’elle finit par louer dans ledit village était auparavant habitée par une homonyme*. Elles se rencontrèrent brièvement, lors de la passation de pouvoir. J’étais là, ses parents aussi : son cercle intime se limitait à cela. La maison était charmante cependant, il y avait une belle surface et un étage, peut-être un peu bas de plafond ; du bois et des moulures partout. La pierre, jaune, était caractéristique de la région et lui avait donné son nom ; il y avait une belle église un peu plus haut, une fois sortie de l’impasse par laquelle on rentrait chez elle. Ce que j’ai retenu surtout de cet endroit, c’était la lumière, proprement divine : il faut dire aussi que je n’ai connu les lieux qu’à la fin de l’été et au début de l’automne, puisque L. me quitta vers la fin novembre, qui fut particulièrement clémente cette année-là. Au matin, le soleil rentrait avec un angle aigu, je le sentais me brûler la peau avec une énergie particulière, que je n’ai jamais retrouvée depuis. Les pierres jaunes participaient sans doute de cette clarté, quand je me levais tôt, en prenant le café, je me serais cru dans un champ de blé. Il y avait une tranquillité surtout, une tranquillité campagnarde, de laquelle je m’étais déshabitué après avoir vécu plus de dix ans dans la grande ville. Tout autour du village, c’était des champs, des carrières, quelques haies — pas de forêt cependant, ou alors loin, très loin, si loin qu’on aurait pu confondre les arbres avec la chaleur de l’horizon. On avait fait une belle balade d’ailleurs, peu avant la rentrée, on avait bien marché deux ou trois heures : je n’avais pas marché ainsi depuis mon jeune âge adulte. On s’était rendu jusqu’à un site où l’on pouvait, nous-mêmes, creuser la terre meuble pour trouver des fossiles, des coprolithes et des amanithes — j’ai toujours les miennes, elles sont sous la fenêtre de mon salon, entre une peluche d’écureuil et un autre bibelot vert et blanc, dont je ne situe plus l’origine. Le surlendemain, L. me quittait. J’ai attendu le train, le seul train du soir me ramenant chez moi, presque six heures : j’avais pris, je crois, un Zola, du diable si je me rappelle lequel. Je ne lisais pas, dans la gare, je ne pleurais pas non plus : je n’avais plus vraiment de larmes à verser et, jusqu’à ce jour, je n’ai plus pleuré de tristesse.

Quand je dis « dans » la gare, ce n’est pas tout à fait vrai. Ces gares de province, qui sont peut-être fermées à présent, n’ouvraient plus leurs portes depuis plusieurs années. On attendait sur le quai, sur des bancs et des chaises usées par les intempéries, et on regardait tranquillement le soir tomber en ne regardant pas trop fréquemment sa montre, et en guettant avec une ouïe de lynx le moindre bruit de rails. Au loin, je voyais l’horizon et son plat, ma veste était ouverte malgré la fin novembre — je commençais à voir un modèle se répéter —, j’étais seul en gare, je ne lisais ni ne pleurais pas. Mes pensées couraient un peu partout, sans particulièrement se fixer, mais elles évitaient, étrangement, de trop se fixer sur L. ; d’ailleurs, je ne la contacterais plus. Je n’avais pas plus recontacté C. ; mais l’une comme l’autre, à quelques mois d’intervalles, me rappeleraient. Mes pensées, donc, allaient de ci, de là. Je repensais à un jeu vidéo, The Neverhood, que j’avais refait quelques jours auparavant et à ses graphismes, entièrement faits en plasticine et en pâte à modeler, la chose était bluffante ; je repensais au concours d’enseignement que je préparais, l’année suivante, j’irais enseigner moi-même au collège et j’avais peur d’être aussi malheureux que L., qui était pourtant plus expérimentée que moi, mais bien plus triste que moi ; je repensais aux cours que je devais donner la semaine suivante aux premières années, à la fin de mon contrat doctoral, à ma thèse de doctorat ; je repensais à l’horizon plat.

Parfois, je faisais mine de m’ennuyer ; alors, je sortais de mon sac à dos, où j’avais empaqueté un caleçon propre que je mettrais, finalement, chez moi, une brosse à dents et un chargeur de téléphone, le roman que j’avais pris. Je lisais quelques mots, oubliais ce que je venais de lire, je me concentrais et trouvais ça édifiant, je sautais quelques pages et m’édifiait un peu plus. Le soir tombait, la nuit était là. Je me souviens avoir eu peur, dans le silence de la nuit, sur le quai de cette gare solitaire, n’entendant que mon souffle et le souffle du sol gris et bleu, je me souviens avoir eu peur que l’on m’agresse et me vole — quoi — mon Zola. On ne m’avait pas agressé, finalement, il n’y avait dans mon wagon qu’une vieille, qui dormait ; un jeune avec un sac à chat, sans chat à l’intérieur ; moi et mon Zola. Je l’avais mis, ouvert, juste à côté de mon siège, en rentrant. Je l’ai oublié dans le train en descendant. Bien des années plus tard, alors que l’on m’avait invité à un séminaire, j’en volais un autre exemplaire dans ma chambre d’hôtel : sur la cheminée, il y avait plusieurs romans.

 

Fiche 4

 

Homonymie (phonétique & orthographe)

 

L’homonymie est un phénomène périphérique à la langue qui veut que deux unités ne soient reliées l’une à l’autre non sur le plan de leur sens ou de leur forme, dans le sens morphologique du terme, mais bien sur le plan de leur image acoustique (homophonie) ou graphique (homographie). Les homonymes ne partagent en général aucun lien commun et leur rapprochement n’est jamais qu’adventice : d’ailleurs, comme la variation diachronique, diatopique, diastratique, diagénique… influence notablement les images physiques, écrites ou orales, lesdits rapprochements évoluent notablement selon les types de locuteurs et un duo d’homonymes, à un moment donné du temps ou de l’espace, peut se désolidariser par évolution naturelle, tandis que les duos synonymiques, hyper- et hyponymes, etc., témoignent d’une plus grande stabilité dans le temps.

Quand bien même les homonymes sembleraient ne pas concerner, de prime abord, l’étude linguistique dans la mesure où il ne s’agit que d’une sorte de paréidolie grammaticale, on notera que l’homonymie peut être analysée en tant que telle dans la mesure où ces rapprochements, tout indus seraient-ils, peuvent influencer en retour le changement en faisant croire que ces mots apparentés accidentellement partagent une même famille morphologique ou sémantique. Ils sont dès lors intégrés dans tel ou tel paradigme, tant et si bien qu’ils peuvent, à terme, voir leur morphologie évoluer ou être rétro-analysée pour mieux correspondre aux attendus de la langue. Pour ainsi dire, et c’est ce qu’il faut retenir, la langue a cette faculté de produire du sens même dans les endroits où il ne saurait, croit-on, en avoir.

 

 

Que fait un chercheur en sciences du langage, à proprement parler ? Je fais ce travail depuis une dizaine d’années à présent, et je ne suis même pas convaincu d’avoir une réponse définitive à cette question. Mollement, je pourrais dire que je participe à la meilleure connaissance de l’histoire de la langue française, mes recherches percolant jusqu’au collège par la formation des enseignantes, et enseignants, dont l’université citera mes travaux ; plus directement, je peux prétendre faire avancer la connaissance humaine générale sur un sujet spécifique, la grammaire textuelle diachronique du français préclassique et classique, et améliorer notre compréhension du monde, ne fût-ce que par le truchement de la plus minuscule des lorgnettes. Si j’étais parfaitement sincère cependant, je dirais que j’ai cette chance, offerte à peu, de travailler sur des sujets qui me passionnent exclusivement et qui peuvent attendre, des dizaines d’années parfois, avant d’attirer l’œil d’un ou d’une autre. La recherche, en général et comme je peux la concevoir, c’est laisser une marque sur une pierre et la jeter au loin : les vagues la submergent ou l’emportent, des jours et des mois, avant qu’elle ne soit jetée sur une plage inconnue. Le temps fait son œuvre, l’édacité des vagues frotte et gratte ma main, on ne devine guère qu’une courbe et un trait, peut-être un chiffre. On cite alors la pierre, on dit « voilà ce que MG a écrit » : et moi je prie pour être mort, et ne pas assister au contre-sens parfait de ma pensée.

Nous ne faisons jamais que nous entregloser, disait Montaigne : et ce qui est vrai pour le commun des mortels, tant le mystère de la langue ne tient pas tant dans le fait que nous en sommes producteurs, mais bien récepteurs ; et récepteurs parvenant à la comprendre ; est d’autant plus vrai pour cette frange détestable des universitaires. Il est même miracle, quelque part, que le savoir ainsi construit transsude tôt ou tard vers des strates inférieures — ou supérieures, selon votre degré d’orgueil en entrant dans la mère nourricière — et serve à autre chose qu’une note de bas de page. Je suis peut-être trop sévère et avec moi-même, et avec mes collègues : mais j’ai cette idée depuis longtemps qu’on ne peut faire de la recherche sans une dose certaine de cynisme, et comprendre rapidement que nous serons toujours dans un dialogue de sourds, et avec le grand public, et avec les autres universitaires, et avec nous-mêmes.

Je disais à l’instant que le mystère de la langue était du côté de la réception, non du côté de la production : c’était jadis une hypothèse, j’en ai à présent la conviction la plus forte qui soit. C’est d’ailleurs pour cela que la grammaire dite « générative » ne m’intéresse guère, et que c’est la textualité qui m’attire : c’est le produit fini, sous quelque forme qu’il soit, roman, notice, tract publicitaire, article universitaire qui m’intéresse et ce secret, dans le sens le plus religieux, le plus arcane, de la compréhension ; et ses limites. Jadis, je pensais que seule la diachronie pouvait être un obstacle à la compréhension, que c’était à cause de cette langue ancienne, de références à acquérir, de culture à retrouver, d’anaphores* à réenchaîner, que Rabelais devenait ardu, que Marguerite de Navarre disparaissait sous les pages, que même Bossuet, par endroit, se pulvérisait en obscurités de cathédrale. Je sais à présent que chacune de nos paroles est inintelligible, et que nous dépensons bien plus d’énergie à comprendre ce que nous voulons entendre qu’à écouter ce que l’on veut bien nous dire.

L., j’y reviens car je m’en veux encore, plusieurs fois m’avait dit douter. Plusieurs fois m’avait-elle dit hésiter sur la voie à suivre, et plusieurs fois m’avait-elle expliqué que ceci ou cela la terrifiait, et plusieurs fois m’avait-elle dit qu’elle doutait de ses capacités à survivre dans ce village aux pierres dorées. La première fois, c’était alors qu’elle préparait les concours de l’enseignement, entre deux oraux je crois me souvenir. C’était la fête de la musique, je me rappelle distinctement de cela : la nuit était chaude et orange. Nous avions dîné chez elle, déjà on entendait les tambours et les trompettes, il y avait du vin et de la bière, beaucoup d’enfants — cela m’avait frappé, car je les détestais encore. Nous avions rejoint un parc derrière chez elle, il y avait un terrain de jeu aux barres métalliques et aux balançoires tristes, et le sol était fait en cette gomme molle qui fait légèrement rebondir quand on la traverse, et qui doit faire des plaies moins salissantes aux genoux. Elle m’avait embrassé quand je lui avais dit que j’aimais les sols tout mous, puis il y avait eu un feu d’artifice. Là, elle m’avait dit d’une voix sereine qu’elle hésitait, qu’elle ne voulait pas se présenter à l’oral du concours. Je lui avais dit que je la soutiendrais quelle que fût sa décision, mais que je pensais, avec elle, qu’elle faisait fausse route ; elle resta silencieuse. La seconde fois, nous étions chez moi, dans mon lit. Je fumais encore, elle crapotait parfois, et il y avait cette odeur âcre d’amour et de goudron qui flottait, disparaissait en volutes grises et noires et se collait à nos peaux moites ; c’était l’été, quelques jours plus tard, et je lui répétais la même chose. Au mot près : je n’ai la mémoire ni des chiffres, ni des odeurs, mais les mots sont organisés en catafalque dans mon crâne, une fois prononcés. Archivés, catalogués, je me souviens précisément de tout. Je les réarrange parfois, je cherche la musicalité qui me les rende agréable — car quitte à se répéter, autant jouer la ritournelle ; mais une fois trouvé les mots idoines, qui me semblent idoines, je les reprends et les redonne. Elle soupira et se blottit entre mon aisselle. La troisième fois, ce fut en me quittant. Plus tard, elle m’apprit que je n’entendais d’elle que ce qu’elle me dit, et qu’elle voulait que j’aille au-delà, que je comprenne ce que moi seul pouvais comprendre. Je lui reprochais d’attendre de moi cela, de saisir ce qu’elle-même avait du mal à formuler ; l’instant d’après, je me retrouvais à la gare, sans larmes et sans lire Zola.

Le mystère de la langue ne réside pas dans la production de l’énoncé. Le mystère de la langue réside dans sa réception. Ce que nous voulons dire, ce que nous disons effectivement, cela n’a guère d’importance : cela sera finalement perdu, les langues disparaissent et ne sont plus parlées, nous finissons bien par mourir, les bandes magnétiques se brûlent, les disques se fendillent, tout est corrompu. Dans mille ans, que restera-t-il des langues qui ont prononcé ces mots, que restera-t-il des marbres et des glyphes, la jarre de terre cuite sera détruite et le morceau crucial, sous l’anse, ne sera plus jamais retrouvé. Ce qui restera, ce ne sera jamais que quelques traces, que l’on peut toujours reconstruire, que l’on peut toujours redessiner ; c’est un son qui n’est plus qu’un phonographe, c’est un signe dont la main n’a peut-être jamais existé. Mais ce qui nous parvient — et ce qui nous parvient n’est jamais qu’une trace, même en face de notre aimée, même en parcourant des lignes pulsées sur notre écran d’ordinateur —, cela suffit pour l’interprétation, cela nous convient : on s’arrête à ce qu’on entend, et on y répond en conséquence. Et quand bien même collerions-nous au plus proches de ces discours, quand bien même serions-nous prosecteur de chaque mot, de chaque phrase, quand bien même répondrions-nous d’une façon ad hoc ; rien ne nous dit que le sens n’est pas là où il y avait du silence, rien ne nous dit que le discours était insensé, plutôt, a-sensé, et que la confiance que l’on nous portait fut ainsi trahie.

J’ai trahi L., en lui répondant ; je l’ai trahie, car j’aurais dû me taire et mieux comprendre. Mais parce que j’aime les discours et que j’aime les paroles ; et que mon catafalque était bien rangé, de mots jolis mais de mots morts ; et que je pensais que L. voulait que je la soutienne, alors qu’elle voulait que je l’aide ; je l’avais trompée, et elle en ressortit plus malheureuse que jamais. Je revis L., bien des années plus tard, par hasard. Sa vie était compliquée. Elle me dit que j’étais la meilleure chose qui lui était jamais arrivée : je restais silencieux. Elle devait me rappeler le lendemain. Elle ne l’avait jamais fait. Ce silence-là, je le compris, un peu tard, je crois ; mais je le compris.  

 

Fiche 5

 

Anaphore (grammaire textuelle)

 

On appelle communément anaphore, en grammaire de texte, une expression linguistique dont l’interprétation dépend d’une autre expression, généralement située en amont mais aussi, parfois, en aval de celle-ci (on parle alors de cataphore). Par excellence, les pronoms, en français comme dans d’autres langues, sont des instruments anaphoriques, dans la mesure où ils ne s’interprétent qu’en relation avec une expression référentielle, dite leur antécédent. D’autres structures sont susceptibles de prendre part à une chaîne anaphorique, comme certains groupes nominaux voire certains verbes ; et la régulation de l’emploi des anaphores, ainsi que leur bonne interprétation, est un paramètre important de la textualité, soit du fait qu’une suite de phrases soit considérée comme formant un tout interprétable en tant que tel.

On retiendra cependant qu’en tant qu’outils de reprise, les anaphores ne sont jamais parfaites, quand bien même les pronoms tendraient à reprendre exactement la matière référentielle de leur antécédent. L’emploi d’une anaphore témoigne toujours d’un choix, conscient, du locuteur de ne pas répéter un référent et, partant, ouvre la porte à une incertitude, voire un faux ou un contre-sens. Toute anaphore est le lieu d’une interprétation, et même dans le cadre d’une répétition au même, la seconde mention du référent ne sera pas tout à fait identique à la première, dans la mesure où elle s’est chargée des événements, notamment liés aux phénomènes de transitivité, dans lesquels a pris part ladite première mention.

 

 

L’unique année passée au collège, en qualité de fonctionnaire-stagiaire, fut sans doute la pire de mon existence sensible. Encore maintenant, en écrivant cela, j’ai pesé et soupesé le poids de ces mots, mais toujours j’arrivais à cette conclusion : cette année fut la pire de mon existence sensible. Certes, il y a derrière cette analyse une raison personnelle, et de celle-ci je ne parlerai pas ; mais il y a surtout une raison professionnelle — des raisons professionnelles, plutôt — liée au travail d’enseignant, à ma disposition d’alors pour l’accomplir, et à la formation générale qu’on me fournit pour ce faire. Mais ces malheurs-là sont connus, ils sont même plutôt communs : il n’est un mystère pour personne que ce métier est difficile, et que rares sont les débutantes, les débutants, qui immédiatement y parviennent ; il n’est un mystère pour personne que la formation est nécessairement décevante voire frustrante, on la change suffisamment pour en être convaincu. Reste, dès lors, ma disposition d’antan, sur laquelle je peux revenir.

Même si ma scolarité secondaire ne fut pas toujours évidente, principalement à cause de mes compagnons de souffrance éducative qui prirent un malin plaisir, souvent, à m’humilier de bien des façons, je gardais un souvenir plutôt bon des professeures et professeurs qui m’accompagnèrent jusqu’au baccalauréat. Je leur trouvais, surtout, des qualités intellectuelles impressionnantes : de la rigueur, de la diligence, de la subtilité. Même maintenant, quand bien même serais-je plus diplômé, ne serait-ce, que la moindre d’entre elles, que le moindre d’entre eux, quand bien même aurais-je dans ma discipline creusé le sujet, peut-être, davantage que tous mes profs de français ; mes souvenirs les castastérisent encore, ne serait-ce parce qu’ils m’ont donné le goût de l’étude et de la lecture, de l’écriture, qui m’accompagne encore aujourd’hui. En revanche, je me découvris professeur médiocre, pédagogue stupide, didacticien maladroit. Il faut le comprendre, du moins c’est ce que j’ai ainsi compris, que l’on n’enseigne point de la même façon à l’université, à l’école, au collège et au lycée : et j’admire la plasticité itinérante des remplaçants forçats, qui savent s’adapter conséquemment. J’aime enseigner à l’université, et on me prête généralement des qualités dans cet exercice : mais c’est surtout que le dialogue universitaire me plaît davantage que la production du savoir. La réception, encore et toujours : non la production. La dialectique grammaticale se prête particulièrement bien à cela, et les plus anciens manuels de langue, les vieils ars grammaticae de Priscien et les manuels pré-maupassiens de se présenter sous la forme de questions et de réponses mêlées, comme un maître interrogeant un élève, et l’échange de permettre d’atteindre le vrai. Il n’y a de connaissances que de mouvances et, à l’instar des constructions louches* de Vaugelas, l’interprétation n’est pas donnée a priori mais bien a posteriori, et n’est jamais que temporaire. Chaque cours que je puis donner à la faculté n’est vrai qu’à ce moment-là du temps, et il ne suffit d’un rien, souvent, pour que cette précision soit offerte, pour que cette analyse soit controuvée, pour que collectivement, la promotion réfléchisse à ce qui est juste ou non. L’université peut se permettre d’être imprécise, car nous ne fournissons pas franchement des connaissances, contrairement à ce que l’on peut croire : l’on offre un accès critique au savoir, aux hypothèses que l’on apprend non à évaluer en tant que telles, mais à comparer. Il ne s’agit pas ici de créer du consensus, mais d’amener à réfléchir à ce dernier, à confronter les solutions et donner les conditions de jugement qui permettent, naturellement et légitimement, à privilégier celle-ci ou celle-là, jusqu’à preuve du contraire ; il s’agit de construire une tête bien faite, plutôt qu’une tête bien pleine.

Ce n’est pas le cas, cependant, de l’enseignement secondaire, du moins, de l’enseignement secondaire que l’on voulait me faire commettre, plutôt, que je devais commettre. Il y avait une sorte d’hypocrisie, dans la façon dont on me présentait une pédagogie bienveillante et comme axée sur les besoins des enfants, de l’autre les contingences de l’enseignement lui-même qui empêchait, ou du moins rendait difficile ou particulière, l’application même simplifiée des grands préceptes qu’on nous offrait. Cette année-là du reste, je devais concilier et mon travail de recherche — et hors de question de mettre ça sous cloche, je me devais de poursuivre — et mes activités d’enseignement, et une relation à longue distance avec ma petite amie d’alors, celle dont je ne parlerai point ici. Je dormais peu, je travaillais salement, j’avais grise mine : j’ai quelques fois eu des abattements, au point du jour, et des moments où je soupirais longuement au volant de ma voiture arrêtée. J’avais repris la cigarette, alors que j’avais arrêté avec assez de succès ; je prenais du poids ; mes bras étaient plus lourds que jamais. Je n’ai jamais fait l’usine, le travail le plus triste que j’avais fait jusque là, c’était quelques mois dans un central téléphonique bancaire, où je devais vendre à de plus pauvres que moi des crédits à la consommation : mais l’aliénation, dans le sens le plus politique, marxiste du terme, je l’ai véritablement connue au collège. L’établissement où j’officiais était situé en franche campagne, c’était une école, m’avait-on dit, qui avait toutes les qualités pour être en zone d’éducation prioritaire, mais qui ne l’était pas, le préfet ou le président de région, que sais-je, l’avait surclassé pour ne pas donner mauvais genre à sa politique. Les enfants étaient sans doute les plus volontaires que je connaissais, mais il y avait quelques électrons libres, libertaires bien plus intelligents que moi, anarchistes pyromanes et sympathiques, paumés attachants et têtes-à-claques. J’ai toujours été bon élève, raison sans doute pour laquelle je me plais aussi bien dans le milieu de la recherche ; mais j’ai toujours comme admiré les cancres et les échouants, comme la mouche est fascinée par la lumière. Comme professeur, je détestais les fayots et les bons élèves, et ne pouvaient m’empêcher d’aimer les voyous qui me rendaient les cours impossibles. Le terme est peut-être un peu fort : disons que je les comprenais, comme j’étais moi-même coincé dans cette mission alimentaire en attendant qu’une place se libère à l’université, ce qui arriverait, à mon grand bonheur, l’année suivante.

La rentrée du personnel marqua mon premier retour dans un établissement du secondaire depuis mes années lycéennes. J’y retrouvais cette odeur triste des devoirs à faire, ce noir des rêves enfermés, cette pesanteur du lundi matin qui me tordait les boyaux, jadis, alors que je me rappelais des Bugs Bunny de la veille au soir. Encore maintenant, je ne peux regarder un dessin animé de la Warner sans avoir des relents d’exercices de géométrie ou de verbes irréguliers. J’étais, de loin, le plus jeune de l’équipe, il n’y avait là sinon que de vieilles routardes de l’enseignement et de poussiéreux maîtres de latin, convertis faute de public à l’allemand ou, dans le pire des cas, aux sciences physiques. La réunion préliminaire avait lieu dans le réfectoire, une grande et belle salle aux murs blancs, sans vraiment de décorations : on avait organisé les tables à la façon d’un séminaire, et j’avais pris beaucoup de café. Moins que mes collègues, dont l’amitié était acquise par corporation, je m’acoquinais beaucoup avec les dames de l’entretien qui, c’est là un secret de Polichinelle, sont les véritables maîtresses des lieux. J’ai toujours entretenu, du reste, de meilleure relation avec ces agentes qu’avec les autres : comme j’aime faire le ménage davantage que la recherche, je ne peux que me sentir proche de ce noble corps que j’aurais sans doute rejoint, si les hasards de la vie ne m’avaient pas permis de me tenir tranquille dans une chambre.

Comme j’étais stagiaire, je ne donnais cours que trois jours sur cinq, les lundis, jeudis et vendredis ; les mardis et mercredis étaient consacrés à la formation professorale. Je passais, pour ainsi dire, ma vie dans les transports : pour rejoindre le collège, je prenais la voiture ; pour aller et revenir de la formation, je préférais prendre le train, pour me reposer de la route et préparer mollement mes cours et, malgré tout, avancer dans mon travail de recherche, soumettre mes premiers articles dans des revues à comité de lecture, progresser dans mes réflexions. Je n’avais qu’un mi-service, une dizaine d’heures peut-être : je commençais le lundi à 8h, je terminais à midi, le jeudi était quasiment ininterrompu ; le vendredi, je terminais à 17h, lessivé généralement. Pour changer, je soupirais parfois dans ma salle de classe, plutôt que dans ma voiture : j’effaçais le tableau blanc, je rangeais les tables en désordre, je ramassais les boulettes de papier lancées au sol, pour aider les collègues qui passeraient après moi tout nettoyer. On le croira cependant : mais je n’ai jamais entendu une insulte à mon encontre, les parents n’avaient que douceurs à la bouche, les élèves m’ont même offert un stylo à la fin de mon année scolaire, comme pour me remercier de je-ne-sais-quoi. Objectivement pourtant, ouvertement, j’étais sans doute le pire des professeurs de français que l’on pouvait imaginer : doux quand il fallait être dur, dur quand je pouvais être doux, je conchiais comme je conchie encore l’autorité, et ne pouvais m’autoriser à être ce précepteur que l’institution voulait absolument que je sois.

Les formations pédagogiques qu’on nous offrait était stupides pour la plupart, déconnectées du réel souvent : seul l’un de nos formateurs, qui savait pertinemment bien que je partirais à la fin de l’année, nous fournissait des cours « clés en main » susceptibles de tenir en émoi la plupart de nos ouailles, quelques heures ne serait-ce. En passant dans les couloirs de l’école formatrice, j’entendais souvent sangloter, je croisais les mêmes yeux vides. Surtout, il y avait cette frustration de voir qu’on s’adressait à moi, à mes collègues, comme à des enfants attardés, alors que nous étions Maîtres, alors que j’étais bientôt Docteur. Je pense que la plupart de nos formateurs étaient carriéristes, et ne rajoutaient là qu’une ligne complémentaire sur leur CV avant de rejoindre tel ou tel cabinet, et faire monter en grade un ministère enfariné ou une sous-préfète convaincue d’avoir raison. Entre, cependant, les salles de classes qui m’ennuyaient et qui me faisaient devenir un dangereux autoritaire ; et les salles de classes qui m’ennuyaient et me transformaient en un adulte imbécile ; il ne restait guère que Béhémoth, ma chatte adorée, que j’avais adoptée peu de mois auparavant et qui me consolait de ronrons, de câlins et d’embrassades à chaque instant. Souvent, en plaisantant, je dis qu’elle m’a jadis « sauvé la vie » : c’est à ça, que je pense. Alors que la lumière progressivement me quittait, alors qu’il était fatigant, même, de penser, alors que j’étais, peut-être pour la première fois de mon existence, médiocre dans ce que j’accomplissais et n’en tirais aucun plaisir ; il me suffisait d’entendre les piaillements aigus de la bestiole poilue derrière la porte, avant même que je ne l’ouvrisse, il me suffisait de la voir lever la queue très haut, et la frétiller, il me suffisait de toucher son poil doux, si doux qu’on la croirait faite de guimauve rose ; pour immédiatement me sentir chez moi.

Cette année ne dura jamais que dix mois. Je rejoignis un poste d’enseignant contractuel à la faculté la rentrée suivante, j’entamais sérieusement la rédaction de ma thèse : ma petite amie revint en France, mais c’était déjà le début de la fin. Je me souviens participer à la réunion de pré-rentrée dans un amphithéâtre miteux : après la réunion, j’avais demandé une cigarette à un prochain étudiant. Le campus avait une sorte de cour intérieure qui distribuait deux ou trois bâtiments de cours et un bâtiment administratif, une cantine associative qui servait des sandwichs trop petits et du café brûlant. Les bancs de métal vert faisaient mal aux fesses. J’ai passé, dans cette cour, certains de mes meilleurs moments.

 

Fiche 6

 

Construction louche (histoire de la grammaire)

 

Le terme de construction louche nous vient de la grammaire classique et a été notamment popularisé par Claude-Favre de Vaugelas, remarqueur à l’influence déterminante pour la discipline grammaticale. Dans son article « Netteté de construction », le Savoisien appelle ainsi des structures qui « sembl[ent] regarder d’un costé, & elle[s] regarde[nt] de l’autre » (sic). Notamment, il appelle ainsi les phrases, ou les périodes, dans lesquelles une conjonction de coordination, par exemple, semble unir deux groupes nominaux de fonctions distinctes, comme un sujet et un objet, alors qu’elle est davantage un joncteur introduisant un nouvel argument ou un nouveau membre de la période. Le flottement interprétatif crée une maladresse, toujours selon ce remarqueur, que l’on trouve pourtant chez bien des grands auteurs.

S’il est vrai qu’une lecture mot à mot, comme cela est la norme chez Vaugelas, peut créer un embarras interprétatif, l’ambiguïté est cependant très rapidement levée par la lecture et même l’Académie française, que l’on sait pourtant forte d’Aristarques, jugera dans ses Observations sur les Remarques de M. Vaugelas que sa réserve, bien que compréhensible, témoigne d’un excès de prudence. Il demeure cependant vrai que certaines conjonctions peuvent créer des incertitudes ponctuelles d’interprétation et faire regarder à gauche, comme à droite : mais généralement, ces incertitudes sont rapidement levées.

 

 


Deuxième partie

 

Au restaurant russe où l’on fêtait ma soutenance, je n’avais pas un appétit démesuré. Je trouvais le borsch trop salé, le poisson puait la viande, je trouvais le vert de ce brocolis scabieux. Malgré la soutenance, malgré la fin de ces cinq années de travail et même si je ne pensais pas — encore — à ce qui m’attendrait, à la suite de mon parcours à l’université, peut-être aux futurs contrats post-doctoraux, voire de maître de conférences, que je dégoterais, j’étais loin d’être heureux, à dire vrai. Au commencement, j’avais mis ça sur le compte de la fatigue, de l’esprit double qui est à la fois au four, et au moulin, qui soutient encore, alors que je m’efforçait d’aimer la soupe. Il aura fallu que ces amis me quittent, que nous nous éloignions avec ma petite amie, pour comprendre qu’en réalité, je n’étais pas avec les personnes que je voulais. Mais, finalement, je me rendis compte que je ne pouvais, alors, partager ce moment important de ma vie avec quiconque. Des amitiés, je n’en avais guère, si ce n’était aucune ; ma famille ne venait pas, ma mère m’ayant dit plus d’une fois qu’elle ne s’intéressait point à ce que je faisais, se jugeant trop stupide pour comprendre, malgré mes blandices, malgré mes réassurances ; Béhémoth n’avait pas beaucoup de répondant. Comprendre cela ne m’a cependant pas rendu particulièrement triste, et je n’en ai pas tiré une quelconque gloire ; j’étais désabusé, peut-être.

Je pense rarement au futur*. Des années d’incertitude sur ma scolarité, où l’on était toujours menacés de partir ou d’être séparés ; puis du précariat ; puis du précariat encore ; m’ont empêché d’être assuré de ce que je ferais, ni où je serais, l’année suivante ni celle d’après. La stabilité vint finalement, même si de guingois : j’attendis cependant longtemps l’assise de la chaire. Quoi qu’il en fût, je me rendis compte que je n’avais pas franchement pensé au jour de la soutenance comme d’un événement marquant ; il était comme fondu dans une suite ininterrompue de journées de travail et de journées de repos, et l’événement en lui-même, stimulant et décevant, ressemblait aux colloques dont je commençais à avoir l’habitude, aux discussions et aux leçons de choses que j’avais depuis quelques années à présent, même le repas qui suivait, le « pot de thèse » comme on l’appelle, n’avait comme seule différence avec ceux des journées d’étude que son origine, puisque j’avais été aux fourneaux, ma future ancienne petite amie et mes futurs anciens amis aussi — même si, à cette heure, je ne puis me rappeler précisément ce qu’ils avaient apporté. Des années plus tard, je repense à cet événement étrange en me demandant si j’avais dû être plus enjoué, plus heureux, plus excité : mais le souvenir de la journée et de la nuit s’étiole, la nuit passée dans des bras qui ont depuis disparu, à une table à laquelle je suis le seul demeuré, le jour passé dans une salle de faculté dans laquelle je ne travaille pas, à parler d’un sujet de recherche qui devint depuis ma première monographie, mais que je n’explorerais sans doute plus jamais. Qu’on ne s’y trompe : ce n’est pas la futilité de la chose que je regrette, il faut bien en avoir conscience pour faire de la recherche ; mais bien l’idée, fantasmée, fantasmagorique, que cet événement aurait dû davantage me marquer. Finalement, je n’aurais retenu que la soupe trop salée du restaurant russe, la place du coin où j’ai enlevé, au bout de quelques heures, la cravate qui m’alassait, cette lumière tamisée et jaune qui me reposait les yeux.

J’aimais beaucoup ce restaurant et, plus que mon appartement que j’aimais beaucoup pourtant, c’est encore ce que je regrette le plus de mon départ. C’était ma petite amie d’alors qui me l’avait fait connaître, il était auprès de l’appartement qu’elle occupait jadis, une gargotte étudiante vétuste au sommet d’un escalier borgne qui respirait la tranquillité et l’intelligence. Nous aimions nous y rendre périodiquement, tous les trois ou quatre mois, le moindre événement notable, un succès, une défaite, une élection, nous invitait à y manger. Je prenais toujours la même chose, elle changeait à chaque fois. Parfois, le patron et ses serveurs descendaient pousser la chansonnette pendant que nous mangions, au milieu d’un portrait orthodoxe et d’un autre, bien moins, de Poutine ou de Gorbatchev. Ce fut, d’ailleurs, le dernier restaurant que nous fîmes ensemble.

Le lendemain, c’était quelques mois après avoir défendu ma thèse, nous nous quittions. Le bortsch était bien meilleur que la nuit de ma soutenance : il était pourtant tout aussi salé.

 

Fiche 7

 

Futur (sémantique verbale)

 

Les verbes du français sont organisés en modes et en temps, qui permettent, respectivement, de saisir le procès verbal selon sa relation avec la réalité du discours dans lequel il s’insère, et d’en préciser le déroulement temporel, selon des notions liées à l’antériorité et à l’ultériorité de tel ou tel événement au regard de tel autre. Le futur, dit parfois encore « futur simple », est un temps du mode indicatif dont le rôle premier est d’indiquer que le procès a eu lieu après les autres : c’est, codé dans la conjugaison du verbe français, la forme la plus ultérieure qui soit au sein du système de la langue. Historiquement, le paradigme du futur est issu d’une périphrase verbale latine, déjà présente en latin classique mais qui s’est démocratisée en latin tardif en remplacement du futur synthétique qui existait dès lors. La périphrase mettait à profit le verbe habeo, dans un sens proche de l’injonction ou de l’irrémédiable, qui a été ensuite réanalysé comme morphème et terminaison verbale.

À l’instar de la plupart des formes verbales du français, le futur se prête à des interprétations modales qui transcendent son emploi temporel bien que les frontières entre ces usages soient plus mollement déterminées qu’ailleurs. En effet, les interprétations dites « historique », « épistémique », « prophétique » etc. prennent toutes en compte un événement ultérieur au moment de l’énonciation et exploite, en ce sens, la temporalité propre du futur : en ce sens, on ne saurait l’employer sans envisager la réalité inéluctable du procès, dans quelque configuration que ce soit.

 

 

Après mon année de collège, je dégotais un contrat d’assistant de recherche, qui fut renouvelé l’année suivante conformément aux possibilités qui m’étaient alors offertes par décret. Ces deux années furent aussi des années de célibat flamboyant, que je n’avais en réalité jamais vraiment connu de mon existence. J’ai passé toute mon enfance et mon adolescence seul ou presque, sans vraiment être amouraché de quiconque et à quiconque. Il y eut bien, ci et là, quelques cils doux qui attirèrent le regard, le mouvement d’un bracelet ou d’une jambe, une caresse : mais, d’une part, je me consacrais davantage aux études qu’aux filles, ma mère m’avait bien mis en garde et mes diplômes, me disait-elle, valait mieux que les sourires ; d’autre part, je ne m’aimais absolument pas, ni physiquement, ni mentalement. Je ne me trouvais pas vraiment de qualités, j’étais petit et obèse, timide et maladroit, étrange à moi-même et souvent insupportable. C’était malgré moi au commencement, puis un art cultivé ensuite : et puis, la force de l’habitude aidant, je m’étais enfermé dans ce rôle bizarre d’orgueilleux ventripotent, marmottant d’obscures vaticinations et affectant un air supérieur en tout, de la façon dont je me servais un verre d’eau à la signature que j’apportais à un quelconque document administratif. Mes premières années de faculté furent du même tonneau : j’avais au moins, pour moi, l’assurance et la conviction de réussir en ce que je faisais, et cela me suffisait. C’était alors que je rencontrais C., et que tout changea : car à présent, je voulais m’améliorer pour lui plaire, quitte à me travestir, quitte à compromettre ce que je pensais être mon intégrité absolue et inadultérable. Je rasais ma barbe, je prenais davantage de douches, j’apprenais à me taire même s’il me fallait encore apprendre à écouter. Mais comme C. fut ma première, et qu’avec elle je restais dix ans ; comme avant, il n’y avait que moi ; et comme après, il n’y avait que moi : je n’étais pas célibataire auparavant, comme je n’avais rencontré personne, et j’étais célibataire auparaprès, comme je n’étais plus avec quiconque. Libre de tout et de toutes, surtout, je continuais alors à m’explorer et sortais davantage, allais sur les sites de rencontre, me frottais à toutes les peaux, à toutes les formes, à tous les charmes : aucune morphologie* ne me résistait, mais toujours restais-je honnête et avec moi-même, et avec celles-ci du moins, toujours essayais-je de rester honnête. La femme dont j’ai oublié jusqu’à l’initiale avait accueilli mes larmes ; les suivantes auraient droit à mes rires. J’ai rencontré bien des femmes, j’en ai fréquentées certaines, d’autres sont devenues, depuis, de véritables amies : surtout, j’ai eu cette chance inégalée de connaître d’autres endroits et d’autres lieux, d’autres métiers, et d’envisager dans un instant l’intégralité du monde qui aurait pu être mien, si j’avais été meilleur en mathématiques, si j’avais été pire en éducation physique ; si j’étais né riche, si j’étais né noir ; si mon nom commençait par une voyelle, si mon prénom avait une syllabe de plus.

Je me souviens, en vrac : de cette infirmière qui avait chez elle une dame-jeanne, dans laquelle elle brassait sa propre bière ; de cette vendeuse d’électro-ménager, qui m’avait dévoré alors qu’elle m’invitait à essayer le dernier jeu vidéo indépendant qu’elle avait téléchargé ; de cette étudiante en communication qui était partie bien une demie-heure, en ville, en quête d’un préservatif et qui l’avait finalement trouvé dans la poche de son manteau, alors qu’elle revenait bredouille ; de cette apprentie-pâtissière sur le ventre de laquelle j’avais mangé le massepain qu’elle avait préparé pour le repas auquel nous n’avions pas touché ; de cette femme trans avec laquelle j’avais rejoué à ce jeu en ligne, qui prenait la poussière dans mon étagère depuis quelques années à présent ; de cette journaliste qui m’avait invité dans son lit, et moi qui croyais sincèrement qu’elle voulait dormir, et qui se plaignit ouvertement que je ne la touchais point ; de cette fan de heavy metal avec laquelle on regarda un ancien dessin animé, qui nous endormit finalement sans qu’il ne se passât rien. Certaines semaines, je ne dormais chez moi qu’un ou deux soirs ; Béhémoth gardait la maison en mon absence, et je passais la plupart des journées avec elle, quand je ne devais pas me rendre à la faculté donner un cours ou chercher un précis de syntaxe. C’était, pour la plupart, des coups d’un soir comme on dit souvent, je courais le guilledou comme elles se payaient du bon temps. Mon torse était — est — poilu et crisse légèrement sous les doigts, quand on le caresse de côté ; je suis plutôt calme mais sais m’emporter pour discuter de mes envies et de mes passions ; je suis curieux de tout et avide d’apprendre ; j’ai les yeux d’un bleu profond, comme le ciel sur l’océan après la tempête de glace. J’ai surtout appris, depuis mes stupidités lycéennes, que j’étais plutôt banal : c’était une bénédiction, car cela montrait qu’il était simple de m’aimer, qu’il était tranquille de marcher avec moi dans la rue et parler d’un peu de tout. Sur la longueur, je l’ai déjà eu dit plus haut, je n’étais pas encore assez intelligent, assez pertinent, pour être un compagnon de longue durée : mais pour s’amuser, pour prendre du bon temps, j’étais suffisant. J’avais développé quelques qualités amoureuses, du reste, j’aimais — j’aime — beaucoup manger, lécher, mordre, caresser ; je suis très bien les indications, comme j’ai toujours été assez scolaire dans tout ce que j’approche ; je ne ronfle pas. J’étais, pour ainsi dire, d’une excellente compagnie vespérale ou nocturne, et je m’éclipsais le matin après un croissant et un café noir. Dans la journée, je renvoyais un message : si on me répondait, généralement, je revenais le soir : sinon, je n’insistais pas, et tournais la page suivante de mon carnet de bal.

On m’avait souventes fois dit que ces amours fugaces, que ces baisers éphémères et ces ombres souples remplissaient le corps mais vidaient l’âme ; que bientôt, je m’en allaserais et que rien ne valait le confort de la solidité, l’assurance de retrouver l’être aimé, le bonheur de construire le pérenne et l’éternel. Béhémoth n’aimait plus trop ses croquettes : je lui en achetais à la dinde, qu’elle dévorait. Elle prenait du poids et moi, j’en perdais. J’espérais être toujours aussi tranquille que ces quelques mois, qui me rendirent vraiment heureux.

 

 

Fiche 8

 

Morphologie (palier fondamental)

 

La morphologie est l’étude des morphèmes, définis comme étant la plus petite unité de sens obtenu après segmentation d’un mot. Cette unité de sens peut être, par exemple, une marque de dérivation adverbiale ou un préfixe, une marque de genre, de nombre ou encore une terminaison verbale. Généralement, il est possible dans une langue donnée d’opposer lexèmes et grammèmes, selon leur rôle, les premiers composant une liste ouverte, les seconds une liste fermée ou, du moins, bien moins sujets à l’invention et au néologisme et ce malgré d’inévitables évolutions diachroniques. On notera également que ces catégories sont poreuses, et certains grammèmes furent des lexèmes dans l’histoire de la langue, voire réciproquement.

La morphologie est un palier fondamental de l’analyse linguistique moderne, que les structuralistes situent entre la phonologie ou phonétique d’une part, la syntaxe de l’autre. Cette vision englobante, bien que non dénuée de tout fondement, est réductrice dans la mesure où on ne saurait clairement faire de la phonétique dénuée de sens, et la syntaxe a une incidence sur la façon dont les morphèmes se réalisent dans la chaîne parlée. On retiendra cependant que la morphologie est une étape transitoire dans l’étude des faits de langue, nécessaire mais non suffisante pour comprendre la production, comme la réception de l’énoncé.

 

 

La recherche a son rythme particulier, difficile à transmettre aux personnes qui ne la connaissent guère. C’est, d’ailleurs, l’un des attraits indéniables que je trouve au métier, et ne l’échangerai contre rien au monde. Il est difficile, souvent, de déterminer par avance la quantité de travail que l’on abattra dans la journée : l’on peut bien vouloir explorer cet ouvrage ou cette archive, dire que l’on écrira tel nombre de pages, qu’on lira ou révisera tel manuscrit ; vérité que les sources sont parfois éparses, incomplètes ou décevantes ; qu’on nous sollicite pour un travail plus urgent, et que l’on repousse la lecture ou l’écriture ; que l’épiphanie ne vient pas. Quand je travaillais à ma thèse, il y avait ainsi des semaines entières où je piétinais, rien ne se passait, j’écrivais des lignes qu’aussitôt j’effaçais, je lisais des ouvrages qui n’éclairaient aucun endroit de mon travail, je ne savais pas ce que je voulais dire. Au contraire, en deux heures de temps parfois, le miracle se penchait sur mes synapses : je composais avec une énergie nouvelle des pages qui restèrent jusque dans ma monographie, un pan nouveau, d’une couleur inédite, s’offrait à moi, je travaillais fougueusement, sans me lasser. Cette ondulation vibratoire et imprévisible, je la connaissais comme elle ressemblait à mon cycle d’écriture : et heureusement, leurs périodes* étaient comme complémentaires et inversées. Quand la recherche avançait, l’écriture m’ennuyait et je la repoussais ; quand j’étais pris du furor poeticus, je mettais sous cloche ma thèse, et écrivais cela à la place.

Ces deux années de contrat de recherche, complémentaires, donc, à mes trois ans de contrat doctoral et de mon année de collège, furent ainsi particulièrement productifs me concernant. J’ai bien dû achever ici deux ou trois romans, bien des nouvelles, cinq articles et autant de communications à destination d’un cetain nombre de colloques, le tout en trouvant l’amour quatre ou cinq fois par semaines et en m’occupant de ma chatte. Progressivement cependant, les Cassandre me revenaient, je voyais progressivement qu’elles avaient raison — comme si c’était surprenant. Chaque drap arrachait un peu de ma peau, chaque mot me rapprochait de mon but, chaque caresse faisait perdre à Béhémoth quelques poils, qui s’incrustaient et alourdissaient mon sofa. Au bout de quelques mois, les plaisirs de cette existence finissaient par disparaître progressivement, ils m’étaient arrachés un à un. Sans le savoir et sans le comprendre, je sombrais alors dans une sorte de dépression, une morosité ou un spleen durable qui ne devait se refermer que bien après avoir soutenu, mais j’y viendrai. Je développais donc comme une cyclothymie bizarre et plutôt de se répondre, mes cycles de travail concordaient et s’épuisaient : j’écrivais incessamment, toute la nuit et toute la journée, je brûlais des litres de café et de cigarettes, je m’écroulais dans un demi-sommeil débile qui ne m’offrait aucun repos. J’organisais mes aventures galantes dans les creux de la vague, mais je n’étais plus aimable : quand, les rares fois et par désœuvrement, une certaine m’offrait sa couette ou si je la ramenais sous la mienne, je m’endormais encoléré, sans savoir pourquoi, ou je la caressais sans vigueur et en prétextant une migraine. Je perdais le goût de tout, je ne faisais plus le ménage dans mon appartement : les bières vides m’empêchaient parfois de sortir silencieusement. Le travail avançait pourtant, progressivement, douloureusement, maladroitement ; je montrais des feuillets peu convaincants à mon co-directeur et, surtout, à ma directrice de thèse qui les corrigeait scrupuleusement et m’apprenait, malgré moi, mon futur métier.

Nous nous retrouvions généralement dans un petit bureau qui appartenait, jadis, à son groupe de recherche. Le laboratoire auquel j’étais effectivement rattaché était énorme, il grossirait d’ailleurs davantage d’ici la fin de mon travail en absorbant, sorte de macrophage universitaire, d’autres structures plus petites, aux intérêts approchants. Les anciennes unités gardaient, ne serait-ce qu’officieusement, leur identité première et devenaient des « groupes de recherche », lieux où les chercheurs poursuivaient leurs travaux sans obligation de les tordre ou de les fondre dans les directives officielles du comité central. Certaines d’entre elles gardaient même leurs locaux d’alors, c’était le cas pour moi et ma directrice : quand je venais la voir, je passais par l’ancienne entrée de l’université, peu empruntée maintenant car à la voie étroite. Je faisais alors face à un immense escalier de l’avant-siècle dernier, il y avait du marbre rose et noir et des tableaux immenses, où de vieilles personnes, assises ou debout, regardaient au loin un dieu absent d’un air sévère. Je lisais parfois les plaques dorées donnant leurs noms et prénoms, leur titre : des présidents, des rectrices, d’autres choses encore, que j’ai oubliées. Puis je passais une première porte de bois, moins impressionnante, qui me menait à un couloir aveugle. On avait installé des cloisons en contreplaqués, pour augmenter le nombre de salles et trancher une pièce qui ne devait plus servir : je passais alors une porte plus petite et plus étroite en bois blanc, puis je devais me pencher pour éviter un plafond inexplicablement plus bas que le reste. Enfin, j’accédais à une remise dont le bureau touchait les deux bords, où la fenêtre de toit ne s’ouvrait plus, qui empestait la peinture viellie. Tous les murs étaient remplis de livres, ils seraient déplacés juste avant ma soutenance pour rejoindre une gargotte encore plus sombre, que je n’aurais visitée qu’une seule fois avant de me sentir mal : une affiche annonçait un colloque qui avait eu lieu il y a des vingt ans auparavant et qui devait bien plaire à quelqu’un, comme elle restait accrochée. Ce n’était pas ma directrice : elle ne manquait pas, à chacune de nos réunions, de nous dire à quel point elle détestait la police d’écriture, mais n’arrachait point l’affiche de peur de vexer un putatif et susceptible collègue.

Lors de mon année de rédaction, nous nous voyions tous les mois. Progressivement, nos relations s’équilibrèrent : alors qu’elle me professorait au commencement, nous échangeâmes un jour des pensées sur un pied plus égalitaire, moi le pré-docteur mouché, elle la grande spécialiste incontestable. Et un jour, tandis que je lui posais je ne sais quelle question, elle me dit la seconde des deux phrases qui marquèrent définitivement mon parcours de recherche. « Je ne sais pas, dites-moi : c’est vous le spécialiste, à présent ». Dans cette remarque qu’elle pensait sans doute anodine, voire désinvolte, il n’y avait pourtant aucune ironie ni aucun sarcasme, même si je tâchais souvent, par la suite, de m’en convaincre. Il y avait cette reconnaissance d’une honnêteté énorme — et l’honnêteté d’être la première des qualités universitaires —, que j’avais travaillé bientôt cinq ans sur mon sujet, et que je le connaissais à présent à fond : et que mes arguments étaient assez solides pour supporter la contradiction, assez pertinents pour éveiller son intérêt, assez sagaces pour lui apprendre quelque chose de neuf. Ma directrice de recherche était avare de compliments, elle faisait remarquablement bien son travail de soutien et m’encourageait davantage qu’elle me félicitait. Elle eut de magnifiques paroles lors de ma soutenance, comme elle parla la première, la tradition le veut ainsi, je dus réprimer une ou deux larmes de joie avant de parler moi-même : mais cette phrase-là, dite au long du dernier printemps où je fus son élève, je la garde à part moi et me la répète souvent. Je n’ai cessé d’apprendre depuis, des pans entiers de ma discipline m’ont été dévoilés par l’étude et le dialogue, l’analyse ; je suis bien plus savant que je ne l’ai jamais été. Et quand je doute, car il me faut bien un jour douter ; j’y repense, tranquillement.

Je finis la rédaction de ma thèse au début de l’été, je relus tranquillement en septembre, je soutins fin novembre. Entre temps, je ne couchais plus : j’avais déjà rencontrée celle qui me quitterait, elle m’aida à traquer les dernières coquilles du manuscrit, qui reçut d’ailleurs, à ce propos, bien des éloges. Je n’avais pas dormi depuis deux ans, bientôt trois.

 

Fiche 9

 

Période (grammaire textuelle)

 

On désigne généralement par période une unité textuelle supérieure à la phrase mais inférieure à la séquence. Le terme, qui jouissait d’une grande fortune en rhétorique et en grammaire française jusqu’à la fin de la période classique, a progressivement disparu des théories syntaxiques avant de réapparaître dans le courant du vingtième siècle pour décrire des phénomènes divers, notamment anaphoriques, transcendant les frontières phrastiques, ou en-dehors des schémas d’actance verbaux ou de la prédication dans le sens strict du terme. Le terme est employé tant pour l’oral que pour l’écrit, quand bien même sa définition pose encore difficulté : surtout, il semble qu’aucune règle définitive ne puisse être offerte, ne serait-ce que dans une langue ou une période donnée, même si nous avons tous et toutes l’intuition de son existence.

Traditionnellement, l’on s’accorde à dire que la période fait l’objet d’un développement thématique plus ou moins déterminé, que l’on suivra dans ses cheminements, et qui lui donnera une relative autonomie au sein de l’énoncé, ou du texte, dans lequel on la rencontrera. Au terme de la période, on aura la sensation d’avoir effectivement parlé d’un seul sujet de discussion ; mais c’est la succession périodique qui permettra véritablement de construire le sens de l’énoncé.

 

 

Même à l’université, le rythme de l’enseignement est régulier, en revanche. Il est marqué par des emplois du temps hebdomadaires, des partiels à dates décidées par l’administration, les copies doivent se rendre à ce moment-là. Le contenu, en revanche, était laissé à libre appréciation du département : aucun référentiel, aucun programme, aucune exigence particulière n’est, a priori, imposée. Dans les faits, bien entendu, nous discutons collégialement, nous évoquons nos progressions, nos errances, nos erreurs : mais la liberté offerte, au regard des demandes du secondaire, est incomparable. Elle ne m’a jamais fait peur, au contraire : je l’aime profondément, et espère toujours la garder à part moi.

Je donnais des cours de grammaire fondamentale, principalement, toujours avec un support textuel : celui-ci me servait tant à illustrer un concept qu’à fournir un exercice, tout en permettant la discussion car inévitablement, des cas difficiles, des exceptions et des curiosités s’y nichaient. Je n’avais pas besoin de chercher loin : je puisais certes parfois dans mes souvenirs estudiantins mais, souvent, je prenais, au hasard, le premier roman, la première poésie ou la première pièce de théâtre que je rencontrai, et cela convenait nécessairement. Du reste, j’étais souvent mis en difficulté par mon public, qui aimait généralement aller jusqu’au fond des choses, quand bien même certaines, certains d’entre eux attendraient la fin de l’heure avec un ennui que j’ai toujours trouvé étrange. Je n’ai jamais fait d’appel, même quand les collègues m’y invitaient plus ou moins lourdement, pour telle ou telle raison administrative qui m’échappait. Tout au plus, lors d’une première séance de travaux dirigés, je comparais la liste fournie aux personnes présentes, histoire de renseigner les inscriptions tardives, les visiteurs étrangers, les curieux détrompés, et ainsi avoir une idée du nombre de photocopies que je devais faire pour mon cours. J’avais cependant beau répéter que ce qui comptait, c’était la présence aux examens ; que si l’on jugeait avoir trop de travail par ailleurs, ou plus simplement qu’on n’aimait pas ma bobine, je ne prendrais point pour moi les désistements ; que j’étais — mal — payé de la même façon ; que je préférais n’avoir face à moi que des volontaires, plutôt que des taiseux. Rien à faire ; perpétuellement, les mêmes endormies étaient là, les mêmes rêveurs, les ultimes réfractaires à tout ce que je pouvais leur offrir. Autant, cependant, j’ai de la sympathie pour les casse-cous légers des collèges ; autant je demeure interdit face aux adultes qui choisissent, sciemment, d’aller s’embêter à écouter quelqu’un qui ne les intéresse point, alors qu’ils ont tout loisir d’aller ailleurs et de faire autre chose, qui leur plairait davantage.

Il était certain, quoi qu’il en fût, que ces enseignements m’apportèrent davantage qu’ils apportèrent aux autres : je pense qu’il n’y a pas meilleure école de l’existence que celle-ci, d’être un jour dans une position de professeur et d’essayer non seulement de transmettre, mais aussi de faire comprendre et de remettre en question les idées reçues. Sortir d’un cour sans avoir mille questions est peut-être le pire des crimes que l’on peut commettre envers son intellect : les intelligences les plus belles sont surtout celles qui obligent à prolonger les études, non celles qui nous remplissent comme un banquet de campagne. Il faut sortir ignorant d’un cours, il faut admettre que le réel est d’une complexité telle, que rien ne pourra jamais en être compris, si ce n’est des bribes, des paillettes, de la perlimpinade ; que le savoir qui a été offert, ce n’est jamais qu’une approximation, ce que nous pensons savoir à un moment donné, qui sera sans doute faux bientôt, qui n’a peut-être jamais été vrai, qui demande toujours à être recontextualisé. Je me méfie des mandarins qui claironnent la raison absolue, qui tambourinent une vérité sans préciser, constamment, « jusqu’à preuve du contraire ». Il n’y a de savoir que relatif : et l’étude de la langue, sous quelqu’aspect que ce soit, permet de montrer on ne peut mieux la chose.

Car on peut éventuellement croire certaines expériences sensibles universelles ou presque, la douleur qui traverse la chair, la pluie qui tombe, le vent qui souffle ; mais en matière de langue, difficile de toujours se mettre d’accord. Il y eut des débats, en cours, sur l’archaïsme de cette formule, sur le régionalisme de telle autre ; sur l’effet grammatical ou stylistique d’une répétition ou d’une ellipse* ; sur l’analyse que l’on devait faire de ce groupe prépositionnel, de cet attribut ou de cet adjectif. Il y avait quelques certitudes, mon expérience me permettait d’éviter les pièges les plus grossiers et je conduisais les discussions vers les solutions qui étaient, aujourd’hui, les mieux reçues ; mais d’autres fois, j’étais hagard et c’était ensemble que l’on conduisait la démonstration. C’était parfois périlleux : notamment, les locuteurs natifs pensent toujours être les meilleurs juges de leur pratique linguistique, ce sont les pires à éduquer et ils composaient, composent encore généralement, le gros des troupes. Il faut apprendre à déciller son regard, à traiter son sujet comme quelque chose de parfaitement inédit, retrouver des approches douteuses et circonspectes. Parfois, l’on fait travailler non directement sur la langue française, mais sur du quechua, de l’inuit, du bantou : des langues qui n’ont rien en commun avec le français et obligent à méthodiquement prendre les choses. En devant apprendre à ces gens la méthode, je l’apprenais moi-même : et remettant progressivement en doute tout ce que je savais, je consolidais mon pas, j’allongeais l’emblée, je devenais meilleur. Ce que j’apprenais en cours, je tentais de l’offrir à mon travail et à mes amours.

Chaque nouvelle relation était effectivement l’occasion d’en apprendre davantage. Sur moi, sur le monde, sur les autres ; sur la micro-brasserie, sur le cinéma russe, sur le football. Des années plus tard, j’en garderais encore des souvenirs vivants et des anecdotes nombreuses, sur la sueur couleur rouge sang des hippopotames, sur ce court-métrage peu connu de ce réalisateur, où l’on voit un homme se raser encore et encore jusqu’à s’englanter le visage jusqu’à l’os, sur la meilleure façon de manger des sushis, ou de marquer comme l’équipe espagnole de football aux jeux olympiques de 1984. J’écoutais beaucoup et, après m’être beaucoup intéressé, et avoir beaucoup travaillé, ma production, je revenais sur la réception. Je tentais de comprendre ce que je retenais, ce que j’écoutais, bref, comprendre ce que je comprenais : j’étais tombé dans l’excès inverse du grammairien qui, parce qu’il connaît ses adverbes et ses prépositions, pense connaître la cause secrète des choses. J’étais jargonneux avant d’être intelligent, il fallait bien que je doute de tout. Les cours que je donnais m’invitaient à la modestie et à la décence, je me sentais réapprendre ce que j’avais déjà appris, apprendre ce que j’avais toujours ignoré. Pour la première fois de ma vie, j’étais fier de ce que je devenais.

 

Fiche 10

 

Ellipse (grammaire stylistique)

 

L’ellipse est une figure de style consistant en l’effacement de certains termes, ou de certains mots, attendus et nécessaires quant à la complétion de l’énoncé mais qui, pourtant, n’empêche pas particulièrement la compréhension. Selon qui l’emploie, et quels termes sont ellipsés, cela peut donner une impression de vivacité ou de vigueur, ou imiter un parler peu assuré à la façon dont les enfants apprennent la langue. Il peut être difficile d’étudier l’ellipse en grammaire, dans la mesure où, si le sens est accessible, il est discutable de restituer un élément qui serait, à proprement parler, inutile ; et si l’énoncé est agrammatical, il sort des modèles linguistiques habituels et devient, là encore et proprement, inanalysable. De plus, il peut être périlleux de commenter ce qui n’existe pas, puisqu’il est impossible de contrôler l’exactitude des commentaires.

On notera cependant cette curiosité, de sentir qu’il manque effectivement un élément crucial à un énoncé mais que nous sommes néanmoins capables d’en calculer le sens sans trop de difficultés : la compréhension d’une phrase, d’une période, d’un texte, est davantage de l’ordre du gradient que du contraste et bien souvent, nous inférons plus que nous interprétons le sens.

 

 

Toutes choses égales par ailleurs, les lettres, la grammaire particulièrement, autorisent une étude solitaire et recluse, secrète. Parfois, en parcourant du doigt certaines phrases à la prose élaborée, en cherchant dans plusieurs trésors la façon dont ce sens était compris jadis, en lisant une étude anglaise, parlant de morphologie latine, pour mieux saisir la façon dont la langue française du temps se saisit, je me sentais comme cet érudit juif qui cherche, dans les voyelles absentes de la Torah, le premier nom de Dieu. Encore maintenant, j’ai ce plaisir de cryptographe lorsque je travaille, sur quelque sujet que ce soit : mes derniers articles parlent de la stylistique de la distraction chez un auteur du 18e siècle, des structures phraséologiques de la définition dans les textes juridiques du moyen-âge à la période moderne, de l’expression du pronom sujet en ancien français ; et à chaque fois, j’ai cette impression étrange de percer un peu plus le secret de l’univers, de mieux comprendre l’alchimie céleste, d’être comme l’inventeur d’un trésor unique. Tout cela n’est jamais que colifichets et bondieuseries universitaires, je ne suis — ni ne serai un jour — autre chose qu’un chercheur du ventre mou de l’académie : néanmoins, il y a le travail que l’on fait, et le plaisir qu’on en retire. Celui-ci était, est immense même.

Lorsque je rencontrais A., l’une des dernières femmes avant de rencontrer l’amour, je me relevais tranquillement de mes précédentes ruptures, et des femmes que je fréquentais alors. Tranquillement, car le désespoir qui avait aussi bien silloné mon âme les années passées ne faisait plus grand mal, il n’y avait plus rien à creuser ; la douleur était là, mais je m’y étais habituée : et puis, j’avais soutenu, j’étais docteur depuis quelques mois, je commençais, à distance encore cependant, mon premier contrat post-doctoral. À distance, car j’avais accepté au semestre courant de prendre quelques vacations pour soulager le service des collègues : du reste, je n’avais pas encore assez d’argent pour m’offrir un déménagement, et n’avais plus d’amis pour m’aider à le faire. Alors, je restais dans la ville ; je mettais le moindre sou de côté afin de préparer mon départ futur, faisais quelques aller-retours pour accomplir des tâches sur place, travaillais encore beaucoup. Je fréquentais les sites de rencontres, toujours avec le même projet : quelques ruptures après C., je ne pleurais plus dans les bras d’inconnues et réservais mes sanglots à Béhémoth, dont la fourrure nourrie absorbait sans difficulté mes peines les plus humides. J’étais globalement content de qui j’étais, de ce que j’avais fait, de là où je me rendrais : docteur, post-doctorant, bientôt étranger en ville neuve. Même si je mettais du temps à partir, puisque les économies venaient lentement, puisque mon esprit était comme fractionné en deux espaces, je retrouvais là des plaisirs lointains du début de ma recherche doctorale, la maturité acquise en plus.

A. était chercheuse, dans un autre domaine des sciences du langage : c’était suffisant pour nous comprendre, même si nous ne parlions pas tout à fait la même langue. Moi qui m’intéressais surtout à la variation, aux couleurs nombreuses que prennent les formes et les sons, j’étais ravi de discuter avec une collègue et d’apprendre la façon dont elle envisageait ce phénomène que je désignais autrement, une inversion entre la cause et la conséquence, les expériences qu’elle faisait en tenue de laborantine, là où je portais des jeans noirs et des vestes trop étroites. Je la trouvais, dans tous les sens du terme, infiniment plus savante que moi, que je ne le serais jamais : du détail de sa tenue à l’intelligence de son regard, je me sentais infiniment ridicule avec ma petite thèse de grammaire, mes articles aux portées médiocres, mes réflexions aussi planement battues qu’un trottoir de centre-ville. Mais tandis qu’avec la précédente relation, la femme qui me quitta m’impressionnait au point de m’immobiliser, au point de m’acagnarder dans une paresse débile et méchante, l’impression que A. me faisait me stimulait particulièrement. Notre premier rendez-vous se déroula sur la terrasse d’un bistrot que je connaissais bien, dans le vieux quartier de la ville : j’y amenais souvent les femmes que je rencontrais la fois première, car l’endroit était agréable et tamisé, le menu était complet et il n’était pas loin du métro ; si jamais on voulait s’éclipser, elle comme moi, on pouvait le faire facilement. L’endroit plaisait généralement, les serveurs commençaient à me connaître, j’étais bon client : au pire, on passait une bonne soirée. Le soir était doux, c’était encore l’été et le bitume recrachait souffreteusement la chaleur de la journée. On ne voyait pas les étoiles, mais la lune était grosse, blanche et ronde ; A. me regardait avec un air enjoué, et le courant passa immédiatement. Ses longs cheveux noirs, aussi longs que ceux de L., m’attiraient particulièrement, et il est vrai que j’ai toujours aimé les longs cheveux chez les femmes ; ses yeux sombres, légèrement maquillés, pénétraient jusqu’à l’arrière de mon crâne et me sondaient profondément ; ses lèvres me fascinaient.

Nous avons parlé de notre travail, bien entendu, et cela déjà nous occupa plusieurs heures : puis nous avons évoqué la théorie des jeux et l’axiome du choix, et la psychologie, il se trouve que nous avions joué tous deux, la veille au soir, à une sorte de petit jeu disponible en ligne qui mettait en scène telle théorie comportementale, et nous discutions de nos choix respectifs. Je tombais immédiatement amoureux, elle non : cela lui suffisait, nous nous embrassions sur la terrasse, elle me ramena chez elle et nous passions la nuit ensemble. Elle habitait en plein cœur de la ville, tandis que j’étais plus excentré : finalement, j’ai davantage passé du temps chez elle que chez moi, et ma chatte ne manquait pas de me reprocher mes infidélités nocturnes. Je me rattrapais diurnement : comme A. devait être au laboratoire pour avoir accés à ces électrodes et ses microscopes, je la laissais au point du jour et rentrais le cœur léger m’occuper de la pâtée et de mon propre travail, que je pouvais accomplir n’importe où, du moment que j’avais accès à un ordinateur, au pire à un certain ouvrage que je devais citer. Le soir, nous nous retrouvions généralement, histoire d’aller au restaurant, de voir un film, autre chose encore que font les gens en relation intime et qui ne diffèrent des sorties amicales que d’une main tenue plus haut, ou un regard lancé plus bas. Progressivement cependant, les choses prirent un tour particulier, je devenais un imbécile et je grévais la confiance qu’elle me portait. L’on se vit encore quelques fois, je compris rapidement mon erreur et essayais de reprendre les choses, car j’avais pour A. des sentiments sincères : c’était trop tard, et je m’en suis beaucoup voulu, moins d’ailleurs de ne plus être avec elle que d’avoir aussi mal agi.

Comme un balancier qui était remonté au point opposé, je n’envisageais à présent plus les relations amoureuses que d’une façon tristement désintéressée, totale et hédoniste. J’étais redevenu un connard, imperceptiblement : c’est que je n’avais pas encore compris les silences de L., c’est que je n’avais pas encore appris de ma rupture avec C., c’est parce que mon esprit était encore fasciné, comme un lapin peut l’être dans les phares d’une voiture, par le chaos qui fut ma dernière relation amoureuse dont je fus la victime malheureuse et dépressive. De la tranquillité, je n’avais que l’aspect* ; et je croyais alors que la sagesse ne venait qu’avec l’indifférence, et l’absolue nécessité de vivre pleinement l’instant sans envisager l’avenir, qui nécessairement était noir, qui nécessairement m’était incertain. J’essayais de me croire adulte, en navigant cette ligne de crête que je m’imaginais entre l’attachement déraisonnable que je ressentais pour l’une, et qui confinait à la dépendance ; et l’association immédiate et absolue que je proposais pour l’autre, et qui ignorait jusqu’à mon identité propre. Finalement, je n’avais jamais véritablement été moi en couple, j’étais toujours avec : et lorsqu’on m’offrait la possibilité d’enfin devenir quelqu’un, je choisissais le pire des modèles, le calcul scabreux, la lâcheté et la facilité.

Je fumais encore un peu, lorsque j’étais avec A., elle aussi, même si elle crapotait davantage. Nous avons passé de longues heures au balcon de sa cuisine, une cuisine qui sentait un mélange odorant d’épices et de pain frais, qu’elle faisait elle-même, à regarder la façade de l’immeuble d’en face et en buvant de l’eau, entre deux embrassades estivales ou hivernales, la couette encore remontée sur les épaules, à ne former plus qu’un seul corps pantelant, fumant, transpirant, si proche l’une de l’autre que l’on se déchirait en se quittant. Son appartement était plus petit que le mien, mais exhalait une tranquillité de ville que j’aimais énormément : alors que je vivais dans une résidence plutôt récente, bien que vieillotte au regard de certains standards, elle était dans l’un de ces anciens bâtiments refaits, encore et encore, dévoré par les boutiques et les réfections environnantes, la porte disparaissait, s’éclipsait sous des gouttières plus larges qu’elle, sous un lambris triste, sous l’âge de la cité. On rentrait de guingois, on repoussait deux solex et se rapait les épaules aux boîtes à lettres vomissant des prospectus colorés, et on entreprenait alors la montée de trois étages aux marches irrégulières. Au premier, on sentait constamment le graillon sur le palier ; au second, j’entendis une fois une perruche répéter une injure, et une autre injure par-dessus lancée par une voix d’homme ; au troisième, il n’y avait que son appartement.

Il me semblait être fait que de couloirs fuyants, de parquets grinçants, on ne savait jamais, et trop, où l’on mettait les pieds : à droite, la cuisine, devant, la chambre, à gauche, un placard et, un peu plus loin, une salle de bain et un salon. J’habitais depuis dix ans dans un grand espace, je pouvais me le permettre comme j’étais excentré et loin du bourg : je surveillais à présent davantage mes mouvements, et levais haut les bras et les jambes pour ne pas risquer de renverser les bibelots sur la cheminée, ou les écharpes jaunes et noires sur les crochets. Le matin, on s’accolait sur un sofa minuscule, où nous nous rangions à peine à deux ; elle ouvrait une sorte de gelée de pommes, qu’elle avait ramenée d’un long séjour aux Pays-Bas, et m’en régalait avec du café chaud ; le soleil rentrait dru sur mon crâne chauve et ses longs cheveux noirs, et l’œil fixé sur un marbre fissuré ou l’alcôve qui était devenu son bureau domestique, ma cervelle était vide de toute pensée, de toute considération philosophique, de toute connaissance. Sans particulièrement le savoir alors, j’étais comme tout aspiré vers le bas à son contact, comme si je m’absorbais vers l’intérieur et me recroquevillais, m’acouvillonnais et ne laissais plus rien transparaître. Peut-être me protégeais-je, peut-être avais-je honte : mais il ne me traversait plus aucune idée, pas même les plus banales, et ce réceptable vide ne parvenait plus à se remplir de bruits, de musiques et de travail. Je me rendis compte que la personne que je devenais n’était qu’un ersatz de personne, qu’une stupidité béante qui s’ouvrait sur un gouffre triste.

 

Fiche 11

 

Aspect (sémantique verbale)

 

Avec le temps et le mode, l’aspect est la troisième information sémantique que codent traditionnellement les formes verbales. On désigne ainsi la saisie de l’action du verbe du point de vue de son déroulement interne : en considérant effectivement qu’une action, quelle qu’elle soit, peut être divisée en plusieurs étapes successives, organisées temporellement et causalement, l’on peut envisager ladite action en se focalisant sur son point de départ (aspect inchoatif), sur son déroulé en cours de progression (aspect progressif), sur son point d’arrivée (aspect terminatif), sur sa répétition (aspect itératif), sur son caractère unique (aspect semelfactif), en envisageant simultanément les deux bornes de sa progression (aspect global), et ainsi de suite.

Bien que toutes les langues naturelles codent, d’une façon ou d’une autre, l’aspect dans leur grammaire, elles ne le font pas toutes de la même façon : notamment, la langue française code peu l’aspect dans sa morphologie, le réléguant généralement à des compléments adverbiaux, des semi-auxiliaires ou autres périphrases. Partant, l’aspect est rarement étudié en tant que tel, mais souvent secondairement aux temps et aux modes : à tort, car il permet d’enrichir notablement notre compréhension de l’énoncé.

 

 

C’est avec A. que je revins au théâtre, alors que je l’avais quitté il y avait des années de ça. En toute franchise, je n’ai jamais été grand amateur de théâtre : je le regrette parfois, et ne manque alors aucune occasion de m’y rendre depuis. Je ne garde pas un souvenir particulier de l’histoire de cette pièce, qui était comme une sorte de fiction vaguement biblique, creusant la vallée, si besoin était encore, de la descendance du messie et des complots, tractations, manigances pour le dissimuler ou le dévoiler à l’humanité. Une scène, pourtant, resta depuis gravée en mémoire pour son originalité, que seule le théâtre pouvait, je pense, m’offrir. On suivait ainsi plusieurs personnages, semblait-il déconnectés les uns des autres : progressivement, et avec quelques indices, on saisissait cependant qu’il s’agissait, pour certains, des mêmes protagonistes mais saisis à différents moments de leurs vies : notamment, un acteur jouait un homme à sa trentaine, puis un autre à sa cinquantaine. L’astuce était définitivement dévoilée lorsque, au détour d’une séquence croisée, les deux acteurs se déplaçaient parallèlement en répétant, au même instant, les mêmes répliques. Ce petit tronçon qui ne devait durer que cinq ou six secondes me fascina : mais il me fit oublier tout ce qui vint avant, il me fit oublier tout ce qui arriva après. Il me renvoya à cette frasque imaginaire, partagée par nombre je pense, de s’imaginer à vingt ans, quand on n’en a que dix ; à trente, quand on en a vingt ; et ainsi de suite. Alors, je m’imagine revenir une décennie dans le passé et me retrouver, pour montrer ce que je suis devenu. Peu ou prou, j’avais la trentaine, avec A., ce soir-là, tandis que je restais figé, spirituellement ne serait-ce, en concentration, sur ce jeu de scène. Quand on sortit finalement, on échangea quelques mots ; puis on se quitta, pour la nuit tout d’abord, pour le reste ensuite. Il y eut quelques échanges par téléphone, de longs silences, des regrets : et puis, plus rien, ou plus grand-chose. Nous échangeâmes une ultime fois, par téléphone, alors que j’étais en déplacement pour le travail, dans une ville étrangère pour un colloque sur mes sujets de recherche. Le nom* d’une échoppe m’avait ramené à son bon souvenir, elle fut assez polie, ou distraite, pour répondre : notre conversation fut froide et amicale, tranquille et lointaine. Je raccrochai sur un jeu de mots, elle eut un rire sincère.

Dans cette ville étrangère, il y avait une grande église, que je persistais à prendre pour une cathédrale alors que tous les guides touristiques me détrompaient ; elle inaugurait une rue longue et large, que je prenais fautivement pour une avenue ; en la remontant définitivement, on arrivait à une place qui était un rond-point ; le palais de justice était fermé, mais le bâtiment était beau, l’abbaye était en ruines, mais je la visitais sans problème. Il faisait froid. A. venait de me quitter, et aucune larme ne venait, rien : j’avais beau déboutonner ma veste, j’avais beau me tourner pour assurer la meilleure prise possible au vent, quelque chose refusait de se briser. Je ne ressentais pourtant aucune force, même, j’avais comme une faiblesse cruciale qui me pénétrait jusqu’au plus bas point de mes membres : mais rien de plus. Le soir venu, plutôt que de rentrer dans l’hôtel où je volerais le Zola, je parcourais les ruelles noires et rondes, qui insensiblement me ramenaient toujours à mon point de départ sans que je ne prisse le moindre virage, sans que je n’obliquasse ma course à aucun moment. Je passais devant un troquet où la serveuse, gênée ou heureuse, avait un rire de gorge désagréable, éraillée, et des yeux riboulants qui se rejetaient trop en arrière ; j’hésitai à commander une bière, mais je me ravisai avant de finalement céder, quelques mètres plus loin, dans une autre tabagie. Je fumais vide, sur la terrasse seule, les yeux noyés de quelque chose qui n’était pas des pleurs, et mon esprit ne parvenait pas encore à se fixer sur une idée particulière. Tout glissait, rien ne parvenait vraiment à imprimer durablement sa marque. Je me rendis compte que j’étais devenu comme insensible, m’aurait-on insulté ou frappé que cela n’aurait déclenché en moi ni colère, ni pitié. À trop chercher la cause secrète des choses, à trop méthodiquement remonter les indices d’un mystère qui n’existait pas, je m’étais comme rendu invisible à moi-même : le moindre de mes mots, et le moindre des mots des autres, devenait faux, en en remontant l’origine, la fonction et la nature, tout semblait se répéter, il n’y avait plus une seule individualité : nous ne faisons que nous entregloser, et nous répétons constamment et les mêmes phrases, et les mêmes périodes.

Ma bière finie, j’en pris une seconde, que je goûtais à peine. Je payais en laissant un généreux pourboire et repris mon noctambulage. Les hasards des pas m’amenèrent à une statue commémorative de la première guerre, qui espérait que ce fût la dernière. L’éclairage publique me donnait une bonne idée de la dimension de l’objet, qui représentait un masque à gaz sur un cadavre, tenu par une figure drapée figurant la mort, ou la vie. Je déchiffrais quelques lignes supplémentaires, une date ; la pierre était ériflée légèrement sur le socle et se pulvérisait sous le vent, du moins, c’est ce que je me figurais. Une couronne de fleurs gisait encore à mes pieds. Je repensais à une ancienne histoire que j’avais jadis écrite, sur un homme se réveillant dans une ville morte, comme bombardée par un cataclysme absent, et visitant hagardement les ruines d’une école primaire, un hôpital, il était attaqué par de la neige brûlante. À la fin de l’histoire, dont je n’avais écrit que des bribes — c’était là l’astuce, puisque les ellipses étaient comblées par d’autres textes anté- et ultérieurs —, j’écrivais que la question n’avait jamais été « comment », mais avait toujours été « pourquoi ». Devant cette statue commémorative de la première guerre, qui espérait que ce fût la dernière, je ne trouvais point la réponse à cette question. Je fumais une énième cigarette, j’entendais au loin les voitures balayer la nuit et se perdre dans des nuages de poussière triste. Quelques pas plus loin, je revenais à l’hôtel grâce à la carte magnétique que l’on m’avait confiée, dans le cas précis où je rentrais passée l’heure de garde. Au début du premier chapitre du Zola, je relevais une hyperbate.

 

 

 

 

 

 

Fiche 12

 

Nom (syntaxe & sémantique)

 

Le nom, ou substantif, est une partie du discours qui compte deux sous-catégories, les noms communs, ou appelatifs, renvoyant à des actions, des choses et des êtres sous l’angle de leur définition, et les noms propres, renvoyant à des actions, des choses et des êtres sous l’angle de leur identité. Sémantiquement, les noms sont des éléments jugés essentiels à la compréhension de l’énoncé dans la mesure où ils portent, avec le verbe, une grande part du sens général : ils sont cependant davantage représentés à l’écrit qu’à l’oral, qui s’appuie notablement sur le contexte pour faire sens.

Syntaxiquement, les noms occupent des fonctions primaires, nucléaires, comme secondaires de l’énoncé : ce sont des sujets, des compléments verbaux ou nominaux, voire des compléments accessoires, périphériques et non directement soumis aux phénomènes de transitivité ou de valence verbale. Bien que la grammaire soit, toutes choses égales par ailleurs, souvent une grammaire du verbe et de ses actants, l’étude des fonctions du nom et notamment des fonctions qu’il ne peut pas occuper compose une part essentielle de la morpho-syntaxe générale de la phrase.

 

 


Troisième partie

 

Après le bortsch, je pris une sorte de poisson accompagné par de l’épeautre et des légumes cuits. Il était bien mieux assaisonné que le bortsch, mais son odeur me déplaisait beaucoup. Je n’étais pas encore, à cette date, parfaitement végétarien mais je diminuais déjà mon alimentation carnée, pour plusieurs raisons qui toutes se mélangeaient : le prix élevé de la bonne viande, que je ne pouvais me permettre alors ; l’éthique des abattoirs, ou leur absence ; le coût écologique, que nous ne pouvons plus nous permettre. Je me rabattais sur le poisson, encore même j’en dévore lâchement, comme je dévore lâchement de la viande si une belle occasion m’est offerte : le temps passant, je me corrige. Bref est le temps de vie qui nous est alloué pour vivre : si nous ne le passons pas à devenir meilleur, cela n’aura pas servi à grand-chose. Ce poisson, pour y revenir, sentait comme du rosbeef et tout similaire était sa texture : je l’avalais en plusieurs bouchées aveugles, je défaisais la cravate que je n’avais pas encore enlevée et la roulais dans une poche de ma veste, et espérais que l’épeautre dissimulât le goût juteux de la pièce de résistance.

C’était bien la première fois que je mangeais aussi mal dans un restaurant : aussi loin que je puis me souvenir, je ne trouve aucun antécédent* à ce malheur. Je ne suis pourtant pas chiche, ni regardant : j’ai connu des purées de tabagie salvatrices au matin, quand la musique de la fête zonzonne encore entre les parois du crâne, et des pains pitas garnis de cartilage noirâtre qui m’ont davantage rempli le cœur que les repas de Babylone, alors que j’arpentais des rues glauques et envoûtantes, pourchassé par des démons préadamites. Je ne profitais cependant nullement de ce repas : la femme qui me quitta se trouvait à ma droite, le couple d’amis qui assista à ma soutenance et jamais ne mangea mes hamburgers végératiens étaient devant moi. J’étais dans un coin sombre du restaurant, mon épaule gauche touchait le crépi du mur et salissait de blanc ma veste noire rayée — verticalement — de noir plus sombre. J’ai toujours cette veste, elle est à présent dans le placard de mon appartement, entre un imperméable et un manteau sans poches. Je la mets toujours, tant pour les grands moments universitaires, les colloques et les soutenances, que pour le quotidien guindé, les mariages et les baptêmes, rarement cependant pour les cours que je donne. Je m’habille toujours aussi bien que je le puis, j’accorde mes chemises et mes cravates, mes souliers sont cirés : je ne peux exiger à quiconque d’être respectable, si je ne le suis pas moi-même. Je ne mis une cravate, cependant, qu’après ma soutenance, auparavant, j’étais certes mis, mais sans cet accessoire. En plaisantant, je dis souvent que j’ai ainsi évolué, comme ces créatures fantastiques qui se métamorphosent lorsqu’arrivé à un certain stade de leur existence sensible, par l’expérience ou par des objets magiques. À présent, je n’imagine pas affronter un élève sans cravate, cela me donne une stature nécessaire, je m’écroulerais sans cela : je n’ai pas plus de colonne vertébrale que de vêtements, mon courage se mesure à la toise textile. Depuis longtemps cependant, j’ai appris à faire semblant : d’avancer en espérant rattraper ce qui me manque. Le syndrome de l’imposteur, comme on le dit parfois dans les couloirs sombres des laboratoires, est fréquent à l’université : nous nous pensons généralement moins bons, moins intelligents, moins importants que nous le sommes réellement. Nous rabaissons nos réussites, nous présentons avant toutes choses les défaites : il y a des conversations qui ne sont que des chapelets d’excuses, de n’avoir pu faire ceci ou cela, de n’avoir pu accomplir en une journée ce qui en aurait demandé six. On peut croire qu’il ne s’agit là que de modestie mal placée, une professeure de français, jadis, au collège, m’avait mis en garde contre cette tendance qu’elle avait repérée déjà en moi. C’est devenu une force, maintenant : avancer tout en regrettant, écrire en sachant que tout est imparfait, dissimuler les authentiques fulgurances sous mille litotes, ajouter des adjectifs minoratifs à la grappe ; ce sont de flagrants défauts de composition, c’est stylistiquement difficile de conserver l’écriture claire, l’ambiguïté est terrifiante. L’écriture académique est louche de partout, elle se conglobe en circonlocutions de demi-habiles, elle dévoile pour mieux dissimuler, se pare de certains apparats pour disparaître, à la moindre citation elle en dit trop, ou pas assez : sa contexture étonne enfin. C’est comme un très long commentaire, une discussion qui jamais ne s’achève et se poursuit encore.

En y réfléchissant finalement, je pense qu’il s’agissait d’une sorte de morue : la poêle devait être sale, et avait dû servir à cuire auparavant un morceau de viande quelconque. Le poisson se découpait avec le plat de la fourchette, il était particulièrement fondant : en bouche, les morceaux se délitaient et se mêlaient grossièrement à ma salive, sans que je ne puisse en déterminer vraiment le goût.

 

Fiche 13

 

Antécédent (grammaire textuelle)

 

On appelle antécédent le référent source qui permet à une anaphore, pronominale comme nominale, d’être interprétable dans le cadre de la continuité textuelle. La tradition donne ce terme au premier référent directement à la gauche, plus rarement à la droite, d’une anaphore, au regard de la « source référentielle » qui renvoie traditionnellement au tout premier maillon d’une chaîne de référence. À proprement parler, un antécédent est ce qui donne du sens à l’anaphore subséquente, qui lui offre, a minima, une description sémantico-référentielle mais également, dans le cadre de certaines structures intégrées comme les subordonnées relatives périphrastiques, une assise morpho-syntaxique indispensable pour assurer la grammaticalité de la structure.

On veillera cependant à ne pas faire de l’antécédent un simple indicateur dans la mesure où l’anaphore lui succédant participera généralement à sa détermination, dans une sorte de mouvement inverse ou rétrograde : tous les maillons d’une chaîne référentielle sont, pour ainsi dire, en tension permanente et quand bien même le premier maillon pourrait être perçue comme fixe et solidement attaché, son importance n’en demeure pas moins dépendante de la chaîne qu’il inaugure.

 

 

Je rencontrai, ensuite, L. et C². peu après qu’A. me quittait, le même jour ou presque. Je rencontrai L. par hasard, à une réunion de formation doctorale, juste après ma soutenance : on appelait des jeunes et jeunes diplômées pour témoigner de leur souffrance passée, et convaincre de la triste temporalité de la recherche ; elle tombait amoureuse de mon cynisme, j’appréciais sa culture. Je rencontrai C². volontairement, un peu plus tôt dans la journée, via un site de rencontres, et nous n’avions que peu échangé avant de nous voir dans l’après-midi, et immédiatement nous plaire. Elles étaient très différentes l’une de l’autre, et n’avaient pour seul point commun que de me connaître : C². était cuisinière, L. historienne impétrante ; C². était voluptueuse jusque dans ses robes froufoutantes de flanelle, L. était menue dans ses pantalons en tissu grossier. Elle me soulevait pour mieux m’embrasser, je m’abaissais jusqu’aux cailloux pour sentir ses cheveux ; elle me bousculait d’un rire fracassant à en étonner les étoiles, elle minaudait tranquillement sous sa barbe invisible. Surtout, et il me faut le préciser encore, nous étions en relation libre ou libérée, je ne voulais plus m’engager, elles non plus, et nous papillonnions tranquillement. Nos raisons étaient différentes, cependant : C². était anarchiste, mélangeait le curry et le chocolat, boucanait les pommes et pulvérisait les côtes de porc, et n’envisageait l’amour que comme une distraction entre deux menus, était toute vouée à son art ; L. était appliquée et concentrée sur sa carrière, ses hobbies et sa collection d’affiches cinématographiques du cinéma alternatif américain, et n’avait guère le temps de caser un régulier dans son existence, elle croquait ce qui passait par là et retenait les plaisants pour occuper couplement ses nuits fraîches. Moi, je vivais la fin de ma relation avec A. comme une onde de choc.

Je l’appris il y a quelques années de ça, de la bouche d’un dessinateur de bandes dessinées qui en avait fait la pierre de touche de son nouveau projet. Quand une bombe tombe, et qu’on se situe dans un certain rayon autour du point d’impact, ce n’est ni la chaleur, ni l’explosion qui nous tue : c’est le violent déplacement d’air qui, s’impulsant et concassant les organes, pénétrant jusqu’au plus profond du système lymphatique, des capillaires et des mitochondries, fait éclater la rate, brise les reins, détruit en un instant tout ce que nous étions. Le reste ne brûle que le cadavre, ou la pulpe qui en reste : mais il me fascina d’apprendre que c’était l’air que nous cherchons qui nous tuait. Je m’en fascinais d’autant plus, que comme asthmatique, j’ai eu des visions troubles de la mort, en enfance et à l’adolescence, lorsque la gorge soudain se resserait, lorsque l’humidité peignait dans les bronches des arabesques de dais de tombeau, lorsque je cherchais absolument à respirer. La médecine moderne m’a sauvé, j’en ai parlé ailleurs : c’était une histoire pour un autre texte.

La déflagration amoureuse, quand A. me quitta, me broya les chairs sur l’instant, mais le feu me toucha qu’ultérieurement. Dans le métro qui me ramena, apès la terrifiante nouvelle, je pleurais à chaudes larmes, je me retenais aux barres et aux regards, pleins de pitié dédaigneuse, de mes cowagonnaires ; et puis, une fois tout détruit, je croyais mieux aller. Quelques jours plus tard, je faisais la vaisselle ; un verre tombe et se brise ; le feu me brûla alors. Je m’éclairais en catastrophiques sanglots, j’étais pris de spasmes divers, qui prenaient des formes nouvelles, je découvrais des genres inédits de douleur et de patience. Les débris ramassés, puisque je pensais avant tout à Béhémoth, je disparaissais sous un nuage de draps et de couettes et hoquetais jusqu’à m’endormir. La brûlure fut cependant moins forte que le souffle, même si elle laissa de meilleures et de plus belles cicatrices : c’était à cause d’elles que je ne voulais plus d’engagement, c’était à cause d’elle que je m’autorisais, avec les accords de toutes, à sautiller de cœur en cœur, à sautiller de corps en corps : après plusieurs amours seules, je me risquais au pluriel*.

Je couchais avec C². dans l’après-midi, je passais la nuit avec L. Elles habitaient non loin l’une de l’autre, une fois l’on se croisa, de bonne fortune nous riions de ces hasards duplices. Je restais seul souvent, cependant, j’avais beaucoup manqué à ma chatte : et leurs amours-anarchies, et leurs chronogénèses-antiques, les occupaient bien davantage que les rides plissées de mon ventre rond, que les poils nombreux de mes épaules ou la douceur charnue de mes lèvres. J’avais besoin de faire l’amour — non, de baiser — en ces mois-là, je voulais sentir davantage mon corps : j’avais pratiquement arrêté la salle de sport, je marchais bien moins qu’auparavant et m’embourgeoisais. Cette activité physique-ci, dans laquelle il y avait toujours cependant une grande tendresse et une curiosité d’explorateur persan, me fatiguait suffisamment pour m’autoriser l’essentiel, ne blessait point les cérébrations propres à la grammaire et me satisfaisait avec tout l’orgueil de l’amant adonisé par une maîtresse bien plus belle que lui. Les relations furent éphémères, en quelques semaines, tout était terminé : ces semaines durèrent cependant des années, je revis doublement en leur compagnie. Quand nous ne faisions point l’amour, nous parlions de cuisine et d’art, de cinéma et des animaux de compagnie, de la couleur de cela, et du goût de ceci. On me connaissait depuis toujours, on me présenta même à quelques amies, à quelques parents, on me présentait tantôt comme un gigolo, tantôt comme une bonne connaissance : je prenais tout et ne réclamais rien. Lorsque la lassitude vint, car toujours la lassitude finissait par venir, nous partîmes chacune, je partis moi-même, sans même m’en rendre compte et sans douleur. J’étais guéri de quelque chose, elles étaient heureuses de m’avoir connu. L. parfois me réécrit entre deux paragraphes, C². me boude pour une acrerie, la nature de laquelle je ne parviens plus à saisir. Sa chaîne vidéo, sur Internet, attire de nombreuses visites, je suis l’un des anonymes : son caviar de griottes est digne des agapes de Lucullus, et j’enrage de n’avoir jamais su reproduire ce coulis si tendre qui glissait chaudement entre ma gorge.

 

Fiche 14

 

Pluriel (sémantique référentielle)

 

Le pluriel est une entrée sémantique renvoyant à une classification du monde au regard de la notion de nombre, qui désigne, à proprement parler, la quantité d’éléments discrets déterminés par un site référentiel, nom ou pronom par exemple. Le pluriel, contrairement à ce que l’on pourrait intuitivement croire, n’est ni universel, ni uniment exprimé selon les objets : notamment, il n’est pas nécessairement corrélé à un pluriel morphologique, certaines langues choisissant de conceptualiser dans des termes singuliers des notions sémantiquement ou ontologiquement pluriel, et réciproquement. De même, il n’est pas toujours une opposition stricte entre singulier et pluriel, et certains concepts, comme le duel ou le paucal, peuvent être entendus comme des phases intermédiaires d’un continuum dont les bornes linguistiques demeurent, néanmoins, assez flottantes.

En ce sens, le pluriel en dit davantage sur la façon dont les civilisations découpent l’univers les entourant que sur le système interne de la langue, qui n’est jamais qu’un écran se superposant au réel, mais incapable de parfaitement le décrire : il aura, en revanche, une influence décisive sur les structures linguistiques concernées.

 

 

Quelques dix années avant ma relation avec C., qui fut la première véritable, j’avais composé une autobiographie, partiellement fictive : elle se trouve encore à qui veut chercher, qui me quaerit, invenit etc. Dans celle-ci, je m’imaginais plusieurs relations amoureuses, moi qui n’en avais jamais eues ; je fréquentais l’une, puis l’autre, puis celle qui deviendrait la dernière et mère de mes putatifs enfants. Jamais cependant n’avais-je imaginé fréquenter plusieurs femmes en même temps : je doute cependant réitérer l’expérience un jour, car je tombais inéluctablement amoureux. J’ai toujours su avoir un cœur d’artichaut, une feuille à tout le monde : mais en multipliant les aventures et en m’arrêtant au trognon, je me rendis compte que loin de disparaître, la feuille me revenait néanmoins. Mâchurée et défribée : je devenais entier bien que changé, et la douleur de la première fois se décanta dans le lac d’indifférence, comme une eau pure louchit quand les nénuphars l’envahissent finalement. Plus encore, cette expérience que d’aucuns appelleraient « polyamoureuse » me fit réfléchir certainement, et m’offrit des perspectives étranges que je n’aurais su, sans cela, rencontrer.

Au début de ma relation duelle, je me rapprochais d’une sorte d’association qui se réunissait à l’autre bout de la ville : il s’agit pour les gens de s’y rencontrer, de discuter de leurs vision de l’amour et du couple, de la façon de gérer ces sentiments complexes, de s’organiser benoîtement, du rythme auquel il fallait laver les couettes et les brosses à dents. Je n’y suis finalement allé qu’une ou deux fois, les discussions tendaient à se diriger davantage vers la grande théorie que vers la petite pratique : il y a cependant un souvenir, un seul, que j’ai toujours gardé à part moi. La première nuit, précisément : le rendez-vous avait lieu dans un bar des hauteurs, un estaminet d’une place perdue, entre une ruine noire et, à ce que je crois, une boutique de bibelots, d’attrape-rêves, des sceptres, des couronnes, des lauriers, d’autres attributs* divins que je ne reconnaissais point, des broutilles enchantées de cristaux de turbes. La réunion était au sous-sol de l’établissement, je pris une bière ambrée et descendis, j’étais le premier ou le second : j’ai toujours aimé être en avance — ou, au pire, à l’heure — aux rendez-vous. Ainsi, je prenais les meilleures places, à la bonne température, non loin des toilettes et de la sortie, avec la vue dégagée sur la salle ; ainsi, je regardais venir mes compagnons de nuit en sirotant l’étrangeté maltée qu’on m’avait servie, et qui venait du coin ; ainsi, je me remplissais d’odeurs et de sons, de lumières tamisées, et essayais de comprendre les fils cachés ou non qui m’avaient amené jusqu’à cette cave. La réunion commença enfin, un mot fut échangé, on composa des tables selon les désirs de chacune et de chacun : je me retrouvais naturellement à celle parlant des débuts de la relation, et écoutais longuement. Je n’ai peut-être alors lancé que quelques mots, j’étais surtout curieux de rencontrer d’autres indécises et d’autres indécis. Il y avait là, à ma grande surprise, un vieux couple, presque cent-cinquante ans à eux deux sans doute, une femme distinguée et enbijoutée d’émeraudes et de colliers de perles, un homme trappu, au front traversé d’une vilaine dartre, à la grande moustache tombante. Ils étaient complices et riaient à voix basse, en lançant des œillades coquines à tout le monde — moi y compris — et buvaient beaucoup. À ma gauche, deux jeunes femmes, en couple elles aussi et l’une caressait méthodiquement mon genou avec le sien, et le pourchassait : je m’en éloignais à chaque fois, elle empestait le mauvais tabac et, globalement, n’était pas mon style. À ma droite, enfin, il y avait une petite chose d’homme, tout recroquevillé sur lui-même, il s’escarbouclait dans son dos rond et son manteau d’hiver, qu’il n’avait pas quitté : il faisait pourtant déjà chaud ici-bas. Ses cheveux noirs étaient joliment coiffés, ses yeux caves n’ôtaient rien à la beauté tranquille de son visage, traumatisée par une catastrophe que je ne devinais pas. Il y eut un tour de table, chacun, à son tour, devait rapidement se présenter et dire quelques mots de sa venue ; je commençais, puis on tournait dans le sens des aiguilles d’une montre. La jeune femme, la jeune femme, la vieille femme, le vieil homme, lui, enfin. Il croisa les mains sous la table, du coin du regard je voyais ce geste de prière ; et sans nous regarder, plutôt, en faisant absolument face à lui, il nous dit cela, en quelques mots. Il était veuf ; sa femme et lui vécurent plusieurs années dans un bonheur parfait ; une maladie fatale la saisit et l’enleva en une nuit ; c’était sa seule ; il l’aimait encore. Des années plus tard cependant, il avait comme envie de fréquenter d’autres personnes mais ne pouvait le faire, sans avoir le sentiment de la tromper ; il venait chercher conseil.

J’étais, sans doute, le plus touché par cette histoire. Mes voisins, mes voisines, bien qu’affectueusement le rassurant, déroulaient la conversation et leurs astuces relatives, on le plaignait tout en l’invitant, effectivement, à rebondir comme une outre pleine. Il hoquetait des acquiescements muets, exhalait un ou l’autre soupir bizarre, ne disait plus rien. Moi, je ne le quittais pas du regard. Pris d’une inquiétude inédite, je donnais finalement congé, remontais à la surface, volais une cigarette en passant et laissais la tiédeur nocturne me frapper les joues. En y repensant encore, les larmes me viennent aux yeux : je restais cependant pensif, jadis, j’étais encore sec de tout sentiment. Alors que je terminais ma cigarette, et que je m’apprêtais à rentrer en prenant deux métros et un tram, il sortit lui-même du bar. Nos yeux se rencontrèrent un instant, il y eut comme une compréhension soudaine, comme si, à ce moment-là, la même note se jouait dans le pavillon de nos oreilles. Il tourna maladroitement la tête, je levais, un peu tard, la main pour le saluer. Il s’enfila dans une venelle, et n’exista plus que dans mes souvenirs. Je le retrouve, parfois, au détour d’une école ou dans le bus, il avait un de ces profils que l’on rencontre partout.

Je continuais d’aimer C., je continuais d’aimer A., je continuerais d’aimer C². et L. bien après la fin, j’aimais encore la femme qui me quitta. C’est en comprenant cela, étrangement, que je me détachais enfin de tout et me libérais. C’est en comprenant cela, étrangement, que je me retrouvais, que la feuille revenait : d’ailleurs, je repris l’écriture vers cette période, alors que la page blanche me dévorait depuis bien plus longtemps de coutume — même si le travail allait bon. C’est en comprenant que l’amour était plus fort que la mort, que j’acceptais la mort de l’amour : que je me reposais, enfin. Un homme me sauva, ce soir-là : peut-être le sait-il.

 

 

 

Fiche 15

 

Attribut (syntaxe & sémantique)

 

Un attribut est un complément verbal d’une nature particulière, introduit traditionnellement par un verbe copulatif, un verbe attributif ou, dans certains cas, par un verbe à élargissement attributif. Au regard des compléments d’objet, qui fondent la notion de prédicat événementiel, l’attribut construit des prédicats d’ordre existentiel et est comme le deuxième membre d’une égalité établie avec un groupe référentiel. Un attribut est un complément essentiel du groupe verbal, non supprimable et difficilement déplaçable bien qu’en français moderne, son antéposition en tête de séquence phrastique, monneyant une inversion VS, soit parfaitement envisageable bien que sentie comme archaïsante.

L’attribution est un des phénomènes de syntaxe les plus répandue qui soit dans la langue, et il n’a d’ailleurs guère besoin d’un verbe pour se matérialiser, la seule coalescence entre les éléments pouvant produire ledit effet. C’est le cas de certaines structures apposées, qui s’interprétent comme des sortes d’attributions plus ou moins elliptiques : il leur suffit d’être juxtaposée pour qu’automatiquement, un lien syntaxique, voire sémantique, se noue.

 

 

Le statut d’A.T.E.R. (« Assistant Territorial d’Enseignement et de Recherche ») est la pire et la meilleure des choses qui puissent arriver à un doctorant ou un jeune docteur. Il s’agit de guéer entre la précarité et le confort, entre les contrats courts et les contrats longs : on est comme des élites temporaires, des chercheurs saisonniers indispensablement recyclables, un nombre delimité de fois cependant. La chose était confortable, et témoignait d’une amélioration sensible de ma condition, financière ne serait-ce : pour la première fois de ma vie, pour la première fois dans ma famille même, j’étais à présent capable d’économiser quelques sous en fin de mois, de m’autoriser le confort du luxe d’une bière parfois, de fromage rapé dans les pâtes, d’une place de cinéma. Le service était, pour l’enseignement tout du moins, aussi lourd que celui des titulaires mais je n’avais que peu d’occupations administratives : pour la recherche, la première fois, je terminais ma thèse et communiquais, la seconde, je communiquais seulement, ayant déjà soutenu et étant redevenu célibataire. Cette période, d’ailleurs, intermédiaire entre deux étapes de ma vie, fut la plus longue — enfance et adolescence exceptées — de toutes où je me retrouvais à part moi, plutôt, seul avec Béhémoth. Je ne voyais non plus guère d’amies ni de copains : comme je le disais plus haut, la femme qui me quitta avait tout emporté, sans, d’ailleurs, avoir tout amené jadis. À présent pleinement accœuré avec moi-même, je n’en préoccupais guère, quand bien même étais-je cette fois-ci particulièrement actif en ligne, à écrire et à dialoguer, asynchroniquement, avec d’illustres compagnons de route. Mes collègues avaient eu cette incroyable gentillesse de m’autoriser l’emploi du temps le plus simple, de m’offrir surtout des premières et des deuxièmes années, de me fournir généralement leurs notes et leurs progressions : lorsque l’ATER paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris et décharge ses heures complémentaires sur lui. Partant, je n’avais pas grand-chose à faire, si ce n’était me présenter en cours, computer des choses qui me semblait à présent des plus simples, corriger un exercice ou une copie parfois : cela me laissait beaucoup de temps libre pour écrire.

Je ne faisais pas de fictions, cependant — et en étant plutôt honnête, je dirais que je n’en ai jamais véritablement fait ; mais j’y viendrai une autre fois. À côté de mes travaux universitaires, à ce moment-là j’écrivais sur le paradigme du déterminant défini dans les grammaires du dix-septième siècle, sur les subordonnées relatives adjectives coordonnées aux épithètes postposés, ainsi que sur les valeurs du présent dans les textes coutumiers classiques, je faisais beaucoup de critiques artistiques, je parlais de films et de livres, d’albums de musique qui me touchèrent et me touchaient encore. Mes goûts s’affinaient : je profitais de cette relative liberté pour approfondir ma connaissance des autrices que je connaissais peu, découvrir des auteurs dont je n’avais jamais entendu le nom, refaire avec un œil nouveau les jeux anciens, et en découvrir de nouvelles interprétations. C’est là quelque chose qui m’a toujours intrigué, et personne, je crois, n’en a jamais fait la non-expérience : de revenir sur ses pas, sans rien découvrir de neuf. Il y a des choses que l’on aimait absolument, mais on en gardait davantage un souvenir qu’un goût, et le retour est douloureux voire incompréhensible ; d’autres prennent une couleur nouvelle, on les adore absolument tandis qu’on les rejetait à l’instant ; il y a des sentiments qui se confortent ou grandissent, des rivières qui deviennent des fleuves, qui deviennent des mers, qui deviennent des océans. Parallèlement, je pulvérisais mes armoires, je sortais tous les livres, tous les albums de bandes dessinées, tous les films ; je les nettoyais et les classais précieusement, je donnais les doublons, je vendais les inintéressants, avec la monnaie j’en achetais davantage. Il n’y a jamais assez de place pour les ménagères, ma mère le sait parfaitement : j’ai pris d’elle cette habitude de faire avec le ménage de printemps une désinfection générale du crâne de mes connaissances, de perlustrer le moindre de mes papiers, le moindre mot, jusqu’à tout connaître des limites de mon monde et savoir où je peux marcher encore. Tout ce qui bouge est en vie ; même enfermé, même au calme et maître de ma chambre, quarantiné volontaire pour mieux méditer, je circule décisivement et mesure chacun de mes gestes. Béhémoth me remercie d’autant mieux, elle qui aime à ce que tout soit toujours en place : elle s’effraie d’une chaise dérangée ou d’une plume nouvelle.

Il y a une continuité dans tout ce que je puis écrire, du travail universitaire au message court, de la correspondance amoureuse à l’article* de grammaire, ces mots diffèrent mais ce sont toujours les miens. Même si je mémore les citations ou reprends les analyses de mes maîtres, leur innutrition et leur incorporation les rendent miennes, quitte à ce que je les épouse ou m’en éloigne. Je n’ai jamais cessé d’écrire, depuis ces premières années à l’école primaire, jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai jamais cessé d’écrire, une très longue période, un très long texte commencé par des bâtons et des boucles quadrillées, qui se poursuit encore dans ces lignes qui sentent le pâté d’alouette. Qu’on ne s’y trompe cependant, l’alouette se trouve également en recherche : le cheval est ailleurs, c’est le reste des données que l’on ne peut explorer, c’est l’étude de cas qui ignore la grammaire générale, qui elle-même arase les exceptions et les difficultés ; c’est l’argument mis en avant et les contre-arguments laissés à libre appréciation d’un futur article, d’une future étude, et le consensus qui toujours se décale. La réalité n’est jamais entièrement accessible, et si certains modèles sont justes, aucun n’est vrai : on peut augmenter la quantité d’alouette, sa masse, mais même le plus honnête des poneys gueulera plus fort. Ce qui distingue, finalement, les fictions que j’écris des opinions artistiques que je scande, les revues universitaires des calembredaines plaisantes, ce n’est pas la haquenée, ce n’est pas les plumitifs : c’est la limite claire séparant les deux. Plus explicite, nous sommes vers l’académisme ; plus obscur, c’est le domaine de la fureur. Les degrés nous mènent, selon, vers l’un ou l’autre des sommets, ce sont des escaliers à double vis et, de bord à bord, on se toise sans jamais se croiser. Les cîmes sont aussi hautes, les acropoles ont le même nombre de colonnes : il faut les mêmes chiffres pour compter les rimes et compter les poids. J’ai cette souplesse de gymnaste, de passer par-delà la rembarde et plusieurs fois par jour, mais de toujours grimper.

Mes deux années d’ATER se partagèrent donc symétriquement, les hasards des services me libérèrent le premier des seconds semestres, et le second des premiers : j’étais donc tranquille, presque une année, pour parachever ma rédaction doctorale, organiser ma soutenance, soutenir : c’était la mi-novembre, quand les journées déclinaient déjà et la froidure s’installait. Après cela, je travaillais, on me quittait, je ne pouvais pas être une troisième fois assistant : c’était les limites des textes. Mais en tout, je suis quelqu’un de chanceux : à peine ne savais-je que faire qu’on me proposait du travail.

 

Fiche 16

 

Article (partie du discours)

 

L’article, ancienne appellation du déterminant, a longtemps été vu dans l’histoire de la grammaire française comme une relique inutile de la morphologie du français, une marque casuelle se réalisant à part du nom où l’accident était censée tomber. Au cours de la période classique, puis de la période moderne, son importance n’a cessé de croître et il fait à présent pleinement partie des neuf parties du discours généralement citées par la grammaire structurale. Le déterminant, dont l’article est une sous-catégorie, est défini comme l’élément devant nécessairement précéder un nom pour former un groupe nominal standard.

Le déterminant peut cependant ne pas être explicite, bien qu’étant toujours, structurellement, notionnellement, nécessaire : souvent, une simple manipulation ou l’ajout d’une expansion nominale suffit à contraindre son expression. On se gardera donc de confondre absence de déterminant et non-expression du déterminant, les deux n’étant pas strictement superposables.

 

 

 

Caen est peut-être l’une des plus belles villes que je puis connaître. Quelque part, elle me rappelle Helsinki, où j’ai vécu le temps d’un séjour étudiant : ce sont toutes deux des villes incendiées et reconstruites, où le neuf côtoie le vieux, où l’oblique toise le cartésien, peuplée, avec l’Irlande comme on le sait bien, du plus gentil des peuples. Au centre, il y a un château de Guillaume dont il ne reste surtout que des souvenirs, mais aux remparts solides toujours ; une tombe devenue un musée, et un musée des tombes célèbres ; deux abbayes, l’une des hommes, ruinée, et l’autre des femmes, superbement entretenue ; des brasseries à chaque rue, de la pomme et des crèmes délicieuses ; à l’entrée de l’université, une statue représente un phénix. Quand on s’éloigne de l’histoire, et que l’on quitte le port, d’un côté, ou la mairie, de l’autre, la modernité soudain arrive à renfort de rigueurs mathématiques, d’abscisses et d’ordonnées, d’immeubles électriques et de ruelles carrossables. Généralement, et à moins qu’une course ne m’y envoie, je cède aux volte-face et reviens vers le passé d’un pas tranquille, le panier de commissions puant le camembert bien fait. Je connaissais la Normandie de nom, et ma directrice de thèse y avait longtemps travaillé, elle y rédigea même la grammaire pour laquelle elle fut décorée de la légion d’honneur. Le laboratoire, bien que d’une très modeste dimension, accueillait périodiquement des figures qui révolutionnaient, depuis cinquante ans, les contours de ma discipline : il y avait comme un génie grammatical qui s’abattait sur la ville et qui vomissait périodiquement des grandeurs rayonnant sur l’ensemble de notre petit monde. Évidemment, comme l’unité de recherche — l’équipe d’accueil, plutôt et comme on doit statutairement l’appeler — fonctionnait extraordinairement bien, les présidences universitaires successives s’arrangeaient pour couper les crédits, pour affamer la bête, limiter les nouvelles embauches et décourager étudiantes comme étudiants à venir user les bancs d’amphithéâtre. Malgré les voix*, vaguement comminatoires, des professeures distinguées, des maîtres de conférence usés et des ingénieures exploitées, tout se passait comme si, progressivement, l’on éteignait les lumières derrière soi : un jour on ferme la porte, on descend la dernière marche et plus jamais nous ne revenons en arrière.

Je ne connaissais pas vraiment le confrère qui me proposa ce contrat de recherche. Il avait profité d’un ancien dispositif pour venir, comme chercheur invité, dans le laboratoire de mon co-directeur et nous nous croisions souvent dans les couloirs, au séminaire de recherche, en colloque. Il venait en observation, pouvait-on dire, il découvrait ce sur quoi nous travaillions, nos méthodes et nos préoccupations. Il nous parlait de sa Normandie, et de quand il la reverrait. Bien que didacticien de formation, travaillant notamment sur l’acquisition du français comme langue seconde, il s’intéressait beaucoup et de plus en plus à l’histoire de la langue, à la diachronie longue et, surtout, aux sources non-littéraires du changement linguistique. L’histoire de ma discipline, les élèves le savent bien, est liée à celle de la littérature : les grammaires sont toutes remplies de citations de grands auteurs et de célèbres autrices, illustrant les infinies capacités de la langue et offrant un réservoir pratique aux conversations mondaines. Il faut comprendre cependant — il a fallu le démontrer — que la littérature n’est pas le meilleur reflet de la langue, pour des raisons, finalement, assez simples à saisir : destinée à rester, destinée aux sommets, elle aime à archaïser ses traits et à se draper des velours vieillis des antiquités langagières. Que l’on pense aujourd’hui, par exemple, à un tiroir verbal comme le passé simple : on ne le trouve guère que dans les romans, et nulle part ailleurs. Si l’on s’amuse dès lors à décrire la langue que par le seul spectre littéraire, l’image est toute étrange, le miroir est déformant ; la langue que l’on décrit est toujours plus vieille que la véritable. Pendant longtemps, ce fut volontairement que les grammairiens décrivaient les Lettres, c’était là, pensait-on depuis l’époque classique, qu’on trouvait le génie de la langue ; ensuite, l’habitude eut la vie dure. Le temps allant cependant, on eut meilleure conscience du phénomène et naturellement, l’on explora d’autres endroits. De la littérature on alla vers la philosophie, puis vers les textes scientifiques, dans le sens large du terme ; le droit et les livres de raisons ; la correspondance privée à présent, et ce qu’on appelle l’écriture des « peu lettrés ». On me proposait d’explorer des coutumiers normands, il y en avait beaucoup, non transcrits pour la plupart, et le corpus s’étendait du 13e au 19e siècle. C’était là tout ce que je rêvais de faire, étendre génériquement comme chronologiquement mon corpus doctoral, et j’en ressortais avec un nombre honorable d’articles, de numéros de revue, de conférences.

L’équipe constituée était composée de quatre membres : le confrère à l’initiative du projet, qui chapeautait l’ensemble ; une historienne du droit, qui nous quittera en chemin pour être remplacée par une de ses collègues, la vie l’amenant ailleurs ; moi, comme spécialiste de la langue française ; et Marie.

 

Fiche 17

 

Voix (syntaxe)

 

On appelle voix, ou diathèse, la façon dont la syntaxe générale des constituants nucléaires de la phrase s’organise en relation avec l’interprétation sémantique de celle-ci, notamment dans la concordance entre le sujet syntaxique et l’actant à l’origine de l’action. Il peut y avoir ainsi concordance, discordance ou transfert, chaque modalité venant avec ses caractéristiques propres tant du point de vue interprétatif que syntaxique, notamment au regard de la morphologie verbale et l’emploi, ou non, d’un auxiliaire ou d’une forme pronominale.

On notera surtout que le choix de telle ou telle voix traduit nécessairement une certaine disposition de la part de l’énonciateur et même la voix dite « active » dénote une part de subjectivité, quand bien même serait-elle sentie comme neutre ou neutralisée au regard des voix « passives » ou « moyennes ». Chaque énoncé est le lieu d’un choix, quand bien même ce choix paraîtrait-il évident ou naturel.

 

 

La première fois que je parlais de Marie, c’était avec une de mes plus chères amies, qui venait d’apprendre qu’elle attendait son deuxième enfant, qui serait une deuxième fille, qui naîtrait sept mois plus tard, et qu’elle nommerait comme une pierre précieuse. Bien entendu, elle ignorait alors certaines de ces choses. Je la visitais comme je le fais tous les ans, ou presque, depuis nos années facultatives : bien qu’éloignés par la vie et ses vicissitudes, et les vilénies stupides du travail, des études, des enfants et de la famille, des hommes et des femmes, qui détruisent les liens simples des compagnons de bancs d’amphithéâtre, nous avions réussi à garder le contact. J’allais ainsi la voir comme j’étais allé la voir l’année d’avant, et celle d’avant encore. Je venais en voiture, je l’avais encore ; un covoiturage me payait l’essence et un peu de péage. À peine arrivé, elle laissait la chamelle au mari qui eut à peine le temps de me saluer, et m’enleva vers un bar qu’elle connaissait bien et où elle espérait me saouler assez pour que je lui racontasse toute une année d’aventures multiples. Elle était au courant de tout, elle voulait avoir davantage de détails : on s’installait à une table protégée par un coin et une poutre, une grande vitre donnait sur la rue. Comme c’était la fin de l’hiver, et que la température était encore basse, la froidure traversait aisément les carreaux et nous grignotait. Quelques bières et quelques limonades, un ou deux pas de danse improvisés et beaucoup de sourires plus tard, nous étions parfaitement réchauffés. Entre deux pintes, je lui parlais de mes amours déçues, et je lui parlais de Marie.

En toute honnêteté, je ne parlais pas de Marie totalement ; du moins, je ne lui dis rien de la vérité, me contentant d’esquiver les choses et de faire croire que j’étais mûri des expériences passées. J’aurais pu lui dire que ce fut, entre elle et moi, un premier coup de foudre impressionnant, et que nous couchâmes le premier soir ; que nous mangions des madeleines, que lui avait offertes sa grand-mère pour fêter son nouveau travail, entre deux échauffourées sous les couettes ; que nous dormîmes, et peu, sur le point* du jour, mais sans trouver le profond sommeil, tant nous étions tout remplis elle de moi, moi d’elle ; que le lendemain, je devais repartir, comme je n’avais pas encore déménagé et qu’il me fallait encore m’installer à Caen ; que nous avions passé la journée dans ce demi-sommeil si étrange, enouaté et bondissant, traversant les choses et les gens sans y prendre garde ; que nous avions les mêmes moments de lucidité borgne, quelque hormone électrisant nos cervelles, et qu’on en profitait alors pour s’écrire sur nos téléphones ; que nos messages se croisaient ; qu’on riait privamment de notre adolescence retrouvée, qu’on s’écrivait pour se le dire, et qu’on tombait immédiatement amoureux.

Certes, j’aurais pu dire tout cela.

Je préférais, cependant, parler de tout et de rien, de l’expérience acquise, du recul nécessaire que j’avais à présent sur les choses, sur la vie, sur les gens, sur les femmes, sur le travail et sur les chats. Elle me parlait de sa grossesse inquiète, la première ayant failli la tuer ; de sa chamelle qui grandissait et devenait insupportablement tendre ; de son bonhomme de mari, qu’elle aimait comme une folle et détestait de toutes les fibres de son corps pour ses chaussettes oubliées, le meuble branlant qu’il devait toujours réparer, ses blagues débiles qui la faisaient rire aux larmes malgré elle. En un mot, elle était heureuse, autant qu’elle pouvait l’être et autant qu’on pouvait l’être : et elle était heureuse pour moi. Il est vrai que j’étais particulièrement léger, le cœur et la tête toutes remplies d’envie de revoir Marie, d’embrasser Marie, de caresser Marie, de faire l’amour à Marie, de parler avec Marie, de marcher avec Marie, de prendre la main de Marie, d’être avec Marie. De son côté, je le sus bientôt, elle espérait la même chose : et ses jours comme ses nuits étaient habités de mon souvenir. Je restais une semaine, ou presque, avec ma plus chère amie, à penser à Marie et à me balader en campagne, à penser à Marie et à écouter de la musique, à penser à Marie et à manger les pizzas faites maison par le mari au décapant sens de l’humour. Une part de moi, cependant, n’était pas tranquille. Je repensais aux désamours passées, à C., à L., à A., à C²., à la femme qui m’avait quitté ; je pensais aux promesses, aux toujours et aux jamais, aux escaliers montés le soir et descendus le lendemain, aux chocolatines transformées en pains au chocolat, aux quartiers vieux visités avec le cœur rouge, et aux nouveaux immeubles traversés dans le catimini de la nuit bleue, à chaque fois pour retrouver une nouvelle, à chaque fois pour rejoindre une régulière. Je marchais encore beaucoup, à cette époque : l’avantage d’habiter à la grande ville, et de ne réserver la voiture qu’aux exceptionels trajets. J’étais donc comme fendu en deux : je voulais Marie, je la désirais et ne désirais rien de plus ; mais le reste me retenait à moi. Et puis, c’était une collègue : nous devions travailler presque trois ans ensemble, sans discontinuité, dans une proximité qui ne pouvait plus être professionnelle. Quelle stupidité : celui du couple qui ne mangea jamais mes hamburgers me dit un jour, gouaillant, « on ne chie pas là où on mange ». Je n’avais pas compris la graveleuse allusion jadis, elle me revint nécessairement alors que, dans la chambre d’ami, je feuilletais sans le lire un album de bande dessinée que je connaissais déjà. La chambre, qui accueillait en mon absence le berceau, était tapissée de peluches blanches, d’animaux disparus, un coffre à jouets dégueulait de ballons bleus et de raquettes roses. Mon portable sonna dans la lumière tamisée d’une lampe de chevet que j’avais minorée avec une chemise, je le silenciais en lisant le message, excité et tendre à la fois, de Marie. Je lui répondais sur le même ton, et me masturbais.

Je terminais l’album avant de définitivement éteindre la lumière. Dans cette histoire, un rabbin avait une crise de foi : il allait dans un grand restaurant parisien et commandait tout ce que sa religion lui interdisait. Il commandait notamment de l’espadon, « un poisson sans écailles » et le tortorait.

 

Fiche 18

 

Point (typographie)

 

Le point (simple) est un signe de typographie employé depuis l’antiquité, et qui a connu de nombreuses reconfigurations au fur et à mesure de son histoire. S’il est aujourd’hui stabilisé autour d’une idée de segmentation forte de découpe des unités de texte, on l’utilisa dans le passé pour délimiter les unités lexicales à l’instar d’un blanc typographique ou, encore, pour marquer un nouvel élan ou une nouvelle dynamique dans la construction périodique. Ces usages, vieillis, ont depuis été remplacés par le signe que nous employons aujourd’hui, et qui permet, avec la majuscule, de déterminer l’unité syntaxique maximale de la phrase à l’écrit.

On notera cependant que le point a toujours eu, même lorsque cet usage se stabilisa à compter du 18e siècle, toute une gamme d’interprétation en discours : aujourd’hui plus que jamais, il peut également marquer un sursaut ou une relance, ou encore être un symbole de répartition des voix de différents personnages. On observe également des tendances de relance, dits « d’ajouts après le point », qui font fi de ces stratégies de découpe au profit d’une textualité élastique, évoquant les unités périodiques de jadis.

 

 


Quatrième partie

 

Après l’épeautre et le poisson, et avant le dessert, je sortis fumer une cigarette dans la rue. La salle se trouvait au sous-sol, il fallait grimper un escalier pour revenir à la surface après avoir traversé une jungle de rideaux pourpres. La ruelle pavée était humide de l’hiver, et les lampes donnaient une lumière bleuâtre, froide et maladive, qui venait mourir sur les murs clairs. En face du restaurant, une autre goguette spécialisée dans les pièces de boucher diffusait de la musique douce, et un serveur fumait lui-même, appuyée sur une poubelle, en regardant le lointain. Il y avait peu de monde dans la rue, et le peu qu’il y avait, fuyait dans des manteaux longs et des bottines crades se mettre à l’abri. On se trouvait dans les vieux quartiers de la ville, dans un dédale de ruelles borgnes et de venelles glauques qui serpentaient et obliquaient les unes sur les autres, s’engrossaient en places et en fontaines avant d’à nouveau se détruire et de s’effilocher. Le labyrinthe m’effrayait tellement, que je prenais toujours le même chemin pour aller et venir du métro, sans me risquer à l’exploration : sans voir rapidement une avenue ou un boulevard, j’étouffais, je me sentais emprisonné. À ma gauche ainsi, là d’où j’étais venu ; à ma droite, là où nous irions après le dîner. Ma cigarette achevée sur cette pensée, j’en roulais une autre, mon poids sur l’estomac et le goût dans ma gorge ne parvenant pas à disparaître. Alors que le tabac glissait, pataud, de mes doigts gonflés par le froid et la fatigue, un couple sortait du restaurant. La dame me demanda si je pouvais lui donner une cigarette : je lui donnais celle que j’avais fini de rouler, et en commençais une autre. Elle dodelina de la tête, puis ils partirent tous deux vers la droite, sans se toucher.

La lune se trouvait juste au-dessus de moi, elle était à son dernier quartier, un quartier énorme et blanc. La pluie commençait à tomber, je me rabattis stratégiquement vers le linteau de l’entrée, en essayant de ne pas faire rentrer trop de fumée à l’intérieur. La chaleur du couloir me caressait le dos, trempé de sueur — j’avais laissé ma veste en bas, sur la chaise — alors que le vent sifflant pénétrait entre les boutons de ma chemise. Je me roulais une troisième cigarette, et je compris alors que je ne voulais pas redescendre, pas maintenant, pas encore. J’envisageais même de partir, de fuir quelque part — mais où — et de disparaître, englouti par les ruelles sans fin, démoli par les corridors aveugles, écrasé par le reste. Je n’en eus pas le courage, et ne finis pas la cigarette que j’écrasai et laissai tomber dans la poubelle en face de la goguette, où le serveur avait repris sa respiration. Je redescendais lourdement, ma cheville souffrait de chaque marche. Je m’attendais à des questions pour ma longue absence, j’étais peut-être parti vingt minutes, mais on ne me posa aucune question, on ne me fit aucun discours*. Le dessert était arrivé, on avait commencé sans moi et on avait commandé quatre flûtes de champagne. En m’installant, et après avoir ramené la chaise auprès de la table, j’entendais pétiller mon verre. J’étais triste, profondément triste, et fier, intensément fier : et tout cela se mélangeait, l’alcool commençait à me monter à la tête. J’avais terminé, et je n’avais rien fait.

 

Fiche 19

 

Discours (théorie linguistique)

 

Dans la tradition saussurienne, le discours s’oppose à la langue : si cette dernière compose un système abstrait de signes, de règles et de structures, le discours serait son application concrète. On peut faire une comparaison rapide, et dire que si le langage est une pensée, le discours est sa réalisation à l’oral ou à l’écrit ; et si tous les membres d’une communauté linguistique partagent la même langue, du point de vue conceptuel ou abstrait, ils réaliseront chacun leur discours distinctement, avec une variation plus ou moins importante.

En ce sens, si la langue est un fait social, partagé par nombre et nécessaire, le discours serait un fait individuel et immanent : il est des êtres sans discours, mais il n’en est point sans langue. La façon dont, cependant, l’abstrait parvient à se concrétiser demeure un mystère que la théorie saussurienne n’explique point en tant que telle : cela ne l’empêche pas, cependant, de produire des concepts opératoires d’une grande utilité descriptive.

 

 

Mon premier colloque eut lieu lors de ma deuxième année doctorale, c’était une journée d’études organisée par un laboratoire reconnu dans ma discipline, dans une petite faculté. Cela m’avait étonné, je m’y suis fait depuis : les facultés prestigieuses ont des noms, les laboratoires d’élite ont des équipes. J’étais arrivé très tôt — l’âge allant, on apprend à arriver de plus en plus tard — et j’avais fait le pied de grue, rejoint bientôt par un autre tout jeune doctorant qui intervenait, de même, pour la première fois. On n’avait rien trouvé à se dire, alors on se taisait à l’entrée de l’annexe de la faculté où se tenait l’événement. On vit arriver les pains aux chocolats et le café de la pause matutinale, puis les organisatrices, puis les autres intervenantes et intervenants, puis deux ou trois personnes du public. Je m’installais près de la porte d’entrée, en étudiant constamment le programme de la journée : j’intervenais juste avant le repas du midi, gracieusement offert. Encore maintenant, c’est sans doute le créneau que j’aime le mieux. Le ton de la journée a effectivement été déjà donné, l’on ne saurait être responsable de rien ; et entre la digestion de la collation et l’attente du déjeûner, les doyens et les doyennes sont suffisamment endormies, ou ont déjà l’esprit occupé, pour ne pas relever les imprécisions décisives et les hésitations malheureuses de la présentation. Comme tous les doctorants, je présentais un résultat préliminaire de ma thèse : elle nous accapare tellement, qu’il est difficile de parler d’autre chose avant d’avoir soutenu. Je n’ai osé travailler, et communiquer, sur autre chose que le mois avant de soutenir : pendant cinq ans, je ne parlais que de subordination relative, d’une façon ou d’une autre.

Ma présentation se déroula au mieux. Je l’avais fait relire par ma directrice de thèse, qui m’avait fait de très précieux commentaires. Ce fut cependant la seule fois que je la sollicitais ainsi : en recherche comme à la faculté ou au lycée, j’apprenais vite, je travaillais tard, je dormais peu. Je fais partie de ces gens, énervants m’a-t-on souvent dit, qui constamment avancent sans y paraître, papillonnant et flottant : encore ce soir en écrivant ces lignes, la musique joue, je lis deux ou trois articles de presse en parallèle, je discute avec Marie. On me posa quelques questions, rapides, de politesse, j’y répondais tranquillement. J’étais tétanisé, et l’adrénaline me faisait tenir. De l’extérieur, ces réunions ont toujours quelque chose de ridicule : une dizaine de personnes, uniquement pour les jours fastes et quand il pleut, viennent écouter un rabougri marmottant dans un micro en panne, avec des diapositives moches. Je grossis volontiers le trait, il y a des conférences, des séminaires et des rencontres, nationales comme internationales, qui sont brillantes d’intelligence, qui font avancer le savoir humain, qui redonnent espoir en notre force commune : j’aimerais y participer, un jour. Peut-être mes sujets de recherche ne sont pas de ceux qui bouleverseront notre réalité, peut-être ne suis-je pas assez intelligent ou assez beau pour attirer les foules : mais je n’ai jamais fait partie d’autre chose que du ventre mou de la recherche. C’était un malheur jadis, c’était devenu une joie ensuite, je m’en moque plutôt, à présent. L’on n’a pas toujours besoin d’être intéressant pour se plaire, l’on n’a pas toujours besoin d’être intelligent pour se satisfaire. Même dans le milieu académique, la médiocrité a ses charmes uniques, que l’on apprend à aimer. Le plaisir de n’être pas constamment sollicité, d’être à l’heure à ses rendez-vous sans avoir été retardé par de fâcheux impétrants ou des étudiants paumés, le bonheur simple de s’autoriser le silence, en conférence ou en séminaire, en réunion de travail, sans qu’on nous demande d’avoir toujours un avis, d’être réservé sans qu’on s’attende à ce que l’on soit démonstratif*, être drôle in petto.

Au regard d’un travail de bureau, du fonctionnariat de travaux publics ou des ronds-de-cuir, la solitude est une bénédiction à l’université : et même si l’on peut se sentir occasionnellement triste devant le micro-onde qui réchauffe la tasse de café, ou perdu dans les couloirs tous identiques des préfabriqués construits rapidement pour absorber les nouvelles inscriptions, ou intensément honteux de redéranger, une fois encore, la seule secrétaire de l’unité de recherche pour un stupide problème de salle, de photocopie, de clé ; il y a à l’université une tranquillité de la recherche moyenne que je n’ai trouvée nulle part ailleurs. J’ai été prospecteur téléphonique ; j’ai fait du ménage ; j’ai même fait la vente ; c’est sans pareil.

De plus, comme mon travail consiste surtout à écrire ; que j’écris pour me détendre, pour réfléchir, pour m’amuser, que j’écris pour le plaisir d’écrire, presque par réflexe, comme on fait rouler une pièce de monnaie entre ses doigts, ou que l’on tape du pied en attendant le métro ; que mes derniers hobbies se situent généralement sur un ordinateur ou quelque chose y ressemblant ; je n’ai jamais franchement l’impression de faire autre chose que de me distraire, d’apprendre des secrets, de les offrir aux étudiants ou aux collègues, directement ou dans des articles, dans des livres, dans des revues. J’ai cette chance extraordinaire, de travailler petitement, de m’autoriser l’organisation personnelle et le plaisir de la farniente en semaine, et je connais ce bonheur de travailler en pleine nuit, de ma pleine liberté, quand je sais pouvoir dormir toute la journée du lendemain. Les souffrances des études sont réelles, et les douleurs du poste ne doivent être minorées : je suis sans doute cynique, mais je me sais être le premier des esclaves, celui qui garde la porte du sérail et profite des largesses du maître, qui boit parfois dans sa coupe son vin de sureau, qui est presque persan, qui ne reçoit le fouet qu’une fois le mois, plutôt que chaque jour de prière. Il y a une tranquillité dans la servitude universitaire, comme un commun accord d’infortune qui nous évite, certes, de nous penser en classe — ce qui rend les luttes difficilement menées — mais nous autorise, surtout, à cultiver notre jardin.

Après avoir colloqué, le repas arrivait, je dînais devant l’un de mes anciens maîtres, venu à l’occasion, et nous échangions presque d’égal à égal. Je lui partageais une hypothèse de travail, une intuition qui se vérifierait plus tard : il la nota dans un carnet bleu qu’il gardait toujours dans sa veste, me remercia avec un grand sourire et son regard sitôt se perdit, derrière moi, alors qu’il se remémorait tous les livres qu’il avait lus, à la lumière de ce que je lui avais dit.  

 

Fiche 20

 

Démonstratif (sémantique référentielle)

 

Les démonstratifs, pronoms comme déterminants, partagent une série de traits sémantico-référentiels communs qui les fondent en paradigme. Leur nom peut prêter à confusion, pourrait-on dire, dans la mesure où ces objets ne « démontrent » rien : en revanche, ils ont la capacité de désigner des sources référentielles, des antécédents comme des noms, avec une précision particulière au regard des déterminants définis ou des pronoms objets. Ils proposent une reclassification de leur référent, en proposant une évaluation de celui-ci au regard de tous ceux appartenant à sa classe, plutôt que de les distinguer des autres : Ce N est ainsi un N particulier dans la classe des N, alors que Le N est un N venant s’opposer aux objets qui ne sont pas des N.

La nuance peut parfois être subtile, et des emplois d’articles et de pronoms, selon le contexte, peuvent recouvrir partiellement, ou totalement, ceux des démonstratifs. Le contraire, en revanche, n’est pas vrai : et autant un article défini, par exemple, peut être employé comme démonstratif, autant le contraire ne se rencontre point. Il est une directionnalité dans l’usage, grammaticalisée et sédimentée avec le temps.

 

 

Même si les communications devant les pairs, en colloque, en séminaire, en journée d’études, font partie intégrante de la profession, et même si elles ont l’avantage indéniable de se faire connaître, d’entraîner de passionnantes discussions qui font considérablement avancer l’analyse ; je leur préfère largement l’écriture d’articles et d’ouvrages. Déjà, par appétence : dans ce très long texte que je compose depuis la toute première lettre accourbée en maternelle, je borne aisément des séries de paragraphes qui méritent relecture et s’éditent, totalement ou saucissonnées. Je publiai mon premier article en troisième année de thèse doctorale, ce qui est lent et rapide tout à la fois : il faut dire qu’entre l’envoi du texte et sa publication effective, il s’écoule généralement, et au bas mot, une année entière, parfois davantage. C’est un temps incompressible, nécessaire pour assurer la qualité et l’honnêteté du texte et de la démarche. Je ne saurais dire si le siècle que je traverse est plus ou moins vite que le précédent ; je sais en revanche qu’on ne saurait trouver une recherche plus accélérative que la nôtre. Je me méfie, et abreuve de contumélieux adjectifs*, les revues prédatrices qui promettent de rendre public n’importe quel texte sous le mois, monneyant deniers. Les CV remplis de ces promesses sentent la pourriture facile et n’apportent rien de bon : leur sensationnalisme bon marché n’excite que les folliculaires précaires, qui sans cesse doivent repousser l’échéance, et les véritables escrocs, qui exploitent les premiers ; ils génèrent davantage de réfutations et de controverses que les véritables découvertes scientifiques, qui finissent toujours par devenir consensus ; ils font perdre un temps fou à tout le monde, ce sont les pneus crevés du monde académique.

Mes premiers articles, comme je le notais précédemment, partitionnaient des chapitres de ma thèse doctorale, alors en rédaction. En plus, dès lors, des relectures assidues de ma directrice et de mon co-directeur de recherche, j’éprouvais mes réflexions auprès d’anonymes collègues, qui essayaient d’en évaluer la pertinence, l’intelligence, la rigueur, aveuglément. Ce système à ses défauts, bien connus par ailleurs, et les conversations amicales sont toutes remplies d’histoires d’horreur sur le fameux « Relecteur 2 », créature mythologique entre le dahu aristarque et la mélusine à trois têtes qui ne trouve rien de bon dans ce qu’il lit ; qui fait des remarques absurdes et exige des corrections détestables ; ne comprend rien, ni aux hypothèses, ni aux méthodes, ni aux résultats, ni aux conclusions ; mais qu’il faut pourtant satisfaire, sous peine de voir le travail retoqué et disparaître de la surface terrestre. Jusque là, je ne sais si je dois m’en satisfaire ou m’en plaindre, j’ai su apaiser suffisamment sa colère pour n’avoir qu’un seul article refusé, sans que je n’en fusse marri : je n’en étais guère satisfait, et cela m’évita la douleur d’avoir à le retravailler, à le ripoliner jusqu’à lui donner des couleurs vives qui feraient oublier sa médiocrité. Certes, je peux me targuer, au-delà, d’avoir toujours su voir les fruits de l’effort récompensés, là où d’autres pourrissent dans des tiroirs et des dossiers perdus dans une arborescence devenue trop compliquée, même pour le plus efficace des systèmes de numérotation. Mais je peux aussi considérer qu’il s’agit là d’une frilosité particulière, que je n’ai jamais rien tenté de neuf ou d’ambitieux, que je ne serai jamais autre chose qu’une partie tendre d’une machine ronronnante qui fabrique de véritables génies, que je ne serai pas. Tout ce que la recherche produit, dans quelque domaine que ce soit, participe à la recherche, dans quelque domaine que ce soit : et l’on ne sait jamais quel résultat mineur sera l’architecte de la plus grande des révolutions intellectives, quelle parenthèse conduira à la paix mondiale, la note de bas de page qui créera la vocation de celui-ci ou de celle-là, qui soignera la maladie mortelle, qui inventera le matériau éternel des stations spatiales, qui expliquera les mouvements des peuples et des idées, qui révolutionnera l’esprit critique, qui empêchera les chaussettes de sentir mauvais. Si les fulgurations et les tonnerres sont souvent à l’origine des idées, c’est la sérendipité et le buissonnier qui inventent l’avenir. La recherche est, somme toute, accumulative, elle n’est pas pénétrante ou traversante : nous sommes des nains sur les épaules de nains sur les épaules de nains sur les épaules de nains que l’on croit être des géants. La partie, d’ailleurs et souvent, la plus difficile de notre travail, c’est encore de reconnaître le dos qui nous hisse, les hauteurs qui nous sont accessibles, sans nous croire trop bas, sans nous prétendre trop haut : aussi loin pouvons-nous sauter, des pommes nous seront toujours inacessibles. Certes, l’humilité et le travestissement honnête, l’impostorat, est une maladie contagieuse dans le métier, on s’excuse toujours de ce que l’on n’a su faire, cela avait même conduit d’anciens collègues en formation à démissionner, l’on n’aime pas toujours coudre la modestie dans ses textes ; et l’on peut parfois trop en faire en se confondant en introductions éternelles. Mais c’est là la règle du jeu, à l’instar de ces adresses aux bienfaiteurs que l’on prend pour de la flagornerie aujourd’hui, mais qui n’étaient pas si déplacées pour les mécènes classiques. Il faut s’adapter aux discours du temps, participer à la course, c’est porter une chasuble de la couleur idoine : les échappées n’intéressent pas les organisations, c’est la pelote qui fait tourner la machine.

Mes articles ne révolutionneront rien, ne sont pas des plus cités, ils remplissent des bibliographies absentes : mais au détour d’une ligne ou d’une autre citation, pour un atour ou une belle formule, je puis interroger ou intriguer, je peux soulager une peine doctorale, quand on doit absolument référencer une vérité car l’on croit trop s’avancer : à ma façon, j’enlève une aiguille de pin, qui aurait piqué le voyageur sur les sentiers à baliser. Je ne suis pas génial, et ne le serai sans doute jamais : mais je participe à la grandeur des autres, avec un ravissement désintéressé et placide.

 

Fiche 21

 

Adjectif (partie du discours)

 

Un adjectif est une partie du discours non-référentielle, dont le rôle est d’apporter une information relative à l’apparence d’un objet, à son comportement, à son origine… bref, à tout ce qui appartient aux « accidents du discours », comme on le disait jadis, qui apportent de l’agrément mais n’est pas strictement nécessaire à la grammaticalité de la phrase. Cette vision des choses est néanmoins réductrice et, si elle peut éventuellement se défendre dans le cadre des adjectifs épithètes voire apposés, ne peut se soutenir dans la plupart des occurrences où l’adjectif est soit indispensable à la grammaticalité de la phrase, dans le cadre de l’attribution par exemple, soit nécessaire au sens, partout ailleurs.

Quelque part, l’adjectif remet en question cette ancienne répartition entre partie du discours « nécessaire » et partie du discours « accessoire » qui a traversé un âge de l’histoire de la grammaire. On ne saurait effectivement tracer une frontière entre ces éléments, même si certains semblent effectivement plus décisifs, dans les faits de grammaticalité, que d’autres : chaque partie de l’énoncé et chaque partie du discours est nécessaire à sa compréhension, à un degré ou à un autre.

 

 

C’était la première fois que je déménageais seul. Auparavant, j’étais soit enfant, et mes parents s’occupaient du nécessaire ; soit en couple, et nous nous en occupions à deux. J’ai toujours aimé faire les cartons, plutôt, j’ai toujours aimé ranger, trier, nettoyer, classer, ordonner ; le plaisir de remplir une boîte parfaitement, avec le brelan d’amour qui fera la bonne hauteur ; la joie de retrouver, au fond d’une étagère oubliée, un chapeau ou une écharpe ; l’amusement de trier, de donner et de rendre, de se sentir nouveau maître des objets, à défaut de ne jamais être maître de soi. J’avais eu cette chance, de savoir presque un an à l’avance que j’allais déménager : cela m’a permis de m’organiser confortablement. Trouver un professionnel, car je connais les efforts que demandent le chargement, le voyage, le déchargement ; prévenir les administrations ; trouver un logement, enfin. J’avais repéré de belles choses en ligne, mais les photos souvent sont trompeuses : il suffit d’un cadre malhonnête, d’un photographe louche, d’une lumière flatteuse, pour que le juc d’artiste ne devienne orde gargotte. J’avais cependant quelques adresses en ville, j’avais organisé tout un parcours : le matin, la première réunion de l’équipe de recherche, le soir, organisation du lendemain ; visite des appartements, puis retour. Avant le départ et après le retour, je cartonnais autant que faire se pouvait, et souvent pensais-je que ce plaisir devait être lié à ma dilection première, l’étude, de laquelle tout le reste découle. J’ai progressivement balancé sur cette idée, qu’étudier, ce n’était jamais que s’interroger sur les catégories ; c’était voir une belle armoire, compter les étagères, considérer la façon dont tout cela est classé, puis tout ressortir et tout remettre, différemment ou identiquement, mais toujours en justifiant, pas à pas, ses choix. Une étagère vide est inutile, il faut ou bien la remplir, ou bien la supprimer ; une étagère ne contenant qu’un seul item est mal considéré, il faut ou bien la compléter, ou bien la remplir ; on en profite d’ailleurs pour faire les poussières, mettre ailleurs ce qui le mérite, repenser le reste. Une collègue un jour m’a dit cela, que le ménage était une des activités favorites des chercheurs : il commence à un moment déterminé, les résultats en sont immédiatement visibles, il se termine lorsqu’on le juge bon. La différence première, certes, c’est qu’on communique rarement sur nos talents de ménage. Encore que, peut-être d’autres : mais c’est quelque chose dont j’ai toujours été très fier, C. me le reprochait d’ailleurs souvent et inexplicablement le ramenait-elle dans nos disputes nombrantes.

Il serait facile, sans doute même attendu, de ramener cela à ma mère : il faut dire également que je fais partie de cette génération — parfois, cela nous a été reproché ; parfois, on le reprochait aux autres —surtout élevée par des femmes, les maris et les frères étant ou plus absents, ou plus lâches que les autres siècles. D’avoir toujours vu ma mère briquer, à l’espagnole, chaises sur les tables et à grandes eaux ; sortir la vaisselle, préparer la vaisselle, laver la vaisselle, ranger la vaisselle ; ne se reposer que jamais, et beaucoup trop encore ; tout cela a nécessairement eu une influence certes, mais le poids de laquelle je me garderai bien de computer. J’ai une certaine idée de la propreté, comme j’ai une certaine idée de la qualité d’une étude scientifique, d’un texte ou d’une communication ; elle est à chemin de l’évaluation propre et du propre sentiment ; elle me satisfait toujours. Le plus beau des compliments qu’on aura fait de mon intérieur, c’est un inconnu de passage, agrappé avec une bande de fêtards lointainement connue d’une connaissance d’ailleurs, et qui alla chercher une bière au frigo : en revenant, il me dit avec une sincérité calculée que mon évier était si propre, que l’on pouvait manger dedans. Les souvenirs ont cela d’étranges, qu’ils se sélectionnent d’eux-mêmes : voudrait-on ne retenir que les meilleurs qu’ils nous échappent, les traumatismes ont cette édacité de gouttelette, qui tombant peu à peu des stalactites creusent le sol graniteux jusqu’à atteindre cette partie molle du cerebrum qui agite tous nos moindres gestes. Il y a là une conjonction* étrange d’éléments divers, le moment de l’événement, sa force ou sa faiblesse, la raisonnance qu’il a pu avoir avec des événements passés ou à venir, car il est des souvenirs rétrogrades qui ne se créent que des années après, qui se fabriquent faussement mais s’enracinent comme la plus mauvaise des herbes folles : curieuses mémoires brucolaques, ni tout à fait mort, ni tout à fait vie, qui hantent des salles vierges de lumière et ignorent les plus précis des témoignages. Je me souviens d’une cuvette rouge, dans laquelle ma mère me baignait à trois ou quatre ans ; je me souviens d’un adulte qui empestait l’ail, et qui m’assura que je serai la ruine d’un pays — mais j’ai oublié lequel — tout en m’enfonçant son doigt dans mes côtes grasses, avant que ma mère ne m’enlève en maugréant ; des jumelles à demi-brisées et des maisons à flanc de colline que je voyais au loin, en me demandant qui les habitait ; de plein d’autres choses lues et entendues ; et de cet inconnu qui me félicita pour la propreté de mon évier.

Je n’ai pas retrouvé, à Caen, d’appartement ayant un évier aussi bien fait que celui que j’avais alors, avec ses deux vasques et son large plan de travail : j’ai trouvé mieux, en revanche. Je visitais deux appartements avec Marie, que j’avais rencontrée la veille. Nous dormions à moitié d’avoir fait autant l’amour, et nous nous serrions la main avec une touchante tendresse adolescente, s’électrisant à chaque fois que nos peaux se heurtaient. Nous mourrions de faim après la visite du premier taudis de ville, qui mentait autant que ses photographies : on découvrait un restaurant italien qui faisait de très bonnes pâtes. Pour faire Normands, nous prenions du pommeau en apéritif. Comme c’était très fort, on éternuait simultanément.

 

Fiche 22

 

Conjonction (partie du discours)

 

On appelle conjonction un certain type d’outil de liaison, au même titre que les prépositions, dont le rôle est de raccrocher des membres d’énoncés entre eux. Au regard des prépositions cependant, les conjonctions peuvent relier des prédications et des propositions, c’est même là l’un de leur rôle primordial, tandis que les prépositions se chargent généralement de relier des groupes référentiels, des noms entre eux ou des noms avec des verbes. Bien entendu et comme souvent, la frontière entre les catégories est plus poreuse que les descriptions le laissent accroire, mais l’idée générale est là.

On divise encore les conjonctions en deux sous-catégories, les conjonctions de subordination d’une part, les conjonctions de coordination de l’autre : les premières créent des structures sous-ordonnées, hypotactiques, elles réduisent le membre conjoint au rang de constituant du membre initial ; les secondes créent des structures supra-ordonnées, paratactiques, et réduisent les deux conjoints au rang de constituants d’une construction supérieurement créée, ce qui leur fait perdre leur autonomie respective au profit, cependant, d’un ensemble plus complexe.

 

 

Il n’y a pas, à proprement parler, de formation à l’enseignement supérieur dans le cursus traditionnel. La recherche est une formation professionnalisante, on essaie, on se confronte, on échoue, on se fait relire, on échoue encore, on finit par comprendre, accidentellement ou proditoirement réussit-on, et on gagne une habitude plutôt qu’une méthode, collégiale ou unique, tranquille et anxieuse. Les cours, en revanche, sont laissés à discrétion : et au regard du secondaire, où les formations, toutes imparfaites seraient-elles, existent cependant, là, nous sommes comme réduits à l’impuissance et aux souvenirs, toujours imparfaits, toujours modifiés, toujours spectraux, images d’images de sables perdus. Au commencement, j’imitais ce que je pensais être un bon cours de faculté ; progressivement, je perdais espoir ; enfin, je donnais les cours que je voulais donner, et les choses allèrent mieux. Il faut dire également que le public universitaire, au regard des enfants et des adolescents, à cette liberté totale de ne suivre que ce qui l’intéresse, de partir travailler, ou non, à part soi, d’être adulte parfaitement. Les premières années ne comprennent généralement pas cela, et préfèrent s’ennuyer en classe que de s’ennuyer ailleurs ; ce n’est faute pourtant de les encourager, et cela fait toujours partie de mon cours introductif à présent. Avant le travail, avant les études et la réussite ; avant le diplôme et les partiels, avant les bibliothèques ; avant les beaux discours et les grandes phrases*, il y a cela, d’être à présent aux commandes de sa propre destinée. L’université a toujours rempli ces deux rôles, et c’est pour cela qu’on souhaite toujours la détruire : elle apprend la liberté, elle apprend le savoir critique.

On notera ici que je ne parle que d’université, non de grande école, de classes préparatoires ou d’autres formations post-bachelières, mais de l’université seulement. Ce n’est pas à dire, non plus, que ces autres formations ne peuvent enseigner cela, ni qu’on ne peut en ressortir bien garni de ces qualités : mais que ce n’est ni dans leurs plans, ni dans leurs objets mais encore, elles ne peuvent garantir l’adventice comme on ne saurait envisager l’inouï. L’université est toute fabriquée autour de ces deux concepts, le reste lui est tout secondaire : c’est la réussite, l’intelligence, la culture qui est aventureuse, quand bien même ne pourrait-on les dissocier du reste. La liberté, j’en ai déjà parlé, je n’y reviendrai pas : elle est, pour ainsi dire, assurée. C’est toujours ce que l’on regrette en décampant des campi, et c’est toujours ce que je recherche à présent que je ne reçois plus, mais les dispense : l’on pourrait tout m’ôter que je ne renâclerais point, mais qu’on touche au bonheur d’insomnier quand bon me semble, ou qu’on m’enlève la joie de ne jamais pointer ; alors, le principal et vénuste attrait du métier s’en irait, et moi avec. Le savoir critique, en revanche, c’est autre chose ; il est pour moi comme l’humanité pour les pères de l’Église : je sais ce que c’est, mais je ne parviens pas à la définir. C’est à distinguer, déjà de l’esprit critique, qui est autre chose, qui est hydrant dans ses contours, dérivable à l’infini ; le savoir critique est, quant à lui, plus fermement unique, mais comme bouillant aux bords, trémulant aux arêtes ; on ne le reconnaît jamais totalement, on ne peut qu’inférer sa face. Le problème est là, mais là est la richesse : là est le cœur du métier. Si je me risquais cependant au définitoire — sans penser aux chaires —, je dirais que le savoir critique, c’est l’alliance du consensus dur et du consensus mou, de ce que l’on sait et de ce que l’on sait ne pas savoir ; c’est savoir où nous sommes, et là où nous pouvons aller. Il ne s’agit pas de juger de la validité des thèses, mais de comprendre pourquoi nous les tenons pour acquises : les épaules sont confortables, on n’a guère besoin de voir Énée quand on est Anchise.

Le consensus mou, c’est connaître, paradoxalement, les fondations les plus dures de notre discipline, qui ne seront jamais remises en question car ultimement démontrées ou indémontrables : on ne démontre plus les axiomes, même les instituts de mathématiques refusent l’entrée à Euclide. Qui s’y essaierait serait retoqué, à raison : il ne sait pas de quoi il parle. C’est la partie la plus simple du travail, celle pour laquelle sont faits les mémoires de recherche : la plupart échouera ici, refusant peut-être de se plier aux lectures nécessaires, aux théorèmes opimes, à l’humilité altière. Et puis, il y a le consensus dur : c’est celui qu’il faut défendre, ce sont les interstices où la théorie s’arrête, ce sont les prolongements éventuels. C’est là, généralement, que les écoles sont choisies, que les maîtres, ou les maîtresses, sont suivis, qu’on se fera des ennemis ou des amis fidèles, qu’on ne publiera plus jamais dans cette revue, sinon dans l’autre. Pour ainsi dire, nous bondissons d’une paire d’épaules à l’autre, c’était Énée, ce sera Élymos : et c’est à ce moment-là que l’on sera bâtard, si l’envie nous en prenait.

Les cours, à la faculté, enseignent donc la liberté et le savoir critique, ils montrent les failles et invitent à y descendre : beaucoup les considèrent suffisamment sans avoir envie d’y plonger, d’autres y tombent et ne remontent plus jamais ; les rares se rappellent leurs cours, et parviennent tranquillement à une nouvelle surface, à la mer Lidenbrock : ils y bivouaqueront et, peut-être, conduiront d’autres aux prochaines profondeurs. Cela, je ne l’avais pas compris immédiatement, et trop rapidement faisais-je plonger l’ensemble de ma classe dans les angoisses, j’en tuais bien plus que la normale : mes deux premières années de cours ressemblaient à ces attaques suicides des guerres d’alors, où l’on envoyait la piétaille s’égailler sans penser aux familles ou aux croque-morts. Progressivement, je caporalisais moins, je généralisais plus : j’étais progressif dans mon apprentissage, et j’apprenais en retour beaucoup de mes progrès. J’ai eu quelques victoires, au long de mes premiers essais : une étudiante à qui je fis découvrir un petit romantique, sur lequel, devenue collègue, elle travaille encore ; de véritables épiphanies grammaticales, des coquecigrues qui s’étonnaient d’un savoir enfoui et qui remontait à la surface après une leçon idoine ; des fulgurances sincères, qui m’étonnèrent même et me firent cogiter en corrigeant les copies.

Mon contrat post-doctoral n’impliquait pas — comme c’est souvent la norme — de charges d’enseignement, j’en prenais cependant : c’est là quelque chose que j’adore faire, et qui aide à ma réflexion. J’encourageais Marie à faire de même, c’était la seule capable, du reste, d’assurer certains enseignements spécialisés, comme il manquait de la main d’œuvre. Entre deux embrassades, je la rassurais et lui partageais ce que j’avais compris du métier. Quand je la rencontrai, elle meublait une chambre de ville, en collocation ; elle s’était installée la veille de notre rencontre. Elle y resta quelques mois, puis elle occupa un petit appartement, son tout premier. À force de m’y rendre et elle de revenir chez moi, nous décidâmes rapidement d’habiter ensemble. J’avais peu d’affaires, toutes choses égales par ailleurs : le tri avait été bon. Béhémoth adopta immédiatement Marie, comme si ce fut sa Marguerite : elle la narguait de ses amiauleries et de ses grondements, elle se lovait à ses côtés au soir pour se réveiller contre moi flanquée ; on faisait famille et ne se quittait plus.

 

Fiche 23

 

Phrase (syntaxe)

 

De la même façon que bien des concepts grammaticaux, la notion de phrase connut plusieurs définitions historiques avant de se fixer sur le modèle que nous employons aujourd’hui. D’abord synonyme de « tour », « style » ou « façon de parler » — on dit encore, « parler en faisant des phrases » —, elle est aujourd’hui l’unité maximale de l’analyse syntaxique, celle au-delà de laquelle les principes de distribution, de valence ou d’actance n’ont plus de sens, celle en-deça de laquelle les concepts de nature et de fonction en ont encore une. On lui prête une unité sémantique, intonative, énonciative : elle est la molécule du vivant du discours.

On ne saurait cependant la prendre pour un objet inaltérable, elle demeure un objet scientifique et, en tant que tel, est déterminée par les critères préalables à son existence sans les imposer par son identité. Il s’agit, pour certaines critiques, d’une fiction formelle, pratique pour l’analyse mais sans soubasement réel, un barrage théorique à dépasser nécessairement.

 

 

 


Cinquième partie

 

Du dessert, je ne me souviens que de sa froideur, attiédie par ma fumeuse absence, et de la coupe de champagne, encore glacée. Les rires se brisaient autour de moi, sans que je ne puisse rien récupérer des conversations. Je n’étais plus ici, je n’étais plus ailleurs : six années de thèse, quatre heures de soutenance, une entrée, un plat, un dessert mou et une coupe de champagne froide. La fatigue commençait à venir et à me grignoter, je n’étais plus vraiment en moi : déjà mon esprit était au lit, déjà le lendemain arrivait, déjà je devais, le lundi suivant, donner un cours de syntaxe comme si rien ne s’était passé. J’avalais rapidement mon assiette, je faisais savoir que je voulais partir : on me disait qu’il était tôt. J’insistais. La femme qui me quitta rognonna et me fit la tête tout au long du retour, dans la ruelle froide, dans le métro silencieux, dans l’ascenseur. Je lui avais pourtant bien dit que je pouvais rentrer seul, que ma fatigue n’engageait que moi : elle n’écouta rien, et préféra partir et me faire la tête. Pendant longtemps, cela me peinait : je la savais d’humeur quinteuse, et cela avait empiré avec les derniers mois de mon travail, pour différentes raisons ne le concernant point, et ne me concernant point. Ce soir-là, je n’avais plus d’empathie à donner à quiconque. En rentrant, Béhémoth me fit la fête et se frotta absolument à mes jambes, mon pantalon noir de costume en devint gris et blanc par vagues. J’ôtais la cravate de ma poche, j’accrochais la veste au placard de l’entrée, je me déshabillais enfin et pris une longue douche chaude. Quand je sortis, tout était calme, j’étais seul. On était ressortie, un message laissé sur le bureau disait de ne pas attendre.

Dans le hall de l’entrée, il y avait encore les sacs contenant les indices de l’événement passé*, mon exemplaire de thèse, copieusement annotée ; des restes du pot de soutenance, qui n’avaient pas trouvé preneur et que je dévorerais le lendemain ; des verres en plastique sales. Lorsque j’ouvris la large baie vitrée qui occupait un mur entier du salon et que j’accédais, enfin, à la terrasse qui toisait le sixième étage de l’immeuble, je prenais une grande inspiration et contemplais le vide. Le suicide ne m’avait jamais vraiment goûté, j’avais essayé, jadis, mais force m’était de reconnaître que j’étais assez mauvais : je me décidais de vivre, hasardement, ne sachant pas quoi faire d’autre. Béhémoth bondit, de son saut leste, sur la balustrade et miaula en cherchant ma main : comme rassurée, elle descendit et se pelotonna sur le coussin rouge du canapé, qui toujours était son préféré. La nuit était jeune, ce devait être à peine la minuit. La lune était toujours aussi ronde et blanche mais, à présent, des filandres nébuleuses la dissimulaient partiellement, augurant de la pluie pour la fin de semaine. Il me restait trois cigarettes, que je brûlais coup sur coup : l’âcreté me piqua les narines et les yeux et, l’espace d’un instant, la fumée envahissant mes veines, l’énergie sembla revenir. Il suffit pourtant que je me penche pour écraser le mégot pour que la tête, immédiatement, me rappelle les jours d’insomnie passés. Je décidai d’être sérieux, encore une fois, et me mis au lit, non sans avoir fermé les volets blancs de la chambre. Une immense affiche de film, devant moi, montrait un personnage menaçant, brandissant un marteau : c’était l’une de mes œuvres favorites, un homme enfermé pendant quinze ans, sans savoir pourquoi, brusquement relâché. Pendant toute l’histoire, le voilà se demander ce qu’il avait fait, pour être ainsi enfermé ; la conclusion est celle-là, qu’il aurait dû se demander ce qu’il ferait, pour avoir été ainsi relâché. Je traînais un peu sur mon portable, j’avais posté dans la journée une photo d’un docteur de dessin animé, un vieux pari que j’avais fait avec moi-même, et qui actait ma réussite. Des amies et des inconnus me félicitaient, ma mère, qui n’avait pu venir, avait essayé de m’appeler et, dans son insuccès, avait fini par m’écrire un message maladroit, sans majuscules ni ponctuation, le verbe s’était dérobé en début de ligne comme une sorte d’enjambement d’Hernani.

Je dormais rapidement et, comme j’en ai l’habitude, je ne fis aucun rêve. Mon esprit n’est pas ainsi fait, je vaticine diurnement mais contemple la nuit en silence. Quand je me réveillais le lendemain, il était presque midi : j’avais dormi bien plus que de coutume. Béhémoth avait pris mes côtés sur l’oreiller de la femme qui me quitterait, un peu plus tard dans la journée, et en me voyant bouger, piailla sa langue bizarre que j’appris à comprendre, dans laquelle je parvins à découper syllabes, morphèmes et lexies : elle voulait m’embrasser et des croquettes, pas nécessairement dans cet ordre, et m’aimait autant que son estomac le lui autorisait alors. J’avais la gorge sèche et un peu de fièvre, sans doute le retour de la veille, et l’innervation, m’avait abîmé : vrai que nous étions aussi aux débuts de l’hiver, et que j’étais petitement vêtu. Le quartier était calme pour un samedi midi, l’on entendait guère que le retour des voyageurs du marché des halles, non loin une sirène égorgée, quelques gouttes de pluie sur le tarmac. Je donnais un verre de croquettes à Béhémoth, elle en prit deux, pour se rassurer, puis revint à côté de moi. Je traînais un peu au lit, je l’avais bien mérité : sur mon téléphone, je prenais les éphémérides. On fêtait un armistice ; surtout, il naissait l’un des plus grands linguistes de notre temps, on lui devait cette découverte spiralaire, à l’origine d’une partie notable de mon travail.

 

Fiche 24

 

Passé (sémantique verbale)

 

Il existe un très grand nombre de tiroirs verbaux du français dédiés à la saisie du passé et de l’antériorité, bien plus que pour le futur ou le présent. Plus précisément, il existe deux grandes familles de tiroirs du passé, selon le point d’ancrage original que nous choisissons. Il est ainsi possible de parler d’un passé proche, au regard du présent d’énonciation ; ou bien de passés plus lointains, en se focalisant sur un point d’ancrage lui-même passé. La chose n’est pas universelle et les langues slaves, par exemple, ont préféré réduire considérablement leurs paradigmes et étendre les interprétations temporelles, modales et aspectuelles des restants grâce à différents auxiliaires ou différentes particules.

Pour ainsi dire, les passés du verbe français sont nombreux et leur interprétation compose une étape cruciale de la compréhension de l’écrit, de la littérature tout d’abord, qui se présente généralement comme un récit rétrospectif ; mais en vérité, tout discours est nécessairement passé dans la mesure où son énonciation même ne peut jamais servir le présent qui lui est concomittant : à peine prononcé, le voilà déjà passé.

 

 

Malgré toutes mes expériences amoureuses, je n’avais jamais connu cette situation, de travailler avec ma partenaire. On vivait ainsi constamment ensemble, travaillant la nuit sur le même projet, dormant ensemble, bientôt tout le laboratoire était intuitivement au courant, quand bien même n’aurions-nous point jamais vraiment officialisé notre relation. À force de nous voir arriver simultanément ou presque — parfois, on faisait semblant d’être des inconnus, on arrivait à quelques secondes d’intervalle : comme je fumais encore, j’alentissais le pas et laissais Marie saluer la secrétaire qui, telle un cerbère, accueillait malgré elle les visiteurs, comme son bureau était dans l’axe de la porte. Je dirais que cette stratégie ne donna le change que deux jours, trois peut-être ; c’est là l’inconvénient de partager l’espace avec des universitaires, on finit toujours par être victime de l’intelligence. On restait cependant le plus discret possible, l’on ne s’embrassait ni ne s’enlaçait que couvertement, quand nous étions assurés d’être seuls. C’était assez simple, finalement : l’équipe était petite, les emplois du temps surchargés, on passait davantage qu’on ne restait. Marie aimait à travailler au laboratoire, son appartement était petit, elle s’était amenagée comme un terrier où elle pouvait fouir librement et travailler tranquillement. Elle était chargée des aspects les plus techniques du projet, la programmation, l’encodage, la formation des agentes et des agents qui, comme moi, ne connaissaient pas encore tout à fait cet aspect du métier. De loin, son travail d’ingénieure était le plus important ici, plus important même sans doute que la recherche, fondamentale ou appliquée, que nous faisions avec nos autres collègues.

Quelques jours cependant, souvent le jeudi ou le vendredi, qui sont bien plus calmes si cela était possible, nous restions au foyer, chez elle parfois, chez moi souvent, pour profiter de la tranquillité des murs et de Béhémoth, qui s’habituait progressivement à son nouvel environnement. Elle regrettait de ne pas pouvoir sortir aussi facilement qu’auparavant, il n’y avait pas de balcon ici : elle entendait les mouettes au loin, mais ne pouvait les taquiner. Était-elle triste ? Elle ne semblait guère. Elle bondissait toujours autant, chassait les ombres et les poussières, s’arrondissait quand nous mangions du fromage et lutinait comme toujours. Parfois, dans ses yeux d’agathe brisée, une ombre me semble passer, comme un souvenir ou une forme d’alors, une mode, une question. À quoi ressemble ces années passées avec moi, dans son petit cœur poilu ? Si elle sait être aimée, cajolée, chérie, regrettée quand je suis loin d’elle, se souvient-elle de toutes celles qui arrivèrent chez moi, qui la caressèrent quand je les caressais, qui l’embrassèrent dans mes draps, qui lallaient avec moi pour lui plaire ? Il est vrai que Béhémoth n’a jamais été une chatte difficile, elle a toujours su se fotter à toutes les peaux : et je l’ai ainsi élevée, de voir beaucoup de monde, des hommes comme des femmes, et de faire globalement confiance aux êtres humains comme j’avais appris à le faire jadis. Mais avec Marie, ce fut tout autre chose. Béhémoth, immédiatement, l’accueillit comme une deuxième moi-même : elle la frappait de sa tête douce pour récupérer au plus vite les baisers ; elle se pâmait à ses pieds, le ventre rose à l’air, pour lui voler son odeur ; elle était safre de câlineries et avait même l’affront de m’oublier parfaitement. Ce n’était donc pas un, mais bien deux coups de foudre que Marie provoqua, paratonnerre d’amour et de douceur liés : j’en étais presque jaloux. Depuis, Béhémoth s’est habituée, elle se conforte dans son polyamour interspécial : elle s’endort aux côtés de Marie, et se réveille à mes côtés. Elle a ce rituel, de venir sur mon côté gauche et de miauler, pour s’assurer de mon réveil : puis, elle se rend à la tête de lit, considère un compteur invisible, fait volte-face en me caressant le visage de sa queue, puis se moule entre mon bras et mon torse et ronronne si fort qu’elle nous réveille parfaitement, qu’on le voulait ou non.

J’avais l’habitude de vivre avec des femmes, j’ai vécu dix ans avec C., un an avec L., trois ans avec la femme qui me quitta ; et toujours y avait-il cette période d’accoutumance, cet équilibrage avec ses habitudes et les miennes, ses désirs et les miens ; nous faisions les choses en bonne intelligence et tâchions, moi plus qu’elles, elles plus que moi, de faire des efforts, de marcher de concorde ; nous atteignons le meilleur des compromis, celui qui déplaît à tout le monde. J’arrêtais d’écouter certaines musiques, elle ne préparait plus de poisson ; je cachais ma collection de jeux vidéo dans les placards, elle espaçait ses cigarettes ; je ne parlais pas en soirée, elle affectait de m’apprécier en privé. Marie fut une toute autre affaire : immédiatement, sur tout nous étions d’accord*. Le rythme des quotidiens, entre envies particulières, nourriture et sorties, le rythme des repos, siestes et farnientes ; nous ne finissions pas tant les phrases, l’une de l’autre, que nous les prononçions simultanément, en canon ; même, nous prenions l’habitude de grogner et de communiquer nos pensées non-verbalement, en imitant tantôt Béhémoth, tantôt des mulots ou je-ne-sais-quel animal des champs. Selon la hauteur du cri, sa tessiture, son harmonie, toute la gamme des émotions humaines étaient accessibles : nous désévoluions et plutôt que de quérir la poésie la plus belle, les stances les mieux compliquées, nous retournions à cet état primitif d’avant les âges des géants génésiques et réinventions un langage doublement articulé, bien différemment de ceux de nos parents. Les chiens, les chats et les nourrissons nous comprennent, nous sommes des panglosses amateurs : Marie ne manque jamais de rappeler qu’Harpo, jadis, faisait de même. Et, peut-être parce que nous travaillons tant sur la langue française, son histoire et ses perspectives, ces jeux criards nous reposent et nous amusent. Il est des vacancelles et des congés que nous passions sans verbigérer quoi que ce soit de compréhensible pour nos comtemporains, à manger des crêpes et à regarder les cieux se noircir et s’éclairer d’heure en heure. Nous n’étions pas encore parfaitement heureux, mais nous construisions quelque chose de parfaitement neuf et, pour elle tout du moins, inédit.

 

Fiche 25

 

Accord (morphologie)

 

On appelle accord un phénomène de concordance morphologique, qui fait que certaines parties du discours exercent une pression particulière, s’exprimant morphologiquement, sur d’autres afin, généralement, de les interpréter comme en directe relation syntaxique et/ou sémantique. Ainsi, un nom au pluriel influencera son déterminant et son adjectif, ainsi que le verbe ; un pronom reprendra les marques de genre et de nombre de son antécédent, et ainsi de suite.

On notera que bien que l’accord ne soit pas strictement indispensable à la bonne compréhension de l’énoncé — par ailleurs, nombre de marques d’accord sont, en français contemporain, graphiques et non orales —, il facilite la lecture, le déchiffrage et l’interprétation : en ce sens, il est à observer et les locuteurs comme les locutrices ont une tendance naturelle à y tendre, quitte à les surmarquer, parfois.

 

 

J’étais le premier de Marie, comme C. fut jadis ma première. Cette situation avait quelque chose d’étrange, et je me retrouvais beaucoup dans ses doutes et ses questions, comme si je me retrouvais face à un joli miroir, aux longs cheveux roux et aux yeux verts, au joli port et aux lèvres rouges. Marie se demandait si je l’aimais, si elle ne souffrirait pas de la comparaison avec les passées, avec les futures ou les putatives ; si je restais par désœuvrement ou par ennui ; si j’étais sincère. Elle connaissait les hommes et leurs falibourdes — c’est comme connaître la lumière des étoiles, la faim ou la soif —, elle les avait déjà connues platoniquement et avait déjà bien trop souffert ailleurs. Je ne pouvais, en toute sincérité, l’assurer de l’avenir : je ne suis pas apothicaire. Ce que je ne peux parjurer, ce que je ne palinodie point, c’est le passé, c’est mon histoire : je lui racontais tout ce qu’elle voulait savoir, elle était curieuse d’où je venais. J’étais, au début tout du moins, moins avide la concernant. Ce n’était pas du désintérêt, j’ai depuis rattrapé bien du retard : juste, j’espérais la dévorer au présent avant de revenir à l’apéritif. Je faisais le contraire, auparavant, avec C., avec L., avec la femme qui me quitta, avec laquelle j’entretins une très longue correspondance épistolaire avant de finalement la rencontrer. C’était également le cas avec A., à qui j’avais même confié certains de mes anciens textes, où je me livrais totalement, où je parlais d’absolument tout ; cela l’avait effrayée, sans doute d’ailleurs à raison.

Lorsque C. et moi sortions à peine, elle m’avait fait une demande étrange, qui est toujours restée avec moi. Comme je n’avais jamais embrassé quiconque ; que j’étais vierge, dans quelque sens du terme ; comme je ne connaissais de ces choses que la littérature ou l’image ; elle me demanda d’embrasser une autre femme, une amie, pour savoir si ce que je ressentais en la prenant était unique. J’avais une meilleure amie dans mes relations, jadis, elle a disparu depuis, à moins que ce soit moi ; elle venait souvent prendre le verre dans ma studette. Je lui racontais la chose, je la lui disais avec un sérieux et un aplomb détestable à celui que je suis devenu : elle éclata de rire, finit sa pinte — ce devait être un cocktail, un russe blanc, je pense ; j’en faisais beaucoup alors —, agrippa ma nuque et me propulsa sur sa langue* charnue. Après quelques entours, la voilà me relâcher ; j’ai moi-même un rictus, et j’envoie un message à C. pour lui dire que rien n’avait été ressenti — et rien n’avait été ressenti — et que ses peurs étaient infondées. Je me suis toujours demandé quelle influence cet événement, gaillardement étrange, avait pu avoir sur notre relation. C. n’était pas jalouse, je ne l’ai jamais été non plus : j’avais pourtant embrassé une autre femme au moment de la rencontrer.

Les premières embrassées sont toujours bizarres, et leurs souvenirs ne me les rendent ni charmants, ni narrables : ils se perdent dans une suite ininterrompue de gestes et de caresses, d’enlacements, qui n’ont ni début, ni fin. Comme ces gestes que nous faisons depuis déjà, et qui ont bien eu, à un moment donné, une première fois : il a bien fallu une fois boire du vin inéditement, il a bien fallu une fois rencontrer un adulte autre que nos parents, il a bien fallu une fois monter mettre une chaussure tout seul. Des événements, par leur irrégularité ou leur grandeur, parfois nous impriment et nous timbrent, un mariage, un voyage, une naissance. Étrangement, les premiers baisers ne me sont pas particulièrement uniques, les premières coucheries non plus, ce ne sont pas ces événements-là auxquels je donne de l’importance. Plutôt, leur importance est comme toute indexée sur leur continuité, ce n’est pas le premier baiser qui compte, ou la première nuit, ou le premier jour en tant que tels ; mais bien qu’ils soient suivis de énièmes, dont le nombre exact se perd. J’aime la constance dans l’amour, la continuité : j’aime ce terme de rupture, car il rend bien ce sentiment que j’ai ressenti, et avec C., et avec L., et avec A. et d’autres, d’une brisure, d’un véhicule qui cesse de cartayer. La chignole souffre et crache, elle s’arrête bientôt sur les bas-côtés et vomit ses passagers, comme un animal une boule de poils humides et mi-digérés. Ce qui choque, ce n’est pas la descente, c’est l’arrêt : c’est la destination à un voyage qui n’en aurait dû avoir. Mais Marie n’était pas finie. C’est une circonlocution, une garrulitée miraculeusement initiée quelques années après moi — trois printemps nous séparent — et dont la voix s’est bellement synchronisée à la mienne lorsque nous nous rencontrâmes. Je me suis demandé, parfois, maintenant encore, si les fils de nos existences étaient déjà tissées, si ma naissance provoqua tel et tel remous, imperceptible et puissant, comme ces vagues de ricochets qui se transforment en brise de tsunami, qui créa la rencontre des parents, leur amourache, leur arrachage et la naissance de celle qui dort, ce soir, loin de moi car la vie à des surprises, des accords par syllepse et des court-circuitages de la pensée que les grammaires comme les grimoires, parfois ont du mal à expliquer. Je commençais avec Marie le plus long de mes textes, qui se superposaient sur mes propres périodes, qui se superposaient sur les siennes propres. Il y avait une simplicité, pourtant, à ces palimpsestes, comme si les hastes se prolongeaient de ligne en ligne et de couche en couche, comme si le compositeur, la compositrice, avait noué la clé de fa avec celle de ré, comme si les commas et les semipozes nous faisaient respirer identiquement. C. me reprochait les adjectifs, L. ne comprenait pas mes hyperbates, A. et C². n’entendaient guère mes géminations ou mes kakemphatons, même quand ils étaient calembours : plus le mouvement avançait, mieux nous nous désaccordions. Avec Marie en revanche, je trouvais ma voix, la diathèse devenait synthèse, le diabolique, symphonique : et plusieurs fois me dit-elle qu’il en fut de même pour elle, qui était restée bien longtemps silencieuse et triste et muette, et que les piaillements d’hermine que nous lançions à tout propos étaient les plus beaux sons de sa vie sensible.

 

Fiche 26

 

Langue (théorie linguistique)

 

On distinguera la langue du langage, le second renvoyant à la faculté générale à l’origine de la communication et partagée, du reste, par toutes les créatures vivantes, et la — ou les — langue·s qui en sont les expressions particulières. La définition de ce qu’est, ou non, une langue ou l’une de ses variétés diaasystémiques est flottante et nuancée d’auteur en autrice, et il n’est pas franchement de définition universelle la concernant. Le consensus en fait un système de signes en interrelation étroite, serrée, chaque élément du système étant plus ou moins distinct des autres selon différents paramètres plus ou moins déterminés et qui s’équilibrent, s’équipollent pour permettre, dans quelque configuration que ce soit, d’assurer toutes les dimensions de l’acte communicatif et de répondre aux besoins ressentis par les êtres à n’importe quel point de leur vie sensible.

Autrement dit, il n’est pas vraiment de langue plus complexe qu’une autre, seulement, l’équilibrage et le chevillage du système basculent les zones de complexité d’un endroit à l’autre de ce dernier, la phonétique, la syntaxe, l’orthographe, le pragmatique. Après, que la langue soit un pur objet théorique, abstrait, se réalisant en discours ou en énoncé ; une construction sociale ou politique, fondée sur des prescriptions détachées du réel ; ou une réalisation concrète au sein de prototypes subissant d’infinies variations ; cela n’a, finalement, que peu d’importance.

 

Le premier confinement nous fit, comme pour toutes et tous à dire vrai, infiniment peur, mais une peur nouvelle, distincte de la maladie qui nous y propulsa. La peur de la maladie, c’est une chose que j’avais déjà connue, pour moi comme pour mes proches, Marie la connaissait bien, de même, intimement, charnellement, cordialement. Nous avions tous les deux le mal du souffle, phtisie des particules modernes et des gaz fuligineux qui nous dépoitrinaient régulièrement chaque envie. Jadis, je fus traité pour cela, cela marcha totalement ou presque ; elle fut traitée aussi, mais le mal était plus prononcé, tormineux, infect : il lui fallait encore respirer du vent neuf avant et après l’effort pour garder composition. Nous étions donc particulièrement prudents, l’on se couvrait déjà avant que l’annonce ne soit faite : nous ne comprenions alors que peu ce que cela signifiait. Elle vint chez moi, c’était plus grand et Béhémoth était une maîtresse exigeante, qui demandant gamelle et gratouillis, douces plamussades, à intervalles rapprochés et jalousaient mes absences comme une plante cherche le soleil ; mais il n’y avait rien ici, peu de vêtements et de serviettes, son ordinateur de travail était ailleurs. Nous fîmes quelques aller-retours, elle prit l’essentiel et s’installa dans mon dos, sur le canapé, tandis que j’étais à mon bureau habituel. Toutes choses égales par ailleurs, nous reproduisions la distribution du laboratoire, tout au plus étions-nous plus proches : mais le sérieux était enfermé avec nous et veillait à ce que les horaires comme nos lettres soient pointées, et que nous ne réservions les caresses et les baisers qu’aux pauses réglementaires. Nous grugions occasionnellement les regards pudiques de Béhémoth, qui réchauffait tantôt sa cuisse, tantôt les miennes ; mais les jours, les semaines, les mois passaient tranquillement, le travail ralentissait mais ne s’arrêtait jamais, nous mangions beaucoup de légumes.

Les extérieurs comme les intérieurs confinés sont connus depuis, je ne les reprendrais pas : simplement, j’observerais qu’ils agirent comme des accélératifs, des propulseurs de ma relation avec Marie. Ils précipitèrent des deux mois plus rapidement notre aménagement, nos habitudes nouvelles, notre amour renouvelé. L’efflorescence sentimentale a son calendrier et ses assaisonnements propres et les bouculer, les mettres sous serre ou sous cloche, c’est risquer la maturation emballée, la pourriture vite, le changement du lierre en sumac. Les oaristys ne se changent en épithalame que sous la meilleure rhétorique, sous peine de se fâner en myosotis ; et quand bien même l’accord était-il déjà parfait, c’est une chose de le pratiquer en musique de chambre, c’en est une autre de l’exploser en symphonie. Mais de la même façon que le coup de foudre tomba, que nous mangions des madeleines entre deux proches enlacements la première nuit que nous découvrions ensemble ; que le travail et la vie se mesurèrent naturellement, sans difficulté aucune et sans anicroche ; ainsi nous nous envoyions au violon sans coup heurté. Même, cela nous apparut comme une nouvelle évidence dans ces étapes successives de nos vies identiques, comme si tout ce que nous avions fait jusque là nous avait préparé à cette épreuve, comme si nous n’attendions jamais que cela : je suis timide comme elle et sans cela, peut-être ne me serais-je jamais déclaré à Marie, et peut-être jamais n’aurais-je proposé si vite cela.

Le confinement eut comme un effet résomptif sur notre relation, il nous donna à voir ce que la vie commune nous offrirait, si nous demeurions ensemble et avant de goûter le meilleur, qui était déjà là, qui arriverait bientôt, nous expérimentions l’un des pires. Il y eut certes de l’abattement, de la déception parfois, de la longue attente, mais rarement d’énervement ni d’empoignades, de rodomontades, d’algarades : de mémoire, je fus le seul coupable, un agacement un soir venu car j’attendais un document de travail, qu’elle ne m’envoya point ; j’avais mal compris, elle devait me l’envoyer le lendemain et mon agacement, couplé à la fatigue, nous brouilla quelques secondes avant que je ne m’en veuille absolument et qu’elle ne me pardonne parfaitement. C’est, à dire vrai, la seule dispute dont je puis parler avec Marie. Que ce soit avec C. ou L., avec la femme qui me quitta, les sujets de révolte d’un côté ou de l’autre ne manquaient jamais et se perdaient en arguties débiles, en épanorthoses* minables, en stupidités langagières qui allaient jusqu’à ignorer le premier des bons sens, de s’assurer d’avoir au mieux compris ce que nous avions effectivement compris. Si l’on ne peut jamais s’assurer de l’intention interlocutrice, si l’on ne peut jamais saisir que trop peu ce qui se dit et qu’on ne prend jamais qu’une fraction de tout ce que l’on peut prendre — c’est bien là la meilleure humilité dont on peut faire montre, ne prendre dans le bissac que l’insuffisance et laisser le charitable —, on peut au moins se rendre honnête et ne pas tarer davantage la balance, on peut au moins ne pas rétrillonner le sentiment et marchander ses affects. Avec Marie, nous échangeons en bonne intelligence et nous apprenons, tout imparfaitement serions-nous, à communiquer avec une efficacité rare. Nous nous disons les choses, nous nous excusons davantage que nous excusons l’autre : nos cris primaires ont une tonalité indexée sur l’amour que nous nous vouons et dans ce grand calcul qu’est la somme de nos vies, nous restons du même côté de l’équation.

Ainsi le confinement arriva, ainsi il partit et revint, ainsi nous devenions meilleurs, plus forts et plus sages. Les jours succédaient aux jours, les nuits se reposèrent avec nous : et quand enfin nous sortîmes de la geôle sanitaire qu’il nous fallait bien construire, l’en-dehors parut finalement moins beau que l’en-dedans : il fallait l’explorer conjointement, les mains liées et le regard affamé de l’une, le regard affamé de l’autre, pour que la sente soit riche et le buisson odorant. Quand on marchait, quand on marche encore en rue, nous regardons chacun de notre côté : et si nous tournons la tête l’une l’autre, c’est encore pour voir de l’autre côté tant nos yeux nous habitent constamment.

 

Fiche 27

 

Épanorthose (rhétorique)

 

Une épanorthose est une figure de style, apparentée à une correction, consistant à revenir et à rectifier dans le flot de l’écriture ou de l’oralité une expression, un mot, un terme, pour lui en substituer un autre considérée comme plus fort, ou plus apte, à décrire exactement le sentiment ou la situation en question. Elle fait partie des tropes de correction et peut aboutir en palinodie, qui produit un nouveau discours minorant ou corrigeant un précédent dans une relation d’intertextualité ou de polyphonie.

L’épanorthose est une figure linguistiquement intéressante dans la mesure où elle garde la trace de la correction : elle s’accompagne donc généralement d’un retour métalinguistique sur le sens même des mots et la valeur qu’on leur donne, le sens qu’ils offrent, à ce moment-là d’un discours en particulier. Pour ainsi dire, la juxtaposition ou la parataxe s’accompagne d’un échange non seulement sur le dit mais aussi sur le dire, moins sur l’énoncé que sur son énonciation : en ce sens, elle fabrique une temporalité complexe au regard du discours qui invite à réfléchir non seulement sur la situation présente, mais aussi sur la situation passée par la création de dyades quasi-synonymiques.

 

 

 

Il y a une mathématique particulière de la marche de la recherche qui n’est pas sans faire penser, sans me faire penser tout du moins, à la marche copulaire. Avec Marie, nous marchons du même pas, souvent main dans la main : elle a d’ailleurs ôté depuis une bague à sa main gauche, car elle se tient souvent à ma droite, et que le contact répété frottait insupportablement ses phalanges. Parfois, on se retourne, moi ou elle : elle passe la main sur ma nuque où survivent miraculeusement quelques cheveux rebelles, je lui caresse les épaules et leurs trapèzes. Si on se lâche, c’est pour remettre en place une mèche de cheveu ou gratter un bouton, peut-être vérifier l’heure ; mais l’on ne souffre mais la distance, d’avoir été longtemps séparés. Nous avons été séparés deux fois, en réalité : avant de nous rencontrer d’une part ; avant de nous retrouver, de l’autre.

L’amour véritable donne cette impression, de ne commencer à vivre qu’au moment de le rencontrer. Quand je me déclarais véritablement — car au-delà du coup de foudre, organique, animal, théandrique, il y a les sentiments et l’envie de vivre avec, et non pas dans ou sur, et ils peuvent ne jamais arriver c’était dans un aéroport, au retour d’une colloque international se déroulant en Espagne. C’était un événement régulier, organisé par et pour les pontes de ma discipline. Je m’y glissais presque hasardement, même si j’avais anonymement envoyé une déclaration d’intention, un projet de communication portant, je crois, sur les relations en diachronie longue entre connecteurs et typo-disposition, qui avait été accepté avec intérêt, qui a été reçu avec bienveillance, qui a été publié en acte avec intelligence, la gêne pourtant ne me quittait pas. J’étais encore jeune chercheur, bien que docteur déjà, mais je m’impressionnais beaucoup du contact de ces collègues dont j’avais tant lu les pages. Il y avait sans doute, en moi, un peu de l’émotion de la frivole croisant son idole au concert de l’année ; ou ce magnétisme peureux du lecteur assidu autographiant sa belle page à la première romancière ; ou de l’enfant mignard qui rougit et penaude face à la boulangère lui offrant une sucrerie. Je ne savais pourtant point*, car on ne sait jamais totalement cela, que l’on parlait pourtant de moi, que mon nom circulait : je fus l’élève d’une des plus grandes chercheuses de sa discipline et même si je n’imitais aucune espèce d’once de son génie, on me considérait, au mieux, avec curiosité, au pire, avec espérance.

Les communicants étaient logés dans une sorte de résidence-hôtel au cœur de la vieille ville. C’était un vieux bâtiment de pierre, une église ou un cloître, je crois, rendue à la vie mondaine à un moment donné de l’histoire récente. Les chambres étaient spacieuses et propres, le buffet matutinal proposait de tout, des saucisses aux céréales, les discussions ouvraient l’appétit avec le café chaud. Je passais en fin de matinée, le premier jour, je profitais agréablement du reste : nous fîmes un peu de tourisme dans une basilique connue pour une tarasque ou une cathèdre, ou une tarasque sur une cathèdre, la nuit tombait sur nos émotions étrangères et nous rentrions en petits comités silencieux, levant nos cols montants d’un printemps doux pour la saison. Le surlendemain, je rentrais à l’aéroport et, comme j’attendais mes bagages au tapis roulant, je pensais à Marie. Nous nous étions vus pour la première fois il y avait quelques mois mais mon cœur était encore ailleurs, il ne voulait pas revenir se fixer à mes entrailles avant de s’assurer de la solidité de l’édifice : le matricule de l’architecte gauche n’avait pas encore apposé son seing de la dernière rupture, les fondations étaient encore bralantes, le diable était dans les détails. En attendant ma valise, une petite valise grise et roulante, je repensais à Marie, aux yeux de Marie, aux mains de Marie, à l’odeur de Marie, aux cheveux de Marie. Alors, il y eut comme un bouleversement, une aspiration tant chimique qu’émotive, tant psychique que biologique : je sentis comme un équilibrage de multiples forces qui toutes soudainement se réalisaient en moi. Je lui écrivais un message court, sur mon téléphone : « Tout ce que j’ai vécu, lui disais-je, tout ce que j’ai vécu, m’a mené jusqu’à toi. Et les terrifiants hivers et les beaux étés, et les mensonges et les disgrâces, et les anathèmes et les avanies ; tout ce que j’ai vécu, m’a mené à toi. Toute ma vie, je t’ai attendue, toi, toi et toi seule ; toute ma vie, j’ai avancé vers toi. À présent que je te vois, je ne veux pas que nos routes deviennent carrefour : elles s’obliqueront en fourche et je ne marcherai pas loin de toi, mais avec toi. »

Il y avait eu un long silence, et une déclaration identique : j’ai depuis et malheureusement perdu ce message au hasard d’un transfert défectueux qui rogna les siens, et ne garda que les miens propres, comme un soliloque heurté, syncopé, aposiopèses continues matinées de listes de courses et de références inutiles à des livres entendus. Je remonte parfois le cours des mots envoyés, je retombe sur ce premier et je souris toujours. Parfois, Marie me demande d’où vient cette ombre lumineuse sur mon visage, je lui mens mal et elle sourit à son tour, en le comprenant. On repense conjointement à ce retour espagnol et à ce bagage que j’attendais, et dont les détours et ralentissements créèrent cette bulle d’absence, ce pas pesant qui me ramena à sa figure. Je le reprendrais deux ou trois ans plus tard, et souvent, lorsqu’elle alla travailler loin, et que moi je restais proche.

Une année effectivement, je l’encourageai à passer les concours de sa profession : les postes étaient rares, aussi rares que sont les miens — plus, peut-être — mais ses qualités tout autant l’étaient ; elle avait une expérience unique, et de ses outils, et de ses méthodes, et de son éthique, et de la recherche, et connaissaient les moindres recoins de ses sujets. Elle hésitait, partie par syndrome d’imposture, partie par timidité, partie par peur de s’éloigner de mes bras : je la motivais, car elle voulait absolument faire cela, que les postes intitulés lui plaisaient, parce que je l’aimais et voulais la voir s’épanouir professionnellement, plutôt que de souffrir de son humilité sincère. Elle se classa, à sa grande surprise et à son plaisir, elle se classa, comme j’en étais certain et comme je le redoutais. Heureusement, les trains étaient réguliers et fréquentés : à la gare, je n’attendais jamais vraiment longtemps.

 

Fiche 28

 

Point (histoire de la ponctuation)

 

En typographie moderne, le point (simple) marque la fin de l’unité textuelle de la phrase, mais il marque également une rupture d’ordre syntaxique : il n’y a normalement aucun type de relation entre les deux côtés du point et, partant, de phrase à phrase. Cela est assez vrai, dans la mesure où les phénomènes transphrastiques, comme les faits d’anaphore, ne relèvent d’ordinaire point des relations de dépendance et de valence, de distribution, reconnues par la tradition syntaxique, mais davantage du sémantique, ou du référentiel.

On notera cependant que cette interprétation, bien que fondée dans la plupart des énoncés écrits modernes, est d’une création plutôt récente de notre tradition typographique : avant le 18e siècle, le point était davantage perçu comme un outil de relance, la segmentation syntaxique étant davantage indexée sur une logique périodique. Aujourd’hui encore, l’on peut rencontrer des phénomènes dits « d’ajouts après le point » qui font de ce signe typographique non l’arrêt, mais une pause, une respiration dans une unité supérieure.

 

 

Quand j’appris la nouvelle, je m’apprêtais à me rendre en salle de sport. Le confinement m’avait contraint — nous avait contraint, ou avait contraint beaucoup tout du moins — à la sédentarité et à l’embonpoint. Je ne rentrais dans aucun de mes pantanlons, je pris une quinzaine de kilos, les boutons de chemises hurlaient au contact de ma peau flasque : je devais agir. Comme les régimes et les portions réduites ne suffisaient plus, je prenais un abonnement en salle de sport et, trois fois par semaine, m’y rendais pour suivre studieusement le programme construit. Je pédalais, ramais, pédalais encore, courais difficilement, je soulevais des poids : je prenais du muscle et, il est vrai, me creusais les hanches, gonflais mon poitrail et durcissais les cuisses, mais sans perdre beaucoup de poids cependant. Cela me lamentait, car c’était avant toutes choses pour cela que j’en suais ; mais j’ai depuis longtemps appris que ces choses-là prenaient du temps, et que la discipline faisait des merveilles à qui savait la suivre. J’étouffais alors mon anarchisme d’opérette et, tous les lundis, mercredis et jeudis, je me prenais deux heures de temps (une heure d’entraînement, une heure d’aller, de retour et de douche) pour sculpter la matière molle qui me composait. Les efforts finiraient par payer : même si j’étais toujours aussi lourd, je devins néanmoins plus preste et préparais ma vieillardise ingambe.

Marie m’avait appelé juste avant mon départ : j’étais évidemment en joie et la félicitais téléphoniquement, elle raccrochait car elle fêtait cela avec de ses amies sur place, dans la ville, qui la rejoindraient rapidement. Je prenais mon sac, ma serviette, mes gants moelleux qui adoucissaient le contact froid des machines. Je devais, ce jour-là, faire dix minutes de rameur, travailler le haut du corps — épaules et trapèzes — et gainer les abdominaux cachés sous le ventre pendant. Je terminais par du vélo elliptique, encore maintenant mon activité favorite, qui me donne l’impression d’être une sorte de Peter Schlemihl et de bondir, de sept lieux en sept lieux. Mais au fur et à mesure du parcours, ma cervelle travaillait. Je pensais à Marie, et à son départ prochain : après deux années à vivre intensément avec elle, certes le confinement avait précipité les choses, après deux années à travailler avec elle, certes, cela s’était fait par fulgurance ; le changement m’était redoutable. C’était alors que je faisais la planche, appuyé sur les coudes, que le souffle vint à me manquer davantage que de coutume : la respiration ralentissait entre mes pectoraux putatifs et n’atteignait pas la gorge, elle s’exsudait par les pores infinis de ma peau. Je mettais les genoux au sol, puis le reste : je me souvenais des exercices qu’un médecin m’avait jadis recommandé, quand je souffrais de mortelles crises d’asthme. Alors que le corps s’auto-pilotait, l’esprit courait à sa place : mes yeux glissaient sur le tapis, remontaient vers la fenêtre où des arbres*, que l’on avait étêtés l’hiver dernier, faisaient de jeunes pousses et embêtaient les fenêtres de l’immeuble d’en face. Je repensais à ce que l’on m’avait dit, que jadis, cette salle de sport était une agence bancaire et je m’imaginais rapidement, je faisais des plans de situation, qu’ici étaient les guichets, que les casiers étaient un coffre, que l’on prenait les cafés dans la douche ; je pensais aussi aux trajets, au travail à distance, à l’argent. Je me relevais une fois le souffle repris. Je me connais depuis longtemps, je reconnais à présent assez bien ces périodes angoisseuses qui me paralysent parfaitement avant, enfin, que je ne parvienne à me relever. Chaque nouvelle tâche s’ajoute gravement aux précédentes, je me sens plier sous le poids de tout ce qu’il y a à faire, et de tout ce qu’il y a à penser ; déjà je baisse les bras et me démoralise, je veux me terrer et disparaître. Et puis, je reprends les choses progressivement, une chose après l’autre : cela, je l’ai déjà fini, ceci, il ne me reste plus qu’à le mettre en place ; au mieux, j’ai des soirées et des fins de semaine, je peux m’organiser ; ce travail de hobby, je puis le repousser ou l’ignorer cette semaine, personne ne m’en voudra ; finalement, tout finit par se faire. Je n’ai jamais véritablement ignoré une date-butoir, j’ai toujours respecté les calendriers.

Notre premier voyage, elle m’attendit à la gare où j’arrivais, après plusieurs heures de train. Un métro plus tard, nous voilà rendus dans son nouveau chez elle, qui devenait aussi mon nouveau chez moi. Plus petit et plus loin, mais tout aussi bien habité de nous deux et de notre amour. Elle avait adopté une petite chatte, une orpheline qui s’était trouvée dans sa rue juste avant que je n’arrive, elle voulait m’en faire la surprise : la mignonne piaillait, pouicait plutôt, quand elle montait une chaise ou en descendait. Elle était d’une noirceur impénétrable, que deux jolis yeux jaunes de topaze traversaient furtivement, quand elle venait quérir nos mains ou se coulait sous un meuble et ressortait empoussiérée et éternuante. Elle l’avait baptisée « Léviathan », pour tenir compagnie à Béhémoth : elle était malicieuse et gredine, lutinait tout ce qu’elle pouvait. Je la prenais entièrement dans ma main et lui caressais son ventre doux et poilu, Marie avait posé une main sur mon épaule et me regardait faire, amusée : Léviathan fit mine d’être offusquée mais se laissa finalement faire, avant de s’endormir de ses fortes émotions.

 

Fiche 29

 

Arbre (syntaxe)

 

En analyse syntaxique, un arbre est une représentation visuelle des relations de dépendance des constituants d’une phrase. Les nœuds représentent des constituants, généralement des noms, des syntagmes parfois ; les branches, les éléments en directe relation syntaxique. Cette représentation rend plus évidente les structures de dépendance ou de constituance, tout en autorisant la comparaison entre différentes langues voire une certaine formalisation de l’écriture, permettant de mieux abstraire des théories et d’aller au cœur du fonctionnement d’une langue.

Il est cependant différentes écoles et différentes façons de produire un arbre : la grammaire de dépendance, qui parle de stemma, fait du verbe principal le cœur de l’analyse et son sommet, duquel découle tous les actants ; les générativistes et les formalistes préfèrent raisonner en termes de constituants immédiats et en termes de proxémie. Chaque analyse a ses qualités, et ses défauts : et nous rappelle toujours qu’on ne peut toujours représenter par une hiérarchie ce qui apparaît, par notre expérience sensible, linéaire.

 

 


Sixième partie

 

Lorsque je reposais le téléphone sur lequel elle m’avait quitté, tout avait été organisé. Elle passereait demain matin chercher ses dernières affaires — quelques livres, des vêtements surtout, les amis et amies qui ne mangeraient jamais mes hamburgers maison emporteraient un beau bureau, qu’elle négocia contre je-ne-sais-quoi que j’obtins — et s’attendait à ce que je fusse ailleurs. Je comptais faire une très longue balade, me perdre dans les ruelles bizarres du quartier et regretter la fermeture de chaque échoppe, puisque nous serions dimanche ; je me suis finalement écroulé dans un de ces bars à bière dégueulasse et repris quatre fois du café froid. C’était encore la veille cependant, c’était encore l’après-midi : quinze ou seize heures, peut-être, déjà le soir tombait tranquillement et la pluie, qui s’était arrêtée un instant, revint plus forte et plus poisseuse. Je retrouvais une autre bière au fond du frigo, oubliée je ne savais comment : je la bus en deux gorgées en regardant Saturne tomber, et Béhémoth venait périodiquement se gratter à mes jambes pour me réconforter ou me demander à manger, ou bien les deux.

Peu de larmes tombaient de mes joues ce soir-là, ce ne fut que bien après que je consommais le deuil. Une grande fatigue, qui ne devait pas me quitter avant deux ans, s’empara cependant de moi et tandis que la soutenance devait me permettre, au moins, de respirer un peu mieux, de lâcher un poids dans la mer, d’autres boulets s’accrochèrent pourtant à mes mollets. Il y avait les procédures de qualification, déjà ; je devais préparer un dossier pour montrer à un conseil de sages, maintenant que j’étais digne de rentrer, que je l’étais tout autant pour rester ; il y avait d’autres cours à donner, dès le lundi suivant, l’année universitaire, comme calendaire, n’était pas encore terminée ; il y avait les fêtes de fin d’année, leur impossible et nécessaire organisation, l’annonce à faire à toutes et à tous, l’habitude ancienne à reprendre, de dormir seul, de manger seul, de ne plus être qu’à part soi et de se déplacer comme une ombre, de se féliniser. La compagnie de Béhémoth n’arrivait que jusque là, elle ne pouvait pas remplacer une autre compagnie humaine. Il y eut les sites de rencontres, il y eut les séductions diverses, les discussions nocturnes, les déceptions nombreuses ; et le vide, finalement, qui toujours me rejoint. Béhémoth redoublait, quand elle le désirait, de caresses et d’attentions et dormait plus souvent sur moi, me cherchait dans la journée, ses yeux se mouillaient en me regardant et apaisaient mon cœur comme elle le pouvait.

Une fois la bière achevée, je préparais le départ des affaires de la femme qui m’avait quitté. Je vidais le bureau qu’elle voulait emporter de mes affaires, je rassemblais les siennes en vue ainsi que les autres. Je me réhabituais au silence tranquille de l’appartement en son absence, elle qui écoutait toujours de la musique, regardait toujours un film ou une série, jouait à tel ou tel jeu vidéo : son monde, et le mien avec lui, était une folle bruyance que je devais apprendre à oublier. Peu de temps après, j’avais faim, je regardais ce qui me restait, de la soutenance ou plus généralement. Il y avait encore un peu de salade, quelques oignons et des cornichons, un avocat. Je composais tout cela, je trouvais un fond de riz et de pâtes que j’ajoutais, un peu de sauce soja sur le reste. J’avalais ça en deux bouchées, je me faisais une tisane ensuite : je traînais quelques heures encore en ligne, à regarder des vidéos, à écouter de la musique, à lire les actualités de la veille et de l’avant-veille, je discutais même avec quelques connaissances, qui me demandaient comment s’était déroulée la soutenance, si j’étais heureux, si tout allait bien. Je choisissais de ne parler que des études et du travail, j’éludais toutes les questions qui s’orientaient d’une façon ou d’une autre vers ma vie sentimentale, sur le portement de la femme qui m’avait quitté, même sur l’avenir : je disais quelque chose de convenu, sur le fait de vivre le moment présent et de profiter, pour l’heure, des cinq années et des centaines de pages — trois ou quatre — qui témoignaient de ma réussite et, à les en croire, de mon intelligence. Tout cela m’épuisait bien plus que je ne l’aurais cru et finalement, je laissais en plan un grand nombre de ses conversations, que je ne repris plus jamais. Certaines, certains ont dû croire que je les snobbais, ou encore qu’on m’avait offusqué : mais plus simplement, réfléchir à la discussion m’alassait, comme si parler de grammaire et de langue avait parfaitement épuisé les ressources méta- comme épilinguistiques et qu’il me faudrait du temps pour les recouvrer. Cela arriva, heureusement, je n’étais pas totalement fini, je n’étais pas totalement ruiné : mais comme cela accompagna l’une des plus longues périodes de page blanche, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter ci et là.

Ce soir-là, je mis du temps à m’endormir. Le corps, comme l’esprit, était trop fatigué : aussi, Béhémoth jouait avec un objet roulant, riboulant, que je ne remettais pas. Agacé de l’entendre galoper derrière la souris sphérique qu’elle s’était trouvée, je me levais enfin et rocaillais ma voix : elle s’enfuit dans l’ombre. Elle avait récupéré, je ne savais comment, le noyau* d’un de mes avocats : il y avait des petites traces vertes ci et là, qui nourrissaient le parquet.

 

Fiche 30

 

Noyau (terminologie linguistique)

 

Le terme de noyau se retrouve à plusieurs endroits de la description linguistique, en français comme ailleurs, pour désigner une unité d’analyse, un constituant, une syllabe, un morphème, un mot… comme étant l’élément le plus important. Plus spécifiquement, le terme se retrouve notamment en théorie syntaxique, le noyau étant associé généralement au verbe principal de la phrase car déterminant les fonctions dites nucléaires, le sujet et l’objet, qui forment la phrase minimale et, partant, la plus petite unité analysable par la syntaxe.

On notera cependant que ce terme de noyau, qui connaît une très grande fortune quel que soit le domaine linguistique considéré, présuppose une vision hiérarchique, dépendantielle des relations de langue : un terme dicterait ainsi le comportement de tous les autres. Si beaucoup de phénomènes peuvent se décrire ainsi, d’autres exigent cependant des approches plus linéaires, ou plus égalitaires, pour les décrire parfaitement.

 

 

Les premiers aller-retours, à ma grande surprise, ne furent pas particulièrement fatigants. Marie ne pouvait prétendre au télétravail avant quelques mois d’ancienneté, aussi ne nous voyions réellement qu’un week-end par ci, quand elle venait en Normandie, et plusieurs jours par là, quand je repartais avec elle et restais plusieurs jours de suite — il faut dire que je pouvais, quant à moi, prétendre au télétravail ; mais je me devais néanmoins d’être présent régulièrement, et Béhémoth devait être nourrie et câlinée. Les premiers mois, donc, la chose était étrange mais finalement, nous nous y faisions. Il y eut quelques couacs, des batteries oubliées et des chargeurs égarés, parfois une heure d’arrivée ou de départ décalée ou annulée : mais les trains étaient plutôt à l’heure, les trajets passaient plutôt vite, l’on pouvait partir le matin, et arriver en début d’après-midi pour le déjeûner ; on pouvait partir au goûter, et arriver avant le lendemain. On se sentait, au commencement, comme en vacances, on ne se séparait pas davantage : quand nous n’étions pas ensemble, nous nous appelions beaucoup, nous nous écrivions parfois, l’on se retrouvait parfois à la capitale, comme à mi-chemin, pour changer de décor et se croire définitivement touristes en un pays nouveau. Ce fil invisible que nous gardions toujours entre nous, permis par la technologie la plus moderne, nous empêchait d’être trop loin des yeux, et donc trop loin du cœur : je ne pensais à nulle autre, elle ne pensait à nul autre. L’idéal était loin, mais nous faisions avec.

Au bout de quelques mois, la demande de télétravail de Marie fut refusée, pour des raisons fuligineuses, qui nous laissèrent tous les deux mécontents. Nous avions commis cette erreur traditionnelle, de trop espérer et de nous en remettre à quelque chose, dont nous n’étions point le contrôleur* ou la contrôleuse. Un nuage noir passa sur notre relation, même si nous nous concentrions sur les problèmes et non sur nous-mêmes. Les mois suivants furent cependant plus maussades, l’éloignement qui augurait une nouvelle façon de se profiter l’un de l’autre nous pesait à présent davantage. On oubliait quelquefois de se souhaiter la bonne nuit, on attendait, en journée, avant de se répondre : on se désamourait séparés, même si nous nous retrouvions passionnés ensemble. C’était là, nous le savions, comme un mauvais moment à passer, une étape particulière de notre relation comme, au commencement, nous fûmes quelques mois séparés, avant que je ne déménage et ne la rejoigne : la répétition ne nous plaisait pas cependant, contrairement à ce que l’adage nous laissait accroire. Il y avait des petites joies, à défaut du bonheur : quand on voyait nos chats, quand on parlait à nos fleurs. Béhémoth me faisait périodiquement la tête, après une longue absence : elle restait dans la même pièce que moi, mais me tournait ostensiblement le dos et s’éloignait d’un seul petit pas quand je tâchais de la caresser. Ces fâcheries ne duraient jamais bien longtemps, elle revenait toujours finalement quérir la caresse ou la croquette, et gazouillait comme si rien ne s’était passé. C’est dans ces moments-là que je m’apercevais qu’avec Marie, nous nous étions jamais mis en colère. Il était arrivé de nous blesser, par maladresse : le coude ne se levait pas assez haut, le ton de la voix était trop grave ou brisé, la fatigue nous empêchait d’écouter. Ce n’était pas vraiment de la colère cependant, c’était une peine plutôt qui nous prenait, qui nous ramenait à notre propre faillance humaine, à notre fragileté de porcelaine, dissimulée sur des cuirs que nous avions appris à coudre comme une seconde peau. Nous subissions cependant la situation, nous étions balancé de micro-événement en micro-événement, une date butoir d’un côté, un article à rendre de l’autre ; le quai d’une gare, une correspondance. Ce ballotement, tout comme la précarité, a cette tristesse de ne pouvoir se projeter au-delà de la portée de bras. C’est comme anti-naturel, il me semble, notre esprit est ainsi fait, que nous pouvons prévoir et anticiper des jours, semaines, mois en avance ; je me voyais vivre avec Marie, comme elle se voyait vivre avec moi, acheter une maison, avoir des enfants voire ; construire quelque chose. Ces rêves étaient de papier, nous n’en parlions même que rarement, de peur de détruire quelque chose qui n’existait pas encore mais, s’il était trop connu, se serait sublimé immédiatement, comme la vapeur qui naît de la glace. Alors, nous ne disions rien, nous y pensions fort : nous retenions les jours et les mois qui passaient ; il n’y avait pas grand chose d’autre à faire. Bon an, mal an ; cela dura quelques temps, une bonne année, une bonne année et demie, sans doute. Puis, le changement.

 

Fiche 31

 

Contrôleur (syntaxe)

 

On appelle contrôleur un élément référentiel, pronom ou groupe nominal le plus souvent, qui fait office de support d’interprétation à une forme verbale qui, par essence, ne saurait recevoir un sujet dans le sens traditionnel du terme. C’est le cas notamment de l’infinitif : comme cette forme ne saurait recevoir d’élément influençant sa morphologie d’accord, et comme le terme de sujet est traditionnellement réservé à cela ; l’on préfère dès lors parler de contrôleur pour éviter l’ambiguïté.

Il est intéressant de voir qu’au rebours de ce que le nom laisse à croire, le contrôleur, en réalité, n’influence que peu la syntaxe générale de la phrase et il est, généralement assez mobile, quand bien même sa position influencerait-il toujours l’interprétation. Il remplit une place syntaxique, qui peut également rester vacante : il est cependant bon de l’avoir, tant il facilite la compréhension de la phrase.

 

 

La distance n’était jamais qu’une situation temporaire. Nous étions certes souvent l’un à l’autre, et l’un auprès de l’autre, mais il nous pesait de nous endormir dans des lits froids, de n’avoir personne à rire de nos jeux de mots terribles, de n’avoir qu’un chat ou qu’une chatte à caresser. Je devais venir à elle, comme c’était elle qui était la première fixée : elle serait le pieu autour duquel je passerai la corde de mon existence. J’orientais dès lors davantage mes recherches vers la grande ville, et répondais à des annonces diverses, au-delà de mon spectre initial : je montais des projets de recherche ambitieux, que je ne m’autorisais pas encore à formuler ; je démarchais de grands établissements et de hautes écoles, moi qui n’osais pas même considérer leurs péristyles ; j’écrivais à de brillants professeurs, dont j’admirais absolument le travail, pour réclamer une chaire à côté de la leur. Ces entreprises orgueilleuses, dont je n’avais pas l’habitude, eurent des résultats contrastés, mais étrangement prometteurs. Il y a cette frontière étrange, à l’université, entre l’assurance et la vantardise, entre le consensus et le dirimant, entre l’espoir et le naquetage, que l’on ne connaît jamais vraiment avant de l’avoir franchie. Gare cependant à qui s’y risquerait : en cas d’erreur, c’est un chemin de non-retour que l’on arpente, un Damas qui empêche déterminément de revenir dans la place molle de l’institution. On se gardera des charlatans et des sorcières, des marcous : aucun génie, aucune découverte fondamentale ne se trouva sur ces sentiers pervers, sinon des miroirs aux alouettes, du papier rapidement vendu, des rafales renifleurs. S’il est un seul conseil que je puis offrir à quiconque, du haut de ma petite expérience, sur la vie académique et la vie scientifique ; méfiez-vous des loups solitaires, laissez tranquilles les lionnes recluses. Leurs atours sont parfois séduisants, et parfois les choses sont intéressantes à prendre : les ressources sont précieuses, les références* cachées, les pistes éclairées mènent parfois à des chemins agréables, peu empruntées mais dégagées pourtant. Il ne faut s’y perdre, les ornières sont nombreuses : on ne compte plus les honnêtes qui s’égarèrent parfaitement.

Mes tentatives m’amenèrent, je le sentis parfois, au plus proche de l’erreur et de l’indécision. On me fit sentir parfois que je brûlais les étapes, et que je ne devais pas aller aussi vite en besogne ; souvent cependant, on me le fit comprendre plus gentiment, on m’orienta, on me conseilla sans, toutefois, toujours me conseiller. Il y a cet instant où la formation, autonome ou guidée, est inutile : on ne peut plus vraiment apprendre l’art de notre métier. On peut toujours augmenter nos connaissances, lire plus de livres, apprendre un nouveau langage : mais arrive un moment où il n’y a guère d’autres façons de rédiger un projet de recherche ; de monter un budget ; de construire un cours ; de conseiller une doctorante ; de faire semblant de travailler. Le reste, c’est du gras, ce n’est jamais que la continuité de ce que nous devons faire dans notre activité, comme un maçon fait un autre mur, comme la menuisière travaille un autre bois, comme un policier écrit une nouvelle amende. J’avais atteint, après plus de dix ans, assez de pratique pour ne plus n’en avoir jamais besoin, je ne pouvais guère espérer ma vitesse d’exécution. Le temps demeure, comme partout ailleurs, la plus précieuse des ressources, on ne saurait l’envisager autrement : ce n’était pas à négliger. Finalement cependant, la réussite frappa à deux reprises ma porte, ou à notre porte plutôt : car cela nous invitait, d’une façon ou d’une autre, à envisager une nouvelle habitation commune, comme je serais muté à la ville. Je soumettais deux projets de recherche, à deux institutions, l’une vénérable et naturellement choisie, compte tenu de mon parcours académique d’alors ; l’autre inédite et autorisant des rapprochements jamais vus jusqu’alors, me permettant d’étudier conjointement deux de mes centres d’intérêt simultanément. Le choix était cornellien, je ne parvenais point franchement à établir une liste des avantages et des défauts de chaque position, pour lesquelles j’étais classé respectivement en seconde et première position — mais comme deux postes étaient ouvert aux concours, sans incidence ultérieure sur les classements, cela n’avait aucune importance. Après beaucoup de délibérations, d’embrassades et de cidre bouché, puisque j’emportais la Normandie avec moi, je choisis finalement l’attrait de la nouveauté. Je le regrettais longtemps, comme j’aurais regretté de ne point le choisir ; je me souvins de ce mot, j’ignore de qui, disant qu’il y avait deux malheurs en ce monde, d’une, de ne pas avoir ce que l’on voulait ; l’autre, de l’avoir. Un soir, alors qu’on se promenait en ville et qu’on cherchait à manger, on se rendait au restaurant russe : il avait fait faillite lors du premier confinement.

 

Fiche 32

 

Référence (théorie grammaticale)

 

On appelle référence la façon dont les langues humaines parviennent à créer un lien symbolique entre une realia, un objet du monde quelle que soit son identité ontologique, et un mot, une entité symbolique. Avec le signifiant (ou la forme de l’entité) et le signifié (le sens de la realia), le référent est le troisième sommet du triangle sémiotique qui constitue, dans la théorie grammaticale la mieux suivie, les trois dimensions du mot. Le rattachement référentiel, c’est-à-dire le calcul de la realia à laquelle renvoie une entité, compose la grande part de notre activité linguistique et mobilise la majeure partie de notre attention.

On notera cependant que quand bien la même la communication, ainsi que la textualité en général, viserait à faciliter cette opération de rattachement, notre esprit infère nécessairement un sens à partir de ce que nous lisons ou entendons, tant et si bien qu’il n’est pas d’énoncés purement incompréhensibles, ou conduisant à une impasse interprétative ; même les énoncés les plus absurdes donnent naissance aux récits les plus sensés.

 

 

La maison que nous achetions se situait à distance raisonnable de la ville et de nos lieux de travail, séparés de quelques centaines de mètres. Selon qui conduisait, je descendais ou elle descendait, et on finissait à pied ; on passait se reprendre comme il le fallait en fin de journée, ou on prenait l’un des bus qui serpentaient en campagne et nous arrêtaient plus haut. Au printemps, on passait au long d’un grand champ de blé dur, or et basane ; l’automne, il y avait des feux d’artifices qui tombaient des arbres mourants et nous éclairaient. Une fois, je croisai un faon, et nous étions tous deux également étonnés de se voir : j’aimais ce sentier noisetier qui m’amenait aux pénates, sans jamais m’en éloigner. La maison que nous achetions était la plus grande que je n’avais jamais vue : il faut dire aussi que la famille ascendante était modeste, et que je m’étonnais toujours du concept de couloir, qui inquiétait le gestionnaire que je devenais et l’assimilais à de la place perdue, qui aurait pu permettre d’augmenter l’espace d’un salon ou d’une chambre, de caler un nouveau placard. Normand d’adoption, j’en retirais ce goût proverbial pour la gestion sensée et efficace, pour la main qui court au long des bretelles noires : je me poujadisais quelque part, il paraît que cela arrive même aux meilleurs des hommes. Marie, quant à elle, resplendissait : elle jardinait à merveille et cajôlait nos chats, et son ventre s’arrondissait de jour en jour, de mois en mois. La maison que nous achetions avait besoin d’être refaite, elle datait d’il y a un demi-siècle. On abattit quelques cloisons, on arracha du papier-peint, la cuisine entièrement fut refaite. Le courage ne manquait pas, l’argent peut-être davantage : on vacançait dans le jardin, sur des chaises longues que j’avais gardées de mon ancien balcon, et on écoutait tranquillement le soir tomber comme d’autres allaient au spectacle. Le jardin donnait à l’ouest, il y avait des couchers de soleil terribles qui nous endormaient remplis de bonnes choses : on le voyait descendre lentement, troubler le ciel comme du lait vieux, s’oranger et brusquement être aspiré sous les montagnes. Certains jours, c’était si brutal, et si net, qu’on se demandait s’il réapparaîtrait le lendemain : mais le char phébien dégringolait toujours jusqu’au matin, et cascadait toute la journée durant avant d’affronter une fois encore, éternellement, l’horizon. La maison que nous achetions avait un grand garage, et une voiture neuve que l’on avait achetée, contre nos avis verts, pour se rendre à l’hôpital : la date approchait, et il y avait toujours dans le coffre une glacière avec le nécessaire, surtout pour elle, un peu pour moi ; des affaires de toilettes, des premiers biberons, des couches et des culottes, tout ce que l’on avait de médicaments et de pansements, le carnet de famille, la température. Le téléphone était programmé sur les amies proches et la famille, les employeurs nous encourageaient silencieusement : mes cernes tombaient de plus en plus bas sur les joues, alors qu’elle n’avait jamais aussi bien dormi. Profite, me disait Marie en se regardant mûrir dans la glace, profite : cela ne durera pas. Elle avait raison. La maison que nous achetions avait trois chambres, nous gardions la plus grande, elle donnait directement sur la salle de bain et sur la buanderie, le programmateur* de la machine était toujours sur « coton ». La petite était la plus endommagée, nous l’équipions d’un berceau et je peignais des crêpons et des marionnettes colorées, Marie me demanda un peu de fantaisie, je rajoutais les héros de jeux vidéo de mon enfance. La dernière abritera mes parents lorsque leur petite-fille arriva, car ils devaient garder les chats : et puis, ma mère était des quatre la mieux qualifiée, on était d’accord, pour nous aider dans les premiers temps, pendant que Marie dormait, pour délanger et relanger la pitchoune, et la coiffer et la faire manger. La maison que nous achetions avait un très joli parquet, que je gardais immaculé jusqu’à ce que la petite ne s’y oublie et brise d’une tâche à la couleur inédite l’harmonie chaotique d’un bois séculaire. Je la rouspétais souvent à ce propos, elle grandissait en s’en excusant d’abord, en me le reprochant ensuite, en m’engueulant parfois, en en plaisantant à présent. La maison que nous achetions n’a plus de chambre pour mes parents, la petite était devenue moyenne : la troisième est devenue une annexe de mon bureau, pour y ranger un nombre toujours plus croissant de bibelots, de livres et de jeux, une borne d’arcade faite maison, que j’avais toujours voulu avoir, et deux tabourets de taille dépareillée, quand la moyenne vient jouer avec moi, quand Marie est ailleurs ou ne veut pas m’accompagner. La maison que nous achetions devenait trop petite, car la moyenne devenait grande, et Marie devait agrandir son atelier : une promotion et une mutation acceptées plus tard, et des adieux déchirants aussi, nous retournions en Normandie, et nous retournions à Caen.

 

Fiche 33

 

Programmateur (type de discours)

 

En grammaire textuelle, le discours programmateur, dit encore discours d’incitation à l’action, est un type particulier de texte qui vise à inviter son lecteur ou sa lectrice à accomplir un certain geste, ou une certaine série de gestes, ayant une incidence concrète sur le monde l’entourant. Les recettes de cuisine, les notices de montage, les modes d’emploi ou les ordonnances… font partie de ce type de textes, qui comptent de nombreux avatars et qui ont subi diverses modifications au fur et à mesure du temps.

Il est difficile de donner des règles universelles quant à leurs propriétés : on peut retenir une tendance à saturer le texte de verbes d’action, parfois à l’infinitif, souvent à l’impératif ; une iconicité assez forte, le texte rentrant en relation avec des images et des schémas ; une organisation sous forme de listes d’étapes, dont l’ordre est à respecter absolument. On peut occasionnellement bouleverser ledit ordre, mais le résultat espéré, quel qu’il soit, ne correspondra dès lors point à l’enjeu premier du texte.

 

 

Il en va de la vie des mots comme de la vie des hommes et des femmes. On peut les connaître intimement depuis toujours, et se rendre compte finalement de ne rien savoir d’eux ; on les quitte et on les retrouve, on s’en nourrit et on les oublie. Quand la grande fut partie et qu’il ne resta plus que nous, le travail et le jardin, les chattes qui partirent elles aussi et les larmes qu’on leur versa, et les nouveaux qui revinrent et les furets qui vinrent avec, il ne restait plus, à Marie et à moi, qu’à vieillir comme des vedettes de dictionnaire. L’analyse des mots et des textes, les corpus et les grammaires, les études, les colloques et les séminaires, tout cela tourbillonna et participa à notre bonheur tranquille. Nous voyions le monde imparfait se conjuguer, parfois au présent, de plus en plus au passé, nous composions comme nous le pouvions : nous n’étions pas à plaindre. Dans les interstices des catastrophes et des angoisses, des déréglements du climat sordide et des pandémies nouvelles, entre les lames du parquet du salon où tombait parfois une bille ou un cure-dent, derrière la serrure de la chambre où les embrassades devenaient caresses puis ronflements, sur la couette qui se jaunissait au soleil et les draps toujours blancs qui séchaient au vent normand, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur, qui l’était sans doute, que l’on comprenait trop tard souvent, dont on profitait toujours. Marie était de plus en plus belle sous nos rides qui s’harmonisaient, la grande vint un jour avec sa petite, et on ne savait pas qui de nous était le plus surpris : l’autre mère nous gourmandait quand on lui donnait un bonbon avant les repas, on la faisait naqueter, en s’ébouffant, quand on allait faire des courses interminables, à choisir la nouvelle peluche bleue sous laquelle elle manquerait de s’étouffer. Elles faisaient un jolie couple, j’étais le dernier homme : ça m’allait bien, j’ai toujours préféré la compagnie des femmes, qui me comprenaient bien mieux que le premier de mes semblables.

Les mots continuaient d’avancer, d’autres apparaissaient, plaisir de les cataloguer et de les étudier, de les voir naître et grandir avant de se légitimer une nouvelle fois ; des textes anciens revenaient des morts, il fallait les pomponner et les nettoyer, les rendre beaux pour l’étude et la communauté des humains qui allaient les explorer sous toutes les facettes ; des étudiants et des étudiantes doctement frappaient à ma porte, parfois impressionnées, parfois modestes, parfois goguenards, pour voir le nom que je m’étais fait et repartir les idées nouvelles et les directions prises jusqu’aux rendez-vous prochains. Mes anciens maîtres et mes vieilles professeures partirent l’une après l’autre, je me rendais de plus en plus souvent aux services : c’était moins pour les morts que pour les vivants, pour qu’ils se rappelent de faire de même quand mon heure viendrait. On y songe, parfois, au bout d’un certain âge, on s’y habitue : comme cette partie du discours qui n’a plus de mystères, ou si peu, on apprend à mourir avec philosophie. On plaisante souvent de ça, avec Marie, on imagine les larmes de crocodile, on médit d’un voisin bruyant ou d’un édile minuscule, on s’inquiète pour nos chats et nos furets. Les mots continuent de vivre, et finissent toujours par nous survivre, même s’ils changent de formes et de sens.

Le soir, on s’installe au soleil, même l’hiver. L’herbe change de couleur avec les heures. J’ai toujours une console de jeu vidéo pas loin, je combats un boss, je donne une anecdote historique, je reçois le message d’un vieil ami ou d’une lointaine connaissance, qui joue de même, on s’échange les photos des chats et des enfants. La tranquillité nous gagne, on finit par s’y faire : la vieillesse nous a offert, bon gré, mal gré, ce bonheur du repos, privilège rare et qu’on essaie de rendre universel. Des luttes sont gagnées, d’autres sont perdues : l’espoir demeure. On arrache tout ce qu’on peut, on gueule toujours autant : dans les laboratoires et les unités de recherche, on se souvient encore parfois des tempêtes qu’on invoquait, sur une maquette rognée de toute part, une décision stupide de l’administration, des avenirs de la nation qu’on laissait crever de faim et de froid. On perdait souvent, on gagnait parfois : ça suffisait pour poursuivre. La fatigue est tenace.

La retraite n’arrête pas nos travaux. J’écris encore. Je me souviens encore de ma soutenance de thèse, je la compare à celle d’autres écrits : c’était toujours aussi stimulant, et toujours aussi décevant. Une ombre passe devant mes yeux. Marie la voit, et la chasse d’une main arrondie. Elle m’embrasse et me dit un dernier mot : je le rajoute au dictionnaire. Pour sa catégorie grammaticale, ma main hésite : je choisis finalement la conjonction, et je repense aux constructions louches.

 

 



[1] Les mots et concepts grammaticaux suivis d’un astérisque sont définis dans les encadrés.