2021
Texte sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0, lien).
J’ai
trouvé ma soutenance de thèse à la fois longue et brève, stimulante et
décevante. J’avais travaillé cinq années, sans discontinuité ou presque — j’ai
depuis appris à me reposer ; j’avais connu trois petites amies ;
j’avais adopté un chat ; il avait fait des hivers brûlants et d’étouffants
étés ; je suis tombé quelques fois malade ; j’avais écrit quelque six
cents pages sur les subordonnées* relatives[1]
en français préclassique et classique, avec cette sensation, bien connue des
thésardes et des thésards, d’avoir à la fois fait trop, et pas assez.
La
cérémonie — car il s’agit, pour ce type de chose, davantage d’une formalité que
d’un examen — a eu lieu un vendredi, nous étions peu dans la salle : il y
avait, à dire vrai, davantage de personnes dans le jury que dans le public. Ma
mère n’avait pas pu, ou voulu, se déplacer ; mes amitiés étaient
rares ; une collègue, tant par sympathie que par intérêt sincère pour mon
travail, studieusement prenait des notes ; il faisait froid.
L’exercice,
vu de l’extérieur et pour peu qu’on ne connaisse pas le milieu universitaire,
est à chemin entre le rituel propiatoire, la passe d’armes mouchetées et la
tempête sous des crânes chauves — quand bien même ne me serais-je rasé
totalement que le lendemain, préférant garder ma calvitie naissante pour
l’occasion. On doit, d’une part, montrer que nous sommes dignus est intrare,
« digne de rentrer » dans cette vénérable institution sans renverser,
du moins, sans trop de bruit, les chaises et les fauteuils mous des
sages ; d’autre part, on doit montrer que nous connaissons notre sujet,
que nous sommes capable de le protéger de toutes les attaques, d’ailleurs, les
anglais parlent ici de thesis defense, comme un parent accouvillonne son
fils ; enfin, il s’agit de discuter plus ou moins tranquillement, d’envisager
l’au-delà du travail, sa continuation, sa prolongation : une thèse ou
toute autre étude scientifique du reste, de l’anthropologie à la cosmologie
n’est jamais achevée ; elle est mise de côté, arrêtée dans son
développement pour être lue et citée. Il y a cette injustice, que l’univers est
infini, mais que nous ne le sommes point : un jour, il faut bien mettre un
point final, qu’on soit d’ailleurs, ou non, conscient qu’il s’agisse du
dernier, un jour, il faut bien refermer le livre, le document, le carnet ;
un jour, il faut bien qu’il n’y ait plus d’autre jour. Ce jour de soutenance,
c’était à la fois le dernier des jours — car après, il n’y aura plus de thèse à
proprement parler, il y aura une monographie éditée — et le premier des jours —
car après, il y aura encore des choses à faire, et d’autres études à mener, et
d’autres cours à donner. Sur cette bascule étrange qui fermait cinq années de
ma vie et en ouvrait un nombre à jamais insu, je me sentais plus seul que
jamais. Il y a cette mélancolie étrange, ce post-partum que l’on connaît
bien et qui arrive après les grands projets, quand les échafaudages
s’écroulent, quand la porte de la maison se referme, quand l’être aimé part du
foyer ; cette douleur diffuse et collante, qui nous accompagne partout où
nous allons. La perte du sens se fait perte des sens, il me faudrait quelques
jours, après la soutenance, pour ne serait-ce qu’écouter à nouveau de la
musique ; mon regard s’était alors vidé, et tout autour n’était devenu que
poussière.
Le
soir venu, j’ai dîné avec ma petite amie d’alors et des camarades dans un
restaurant russe. Je me rappelle avoir enlevé ma cravate, une cravate large et
noire, entre l’entrée et le plat de résistance. Un peu plus tard, elle me
quittait — et de cela, je ne parlerai pas ici, pas encore ; il y a des
choses sur lesquelles même les trésors ne parviennent pas à mettre des mots —,
et lesdits camarades me quittaient aussi, un peu plus tard. Ce couple avait
fait l’effort de me faire croire qu’ils m’appréciaient encore, pour moi, pour
ce que j’étais, avant de définitivement se taire et de ne plus me parler. Notre
dernière conversation, écrite, je leur proposais de venir manger à la maison,
j’avais parfait une recette de hamburgers ; ils étaient occupés, ils me
rappelleraient. Ils ne l’ont jamais fait.
Je
n’ai jamais été quelqu’un de franchement populaire, à l’école comme à la
ville ; fut un temps où je blâmais les autres, fut un temps où je me
blâmais moi. À présent, je pense prendre les choses avec humour même si mon
rire, parfois, sent la friture : je dis que les grammairiens ne sont pas
franchement connus pour leurs amitiés indéfectibles. Je renverserais les choses
cependant ; ce n’est pas parce que je suis grammairien que je n’ai pas
d’amis, mais bien parce que je n’ai pas d’amis, que je suis grammairien. La
solitude a ses perversions solipsistes que l’on comble avec bien des
vices : certains boivent, d’autres peignent ; moi, j’ai commencé à
policer mon discours, à étudier les mots et les phrases pour mieux comprendre
comment elles se formaient, comment on les recevait, s’il y avait là quelque
chose qui intuitivement chez moi nourrissait la défiance ; si je pouvais,
en changeant la coda de cette syllabe, en faisant remonter ce clitique, en
bousculant cette apocope, apparaître sous un jour meilleur, comme de bonnes
chaussures feraient mieux courir, ou une autre coupe de cheveux attirer la
sympathie. Progressivement, la recherche des causes des causes me conduisit
vers la diachronie, l’étude des variations historiques, temporelles, aux
sources des changements linguistiques. Je m’arrêtai sur la langue française,
par confort, et sur la période classique, par curiosité ; je continuai de
creuser le sillon ; bientôt, je me rapprochai d’enseignantes distinguées,
qui acceptèrent de me diriger et de m’accompagner dans mes réflexions ;
d’élève, je devins jeune collègue, collègue à présent ; j’ose enfin
m’appeler linguiste, ou grammairien plutôt, sans rougir.
Je
préfère d’ailleurs ce deuxième terme au premier, quand bien même serait-il
davantage suranné. C’est précisément son antécédence, son archaïsme qui me
séduit chez lui, tout d’abord ; il y a une noblesse du terme, liée à sa
haute hérédité, qui orgueilleusement me plaît et me rend fier. Je viens d’une
famille modeste, comme on dit pudiquement ; nous n’avons que peu
l’occasion de nous gargariser de telle ou telle victoire ; je prends tout
ce qui est à portée de main. Être grammairien, c’est pour moi, un peu, comme
être instituteur de la troisième république, notaire chez Balzac, docteur pour
Marie de France : c’est atteindre le plus haut niveau intellectuel que je
pouvais espérer, et rendre fière la mère qui m’a élevé. La grammaire, du reste,
a des dimensions flottantes, des bornes troubles : on voit bien que le
grammairien s’enquiert de la langue, mais est-il disposé à parler d’orthographe
ou de ponctuation, doit-il intervenir sur la prononciation, les accents, la
littérature et les tracts publicitaires ? L’objet du linguiste est clairement
déterminé, il sait où il commence, et où il finit — et moi-même, avec les
pairs, de dire que je fais de la linguistique textuelle diachronique,
spécialisé en français préclassique et classique —, mais le grammairien est
comme une figure englobante, parlant de langue certes, mais ne se préoccupant
guère de ses limites objectives. On me demande tant de corriger l’orthographe
de ce texte que d’expliquer les emplois du conditionnel, ou bien l’origine de la
négation ne… pas à partir du latin non. Je suis comme ce médecin
de campagne, qui soigne tant le rhume des foins que la fracture du pouce, et
sinon du mal, je m’occupe des mots.
Ma
formation grammaticale a commencé, sans surprise particulière, à l’université,
mais pas par les sciences du langage : par les lettres modernes. Encore
maintenant, et mon intérêt pour ce qui est du ressort de la textualité, de la
structuration et de la conduite du propos suivi d’en témoigner, je ne veux de
la langue que sa fonction, l’abstrait et les exemples forgés m’ennuient, voire
m’agacent souvent. Il n’y a de langue que de récit, il n’y a de langage que de
discours : l’engrenage ne sera jamais aussi beau que la machine qu’il sert
à faire tourner. Mais plus j’étudiais la littérature, plus je lisais Chrétien
de Troie, Marguerite de Navarre, Victor Hugo, Colette, plus la langue — les
langues, plutôt, tant le français a autant de facettes que de siècles, autant
de visages que d’auteurs ou d’autrices, autant de couleurs que de régions — me
retenait et me passionnait. Il y a là comme un mystère, propre à l’imagination
humaine, qui m’a toujours intrigué. Après tout, pour les religions du Livre,
Dieu est verbe : n’est-ce pas là le signe que nous étions comme destinés à
faire de la syntaxe ? Je le concède cependant, c’est un amour qui est
parfois difficile à communiquer. Il fut la cause, au moins, de deux ruptures
sentimentales.
Fiche 1
Subordonnée (syntaxe)
Une subordonnée est un
constituant d’une phrase qui a elle-même une structure de phrase de type P = GN
+ GV. Elle est l’expression, au plus haut degré de l’analyse syntaxique
traditionnelle, du phénomène de récursion selon lequel un constituant de rang n
peut être composé de constituants de rang inférieur et/ou égal à n. En
langue française, les subordonnées peuvent s’étudier de différentes façons — et
les linguistes ne sont pas toutes et tous d’accord sur ce qui doit être, ou
non, considéré comme une subordonnée ou un certain type de subordonnée. Deux
constantes sont à retenir, quelle que soit l’approche : (i) une
subordonnée est généralement introduite par un mot spécifique, dit « mot
qu- », paradigme morpho-syntaxique aux origines étymologiques communes et
aux propriétés avoisinantes ; (ii) une subordonnée développe une nouvelle
prédication dite parfois « prédication seconde », c’est-à-dire
qu’elle apporte un surplus d’informations au regard de la prédication première
de la proposition principale, qui introduit la subordonnée.
Une subordonnée est une proposition
qui ne saurait être indépendante, le mot qu- créant nécessairement une
dépendance, orientée souvent, réciproque parfois, entre les propositions :
elle ne saurait exister sans sa principale sous peine d’agrammaticalité, sinon
d’incompréhension et de perte de sens.
J’avais
rencontré C. en première année de faculté de lettres modernes, dans un
enseignement optionnel du type « atelier d’écriture ». Je m’y rendais
par paresse et facilité, encore — je suis quelqu’un de simple et de facile, je
ne cherche la complexité que dans mes bières et mes puzzles —, car j’avais déjà
à l’époque édité un recueil de nouvelles, produit quelques textes qui avaient
attiré l’attention des critiques et des lecteurs, j’écrivais comme d’autres
vont uriner : constamment, et partout. Encore maintenant, c’est là l’un
des rares talents que je me prête, l’angoisse de la feuille blanche rarement ne
me frappe. Plutôt, j’ai comme de ces longues périodes de maturation, des jours,
des semaines ou des mois, où patiemment dans mon crâne s’organisent plans et
chapitres, phrases et mots, je vois le livre fini comme Apelle la toile achevée :
puis je me lance. Ce présent roman s’est, du reste, fabriqué ainsi : mais
j’ai déjà expliqué ça dans un autre ouvrage, et on lira ces lignes ailleurs.
C.
m’avait interpellé, après une session de travail sur je-ne-sais-plus quel cadavre
exquis, car elle jugeait que j’employais trop d’adjectifs. Elle avait sans
doute raison, mais je pris la chose avec l’orgueil d’un Lucien de Rupembré période
illusioniste, et ignorai la remarque. Le hasard me conduisit dans le même bus
qu’elle, à la même place ; la suite de la discussion nous ramena chez
moi ; quelques jours plus tard, elle quittait son précédent pour me
rejoindre comme principal. Nous restâmes dix années ensemble, avant de nous
déchirer.
J’ai
beaucoup grandi à ses côtés, au cours de ces dix années. De jeune imbécile,
j’étais tranquillement passé au stade de petit con, accompagnant par là le même
mouvement chez ma compagne. Mais autant l’imbécillité peut être naïve, autant
la connerie, quant à elle, est franchement beaucoup plus perspicace : elle
me quittait aussi sévèrement qu’elle tançait mon style, après des mois d’une
querelle larvée sur la façon dont nous écrivions, et les études que nous
menions alors. C. ne s’embarassait guère de syntaxe ni de morphologie, elle
faisait des phrases plates et rimait à la fin des vers. Son écriture, tout
efficace et orientée, ne lui apportait dans la discipline linguistique qui
était la nôtre — car, désœuvrée, elle avait quitté les lettres pour rejoindre
la langue, comme je l’eus fait jadis — que dépit et dédain, elle devait, de
l’aveu des professeures et des enseignants, muscler son style pour espérer
progresser et enrichir sa pensée, pratique mais peu orientée vers les
arabesques analytiques et les méandres moelleux de l’étude grammaticale. Elle
s’arrêtait à la règle, sans particulièrement la questionner : elle
apprenait le consensus, sans chercher à le prolonger. En un mot, l’université
échouait, et elle devait d’ailleurs rejoindre, alors que je me désagragéais au
concours, une école de sciences politiques, bien plus plane quant aux exigences
attendues aux ouailles.
Son
école était dans une autre ville, je restais dans la première. Nous nous
voyions peu : j’étais désargenté, elle était occupée, peut-être nous
sommes-nous vus à deux ou trois reprises, pendant plusieurs jours continus
certes, mais guère plus. Nous communiquions, principalement, par
l’intermédiaire des réseaux sociaux et par téléphone : je ne me rappelle
pas lui avoir redit, un jour, je t’aime au long de cette année. En
revanche, je prenais un plaisir rare à polisser mon écriture et ma syntaxe, à rechercher
le mot précieux, à glisser la subtilité stylistique, la symploque ou l’énallage
que moi seul aurais pu repérer. Je retombais progressivement amoureux, non de
C., mais de ma personne : dix ans de relation, j’avais oublié à quel point
je me plaisais. Je ne m’étais jamais quitté pourtant, je pense ne pas avoir
passé une seule nuit loin de moi : mais dix années de relation, ça change
les personnes et, je le lui dirais d’ailleurs dans l’ascenseur de mon immeuble
d’alors, la dernière fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes beaucoup
abîmé l’un l’autre, les défauts se sont mélangés, les qualités de même. Il y a
une transitivité* aux sentiments, un déplacement dans un sens, puis dans
l’autre, parfois réversible, souvent à sens unique, toujours médiat. Elle
adopta ma rigueur, je lui piquais ses cigarettes ; elle se prit à aimer la
nourriture épicée, j’oubliais parfois mon verre sur la table. Nous ne faisions
plus qu’un seul être, il était cependant dommage que cet androgyne, loin d’être
composé de deux créatures complémentaires et destinés à se retrouver, fût aussi
moche et dégingandé. Nous étions amoureux par habitude, je devins un solitaire
à la douleur sourde, qui me déstabilisa une année entière avant, enfin, de
recouvrer mon équilibre.
Sans
surprise particulière, du moins peut-on s’en douter à présent, c’est l’étude de
la langue qui me raccrocha et me remplit. La rupture eut lieu quelque quatre
mois après le début officiel de ma thèse, je venais de signer mon contrat
doctoral. Un Graal, qu’une dizaine d’étudiants ou d’étudiantes seulement, par
an et là où j’étais, pouvait obtenir. Trois années rénumérées, péniblement
certes, mais tout de même, afin de se concentrer quasi exclusivement à son
travail, nonobstant quelques vacations statutaires que je devais assurer à
destination des premières années. Je me revois, le jour d’après, la semaine
d’après, le mois suivant encore, lire d’un doigt tremblant des ouvrages
spécialisés que je ne comprenais — encore — qu’à moitié, griffonner dans les
marges de mes livres des notes que plus jamais je ne relirais, créer sur mon
ordinateur un dossier qui finirait inéluctablement, du moins je l’espérais, par
abriter dans une arborescence putative le document terminal que je soumettrais
à mes pairs. Je me rappelle notamment de cet hiver, il avait fait
particulièrement froid : le chauffage de la bibliothèque universitaire
était en panne, et je grelottais sous deux vestes et une paire de gants. Las,
me sentant usé, ridicule et minable, je remballais mes flûtes et tombais, à
l’arrêt du tram me ramenant chez moi, sur mon co-directeur de thèse. Il voit ma
détresse, il s’en enquiert : je lui réponds avec une honnêté impudique,
que je me suis toujours voulu de n’avoir pas su dissimuler. « Il faut
savoir compartimenter », me dit-il avec un sourire à la sincérité
professionnelle et désarmante. « Il faut savoir compartimenter, séparer
vie publique et vie privée. »
C’est
la première des deux phrases, au long des cinq années que dura la préparation
de ma thèse doctorale, qui me marqua le plus. J’applique ce conseil, maintenant
encore, à présent chercheur contractuel, je câble dans l’hémisphère centre de
mon crâne les veines travailleuses lorsque je suis au bureau, lorsque je relis
un article, lorsque j’en rédige un, lorsque je corrige des copies :
partout ailleurs, les vannes bloquent le flux et je shunte le circuit sur le
sommeil, la distraction, la vie. Il y a ce circuit court cependant, qui
toujours reste actif : celui de la grammaire, je le garde même en veille.
Il n’y a là rien d’extraordinaire, nous faisons en réalité tous et toutes de
même : au-delà des sens, qui peuvent nous trahir, qui ne sont pas
universels, qui peuvent disparaître, c’est encore par les langues, c’est encore
par le langage que nous faisons l’expérience du monde. Il y a ce concept
philosophique, le cerveau dans la cuve, qui explique que l’on pourrait très
bien être privé de toute enveloppe corporelle et n’être qu’un organe placé dans
un bocal de formol, auquel on aurait connecté câbles et écrans et lui faisant
croire, par l’intermédiaire de signaux électriques et de décharges hormonales,
que nous nous vivons une vie humaine. Eh bien, même si j’étais ledit
cerveau ; même si mon bocal était gras et poisseux, qu’on avait oublié de
le nettoyer depuis le début de cette expérience, que j’imagine fomenté par un
mandarin soucieux de sa postérité ; même si la lumière s’éteignait à intervalles
réguliers, car la seule machine à café du département des sciences créait des
courts-circuits à chaque fois que l’on demandait un espresso ; eh bien
même là encore, c’est avec de la syntaxe que je décrirais les constellations
imaginaires, c’est la morphologie qui me guiderait dans la constitution de cet
adverbe encapsulant exactement mon sentiment bocalesque, c’est la sémantique
qui m’aiderait à comprendre la douleur du scalpel qui découpe ma matière grise.
Parler,
écrire, étudier les langues, comprendre le sens, juger les discours : c’est
là ce que nous faisons constamment. Différence étant, j’ai appris le jargon
décrivant les sensations. Ce n’est d’ailleurs que cela qui me sépare, si
j’étais parfaitement honnête, du reste de ma communauté linguistique.
Fiche 2
Transitivité (syntaxe)
On désigne traditionnellement par
le terme de transitivité la propriété de certains verbes d’introduire
des constituants nominaux, pronominaux ou d’une autre catégorie encore qui verront
leur sens se modifier au regard de celui du verbe. Conventionnellement, ces
constituants sont appelés des « compléments d’objet », et ils peuvent
être introduits directement, soit sans mot-outil les liant au verbe, soit
indirectement, via une préposition. En français, ces constituants ont
des propriétés syntaxiques remarquables : notamment, ils peuvent se
pronominaliser et, pour certains, devenir des clitiques et s’antéposer à leur
verbe, ce qui traduit un lien syntaxique fort entre les composants. Les
compléments d’objet, directs comme indirects, sont souvent nécessaires pour
assurer la grammaticalité de la structure, bien que certains verbes transitifs
se prêtent à des emplois absolus, sans complémentation d’aucune sorte, qui
tendent à généraliser l’action dénotée par le verbe ou demandent une
actualisation par la situation d’énonciation.
Le terme de transitivité,
assez ancien dans le métalangage grammatical, vient de l’idée que le sens de la
phrase « transite » par le verbe et transfère un élément de sens du
sujet grammatical au complément d’objet, d’un actant vers un patient qui subit
l’action. Si cette interprétation générale peut être observée dans certains cas
circonscrits, elle ne parvient pas à déterminer les effets syntaxiques, ou de
construction, que le principe de transitivité ou, plus largement, le principe
de valence verbale, est susceptible de donner. Néanmoins, l’on retiendra ici
que les objets subissent l’effet de la transitivité et, au moins à un premier
niveau de compréhension, se modifient au moins temporairement dans la mise en
discours.
Abstraction
faite du travail, que je devais réapprendre, mes trois premières années de thèse
doctorale se déroulèrent dans une certaine sérénité. Les premiers mois où je
consommais la rupture, je lisais énormément, sans écrire ou presque ; ça a
été, de mémoire et depuis mon adolescence, mon plus long hiatus. Je ne souffre
pas de la page blanche, je le disais plus haut ; mais j’ai des désenvies
d’écrire qui m’arrivent par vague, par ondulation, et me distraient suffisamment
pour m’éloigner de la plume et du clavier. Je m’inquiétais, à mes vingt ans, de
ces choses, mais je n’en préoccupe moins à présent. C’est comme une grippe ou
un mal de tête, une fatigue soudaine ou un coup de nerfs qui assomme sur
l’instant mais qui toujours finit par guérir. Une année cependant, ce fut long,
même pour moi ; heureusement, la recherche me contraignit un moment donné
à revenir à l’écriture, ne fût-ce que pour commencer une architecture ou un
plan, ne fût-ce que pour les premières communications en colloque, les premiers
articles, les premières diapositives que je me devais de prendre en charge.
Le
retour à l’écriture fut aussi, pour moi, un retour à la vie et à la société. Je
n’avais quasiment vu personne une année durant, si ce n’est ma directrice de
recherche à quelques mois d’intervalles. Je saluais poliment les
bibliothécaires, parfois je motivais un regard gracieux à destination d’une
hôtesse de caisse ou d’une pharmacienne ; mais rien de plus. Je n’avais
plus d’amitiés, C. avait tout pris avec elle — à sa décharge, elle les avait
toutes amenées ; je m’étais habitué au confort, voilà tout —, je n’avais
pas encore Béhémoth, ma chatte grise et blanche qui, à l’heure où j’écris ceci,
imite avec sa grâce naturelle une pomme de terre poilue sur le tapis du
salon ; et j’avais beau aimer la compagnie des mots, et j’avais beau aimer
l’étude et son sujet, je m’ennuyais de beaucoup de choses. J’ai eu un réflexe qui
m’apparaît à présent stupide, mais qui nourrissait une curiosité lointaine et
me semblait être la seule échappatoire possible : je m’inscrivis sur un
site de rencontres amoureuses. Au mieux, pensais-je, j’aurais une nouvelle
expérience ; au pire, je discuterais avec une nouvelle inconnue. Peu
savais-je alors qu’il pouvait y avoir pire encore.
À
ma grande surprise, je rencontrai quelqu’un assez vite après mon inscription.
Il faut dire que j’étais là dans mon élément : malgré ma plastique plutôt
rondouillarde, ma calvitie déjà visible et mon dégingandage incontrôlable,
toute discussion s’effectuait à l’écrit, et c’était ma spécialité. Quelques
fois, je me suis demandé jusqu’à quel point je manipulais ainsi mon style,
j’arrondissais mes périodes, je travestissais mes sentiments. Si je n’étais
point responsable de ce qu’on comprenait de mes mots, j’étais sans doute responsable
de la façon dont je les tournais — on peut s’étonner de cette modalisation*,
mais j’y viendrai plus tard. Reste cependant que j’ai eu beaucoup, beaucoup de
succès via ce type de sites, que la relation ne resta qu’épistolaire ou qu’elle
se finit entre un drap et un coussin ; mon premier rendez-vous ainsi
trouvé fut cependant plus pitoyable. La femme au nom dont j’ai oublié jusqu’à
l’initiale habitait non loin de chez moi : je m’y rendis et rentrai à
pied. Son appartement était petit, je passais du temps à étudier sa
bibliothèque tandis qu’elle alla chercher deux verres de vin dans la
kitchenette attenante. Elle revint, je m’assis sur le sofa, elle posa la main
sur ma cuisse — là où cela s’arrête de s’appeler une cuisse — et
j’éclatais en sanglots. Une année de cristallisation triste soudainement se
brisa : pauvre éconduite qui espérait prendre du bon temps, la voilà
consoler un inconnu. Par pudeur, par gêne ou par contrainte, elle fut assez
sympathique pour me rassurer maladroitement. Je me souviens la remercier à
chaudes larmes, m’excuser de n’avoir pu, ne serait-ce que lui rendre sa
caresse : j’étais comme tétanisé, je ne pouvais pas même l’effleurer.
Quand elle essaya de m’enlacer, puisque j’étais dans un état lamentable, je la
repoussais mollement.
Le
chemin du retour me fit du bien. C’était le plein hiver — C. m’avait quitté au
réveillon de la Saint-Sylvestre, nous étions un an plus tard, vers le nouveau
février —, la neige tombait grise et sale, d’eau et de particules mêlées.
J’avais ouvert ma veste et les derniers boutons de ma chemise, une chemise
noire que j’aimais particulièrement et que j’ai gardée, même si elle ne me va
plus depuis, et je respirais entre deux grosses larmes creusant leurs sillons
sur mes joues glabres. La morsure rouge du froid me congestionnait la gorge,
des percussions rythmaient mes pas sur les tempes, mon bras gauche, endolori,
me faisait craindre une crise cardiaque. Arrivé à l’immeuble, arrivé dans
l’ascenseur, arrivé chez moi et fermer la porte : c’était comme si les dix
années aux côtés de C. n’avaient jamais existé. Je me réveillais d’un long
sommeil, je devenais une nouvelle personne et j’avais tout à connaître de moi.
Un peu comme le Docteur de la série télévisée, j’ouvrais les placards et le frigo,
je sortais tout, je me fis un gratin de choucroute arrosée de cassoulet et d’un
fond de rhum de cuisine à l’odeur âcre, qui heureusement pour moi ne flamba
point malgré mes doigts noircis aux alumettes.
Comme
je n’aime pas le gâchis, je me fis un point d’honneur à finir le lendemain les
restes à moitié cru que j’avais préparé la veille ou, plutôt, quelques heures
auparavant. De cette expérience, je retins plusieurs choses : qu’il ne
fallait pas garder les rancœurs trop longtemps, ça pouvait sortir au plus
mauvais moment et gêner des inconnues ; que le froid, quand on le
choisissait, remettait les idées en place ; que le cassoulet en boîte,
c’était dégueulasse.
Fiche 3
Modalisation (énonciation)
La modalisation renvoie à un
phénomène impliquant l’énonciateur ou l’énonciatrice au sein de ses paroles et
l’expression de son attitude propre au regard de celles-ci. À partir de
l’assertion, qui serait la forme neutre ou neutralisée du discours et qui se
bornerait à établir des faits, des propriétés et des opinions indépendamment de
leur validité ou de leur pertinence, il est possible de les exprimer sous la
forme d’un ordre ou d’une obligation (modalité déontique), de la remettre en
question (modalité épistémique), de la nier, etc. Le nombre de modalités et les
limites de la notion de modalisation sont abondamment discutés dans le
champ des sciences du langage, sans qu’une théorie unifiée ne puisse, encore
aujourd’hui, être mise au jour. La modalisation est généralement prise en
charge par des modalisateurs, des outils grammaticaux divers qui marquent cette
attitude du locuteur ou de la locutrice. Ce peut-être un adverbe, une inversion
VS, voire un signe un ponctuation ou une intonation particulière à l’oral. Une
fois encore, la nature et le nombre de ses marqueurs, tant dans le cadre
restreint de la langue française ou le cadre élargi des langues du monde, sont
discutées.
Une hypothèse maximaliste fait de
la modalité non une variation, mais bien l’essentiel, si ce n’est la totalité
de nos interactions et de nos productions verbales. Même une simple assertion
peut témoigner d’une modalité négative ou muette, témoignant une certaine
disposition énonciative dans la mesure où prendre la parole, c’est déjà
s’inscrire au sein d’un rapport de force entre plusieurs personnes, qu’il
s’agisse d’une posture professorale, dans le cadre d’une vérité scientifique
par exemple, testimoniale, philosophique, etc. La neutralité discursive
n’existe pas en tant que telle, du moins, pas lorsque nous dépassons le domaine
étroit de la morpho-syntaxe et des éléments objectivement et explicitement cités
dans le discours : mais la morpho-syntaxe seule est incapable de nous
permettre de communiquer.
Mon
contrat doctoral durait trois ans. La quatrième année, sur les judicieux
conseils de ma directrice de thèse, je passais un concours de l’enseignement et
une année au collège, en qualité de fonctionnaire stagiaire. Peu avant, j’avais
rencontré L., et L. m’avait quitté. Nous fréquentions un même forum sur
internet, nous découvrions que nous habitions non loin l’un de l’autre ; à
la faveur d’une soirée dans un bar à jeux, nous nous rencontrions et le
courant, immédiatement, entre nous se fit. Elle avait de très longs cheveux
noirs et un visage émacié ; de longues mains qui enfermaient les deux
miennes sans mal dans une seule des siennes. L. était traductrice, et parlait couramment
quatre langues : elle m’impressionnait beaucoup, moi qui ne connaissais
alors guère que le français, baragouinais de l’anglais et ne connaissais de
l’espagnol que quelques voyelles. Elle n’avait, en revanche, aucun goût pour la
recherche, ni l’enseignement : quand elle dut cependant passer les
concours pour vivre, comme la traduction ne rapportait pas assez, ce fut le
début de la fin.
L.
habitait dans des immeubles au nord de la ville, non loin d’une gare qui
l’amenait, ci et là, où elle intervenait comme professeure dans tel ou tel
collège ou lycée. Sa titularisation l’envoya dans un village de caractère,
hélas à plusieurs bornes de la cité ; et n’ayant pas le permis, il lui
fallait bien habiter là, alors qu’un train passait le matin, et le soir, alors
que l’épicier faisait office de pharmacie, de bureau de tabac et pompes
funèbres ; faisant un travail qu’elle n’aimait pas. J’essayais de lui en
dissuader, je lui expliquais que tout était sans doute une meilleure solution,
je lui proposais de vivre avec moi : elle m’expliqua, bien des années plus
tard quand je la retrouvais en des circonstances particulières que là encore je
ne détaillerai pas, qu’elle avait interprété mes réserves comme des mises au
défi, mes craintes comme des jugements hâtifs. On pourra bien dire que les
torts sont partagés, que sa fierté fut seule cause de son malheur : je me
refuse à croire la réalité aussi simple. C’est aussi parce que je n’avais su
tourner les mots comme il le fallait — ou, plutôt, parce que j’avais su les
tourner d’une certaine façon — qu’elle gravita vers cette interprétation qui,
finalement, créa son malheur.
Curieusement,
la maison qu’elle finit par louer dans ledit village était auparavant habitée
par une homonyme*. Elles se rencontrèrent brièvement, lors de la passation de
pouvoir. J’étais là, ses parents aussi : son cercle intime se limitait à
cela. La maison était charmante cependant, il y avait une belle surface et un
étage, peut-être un peu bas de plafond ; du bois et des moulures partout.
La pierre, jaune, était caractéristique de la région et lui avait donné son
nom ; il y avait une belle église un peu plus haut, une fois sortie de
l’impasse par laquelle on rentrait chez elle. Ce que j’ai retenu surtout de cet
endroit, c’était la lumière, proprement divine : il faut dire aussi que je
n’ai connu les lieux qu’à la fin de l’été et au début de l’automne, puisque L.
me quitta vers la fin novembre, qui fut particulièrement clémente cette
année-là. Au matin, le soleil rentrait avec un angle aigu, je le sentais me
brûler la peau avec une énergie particulière, que je n’ai jamais retrouvée
depuis. Les pierres jaunes participaient sans doute de cette clarté, quand je
me levais tôt, en prenant le café, je me serais cru dans un champ de blé. Il y
avait une tranquillité surtout, une tranquillité campagnarde, de laquelle je
m’étais déshabitué après avoir vécu plus de dix ans dans la grande ville. Tout
autour du village, c’était des champs, des carrières, quelques haies — pas de
forêt cependant, ou alors loin, très loin, si loin qu’on aurait pu confondre
les arbres avec la chaleur de l’horizon. On avait fait une belle balade
d’ailleurs, peu avant la rentrée, on avait bien marché deux ou trois
heures : je n’avais pas marché ainsi depuis mon jeune âge adulte. On
s’était rendu jusqu’à un site où l’on pouvait, nous-mêmes, creuser la terre
meuble pour trouver des fossiles, des coprolithes et des amanithes — j’ai
toujours les miennes, elles sont sous la fenêtre de mon salon, entre une
peluche d’écureuil et un autre bibelot vert et blanc, dont je ne situe plus
l’origine. Le surlendemain, L. me quittait. J’ai attendu le train, le seul
train du soir me ramenant chez moi, presque six heures : j’avais pris, je
crois, un Zola, du diable si je me rappelle lequel. Je ne lisais pas, dans la
gare, je ne pleurais pas non plus : je n’avais plus vraiment de larmes à
verser et, jusqu’à ce jour, je n’ai plus pleuré de tristesse.
Quand
je dis « dans » la gare, ce n’est pas tout à fait vrai. Ces gares de
province, qui sont peut-être fermées à présent, n’ouvraient plus leurs portes
depuis plusieurs années. On attendait sur le quai, sur des bancs et des chaises
usées par les intempéries, et on regardait tranquillement le soir tomber en ne
regardant pas trop fréquemment sa montre, et en guettant avec une ouïe de lynx le
moindre bruit de rails. Au loin, je voyais l’horizon et son plat, ma veste
était ouverte malgré la fin novembre — je commençais à voir un modèle se répéter
—, j’étais seul en gare, je ne lisais ni ne pleurais pas. Mes pensées couraient
un peu partout, sans particulièrement se fixer, mais elles évitaient,
étrangement, de trop se fixer sur L. ; d’ailleurs, je ne la contacterais
plus. Je n’avais pas plus recontacté C. ; mais l’une comme l’autre, à
quelques mois d’intervalles, me rappeleraient. Mes pensées, donc, allaient de
ci, de là. Je repensais à un jeu vidéo, The Neverhood, que j’avais
refait quelques jours auparavant et à ses graphismes, entièrement faits en
plasticine et en pâte à modeler, la chose était bluffante ; je repensais au
concours d’enseignement que je préparais, l’année suivante, j’irais enseigner
moi-même au collège et j’avais peur d’être aussi malheureux que L., qui était
pourtant plus expérimentée que moi, mais bien plus triste que moi ; je
repensais aux cours que je devais donner la semaine suivante aux premières
années, à la fin de mon contrat doctoral, à ma thèse de doctorat ; je
repensais à l’horizon plat.
Parfois,
je faisais mine de m’ennuyer ; alors, je sortais de mon sac à dos, où
j’avais empaqueté un caleçon propre que je mettrais, finalement, chez moi, une
brosse à dents et un chargeur de téléphone, le roman que j’avais pris. Je
lisais quelques mots, oubliais ce que je venais de lire, je me concentrais et
trouvais ça édifiant, je sautais quelques pages et m’édifiait un peu plus. Le
soir tombait, la nuit était là. Je me souviens avoir eu peur, dans le silence
de la nuit, sur le quai de cette gare solitaire, n’entendant que mon souffle et
le souffle du sol gris et bleu, je me souviens avoir eu peur que l’on m’agresse
et me vole — quoi — mon Zola. On ne m’avait pas agressé, finalement, il n’y
avait dans mon wagon qu’une vieille, qui dormait ; un jeune avec un sac à
chat, sans chat à l’intérieur ; moi et mon Zola. Je l’avais mis, ouvert,
juste à côté de mon siège, en rentrant. Je l’ai oublié dans le train en
descendant. Bien des années plus tard, alors que l’on m’avait invité à un
séminaire, j’en volais un autre exemplaire dans ma chambre d’hôtel : sur
la cheminée, il y avait plusieurs romans.
Fiche 4
Homonymie (phonétique & orthographe)
L’homonymie est un phénomène
périphérique à la langue qui veut que deux unités ne soient reliées l’une à
l’autre non sur le plan de leur sens ou de leur forme, dans le sens
morphologique du terme, mais bien sur le plan de leur image acoustique (homophonie)
ou graphique (homographie). Les homonymes ne partagent en général aucun lien
commun et leur rapprochement n’est jamais qu’adventice : d’ailleurs, comme
la variation diachronique, diatopique, diastratique, diagénique… influence
notablement les images physiques, écrites ou orales, lesdits rapprochements
évoluent notablement selon les types de locuteurs et un duo d’homonymes, à un
moment donné du temps ou de l’espace, peut se désolidariser par évolution
naturelle, tandis que les duos synonymiques, hyper- et hyponymes, etc.,
témoignent d’une plus grande stabilité dans le temps.
Quand bien même les homonymes
sembleraient ne pas concerner, de prime abord, l’étude linguistique dans la
mesure où il ne s’agit que d’une sorte de paréidolie grammaticale, on notera
que l’homonymie peut être analysée en tant que telle dans la mesure où ces
rapprochements, tout indus seraient-ils, peuvent influencer en retour le
changement en faisant croire que ces mots apparentés accidentellement partagent
une même famille morphologique ou sémantique. Ils sont dès lors intégrés dans
tel ou tel paradigme, tant et si bien qu’ils peuvent, à terme, voir leur
morphologie évoluer ou être rétro-analysée pour mieux correspondre aux attendus
de la langue. Pour ainsi dire, et c’est ce qu’il faut retenir, la langue a
cette faculté de produire du sens même dans les endroits où il ne saurait,
croit-on, en avoir.
Que
fait un chercheur en sciences du langage, à proprement parler ? Je fais ce
travail depuis une dizaine d’années à présent, et je ne suis même pas convaincu
d’avoir une réponse définitive à cette question. Mollement, je pourrais dire
que je participe à la meilleure connaissance de l’histoire de la langue
française, mes recherches percolant jusqu’au collège par la formation des
enseignantes, et enseignants, dont l’université citera mes travaux ; plus
directement, je peux prétendre faire avancer la connaissance humaine générale
sur un sujet spécifique, la grammaire textuelle diachronique du français
préclassique et classique, et améliorer notre compréhension du monde, ne fût-ce
que par le truchement de la plus minuscule des lorgnettes. Si j’étais
parfaitement sincère cependant, je dirais que j’ai cette chance, offerte à peu,
de travailler sur des sujets qui me passionnent exclusivement et qui peuvent
attendre, des dizaines d’années parfois, avant d’attirer l’œil d’un ou d’une
autre. La recherche, en général et comme je peux la concevoir, c’est laisser
une marque sur une pierre et la jeter au loin : les vagues la submergent
ou l’emportent, des jours et des mois, avant qu’elle ne soit jetée sur une
plage inconnue. Le temps fait son œuvre, l’édacité des vagues frotte et gratte
ma main, on ne devine guère qu’une courbe et un trait, peut-être un chiffre. On
cite alors la pierre, on dit « voilà ce que MG a écrit » : et
moi je prie pour être mort, et ne pas assister au contre-sens parfait de ma
pensée.
Nous
ne faisons jamais que nous entregloser, disait Montaigne : et ce qui est
vrai pour le commun des mortels, tant le mystère de la langue ne tient pas tant
dans le fait que nous en sommes producteurs, mais bien récepteurs ; et
récepteurs parvenant à la comprendre ; est d’autant plus vrai pour cette
frange détestable des universitaires. Il est même miracle, quelque part, que le
savoir ainsi construit transsude tôt ou tard vers des strates inférieures — ou
supérieures, selon votre degré d’orgueil en entrant dans la mère nourricière — et
serve à autre chose qu’une note de bas de page. Je suis peut-être trop sévère
et avec moi-même, et avec mes collègues : mais j’ai cette idée depuis
longtemps qu’on ne peut faire de la recherche sans une dose certaine de
cynisme, et comprendre rapidement que nous serons toujours dans un dialogue de
sourds, et avec le grand public, et avec les autres universitaires, et avec
nous-mêmes.
Je
disais à l’instant que le mystère de la langue était du côté de la réception,
non du côté de la production : c’était jadis une hypothèse, j’en ai à
présent la conviction la plus forte qui soit. C’est d’ailleurs pour cela que la
grammaire dite « générative » ne m’intéresse guère, et que c’est la
textualité qui m’attire : c’est le produit fini, sous quelque forme qu’il
soit, roman, notice, tract publicitaire, article universitaire qui m’intéresse
et ce secret, dans le sens le plus religieux, le plus arcane, de la
compréhension ; et ses limites. Jadis, je pensais que seule la diachronie
pouvait être un obstacle à la compréhension, que c’était à cause de cette
langue ancienne, de références à acquérir, de culture à retrouver, d’anaphores*
à réenchaîner, que Rabelais devenait ardu, que Marguerite de Navarre
disparaissait sous les pages, que même Bossuet, par endroit, se pulvérisait en
obscurités de cathédrale. Je sais à présent que chacune de nos paroles est
inintelligible, et que nous dépensons bien plus d’énergie à comprendre ce que
nous voulons entendre qu’à écouter ce que l’on veut bien nous dire.
L.,
j’y reviens car je m’en veux encore, plusieurs fois m’avait dit douter.
Plusieurs fois m’avait-elle dit hésiter sur la voie à suivre, et plusieurs fois
m’avait-elle expliqué que ceci ou cela la terrifiait, et plusieurs fois
m’avait-elle dit qu’elle doutait de ses capacités à survivre dans ce village
aux pierres dorées. La première fois, c’était alors qu’elle préparait les
concours de l’enseignement, entre deux oraux je crois me souvenir. C’était la
fête de la musique, je me rappelle distinctement de cela : la nuit était
chaude et orange. Nous avions dîné chez elle, déjà on entendait les tambours et
les trompettes, il y avait du vin et de la bière, beaucoup d’enfants — cela
m’avait frappé, car je les détestais encore. Nous avions rejoint un parc
derrière chez elle, il y avait un terrain de jeu aux barres métalliques et aux
balançoires tristes, et le sol était fait en cette gomme molle qui fait
légèrement rebondir quand on la traverse, et qui doit faire des plaies moins
salissantes aux genoux. Elle m’avait embrassé quand je lui avais dit que
j’aimais les sols tout mous, puis il y avait eu un feu d’artifice. Là, elle
m’avait dit d’une voix sereine qu’elle hésitait, qu’elle ne voulait pas se
présenter à l’oral du concours. Je lui avais dit que je la soutiendrais quelle
que fût sa décision, mais que je pensais, avec elle, qu’elle faisait fausse
route ; elle resta silencieuse. La seconde fois, nous étions chez moi,
dans mon lit. Je fumais encore, elle crapotait parfois, et il y avait cette
odeur âcre d’amour et de goudron qui flottait, disparaissait en volutes grises
et noires et se collait à nos peaux moites ; c’était l’été, quelques jours
plus tard, et je lui répétais la même chose. Au mot près : je n’ai la
mémoire ni des chiffres, ni des odeurs, mais les mots sont organisés en
catafalque dans mon crâne, une fois prononcés. Archivés, catalogués, je me
souviens précisément de tout. Je les réarrange parfois, je cherche la
musicalité qui me les rende agréable — car quitte à se répéter, autant jouer la
ritournelle ; mais une fois trouvé les mots idoines, qui me semblent
idoines, je les reprends et les redonne. Elle soupira et se blottit entre mon
aisselle. La troisième fois, ce fut en me quittant. Plus tard, elle m’apprit que
je n’entendais d’elle que ce qu’elle me dit, et qu’elle voulait que j’aille
au-delà, que je comprenne ce que moi seul pouvais comprendre. Je lui reprochais
d’attendre de moi cela, de saisir ce qu’elle-même avait du mal à formuler ;
l’instant d’après, je me retrouvais à la gare, sans larmes et sans lire Zola.
Le
mystère de la langue ne réside pas dans la production de l’énoncé. Le mystère
de la langue réside dans sa réception. Ce que nous voulons dire, ce que nous
disons effectivement, cela n’a guère d’importance : cela sera finalement
perdu, les langues disparaissent et ne sont plus parlées, nous finissons bien
par mourir, les bandes magnétiques se brûlent, les disques se fendillent, tout
est corrompu. Dans mille ans, que restera-t-il des langues qui ont prononcé ces
mots, que restera-t-il des marbres et des glyphes, la jarre de terre cuite sera
détruite et le morceau crucial, sous l’anse, ne sera plus jamais retrouvé. Ce
qui restera, ce ne sera jamais que quelques traces, que l’on peut toujours
reconstruire, que l’on peut toujours redessiner ; c’est un son qui n’est
plus qu’un phonographe, c’est un signe dont la main n’a peut-être jamais
existé. Mais ce qui nous parvient — et ce qui nous parvient n’est jamais qu’une
trace, même en face de notre aimée, même en parcourant des lignes pulsées sur
notre écran d’ordinateur —, cela suffit pour l’interprétation, cela nous
convient : on s’arrête à ce qu’on entend, et on y répond en conséquence.
Et quand bien même collerions-nous au plus proches de ces discours, quand bien
même serions-nous prosecteur de chaque mot, de chaque phrase, quand bien même répondrions-nous
d’une façon ad hoc ; rien ne nous dit que le sens n’est pas là où
il y avait du silence, rien ne nous dit que le discours était insensé, plutôt,
a-sensé, et que la confiance que l’on nous portait fut ainsi trahie.
J’ai
trahi L., en lui répondant ; je l’ai trahie, car j’aurais dû me taire et
mieux comprendre. Mais parce que j’aime les discours et que j’aime les
paroles ; et que mon catafalque était bien rangé, de mots jolis mais de
mots morts ; et que je pensais que L. voulait que je la soutienne, alors
qu’elle voulait que je l’aide ; je l’avais trompée, et elle en ressortit
plus malheureuse que jamais. Je revis L., bien des années plus tard, par
hasard. Sa vie était compliquée. Elle me dit que j’étais la meilleure chose qui
lui était jamais arrivée : je restais silencieux. Elle devait me rappeler
le lendemain. Elle ne l’avait jamais fait. Ce silence-là, je le compris, un peu
tard, je crois ; mais je le compris.
Fiche 5
Anaphore (grammaire
textuelle)
On appelle communément anaphore,
en grammaire de texte, une expression linguistique dont l’interprétation dépend
d’une autre expression, généralement située en amont mais aussi, parfois, en
aval de celle-ci (on parle alors de cataphore). Par excellence, les
pronoms, en français comme dans d’autres langues, sont des instruments
anaphoriques, dans la mesure où ils ne s’interprétent qu’en relation avec une
expression référentielle, dite leur antécédent. D’autres structures sont
susceptibles de prendre part à une chaîne anaphorique, comme certains groupes
nominaux voire certains verbes ; et la régulation de l’emploi des
anaphores, ainsi que leur bonne interprétation, est un paramètre important de
la textualité, soit du fait qu’une suite de phrases soit considérée comme
formant un tout interprétable en tant que tel.
On retiendra cependant qu’en tant
qu’outils de reprise, les anaphores ne sont jamais parfaites, quand bien même
les pronoms tendraient à reprendre exactement la matière référentielle de leur
antécédent. L’emploi d’une anaphore témoigne toujours d’un choix, conscient, du
locuteur de ne pas répéter un référent et, partant, ouvre la porte à une incertitude,
voire un faux ou un contre-sens. Toute anaphore est le lieu d’une
interprétation, et même dans le cadre d’une répétition au même, la seconde
mention du référent ne sera pas tout à fait identique à la première, dans la
mesure où elle s’est chargée des événements, notamment liés aux phénomènes de
transitivité, dans lesquels a pris part ladite première mention.
L’unique
année passée au collège, en qualité de fonctionnaire-stagiaire, fut sans doute
la pire de mon existence sensible. Encore maintenant, en écrivant cela, j’ai
pesé et soupesé le poids de ces mots, mais toujours j’arrivais à cette
conclusion : cette année fut la pire de mon existence sensible. Certes, il
y a derrière cette analyse une raison personnelle, et de celle-ci je ne
parlerai pas ; mais il y a surtout une raison professionnelle — des
raisons professionnelles, plutôt — liée au travail d’enseignant, à ma disposition
d’alors pour l’accomplir, et à la formation générale qu’on me fournit pour ce
faire. Mais ces malheurs-là sont connus, ils sont même plutôt communs : il
n’est un mystère pour personne que ce métier est difficile, et que rares sont
les débutantes, les débutants, qui immédiatement y parviennent ; il n’est
un mystère pour personne que la formation est nécessairement décevante voire
frustrante, on la change suffisamment pour en être convaincu. Reste, dès lors,
ma disposition d’antan, sur laquelle je peux revenir.
Même
si ma scolarité secondaire ne fut pas toujours évidente, principalement à cause
de mes compagnons de souffrance éducative qui prirent un malin plaisir,
souvent, à m’humilier de bien des façons, je gardais un souvenir plutôt bon des
professeures et professeurs qui m’accompagnèrent jusqu’au baccalauréat. Je leur
trouvais, surtout, des qualités intellectuelles impressionnantes : de la
rigueur, de la diligence, de la subtilité. Même maintenant, quand bien même
serais-je plus diplômé, ne serait-ce, que la moindre d’entre elles, que le
moindre d’entre eux, quand bien même aurais-je dans ma discipline creusé le
sujet, peut-être, davantage que tous mes profs de français ; mes souvenirs
les castastérisent encore, ne serait-ce parce qu’ils m’ont donné le goût de
l’étude et de la lecture, de l’écriture, qui m’accompagne encore aujourd’hui.
En revanche, je me découvris professeur médiocre, pédagogue stupide, didacticien
maladroit. Il faut le comprendre, du moins c’est ce que j’ai ainsi compris, que
l’on n’enseigne point de la même façon à l’université, à l’école, au collège et
au lycée : et j’admire la plasticité itinérante des remplaçants forçats,
qui savent s’adapter conséquemment. J’aime enseigner à l’université, et on me
prête généralement des qualités dans cet exercice : mais c’est surtout que
le dialogue universitaire me plaît davantage que la production du savoir. La
réception, encore et toujours : non la production. La dialectique
grammaticale se prête particulièrement bien à cela, et les plus anciens manuels
de langue, les vieils ars grammaticae de Priscien et les manuels
pré-maupassiens de se présenter sous la forme de questions et de réponses
mêlées, comme un maître interrogeant un élève, et l’échange de permettre
d’atteindre le vrai. Il n’y a de connaissances que de mouvances et, à l’instar
des constructions louches* de Vaugelas, l’interprétation n’est pas donnée a
priori mais bien a posteriori, et n’est jamais que temporaire. Chaque
cours que je puis donner à la faculté n’est vrai qu’à ce moment-là du temps, et
il ne suffit d’un rien, souvent, pour que cette précision soit offerte, pour
que cette analyse soit controuvée, pour que collectivement, la promotion
réfléchisse à ce qui est juste ou non. L’université peut se permettre d’être
imprécise, car nous ne fournissons pas franchement des connaissances,
contrairement à ce que l’on peut croire : l’on offre un accès critique au
savoir, aux hypothèses que l’on apprend non à évaluer en tant que telles, mais
à comparer. Il ne s’agit pas ici de créer du consensus, mais d’amener à
réfléchir à ce dernier, à confronter les solutions et donner les conditions de
jugement qui permettent, naturellement et légitimement, à privilégier celle-ci
ou celle-là, jusqu’à preuve du contraire ; il s’agit de construire une
tête bien faite, plutôt qu’une tête bien pleine.
Ce
n’est pas le cas, cependant, de l’enseignement secondaire, du moins, de
l’enseignement secondaire que l’on voulait me faire commettre, plutôt, que je
devais commettre. Il y avait une sorte d’hypocrisie, dans la façon dont on me
présentait une pédagogie bienveillante et comme axée sur les besoins des
enfants, de l’autre les contingences de l’enseignement lui-même qui empêchait,
ou du moins rendait difficile ou particulière, l’application même simplifiée
des grands préceptes qu’on nous offrait. Cette année-là du reste, je devais
concilier et mon travail de recherche — et hors de question de mettre ça sous
cloche, je me devais de poursuivre — et mes activités d’enseignement, et une
relation à longue distance avec ma petite amie d’alors, celle dont je ne
parlerai point ici. Je dormais peu, je travaillais salement, j’avais grise
mine : j’ai quelques fois eu des abattements, au point du jour, et des
moments où je soupirais longuement au volant de ma voiture arrêtée. J’avais
repris la cigarette, alors que j’avais arrêté avec assez de succès ; je
prenais du poids ; mes bras étaient plus lourds que jamais. Je n’ai jamais
fait l’usine, le travail le plus triste que j’avais fait jusque là, c’était
quelques mois dans un central téléphonique bancaire, où je devais vendre à de
plus pauvres que moi des crédits à la consommation : mais l’aliénation,
dans le sens le plus politique, marxiste du terme, je l’ai véritablement connue
au collège. L’établissement où j’officiais était situé en franche campagne,
c’était une école, m’avait-on dit, qui avait toutes les qualités pour être en
zone d’éducation prioritaire, mais qui ne l’était pas, le préfet ou le
président de région, que sais-je, l’avait surclassé pour ne pas donner mauvais
genre à sa politique. Les enfants étaient sans doute les plus volontaires que
je connaissais, mais il y avait quelques électrons libres, libertaires bien
plus intelligents que moi, anarchistes pyromanes et sympathiques, paumés
attachants et têtes-à-claques. J’ai toujours été bon élève, raison sans doute
pour laquelle je me plais aussi bien dans le milieu de la recherche ; mais
j’ai toujours comme admiré les cancres et les échouants, comme la mouche est
fascinée par la lumière. Comme professeur, je détestais les fayots et les bons
élèves, et ne pouvaient m’empêcher d’aimer les voyous qui me rendaient les
cours impossibles. Le terme est peut-être un peu fort : disons que je les
comprenais, comme j’étais moi-même coincé dans cette mission alimentaire en
attendant qu’une place se libère à l’université, ce qui arriverait, à mon grand
bonheur, l’année suivante.
La
rentrée du personnel marqua mon premier retour dans un établissement du
secondaire depuis mes années lycéennes. J’y retrouvais cette odeur triste des
devoirs à faire, ce noir des rêves enfermés, cette pesanteur du lundi matin qui
me tordait les boyaux, jadis, alors que je me rappelais des Bugs Bunny de la
veille au soir. Encore maintenant, je ne peux regarder un dessin animé de la
Warner sans avoir des relents d’exercices de géométrie ou de verbes
irréguliers. J’étais, de loin, le plus jeune de l’équipe, il n’y avait là sinon
que de vieilles routardes de l’enseignement et de poussiéreux maîtres de latin,
convertis faute de public à l’allemand ou, dans le pire des cas, aux sciences
physiques. La réunion préliminaire avait lieu dans le réfectoire, une grande et
belle salle aux murs blancs, sans vraiment de décorations : on avait organisé
les tables à la façon d’un séminaire, et j’avais pris beaucoup de café. Moins
que mes collègues, dont l’amitié était acquise par corporation, je m’acoquinais
beaucoup avec les dames de l’entretien qui, c’est là un secret de Polichinelle,
sont les véritables maîtresses des lieux. J’ai toujours entretenu, du reste, de
meilleure relation avec ces agentes qu’avec les autres : comme j’aime
faire le ménage davantage que la recherche, je ne peux que me sentir proche de
ce noble corps que j’aurais sans doute rejoint, si les hasards de la vie ne m’avaient
pas permis de me tenir tranquille dans une chambre.
Comme
j’étais stagiaire, je ne donnais cours que trois jours sur cinq, les lundis,
jeudis et vendredis ; les mardis et mercredis étaient consacrés à la
formation professorale. Je passais, pour ainsi dire, ma vie dans les transports :
pour rejoindre le collège, je prenais la voiture ; pour aller et revenir
de la formation, je préférais prendre le train, pour me reposer de la route et
préparer mollement mes cours et, malgré tout, avancer dans mon travail de
recherche, soumettre mes premiers articles dans des revues à comité de lecture,
progresser dans mes réflexions. Je n’avais qu’un mi-service, une dizaine
d’heures peut-être : je commençais le lundi à 8h, je terminais à midi, le
jeudi était quasiment ininterrompu ; le vendredi, je terminais à 17h,
lessivé généralement. Pour changer, je soupirais parfois dans ma salle de
classe, plutôt que dans ma voiture : j’effaçais le tableau blanc, je
rangeais les tables en désordre, je ramassais les boulettes de papier lancées
au sol, pour aider les collègues qui passeraient après moi tout nettoyer. On le
croira cependant : mais je n’ai jamais entendu une insulte à mon encontre,
les parents n’avaient que douceurs à la bouche, les élèves m’ont même offert un
stylo à la fin de mon année scolaire, comme pour me remercier de
je-ne-sais-quoi. Objectivement pourtant, ouvertement, j’étais sans doute le
pire des professeurs de français que l’on pouvait imaginer : doux quand il
fallait être dur, dur quand je pouvais être doux, je conchiais comme je conchie
encore l’autorité, et ne pouvais m’autoriser à être ce précepteur que
l’institution voulait absolument que je sois.
Les
formations pédagogiques qu’on nous offrait était stupides pour la plupart,
déconnectées du réel souvent : seul l’un de nos formateurs, qui savait
pertinemment bien que je partirais à la fin de l’année, nous fournissait des
cours « clés en main » susceptibles de tenir en émoi la plupart de
nos ouailles, quelques heures ne serait-ce. En passant dans les couloirs de
l’école formatrice, j’entendais souvent sangloter, je croisais les mêmes yeux
vides. Surtout, il y avait cette frustration de voir qu’on s’adressait à moi, à
mes collègues, comme à des enfants attardés, alors que nous étions Maîtres,
alors que j’étais bientôt Docteur. Je pense que la plupart de nos formateurs
étaient carriéristes, et ne rajoutaient là qu’une ligne complémentaire sur leur
CV avant de rejoindre tel ou tel cabinet, et faire monter en grade un ministère
enfariné ou une sous-préfète convaincue d’avoir raison. Entre, cependant, les
salles de classes qui m’ennuyaient et qui me faisaient devenir un dangereux
autoritaire ; et les salles de classes qui m’ennuyaient et me
transformaient en un adulte imbécile ; il ne restait guère que Béhémoth,
ma chatte adorée, que j’avais adoptée peu de mois auparavant et qui me
consolait de ronrons, de câlins et d’embrassades à chaque instant. Souvent, en
plaisantant, je dis qu’elle m’a jadis « sauvé la vie » : c’est à
ça, que je pense. Alors que la lumière progressivement me quittait, alors qu’il
était fatigant, même, de penser, alors que j’étais, peut-être pour la première
fois de mon existence, médiocre dans ce que j’accomplissais et n’en tirais
aucun plaisir ; il me suffisait d’entendre les piaillements aigus de la
bestiole poilue derrière la porte, avant même que je ne l’ouvrisse, il me
suffisait de la voir lever la queue très haut, et la frétiller, il me suffisait
de toucher son poil doux, si doux qu’on la croirait faite de guimauve
rose ; pour immédiatement me sentir chez moi.
Cette
année ne dura jamais que dix mois. Je rejoignis un poste d’enseignant
contractuel à la faculté la rentrée suivante, j’entamais sérieusement la
rédaction de ma thèse : ma petite amie revint en France, mais c’était déjà
le début de la fin. Je me souviens participer à la réunion de pré-rentrée dans
un amphithéâtre miteux : après la réunion, j’avais demandé une cigarette à
un prochain étudiant. Le campus avait une sorte de cour intérieure qui
distribuait deux ou trois bâtiments de cours et un bâtiment administratif, une cantine
associative qui servait des sandwichs trop petits et du café brûlant. Les bancs
de métal vert faisaient mal aux fesses. J’ai passé, dans cette cour, certains
de mes meilleurs moments.
Fiche 6
Construction louche (histoire de la
grammaire)
Le terme de construction louche
nous vient de la grammaire classique et a été notamment popularisé par
Claude-Favre de Vaugelas, remarqueur à l’influence déterminante pour la
discipline grammaticale. Dans son article « Netteté de
construction », le Savoisien appelle ainsi des structures qui
« sembl[ent] regarder d’un costé, & elle[s] regarde[nt] de
l’autre » (sic). Notamment, il appelle ainsi les phrases, ou les
périodes, dans lesquelles une conjonction de coordination, par exemple, semble
unir deux groupes nominaux de fonctions distinctes, comme un sujet et un objet,
alors qu’elle est davantage un joncteur introduisant un nouvel argument ou un
nouveau membre de la période. Le flottement interprétatif crée une maladresse,
toujours selon ce remarqueur, que l’on trouve pourtant chez bien des grands
auteurs.
S’il est vrai qu’une lecture mot à
mot, comme cela est la norme chez Vaugelas, peut créer un embarras
interprétatif, l’ambiguïté est cependant très rapidement levée par la lecture
et même l’Académie française, que l’on sait pourtant forte d’Aristarques,
jugera dans ses Observations sur les Remarques de M. Vaugelas que sa
réserve, bien que compréhensible, témoigne d’un excès de prudence. Il demeure
cependant vrai que certaines conjonctions peuvent créer des incertitudes
ponctuelles d’interprétation et faire regarder à gauche, comme à droite :
mais généralement, ces incertitudes sont rapidement levées.
Au
restaurant russe où l’on fêtait ma soutenance, je n’avais pas un appétit
démesuré. Je trouvais le borsch trop salé, le poisson puait la viande, je
trouvais le vert de ce brocolis scabieux. Malgré la soutenance, malgré la fin
de ces cinq années de travail et même si je ne pensais pas — encore — à ce qui
m’attendrait, à la suite de mon parcours à l’université, peut-être aux futurs
contrats post-doctoraux, voire de maître de conférences, que je dégoterais, j’étais
loin d’être heureux, à dire vrai. Au commencement, j’avais mis ça sur le compte
de la fatigue, de l’esprit double qui est à la fois au four, et au moulin, qui
soutient encore, alors que je m’efforçait d’aimer la soupe. Il aura fallu que
ces amis me quittent, que nous nous éloignions avec ma petite amie, pour
comprendre qu’en réalité, je n’étais pas avec les personnes que je voulais.
Mais, finalement, je me rendis compte que je ne pouvais, alors, partager ce
moment important de ma vie avec quiconque. Des amitiés, je n’en avais guère, si
ce n’était aucune ; ma famille ne venait pas, ma mère m’ayant dit plus
d’une fois qu’elle ne s’intéressait point à ce que je faisais, se jugeant trop
stupide pour comprendre, malgré mes blandices, malgré mes réassurances ; Béhémoth
n’avait pas beaucoup de répondant. Comprendre cela ne m’a cependant pas rendu
particulièrement triste, et je n’en ai pas tiré une quelconque gloire ;
j’étais désabusé, peut-être.
Je
pense rarement au futur*. Des années d’incertitude sur ma scolarité, où l’on
était toujours menacés de partir ou d’être séparés ; puis du
précariat ; puis du précariat encore ; m’ont empêché d’être assuré de
ce que je ferais, ni où je serais, l’année suivante ni celle d’après. La
stabilité vint finalement, même si de guingois : j’attendis cependant longtemps
l’assise de la chaire. Quoi qu’il en fût, je me rendis compte que je n’avais
pas franchement pensé au jour de la soutenance comme d’un événement marquant ;
il était comme fondu dans une suite ininterrompue de journées de travail et de
journées de repos, et l’événement en lui-même, stimulant et décevant,
ressemblait aux colloques dont je commençais à avoir l’habitude, aux
discussions et aux leçons de choses que j’avais depuis quelques années à
présent, même le repas qui suivait, le « pot de thèse » comme on
l’appelle, n’avait comme seule différence avec ceux des journées d’étude que
son origine, puisque j’avais été aux fourneaux, ma future ancienne petite amie et
mes futurs anciens amis aussi — même si, à cette heure, je ne puis me rappeler
précisément ce qu’ils avaient apporté. Des années plus tard, je repense à cet
événement étrange en me demandant si j’avais dû être plus enjoué, plus heureux,
plus excité : mais le souvenir de la journée et de la nuit s’étiole, la
nuit passée dans des bras qui ont depuis disparu, à une table à laquelle je
suis le seul demeuré, le jour passé dans une salle de faculté dans laquelle je
ne travaille pas, à parler d’un sujet de recherche qui devint depuis ma
première monographie, mais que je n’explorerais sans doute plus jamais. Qu’on
ne s’y trompe : ce n’est pas la futilité de la chose que je regrette, il
faut bien en avoir conscience pour faire de la recherche ; mais bien
l’idée, fantasmée, fantasmagorique, que cet événement aurait dû davantage me
marquer. Finalement, je n’aurais retenu que la soupe trop salée du restaurant
russe, la place du coin où j’ai enlevé, au bout de quelques heures, la cravate
qui m’alassait, cette lumière tamisée et jaune qui me reposait les yeux.
J’aimais
beaucoup ce restaurant et, plus que mon appartement que j’aimais beaucoup
pourtant, c’est encore ce que je regrette le plus de mon départ. C’était ma
petite amie d’alors qui me l’avait fait connaître, il était auprès de
l’appartement qu’elle occupait jadis, une gargotte étudiante vétuste au sommet
d’un escalier borgne qui respirait la tranquillité et l’intelligence. Nous
aimions nous y rendre périodiquement, tous les trois ou quatre mois, le moindre
événement notable, un succès, une défaite, une élection, nous invitait à y
manger. Je prenais toujours la même chose, elle changeait à chaque fois.
Parfois, le patron et ses serveurs descendaient pousser la chansonnette pendant
que nous mangions, au milieu d’un portrait orthodoxe et d’un autre, bien moins,
de Poutine ou de Gorbatchev. Ce fut, d’ailleurs, le dernier restaurant que nous
fîmes ensemble.
Le
lendemain, c’était quelques mois après avoir défendu ma thèse, nous nous
quittions. Le bortsch était bien meilleur que la nuit de ma soutenance :
il était pourtant tout aussi salé.
Fiche 7
Futur (sémantique verbale)
Les verbes du français sont
organisés en modes et en temps, qui permettent, respectivement, de saisir le
procès verbal selon sa relation avec la réalité du discours dans lequel il
s’insère, et d’en préciser le déroulement temporel, selon des notions liées à
l’antériorité et à l’ultériorité de tel ou tel événement au regard de tel
autre. Le futur, dit parfois encore « futur simple », est un
temps du mode indicatif dont le rôle premier est d’indiquer que le procès a eu
lieu après les autres : c’est, codé dans la conjugaison du verbe français,
la forme la plus ultérieure qui soit au sein du système de la langue. Historiquement,
le paradigme du futur est issu d’une périphrase verbale latine, déjà présente
en latin classique mais qui s’est démocratisée en latin tardif en remplacement
du futur synthétique qui existait dès lors. La périphrase mettait à profit le
verbe habeo, dans un sens proche de l’injonction ou de l’irrémédiable,
qui a été ensuite réanalysé comme morphème et terminaison verbale.
À l’instar de la plupart des formes
verbales du français, le futur se prête à des interprétations modales qui
transcendent son emploi temporel bien que les frontières entre ces usages
soient plus mollement déterminées qu’ailleurs. En effet, les interprétations
dites « historique », « épistémique »,
« prophétique » etc. prennent toutes en compte un événement ultérieur
au moment de l’énonciation et exploite, en ce sens, la temporalité propre du
futur : en ce sens, on ne saurait l’employer sans envisager la réalité
inéluctable du procès, dans quelque configuration que ce soit.
Après
mon année de collège, je dégotais un contrat d’assistant de recherche, qui fut
renouvelé l’année suivante conformément aux possibilités qui m’étaient alors
offertes par décret. Ces deux années furent aussi des années de célibat
flamboyant, que je n’avais en réalité jamais vraiment connu de mon existence. J’ai
passé toute mon enfance et mon adolescence seul ou presque, sans vraiment être
amouraché de quiconque et à quiconque. Il y eut bien, ci et là, quelques cils doux
qui attirèrent le regard, le mouvement d’un bracelet ou d’une jambe, une
caresse : mais, d’une part, je me consacrais davantage aux études qu’aux
filles, ma mère m’avait bien mis en garde et mes diplômes, me disait-elle,
valait mieux que les sourires ; d’autre part, je ne m’aimais absolument
pas, ni physiquement, ni mentalement. Je ne me trouvais pas vraiment de
qualités, j’étais petit et obèse, timide et maladroit, étrange à moi-même et
souvent insupportable. C’était malgré moi au commencement, puis un art cultivé
ensuite : et puis, la force de l’habitude aidant, je m’étais enfermé dans
ce rôle bizarre d’orgueilleux ventripotent, marmottant d’obscures vaticinations
et affectant un air supérieur en tout, de la façon dont je me servais un verre
d’eau à la signature que j’apportais à un quelconque document administratif.
Mes premières années de faculté furent du même tonneau : j’avais au moins,
pour moi, l’assurance et la conviction de réussir en ce que je faisais, et cela
me suffisait. C’était alors que je rencontrais C., et que tout changea :
car à présent, je voulais m’améliorer pour lui plaire, quitte à me travestir,
quitte à compromettre ce que je pensais être mon intégrité absolue et
inadultérable. Je rasais ma barbe, je prenais davantage de douches, j’apprenais
à me taire même s’il me fallait encore apprendre à écouter. Mais comme C. fut
ma première, et qu’avec elle je restais dix ans ; comme avant, il n’y
avait que moi ; et comme après, il n’y avait que moi : je n’étais pas
célibataire auparavant, comme je n’avais rencontré personne, et j’étais
célibataire auparaprès, comme je n’étais plus avec quiconque. Libre de tout et
de toutes, surtout, je continuais alors à m’explorer et sortais davantage, allais
sur les sites de rencontre, me frottais à toutes les peaux, à toutes les
formes, à tous les charmes : aucune morphologie* ne me résistait, mais
toujours restais-je honnête et avec moi-même, et avec celles-ci du moins,
toujours essayais-je de rester honnête. La femme dont j’ai oublié jusqu’à
l’initiale avait accueilli mes larmes ; les suivantes auraient droit à mes
rires. J’ai rencontré bien des femmes, j’en ai fréquentées certaines, d’autres
sont devenues, depuis, de véritables amies : surtout, j’ai eu cette chance
inégalée de connaître d’autres endroits et d’autres lieux, d’autres métiers, et
d’envisager dans un instant l’intégralité du monde qui aurait pu être mien, si
j’avais été meilleur en mathématiques, si j’avais été pire en éducation
physique ; si j’étais né riche, si j’étais né noir ; si mon nom
commençait par une voyelle, si mon prénom avait une syllabe de plus.
Je
me souviens, en vrac : de cette infirmière qui avait chez elle une dame-jeanne,
dans laquelle elle brassait sa propre bière ; de cette vendeuse
d’électro-ménager, qui m’avait dévoré alors qu’elle m’invitait à essayer le
dernier jeu vidéo indépendant qu’elle avait téléchargé ; de cette
étudiante en communication qui était partie bien une demie-heure, en ville, en
quête d’un préservatif et qui l’avait finalement trouvé dans la poche de son
manteau, alors qu’elle revenait bredouille ; de cette apprentie-pâtissière
sur le ventre de laquelle j’avais mangé le massepain qu’elle avait préparé pour
le repas auquel nous n’avions pas touché ; de cette femme trans avec
laquelle j’avais rejoué à ce jeu en ligne, qui prenait la poussière dans mon
étagère depuis quelques années à présent ; de cette journaliste qui
m’avait invité dans son lit, et moi qui croyais sincèrement qu’elle voulait
dormir, et qui se plaignit ouvertement que je ne la touchais point ; de
cette fan de heavy metal avec laquelle on regarda un ancien dessin
animé, qui nous endormit finalement sans qu’il ne se passât rien. Certaines
semaines, je ne dormais chez moi qu’un ou deux soirs ; Béhémoth gardait la
maison en mon absence, et je passais la plupart des journées avec elle, quand
je ne devais pas me rendre à la faculté donner un cours ou chercher un précis
de syntaxe. C’était, pour la plupart, des coups d’un soir comme on dit souvent,
je courais le guilledou comme elles se payaient du bon temps. Mon torse était —
est — poilu et crisse légèrement sous les doigts, quand on le caresse de
côté ; je suis plutôt calme mais sais m’emporter pour discuter de mes
envies et de mes passions ; je suis curieux de tout et avide
d’apprendre ; j’ai les yeux d’un bleu profond, comme le ciel sur l’océan
après la tempête de glace. J’ai surtout appris, depuis mes stupidités
lycéennes, que j’étais plutôt banal : c’était une bénédiction, car cela
montrait qu’il était simple de m’aimer, qu’il était tranquille de marcher avec
moi dans la rue et parler d’un peu de tout. Sur la longueur, je l’ai déjà eu
dit plus haut, je n’étais pas encore assez intelligent, assez pertinent, pour
être un compagnon de longue durée : mais pour s’amuser, pour prendre du
bon temps, j’étais suffisant. J’avais développé quelques qualités amoureuses,
du reste, j’aimais — j’aime — beaucoup manger, lécher, mordre, caresser ; je
suis très bien les indications, comme j’ai toujours été assez scolaire dans
tout ce que j’approche ; je ne ronfle pas. J’étais, pour ainsi dire, d’une
excellente compagnie vespérale ou nocturne, et je m’éclipsais le matin après un
croissant et un café noir. Dans la journée, je renvoyais un message : si
on me répondait, généralement, je revenais le soir : sinon, je n’insistais
pas, et tournais la page suivante de mon carnet de bal.
On
m’avait souventes fois dit que ces amours fugaces, que ces baisers éphémères et
ces ombres souples remplissaient le corps mais vidaient l’âme ; que
bientôt, je m’en allaserais et que rien ne valait le confort de la solidité, l’assurance
de retrouver l’être aimé, le bonheur de construire le pérenne et l’éternel. Béhémoth
n’aimait plus trop ses croquettes : je lui en achetais à la dinde, qu’elle
dévorait. Elle prenait du poids et moi, j’en perdais. J’espérais être toujours
aussi tranquille que ces quelques mois, qui me rendirent vraiment heureux.
Fiche 8
Morphologie (palier fondamental)
La morphologie est l’étude des
morphèmes, définis comme étant la plus petite unité de sens obtenu après
segmentation d’un mot. Cette unité de sens peut être, par exemple, une marque
de dérivation adverbiale ou un préfixe, une marque de genre, de nombre ou
encore une terminaison verbale. Généralement, il est possible dans une langue
donnée d’opposer lexèmes et grammèmes, selon leur rôle, les premiers composant
une liste ouverte, les seconds une liste fermée ou, du moins, bien moins sujets
à l’invention et au néologisme et ce malgré d’inévitables évolutions
diachroniques. On notera également que ces catégories sont poreuses, et
certains grammèmes furent des lexèmes dans l’histoire de la langue, voire
réciproquement.
La morphologie est un palier fondamental
de l’analyse linguistique moderne, que les structuralistes situent entre la
phonologie ou phonétique d’une part, la syntaxe de l’autre. Cette vision
englobante, bien que non dénuée de tout fondement, est réductrice dans la
mesure où on ne saurait clairement faire de la phonétique dénuée de sens, et la
syntaxe a une incidence sur la façon dont les morphèmes se réalisent dans la
chaîne parlée. On retiendra cependant que la morphologie est une étape
transitoire dans l’étude des faits de langue, nécessaire mais non suffisante
pour comprendre la production, comme la réception de l’énoncé.
La
recherche a son rythme particulier, difficile à transmettre aux personnes qui
ne la connaissent guère. C’est, d’ailleurs, l’un des attraits indéniables que
je trouve au métier, et ne l’échangerai contre rien au monde. Il est difficile,
souvent, de déterminer par avance la quantité de travail que l’on abattra dans
la journée : l’on peut bien vouloir explorer cet ouvrage ou cette archive,
dire que l’on écrira tel nombre de pages, qu’on lira ou révisera tel
manuscrit ; vérité que les sources sont parfois éparses, incomplètes ou
décevantes ; qu’on nous sollicite pour un travail plus urgent, et que l’on
repousse la lecture ou l’écriture ; que l’épiphanie ne vient pas. Quand je
travaillais à ma thèse, il y avait ainsi des semaines entières où je piétinais,
rien ne se passait, j’écrivais des lignes qu’aussitôt j’effaçais, je lisais des
ouvrages qui n’éclairaient aucun endroit de mon travail, je ne savais pas ce
que je voulais dire. Au contraire, en deux heures de temps parfois, le miracle
se penchait sur mes synapses : je composais avec une énergie nouvelle des
pages qui restèrent jusque dans ma monographie, un pan nouveau, d’une couleur
inédite, s’offrait à moi, je travaillais fougueusement, sans me lasser. Cette
ondulation vibratoire et imprévisible, je la connaissais comme elle ressemblait
à mon cycle d’écriture : et heureusement, leurs périodes* étaient comme
complémentaires et inversées. Quand la recherche avançait, l’écriture
m’ennuyait et je la repoussais ; quand j’étais pris du furor poeticus,
je mettais sous cloche ma thèse, et écrivais cela à la place.
Ces
deux années de contrat de recherche, complémentaires, donc, à mes trois ans de
contrat doctoral et de mon année de collège, furent ainsi particulièrement productifs
me concernant. J’ai bien dû achever ici deux ou trois romans, bien des
nouvelles, cinq articles et autant de communications à destination d’un cetain
nombre de colloques, le tout en trouvant l’amour quatre ou cinq fois par
semaines et en m’occupant de ma chatte. Progressivement cependant, les
Cassandre me revenaient, je voyais progressivement qu’elles avaient raison — comme
si c’était surprenant. Chaque drap arrachait un peu de ma peau, chaque mot me
rapprochait de mon but, chaque caresse faisait perdre à Béhémoth quelques
poils, qui s’incrustaient et alourdissaient mon sofa. Au bout de quelques mois,
les plaisirs de cette existence finissaient par disparaître progressivement,
ils m’étaient arrachés un à un. Sans le savoir et sans le comprendre, je
sombrais alors dans une sorte de dépression, une morosité ou un spleen durable
qui ne devait se refermer que bien après avoir soutenu, mais j’y viendrai. Je
développais donc comme une cyclothymie bizarre et plutôt de se répondre, mes
cycles de travail concordaient et s’épuisaient : j’écrivais incessamment,
toute la nuit et toute la journée, je brûlais des litres de café et de
cigarettes, je m’écroulais dans un demi-sommeil débile qui ne m’offrait aucun
repos. J’organisais mes aventures galantes dans les creux de la vague, mais je
n’étais plus aimable : quand, les rares fois et par désœuvrement, une
certaine m’offrait sa couette ou si je la ramenais sous la mienne, je
m’endormais encoléré, sans savoir pourquoi, ou je la caressais sans vigueur et
en prétextant une migraine. Je perdais le goût de tout, je ne faisais plus le
ménage dans mon appartement : les bières vides m’empêchaient parfois de
sortir silencieusement. Le travail avançait pourtant, progressivement, douloureusement,
maladroitement ; je montrais des feuillets peu convaincants à mon
co-directeur et, surtout, à ma directrice de thèse qui les corrigeait
scrupuleusement et m’apprenait, malgré moi, mon futur métier.
Nous
nous retrouvions généralement dans un petit bureau qui appartenait, jadis, à
son groupe de recherche. Le laboratoire auquel j’étais effectivement rattaché
était énorme, il grossirait d’ailleurs davantage d’ici la fin de mon travail en
absorbant, sorte de macrophage universitaire, d’autres structures plus petites,
aux intérêts approchants. Les anciennes unités gardaient, ne serait-ce
qu’officieusement, leur identité première et devenaient des « groupes de
recherche », lieux où les chercheurs poursuivaient leurs travaux sans
obligation de les tordre ou de les fondre dans les directives officielles du
comité central. Certaines d’entre elles gardaient même leurs locaux d’alors,
c’était le cas pour moi et ma directrice : quand je venais la voir, je
passais par l’ancienne entrée de l’université, peu empruntée maintenant car à
la voie étroite. Je faisais alors face à un immense escalier de l’avant-siècle
dernier, il y avait du marbre rose et noir et des tableaux immenses, où de
vieilles personnes, assises ou debout, regardaient au loin un dieu absent d’un
air sévère. Je lisais parfois les plaques dorées donnant leurs noms et prénoms,
leur titre : des présidents, des rectrices, d’autres choses encore, que
j’ai oubliées. Puis je passais une première porte de bois, moins
impressionnante, qui me menait à un couloir aveugle. On avait installé des
cloisons en contreplaqués, pour augmenter le nombre de salles et trancher une
pièce qui ne devait plus servir : je passais alors une porte plus petite
et plus étroite en bois blanc, puis je devais me pencher pour éviter un plafond
inexplicablement plus bas que le reste. Enfin, j’accédais à une remise dont le
bureau touchait les deux bords, où la fenêtre de toit ne s’ouvrait plus, qui
empestait la peinture viellie. Tous les murs étaient remplis de livres, ils
seraient déplacés juste avant ma soutenance pour rejoindre une gargotte encore
plus sombre, que je n’aurais visitée qu’une seule fois avant de me sentir mal :
une affiche annonçait un colloque qui avait eu lieu il y a des vingt ans
auparavant et qui devait bien plaire à quelqu’un, comme elle restait accrochée.
Ce n’était pas ma directrice : elle ne manquait pas, à chacune de nos
réunions, de nous dire à quel point elle détestait la police d’écriture, mais
n’arrachait point l’affiche de peur de vexer un putatif et susceptible
collègue.
Lors
de mon année de rédaction, nous nous voyions tous les mois. Progressivement,
nos relations s’équilibrèrent : alors qu’elle me professorait au
commencement, nous échangeâmes un jour des pensées sur un pied plus égalitaire,
moi le pré-docteur mouché, elle la grande spécialiste incontestable. Et un
jour, tandis que je lui posais je ne sais quelle question, elle me dit la
seconde des deux phrases qui marquèrent définitivement mon parcours de
recherche. « Je ne sais pas, dites-moi : c’est vous le spécialiste, à
présent ». Dans cette remarque qu’elle pensait sans doute anodine, voire
désinvolte, il n’y avait pourtant aucune ironie ni aucun sarcasme, même si je
tâchais souvent, par la suite, de m’en convaincre. Il y avait cette
reconnaissance d’une honnêteté énorme — et l’honnêteté d’être la première des
qualités universitaires —, que j’avais travaillé bientôt cinq ans sur mon
sujet, et que je le connaissais à présent à fond : et que mes arguments
étaient assez solides pour supporter la contradiction, assez pertinents pour
éveiller son intérêt, assez sagaces pour lui apprendre quelque chose de neuf. Ma
directrice de recherche était avare de compliments, elle faisait
remarquablement bien son travail de soutien et m’encourageait davantage qu’elle
me félicitait. Elle eut de magnifiques paroles lors de ma soutenance, comme
elle parla la première, la tradition le veut ainsi, je dus réprimer une ou deux
larmes de joie avant de parler moi-même : mais cette phrase-là, dite au
long du dernier printemps où je fus son élève, je la garde à part moi et me la
répète souvent. Je n’ai cessé d’apprendre depuis, des pans entiers de ma
discipline m’ont été dévoilés par l’étude et le dialogue, l’analyse ; je
suis bien plus savant que je ne l’ai jamais été. Et quand je doute, car il me
faut bien un jour douter ; j’y repense, tranquillement.
Je
finis la rédaction de ma thèse au début de l’été, je relus tranquillement en
septembre, je soutins fin novembre. Entre temps, je ne couchais plus : j’avais
déjà rencontrée celle qui me quitterait, elle m’aida à traquer les dernières
coquilles du manuscrit, qui reçut d’ailleurs, à ce propos, bien des éloges. Je
n’avais pas dormi depuis deux ans, bientôt trois.
Fiche 9
Période (grammaire textuelle)
On désigne généralement par période
une unité textuelle supérieure à la phrase mais inférieure à la séquence.
Le terme, qui jouissait d’une grande fortune en rhétorique et en grammaire
française jusqu’à la fin de la période classique, a progressivement disparu des
théories syntaxiques avant de réapparaître dans le courant du vingtième siècle
pour décrire des phénomènes divers, notamment anaphoriques, transcendant les
frontières phrastiques, ou en-dehors des schémas d’actance verbaux ou de la
prédication dans le sens strict du terme. Le terme est employé tant pour l’oral
que pour l’écrit, quand bien même sa définition pose encore difficulté :
surtout, il semble qu’aucune règle définitive ne puisse être offerte, ne
serait-ce que dans une langue ou une période donnée, même si nous avons tous et
toutes l’intuition de son existence.
Traditionnellement, l’on s’accorde
à dire que la période fait l’objet d’un développement thématique plus ou
moins déterminé, que l’on suivra dans ses cheminements, et qui lui donnera une
relative autonomie au sein de l’énoncé, ou du texte, dans lequel on la
rencontrera. Au terme de la période, on aura la sensation d’avoir effectivement
parlé d’un seul sujet de discussion ; mais c’est la succession périodique
qui permettra véritablement de construire le sens de l’énoncé.
Même
à l’université, le rythme de l’enseignement est régulier, en revanche. Il est
marqué par des emplois du temps hebdomadaires, des partiels à dates décidées
par l’administration, les copies doivent se rendre à ce moment-là. Le contenu,
en revanche, était laissé à libre appréciation du département : aucun
référentiel, aucun programme, aucune exigence particulière n’est, a priori,
imposée. Dans les faits, bien entendu, nous discutons collégialement, nous
évoquons nos progressions, nos errances, nos erreurs : mais la liberté
offerte, au regard des demandes du secondaire, est incomparable. Elle ne m’a
jamais fait peur, au contraire : je l’aime profondément, et espère
toujours la garder à part moi.
Je
donnais des cours de grammaire fondamentale, principalement, toujours avec un
support textuel : celui-ci me servait tant à illustrer un concept qu’à
fournir un exercice, tout en permettant la discussion car inévitablement, des
cas difficiles, des exceptions et des curiosités s’y nichaient. Je n’avais pas
besoin de chercher loin : je puisais certes parfois dans mes souvenirs
estudiantins mais, souvent, je prenais, au hasard, le premier roman, la
première poésie ou la première pièce de théâtre que je rencontrai, et cela
convenait nécessairement. Du reste, j’étais souvent mis en difficulté par mon
public, qui aimait généralement aller jusqu’au fond des choses, quand bien même
certaines, certains d’entre eux attendraient la fin de l’heure avec un ennui
que j’ai toujours trouvé étrange. Je n’ai jamais fait d’appel, même quand les
collègues m’y invitaient plus ou moins lourdement, pour telle ou telle raison
administrative qui m’échappait. Tout au plus, lors d’une première séance de travaux
dirigés, je comparais la liste fournie aux personnes présentes, histoire de
renseigner les inscriptions tardives, les visiteurs étrangers, les curieux détrompés,
et ainsi avoir une idée du nombre de photocopies que je devais faire pour mon cours.
J’avais cependant beau répéter que ce qui comptait, c’était la présence aux
examens ; que si l’on jugeait avoir trop de travail par ailleurs, ou plus
simplement qu’on n’aimait pas ma bobine, je ne prendrais point pour moi les
désistements ; que j’étais — mal — payé de la même façon ; que je
préférais n’avoir face à moi que des volontaires, plutôt que des taiseux. Rien
à faire ; perpétuellement, les mêmes endormies étaient là, les mêmes
rêveurs, les ultimes réfractaires à tout ce que je pouvais leur offrir. Autant,
cependant, j’ai de la sympathie pour les casse-cous légers des collèges ;
autant je demeure interdit face aux adultes qui choisissent, sciemment, d’aller
s’embêter à écouter quelqu’un qui ne les intéresse point, alors qu’ils ont tout
loisir d’aller ailleurs et de faire autre chose, qui leur plairait davantage.
Il
était certain, quoi qu’il en fût, que ces enseignements m’apportèrent davantage
qu’ils apportèrent aux autres : je pense qu’il n’y a pas meilleure école
de l’existence que celle-ci, d’être un jour dans une position de professeur et
d’essayer non seulement de transmettre, mais aussi de faire comprendre et de
remettre en question les idées reçues. Sortir d’un cour sans avoir mille
questions est peut-être le pire des crimes que l’on peut commettre envers son
intellect : les intelligences les plus belles sont surtout celles qui obligent
à prolonger les études, non celles qui nous remplissent comme un banquet de
campagne. Il faut sortir ignorant d’un cours, il faut admettre que le réel est
d’une complexité telle, que rien ne pourra jamais en être compris, si ce n’est
des bribes, des paillettes, de la perlimpinade ; que le savoir qui a été
offert, ce n’est jamais qu’une approximation, ce que nous pensons savoir à un
moment donné, qui sera sans doute faux bientôt, qui n’a peut-être jamais été
vrai, qui demande toujours à être recontextualisé. Je me méfie des mandarins
qui claironnent la raison absolue, qui tambourinent une vérité sans préciser,
constamment, « jusqu’à preuve du contraire ». Il n’y a de savoir que
relatif : et l’étude de la langue, sous quelqu’aspect que ce soit, permet
de montrer on ne peut mieux la chose.
Car
on peut éventuellement croire certaines expériences sensibles universelles ou
presque, la douleur qui traverse la chair, la pluie qui tombe, le vent qui
souffle ; mais en matière de langue, difficile de toujours se mettre
d’accord. Il y eut des débats, en cours, sur l’archaïsme de cette formule, sur
le régionalisme de telle autre ; sur l’effet grammatical ou stylistique
d’une répétition ou d’une ellipse* ; sur l’analyse que l’on devait faire
de ce groupe prépositionnel, de cet attribut ou de cet adjectif. Il y avait
quelques certitudes, mon expérience me permettait d’éviter les pièges les plus
grossiers et je conduisais les discussions vers les solutions qui étaient,
aujourd’hui, les mieux reçues ; mais d’autres fois, j’étais hagard et
c’était ensemble que l’on conduisait la démonstration. C’était parfois
périlleux : notamment, les locuteurs natifs pensent toujours être les
meilleurs juges de leur pratique linguistique, ce sont les pires à éduquer et
ils composaient, composent encore généralement, le gros des troupes. Il faut
apprendre à déciller son regard, à traiter son sujet comme quelque chose de
parfaitement inédit, retrouver des approches douteuses et circonspectes. Parfois,
l’on fait travailler non directement sur la langue française, mais sur du
quechua, de l’inuit, du bantou : des langues qui n’ont rien en commun avec
le français et obligent à méthodiquement prendre les choses. En devant
apprendre à ces gens la méthode, je l’apprenais moi-même : et remettant
progressivement en doute tout ce que je savais, je consolidais mon pas,
j’allongeais l’emblée, je devenais meilleur. Ce que j’apprenais en cours, je
tentais de l’offrir à mon travail et à mes amours.
Chaque
nouvelle relation était effectivement l’occasion d’en apprendre davantage. Sur
moi, sur le monde, sur les autres ; sur la micro-brasserie, sur le cinéma
russe, sur le football. Des années plus tard, j’en garderais encore des
souvenirs vivants et des anecdotes nombreuses, sur la sueur couleur rouge sang
des hippopotames, sur ce court-métrage peu connu de ce réalisateur, où l’on
voit un homme se raser encore et encore jusqu’à s’englanter le visage jusqu’à l’os,
sur la meilleure façon de manger des sushis, ou de marquer comme l’équipe
espagnole de football aux jeux olympiques de 1984. J’écoutais beaucoup et,
après m’être beaucoup intéressé, et avoir beaucoup travaillé, ma production, je
revenais sur la réception. Je tentais de comprendre ce que je retenais, ce que
j’écoutais, bref, comprendre ce que je comprenais : j’étais tombé dans
l’excès inverse du grammairien qui, parce qu’il connaît ses adverbes et ses prépositions,
pense connaître la cause secrète des choses. J’étais jargonneux avant d’être
intelligent, il fallait bien que je doute de tout. Les cours que je donnais
m’invitaient à la modestie et à la décence, je me sentais réapprendre ce que
j’avais déjà appris, apprendre ce que j’avais toujours ignoré. Pour la première
fois de ma vie, j’étais fier de ce que je devenais.
Fiche 10
Ellipse (grammaire stylistique)
L’ellipse est une figure de
style consistant en l’effacement de certains termes, ou de certains mots,
attendus et nécessaires quant à la complétion de l’énoncé mais qui, pourtant, n’empêche
pas particulièrement la compréhension. Selon qui l’emploie, et quels termes
sont ellipsés, cela peut donner une impression de vivacité ou de vigueur, ou
imiter un parler peu assuré à la façon dont les enfants apprennent la langue. Il
peut être difficile d’étudier l’ellipse en grammaire, dans la mesure où, si le
sens est accessible, il est discutable de restituer un élément qui serait, à
proprement parler, inutile ; et si l’énoncé est agrammatical, il sort des
modèles linguistiques habituels et devient, là encore et proprement,
inanalysable. De plus, il peut être périlleux de commenter ce qui n’existe pas,
puisqu’il est impossible de contrôler l’exactitude des commentaires.
On notera cependant cette curiosité,
de sentir qu’il manque effectivement un élément crucial à un énoncé mais que
nous sommes néanmoins capables d’en calculer le sens sans trop de
difficultés : la compréhension d’une phrase, d’une période, d’un texte,
est davantage de l’ordre du gradient que du contraste et bien souvent, nous
inférons plus que nous interprétons le sens.
Toutes
choses égales par ailleurs, les lettres, la grammaire particulièrement,
autorisent une étude solitaire et recluse, secrète. Parfois, en parcourant du
doigt certaines phrases à la prose élaborée, en cherchant dans plusieurs
trésors la façon dont ce sens était compris jadis, en lisant une étude
anglaise, parlant de morphologie latine, pour mieux saisir la façon dont la
langue française du temps se saisit, je me sentais comme cet érudit juif qui
cherche, dans les voyelles absentes de la Torah, le premier nom de Dieu. Encore
maintenant, j’ai ce plaisir de cryptographe lorsque je travaille, sur quelque
sujet que ce soit : mes derniers articles parlent de la stylistique de la
distraction chez un auteur du 18e siècle, des structures
phraséologiques de la définition dans les textes juridiques du moyen-âge à la
période moderne, de l’expression du pronom sujet en ancien français ; et à
chaque fois, j’ai cette impression étrange de percer un peu plus le secret de
l’univers, de mieux comprendre l’alchimie céleste, d’être comme l’inventeur
d’un trésor unique. Tout cela n’est jamais que colifichets et bondieuseries
universitaires, je ne suis — ni ne serai un jour — autre chose qu’un chercheur
du ventre mou de l’académie : néanmoins, il y a le travail que l’on fait,
et le plaisir qu’on en retire. Celui-ci était, est immense même.
Lorsque
je rencontrais A., l’une des dernières femmes avant de rencontrer l’amour, je
me relevais tranquillement de mes précédentes ruptures, et des femmes que je
fréquentais alors. Tranquillement, car le désespoir qui avait aussi bien
silloné mon âme les années passées ne faisait plus grand mal, il n’y avait plus
rien à creuser ; la douleur était là, mais je m’y étais habituée : et
puis, j’avais soutenu, j’étais docteur depuis quelques mois, je commençais, à
distance encore cependant, mon premier contrat post-doctoral. À distance, car
j’avais accepté au semestre courant de prendre quelques vacations pour soulager
le service des collègues : du reste, je n’avais pas encore assez d’argent
pour m’offrir un déménagement, et n’avais plus d’amis pour m’aider à le faire.
Alors, je restais dans la ville ; je mettais le moindre sou de côté afin
de préparer mon départ futur, faisais quelques aller-retours pour accomplir des
tâches sur place, travaillais encore beaucoup. Je fréquentais les sites de
rencontres, toujours avec le même projet : quelques ruptures après C., je
ne pleurais plus dans les bras d’inconnues et réservais mes sanglots à
Béhémoth, dont la fourrure nourrie absorbait sans difficulté mes peines les
plus humides. J’étais globalement content de qui j’étais, de ce que j’avais
fait, de là où je me rendrais : docteur, post-doctorant, bientôt étranger
en ville neuve. Même si je mettais du temps à partir, puisque les économies
venaient lentement, puisque mon esprit était comme fractionné en deux espaces,
je retrouvais là des plaisirs lointains du début de ma recherche doctorale, la
maturité acquise en plus.
A.
était chercheuse, dans un autre domaine des sciences du langage : c’était
suffisant pour nous comprendre, même si nous ne parlions pas tout à fait la
même langue. Moi qui m’intéressais surtout à la variation, aux couleurs
nombreuses que prennent les formes et les sons, j’étais ravi de discuter avec
une collègue et d’apprendre la façon dont elle envisageait ce phénomène que je
désignais autrement, une inversion entre la cause et la conséquence, les
expériences qu’elle faisait en tenue de laborantine, là où je portais des jeans
noirs et des vestes trop étroites. Je la trouvais, dans tous les sens du terme,
infiniment plus savante que moi, que je ne le serais jamais : du détail de
sa tenue à l’intelligence de son regard, je me sentais infiniment ridicule avec
ma petite thèse de grammaire, mes articles aux portées médiocres, mes
réflexions aussi planement battues qu’un trottoir de centre-ville. Mais tandis
qu’avec la précédente relation, la femme qui me quitta m’impressionnait au
point de m’immobiliser, au point de m’acagnarder dans une paresse débile et
méchante, l’impression que A. me faisait me stimulait particulièrement. Notre
premier rendez-vous se déroula sur la terrasse d’un bistrot que je connaissais
bien, dans le vieux quartier de la ville : j’y amenais souvent les femmes
que je rencontrais la fois première, car l’endroit était agréable et tamisé, le
menu était complet et il n’était pas loin du métro ; si jamais on voulait
s’éclipser, elle comme moi, on pouvait le faire facilement. L’endroit plaisait
généralement, les serveurs commençaient à me connaître, j’étais bon
client : au pire, on passait une bonne soirée. Le soir était doux, c’était
encore l’été et le bitume recrachait souffreteusement la chaleur de la journée.
On ne voyait pas les étoiles, mais la lune était grosse, blanche et
ronde ; A. me regardait avec un air enjoué, et le courant passa
immédiatement. Ses longs cheveux noirs, aussi longs que ceux de L.,
m’attiraient particulièrement, et il est vrai que j’ai toujours aimé les longs
cheveux chez les femmes ; ses yeux sombres, légèrement maquillés,
pénétraient jusqu’à l’arrière de mon crâne et me sondaient profondément ;
ses lèvres me fascinaient.
Nous
avons parlé de notre travail, bien entendu, et cela déjà nous occupa plusieurs
heures : puis nous avons évoqué la théorie des jeux et l’axiome du choix,
et la psychologie, il se trouve que nous avions joué tous deux, la veille au
soir, à une sorte de petit jeu disponible en ligne qui mettait en scène telle
théorie comportementale, et nous discutions de nos choix respectifs. Je tombais
immédiatement amoureux, elle non : cela lui suffisait, nous nous
embrassions sur la terrasse, elle me ramena chez elle et nous passions la nuit
ensemble. Elle habitait en plein cœur de la ville, tandis que j’étais plus
excentré : finalement, j’ai davantage passé du temps chez elle que chez
moi, et ma chatte ne manquait pas de me reprocher mes infidélités nocturnes. Je
me rattrapais diurnement : comme A. devait être au laboratoire pour avoir
accés à ces électrodes et ses microscopes, je la laissais au point du jour et
rentrais le cœur léger m’occuper de la pâtée et de mon propre travail, que je
pouvais accomplir n’importe où, du moment que j’avais accès à un ordinateur, au
pire à un certain ouvrage que je devais citer. Le soir, nous nous retrouvions
généralement, histoire d’aller au restaurant, de voir un film, autre chose
encore que font les gens en relation intime et qui ne diffèrent des sorties
amicales que d’une main tenue plus haut, ou un regard lancé plus bas. Progressivement
cependant, les choses prirent un tour particulier, je devenais un imbécile et
je grévais la confiance qu’elle me portait. L’on se vit encore quelques fois,
je compris rapidement mon erreur et essayais de reprendre les choses, car
j’avais pour A. des sentiments sincères : c’était trop tard, et je m’en
suis beaucoup voulu, moins d’ailleurs de ne plus être avec elle que d’avoir
aussi mal agi.
Comme
un balancier qui était remonté au point opposé, je n’envisageais à présent plus
les relations amoureuses que d’une façon tristement désintéressée, totale et
hédoniste. J’étais redevenu un connard, imperceptiblement : c’est que je
n’avais pas encore compris les silences de L., c’est que je n’avais pas encore
appris de ma rupture avec C., c’est parce que mon esprit était encore fasciné,
comme un lapin peut l’être dans les phares d’une voiture, par le chaos qui fut
ma dernière relation amoureuse dont je fus la victime malheureuse et
dépressive. De la tranquillité, je n’avais que l’aspect* ; et je croyais
alors que la sagesse ne venait qu’avec l’indifférence, et l’absolue nécessité
de vivre pleinement l’instant sans envisager l’avenir, qui nécessairement était
noir, qui nécessairement m’était incertain. J’essayais de me croire adulte, en
navigant cette ligne de crête que je m’imaginais entre l’attachement
déraisonnable que je ressentais pour l’une, et qui confinait à la
dépendance ; et l’association immédiate et absolue que je proposais pour
l’autre, et qui ignorait jusqu’à mon identité propre. Finalement, je n’avais
jamais véritablement été moi en couple, j’étais toujours avec : et
lorsqu’on m’offrait la possibilité d’enfin devenir quelqu’un, je choisissais le
pire des modèles, le calcul scabreux, la lâcheté et la facilité.
Je
fumais encore un peu, lorsque j’étais avec A., elle aussi, même si elle
crapotait davantage. Nous avons passé de longues heures au balcon de sa
cuisine, une cuisine qui sentait un mélange odorant d’épices et de pain frais,
qu’elle faisait elle-même, à regarder la façade de l’immeuble d’en face et en
buvant de l’eau, entre deux embrassades estivales ou hivernales, la couette
encore remontée sur les épaules, à ne former plus qu’un seul corps pantelant,
fumant, transpirant, si proche l’une de l’autre que l’on se déchirait en se
quittant. Son appartement était plus petit que le mien, mais exhalait une
tranquillité de ville que j’aimais énormément : alors que je vivais dans
une résidence plutôt récente, bien que vieillotte au regard de certains
standards, elle était dans l’un de ces anciens bâtiments refaits, encore et
encore, dévoré par les boutiques et les réfections environnantes, la porte
disparaissait, s’éclipsait sous des gouttières plus larges qu’elle, sous un
lambris triste, sous l’âge de la cité. On rentrait de guingois, on repoussait
deux solex et se rapait les épaules aux boîtes à lettres vomissant des
prospectus colorés, et on entreprenait alors la montée de trois étages aux
marches irrégulières. Au premier, on sentait constamment le graillon sur le
palier ; au second, j’entendis une fois une perruche répéter une injure,
et une autre injure par-dessus lancée par une voix d’homme ; au troisième,
il n’y avait que son appartement.
Il
me semblait être fait que de couloirs fuyants, de parquets grinçants, on ne
savait jamais, et trop, où l’on mettait les pieds : à droite, la cuisine,
devant, la chambre, à gauche, un placard et, un peu plus loin, une salle de
bain et un salon. J’habitais depuis dix ans dans un grand espace, je pouvais me
le permettre comme j’étais excentré et loin du bourg : je surveillais à
présent davantage mes mouvements, et levais haut les bras et les jambes pour ne
pas risquer de renverser les bibelots sur la cheminée, ou les écharpes jaunes
et noires sur les crochets. Le matin, on s’accolait sur un sofa minuscule, où
nous nous rangions à peine à deux ; elle ouvrait une sorte de gelée de
pommes, qu’elle avait ramenée d’un long séjour aux Pays-Bas, et m’en régalait
avec du café chaud ; le soleil rentrait dru sur mon crâne chauve et ses
longs cheveux noirs, et l’œil fixé sur un marbre fissuré ou l’alcôve qui était
devenu son bureau domestique, ma cervelle était vide de toute pensée, de toute
considération philosophique, de toute connaissance. Sans particulièrement le
savoir alors, j’étais comme tout aspiré vers le bas à son contact, comme si je
m’absorbais vers l’intérieur et me recroquevillais, m’acouvillonnais et ne laissais
plus rien transparaître. Peut-être me protégeais-je, peut-être avais-je
honte : mais il ne me traversait plus aucune idée, pas même les plus
banales, et ce réceptable vide ne parvenait plus à se remplir de bruits, de
musiques et de travail. Je me rendis compte que la personne que je devenais
n’était qu’un ersatz de personne, qu’une stupidité béante qui s’ouvrait sur un
gouffre triste.
Fiche 11
Aspect (sémantique
verbale)
Avec le temps et le mode, l’aspect
est la troisième information sémantique que codent traditionnellement les
formes verbales. On désigne ainsi la saisie de l’action du verbe du point de
vue de son déroulement interne : en considérant effectivement qu’une
action, quelle qu’elle soit, peut être divisée en plusieurs étapes successives,
organisées temporellement et causalement, l’on peut envisager ladite action en
se focalisant sur son point de départ (aspect inchoatif), sur son déroulé en
cours de progression (aspect progressif), sur son point d’arrivée (aspect
terminatif), sur sa répétition (aspect itératif), sur son caractère unique
(aspect semelfactif), en envisageant simultanément les deux bornes de sa
progression (aspect global), et ainsi de suite.
Bien que toutes les langues
naturelles codent, d’une façon ou d’une autre, l’aspect dans leur grammaire,
elles ne le font pas toutes de la même façon : notamment, la langue
française code peu l’aspect dans sa morphologie, le réléguant généralement à
des compléments adverbiaux, des semi-auxiliaires ou autres périphrases. Partant,
l’aspect est rarement étudié en tant que tel, mais souvent secondairement aux
temps et aux modes : à tort, car il permet d’enrichir notablement notre
compréhension de l’énoncé.
C’est
avec A. que je revins au théâtre, alors que je l’avais quitté il y avait des
années de ça. En toute franchise, je n’ai jamais été grand amateur de
théâtre : je le regrette parfois, et ne manque alors aucune occasion de
m’y rendre depuis. Je ne garde pas un souvenir particulier de l’histoire de
cette pièce, qui était comme une sorte de fiction vaguement biblique, creusant
la vallée, si besoin était encore, de la descendance du messie et des complots,
tractations, manigances pour le dissimuler ou le dévoiler à l’humanité. Une
scène, pourtant, resta depuis gravée en mémoire pour son originalité, que seule
le théâtre pouvait, je pense, m’offrir. On suivait ainsi plusieurs personnages,
semblait-il déconnectés les uns des autres : progressivement, et avec
quelques indices, on saisissait cependant qu’il s’agissait, pour certains, des
mêmes protagonistes mais saisis à différents moments de leurs vies :
notamment, un acteur jouait un homme à sa trentaine, puis un autre à sa
cinquantaine. L’astuce était définitivement dévoilée lorsque, au détour d’une
séquence croisée, les deux acteurs se déplaçaient parallèlement en répétant, au
même instant, les mêmes répliques. Ce petit tronçon qui ne devait durer que
cinq ou six secondes me fascina : mais il me fit oublier tout ce qui vint
avant, il me fit oublier tout ce qui arriva après. Il me renvoya à cette
frasque imaginaire, partagée par nombre je pense, de s’imaginer à vingt ans,
quand on n’en a que dix ; à trente, quand on en a vingt ; et ainsi de
suite. Alors, je m’imagine revenir une décennie dans le passé et me retrouver,
pour montrer ce que je suis devenu. Peu ou prou, j’avais la trentaine, avec A.,
ce soir-là, tandis que je restais figé, spirituellement ne serait-ce, en
concentration, sur ce jeu de scène. Quand on sortit finalement, on échangea
quelques mots ; puis on se quitta, pour la nuit tout d’abord, pour le
reste ensuite. Il y eut quelques échanges par téléphone, de longs silences, des
regrets : et puis, plus rien, ou plus grand-chose. Nous échangeâmes une
ultime fois, par téléphone, alors que j’étais en déplacement pour le travail,
dans une ville étrangère pour un colloque sur mes sujets de recherche. Le nom*
d’une échoppe m’avait ramené à son bon souvenir, elle fut assez polie, ou
distraite, pour répondre : notre conversation fut froide et amicale, tranquille
et lointaine. Je raccrochai sur un jeu de mots, elle eut un rire sincère.
Dans
cette ville étrangère, il y avait une grande église, que je persistais à
prendre pour une cathédrale alors que tous les guides touristiques me
détrompaient ; elle inaugurait une rue longue et large, que je prenais
fautivement pour une avenue ; en la remontant définitivement, on arrivait
à une place qui était un rond-point ; le palais de justice était fermé,
mais le bâtiment était beau, l’abbaye était en ruines, mais je la visitais sans
problème. Il faisait froid. A. venait de me quitter, et aucune larme ne venait,
rien : j’avais beau déboutonner ma veste, j’avais beau me tourner pour
assurer la meilleure prise possible au vent, quelque chose refusait de se
briser. Je ne ressentais pourtant aucune force, même, j’avais comme une
faiblesse cruciale qui me pénétrait jusqu’au plus bas point de mes
membres : mais rien de plus. Le soir venu, plutôt que de rentrer dans
l’hôtel où je volerais le Zola, je parcourais les ruelles noires et rondes, qui
insensiblement me ramenaient toujours à mon point de départ sans que je ne
prisse le moindre virage, sans que je n’obliquasse ma course à aucun moment. Je
passais devant un troquet où la serveuse, gênée ou heureuse, avait un rire de
gorge désagréable, éraillée, et des yeux riboulants qui se rejetaient trop en
arrière ; j’hésitai à commander une bière, mais je me ravisai avant de
finalement céder, quelques mètres plus loin, dans une autre tabagie. Je fumais vide,
sur la terrasse seule, les yeux noyés de quelque chose qui n’était pas des
pleurs, et mon esprit ne parvenait pas encore à se fixer sur une idée
particulière. Tout glissait, rien ne parvenait vraiment à imprimer durablement
sa marque. Je me rendis compte que j’étais devenu comme insensible, m’aurait-on
insulté ou frappé que cela n’aurait déclenché en moi ni colère, ni pitié. À
trop chercher la cause secrète des choses, à trop méthodiquement remonter les
indices d’un mystère qui n’existait pas, je m’étais comme rendu invisible à
moi-même : le moindre de mes mots, et le moindre des mots des autres,
devenait faux, en en remontant l’origine, la fonction et la nature, tout
semblait se répéter, il n’y avait plus une seule individualité : nous ne
faisons que nous entregloser, et nous répétons constamment et les mêmes
phrases, et les mêmes périodes.
Ma
bière finie, j’en pris une seconde, que je goûtais à peine. Je payais en
laissant un généreux pourboire et repris mon noctambulage. Les hasards des pas
m’amenèrent à une statue commémorative de la première guerre, qui espérait que
ce fût la dernière. L’éclairage publique me donnait une bonne idée de la
dimension de l’objet, qui représentait un masque à gaz sur un cadavre, tenu par
une figure drapée figurant la mort, ou la vie. Je déchiffrais quelques lignes
supplémentaires, une date ; la pierre était ériflée légèrement sur le
socle et se pulvérisait sous le vent, du moins, c’est ce que je me figurais. Une
couronne de fleurs gisait encore à mes pieds. Je repensais à une ancienne
histoire que j’avais jadis écrite, sur un homme se réveillant dans une ville
morte, comme bombardée par un cataclysme absent, et visitant hagardement les
ruines d’une école primaire, un hôpital, il était attaqué par de la neige
brûlante. À la fin de l’histoire, dont je n’avais écrit que des bribes — c’était
là l’astuce, puisque les ellipses étaient comblées par d’autres textes anté- et
ultérieurs —, j’écrivais que la question n’avait jamais été
« comment », mais avait toujours été « pourquoi ». Devant
cette statue commémorative de la première guerre, qui espérait que ce fût la
dernière, je ne trouvais point la réponse à cette question. Je fumais une énième
cigarette, j’entendais au loin les voitures balayer la nuit et se perdre dans
des nuages de poussière triste. Quelques pas plus loin, je revenais à l’hôtel
grâce à la carte magnétique que l’on m’avait confiée, dans le cas précis où je
rentrais passée l’heure de garde. Au début du premier chapitre du Zola, je
relevais une hyperbate.
Fiche 12
Nom (syntaxe & sémantique)
Le nom, ou substantif, est une
partie du discours qui compte deux sous-catégories, les noms communs, ou
appelatifs, renvoyant à des actions, des choses et des êtres sous l’angle de
leur définition, et les noms propres, renvoyant à des actions, des choses et
des êtres sous l’angle de leur identité. Sémantiquement, les noms sont des
éléments jugés essentiels à la compréhension de l’énoncé dans la mesure où ils
portent, avec le verbe, une grande part du sens général : ils sont
cependant davantage représentés à l’écrit qu’à l’oral, qui s’appuie notablement
sur le contexte pour faire sens.
Syntaxiquement, les noms occupent
des fonctions primaires, nucléaires, comme secondaires de l’énoncé : ce
sont des sujets, des compléments verbaux ou nominaux, voire des compléments
accessoires, périphériques et non directement soumis aux phénomènes de
transitivité ou de valence verbale. Bien que la grammaire soit, toutes choses
égales par ailleurs, souvent une grammaire du verbe et de ses actants, l’étude
des fonctions du nom et notamment des fonctions qu’il ne peut pas occuper
compose une part essentielle de la morpho-syntaxe générale de la phrase.
Après
le bortsch, je pris une sorte de poisson accompagné par de l’épeautre et des
légumes cuits. Il était bien mieux assaisonné que le bortsch, mais son odeur me
déplaisait beaucoup. Je n’étais pas encore, à cette date, parfaitement
végétarien mais je diminuais déjà mon alimentation carnée, pour plusieurs
raisons qui toutes se mélangeaient : le prix élevé de la bonne viande, que
je ne pouvais me permettre alors ; l’éthique des abattoirs, ou leur
absence ; le coût écologique, que nous ne pouvons plus nous permettre. Je
me rabattais sur le poisson, encore même j’en dévore lâchement, comme je dévore
lâchement de la viande si une belle occasion m’est offerte : le temps
passant, je me corrige. Bref est le temps de vie qui nous est alloué pour
vivre : si nous ne le passons pas à devenir meilleur, cela n’aura pas
servi à grand-chose. Ce poisson, pour y revenir, sentait comme du rosbeef et
tout similaire était sa texture : je l’avalais en plusieurs bouchées
aveugles, je défaisais la cravate que je n’avais pas encore enlevée et la
roulais dans une poche de ma veste, et espérais que l’épeautre dissimulât le
goût juteux de la pièce de résistance.
C’était
bien la première fois que je mangeais aussi mal dans un restaurant :
aussi loin que je puis me souvenir, je ne trouve aucun antécédent* à ce
malheur. Je ne suis pourtant pas chiche, ni regardant : j’ai connu des
purées de tabagie salvatrices au matin, quand la musique de la fête zonzonne
encore entre les parois du crâne, et des pains pitas garnis de cartilage
noirâtre qui m’ont davantage rempli le cœur que les repas de Babylone, alors
que j’arpentais des rues glauques et envoûtantes, pourchassé par des démons préadamites.
Je ne profitais cependant nullement de ce repas : la femme qui me quitta
se trouvait à ma droite, le couple d’amis qui assista à ma soutenance et jamais
ne mangea mes hamburgers végératiens étaient devant moi. J’étais dans un coin
sombre du restaurant, mon épaule gauche touchait le crépi du mur et salissait
de blanc ma veste noire rayée — verticalement — de noir plus sombre. J’ai
toujours cette veste, elle est à présent dans le placard de mon appartement,
entre un imperméable et un manteau sans poches. Je la mets toujours, tant pour
les grands moments universitaires, les colloques et les soutenances, que pour
le quotidien guindé, les mariages et les baptêmes, rarement cependant pour les
cours que je donne. Je m’habille toujours aussi bien que je le puis, j’accorde
mes chemises et mes cravates, mes souliers sont cirés : je ne peux exiger
à quiconque d’être respectable, si je ne le suis pas moi-même. Je ne mis une
cravate, cependant, qu’après ma soutenance, auparavant, j’étais certes mis,
mais sans cet accessoire. En plaisantant, je dis souvent que j’ai ainsi évolué,
comme ces créatures fantastiques qui se métamorphosent lorsqu’arrivé à un
certain stade de leur existence sensible, par l’expérience ou par des objets
magiques. À présent, je n’imagine pas affronter un élève sans cravate, cela me
donne une stature nécessaire, je m’écroulerais sans cela : je n’ai pas
plus de colonne vertébrale que de vêtements, mon courage se mesure à la toise
textile. Depuis longtemps cependant, j’ai appris à faire semblant :
d’avancer en espérant rattraper ce qui me manque. Le syndrome de l’imposteur,
comme on le dit parfois dans les couloirs sombres des laboratoires, est
fréquent à l’université : nous nous pensons généralement moins bons, moins
intelligents, moins importants que nous le sommes réellement. Nous rabaissons
nos réussites, nous présentons avant toutes choses les défaites : il y a
des conversations qui ne sont que des chapelets d’excuses, de n’avoir pu faire
ceci ou cela, de n’avoir pu accomplir en une journée ce qui en aurait demandé
six. On peut croire qu’il ne s’agit là que de modestie mal placée, une
professeure de français, jadis, au collège, m’avait mis en garde contre cette
tendance qu’elle avait repérée déjà en moi. C’est devenu une force,
maintenant : avancer tout en regrettant, écrire en sachant que tout est
imparfait, dissimuler les authentiques fulgurances sous mille litotes, ajouter
des adjectifs minoratifs à la grappe ; ce sont de flagrants défauts de
composition, c’est stylistiquement difficile de conserver l’écriture claire, l’ambiguïté
est terrifiante. L’écriture académique est louche de partout, elle se conglobe
en circonlocutions de demi-habiles, elle dévoile pour mieux dissimuler, se pare
de certains apparats pour disparaître, à la moindre citation elle en dit trop,
ou pas assez : sa contexture étonne enfin. C’est comme un très long
commentaire, une discussion qui jamais ne s’achève et se poursuit encore.
En
y réfléchissant finalement, je pense qu’il s’agissait d’une sorte de morue :
la poêle devait être sale, et avait dû servir à cuire auparavant un morceau de
viande quelconque. Le poisson se découpait avec le plat de la fourchette, il
était particulièrement fondant : en bouche, les morceaux se délitaient et
se mêlaient grossièrement à ma salive, sans que je ne puisse en déterminer
vraiment le goût.
Fiche 13
Antécédent (grammaire textuelle)
On appelle antécédent le
référent source qui permet à une anaphore, pronominale comme nominale, d’être
interprétable dans le cadre de la continuité textuelle. La tradition donne ce
terme au premier référent directement à la gauche, plus rarement à la droite,
d’une anaphore, au regard de la « source référentielle » qui renvoie
traditionnellement au tout premier maillon d’une chaîne de référence. À
proprement parler, un antécédent est ce qui donne du sens à l’anaphore
subséquente, qui lui offre, a minima, une description
sémantico-référentielle mais également, dans le cadre de certaines structures
intégrées comme les subordonnées relatives périphrastiques, une assise
morpho-syntaxique indispensable pour assurer la grammaticalité de la structure.
On veillera cependant à ne pas
faire de l’antécédent un simple indicateur dans la mesure où l’anaphore lui
succédant participera généralement à sa détermination, dans une sorte de mouvement
inverse ou rétrograde : tous les maillons d’une chaîne référentielle sont,
pour ainsi dire, en tension permanente et quand bien même le premier maillon pourrait
être perçue comme fixe et solidement attaché, son importance n’en demeure pas
moins dépendante de la chaîne qu’il inaugure.
Je
rencontrai, ensuite, L. et C². peu après qu’A. me quittait, le même jour ou
presque. Je rencontrai L. par hasard, à une réunion de formation doctorale,
juste après ma soutenance : on appelait des jeunes et jeunes diplômées
pour témoigner de leur souffrance passée, et convaincre de la triste
temporalité de la recherche ; elle tombait amoureuse de mon cynisme,
j’appréciais sa culture. Je rencontrai C². volontairement, un peu plus tôt dans
la journée, via un site de rencontres, et nous n’avions que peu échangé avant
de nous voir dans l’après-midi, et immédiatement nous plaire. Elles étaient
très différentes l’une de l’autre, et n’avaient pour seul point commun que de
me connaître : C². était cuisinière, L. historienne impétrante ; C².
était voluptueuse jusque dans ses robes froufoutantes de flanelle, L. était
menue dans ses pantalons en tissu grossier. Elle me soulevait pour mieux
m’embrasser, je m’abaissais jusqu’aux cailloux pour sentir ses cheveux ; elle
me bousculait d’un rire fracassant à en étonner les étoiles, elle minaudait tranquillement
sous sa barbe invisible. Surtout, et il me faut le préciser encore, nous étions
en relation libre ou libérée, je ne voulais plus m’engager, elles non plus, et
nous papillonnions tranquillement. Nos raisons étaient différentes,
cependant : C². était anarchiste, mélangeait le curry et le chocolat, boucanait
les pommes et pulvérisait les côtes de porc, et n’envisageait l’amour que comme
une distraction entre deux menus, était toute vouée à son art ; L. était
appliquée et concentrée sur sa carrière, ses hobbies et sa collection
d’affiches cinématographiques du cinéma alternatif américain, et n’avait guère
le temps de caser un régulier dans son existence, elle croquait ce qui passait
par là et retenait les plaisants pour occuper couplement ses nuits fraîches.
Moi, je vivais la fin de ma relation avec A. comme une onde de choc.
Je
l’appris il y a quelques années de ça, de la bouche d’un dessinateur de bandes
dessinées qui en avait fait la pierre de touche de son nouveau projet. Quand
une bombe tombe, et qu’on se situe dans un certain rayon autour du point
d’impact, ce n’est ni la chaleur, ni l’explosion qui nous tue : c’est le
violent déplacement d’air qui, s’impulsant et concassant les organes, pénétrant
jusqu’au plus profond du système lymphatique, des capillaires et des mitochondries,
fait éclater la rate, brise les reins, détruit en un instant tout ce que nous
étions. Le reste ne brûle que le cadavre, ou la pulpe qui en reste : mais
il me fascina d’apprendre que c’était l’air que nous cherchons qui nous tuait.
Je m’en fascinais d’autant plus, que comme asthmatique, j’ai eu des visions
troubles de la mort, en enfance et à l’adolescence, lorsque la gorge soudain se
resserait, lorsque l’humidité peignait dans les bronches des arabesques de dais
de tombeau, lorsque je cherchais absolument à respirer. La médecine moderne m’a
sauvé, j’en ai parlé ailleurs : c’était une histoire pour un autre texte.
La
déflagration amoureuse, quand A. me quitta, me broya les chairs sur l’instant,
mais le feu me toucha qu’ultérieurement. Dans le métro qui me ramena, apès la
terrifiante nouvelle, je pleurais à chaudes larmes, je me retenais aux barres
et aux regards, pleins de pitié dédaigneuse, de mes cowagonnaires ; et
puis, une fois tout détruit, je croyais mieux aller. Quelques jours plus tard, je
faisais la vaisselle ; un verre tombe et se brise ; le feu me brûla
alors. Je m’éclairais en catastrophiques sanglots, j’étais pris de spasmes
divers, qui prenaient des formes nouvelles, je découvrais des genres inédits de
douleur et de patience. Les débris ramassés, puisque je pensais avant tout à
Béhémoth, je disparaissais sous un nuage de draps et de couettes et hoquetais
jusqu’à m’endormir. La brûlure fut cependant moins forte que le souffle, même
si elle laissa de meilleures et de plus belles cicatrices : c’était à
cause d’elles que je ne voulais plus d’engagement, c’était à cause d’elle que
je m’autorisais, avec les accords de toutes, à sautiller de cœur en cœur, à
sautiller de corps en corps : après plusieurs amours seules, je me
risquais au pluriel*.
Je
couchais avec C². dans l’après-midi, je passais la nuit avec L. Elles
habitaient non loin l’une de l’autre, une fois l’on se croisa, de bonne fortune
nous riions de ces hasards duplices. Je restais seul souvent, cependant,
j’avais beaucoup manqué à ma chatte : et leurs amours-anarchies, et leurs
chronogénèses-antiques, les occupaient bien davantage que les rides plissées de
mon ventre rond, que les poils nombreux de mes épaules ou la douceur charnue de
mes lèvres. J’avais besoin de faire l’amour — non, de baiser — en ces mois-là,
je voulais sentir davantage mon corps : j’avais pratiquement arrêté la
salle de sport, je marchais bien moins qu’auparavant et m’embourgeoisais. Cette
activité physique-ci, dans laquelle il y avait toujours cependant une grande
tendresse et une curiosité d’explorateur persan, me fatiguait suffisamment pour
m’autoriser l’essentiel, ne blessait point les cérébrations propres à la
grammaire et me satisfaisait avec tout l’orgueil de l’amant adonisé par une
maîtresse bien plus belle que lui. Les relations furent éphémères, en quelques semaines,
tout était terminé : ces semaines durèrent cependant des années, je revis
doublement en leur compagnie. Quand nous ne faisions point l’amour, nous
parlions de cuisine et d’art, de cinéma et des animaux de compagnie, de la
couleur de cela, et du goût de ceci. On me connaissait depuis toujours, on me
présenta même à quelques amies, à quelques parents, on me présentait tantôt
comme un gigolo, tantôt comme une bonne connaissance : je prenais tout et
ne réclamais rien. Lorsque la lassitude vint, car toujours la lassitude
finissait par venir, nous partîmes chacune, je partis moi-même, sans même m’en
rendre compte et sans douleur. J’étais guéri de quelque chose, elles étaient
heureuses de m’avoir connu. L. parfois me réécrit entre deux paragraphes, C².
me boude pour une acrerie, la nature de laquelle je ne parviens plus à saisir.
Sa chaîne vidéo, sur Internet, attire de nombreuses visites, je suis l’un des
anonymes : son caviar de griottes est digne des agapes de Lucullus, et
j’enrage de n’avoir jamais su reproduire ce coulis si tendre qui glissait
chaudement entre ma gorge.
Fiche 14
Pluriel (sémantique
référentielle)
Le pluriel est une entrée
sémantique renvoyant à une classification du monde au regard de la notion de
nombre, qui désigne, à proprement parler, la quantité d’éléments discrets
déterminés par un site référentiel, nom ou pronom par exemple. Le pluriel,
contrairement à ce que l’on pourrait intuitivement croire, n’est ni universel,
ni uniment exprimé selon les objets : notamment, il n’est pas
nécessairement corrélé à un pluriel morphologique, certaines langues
choisissant de conceptualiser dans des termes singuliers des notions
sémantiquement ou ontologiquement pluriel, et réciproquement. De même, il n’est
pas toujours une opposition stricte entre singulier et pluriel, et certains
concepts, comme le duel ou le paucal, peuvent être entendus comme des phases
intermédiaires d’un continuum dont les bornes linguistiques demeurent,
néanmoins, assez flottantes.
En ce sens, le pluriel en dit
davantage sur la façon dont les civilisations découpent l’univers les entourant
que sur le système interne de la langue, qui n’est jamais qu’un écran se
superposant au réel, mais incapable de parfaitement le décrire : il aura,
en revanche, une influence décisive sur les structures linguistiques
concernées.
Quelques
dix années avant ma relation avec C., qui fut la première véritable, j’avais
composé une autobiographie, partiellement fictive : elle se trouve encore
à qui veut chercher, qui me quaerit, invenit etc. Dans celle-ci, je
m’imaginais plusieurs relations amoureuses, moi qui n’en avais jamais eues ;
je fréquentais l’une, puis l’autre, puis celle qui deviendrait la dernière et
mère de mes putatifs enfants. Jamais cependant n’avais-je imaginé fréquenter
plusieurs femmes en même temps : je doute cependant réitérer l’expérience
un jour, car je tombais inéluctablement amoureux. J’ai toujours su avoir un
cœur d’artichaut, une feuille à tout le monde : mais en multipliant les
aventures et en m’arrêtant au trognon, je me rendis compte que loin de
disparaître, la feuille me revenait néanmoins. Mâchurée et défribée : je
devenais entier bien que changé, et la douleur de la première fois se décanta
dans le lac d’indifférence, comme une eau pure louchit quand les nénuphars
l’envahissent finalement. Plus encore, cette expérience que d’aucuns
appelleraient « polyamoureuse » me fit réfléchir certainement, et
m’offrit des perspectives étranges que je n’aurais su, sans cela, rencontrer.
Au
début de ma relation duelle, je me rapprochais d’une sorte d’association qui se
réunissait à l’autre bout de la ville : il s’agit pour les gens de s’y
rencontrer, de discuter de leurs vision de l’amour et du couple, de la façon de
gérer ces sentiments complexes, de s’organiser benoîtement, du rythme auquel il
fallait laver les couettes et les brosses à dents. Je n’y suis finalement allé
qu’une ou deux fois, les discussions tendaient à se diriger davantage vers la
grande théorie que vers la petite pratique : il y a cependant un souvenir,
un seul, que j’ai toujours gardé à part moi. La première nuit,
précisément : le rendez-vous avait lieu dans un bar des hauteurs, un
estaminet d’une place perdue, entre une ruine noire et, à ce que je crois, une
boutique de bibelots, d’attrape-rêves, des sceptres, des couronnes, des
lauriers, d’autres attributs* divins que je ne reconnaissais point, des broutilles
enchantées de cristaux de turbes. La réunion était au sous-sol de l’établissement,
je pris une bière ambrée et descendis, j’étais le premier ou le second :
j’ai toujours aimé être en avance — ou, au pire, à l’heure — aux rendez-vous.
Ainsi, je prenais les meilleures places, à la bonne température, non loin des
toilettes et de la sortie, avec la vue dégagée sur la salle ; ainsi, je
regardais venir mes compagnons de nuit en sirotant l’étrangeté maltée qu’on
m’avait servie, et qui venait du coin ; ainsi, je me remplissais d’odeurs
et de sons, de lumières tamisées, et essayais de comprendre les fils cachés ou
non qui m’avaient amené jusqu’à cette cave. La réunion commença enfin, un mot
fut échangé, on composa des tables selon les désirs de chacune et de
chacun : je me retrouvais naturellement à celle parlant des débuts de la
relation, et écoutais longuement. Je n’ai peut-être alors lancé que quelques
mots, j’étais surtout curieux de rencontrer d’autres indécises et d’autres
indécis. Il y avait là, à ma grande surprise, un vieux couple, presque
cent-cinquante ans à eux deux sans doute, une femme distinguée et enbijoutée
d’émeraudes et de colliers de perles, un homme trappu, au front traversé d’une
vilaine dartre, à la grande moustache tombante. Ils étaient complices et
riaient à voix basse, en lançant des œillades coquines à tout le monde — moi y
compris — et buvaient beaucoup. À ma gauche, deux jeunes femmes, en couple
elles aussi et l’une caressait méthodiquement mon genou avec le sien, et le
pourchassait : je m’en éloignais à chaque fois, elle empestait le mauvais
tabac et, globalement, n’était pas mon style. À ma droite, enfin, il y avait
une petite chose d’homme, tout recroquevillé sur lui-même, il s’escarbouclait
dans son dos rond et son manteau d’hiver, qu’il n’avait pas quitté : il
faisait pourtant déjà chaud ici-bas. Ses cheveux noirs étaient joliment
coiffés, ses yeux caves n’ôtaient rien à la beauté tranquille de son visage,
traumatisée par une catastrophe que je ne devinais pas. Il y eut un tour de
table, chacun, à son tour, devait rapidement se présenter et dire quelques mots
de sa venue ; je commençais, puis on tournait dans le sens des aiguilles
d’une montre. La jeune femme, la jeune femme, la vieille femme, le vieil homme,
lui, enfin. Il croisa les mains sous la table, du coin du regard je voyais ce
geste de prière ; et sans nous regarder, plutôt, en faisant absolument
face à lui, il nous dit cela, en quelques mots. Il était veuf ; sa femme
et lui vécurent plusieurs années dans un bonheur parfait ; une maladie
fatale la saisit et l’enleva en une nuit ; c’était sa seule ; il
l’aimait encore. Des années plus tard cependant, il avait comme envie de
fréquenter d’autres personnes mais ne pouvait le faire, sans avoir le sentiment
de la tromper ; il venait chercher conseil.
J’étais,
sans doute, le plus touché par cette histoire. Mes voisins, mes voisines, bien
qu’affectueusement le rassurant, déroulaient la conversation et leurs astuces relatives,
on le plaignait tout en l’invitant, effectivement, à rebondir comme une outre
pleine. Il hoquetait des acquiescements muets, exhalait un ou l’autre soupir
bizarre, ne disait plus rien. Moi, je ne le quittais pas du regard. Pris d’une
inquiétude inédite, je donnais finalement congé, remontais à la surface, volais
une cigarette en passant et laissais la tiédeur nocturne me frapper les joues. En
y repensant encore, les larmes me viennent aux yeux : je restais cependant
pensif, jadis, j’étais encore sec de tout sentiment. Alors que je terminais ma
cigarette, et que je m’apprêtais à rentrer en prenant deux métros et un tram, il
sortit lui-même du bar. Nos yeux se rencontrèrent un instant, il y eut comme
une compréhension soudaine, comme si, à ce moment-là, la même note se jouait
dans le pavillon de nos oreilles. Il tourna maladroitement la tête, je levais,
un peu tard, la main pour le saluer. Il s’enfila dans une venelle, et n’exista
plus que dans mes souvenirs. Je le retrouve, parfois, au détour d’une école ou
dans le bus, il avait un de ces profils que l’on rencontre partout.
Je
continuais d’aimer C., je continuais d’aimer A., je continuerais d’aimer C². et
L. bien après la fin, j’aimais encore la femme qui me quitta. C’est en
comprenant cela, étrangement, que je me détachais enfin de tout et me libérais.
C’est en comprenant cela, étrangement, que je me retrouvais, que la feuille
revenait : d’ailleurs, je repris l’écriture vers cette période, alors que
la page blanche me dévorait depuis bien plus longtemps de coutume — même si le
travail allait bon. C’est en comprenant que l’amour était plus fort que la
mort, que j’acceptais la mort de l’amour : que je me reposais, enfin. Un
homme me sauva, ce soir-là : peut-être le sait-il.
Fiche 15
Attribut (syntaxe &
sémantique)
Un attribut est un
complément verbal d’une nature particulière, introduit traditionnellement par
un verbe copulatif, un verbe attributif ou, dans certains cas, par un verbe à élargissement
attributif. Au regard des compléments d’objet, qui fondent la notion de
prédicat événementiel, l’attribut construit des prédicats d’ordre existentiel
et est comme le deuxième membre d’une égalité établie avec un groupe
référentiel. Un attribut est un complément essentiel du groupe verbal, non
supprimable et difficilement déplaçable bien qu’en français moderne, son
antéposition en tête de séquence phrastique, monneyant une inversion VS, soit
parfaitement envisageable bien que sentie comme archaïsante.
L’attribution est un des phénomènes
de syntaxe les plus répandue qui soit dans la langue, et il n’a d’ailleurs
guère besoin d’un verbe pour se matérialiser, la seule coalescence entre les
éléments pouvant produire ledit effet. C’est le cas de certaines structures
apposées, qui s’interprétent comme des sortes d’attributions plus ou moins
elliptiques : il leur suffit d’être juxtaposée pour qu’automatiquement, un
lien syntaxique, voire sémantique, se noue.
Le
statut d’A.T.E.R. (« Assistant Territorial d’Enseignement et de
Recherche ») est la pire et la meilleure des choses qui puissent arriver à
un doctorant ou un jeune docteur. Il s’agit de guéer entre la précarité et le
confort, entre les contrats courts et les contrats longs : on est comme
des élites temporaires, des chercheurs saisonniers indispensablement recyclables,
un nombre delimité de fois cependant. La chose était confortable, et témoignait
d’une amélioration sensible de ma condition, financière ne serait-ce : pour
la première fois de ma vie, pour la première fois dans ma famille même, j’étais
à présent capable d’économiser quelques sous en fin de mois, de m’autoriser le
confort du luxe d’une bière parfois, de fromage rapé dans les pâtes, d’une
place de cinéma. Le service était, pour l’enseignement tout du moins, aussi
lourd que celui des titulaires mais je n’avais que peu d’occupations
administratives : pour la recherche, la première fois, je terminais ma
thèse et communiquais, la seconde, je communiquais seulement, ayant déjà
soutenu et étant redevenu célibataire. Cette période, d’ailleurs, intermédiaire
entre deux étapes de ma vie, fut la plus longue — enfance et adolescence
exceptées — de toutes où je me retrouvais à part moi, plutôt, seul avec
Béhémoth. Je ne voyais non plus guère d’amies ni de copains : comme je le
disais plus haut, la femme qui me quitta avait tout emporté, sans, d’ailleurs,
avoir tout amené jadis. À présent pleinement accœuré avec moi-même, je n’en
préoccupais guère, quand bien même étais-je cette fois-ci particulièrement
actif en ligne, à écrire et à dialoguer, asynchroniquement, avec d’illustres
compagnons de route. Mes collègues avaient eu cette incroyable gentillesse de
m’autoriser l’emploi du temps le plus simple, de m’offrir surtout des premières
et des deuxièmes années, de me fournir généralement leurs notes et leurs
progressions : lorsque l’ATER paraît, le cercle de famille applaudit à
grands cris et décharge ses heures complémentaires sur lui. Partant, je n’avais
pas grand-chose à faire, si ce n’était me présenter en cours, computer des
choses qui me semblait à présent des plus simples, corriger un exercice ou une
copie parfois : cela me laissait beaucoup de temps libre pour écrire.
Je
ne faisais pas de fictions, cependant — et en étant plutôt honnête, je dirais
que je n’en ai jamais véritablement fait ; mais j’y viendrai une autre
fois. À côté de mes travaux universitaires, à ce moment-là j’écrivais sur le
paradigme du déterminant défini dans les grammaires du dix-septième siècle, sur
les subordonnées relatives adjectives coordonnées aux épithètes postposés,
ainsi que sur les valeurs du présent dans les textes coutumiers classiques, je
faisais beaucoup de critiques artistiques, je parlais de films et de livres,
d’albums de musique qui me touchèrent et me touchaient encore. Mes goûts
s’affinaient : je profitais de cette relative liberté pour approfondir ma
connaissance des autrices que je connaissais peu, découvrir des auteurs dont je
n’avais jamais entendu le nom, refaire avec un œil nouveau les jeux anciens, et
en découvrir de nouvelles interprétations. C’est là quelque chose qui m’a
toujours intrigué, et personne, je crois, n’en a jamais fait la
non-expérience : de revenir sur ses pas, sans rien découvrir de neuf. Il y
a des choses que l’on aimait absolument, mais on en gardait davantage un
souvenir qu’un goût, et le retour est douloureux voire incompréhensible ;
d’autres prennent une couleur nouvelle, on les adore absolument tandis qu’on
les rejetait à l’instant ; il y a des sentiments qui se confortent ou
grandissent, des rivières qui deviennent des fleuves, qui deviennent des mers,
qui deviennent des océans. Parallèlement, je pulvérisais mes armoires, je
sortais tous les livres, tous les albums de bandes dessinées, tous les
films ; je les nettoyais et les classais précieusement, je donnais les
doublons, je vendais les inintéressants, avec la monnaie j’en achetais
davantage. Il n’y a jamais assez de place pour les ménagères, ma mère le sait
parfaitement : j’ai pris d’elle cette habitude de faire avec le ménage de
printemps une désinfection générale du crâne de mes connaissances, de
perlustrer le moindre de mes papiers, le moindre mot, jusqu’à tout connaître
des limites de mon monde et savoir où je peux marcher encore. Tout ce qui bouge
est en vie ; même enfermé, même au calme et maître de ma chambre, quarantiné
volontaire pour mieux méditer, je circule décisivement et mesure chacun de mes
gestes. Béhémoth me remercie d’autant mieux, elle qui aime à ce que tout soit
toujours en place : elle s’effraie d’une chaise dérangée ou d’une plume nouvelle.
Il
y a une continuité dans tout ce que je puis écrire, du travail universitaire au
message court, de la correspondance amoureuse à l’article* de grammaire, ces
mots diffèrent mais ce sont toujours les miens. Même si je mémore les citations
ou reprends les analyses de mes maîtres, leur innutrition et leur incorporation
les rendent miennes, quitte à ce que je les épouse ou m’en éloigne. Je n’ai
jamais cessé d’écrire, depuis ces premières années à l’école primaire, jusqu’à
aujourd’hui. Je n’ai jamais cessé d’écrire, une très longue période, un très
long texte commencé par des bâtons et des boucles quadrillées, qui se poursuit
encore dans ces lignes qui sentent le pâté d’alouette. Qu’on ne s’y trompe
cependant, l’alouette se trouve également en recherche : le cheval est
ailleurs, c’est le reste des données que l’on ne peut explorer, c’est l’étude
de cas qui ignore la grammaire générale, qui elle-même arase les exceptions et
les difficultés ; c’est l’argument mis en avant et les contre-arguments
laissés à libre appréciation d’un futur article, d’une future étude, et le
consensus qui toujours se décale. La réalité n’est jamais entièrement
accessible, et si certains modèles sont justes, aucun n’est vrai : on peut
augmenter la quantité d’alouette, sa masse, mais même le plus honnête des
poneys gueulera plus fort. Ce qui distingue, finalement, les fictions que
j’écris des opinions artistiques que je scande, les revues universitaires des calembredaines
plaisantes, ce n’est pas la haquenée, ce n’est pas les plumitifs : c’est
la limite claire séparant les deux. Plus explicite, nous sommes vers l’académisme ;
plus obscur, c’est le domaine de la fureur. Les degrés nous mènent, selon, vers
l’un ou l’autre des sommets, ce sont des escaliers à double vis et, de bord à
bord, on se toise sans jamais se croiser. Les cîmes sont aussi hautes, les
acropoles ont le même nombre de colonnes : il faut les mêmes chiffres pour
compter les rimes et compter les poids. J’ai cette souplesse de gymnaste, de
passer par-delà la rembarde et plusieurs fois par jour, mais de toujours
grimper.
Mes
deux années d’ATER se partagèrent donc symétriquement, les hasards des services
me libérèrent le premier des seconds semestres, et le second des
premiers : j’étais donc tranquille, presque une année, pour parachever ma
rédaction doctorale, organiser ma soutenance, soutenir : c’était la mi-novembre,
quand les journées déclinaient déjà et la froidure s’installait. Après cela, je
travaillais, on me quittait, je ne pouvais pas être une troisième fois
assistant : c’était les limites des textes. Mais en tout, je suis
quelqu’un de chanceux : à peine ne savais-je que faire qu’on me proposait
du travail.
Fiche 16
Article (partie du discours)
L’article, ancienne appellation du
déterminant, a longtemps été vu dans l’histoire de la grammaire française comme
une relique inutile de la morphologie du français, une marque casuelle se
réalisant à part du nom où l’accident était censée tomber. Au cours de la
période classique, puis de la période moderne, son importance n’a cessé de
croître et il fait à présent pleinement partie des neuf parties du discours
généralement citées par la grammaire structurale. Le déterminant, dont
l’article est une sous-catégorie, est défini comme l’élément devant
nécessairement précéder un nom pour former un groupe nominal standard.
Le déterminant peut cependant ne
pas être explicite, bien qu’étant toujours, structurellement, notionnellement,
nécessaire : souvent, une simple manipulation ou l’ajout d’une expansion
nominale suffit à contraindre son expression. On se gardera donc de confondre
absence de déterminant et non-expression du déterminant, les deux n’étant pas
strictement superposables.
Caen
est peut-être l’une des plus belles villes que je puis connaître. Quelque part,
elle me rappelle Helsinki, où j’ai vécu le temps d’un séjour étudiant : ce
sont toutes deux des villes incendiées et reconstruites, où le neuf côtoie le
vieux, où l’oblique toise le cartésien, peuplée, avec l’Irlande comme on le
sait bien, du plus gentil des peuples. Au centre, il y a un château de
Guillaume dont il ne reste surtout que des souvenirs, mais aux remparts solides
toujours ; une tombe devenue un musée, et un musée des tombes
célèbres ; deux abbayes, l’une des hommes, ruinée, et l’autre des femmes, superbement
entretenue ; des brasseries à chaque rue, de la pomme et des crèmes
délicieuses ; à l’entrée de l’université, une statue représente un phénix.
Quand on s’éloigne de l’histoire, et que l’on quitte le port, d’un côté, ou la
mairie, de l’autre, la modernité soudain arrive à renfort de rigueurs
mathématiques, d’abscisses et d’ordonnées, d’immeubles électriques et de
ruelles carrossables. Généralement, et à moins qu’une course ne m’y envoie, je
cède aux volte-face et reviens vers le passé d’un pas tranquille, le panier de
commissions puant le camembert bien fait. Je connaissais la Normandie de nom, et
ma directrice de thèse y avait longtemps travaillé, elle y rédigea même la
grammaire pour laquelle elle fut décorée de la légion d’honneur. Le
laboratoire, bien que d’une très modeste dimension, accueillait périodiquement
des figures qui révolutionnaient, depuis cinquante ans, les contours de ma
discipline : il y avait comme un génie grammatical qui s’abattait sur la
ville et qui vomissait périodiquement des grandeurs rayonnant sur l’ensemble de
notre petit monde. Évidemment, comme l’unité de recherche — l’équipe d’accueil,
plutôt et comme on doit statutairement l’appeler — fonctionnait
extraordinairement bien, les présidences universitaires successives
s’arrangeaient pour couper les crédits, pour affamer la bête, limiter les
nouvelles embauches et décourager étudiantes comme étudiants à venir user les
bancs d’amphithéâtre. Malgré les voix*, vaguement comminatoires, des
professeures distinguées, des maîtres de conférence usés et des ingénieures
exploitées, tout se passait comme si, progressivement, l’on éteignait les
lumières derrière soi : un jour on ferme la porte, on descend la dernière
marche et plus jamais nous ne revenons en arrière.
Je
ne connaissais pas vraiment le confrère qui me proposa ce contrat de recherche.
Il avait profité d’un ancien dispositif pour venir, comme chercheur invité,
dans le laboratoire de mon co-directeur et nous nous croisions souvent dans les
couloirs, au séminaire de recherche, en colloque. Il venait en observation,
pouvait-on dire, il découvrait ce sur quoi nous travaillions, nos méthodes et
nos préoccupations. Il nous parlait de sa Normandie, et de quand il la
reverrait. Bien que didacticien de formation, travaillant notamment sur
l’acquisition du français comme langue seconde, il s’intéressait beaucoup et de
plus en plus à l’histoire de la langue, à la diachronie longue et, surtout, aux
sources non-littéraires du changement linguistique. L’histoire de ma
discipline, les élèves le savent bien, est liée à celle de la
littérature : les grammaires sont toutes remplies de citations de grands
auteurs et de célèbres autrices, illustrant les infinies capacités de la langue
et offrant un réservoir pratique aux conversations mondaines. Il faut
comprendre cependant — il a fallu le démontrer — que la littérature n’est pas
le meilleur reflet de la langue, pour des raisons, finalement, assez simples à
saisir : destinée à rester, destinée aux sommets, elle aime à archaïser
ses traits et à se draper des velours vieillis des antiquités langagières. Que
l’on pense aujourd’hui, par exemple, à un tiroir verbal comme le passé
simple : on ne le trouve guère que dans les romans, et nulle part
ailleurs. Si l’on s’amuse dès lors à décrire la langue que par le seul spectre
littéraire, l’image est toute étrange, le miroir est déformant ; la langue
que l’on décrit est toujours plus vieille que la véritable. Pendant longtemps,
ce fut volontairement que les grammairiens décrivaient les Lettres, c’était là,
pensait-on depuis l’époque classique, qu’on trouvait le génie de la
langue ; ensuite, l’habitude eut la vie dure. Le temps allant cependant,
on eut meilleure conscience du phénomène et naturellement, l’on explora
d’autres endroits. De la littérature on alla vers la philosophie, puis vers les
textes scientifiques, dans le sens large du terme ; le droit et les livres
de raisons ; la correspondance privée à présent, et ce qu’on appelle
l’écriture des « peu lettrés ». On me proposait d’explorer des
coutumiers normands, il y en avait beaucoup, non transcrits pour la plupart, et
le corpus s’étendait du 13e au 19e siècle. C’était là
tout ce que je rêvais de faire, étendre génériquement comme chronologiquement
mon corpus doctoral, et j’en ressortais avec un nombre honorable d’articles, de
numéros de revue, de conférences.
L’équipe
constituée était composée de quatre membres : le confrère à l’initiative
du projet, qui chapeautait l’ensemble ; une historienne du droit, qui nous
quittera en chemin pour être remplacée par une de ses collègues, la vie
l’amenant ailleurs ; moi, comme spécialiste de la langue française ; et
Marie.
Fiche 17
Voix (syntaxe)
On appelle voix, ou diathèse,
la façon dont la syntaxe générale des constituants nucléaires de la phrase
s’organise en relation avec l’interprétation sémantique de celle-ci, notamment dans
la concordance entre le sujet syntaxique et l’actant à l’origine de l’action.
Il peut y avoir ainsi concordance, discordance ou transfert, chaque modalité
venant avec ses caractéristiques propres tant du point de vue interprétatif que
syntaxique, notamment au regard de la morphologie verbale et l’emploi, ou non,
d’un auxiliaire ou d’une forme pronominale.
On notera surtout que le choix de
telle ou telle voix traduit nécessairement une certaine disposition de la part
de l’énonciateur et même la voix dite « active » dénote une part de
subjectivité, quand bien même serait-elle sentie comme neutre ou neutralisée au
regard des voix « passives » ou « moyennes ». Chaque énoncé
est le lieu d’un choix, quand bien même ce choix paraîtrait-il évident ou
naturel.
La
première fois que je parlais de Marie, c’était avec une de mes plus chères
amies, qui venait d’apprendre qu’elle attendait son deuxième enfant, qui serait
une deuxième fille, qui naîtrait sept mois plus tard, et qu’elle nommerait
comme une pierre précieuse. Bien entendu, elle ignorait alors certaines de ces
choses. Je la visitais comme je le fais tous les ans, ou presque, depuis nos
années facultatives : bien qu’éloignés par la vie et ses vicissitudes, et
les vilénies stupides du travail, des études, des enfants et de la famille, des
hommes et des femmes, qui détruisent les liens simples des compagnons de bancs
d’amphithéâtre, nous avions réussi à garder le contact. J’allais ainsi la voir
comme j’étais allé la voir l’année d’avant, et celle d’avant encore. Je venais
en voiture, je l’avais encore ; un covoiturage me payait l’essence et un
peu de péage. À peine arrivé, elle laissait la chamelle au mari qui eut à peine
le temps de me saluer, et m’enleva vers un bar qu’elle connaissait bien et où
elle espérait me saouler assez pour que je lui racontasse toute une année
d’aventures multiples. Elle était au courant de tout, elle voulait avoir
davantage de détails : on s’installait à une table protégée par un coin et
une poutre, une grande vitre donnait sur la rue. Comme c’était la fin de
l’hiver, et que la température était encore basse, la froidure traversait
aisément les carreaux et nous grignotait. Quelques bières et quelques limonades,
un ou deux pas de danse improvisés et beaucoup de sourires plus tard, nous
étions parfaitement réchauffés. Entre deux pintes, je lui parlais de mes amours
déçues, et je lui parlais de Marie.
En
toute honnêteté, je ne parlais pas de Marie totalement ; du moins, je ne
lui dis rien de la vérité, me contentant d’esquiver les choses et de faire
croire que j’étais mûri des expériences passées. J’aurais pu lui dire que ce
fut, entre elle et moi, un premier coup de foudre impressionnant, et que nous
couchâmes le premier soir ; que nous mangions des madeleines, que lui
avait offertes sa grand-mère pour fêter son nouveau travail, entre deux
échauffourées sous les couettes ; que nous dormîmes, et peu, sur le point*
du jour, mais sans trouver le profond sommeil, tant nous étions tout remplis elle
de moi, moi d’elle ; que le lendemain, je devais repartir, comme je
n’avais pas encore déménagé et qu’il me fallait encore m’installer à
Caen ; que nous avions passé la journée dans ce demi-sommeil si étrange,
enouaté et bondissant, traversant les choses et les gens sans y prendre
garde ; que nous avions les mêmes moments de lucidité borgne, quelque
hormone électrisant nos cervelles, et qu’on en profitait alors pour s’écrire
sur nos téléphones ; que nos messages se croisaient ; qu’on riait
privamment de notre adolescence retrouvée, qu’on s’écrivait pour se le dire, et
qu’on tombait immédiatement amoureux.
Certes,
j’aurais pu dire tout cela.
Je
préférais, cependant, parler de tout et de rien, de l’expérience acquise, du
recul nécessaire que j’avais à présent sur les choses, sur la vie, sur les
gens, sur les femmes, sur le travail et sur les chats. Elle me parlait de sa
grossesse inquiète, la première ayant failli la tuer ; de sa chamelle qui
grandissait et devenait insupportablement tendre ; de son bonhomme de
mari, qu’elle aimait comme une folle et détestait de toutes les fibres de son
corps pour ses chaussettes oubliées, le meuble branlant qu’il devait toujours
réparer, ses blagues débiles qui la faisaient rire aux larmes malgré elle. En
un mot, elle était heureuse, autant qu’elle pouvait l’être et autant qu’on
pouvait l’être : et elle était heureuse pour moi. Il est vrai que j’étais
particulièrement léger, le cœur et la tête toutes remplies d’envie de revoir
Marie, d’embrasser Marie, de caresser Marie, de faire l’amour à Marie, de
parler avec Marie, de marcher avec Marie, de prendre la main de Marie, d’être
avec Marie. De son côté, je le sus bientôt, elle espérait la même chose : et
ses jours comme ses nuits étaient habités de mon souvenir. Je restais une
semaine, ou presque, avec ma plus chère amie, à penser à Marie et à me balader
en campagne, à penser à Marie et à écouter de la musique, à penser à Marie et à
manger les pizzas faites maison par le mari au décapant sens de l’humour. Une
part de moi, cependant, n’était pas tranquille. Je repensais aux désamours
passées, à C., à L., à A., à C²., à la femme qui m’avait quitté ; je
pensais aux promesses, aux toujours et aux jamais, aux escaliers montés le soir
et descendus le lendemain, aux chocolatines transformées en pains au chocolat, aux
quartiers vieux visités avec le cœur rouge, et aux nouveaux immeubles traversés
dans le catimini de la nuit bleue, à chaque fois pour retrouver une nouvelle, à
chaque fois pour rejoindre une régulière. Je marchais encore beaucoup, à cette
époque : l’avantage d’habiter à la grande ville, et de ne réserver la
voiture qu’aux exceptionels trajets. J’étais donc comme fendu en deux : je
voulais Marie, je la désirais et ne désirais rien de plus ; mais le reste me
retenait à moi. Et puis, c’était une collègue : nous devions travailler presque
trois ans ensemble, sans discontinuité, dans une proximité qui ne pouvait plus
être professionnelle. Quelle stupidité : celui du couple qui ne mangea
jamais mes hamburgers me dit un jour, gouaillant, « on ne chie pas là où
on mange ». Je n’avais pas compris la graveleuse allusion jadis, elle me
revint nécessairement alors que, dans la chambre d’ami, je feuilletais sans le
lire un album de bande dessinée que je connaissais déjà. La chambre, qui
accueillait en mon absence le berceau, était tapissée de peluches blanches,
d’animaux disparus, un coffre à jouets dégueulait de ballons bleus et de
raquettes roses. Mon portable sonna dans la lumière tamisée d’une lampe de
chevet que j’avais minorée avec une chemise, je le silenciais en lisant le
message, excité et tendre à la fois, de Marie. Je lui répondais sur le même
ton, et me masturbais.
Je
terminais l’album avant de définitivement éteindre la lumière. Dans cette
histoire, un rabbin avait une crise de foi : il allait dans un grand
restaurant parisien et commandait tout ce que sa religion lui interdisait. Il
commandait notamment de l’espadon, « un poisson sans écailles » et le
tortorait.
Fiche 18
Point (typographie)
Le point (simple) est un signe de
typographie employé depuis l’antiquité, et qui a connu de nombreuses
reconfigurations au fur et à mesure de son histoire. S’il est aujourd’hui
stabilisé autour d’une idée de segmentation forte de découpe des unités de
texte, on l’utilisa dans le passé pour délimiter les unités lexicales à
l’instar d’un blanc typographique ou, encore, pour marquer un nouvel élan ou
une nouvelle dynamique dans la construction périodique. Ces usages, vieillis,
ont depuis été remplacés par le signe que nous employons aujourd’hui, et qui
permet, avec la majuscule, de déterminer l’unité syntaxique maximale de la
phrase à l’écrit.
On notera cependant que le point a
toujours eu, même lorsque cet usage se stabilisa à compter du 18e
siècle, toute une gamme d’interprétation en discours : aujourd’hui plus
que jamais, il peut également marquer un sursaut ou une relance, ou encore être
un symbole de répartition des voix de différents personnages. On observe
également des tendances de relance, dits « d’ajouts après le point »,
qui font fi de ces stratégies de découpe au profit d’une textualité élastique,
évoquant les unités périodiques de jadis.
Après
l’épeautre et le poisson, et avant le dessert, je sortis fumer une cigarette
dans la rue. La salle se trouvait au sous-sol, il fallait grimper un escalier
pour revenir à la surface après avoir traversé une jungle de rideaux pourpres.
La ruelle pavée était humide de l’hiver, et les lampes donnaient une lumière
bleuâtre, froide et maladive, qui venait mourir sur les murs clairs. En face du
restaurant, une autre goguette spécialisée dans les pièces de boucher diffusait
de la musique douce, et un serveur fumait lui-même, appuyée sur une poubelle,
en regardant le lointain. Il y avait peu de monde dans la rue, et le peu qu’il
y avait, fuyait dans des manteaux longs et des bottines crades se mettre à
l’abri. On se trouvait dans les vieux quartiers de la ville, dans un dédale de
ruelles borgnes et de venelles glauques qui serpentaient et obliquaient les
unes sur les autres, s’engrossaient en places et en fontaines avant d’à nouveau
se détruire et de s’effilocher. Le labyrinthe m’effrayait tellement, que je
prenais toujours le même chemin pour aller et venir du métro, sans me risquer à
l’exploration : sans voir rapidement une avenue ou un boulevard,
j’étouffais, je me sentais emprisonné. À ma gauche ainsi, là d’où j’étais venu ;
à ma droite, là où nous irions après le dîner. Ma cigarette achevée sur cette
pensée, j’en roulais une autre, mon poids sur l’estomac et le goût dans ma
gorge ne parvenant pas à disparaître. Alors que le tabac glissait, pataud, de
mes doigts gonflés par le froid et la fatigue, un couple sortait du restaurant.
La dame me demanda si je pouvais lui donner une cigarette : je lui donnais
celle que j’avais fini de rouler, et en commençais une autre. Elle dodelina de
la tête, puis ils partirent tous deux vers la droite, sans se toucher.
La
lune se trouvait juste au-dessus de moi, elle était à son dernier quartier, un
quartier énorme et blanc. La pluie commençait à tomber, je me rabattis
stratégiquement vers le linteau de l’entrée, en essayant de ne pas faire
rentrer trop de fumée à l’intérieur. La chaleur du couloir me caressait le dos,
trempé de sueur — j’avais laissé ma veste en bas, sur la chaise — alors que le
vent sifflant pénétrait entre les boutons de ma chemise. Je me roulais une
troisième cigarette, et je compris alors que je ne voulais pas redescendre, pas
maintenant, pas encore. J’envisageais même de partir, de fuir quelque part —
mais où — et de disparaître, englouti par les ruelles sans fin, démoli par les corridors
aveugles, écrasé par le reste. Je n’en eus pas le courage, et ne finis pas la
cigarette que j’écrasai et laissai tomber dans la poubelle en face de la
goguette, où le serveur avait repris sa respiration. Je redescendais
lourdement, ma cheville souffrait de chaque marche. Je m’attendais à des
questions pour ma longue absence, j’étais peut-être parti vingt minutes, mais
on ne me posa aucune question, on ne me fit aucun discours*. Le dessert était
arrivé, on avait commencé sans moi et on avait commandé quatre flûtes de
champagne. En m’installant, et après avoir ramené la chaise auprès de la table,
j’entendais pétiller mon verre. J’étais triste, profondément triste, et fier,
intensément fier : et tout cela se mélangeait, l’alcool commençait à me
monter à la tête. J’avais terminé, et je n’avais rien fait.
Fiche 19
Discours (théorie linguistique)
Dans la tradition saussurienne, le discours
s’oppose à la langue : si cette dernière compose un système
abstrait de signes, de règles et de structures, le discours serait son
application concrète. On peut faire une comparaison rapide, et dire que si le
langage est une pensée, le discours est sa réalisation à l’oral ou à l’écrit ;
et si tous les membres d’une communauté linguistique partagent la même langue,
du point de vue conceptuel ou abstrait, ils réaliseront chacun leur discours
distinctement, avec une variation plus ou moins importante.
En ce sens, si la langue est un
fait social, partagé par nombre et nécessaire, le discours serait un fait
individuel et immanent : il est des êtres sans discours, mais il n’en est
point sans langue. La façon dont, cependant, l’abstrait parvient à se
concrétiser demeure un mystère que la théorie saussurienne n’explique point en
tant que telle : cela ne l’empêche pas, cependant, de produire des
concepts opératoires d’une grande utilité descriptive.
Mon
premier colloque eut lieu lors de ma deuxième année doctorale, c’était une
journée d’études organisée par un laboratoire reconnu dans ma discipline, dans
une petite faculté. Cela m’avait étonné, je m’y suis fait depuis : les
facultés prestigieuses ont des noms, les laboratoires d’élite ont des équipes.
J’étais arrivé très tôt — l’âge allant, on apprend à arriver de plus en plus
tard — et j’avais fait le pied de grue, rejoint bientôt par un autre tout jeune
doctorant qui intervenait, de même, pour la première fois. On n’avait rien
trouvé à se dire, alors on se taisait à l’entrée de l’annexe de la faculté où
se tenait l’événement. On vit arriver les pains aux chocolats et le café de la
pause matutinale, puis les organisatrices, puis les autres intervenantes et
intervenants, puis deux ou trois personnes du public. Je m’installais près de
la porte d’entrée, en étudiant constamment le programme de la journée :
j’intervenais juste avant le repas du midi, gracieusement offert. Encore
maintenant, c’est sans doute le créneau que j’aime le mieux. Le ton de la
journée a effectivement été déjà donné, l’on ne saurait être responsable de
rien ; et entre la digestion de la collation et l’attente du déjeûner, les
doyens et les doyennes sont suffisamment endormies, ou ont déjà l’esprit
occupé, pour ne pas relever les imprécisions décisives et les hésitations
malheureuses de la présentation. Comme tous les doctorants, je présentais un
résultat préliminaire de ma thèse : elle nous accapare tellement, qu’il
est difficile de parler d’autre chose avant d’avoir soutenu. Je n’ai osé
travailler, et communiquer, sur autre chose que le mois avant de
soutenir : pendant cinq ans, je ne parlais que de subordination relative,
d’une façon ou d’une autre.
Ma
présentation se déroula au mieux. Je l’avais fait relire par ma directrice de
thèse, qui m’avait fait de très précieux commentaires. Ce fut cependant la
seule fois que je la sollicitais ainsi : en recherche comme à la faculté
ou au lycée, j’apprenais vite, je travaillais tard, je dormais peu. Je fais
partie de ces gens, énervants m’a-t-on souvent dit, qui constamment avancent
sans y paraître, papillonnant et flottant : encore ce soir en écrivant ces
lignes, la musique joue, je lis deux ou trois articles de presse en parallèle, je
discute avec Marie. On me posa quelques questions, rapides, de politesse, j’y
répondais tranquillement. J’étais tétanisé, et l’adrénaline me faisait tenir.
De l’extérieur, ces réunions ont toujours quelque chose de ridicule : une
dizaine de personnes, uniquement pour les jours fastes et quand il pleut, viennent
écouter un rabougri marmottant dans un micro en panne, avec des diapositives
moches. Je grossis volontiers le trait, il y a des conférences, des séminaires
et des rencontres, nationales comme internationales, qui sont brillantes
d’intelligence, qui font avancer le savoir humain, qui redonnent espoir en
notre force commune : j’aimerais y participer, un jour. Peut-être mes
sujets de recherche ne sont pas de ceux qui bouleverseront notre réalité,
peut-être ne suis-je pas assez intelligent ou assez beau pour attirer les
foules : mais je n’ai jamais fait partie d’autre chose que du ventre mou
de la recherche. C’était un malheur jadis, c’était devenu une joie ensuite, je
m’en moque plutôt, à présent. L’on n’a pas toujours besoin d’être intéressant
pour se plaire, l’on n’a pas toujours besoin d’être intelligent pour se
satisfaire. Même dans le milieu académique, la médiocrité a ses charmes
uniques, que l’on apprend à aimer. Le plaisir de n’être pas constamment
sollicité, d’être à l’heure à ses rendez-vous sans avoir été retardé par de
fâcheux impétrants ou des étudiants paumés, le bonheur simple de s’autoriser le
silence, en conférence ou en séminaire, en réunion de travail, sans qu’on nous
demande d’avoir toujours un avis, d’être réservé sans qu’on s’attende à ce que
l’on soit démonstratif*, être drôle in petto.
Au
regard d’un travail de bureau, du fonctionnariat de travaux publics ou des
ronds-de-cuir, la solitude est une bénédiction à l’université : et même si
l’on peut se sentir occasionnellement triste devant le micro-onde qui réchauffe
la tasse de café, ou perdu dans les couloirs tous identiques des préfabriqués
construits rapidement pour absorber les nouvelles inscriptions, ou intensément
honteux de redéranger, une fois encore, la seule secrétaire de l’unité de
recherche pour un stupide problème de salle, de photocopie, de clé ; il y
a à l’université une tranquillité de la recherche moyenne que je n’ai trouvée
nulle part ailleurs. J’ai été prospecteur téléphonique ; j’ai fait du
ménage ; j’ai même fait la vente ; c’est sans pareil.
De
plus, comme mon travail consiste surtout à écrire ; que j’écris pour me
détendre, pour réfléchir, pour m’amuser, que j’écris pour le plaisir d’écrire,
presque par réflexe, comme on fait rouler une pièce de monnaie entre ses
doigts, ou que l’on tape du pied en attendant le métro ; que mes derniers
hobbies se situent généralement sur un ordinateur ou quelque chose y
ressemblant ; je n’ai jamais franchement l’impression de faire autre chose
que de me distraire, d’apprendre des secrets, de les offrir aux étudiants ou
aux collègues, directement ou dans des articles, dans des livres, dans des
revues. J’ai cette chance extraordinaire, de travailler petitement, de
m’autoriser l’organisation personnelle et le plaisir de la farniente en
semaine, et je connais ce bonheur de travailler en pleine nuit, de ma pleine
liberté, quand je sais pouvoir dormir toute la journée du lendemain. Les
souffrances des études sont réelles, et les douleurs du poste ne doivent être
minorées : je suis sans doute cynique, mais je me sais être le premier des
esclaves, celui qui garde la porte du sérail et profite des largesses du
maître, qui boit parfois dans sa coupe son vin de sureau, qui est presque
persan, qui ne reçoit le fouet qu’une fois le mois, plutôt que chaque jour de
prière. Il y a une tranquillité dans la servitude universitaire, comme un
commun accord d’infortune qui nous évite, certes, de nous penser en classe — ce
qui rend les luttes difficilement menées — mais nous autorise, surtout, à
cultiver notre jardin.
Après
avoir colloqué, le repas arrivait, je dînais devant l’un de mes anciens
maîtres, venu à l’occasion, et nous échangions presque d’égal à égal. Je lui partageais
une hypothèse de travail, une intuition qui se vérifierait plus tard : il
la nota dans un carnet bleu qu’il gardait toujours dans sa veste, me remercia
avec un grand sourire et son regard sitôt se perdit, derrière moi, alors qu’il
se remémorait tous les livres qu’il avait lus, à la lumière de ce que je lui
avais dit.
Fiche 20
Démonstratif (sémantique référentielle)
Les démonstratifs, pronoms
comme déterminants, partagent une série de traits sémantico-référentiels
communs qui les fondent en paradigme. Leur nom peut prêter à confusion, pourrait-on
dire, dans la mesure où ces objets ne « démontrent » rien : en
revanche, ils ont la capacité de désigner des sources référentielles, des
antécédents comme des noms, avec une précision particulière au regard des
déterminants définis ou des pronoms objets. Ils proposent une reclassification
de leur référent, en proposant une évaluation de celui-ci au regard de tous
ceux appartenant à sa classe, plutôt que de les distinguer des autres : Ce
N est ainsi un N particulier dans la classe des N, alors que Le
N est un N venant s’opposer aux objets qui ne sont pas des N.
La nuance peut parfois être
subtile, et des emplois d’articles et de pronoms, selon le contexte, peuvent recouvrir
partiellement, ou totalement, ceux des démonstratifs. Le contraire, en
revanche, n’est pas vrai : et autant un article défini, par exemple, peut
être employé comme démonstratif, autant le contraire ne se rencontre point. Il
est une directionnalité dans l’usage, grammaticalisée et sédimentée avec le
temps.
Même
si les communications devant les pairs, en colloque, en séminaire, en journée
d’études, font partie intégrante de la profession, et même si elles ont
l’avantage indéniable de se faire connaître, d’entraîner de passionnantes
discussions qui font considérablement avancer l’analyse ; je leur préfère
largement l’écriture d’articles et d’ouvrages. Déjà, par appétence : dans
ce très long texte que je compose depuis la toute première lettre accourbée en
maternelle, je borne aisément des séries de paragraphes qui méritent relecture
et s’éditent, totalement ou saucissonnées. Je publiai mon premier article en
troisième année de thèse doctorale, ce qui est lent et rapide tout à la
fois : il faut dire qu’entre l’envoi du texte et sa publication effective,
il s’écoule généralement, et au bas mot, une année entière, parfois davantage.
C’est un temps incompressible, nécessaire pour assurer la qualité et
l’honnêteté du texte et de la démarche. Je ne saurais dire si le siècle que je
traverse est plus ou moins vite que le précédent ; je sais en revanche
qu’on ne saurait trouver une recherche plus accélérative que la nôtre. Je me
méfie, et abreuve de contumélieux adjectifs*, les revues prédatrices qui
promettent de rendre public n’importe quel texte sous le mois, monneyant deniers.
Les CV remplis de ces promesses sentent la pourriture facile et n’apportent
rien de bon : leur sensationnalisme bon marché n’excite que les
folliculaires précaires, qui sans cesse doivent repousser l’échéance, et les
véritables escrocs, qui exploitent les premiers ; ils génèrent davantage de
réfutations et de controverses que les véritables découvertes scientifiques,
qui finissent toujours par devenir consensus ; ils font perdre un temps
fou à tout le monde, ce sont les pneus crevés du monde académique.
Mes
premiers articles, comme je le notais précédemment, partitionnaient des
chapitres de ma thèse doctorale, alors en rédaction. En plus, dès lors, des
relectures assidues de ma directrice et de mon co-directeur de recherche, j’éprouvais
mes réflexions auprès d’anonymes collègues, qui essayaient d’en évaluer la
pertinence, l’intelligence, la rigueur, aveuglément. Ce système à ses défauts,
bien connus par ailleurs, et les conversations amicales sont toutes remplies
d’histoires d’horreur sur le fameux « Relecteur 2 », créature
mythologique entre le dahu aristarque et la mélusine à trois têtes qui ne
trouve rien de bon dans ce qu’il lit ; qui fait des remarques absurdes et
exige des corrections détestables ; ne comprend rien, ni aux hypothèses,
ni aux méthodes, ni aux résultats, ni aux conclusions ; mais qu’il faut
pourtant satisfaire, sous peine de voir le travail retoqué et disparaître de la
surface terrestre. Jusque là, je ne sais si je dois m’en satisfaire ou m’en
plaindre, j’ai su apaiser suffisamment sa colère pour n’avoir qu’un seul
article refusé, sans que je n’en fusse marri : je n’en étais guère
satisfait, et cela m’évita la douleur d’avoir à le retravailler, à le ripoliner
jusqu’à lui donner des couleurs vives qui feraient oublier sa médiocrité.
Certes, je peux me targuer, au-delà, d’avoir toujours su voir les fruits de
l’effort récompensés, là où d’autres pourrissent dans des tiroirs et des
dossiers perdus dans une arborescence devenue trop compliquée, même pour le
plus efficace des systèmes de numérotation. Mais je peux aussi considérer qu’il
s’agit là d’une frilosité particulière, que je n’ai jamais rien tenté de neuf
ou d’ambitieux, que je ne serai jamais autre chose qu’une partie tendre d’une
machine ronronnante qui fabrique de véritables génies, que je ne serai pas. Tout
ce que la recherche produit, dans quelque domaine que ce soit, participe à la
recherche, dans quelque domaine que ce soit : et l’on ne sait jamais quel
résultat mineur sera l’architecte de la plus grande des révolutions
intellectives, quelle parenthèse conduira à la paix mondiale, la note de bas de
page qui créera la vocation de celui-ci ou de celle-là, qui soignera la maladie
mortelle, qui inventera le matériau éternel des stations spatiales, qui expliquera
les mouvements des peuples et des idées, qui révolutionnera l’esprit critique,
qui empêchera les chaussettes de sentir mauvais. Si les fulgurations et les
tonnerres sont souvent à l’origine des idées, c’est la sérendipité et le buissonnier
qui inventent l’avenir. La recherche est, somme toute, accumulative, elle n’est
pas pénétrante ou traversante : nous sommes des nains sur les épaules de
nains sur les épaules de nains sur les épaules de nains que l’on croit être des
géants. La partie, d’ailleurs et souvent, la plus difficile de notre travail,
c’est encore de reconnaître le dos qui nous hisse, les hauteurs qui nous sont
accessibles, sans nous croire trop bas, sans nous prétendre trop haut : aussi
loin pouvons-nous sauter, des pommes nous seront toujours inacessibles. Certes,
l’humilité et le travestissement honnête, l’impostorat, est une maladie
contagieuse dans le métier, on s’excuse toujours de ce que l’on n’a su faire,
cela avait même conduit d’anciens collègues en formation à démissionner, l’on n’aime
pas toujours coudre la modestie dans ses textes ; et l’on peut parfois
trop en faire en se confondant en introductions éternelles. Mais c’est là la
règle du jeu, à l’instar de ces adresses aux bienfaiteurs que l’on prend pour
de la flagornerie aujourd’hui, mais qui n’étaient pas si déplacées pour les
mécènes classiques. Il faut s’adapter aux discours du temps, participer à la
course, c’est porter une chasuble de la couleur idoine : les échappées n’intéressent
pas les organisations, c’est la pelote qui fait tourner la machine.
Mes
articles ne révolutionneront rien, ne sont pas des plus cités, ils remplissent des
bibliographies absentes : mais au détour d’une ligne ou d’une autre
citation, pour un atour ou une belle formule, je puis interroger ou intriguer,
je peux soulager une peine doctorale, quand on doit absolument référencer une
vérité car l’on croit trop s’avancer : à ma façon, j’enlève une aiguille
de pin, qui aurait piqué le voyageur sur les sentiers à baliser. Je ne suis pas
génial, et ne le serai sans doute jamais : mais je participe à la grandeur
des autres, avec un ravissement désintéressé et placide.
Fiche 21
Adjectif (partie du
discours)
Un adjectif est une partie du
discours non-référentielle, dont le rôle est d’apporter une information
relative à l’apparence d’un objet, à son comportement, à son origine… bref, à
tout ce qui appartient aux « accidents du discours », comme on le
disait jadis, qui apportent de l’agrément mais n’est pas strictement nécessaire
à la grammaticalité de la phrase. Cette vision des choses est néanmoins
réductrice et, si elle peut éventuellement se défendre dans le cadre des
adjectifs épithètes voire apposés, ne peut se soutenir dans la plupart des occurrences
où l’adjectif est soit indispensable à la grammaticalité de la phrase, dans le
cadre de l’attribution par exemple, soit nécessaire au sens, partout ailleurs.
Quelque part, l’adjectif remet en
question cette ancienne répartition entre partie du discours
« nécessaire » et partie du discours « accessoire » qui a
traversé un âge de l’histoire de la grammaire. On ne saurait effectivement
tracer une frontière entre ces éléments, même si certains semblent
effectivement plus décisifs, dans les faits de grammaticalité, que
d’autres : chaque partie de l’énoncé et chaque partie du discours est
nécessaire à sa compréhension, à un degré ou à un autre.
C’était
la première fois que je déménageais seul. Auparavant, j’étais soit enfant, et
mes parents s’occupaient du nécessaire ; soit en couple, et nous nous en
occupions à deux. J’ai toujours aimé faire les cartons, plutôt, j’ai toujours
aimé ranger, trier, nettoyer, classer, ordonner ; le plaisir de remplir
une boîte parfaitement, avec le brelan d’amour qui fera la bonne hauteur ;
la joie de retrouver, au fond d’une étagère oubliée, un chapeau ou une
écharpe ; l’amusement de trier, de donner et de rendre, de se sentir nouveau
maître des objets, à défaut de ne jamais être maître de soi. J’avais eu cette
chance, de savoir presque un an à l’avance que j’allais déménager : cela
m’a permis de m’organiser confortablement. Trouver un professionnel, car je
connais les efforts que demandent le chargement, le voyage, le
déchargement ; prévenir les administrations ; trouver un logement,
enfin. J’avais repéré de belles choses en ligne, mais les photos souvent sont
trompeuses : il suffit d’un cadre malhonnête, d’un photographe louche,
d’une lumière flatteuse, pour que le juc d’artiste ne devienne orde gargotte.
J’avais cependant quelques adresses en ville, j’avais organisé tout un
parcours : le matin, la première réunion de l’équipe de recherche, le
soir, organisation du lendemain ; visite des appartements, puis retour.
Avant le départ et après le retour, je cartonnais autant que faire se pouvait,
et souvent pensais-je que ce plaisir devait être lié à ma dilection première, l’étude,
de laquelle tout le reste découle. J’ai progressivement balancé sur cette idée,
qu’étudier, ce n’était jamais que s’interroger sur les catégories ; c’était
voir une belle armoire, compter les étagères, considérer la façon dont tout
cela est classé, puis tout ressortir et tout remettre, différemment ou
identiquement, mais toujours en justifiant, pas à pas, ses choix. Une étagère
vide est inutile, il faut ou bien la remplir, ou bien la supprimer ; une
étagère ne contenant qu’un seul item est mal considéré, il faut ou bien la
compléter, ou bien la remplir ; on en profite d’ailleurs pour faire les
poussières, mettre ailleurs ce qui le mérite, repenser le reste. Une collègue
un jour m’a dit cela, que le ménage était une des activités favorites des
chercheurs : il commence à un moment déterminé, les résultats en sont
immédiatement visibles, il se termine lorsqu’on le juge bon. La différence
première, certes, c’est qu’on communique rarement sur nos talents de ménage.
Encore que, peut-être d’autres : mais c’est quelque chose dont j’ai
toujours été très fier, C. me le reprochait d’ailleurs souvent et
inexplicablement le ramenait-elle dans nos disputes nombrantes.
Il
serait facile, sans doute même attendu, de ramener cela à ma mère : il
faut dire également que je fais partie de cette génération — parfois, cela nous
a été reproché ; parfois, on le reprochait aux autres —surtout élevée par
des femmes, les maris et les frères étant ou plus absents, ou plus lâches que
les autres siècles. D’avoir toujours vu ma mère briquer, à l’espagnole, chaises
sur les tables et à grandes eaux ; sortir la vaisselle, préparer la
vaisselle, laver la vaisselle, ranger la vaisselle ; ne se reposer que
jamais, et beaucoup trop encore ; tout cela a nécessairement eu une
influence certes, mais le poids de laquelle je me garderai bien de computer. J’ai
une certaine idée de la propreté, comme j’ai une certaine idée de la qualité
d’une étude scientifique, d’un texte ou d’une communication ; elle est à
chemin de l’évaluation propre et du propre sentiment ; elle me satisfait
toujours. Le plus beau des compliments qu’on aura fait de mon intérieur, c’est
un inconnu de passage, agrappé avec une bande de fêtards lointainement connue
d’une connaissance d’ailleurs, et qui alla chercher une bière au frigo :
en revenant, il me dit avec une sincérité calculée que mon évier était si
propre, que l’on pouvait manger dedans. Les souvenirs ont cela d’étranges,
qu’ils se sélectionnent d’eux-mêmes : voudrait-on ne retenir que les
meilleurs qu’ils nous échappent, les traumatismes ont cette édacité de
gouttelette, qui tombant peu à peu des stalactites creusent le sol graniteux
jusqu’à atteindre cette partie molle du cerebrum qui agite tous nos moindres
gestes. Il y a là une conjonction* étrange d’éléments divers, le moment de
l’événement, sa force ou sa faiblesse, la raisonnance qu’il a pu avoir avec des
événements passés ou à venir, car il est des souvenirs rétrogrades qui ne se
créent que des années après, qui se fabriquent faussement mais s’enracinent
comme la plus mauvaise des herbes folles : curieuses mémoires brucolaques,
ni tout à fait mort, ni tout à fait vie, qui hantent des salles vierges de
lumière et ignorent les plus précis des témoignages. Je me souviens d’une
cuvette rouge, dans laquelle ma mère me baignait à trois ou quatre ans ; je
me souviens d’un adulte qui empestait l’ail, et qui m’assura que je serai la
ruine d’un pays — mais j’ai oublié lequel — tout en m’enfonçant son doigt dans
mes côtes grasses, avant que ma mère ne m’enlève en maugréant ; des
jumelles à demi-brisées et des maisons à flanc de colline que je voyais au
loin, en me demandant qui les habitait ; de plein d’autres choses lues et
entendues ; et de cet inconnu qui me félicita pour la propreté de mon
évier.
Je
n’ai pas retrouvé, à Caen, d’appartement ayant un évier aussi bien fait que
celui que j’avais alors, avec ses deux vasques et son large plan de
travail : j’ai trouvé mieux, en revanche. Je visitais deux appartements
avec Marie, que j’avais rencontrée la veille. Nous dormions à moitié d’avoir
fait autant l’amour, et nous nous serrions la main avec une touchante tendresse
adolescente, s’électrisant à chaque fois que nos peaux se heurtaient. Nous
mourrions de faim après la visite du premier taudis de ville, qui mentait
autant que ses photographies : on découvrait un restaurant italien qui
faisait de très bonnes pâtes. Pour faire Normands, nous prenions du pommeau en
apéritif. Comme c’était très fort, on éternuait simultanément.
Fiche 22
Conjonction (partie du discours)
On appelle conjonction un
certain type d’outil de liaison, au même titre que les prépositions, dont le
rôle est de raccrocher des membres d’énoncés entre eux. Au regard des
prépositions cependant, les conjonctions peuvent relier des prédications et des
propositions, c’est même là l’un de leur rôle primordial, tandis que les
prépositions se chargent généralement de relier des groupes référentiels, des
noms entre eux ou des noms avec des verbes. Bien entendu et comme souvent, la
frontière entre les catégories est plus poreuse que les descriptions le
laissent accroire, mais l’idée générale est là.
On divise encore les conjonctions
en deux sous-catégories, les conjonctions de subordination d’une part, les
conjonctions de coordination de l’autre : les premières créent des
structures sous-ordonnées, hypotactiques, elles réduisent le membre conjoint au
rang de constituant du membre initial ; les secondes créent des structures
supra-ordonnées, paratactiques, et réduisent les deux conjoints au rang de
constituants d’une construction supérieurement créée, ce qui leur fait perdre
leur autonomie respective au profit, cependant, d’un ensemble plus complexe.
Il
n’y a pas, à proprement parler, de formation à l’enseignement supérieur dans le
cursus traditionnel. La recherche est une formation professionnalisante, on
essaie, on se confronte, on échoue, on se fait relire, on échoue encore, on
finit par comprendre, accidentellement ou proditoirement réussit-on, et on
gagne une habitude plutôt qu’une méthode, collégiale ou unique, tranquille et
anxieuse. Les cours, en revanche, sont laissés à discrétion : et au regard
du secondaire, où les formations, toutes imparfaites seraient-elles, existent
cependant, là, nous sommes comme réduits à l’impuissance et aux souvenirs,
toujours imparfaits, toujours modifiés, toujours spectraux, images d’images de
sables perdus. Au commencement, j’imitais ce que je pensais être un bon cours
de faculté ; progressivement, je perdais espoir ; enfin, je donnais
les cours que je voulais donner, et les choses allèrent mieux. Il faut dire
également que le public universitaire, au regard des enfants et des
adolescents, à cette liberté totale de ne suivre que ce qui l’intéresse, de
partir travailler, ou non, à part soi, d’être adulte parfaitement. Les
premières années ne comprennent généralement pas cela, et préfèrent s’ennuyer
en classe que de s’ennuyer ailleurs ; ce n’est faute pourtant de les encourager,
et cela fait toujours partie de mon cours introductif à présent. Avant le
travail, avant les études et la réussite ; avant le diplôme et les
partiels, avant les bibliothèques ; avant les beaux discours et les
grandes phrases*, il y a cela, d’être à présent aux commandes de sa propre
destinée. L’université a toujours rempli ces deux rôles, et c’est pour cela
qu’on souhaite toujours la détruire : elle apprend la liberté, elle
apprend le savoir critique.
On
notera ici que je ne parle que d’université, non de grande école, de classes
préparatoires ou d’autres formations post-bachelières, mais de l’université
seulement. Ce n’est pas à dire, non plus, que ces autres formations ne peuvent
enseigner cela, ni qu’on ne peut en ressortir bien garni de ces qualités :
mais que ce n’est ni dans leurs plans, ni dans leurs objets mais encore, elles
ne peuvent garantir l’adventice comme on ne saurait envisager l’inouï. L’université
est toute fabriquée autour de ces deux concepts, le reste lui est tout
secondaire : c’est la réussite, l’intelligence, la culture qui est
aventureuse, quand bien même ne pourrait-on les dissocier du reste. La liberté,
j’en ai déjà parlé, je n’y reviendrai pas : elle est, pour ainsi dire,
assurée. C’est toujours ce que l’on regrette en décampant des campi, et c’est
toujours ce que je recherche à présent que je ne reçois plus, mais les
dispense : l’on pourrait tout m’ôter que je ne renâclerais point, mais
qu’on touche au bonheur d’insomnier quand bon me semble, ou qu’on m’enlève la
joie de ne jamais pointer ; alors, le principal et vénuste attrait du
métier s’en irait, et moi avec. Le savoir critique, en revanche, c’est autre
chose ; il est pour moi comme l’humanité pour les pères de l’Église :
je sais ce que c’est, mais je ne parviens pas à la définir. C’est à distinguer,
déjà de l’esprit critique, qui est autre chose, qui est hydrant dans ses
contours, dérivable à l’infini ; le savoir critique est, quant à lui, plus
fermement unique, mais comme bouillant aux bords, trémulant aux arêtes ;
on ne le reconnaît jamais totalement, on ne peut qu’inférer sa face. Le
problème est là, mais là est la richesse : là est le cœur du métier. Si je
me risquais cependant au définitoire — sans penser aux chaires —, je dirais que
le savoir critique, c’est l’alliance du consensus dur et du consensus mou, de
ce que l’on sait et de ce que l’on sait ne pas savoir ; c’est savoir où
nous sommes, et là où nous pouvons aller. Il ne s’agit pas de juger de la
validité des thèses, mais de comprendre pourquoi nous les tenons pour acquises :
les épaules sont confortables, on n’a guère besoin de voir Énée quand on est
Anchise.
Le
consensus mou, c’est connaître, paradoxalement, les fondations les plus dures
de notre discipline, qui ne seront jamais remises en question car ultimement
démontrées ou indémontrables : on ne démontre plus les axiomes, même les
instituts de mathématiques refusent l’entrée à Euclide. Qui s’y essaierait
serait retoqué, à raison : il ne sait pas de quoi il parle. C’est la
partie la plus simple du travail, celle pour laquelle sont faits les mémoires
de recherche : la plupart échouera ici, refusant peut-être de se plier aux
lectures nécessaires, aux théorèmes opimes, à l’humilité altière. Et puis, il y
a le consensus dur : c’est celui qu’il faut défendre, ce sont les
interstices où la théorie s’arrête, ce sont les prolongements éventuels. C’est
là, généralement, que les écoles sont choisies, que les maîtres, ou les
maîtresses, sont suivis, qu’on se fera des ennemis ou des amis fidèles, qu’on
ne publiera plus jamais dans cette revue, sinon dans l’autre. Pour ainsi dire,
nous bondissons d’une paire d’épaules à l’autre, c’était Énée, ce sera Élymos :
et c’est à ce moment-là que l’on sera bâtard, si l’envie nous en prenait.
Les
cours, à la faculté, enseignent donc la liberté et le savoir critique, ils
montrent les failles et invitent à y descendre : beaucoup les considèrent
suffisamment sans avoir envie d’y plonger, d’autres y tombent et ne remontent
plus jamais ; les rares se rappellent leurs cours, et parviennent
tranquillement à une nouvelle surface, à la mer Lidenbrock : ils y
bivouaqueront et, peut-être, conduiront d’autres aux prochaines profondeurs.
Cela, je ne l’avais pas compris immédiatement, et trop rapidement faisais-je
plonger l’ensemble de ma classe dans les angoisses, j’en tuais bien plus que la
normale : mes deux premières années de cours ressemblaient à ces attaques
suicides des guerres d’alors, où l’on envoyait la piétaille s’égailler sans
penser aux familles ou aux croque-morts. Progressivement, je caporalisais
moins, je généralisais plus : j’étais progressif dans mon apprentissage,
et j’apprenais en retour beaucoup de mes progrès. J’ai eu quelques victoires,
au long de mes premiers essais : une étudiante à qui je fis découvrir un
petit romantique, sur lequel, devenue collègue, elle travaille encore ; de
véritables épiphanies grammaticales, des coquecigrues qui s’étonnaient d’un
savoir enfoui et qui remontait à la surface après une leçon idoine ; des
fulgurances sincères, qui m’étonnèrent même et me firent cogiter en corrigeant
les copies.
Mon
contrat post-doctoral n’impliquait pas — comme c’est souvent la norme — de
charges d’enseignement, j’en prenais cependant : c’est là quelque chose
que j’adore faire, et qui aide à ma réflexion. J’encourageais Marie à faire de
même, c’était la seule capable, du reste, d’assurer certains enseignements
spécialisés, comme il manquait de la main d’œuvre. Entre deux embrassades, je
la rassurais et lui partageais ce que j’avais compris du métier. Quand je la
rencontrai, elle meublait une chambre de ville, en collocation ; elle
s’était installée la veille de notre rencontre. Elle y resta quelques mois,
puis elle occupa un petit appartement, son tout premier. À force de m’y rendre
et elle de revenir chez moi, nous décidâmes rapidement d’habiter ensemble. J’avais
peu d’affaires, toutes choses égales par ailleurs : le tri avait été bon.
Béhémoth adopta immédiatement Marie, comme si ce fut sa Marguerite : elle
la narguait de ses amiauleries et de ses grondements, elle se lovait à ses
côtés au soir pour se réveiller contre moi flanquée ; on faisait famille
et ne se quittait plus.
Fiche 23
Phrase (syntaxe)
De la même façon que bien des
concepts grammaticaux, la notion de phrase connut plusieurs définitions
historiques avant de se fixer sur le modèle que nous employons aujourd’hui.
D’abord synonyme de « tour », « style » ou « façon de
parler » — on dit encore, « parler en faisant des phrases » —, elle
est aujourd’hui l’unité maximale de l’analyse syntaxique, celle au-delà de
laquelle les principes de distribution, de valence ou d’actance n’ont plus de
sens, celle en-deça de laquelle les concepts de nature et de fonction en ont
encore une. On lui prête une unité sémantique, intonative, énonciative : elle
est la molécule du vivant du discours.
On ne saurait cependant la prendre pour
un objet inaltérable, elle demeure un objet scientifique et, en tant que tel, est
déterminée par les critères préalables à son existence sans les imposer par son
identité. Il s’agit, pour certaines critiques, d’une fiction formelle, pratique
pour l’analyse mais sans soubasement réel, un barrage théorique à dépasser
nécessairement.
Du
dessert, je ne me souviens que de sa froideur, attiédie par ma fumeuse absence,
et de la coupe de champagne, encore glacée. Les rires se brisaient autour de
moi, sans que je ne puisse rien récupérer des conversations. Je n’étais plus
ici, je n’étais plus ailleurs : six années de thèse, quatre heures de
soutenance, une entrée, un plat, un dessert mou et une coupe de champagne
froide. La fatigue commençait à venir et à me grignoter, je n’étais plus
vraiment en moi : déjà mon esprit était au lit, déjà le lendemain
arrivait, déjà je devais, le lundi suivant, donner un cours de syntaxe comme si
rien ne s’était passé. J’avalais rapidement mon assiette, je faisais savoir que
je voulais partir : on me disait qu’il était tôt. J’insistais. La femme
qui me quitta rognonna et me fit la tête tout au long du retour, dans la ruelle
froide, dans le métro silencieux, dans l’ascenseur. Je lui avais pourtant bien
dit que je pouvais rentrer seul, que ma fatigue n’engageait que moi : elle
n’écouta rien, et préféra partir et me faire la tête. Pendant longtemps, cela
me peinait : je la savais d’humeur quinteuse, et cela avait empiré avec
les derniers mois de mon travail, pour différentes raisons ne le concernant
point, et ne me concernant point. Ce soir-là, je n’avais plus d’empathie à
donner à quiconque. En rentrant, Béhémoth me fit la fête et se frotta
absolument à mes jambes, mon pantalon noir de costume en devint gris et blanc
par vagues. J’ôtais la cravate de ma poche, j’accrochais la veste au placard de
l’entrée, je me déshabillais enfin et pris une longue douche chaude. Quand je
sortis, tout était calme, j’étais seul. On était ressortie, un message laissé
sur le bureau disait de ne pas attendre.
Dans
le hall de l’entrée, il y avait encore les sacs contenant les indices de
l’événement passé*, mon exemplaire de thèse, copieusement annotée ; des
restes du pot de soutenance, qui n’avaient pas trouvé preneur et que je
dévorerais le lendemain ; des verres en plastique sales. Lorsque j’ouvris
la large baie vitrée qui occupait un mur entier du salon et que j’accédais,
enfin, à la terrasse qui toisait le sixième étage de l’immeuble, je prenais une
grande inspiration et contemplais le vide. Le suicide ne m’avait jamais
vraiment goûté, j’avais essayé, jadis, mais force m’était de reconnaître que
j’étais assez mauvais : je me décidais de vivre, hasardement, ne sachant
pas quoi faire d’autre. Béhémoth bondit, de son saut leste, sur la balustrade
et miaula en cherchant ma main : comme rassurée, elle descendit et se
pelotonna sur le coussin rouge du canapé, qui toujours était son préféré. La
nuit était jeune, ce devait être à peine la minuit. La lune était toujours
aussi ronde et blanche mais, à présent, des filandres nébuleuses la
dissimulaient partiellement, augurant de la pluie pour la fin de semaine. Il me
restait trois cigarettes, que je brûlais coup sur coup : l’âcreté me piqua
les narines et les yeux et, l’espace d’un instant, la fumée envahissant mes
veines, l’énergie sembla revenir. Il suffit pourtant que je me penche pour
écraser le mégot pour que la tête, immédiatement, me rappelle les jours
d’insomnie passés. Je décidai d’être sérieux, encore une fois, et me mis au lit,
non sans avoir fermé les volets blancs de la chambre. Une immense affiche de
film, devant moi, montrait un personnage menaçant, brandissant un marteau :
c’était l’une de mes œuvres favorites, un homme enfermé pendant quinze ans,
sans savoir pourquoi, brusquement relâché. Pendant toute l’histoire, le voilà
se demander ce qu’il avait fait, pour être ainsi enfermé ; la conclusion
est celle-là, qu’il aurait dû se demander ce qu’il ferait, pour avoir été ainsi
relâché. Je traînais un peu sur mon portable, j’avais posté dans la journée une
photo d’un docteur de dessin animé, un vieux pari que j’avais fait avec
moi-même, et qui actait ma réussite. Des amies et des inconnus me félicitaient,
ma mère, qui n’avait pu venir, avait essayé de m’appeler et, dans son insuccès,
avait fini par m’écrire un message maladroit, sans majuscules ni ponctuation, le
verbe s’était dérobé en début de ligne comme une sorte d’enjambement d’Hernani.
Je
dormais rapidement et, comme j’en ai l’habitude, je ne fis aucun rêve. Mon
esprit n’est pas ainsi fait, je vaticine diurnement mais contemple la nuit en
silence. Quand je me réveillais le lendemain, il était presque midi :
j’avais dormi bien plus que de coutume. Béhémoth avait pris mes côtés sur
l’oreiller de la femme qui me quitterait, un peu plus tard dans la journée, et
en me voyant bouger, piailla sa langue bizarre que j’appris à comprendre, dans
laquelle je parvins à découper syllabes, morphèmes et lexies : elle
voulait m’embrasser et des croquettes, pas nécessairement dans cet ordre, et m’aimait
autant que son estomac le lui autorisait alors. J’avais la gorge sèche et un
peu de fièvre, sans doute le retour de la veille, et l’innervation, m’avait abîmé :
vrai que nous étions aussi aux débuts de l’hiver, et que j’étais petitement
vêtu. Le quartier était calme pour un samedi midi, l’on entendait guère que le
retour des voyageurs du marché des halles, non loin une sirène égorgée, quelques
gouttes de pluie sur le tarmac. Je donnais un verre de croquettes à Béhémoth,
elle en prit deux, pour se rassurer, puis revint à côté de moi. Je traînais un
peu au lit, je l’avais bien mérité : sur mon téléphone, je prenais les
éphémérides. On fêtait un armistice ; surtout, il naissait l’un des plus
grands linguistes de notre temps, on lui devait cette découverte spiralaire, à
l’origine d’une partie notable de mon travail.
Fiche 24
Passé (sémantique verbale)
Il existe un très grand nombre de
tiroirs verbaux du français dédiés à la saisie du passé et de l’antériorité,
bien plus que pour le futur ou le présent. Plus précisément, il existe deux
grandes familles de tiroirs du passé, selon le point d’ancrage original que
nous choisissons. Il est ainsi possible de parler d’un passé proche, au regard
du présent d’énonciation ; ou bien de passés plus lointains, en se
focalisant sur un point d’ancrage lui-même passé. La chose n’est pas
universelle et les langues slaves, par exemple, ont préféré réduire
considérablement leurs paradigmes et étendre les interprétations temporelles,
modales et aspectuelles des restants grâce à différents auxiliaires ou
différentes particules.
Pour ainsi dire, les passés du
verbe français sont nombreux et leur interprétation compose une étape cruciale
de la compréhension de l’écrit, de la littérature tout d’abord, qui se présente
généralement comme un récit rétrospectif ; mais en vérité, tout discours
est nécessairement passé dans la mesure où son énonciation même ne peut jamais
servir le présent qui lui est concomittant : à peine prononcé, le voilà
déjà passé.
Malgré
toutes mes expériences amoureuses, je n’avais jamais connu cette situation, de
travailler avec ma partenaire. On vivait ainsi constamment ensemble, travaillant
la nuit sur le même projet, dormant ensemble, bientôt tout le laboratoire était
intuitivement au courant, quand bien même n’aurions-nous point jamais vraiment
officialisé notre relation. À force de nous voir arriver simultanément ou
presque — parfois, on faisait semblant d’être des inconnus, on arrivait à
quelques secondes d’intervalle : comme je fumais encore, j’alentissais le
pas et laissais Marie saluer la secrétaire qui, telle un cerbère, accueillait
malgré elle les visiteurs, comme son bureau était dans l’axe de la porte. Je
dirais que cette stratégie ne donna le change que deux jours, trois
peut-être ; c’est là l’inconvénient de partager l’espace avec des
universitaires, on finit toujours par être victime de l’intelligence. On
restait cependant le plus discret possible, l’on ne s’embrassait ni ne
s’enlaçait que couvertement, quand nous étions assurés d’être seuls. C’était
assez simple, finalement : l’équipe était petite, les emplois du temps
surchargés, on passait davantage qu’on ne restait. Marie aimait à travailler au
laboratoire, son appartement était petit, elle s’était amenagée comme un
terrier où elle pouvait fouir librement et travailler tranquillement. Elle
était chargée des aspects les plus techniques du projet, la programmation,
l’encodage, la formation des agentes et des agents qui, comme moi, ne
connaissaient pas encore tout à fait cet aspect du métier. De loin, son travail
d’ingénieure était le plus important ici, plus important même sans doute que la
recherche, fondamentale ou appliquée, que nous faisions avec nos autres
collègues.
Quelques
jours cependant, souvent le jeudi ou le vendredi, qui sont bien plus calmes si
cela était possible, nous restions au foyer, chez elle parfois, chez moi
souvent, pour profiter de la tranquillité des murs et de Béhémoth, qui s’habituait
progressivement à son nouvel environnement. Elle regrettait de ne pas pouvoir
sortir aussi facilement qu’auparavant, il n’y avait pas de balcon ici :
elle entendait les mouettes au loin, mais ne pouvait les taquiner. Était-elle
triste ? Elle ne semblait guère. Elle bondissait toujours autant, chassait
les ombres et les poussières, s’arrondissait quand nous mangions du fromage et
lutinait comme toujours. Parfois, dans ses yeux d’agathe brisée, une ombre me
semble passer, comme un souvenir ou une forme d’alors, une mode, une question. À
quoi ressemble ces années passées avec moi, dans son petit cœur poilu ? Si
elle sait être aimée, cajolée, chérie, regrettée quand je suis loin d’elle, se
souvient-elle de toutes celles qui arrivèrent chez moi, qui la caressèrent
quand je les caressais, qui l’embrassèrent dans mes draps, qui lallaient avec
moi pour lui plaire ? Il est vrai que Béhémoth n’a jamais été une chatte
difficile, elle a toujours su se fotter à toutes les peaux : et je l’ai
ainsi élevée, de voir beaucoup de monde, des hommes comme des femmes, et de
faire globalement confiance aux êtres humains comme j’avais appris à le faire
jadis. Mais avec Marie, ce fut tout autre chose. Béhémoth, immédiatement,
l’accueillit comme une deuxième moi-même : elle la frappait de sa tête douce
pour récupérer au plus vite les baisers ; elle se pâmait à ses pieds, le
ventre rose à l’air, pour lui voler son odeur ; elle était safre de câlineries
et avait même l’affront de m’oublier parfaitement. Ce n’était donc pas un, mais
bien deux coups de foudre que Marie provoqua, paratonnerre d’amour et de
douceur liés : j’en étais presque jaloux. Depuis, Béhémoth s’est habituée,
elle se conforte dans son polyamour interspécial : elle s’endort aux côtés
de Marie, et se réveille à mes côtés. Elle a ce rituel, de venir sur mon côté
gauche et de miauler, pour s’assurer de mon réveil : puis, elle se rend à
la tête de lit, considère un compteur invisible, fait volte-face en me
caressant le visage de sa queue, puis se moule entre mon bras et mon torse et
ronronne si fort qu’elle nous réveille parfaitement, qu’on le voulait ou non.
J’avais
l’habitude de vivre avec des femmes, j’ai vécu dix ans avec C., un an avec L.,
trois ans avec la femme qui me quitta ; et toujours y avait-il cette
période d’accoutumance, cet équilibrage avec ses habitudes et les miennes, ses
désirs et les miens ; nous faisions les choses en bonne intelligence et
tâchions, moi plus qu’elles, elles plus que moi, de faire des efforts, de marcher
de concorde ; nous atteignons le meilleur des compromis, celui qui déplaît
à tout le monde. J’arrêtais d’écouter certaines musiques, elle ne préparait
plus de poisson ; je cachais ma collection de jeux vidéo dans les
placards, elle espaçait ses cigarettes ; je ne parlais pas en soirée, elle
affectait de m’apprécier en privé. Marie fut une toute autre affaire : immédiatement,
sur tout nous étions d’accord*. Le rythme des quotidiens, entre envies
particulières, nourriture et sorties, le rythme des repos, siestes et
farnientes ; nous ne finissions pas tant les phrases, l’une de l’autre,
que nous les prononçions simultanément, en canon ; même, nous prenions
l’habitude de grogner et de communiquer nos pensées non-verbalement, en imitant
tantôt Béhémoth, tantôt des mulots ou je-ne-sais-quel animal des champs. Selon
la hauteur du cri, sa tessiture, son harmonie, toute la gamme des émotions
humaines étaient accessibles : nous désévoluions et plutôt que de quérir
la poésie la plus belle, les stances les mieux compliquées, nous retournions à
cet état primitif d’avant les âges des géants génésiques et réinventions un
langage doublement articulé, bien différemment de ceux de nos parents. Les
chiens, les chats et les nourrissons nous comprennent, nous sommes des
panglosses amateurs : Marie ne manque jamais de rappeler qu’Harpo, jadis,
faisait de même. Et, peut-être parce que nous travaillons tant sur la langue
française, son histoire et ses perspectives, ces jeux criards nous reposent et
nous amusent. Il est des vacancelles et des congés que nous passions sans
verbigérer quoi que ce soit de compréhensible pour nos comtemporains, à manger
des crêpes et à regarder les cieux se noircir et s’éclairer d’heure en heure.
Nous n’étions pas encore parfaitement heureux, mais nous construisions quelque
chose de parfaitement neuf et, pour elle tout du moins, inédit.
Fiche 25
Accord (morphologie)
On appelle accord un
phénomène de concordance morphologique, qui fait que certaines parties du
discours exercent une pression particulière, s’exprimant morphologiquement, sur
d’autres afin, généralement, de les interpréter comme en directe relation
syntaxique et/ou sémantique. Ainsi, un nom au pluriel influencera son
déterminant et son adjectif, ainsi que le verbe ; un pronom reprendra les marques
de genre et de nombre de son antécédent, et ainsi de suite.
On notera que bien que l’accord ne
soit pas strictement indispensable à la bonne compréhension de l’énoncé — par
ailleurs, nombre de marques d’accord sont, en français contemporain, graphiques
et non orales —, il facilite la lecture, le déchiffrage et l’interprétation :
en ce sens, il est à observer et les locuteurs comme les locutrices ont une
tendance naturelle à y tendre, quitte à les surmarquer, parfois.
J’étais
le premier de Marie, comme C. fut jadis ma première. Cette situation avait
quelque chose d’étrange, et je me retrouvais beaucoup dans ses doutes et ses
questions, comme si je me retrouvais face à un joli miroir, aux longs cheveux
roux et aux yeux verts, au joli port et aux lèvres rouges. Marie se demandait
si je l’aimais, si elle ne souffrirait pas de la comparaison avec les passées,
avec les futures ou les putatives ; si je restais par désœuvrement ou par
ennui ; si j’étais sincère. Elle connaissait les hommes et leurs falibourdes
— c’est comme connaître la lumière des étoiles, la faim ou la soif —, elle les
avait déjà connues platoniquement et avait déjà bien trop souffert ailleurs. Je
ne pouvais, en toute sincérité, l’assurer de l’avenir : je ne suis pas
apothicaire. Ce que je ne peux parjurer, ce que je ne palinodie point, c’est le
passé, c’est mon histoire : je lui racontais tout ce qu’elle voulait
savoir, elle était curieuse d’où je venais. J’étais, au début tout du moins,
moins avide la concernant. Ce n’était pas du désintérêt, j’ai depuis rattrapé
bien du retard : juste, j’espérais la dévorer au présent avant de revenir
à l’apéritif. Je faisais le contraire, auparavant, avec C., avec L., avec la
femme qui me quitta, avec laquelle j’entretins une très longue correspondance
épistolaire avant de finalement la rencontrer. C’était également le cas avec A.,
à qui j’avais même confié certains de mes anciens textes, où je me livrais
totalement, où je parlais d’absolument tout ; cela l’avait effrayée, sans
doute d’ailleurs à raison.
Lorsque
C. et moi sortions à peine, elle m’avait fait une demande étrange, qui est
toujours restée avec moi. Comme je n’avais jamais embrassé quiconque ; que
j’étais vierge, dans quelque sens du terme ; comme je ne connaissais de
ces choses que la littérature ou l’image ; elle me demanda d’embrasser une
autre femme, une amie, pour savoir si ce que je ressentais en la prenant était
unique. J’avais une meilleure amie dans mes relations, jadis, elle a disparu
depuis, à moins que ce soit moi ; elle venait souvent prendre le verre
dans ma studette. Je lui racontais la chose, je la lui disais avec un sérieux
et un aplomb détestable à celui que je suis devenu : elle éclata de rire,
finit sa pinte — ce devait être un cocktail, un russe blanc, je pense ;
j’en faisais beaucoup alors —, agrippa ma nuque et me propulsa sur sa langue*
charnue. Après quelques entours, la voilà me relâcher ; j’ai moi-même un
rictus, et j’envoie un message à C. pour lui dire que rien n’avait été ressenti
— et rien n’avait été ressenti — et que ses peurs étaient infondées. Je me suis
toujours demandé quelle influence cet événement, gaillardement étrange, avait
pu avoir sur notre relation. C. n’était pas jalouse, je ne l’ai jamais été non
plus : j’avais pourtant embrassé une autre femme au moment de la
rencontrer.
Les
premières embrassées sont toujours bizarres, et leurs souvenirs ne me les
rendent ni charmants, ni narrables : ils se perdent dans une suite
ininterrompue de gestes et de caresses, d’enlacements, qui n’ont ni début, ni
fin. Comme ces gestes que nous faisons depuis déjà, et qui ont bien eu, à un
moment donné, une première fois : il a bien fallu une fois boire du vin
inéditement, il a bien fallu une fois rencontrer un adulte autre que nos
parents, il a bien fallu une fois monter mettre une chaussure tout seul. Des
événements, par leur irrégularité ou leur grandeur, parfois nous impriment et nous
timbrent, un mariage, un voyage, une naissance. Étrangement, les premiers
baisers ne me sont pas particulièrement uniques, les premières coucheries non
plus, ce ne sont pas ces événements-là auxquels je donne de l’importance.
Plutôt, leur importance est comme toute indexée sur leur continuité, ce n’est
pas le premier baiser qui compte, ou la première nuit, ou le premier jour en
tant que tels ; mais bien qu’ils soient suivis de énièmes, dont le nombre
exact se perd. J’aime la constance dans l’amour, la continuité : j’aime ce
terme de rupture, car il rend bien ce
sentiment que j’ai ressenti, et avec C., et avec L., et avec A. et d’autres,
d’une brisure, d’un véhicule qui cesse de cartayer. La chignole souffre et
crache, elle s’arrête bientôt sur les bas-côtés et vomit ses passagers, comme
un animal une boule de poils humides et mi-digérés. Ce qui choque, ce n’est pas
la descente, c’est l’arrêt : c’est la destination à un voyage qui n’en
aurait dû avoir. Mais Marie n’était pas finie. C’est une circonlocution, une
garrulitée miraculeusement initiée quelques années après moi — trois printemps
nous séparent — et dont la voix s’est bellement synchronisée à la mienne
lorsque nous nous rencontrâmes. Je me suis demandé, parfois, maintenant encore,
si les fils de nos existences étaient déjà tissées, si ma naissance provoqua
tel et tel remous, imperceptible et puissant, comme ces vagues de ricochets qui
se transforment en brise de tsunami, qui créa la rencontre des parents, leur
amourache, leur arrachage et la naissance de celle qui dort, ce soir, loin de
moi car la vie à des surprises, des accords par syllepse et des
court-circuitages de la pensée que les grammaires comme les grimoires, parfois
ont du mal à expliquer. Je commençais avec Marie le plus long de mes textes,
qui se superposaient sur mes propres périodes, qui se superposaient sur les
siennes propres. Il y avait une simplicité, pourtant, à ces palimpsestes, comme
si les hastes se prolongeaient de ligne en ligne et de couche en couche, comme
si le compositeur, la compositrice, avait noué la clé de fa avec celle de ré, comme
si les commas et les semipozes nous faisaient respirer identiquement. C. me
reprochait les adjectifs, L. ne comprenait pas mes hyperbates, A. et C².
n’entendaient guère mes géminations ou mes kakemphatons, même quand ils étaient
calembours : plus le mouvement avançait, mieux nous nous désaccordions.
Avec Marie en revanche, je trouvais ma voix, la diathèse devenait synthèse, le
diabolique, symphonique : et plusieurs fois me dit-elle qu’il en fut de
même pour elle, qui était restée bien longtemps silencieuse et triste et
muette, et que les piaillements d’hermine que nous lançions à tout propos
étaient les plus beaux sons de sa vie sensible.
Fiche 26
Langue
(théorie linguistique)
On distinguera la langue du langage, le second renvoyant à la faculté générale à l’origine de
la communication et partagée, du reste, par toutes les créatures vivantes, et
la — ou les — langue·s qui en sont les expressions
particulières. La définition de ce qu’est, ou non, une langue ou l’une de ses
variétés diaasystémiques est flottante et nuancée d’auteur en autrice, et il
n’est pas franchement de définition universelle la concernant. Le consensus en
fait un système de signes en interrelation étroite, serrée, chaque élément du
système étant plus ou moins distinct des autres selon différents paramètres
plus ou moins déterminés et qui s’équilibrent, s’équipollent pour permettre,
dans quelque configuration que ce soit, d’assurer toutes les dimensions de
l’acte communicatif et de répondre aux besoins ressentis par les êtres à
n’importe quel point de leur vie sensible.
Autrement dit, il n’est pas
vraiment de langue plus complexe qu’une autre, seulement, l’équilibrage et le
chevillage du système basculent les zones de complexité d’un endroit à l’autre
de ce dernier, la phonétique, la syntaxe, l’orthographe, le pragmatique. Après,
que la langue soit un pur objet théorique, abstrait, se réalisant en discours
ou en énoncé ; une construction sociale ou politique, fondée sur des prescriptions
détachées du réel ; ou une réalisation concrète au sein de prototypes
subissant d’infinies variations ; cela n’a, finalement, que peu
d’importance.
Le
premier confinement nous fit, comme pour toutes et tous à dire vrai, infiniment
peur, mais une peur nouvelle, distincte de la maladie qui nous y propulsa.
La peur de la maladie, c’est une chose que j’avais déjà connue, pour moi comme
pour mes proches, Marie la connaissait bien, de même, intimement,
charnellement, cordialement. Nous avions tous les deux le mal du souffle,
phtisie des particules modernes et des gaz fuligineux qui nous dépoitrinaient
régulièrement chaque envie. Jadis, je fus traité pour cela, cela marcha
totalement ou presque ; elle fut traitée aussi, mais le mal était plus prononcé,
tormineux, infect : il lui fallait encore respirer du vent neuf avant et
après l’effort pour garder composition. Nous étions donc particulièrement
prudents, l’on se couvrait déjà avant que l’annonce ne soit faite : nous
ne comprenions alors que peu ce que cela signifiait. Elle vint chez moi,
c’était plus grand et Béhémoth était une maîtresse exigeante, qui demandant
gamelle et gratouillis, douces plamussades, à intervalles rapprochés et
jalousaient mes absences comme une plante cherche le soleil ; mais il n’y
avait rien ici, peu de vêtements et de serviettes, son ordinateur de travail
était ailleurs. Nous fîmes quelques aller-retours, elle prit l’essentiel et
s’installa dans mon dos, sur le canapé, tandis que j’étais à mon bureau
habituel. Toutes choses égales par ailleurs, nous reproduisions la distribution
du laboratoire, tout au plus étions-nous plus proches : mais le sérieux
était enfermé avec nous et veillait à ce que les horaires comme nos lettres
soient pointées, et que nous ne réservions les caresses et les baisers qu’aux
pauses réglementaires. Nous grugions occasionnellement les regards pudiques de
Béhémoth, qui réchauffait tantôt sa cuisse, tantôt les miennes ; mais les
jours, les semaines, les mois passaient tranquillement, le travail ralentissait
mais ne s’arrêtait jamais, nous mangions beaucoup de légumes.
Les
extérieurs comme les intérieurs confinés sont connus depuis, je ne les reprendrais
pas : simplement, j’observerais qu’ils agirent comme des accélératifs, des
propulseurs de ma relation avec Marie. Ils précipitèrent des deux mois plus
rapidement notre aménagement, nos habitudes nouvelles, notre amour renouvelé. L’efflorescence
sentimentale a son calendrier et ses assaisonnements propres et les bouculer,
les mettres sous serre ou sous cloche, c’est risquer la maturation emballée, la
pourriture vite, le changement du lierre en sumac. Les oaristys ne se changent
en épithalame que sous la meilleure rhétorique, sous peine de se fâner en
myosotis ; et quand bien même l’accord était-il déjà parfait, c’est une
chose de le pratiquer en musique de chambre, c’en est une autre de l’exploser
en symphonie. Mais de la même façon que le coup de foudre tomba, que nous
mangions des madeleines entre deux proches enlacements la première nuit que
nous découvrions ensemble ; que le travail et la vie se mesurèrent naturellement,
sans difficulté aucune et sans anicroche ; ainsi nous nous envoyions au
violon sans coup heurté. Même, cela nous apparut comme une nouvelle évidence
dans ces étapes successives de nos vies identiques, comme si tout ce que nous
avions fait jusque là nous avait préparé à cette épreuve, comme si nous
n’attendions jamais que cela : je suis timide comme elle et sans cela,
peut-être ne me serais-je jamais déclaré à Marie, et peut-être jamais
n’aurais-je proposé si vite cela.
Le
confinement eut comme un effet résomptif sur notre relation, il nous donna à
voir ce que la vie commune nous offrirait, si nous demeurions ensemble et avant
de goûter le meilleur, qui était déjà là, qui arriverait bientôt, nous
expérimentions l’un des pires. Il y eut certes de l’abattement, de la déception
parfois, de la longue attente, mais rarement d’énervement ni d’empoignades, de rodomontades,
d’algarades : de mémoire, je fus le seul coupable, un agacement un soir
venu car j’attendais un document de travail, qu’elle ne m’envoya point ; j’avais
mal compris, elle devait me l’envoyer le lendemain et mon agacement, couplé à
la fatigue, nous brouilla quelques secondes avant que je ne m’en veuille
absolument et qu’elle ne me pardonne parfaitement. C’est, à dire vrai, la seule
dispute dont je puis parler avec Marie. Que ce soit avec C. ou L., avec la
femme qui me quitta, les sujets de révolte d’un côté ou de l’autre ne
manquaient jamais et se perdaient en arguties débiles, en épanorthoses*
minables, en stupidités langagières qui allaient jusqu’à ignorer le premier des
bons sens, de s’assurer d’avoir au mieux compris ce que nous avions
effectivement compris. Si l’on ne peut jamais s’assurer de l’intention
interlocutrice, si l’on ne peut jamais saisir que trop peu ce qui se dit et
qu’on ne prend jamais qu’une fraction de tout ce que l’on peut prendre — c’est
bien là la meilleure humilité dont on peut faire montre, ne prendre dans le
bissac que l’insuffisance et laisser le charitable —, on peut au moins se
rendre honnête et ne pas tarer davantage la balance, on peut au moins ne pas
rétrillonner le sentiment et marchander ses affects. Avec Marie, nous
échangeons en bonne intelligence et nous apprenons, tout imparfaitement
serions-nous, à communiquer avec une efficacité rare. Nous nous disons les
choses, nous nous excusons davantage que nous excusons l’autre : nos cris
primaires ont une tonalité indexée sur l’amour que nous nous vouons et dans ce
grand calcul qu’est la somme de nos vies, nous restons du même côté de
l’équation.
Ainsi
le confinement arriva, ainsi il partit et revint, ainsi nous devenions
meilleurs, plus forts et plus sages. Les jours succédaient aux jours, les nuits
se reposèrent avec nous : et quand enfin nous sortîmes de la geôle
sanitaire qu’il nous fallait bien construire, l’en-dehors parut finalement
moins beau que l’en-dedans : il fallait l’explorer conjointement, les
mains liées et le regard affamé de l’une, le regard affamé de l’autre, pour que
la sente soit riche et le buisson odorant. Quand on marchait, quand on marche
encore en rue, nous regardons chacun de notre côté : et si nous tournons
la tête l’une l’autre, c’est encore pour voir de l’autre côté tant nos yeux
nous habitent constamment.
Fiche 27
Épanorthose (rhétorique)
Une épanorthose est une
figure de style, apparentée à une correction, consistant à revenir et à
rectifier dans le flot de l’écriture ou de l’oralité une expression, un mot, un
terme, pour lui en substituer un autre considérée comme plus fort, ou plus
apte, à décrire exactement le sentiment ou la situation en question. Elle fait
partie des tropes de correction et peut aboutir en palinodie, qui produit un
nouveau discours minorant ou corrigeant un précédent dans une relation
d’intertextualité ou de polyphonie.
L’épanorthose est une figure
linguistiquement intéressante dans la mesure où elle garde la trace de la
correction : elle s’accompagne donc généralement d’un retour
métalinguistique sur le sens même des mots et la valeur qu’on leur donne, le
sens qu’ils offrent, à ce moment-là d’un discours en particulier. Pour ainsi
dire, la juxtaposition ou la parataxe s’accompagne d’un échange non seulement
sur le dit mais aussi sur le dire, moins sur l’énoncé que sur son
énonciation : en ce sens, elle fabrique une temporalité complexe au regard
du discours qui invite à réfléchir non seulement sur la situation présente,
mais aussi sur la situation passée par la création de dyades quasi-synonymiques.
Il
y a une mathématique particulière de la marche de la recherche qui n’est pas
sans faire penser, sans me faire penser tout du moins, à la marche copulaire.
Avec Marie, nous marchons du même pas, souvent main dans la main : elle a
d’ailleurs ôté depuis une bague à sa main gauche, car elle se tient souvent à
ma droite, et que le contact répété frottait insupportablement ses phalanges.
Parfois, on se retourne, moi ou elle : elle passe la main sur ma nuque où
survivent miraculeusement quelques cheveux rebelles, je lui caresse les épaules
et leurs trapèzes. Si on se lâche, c’est pour remettre en place une mèche de
cheveu ou gratter un bouton, peut-être vérifier l’heure ; mais l’on ne
souffre mais la distance, d’avoir été longtemps séparés. Nous avons été séparés
deux fois, en réalité : avant de nous rencontrer d’une part ; avant
de nous retrouver, de l’autre.
L’amour
véritable donne cette impression, de ne commencer à vivre qu’au moment de le
rencontrer. Quand je me déclarais véritablement — car au-delà du coup de
foudre, organique, animal, théandrique, il y a les sentiments et l’envie de
vivre avec, et non pas dans ou sur, et ils peuvent ne jamais arriver — c’était
dans un aéroport, au retour d’une colloque international se déroulant en
Espagne. C’était un événement régulier, organisé par et pour les pontes de ma
discipline. Je m’y glissais presque hasardement, même si j’avais anonymement
envoyé une déclaration d’intention, un projet de communication portant, je
crois, sur les relations en diachronie longue entre connecteurs et
typo-disposition, qui avait été accepté avec intérêt, qui a été reçu avec
bienveillance, qui a été publié en acte avec intelligence, la gêne pourtant ne
me quittait pas. J’étais encore jeune chercheur, bien que docteur déjà, mais je
m’impressionnais beaucoup du contact de ces collègues dont j’avais tant lu les
pages. Il y avait sans doute, en moi, un peu de l’émotion de la frivole
croisant son idole au concert de l’année ; ou ce magnétisme peureux du
lecteur assidu autographiant sa belle page à la première romancière ; ou
de l’enfant mignard qui rougit et penaude face à la boulangère lui offrant une
sucrerie. Je ne savais pourtant point*, car on ne sait jamais totalement cela,
que l’on parlait pourtant de moi, que mon nom circulait : je fus l’élève
d’une des plus grandes chercheuses de sa discipline et même si je n’imitais
aucune espèce d’once de son génie, on me considérait, au mieux, avec curiosité,
au pire, avec espérance.
Les
communicants étaient logés dans une sorte de résidence-hôtel au cœur de la
vieille ville. C’était un vieux bâtiment de pierre, une église ou un cloître,
je crois, rendue à la vie mondaine à un moment donné de l’histoire récente. Les
chambres étaient spacieuses et propres, le buffet matutinal proposait de tout,
des saucisses aux céréales, les discussions ouvraient l’appétit avec le café
chaud. Je passais en fin de matinée, le premier jour, je profitais agréablement
du reste : nous fîmes un peu de tourisme dans une basilique connue pour
une tarasque ou une cathèdre, ou une tarasque sur une cathèdre, la nuit tombait
sur nos émotions étrangères et nous rentrions en petits comités silencieux,
levant nos cols montants d’un printemps doux pour la saison. Le surlendemain,
je rentrais à l’aéroport et, comme j’attendais mes bagages au tapis roulant, je
pensais à Marie. Nous nous étions vus pour la première fois il y avait quelques
mois mais mon cœur était encore ailleurs, il ne voulait pas revenir se fixer à
mes entrailles avant de s’assurer de la solidité de l’édifice : le
matricule de l’architecte gauche n’avait pas encore apposé son seing de la
dernière rupture, les fondations étaient encore bralantes, le diable était dans
les détails. En attendant ma valise, une petite valise grise et roulante, je
repensais à Marie, aux yeux de Marie, aux mains de Marie, à l’odeur de Marie, aux
cheveux de Marie. Alors, il y eut comme un bouleversement, une aspiration tant
chimique qu’émotive, tant psychique que biologique : je sentis comme un
équilibrage de multiples forces qui toutes soudainement se réalisaient en moi. Je
lui écrivais un message court, sur mon téléphone : « Tout ce que j’ai
vécu, lui disais-je, tout ce que j’ai vécu, m’a mené jusqu’à toi. Et les terrifiants
hivers et les beaux étés, et les mensonges et les disgrâces, et les anathèmes
et les avanies ; tout ce que j’ai vécu, m’a mené à toi. Toute ma vie, je
t’ai attendue, toi, toi et toi seule ; toute ma vie, j’ai avancé vers toi.
À présent que je te vois, je ne veux pas que nos routes deviennent
carrefour : elles s’obliqueront en fourche et je ne marcherai pas loin de
toi, mais avec toi. »
Il
y avait eu un long silence, et une déclaration identique : j’ai depuis et
malheureusement perdu ce message au hasard d’un transfert défectueux qui rogna
les siens, et ne garda que les miens propres, comme un soliloque heurté,
syncopé, aposiopèses continues matinées de listes de courses et de références
inutiles à des livres entendus. Je remonte parfois le cours des mots envoyés,
je retombe sur ce premier et je souris toujours. Parfois, Marie me demande d’où
vient cette ombre lumineuse sur mon visage, je lui mens mal et elle sourit à
son tour, en le comprenant. On repense conjointement à ce retour espagnol et à
ce bagage que j’attendais, et dont les détours et ralentissements créèrent
cette bulle d’absence, ce pas pesant qui me ramena à sa figure. Je le
reprendrais deux ou trois ans plus tard, et souvent, lorsqu’elle alla
travailler loin, et que moi je restais proche.
Une
année effectivement, je l’encourageai à passer les concours de sa
profession : les postes étaient rares, aussi rares que sont les miens —
plus, peut-être — mais ses qualités tout autant l’étaient ; elle avait une
expérience unique, et de ses outils, et de ses méthodes, et de son éthique, et
de la recherche, et connaissaient les moindres recoins de ses sujets. Elle
hésitait, partie par syndrome d’imposture, partie par timidité, partie par peur
de s’éloigner de mes bras : je la motivais, car elle voulait absolument
faire cela, que les postes intitulés lui plaisaient, parce que je l’aimais et
voulais la voir s’épanouir professionnellement, plutôt que de souffrir de son
humilité sincère. Elle se classa, à sa grande surprise et à son plaisir, elle
se classa, comme j’en étais certain et comme je le redoutais. Heureusement, les
trains étaient réguliers et fréquentés : à la gare, je n’attendais jamais
vraiment longtemps.
Fiche 28
Point (histoire de
la ponctuation)
En typographie moderne, le point
(simple) marque la fin de l’unité textuelle de la phrase, mais il marque
également une rupture d’ordre syntaxique : il n’y a normalement aucun type
de relation entre les deux côtés du point et, partant, de phrase à phrase. Cela
est assez vrai, dans la mesure où les phénomènes transphrastiques, comme les
faits d’anaphore, ne relèvent d’ordinaire point des relations de dépendance et
de valence, de distribution, reconnues par la tradition syntaxique, mais
davantage du sémantique, ou du référentiel.
On notera cependant que cette
interprétation, bien que fondée dans la plupart des énoncés écrits modernes,
est d’une création plutôt récente de notre tradition typographique : avant
le 18e siècle, le point était davantage perçu comme un outil de
relance, la segmentation syntaxique étant davantage indexée sur une logique
périodique. Aujourd’hui encore, l’on peut rencontrer des phénomènes dits
« d’ajouts après le point » qui font de ce signe typographique non
l’arrêt, mais une pause, une respiration dans une unité supérieure.
Quand
j’appris la nouvelle, je m’apprêtais à me rendre en salle de sport. Le
confinement m’avait contraint — nous avait contraint, ou avait contraint
beaucoup tout du moins — à la sédentarité et à l’embonpoint. Je ne rentrais
dans aucun de mes pantanlons, je pris une quinzaine de kilos, les boutons de
chemises hurlaient au contact de ma peau flasque : je devais agir. Comme
les régimes et les portions réduites ne suffisaient plus, je prenais un
abonnement en salle de sport et, trois fois par semaine, m’y rendais pour
suivre studieusement le programme construit. Je pédalais, ramais, pédalais
encore, courais difficilement, je soulevais des poids : je prenais du
muscle et, il est vrai, me creusais les hanches, gonflais mon poitrail et
durcissais les cuisses, mais sans perdre beaucoup de poids cependant. Cela me
lamentait, car c’était avant toutes choses pour cela que j’en suais ; mais
j’ai depuis longtemps appris que ces choses-là prenaient du temps, et que la
discipline faisait des merveilles à qui savait la suivre. J’étouffais alors mon
anarchisme d’opérette et, tous les lundis, mercredis et jeudis, je me prenais
deux heures de temps (une heure d’entraînement, une heure d’aller, de retour et
de douche) pour sculpter la matière molle qui me composait. Les efforts
finiraient par payer : même si j’étais toujours aussi lourd, je devins
néanmoins plus preste et préparais ma vieillardise ingambe.
Marie
m’avait appelé juste avant mon départ : j’étais évidemment en joie et la
félicitais téléphoniquement, elle raccrochait car elle fêtait cela avec de ses
amies sur place, dans la ville, qui la rejoindraient rapidement. Je prenais mon
sac, ma serviette, mes gants moelleux qui adoucissaient le contact froid des
machines. Je devais, ce jour-là, faire dix minutes de rameur, travailler le
haut du corps — épaules et trapèzes — et gainer les abdominaux cachés sous le
ventre pendant. Je terminais par du vélo elliptique, encore maintenant mon
activité favorite, qui me donne l’impression d’être une sorte de Peter
Schlemihl et de bondir, de sept lieux en sept lieux. Mais au fur et à mesure du
parcours, ma cervelle travaillait. Je pensais à Marie, et à son départ
prochain : après deux années à vivre intensément avec elle, certes le
confinement avait précipité les choses, après deux années à travailler avec
elle, certes, cela s’était fait par fulgurance ; le changement m’était
redoutable. C’était alors que je faisais la planche, appuyé sur les coudes, que
le souffle vint à me manquer davantage que de coutume : la respiration
ralentissait entre mes pectoraux putatifs et n’atteignait pas la gorge, elle
s’exsudait par les pores infinis de ma peau. Je mettais les genoux au sol, puis
le reste : je me souvenais des exercices qu’un médecin m’avait jadis
recommandé, quand je souffrais de mortelles crises d’asthme. Alors que le corps
s’auto-pilotait, l’esprit courait à sa place : mes yeux glissaient sur le
tapis, remontaient vers la fenêtre où des arbres*, que l’on avait étêtés l’hiver
dernier, faisaient de jeunes pousses et embêtaient les fenêtres de l’immeuble
d’en face. Je repensais à ce que l’on m’avait dit, que jadis, cette salle de
sport était une agence bancaire et je m’imaginais rapidement, je faisais des
plans de situation, qu’ici étaient les guichets, que les casiers étaient un
coffre, que l’on prenait les cafés dans la douche ; je pensais aussi aux
trajets, au travail à distance, à l’argent. Je me relevais une fois le souffle
repris. Je me connais depuis longtemps, je reconnais à présent assez bien ces
périodes angoisseuses qui me paralysent parfaitement avant, enfin, que je ne
parvienne à me relever. Chaque nouvelle tâche s’ajoute gravement aux
précédentes, je me sens plier sous le poids de tout ce qu’il y a à faire, et de
tout ce qu’il y a à penser ; déjà je baisse les bras et me démoralise, je
veux me terrer et disparaître. Et puis, je reprends les choses progressivement,
une chose après l’autre : cela, je l’ai déjà fini, ceci, il ne me reste
plus qu’à le mettre en place ; au mieux, j’ai des soirées et des fins de
semaine, je peux m’organiser ; ce travail de hobby, je puis le repousser
ou l’ignorer cette semaine, personne ne m’en voudra ; finalement, tout
finit par se faire. Je n’ai jamais véritablement ignoré une date-butoir, j’ai
toujours respecté les calendriers.
Notre
premier voyage, elle m’attendit à la gare où j’arrivais, après plusieurs heures
de train. Un métro plus tard, nous voilà rendus dans son nouveau chez elle, qui
devenait aussi mon nouveau chez moi. Plus petit et plus loin, mais tout aussi
bien habité de nous deux et de notre amour. Elle avait adopté une petite
chatte, une orpheline qui s’était trouvée dans sa rue juste avant que je
n’arrive, elle voulait m’en faire la surprise : la mignonne piaillait,
pouicait plutôt, quand elle montait une chaise ou en descendait. Elle était
d’une noirceur impénétrable, que deux jolis yeux jaunes de topaze traversaient
furtivement, quand elle venait quérir nos mains ou se coulait sous un meuble et
ressortait empoussiérée et éternuante. Elle l’avait baptisée
« Léviathan », pour tenir compagnie à Béhémoth : elle était
malicieuse et gredine, lutinait tout ce qu’elle pouvait. Je la prenais
entièrement dans ma main et lui caressais son ventre doux et poilu, Marie avait
posé une main sur mon épaule et me regardait faire, amusée : Léviathan fit
mine d’être offusquée mais se laissa finalement faire, avant de s’endormir de
ses fortes émotions.
Fiche 29
Arbre (syntaxe)
En analyse syntaxique, un arbre
est une représentation visuelle des relations de dépendance des constituants
d’une phrase. Les nœuds représentent des constituants, généralement des noms,
des syntagmes parfois ; les branches, les éléments en directe relation
syntaxique. Cette représentation rend plus évidente les structures de
dépendance ou de constituance, tout en autorisant la comparaison entre
différentes langues voire une certaine formalisation de l’écriture, permettant
de mieux abstraire des théories et d’aller au cœur du fonctionnement d’une
langue.
Il est cependant différentes écoles
et différentes façons de produire un arbre : la grammaire de dépendance,
qui parle de stemma, fait du verbe principal le cœur de l’analyse et son
sommet, duquel découle tous les actants ; les générativistes et les
formalistes préfèrent raisonner en termes de constituants immédiats et en
termes de proxémie. Chaque analyse a ses qualités, et ses défauts : et nous
rappelle toujours qu’on ne peut toujours représenter par une hiérarchie ce qui
apparaît, par notre expérience sensible, linéaire.
Lorsque
je reposais le téléphone sur lequel elle m’avait quitté, tout avait été
organisé. Elle passereait demain matin chercher ses dernières affaires — quelques
livres, des vêtements surtout, les amis et amies qui ne mangeraient jamais mes
hamburgers maison emporteraient un beau bureau, qu’elle négocia contre
je-ne-sais-quoi que j’obtins — et s’attendait à ce que je fusse ailleurs. Je
comptais faire une très longue balade, me perdre dans les ruelles bizarres du
quartier et regretter la fermeture de chaque échoppe, puisque nous serions
dimanche ; je me suis finalement écroulé dans un de ces bars à bière
dégueulasse et repris quatre fois du café froid. C’était encore la veille
cependant, c’était encore l’après-midi : quinze ou seize heures,
peut-être, déjà le soir tombait tranquillement et la pluie, qui s’était arrêtée
un instant, revint plus forte et plus poisseuse. Je retrouvais une autre bière
au fond du frigo, oubliée je ne savais comment : je la bus en deux gorgées
en regardant Saturne tomber, et Béhémoth venait périodiquement se gratter à mes
jambes pour me réconforter ou me demander à manger, ou bien les deux.
Peu
de larmes tombaient de mes joues ce soir-là, ce ne fut que bien après que je
consommais le deuil. Une grande fatigue, qui ne devait pas me quitter avant
deux ans, s’empara cependant de moi et tandis que la soutenance devait me
permettre, au moins, de respirer un peu mieux, de lâcher un poids dans la mer,
d’autres boulets s’accrochèrent pourtant à mes mollets. Il y avait les
procédures de qualification, déjà ; je devais préparer un dossier pour
montrer à un conseil de sages, maintenant que j’étais digne de rentrer, que je
l’étais tout autant pour rester ; il y avait d’autres cours à donner, dès
le lundi suivant, l’année universitaire, comme calendaire, n’était pas encore
terminée ; il y avait les fêtes de fin d’année, leur impossible et
nécessaire organisation, l’annonce à faire à toutes et à tous, l’habitude
ancienne à reprendre, de dormir seul, de manger seul, de ne plus être qu’à part
soi et de se déplacer comme une ombre, de se féliniser. La compagnie de
Béhémoth n’arrivait que jusque là, elle ne pouvait pas remplacer une autre compagnie
humaine. Il y eut les sites de rencontres, il y eut les séductions diverses,
les discussions nocturnes, les déceptions nombreuses ; et le vide,
finalement, qui toujours me rejoint. Béhémoth redoublait, quand elle le
désirait, de caresses et d’attentions et dormait plus souvent sur moi, me
cherchait dans la journée, ses yeux se mouillaient en me regardant et apaisaient
mon cœur comme elle le pouvait.
Une
fois la bière achevée, je préparais le départ des affaires de la femme qui
m’avait quitté. Je vidais le bureau qu’elle voulait emporter de mes affaires,
je rassemblais les siennes en vue ainsi que les autres. Je me réhabituais au
silence tranquille de l’appartement en son absence, elle qui écoutait toujours
de la musique, regardait toujours un film ou une série, jouait à tel ou tel jeu
vidéo : son monde, et le mien avec lui, était une folle bruyance que je
devais apprendre à oublier. Peu de temps après, j’avais faim, je regardais ce
qui me restait, de la soutenance ou plus généralement. Il y avait encore un peu
de salade, quelques oignons et des cornichons, un avocat. Je composais tout cela,
je trouvais un fond de riz et de pâtes que j’ajoutais, un peu de sauce soja sur
le reste. J’avalais ça en deux bouchées, je me faisais une tisane ensuite :
je traînais quelques heures encore en ligne, à regarder des vidéos, à écouter
de la musique, à lire les actualités de la veille et de l’avant-veille, je
discutais même avec quelques connaissances, qui me demandaient comment s’était
déroulée la soutenance, si j’étais heureux, si tout allait bien. Je choisissais
de ne parler que des études et du travail, j’éludais toutes les questions qui s’orientaient
d’une façon ou d’une autre vers ma vie sentimentale, sur le portement de la
femme qui m’avait quitté, même sur l’avenir : je disais quelque chose de
convenu, sur le fait de vivre le moment présent et de profiter, pour l’heure,
des cinq années et des centaines de pages — trois ou quatre — qui témoignaient
de ma réussite et, à les en croire, de mon intelligence. Tout cela m’épuisait
bien plus que je ne l’aurais cru et finalement, je laissais en plan un grand
nombre de ses conversations, que je ne repris plus jamais. Certaines, certains
ont dû croire que je les snobbais, ou encore qu’on m’avait offusqué : mais
plus simplement, réfléchir à la discussion m’alassait, comme si parler de
grammaire et de langue avait parfaitement épuisé les ressources méta- comme épilinguistiques
et qu’il me faudrait du temps pour les recouvrer. Cela arriva, heureusement, je
n’étais pas totalement fini, je n’étais pas totalement ruiné : mais comme
cela accompagna l’une des plus longues périodes de page blanche, je ne pouvais
m’empêcher de m’inquiéter ci et là.
Ce
soir-là, je mis du temps à m’endormir. Le corps, comme l’esprit, était trop
fatigué : aussi, Béhémoth jouait avec un objet roulant, riboulant, que je
ne remettais pas. Agacé de l’entendre galoper derrière la souris sphérique
qu’elle s’était trouvée, je me levais enfin et rocaillais ma voix : elle
s’enfuit dans l’ombre. Elle avait récupéré, je ne savais comment, le noyau*
d’un de mes avocats : il y avait des petites traces vertes ci et là, qui
nourrissaient le parquet.
Fiche 30
Noyau (terminologie linguistique)
Le terme de noyau se
retrouve à plusieurs endroits de la description linguistique, en français comme
ailleurs, pour désigner une unité d’analyse, un constituant, une syllabe, un
morphème, un mot… comme étant l’élément le plus important. Plus spécifiquement,
le terme se retrouve notamment en théorie syntaxique, le noyau étant associé
généralement au verbe principal de la phrase car déterminant les fonctions
dites nucléaires, le sujet et l’objet, qui forment la phrase minimale
et, partant, la plus petite unité analysable par la syntaxe.
On notera cependant que ce terme de
noyau, qui connaît une très grande fortune quel que soit le domaine
linguistique considéré, présuppose une vision hiérarchique, dépendantielle des
relations de langue : un terme dicterait ainsi le comportement de tous les
autres. Si beaucoup de phénomènes peuvent se décrire ainsi, d’autres exigent
cependant des approches plus linéaires, ou plus égalitaires, pour les décrire
parfaitement.
Les
premiers aller-retours, à ma grande surprise, ne furent pas particulièrement
fatigants. Marie ne pouvait prétendre au télétravail avant quelques mois
d’ancienneté, aussi ne nous voyions réellement qu’un week-end par ci, quand elle
venait en Normandie, et plusieurs jours par là, quand je repartais avec elle et
restais plusieurs jours de suite — il faut dire que je pouvais, quant à moi,
prétendre au télétravail ; mais je me devais néanmoins d’être présent
régulièrement, et Béhémoth devait être nourrie et câlinée. Les premiers mois,
donc, la chose était étrange mais finalement, nous nous y faisions. Il y eut
quelques couacs, des batteries oubliées et des chargeurs égarés, parfois une
heure d’arrivée ou de départ décalée ou annulée : mais les trains étaient
plutôt à l’heure, les trajets passaient plutôt vite, l’on pouvait partir le
matin, et arriver en début d’après-midi pour le déjeûner ; on pouvait
partir au goûter, et arriver avant le lendemain. On se sentait, au
commencement, comme en vacances, on ne se séparait pas davantage : quand
nous n’étions pas ensemble, nous nous appelions beaucoup, nous nous écrivions
parfois, l’on se retrouvait parfois à la capitale, comme à mi-chemin, pour changer
de décor et se croire définitivement touristes en un pays nouveau. Ce fil
invisible que nous gardions toujours entre nous, permis par la technologie la
plus moderne, nous empêchait d’être trop loin des yeux, et donc trop loin du
cœur : je ne pensais à nulle autre, elle ne pensait à nul autre. L’idéal
était loin, mais nous faisions avec.
Au
bout de quelques mois, la demande de télétravail de Marie fut refusée, pour des
raisons fuligineuses, qui nous laissèrent tous les deux mécontents. Nous avions
commis cette erreur traditionnelle, de trop espérer et de nous en remettre à
quelque chose, dont nous n’étions point le contrôleur* ou la contrôleuse. Un
nuage noir passa sur notre relation, même si nous nous concentrions sur les
problèmes et non sur nous-mêmes. Les mois suivants furent cependant plus
maussades, l’éloignement qui augurait une nouvelle façon de se profiter l’un de
l’autre nous pesait à présent davantage. On oubliait quelquefois de se
souhaiter la bonne nuit, on attendait, en journée, avant de se répondre : on
se désamourait séparés, même si nous nous retrouvions passionnés ensemble.
C’était là, nous le savions, comme un mauvais moment à passer, une étape
particulière de notre relation comme, au commencement, nous fûmes quelques mois
séparés, avant que je ne déménage et ne la rejoigne : la répétition ne
nous plaisait pas cependant, contrairement à ce que l’adage nous laissait
accroire. Il y avait des petites joies, à défaut du bonheur : quand on
voyait nos chats, quand on parlait à nos fleurs. Béhémoth me faisait
périodiquement la tête, après une longue absence : elle restait dans la
même pièce que moi, mais me tournait ostensiblement le dos et s’éloignait d’un
seul petit pas quand je tâchais de la caresser. Ces fâcheries ne duraient
jamais bien longtemps, elle revenait toujours finalement quérir la caresse ou
la croquette, et gazouillait comme si rien ne s’était passé. C’est dans ces moments-là
que je m’apercevais qu’avec Marie, nous nous étions jamais mis en colère. Il
était arrivé de nous blesser, par maladresse : le coude ne se levait pas
assez haut, le ton de la voix était trop grave ou brisé, la fatigue nous
empêchait d’écouter. Ce n’était pas vraiment de la colère cependant, c’était
une peine plutôt qui nous prenait, qui nous ramenait à notre propre faillance
humaine, à notre fragileté de porcelaine, dissimulée sur des cuirs que nous
avions appris à coudre comme une seconde peau. Nous subissions cependant la
situation, nous étions balancé de micro-événement en micro-événement, une date
butoir d’un côté, un article à rendre de l’autre ; le quai d’une gare, une
correspondance. Ce ballotement, tout comme la précarité, a cette tristesse de
ne pouvoir se projeter au-delà de la portée de bras. C’est comme anti-naturel,
il me semble, notre esprit est ainsi fait, que nous pouvons prévoir et
anticiper des jours, semaines, mois en avance ; je me voyais vivre avec
Marie, comme elle se voyait vivre avec moi, acheter une maison, avoir des
enfants voire ; construire quelque chose. Ces rêves étaient de papier,
nous n’en parlions même que rarement, de peur de détruire quelque chose qui n’existait
pas encore mais, s’il était trop connu, se serait sublimé immédiatement, comme
la vapeur qui naît de la glace. Alors, nous ne disions rien, nous y pensions
fort : nous retenions les jours et les mois qui passaient ; il n’y
avait pas grand chose d’autre à faire. Bon an, mal an ; cela dura quelques
temps, une bonne année, une bonne année et demie, sans doute. Puis, le
changement.
Fiche 31
Contrôleur (syntaxe)
On appelle contrôleur un élément
référentiel, pronom ou groupe nominal le plus souvent, qui fait office de
support d’interprétation à une forme verbale qui, par essence, ne saurait
recevoir un sujet dans le sens traditionnel du terme. C’est le cas notamment de
l’infinitif : comme cette forme ne saurait recevoir d’élément influençant
sa morphologie d’accord, et comme le terme de sujet est traditionnellement
réservé à cela ; l’on préfère dès lors parler de contrôleur pour
éviter l’ambiguïté.
Il est intéressant de voir qu’au
rebours de ce que le nom laisse à croire, le contrôleur, en réalité,
n’influence que peu la syntaxe générale de la phrase et il est, généralement
assez mobile, quand bien même sa position influencerait-il toujours
l’interprétation. Il remplit une place syntaxique, qui peut également rester
vacante : il est cependant bon de l’avoir, tant il facilite la
compréhension de la phrase.
La
distance n’était jamais qu’une situation temporaire. Nous étions certes souvent
l’un à l’autre, et l’un auprès de l’autre, mais il nous pesait de nous endormir
dans des lits froids, de n’avoir personne à rire de nos jeux de mots terribles,
de n’avoir qu’un chat ou qu’une chatte à caresser. Je devais venir à elle,
comme c’était elle qui était la première fixée : elle serait le pieu
autour duquel je passerai la corde de mon existence. J’orientais dès lors
davantage mes recherches vers la grande ville, et répondais à des annonces
diverses, au-delà de mon spectre initial : je montais des projets de
recherche ambitieux, que je ne m’autorisais pas encore à formuler ; je
démarchais de grands établissements et de hautes écoles, moi qui n’osais pas
même considérer leurs péristyles ; j’écrivais à de brillants professeurs,
dont j’admirais absolument le travail, pour réclamer une chaire à côté de la
leur. Ces entreprises orgueilleuses, dont je n’avais pas l’habitude, eurent des
résultats contrastés, mais étrangement prometteurs. Il y a cette frontière
étrange, à l’université, entre l’assurance et la vantardise, entre le consensus
et le dirimant, entre l’espoir et le naquetage, que l’on ne connaît jamais
vraiment avant de l’avoir franchie. Gare cependant à qui s’y risquerait :
en cas d’erreur, c’est un chemin de non-retour que l’on arpente, un Damas qui empêche
déterminément de revenir dans la place molle de l’institution. On se gardera
des charlatans et des sorcières, des marcous : aucun génie, aucune
découverte fondamentale ne se trouva sur ces sentiers pervers, sinon des
miroirs aux alouettes, du papier rapidement vendu, des rafales renifleurs. S’il
est un seul conseil que je puis offrir à quiconque, du haut de ma petite
expérience, sur la vie académique et la vie scientifique ; méfiez-vous des
loups solitaires, laissez tranquilles les lionnes recluses. Leurs atours sont
parfois séduisants, et parfois les choses sont intéressantes à prendre :
les ressources sont précieuses, les références* cachées, les pistes éclairées
mènent parfois à des chemins agréables, peu empruntées mais dégagées pourtant. Il
ne faut s’y perdre, les ornières sont nombreuses : on ne compte plus les
honnêtes qui s’égarèrent parfaitement.
Mes
tentatives m’amenèrent, je le sentis parfois, au plus proche de l’erreur et de
l’indécision. On me fit sentir parfois que je brûlais les étapes, et que je ne
devais pas aller aussi vite en besogne ; souvent cependant, on me le fit
comprendre plus gentiment, on m’orienta, on me conseilla sans, toutefois, toujours
me conseiller. Il y a cet instant où la formation, autonome ou guidée, est
inutile : on ne peut plus vraiment apprendre l’art de notre métier. On
peut toujours augmenter nos connaissances, lire plus de livres, apprendre un
nouveau langage : mais arrive un moment où il n’y a guère d’autres façons
de rédiger un projet de recherche ; de monter un budget ; de
construire un cours ; de conseiller une doctorante ; de faire
semblant de travailler. Le reste, c’est du gras, ce n’est jamais que la
continuité de ce que nous devons faire dans notre activité, comme un maçon fait
un autre mur, comme la menuisière travaille un autre bois, comme un policier
écrit une nouvelle amende. J’avais atteint, après plus de dix ans, assez de
pratique pour ne plus n’en avoir jamais besoin, je ne pouvais guère espérer ma
vitesse d’exécution. Le temps demeure, comme partout ailleurs, la plus
précieuse des ressources, on ne saurait l’envisager autrement : ce n’était
pas à négliger. Finalement cependant, la réussite frappa à deux reprises ma
porte, ou à notre porte plutôt : car cela nous invitait, d’une façon ou
d’une autre, à envisager une nouvelle habitation commune, comme je serais muté
à la ville. Je soumettais deux projets de recherche, à deux institutions, l’une
vénérable et naturellement choisie, compte tenu de mon parcours académique d’alors ;
l’autre inédite et autorisant des rapprochements jamais vus jusqu’alors, me
permettant d’étudier conjointement deux de mes centres d’intérêt simultanément.
Le choix était cornellien, je ne parvenais point franchement à établir une
liste des avantages et des défauts de chaque position, pour lesquelles j’étais
classé respectivement en seconde et première position — mais comme deux postes
étaient ouvert aux concours, sans incidence ultérieure sur les classements, cela
n’avait aucune importance. Après beaucoup de délibérations, d’embrassades et de
cidre bouché, puisque j’emportais la Normandie avec moi, je choisis finalement
l’attrait de la nouveauté. Je le regrettais longtemps, comme j’aurais regretté
de ne point le choisir ; je me souvins de ce mot, j’ignore de qui, disant
qu’il y avait deux malheurs en ce monde, d’une, de ne pas avoir ce que l’on
voulait ; l’autre, de l’avoir. Un soir, alors qu’on se promenait en ville
et qu’on cherchait à manger, on se rendait au restaurant russe : il avait
fait faillite lors du premier confinement.
Fiche 32
Référence (théorie grammaticale)
On appelle référence la
façon dont les langues humaines parviennent à créer un lien symbolique entre
une realia, un objet du monde quelle que soit son identité ontologique, et
un mot, une entité symbolique. Avec le signifiant (ou la forme de l’entité) et
le signifié (le sens de la realia), le référent est le troisième sommet
du triangle sémiotique qui constitue, dans la théorie grammaticale la mieux
suivie, les trois dimensions du mot. Le rattachement référentiel, c’est-à-dire
le calcul de la realia à laquelle renvoie une entité, compose la grande
part de notre activité linguistique et mobilise la majeure partie de notre
attention.
On notera cependant que quand bien
la même la communication, ainsi que la textualité en général, viserait à
faciliter cette opération de rattachement, notre esprit infère nécessairement
un sens à partir de ce que nous lisons ou entendons, tant et si bien qu’il
n’est pas d’énoncés purement incompréhensibles, ou conduisant à une impasse
interprétative ; même les énoncés les plus absurdes donnent naissance aux récits
les plus sensés.
La
maison que nous achetions se situait à distance raisonnable de la ville et de
nos lieux de travail, séparés de quelques centaines de mètres. Selon qui
conduisait, je descendais ou elle descendait, et on finissait à pied ; on
passait se reprendre comme il le fallait en fin de journée, ou on prenait l’un
des bus qui serpentaient en campagne et nous arrêtaient plus haut. Au printemps,
on passait au long d’un grand champ de blé dur, or et basane ; l’automne,
il y avait des feux d’artifices qui tombaient des arbres mourants et nous
éclairaient. Une fois, je croisai un faon, et nous étions tous deux également
étonnés de se voir : j’aimais ce sentier noisetier qui m’amenait aux
pénates, sans jamais m’en éloigner. La maison que nous achetions était la plus
grande que je n’avais jamais vue : il faut dire aussi que la famille
ascendante était modeste, et que je m’étonnais toujours du concept de couloir, qui
inquiétait le gestionnaire que je devenais et l’assimilais à de la place perdue,
qui aurait pu permettre d’augmenter l’espace d’un salon ou d’une chambre, de
caler un nouveau placard. Normand d’adoption, j’en retirais ce goût proverbial
pour la gestion sensée et efficace, pour la main qui court au long des
bretelles noires : je me poujadisais quelque part, il paraît que cela
arrive même aux meilleurs des hommes. Marie, quant à elle,
resplendissait : elle jardinait à merveille et cajôlait nos chats, et son
ventre s’arrondissait de jour en jour, de mois en mois. La maison que nous
achetions avait besoin d’être refaite, elle datait d’il y a un demi-siècle. On
abattit quelques cloisons, on arracha du papier-peint, la cuisine entièrement
fut refaite. Le courage ne manquait pas, l’argent peut-être davantage : on
vacançait dans le jardin, sur des chaises longues que j’avais gardées de mon
ancien balcon, et on écoutait tranquillement le soir tomber comme d’autres
allaient au spectacle. Le jardin donnait à l’ouest, il y avait des couchers de
soleil terribles qui nous endormaient remplis de bonnes choses : on le voyait
descendre lentement, troubler le ciel comme du lait vieux, s’oranger et brusquement
être aspiré sous les montagnes. Certains jours, c’était si brutal, et si net,
qu’on se demandait s’il réapparaîtrait le lendemain : mais le char phébien
dégringolait toujours jusqu’au matin, et cascadait toute la journée durant
avant d’affronter une fois encore, éternellement, l’horizon. La maison que nous
achetions avait un grand garage, et une voiture neuve que l’on avait achetée,
contre nos avis verts, pour se rendre à l’hôpital : la date approchait, et
il y avait toujours dans le coffre une glacière avec le nécessaire, surtout
pour elle, un peu pour moi ; des affaires de toilettes, des premiers
biberons, des couches et des culottes, tout ce que l’on avait de médicaments et
de pansements, le carnet de famille, la température. Le téléphone était
programmé sur les amies proches et la famille, les employeurs nous
encourageaient silencieusement : mes cernes tombaient de plus en plus bas
sur les joues, alors qu’elle n’avait jamais aussi bien dormi. Profite, me
disait Marie en se regardant mûrir dans la glace, profite : cela ne durera
pas. Elle avait raison. La maison que nous achetions avait trois chambres, nous
gardions la plus grande, elle donnait directement sur la salle de bain et sur
la buanderie, le programmateur* de la machine était toujours sur
« coton ». La petite était la plus endommagée, nous l’équipions d’un
berceau et je peignais des crêpons et des marionnettes colorées, Marie me
demanda un peu de fantaisie, je rajoutais les héros de jeux vidéo de mon
enfance. La dernière abritera mes parents lorsque leur petite-fille arriva, car
ils devaient garder les chats : et puis, ma mère était des quatre la mieux
qualifiée, on était d’accord, pour nous aider dans les premiers temps, pendant
que Marie dormait, pour délanger et relanger la pitchoune, et la coiffer et la
faire manger. La maison que nous achetions avait un très joli parquet, que je
gardais immaculé jusqu’à ce que la petite ne s’y oublie et brise d’une tâche à
la couleur inédite l’harmonie chaotique d’un bois séculaire. Je la rouspétais
souvent à ce propos, elle grandissait en s’en excusant d’abord, en me le
reprochant ensuite, en m’engueulant parfois, en en plaisantant à présent. La
maison que nous achetions n’a plus de chambre pour mes parents, la petite était
devenue moyenne : la troisième est devenue une annexe de mon bureau, pour
y ranger un nombre toujours plus croissant de bibelots, de livres et de jeux,
une borne d’arcade faite maison, que j’avais toujours voulu avoir, et deux
tabourets de taille dépareillée, quand la moyenne vient jouer avec moi, quand
Marie est ailleurs ou ne veut pas m’accompagner. La maison que nous achetions
devenait trop petite, car la moyenne devenait grande, et Marie devait agrandir
son atelier : une promotion et une mutation acceptées plus tard, et des
adieux déchirants aussi, nous retournions en Normandie, et nous retournions à
Caen.
Fiche 33
Programmateur
(type de discours)
En grammaire textuelle, le discours programmateur, dit encore discours d’incitation à l’action, est un
type particulier de texte qui vise à inviter son lecteur ou sa lectrice à
accomplir un certain geste, ou une certaine série de gestes, ayant une
incidence concrète sur le monde l’entourant. Les recettes de cuisine, les
notices de montage, les modes d’emploi ou les ordonnances… font partie de ce
type de textes, qui comptent de nombreux avatars et qui ont subi diverses
modifications au fur et à mesure du temps.
Il est difficile de donner des
règles universelles quant à leurs propriétés : on peut retenir une
tendance à saturer le texte de verbes d’action, parfois à l’infinitif, souvent
à l’impératif ; une iconicité assez forte, le texte rentrant en relation
avec des images et des schémas ; une organisation sous forme de listes
d’étapes, dont l’ordre est à respecter absolument. On peut occasionnellement
bouleverser ledit ordre, mais le résultat espéré, quel qu’il soit, ne
correspondra dès lors point à l’enjeu premier du texte.
Il
en va de la vie des mots comme de la vie des hommes et des femmes. On peut les
connaître intimement depuis toujours, et se rendre compte finalement de ne rien
savoir d’eux ; on les quitte et on les retrouve, on s’en nourrit et on les
oublie. Quand la grande fut partie et qu’il ne resta plus que nous, le travail
et le jardin, les chattes qui partirent elles aussi et les larmes qu’on leur
versa, et les nouveaux qui revinrent et les furets qui vinrent avec, il ne
restait plus, à Marie et à moi, qu’à vieillir comme des vedettes de
dictionnaire. L’analyse des mots et des textes, les corpus et les grammaires, les
études, les colloques et les séminaires, tout cela tourbillonna et participa à
notre bonheur tranquille. Nous voyions le monde imparfait se conjuguer, parfois
au présent, de plus en plus au passé, nous composions comme nous le
pouvions : nous n’étions pas à plaindre. Dans les interstices des
catastrophes et des angoisses, des déréglements du climat sordide et des
pandémies nouvelles, entre les lames du parquet du salon où tombait parfois une
bille ou un cure-dent, derrière la serrure de la chambre où les embrassades
devenaient caresses puis ronflements, sur la couette qui se jaunissait au
soleil et les draps toujours blancs qui séchaient au vent normand, il y avait
quelque chose qui ressemblait au bonheur, qui l’était sans doute, que l’on
comprenait trop tard souvent, dont on profitait toujours. Marie était de plus
en plus belle sous nos rides qui s’harmonisaient, la grande vint un jour avec
sa petite, et on ne savait pas qui de nous était le plus surpris : l’autre
mère nous gourmandait quand on lui donnait un bonbon avant les repas, on la
faisait naqueter, en s’ébouffant, quand on allait faire des courses
interminables, à choisir la nouvelle peluche bleue sous laquelle elle
manquerait de s’étouffer. Elles faisaient un jolie couple, j’étais le dernier
homme : ça m’allait bien, j’ai toujours préféré la compagnie des femmes,
qui me comprenaient bien mieux que le premier de mes semblables.
Les
mots continuaient d’avancer, d’autres apparaissaient, plaisir de les cataloguer
et de les étudier, de les voir naître et grandir avant de se légitimer une
nouvelle fois ; des textes anciens revenaient des morts, il fallait les
pomponner et les nettoyer, les rendre beaux pour l’étude et la communauté des
humains qui allaient les explorer sous toutes les facettes ; des étudiants
et des étudiantes doctement frappaient à ma porte, parfois impressionnées,
parfois modestes, parfois goguenards, pour voir le nom que je m’étais fait et
repartir les idées nouvelles et les directions prises jusqu’aux rendez-vous
prochains. Mes anciens maîtres et mes vieilles professeures partirent l’une
après l’autre, je me rendais de plus en plus souvent aux services : c’était
moins pour les morts que pour les vivants, pour qu’ils se rappelent de faire de
même quand mon heure viendrait. On y songe, parfois, au bout d’un certain âge,
on s’y habitue : comme cette partie du discours qui n’a plus de mystères,
ou si peu, on apprend à mourir avec philosophie. On plaisante souvent de ça,
avec Marie, on imagine les larmes de crocodile, on médit d’un voisin bruyant ou
d’un édile minuscule, on s’inquiète pour nos chats et nos furets. Les mots
continuent de vivre, et finissent toujours par nous survivre, même s’ils
changent de formes et de sens.
Le
soir, on s’installe au soleil, même l’hiver. L’herbe change de couleur avec les
heures. J’ai toujours une console de jeu vidéo pas loin, je combats un boss, je
donne une anecdote historique, je reçois le message d’un vieil ami ou d’une
lointaine connaissance, qui joue de même, on s’échange les photos des chats et
des enfants. La tranquillité nous gagne, on finit par s’y faire : la
vieillesse nous a offert, bon gré, mal gré, ce bonheur du repos, privilège rare
et qu’on essaie de rendre universel. Des luttes sont gagnées, d’autres sont perdues :
l’espoir demeure. On arrache tout ce qu’on peut, on gueule toujours
autant : dans les laboratoires et les unités de recherche, on se souvient
encore parfois des tempêtes qu’on invoquait, sur une maquette rognée de toute
part, une décision stupide de l’administration, des avenirs de la nation qu’on
laissait crever de faim et de froid. On perdait souvent, on gagnait
parfois : ça suffisait pour poursuivre. La fatigue est tenace.
La
retraite n’arrête pas nos travaux. J’écris encore. Je me souviens encore de ma
soutenance de thèse, je la compare à celle d’autres écrits : c’était
toujours aussi stimulant, et toujours aussi décevant. Une ombre passe devant
mes yeux. Marie la voit, et la chasse d’une main arrondie. Elle m’embrasse et
me dit un dernier mot : je le rajoute au dictionnaire. Pour sa catégorie
grammaticale, ma main hésite : je choisis finalement la conjonction, et je
repense aux constructions louches.